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Le Collier des jours/Chapitre XXV

La bibliothèque libre.
Félix Juven, Éditeur (p. 86-89).




XXV




Parmi les rares amis qui nous rendaient visite, celui qui venait le plus souvent était Rodolpho, un tout jeune homme, que le grand-père et les tantes avaient vu grandir. Il s’appelait, réellement, Adolphe Bazin. Tout enfant, sa mère habitant Passy, il avait voisiné avec la famille Gautier. On fêtait beaucoup intéressé à lui et grand-père lui avait appris le latin. Il était donc comme de la maison, et, quand il venait à Montrouge, il y passait quelquefois deux ou trois jours. Il couchait, alors, dans une chambre dont je n’ai pas encore parlé, située à côté de celle où nous dormions. Un grand lit y était monté ; mais elle n’était pas autrement meublée et servait à toutes sortes d’usages : cabinet de toilette, garde-robes, réserve des confitures, grenier des provisions ; je l’appelais : la chambre aux légumes. C’était là qu’on m’enfermait, quand je n’avais pas été sage et qu’on pouvait me saisir à temps. Je me vengeais comme je pouvais. Les confitures étant sous clé, je m’en prenais aux légumes ; il m’arriva de dévorer toute crue, une botte de carottes, ce dont j’eus lieu de me repentir.

Un autre visiteur, qui ne venait que rarement, et dont j’ai gardé cependant un souvenir très précis, était le comte Henri de Poudens, cousin germain de mon père. Il était grand, très fort, avec une belle figure joyeuse, un peu déparée par un accident qui lui avait fendu la lèvre supérieure. Sa résidence habituelle était, je crois, en Gascogne où il avait des châteaux et des terres. Il venait sans doute aussi dans les environs de Paris, chez l’abbé de Montesquiou, au château de Maupertuis, près de Coulommiers. Les tantes en parlaient sans cesse, de ce château de Maupertuis ; l’abbé avait été le parrain de Zoé, et, quand elles étaient fillettes, elles avaient souvent passé leurs vacances chez le parrain, avec mon père, qui a laissé comme souvenir dans la petite église de Maupertuis un tableau représentant Saint-Pierre, qui décore aujourd’hui encore, peut-être, le maître-autel.

Henri de Poudens m’avait fait un cadeau superbe et c’est la reconnaissance qui m’a empêchée d’oublier cet aimable cousin, que j’ai vu si peu. Ce cadeau était une très grande poupée, avec une garde-robe somptueuse et un lit complet, en acajou. J’avais pour cette majestueuse personne un certain respect ; j’en prenais grand soin et je ne la sortais que quand il faisait beau ; mais cependant elle ne m’amusait que médiocrement ; je n’aimais en réalité que les petites poupées de bois articulées, que l’on appelait : poupées à ressorts et qu’on ne trouve plus nulle part aujourd’hui ; on pouvait les acheter partout, alors, chez les épiciers, chez les merciers. Elles coûtaient un sou, et même, les plus petites, un sou les deux !

Je n’en avais jamais assez ; c’était chez moi une véritable manie, tout l’argent, que je pouvais récolter, passait en achats de poupées à ressorts ; je ne réclamais jamais d’autre jouet, aucun, hors celui-là, ne m’intéressait. J’habillais toute ce petit monde avec des bouts de chiffon et même des bouts de papier, et je les groupais de toutes sortes de façons. J’imitais les baptêmes, les processions de la Fête-Dieu, les funérailles ; toutes choses dont l’église m’avait donné le spectacle ; ou bien j’inventais des scènes, des batailles, des danses, d’une haute fantaisie. Nini Rigolet était toujours naturellement mon public. Soumise et patiente, elle ne parvenait pas à s’illusionner autant que moi, ni à comprendre toujours mes étonnantes inventions ; mais elle s’y efforçait, sans se lasser, et pour la récompenser, je lui abandonnais les manchettes et les boiteuses, qui n’étaient pas rares, vu la fabrication un peu sommaire, de ces petites personnes de bois.