Le Collier des jours/Chapitre XVIII

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Félix Juven, Éditeur (p. 58-59).




XVIII




Il fallut bien se calmer un peu, vers la fin de l’automne, quand il faisait noir de si bonne heure, et rester, bon gré mal gré, à la maison.

Grand-père guettait ce moment, et, brusquement, il démasqua ses batteries : il s’agissait d’apprendre à lire !…

Avec lui, cela menaçait d’être terrible. Et pourtant, par une contradiction imprévue, cela alla presque tout seul. J’avais beaucoup de mémoire, une curiosité très vive. Pourvu que la leçon ne fût pas trop longue, et qu’on me laissât étudier, ensuite, à mon idée, en dansant à travers les chambres, j’étais très contente d’apprendre. Cette méthode n’était pas du tout dans les principes du grand-père ; mais quand il allait gronder, je lui prouvais que je savais très bien ma leçon. Il bougonnait bien un peu puis finissait par se rendre :

— La mâtine, disait-il, elle apprend en jouant mieux qu’une autre qui se donnerait de la peine.

Au printemps suivant, je croyais savoir lire, car j’avais entrepris de transmettre ma science à une autre.

Mon élève, ou plutôt ma victime, était naturellement Nini. Je lui faisais honte, d’être si grande et de ne rien savoir. Elle n’avait pas honte, mais ne refusait pas d’apprendre. Nous nous installions sur les marches du seuil, du côté de la route de Châtillon, en face de la grande plaine ; j’ouvrais le livre dans lequel j’épelais, et la leçon commençait. Elle ne durait pas longtemps et finissait mal. Ma méthode d’enseignement n’était pas très bonne, à ce qu’il semble. D’un doigt impérieux je montrais une ligne du livre, et je disais « lis ». Nini restait muette. À la troisième injonction, comme elle ne lisait toujours pas, je la giflais. Alors, elle se mettait à pousser des cris et fondait en larmes. Sa mère sortait, l’empoignait par un bras, et, avec une nouvelle taloche, la faisait rentrer chez elle, tandis qu’une des tantes descendait, pour savoir ce qui arrivait.

— Elle ne veut pas lire, expliquai-je avec une pitié dédaigneuse, pendant qu’on me faisait remonter l’escalier.

En effet, la pauvre Nini ne sut jamais lire.