Le Collier des jours/Chapitre XLVII

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Félix Juven, Éditeur (p. 196-202).




XLVII




Il y avait, au couvent, une superbe novice, pleine de vie, de joie et de santé et dont la vocation religieuse prenait une exubérance passionnée, qui m’emplissait de surprise.

Grande, forte, les yeux lumineux, les joues colorées d’un sang riche, les lèvres charnues et rouges elle semblait faite, plus qu’aucune autre, pour la vie normale et tous les bonheurs naturels ; c’était le contraire d’une nonne, et l’idée qu’elle allait, sans y être forcée par rien, se murer dans cette tombe, me causait un très vif chagrin.

Toutes les fois que je pouvais la joindre, j’entreprenais de combattre sa résolution, par des discours véhéments. Elle discutait volontiers, en riant de toutes ses dents éclatantes, en repoussant, sous le bandeau, ses beaux cheveux noirs, qui débordaient toujours, malgré elle. Je la suppliais, quand j’étais à bout d’arguments, je la menaçais des regrets terribles qui lui viendraient plus tard, alors qu’il ne serait plus temps. Les autres n’étaient pas entrées aussi jeunes, et puis les laides, ça ne faisait rien, le monde aurait été sans doute méchant pour elles, tandis qu’une belle comme elle, c’était un crime.

Elle riait, sûre de son bonheur, fière de se donner à Dieu, sans avoir eu ni déceptions ni tristesses, et à mesure que le jour de sa prise d’habit approchait, sa joie rayonnait de plus en plus.

J’assistai, sans en rien perdre, à cette cérémonie, à ce cruel spectacle, dont tous les détails se sont gravés dans mon souvenir, assez nettement pour qu’il me fût facile, bien des années plus tard, de donner à mon père, lorsqu’il composa son roman de Spirite, tous les renseignements qui lui étaient nécessaires pour la prise de voile de son héroïne.

Il voulut d’ailleurs choisir ce couvent, où j’avais vécu, loin de lui, et un peu contre sa volonté, pour y enfermer la jeune fille déçue par l’amour, de son œuvre ; il en donna même, d’après mes indications, une description assez développée, dans le livre.

On se souvient de cette page que Spirite dicte à Guy de Malivert :

« Le couvent des sœurs de la Miséricorde n’est pas un de ces cloîtres romantiques comme les mondains en imagineraient pour abriter un désespoir d’amour. Point d’arcades en ogive, de colonnettes festonnées de lierre, de rayon de lune pénétrant par le trèfle d’une rosace brisée et jetant sa lueur sur l’inscription d’une tombe. Point de chapelle aux vitraux diaprés, aux piliers fuselés, aux clefs de voûtes découpées à jour, excellent motif de décoration ou de diorama. La religiosité que cherche à soutenir le christianisme par son côté pittoresque et poétique n’y trouverait aucun thème à descriptions dans le genre de Chateaubriand. La bâtisse en est moderne et n’offre pas le moindre recoin obscur pour loger une légende. Rien n’y amuse les yeux ; aucun ornement, aucune fantaisie d’art, ni peinture, ni sculpture ; ce ne sont que lignes sèches et rigides. Une clarté blanche illumine comme un jour d’hiver la pâleur des longs couloirs, aux parois coupées par les portes symétriques des cellules, et glace d’une lumière frisante les planchers luisants. Partout règne une sévérité morne, insouciante du beau et ne songeant pas à revêtir l’idée d’une forme. Cette architecture maussade a l’avantage de ne pas distraire les âmes qui doivent être abîmées en Dieu. Aux fenêtres, placées haut, des barreaux de fer se croisent serrés, et par leurs noirs quadrilles ne laissent du dehors entrevoir que le ciel bleu ou gris. On est là au milieu d’une forteresse élevée contre les embûches du monde. La solidité de la clôture suffit. La beauté serait superflue.

« Elle même, la chapelle ne se livre qu’à moitié aux dévotions des fidèles extérieurs. Une grande grille montant du sol à la voûte et garnie d’épais rideaux s’interpose comme la herse d’une place de guerre entre l’église et le chœur réservé aux religieuses. Des stalles de bois aux sobres moulures et lustrées par le frottement, le garnissent de chaque côté. Au fond, vers le milieu, sont placés trois sièges pour la supérieure et ses deux assistantes. C’est là que les sœurs viennent entendre l’office divin, le voile baissé et traînant leur longue robe noire sur laquelle se dessine une large bande d’étoffe blanche semblable à la croix d’un drap funèbre dont on aurait retranché les bras. De la tribune à treillis où se tiennent les novices, je les regardais saluer la supérieure et l’autel, s’agenouiller, se prosterner, s’engloutir dans leurs stalles changées en prie-Dieu. À l’élévation, le rideau s’entr’ouvre à demi et permet d’entrevoir le prêtre consommant le saint sacrifice à l’autel placé en face du chœur. »

Et plus loin, lorsque Spirite prononce ses vœux, tous les détails qu’il donne sont ceux-là mêmes qui m’avaient si vivement impressionnée à la prise d’habit de la sœur Sainte-Barbe.

J’y assistai de la sacristie, située au fond du chœur à droite et je ne sais pas pour quelle raison je jouissais de cette faveur unique ; peut-être la récipiendaire, à qui on ne refuse rien ce jour-là, avait-elle voulu que sa petite amie fût tout près d’elle, et pût se convaincre que, devant l’épreuve suprême, l’enthousiasme de la nouvelle élue ne fléchissait pas.

Je la vis revêtir le costume somptueux et un peu théâtral, dans lequel elle devait abjurer les vanités du monde. On ouvrit l’écrin où dormait le collier de fausses perles ; on posa, au-dessus du voile pailleté d’or une couronne fleuronnée de pierres rouges et vertes, et au bruissement de sa longue robe de brocard pourpre, elle fit son entrée dans le chœur, où toute la communauté était rangée, debout devant les stalles.

Au milieu d’un tapis, des coussins de soie et un prie-Dieu de velours étaient disposés pour elle ; d’un pas solennel, entre deux assistantes, elle s’y rendit, accompagnée des grondements de l’orgue, s’agenouilla, toute rayonnante dans ses atours, et écouta l’office.

Quand le moment fut venu, elle prononça d’une voix ferme et sonore les paroles qui la liaient à jamais. Elle arracha avec violence le collier de perles, repoussa les coussins, jeta loin d’elle la couronne et cria presque : « Je renonce à Satan, à ses pompes, et à ses œuvres. »

On la ramena dans la sacristie, pour la dépouiller de sa toilette mondaine, ses lourds cheveux noirs roulèrent jusqu’à ses reins et j’aperçus, dans les mains d’une sœur, de grands ciseaux luisants, qui disparurent, en grinçant, sous les mèches épaisses. Quand je compris qu’on allait couper ces beaux cheveux, je me mis à crier et à pleurer, et je me jetai sur la sœur pour l’empêcher de continuer. Une autre me retint. Les éclats de l’orgue et des chants liturgiques couvrirent ma voix.

Je fus frappée de l’expression extatique de la victime : ses prunelles disparaissaient presque des globes bleuâtres de ses yeux levés, un sourire ravi laissait voir ses dents, entre ses lèvres qui chuchotaient des prières, tandis que, maladroitement, on massacrait sa chevelure, qui s’envolait autour d’elle sous la morsure des ciseaux et tombait, légèrement, comme des plumes, à mesure que sa tête se hérissait et devenait ressemblante à une tête de garçon. Tout disparut sous le serre-tête et le bandeau blanc, qui eurent peine à contenir cet ébouriffement rebelle.

On lui fit endosser la robe de bure et l’étole blanche ; puis on la reconduisit dans le chœur, où elle se prosterna, la face contre terre ; on jeta alors sur elle un drap funèbre qui la recouvrit complètement et on chanta l’office des morts, sur celle qui était morte au monde.

Mais j’étais trop bouleversée par la scène de la sacristie, je ne voulus pas regarder jusqu’à la fin ; je m’en allai toute seule, dans le préau, où les chants lugubres m’arrivaient encore. J’étais consternée et révoltée ; fâchée aussi contre cette sœur Sainte-Barbe, qui me paraissait folle, car je cherchais en vain à comprendre pourquoi elle avait dû laisser détruire une parure naturelle, et devenir laide, de belle qu’elle était, pour plaire à Celui qu’elle disait être son créateur.