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Le Colonel Pierre

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Le Colonel Pierre
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 42 (p. 693-716).
LE
COLONEL PIERRE

Un matin du mois de mai 1808, après cinq heures de promenade militaire, le lieutenant Pierre, accompagné d’un de ses amis, rentra chez lui très fatigué. Il se laissa tomber dans un fauteuil près de la fenêtre, alluma sa pipe et se mit à fumer. — Chien de métier, fit-il, que cette vie de garnison!

— A qui le dis-tu ?

— Et quelle guenille que le corps! continua-t-il en fouettant avec une badine son pantalon couvert de poussière. C’est pourtant cet amas de muscles et de nerfs qui reçoit son impulsion du cerveau, comme le cerveau reçoit la sienne de l’âme, car il est absurde de croire, ainsi que le prétend le docteur, que l’âme soit le cerveau. As-tu remarqué que tous nos chirurgiens sont des matérialistes?

— Ma foi, non.

— Tu ne remarques rien. Eh bien! il y a une heure à peine, le docteur soutenait que l’âme n’est autre chose que le cerveau lui-même, à propos de ce pauvre Jean, parce qu’il a reçu un coup de bâton sur la tête et qu’il en est devenu idiot. Belle malice! l’instrument dont l’âme se servait a été annulé, voilà tout. Heureuse âme! elle est maintenant délivrée du corps, de ce triste compagnon de chaîne, à tous les besoins duquel il lui fallait pourvoir, dont elle avait à subir les exigences et les caprices, à satisfaire les appétits vulgaires et grossiers. Quel bon temps elle doit se donner!

— Tu as des idées étranges !

— Peut-être; mais je suis persuadé que, même sans recevoir un coup de bâton sur le crâne et par la simple volonté, on peut obtenir cette séparation de l’âme et du corps.

— Et comment cela? — Quoique tu sois peu porté aux idées abstraites, tu vas le comprendre. Assieds-toi bien carrément dans ton fauteuil, là. — Maintenant regarde alternativement tes mains et tes pieds. Contemple-toi tout entier; puis répète à plusieurs reprises : « Qu’est-ce que je suis? Est-ce bien moi qui suis ici? » Tu vas sentir par degrés un trouble et un malaise singuliers dans ton intelligence. Ta personnalité se scindera en deux. Tu verras toujours ton corps devant toi, mais en dehors de toi pour ainsi dire. Tu perdras le sens de la pesanteur, et tu acquerras celui du vide. Fais quelques petits mouvemens. N’assistes-tu pas avec surprise et détachement de ton individualité au spectacle de tes membres qui t’obéissent comme des automates? N’est-ce point là un état tout anormal, rempli de gêne et d’anxiété? et si tu veux t’y arracher, comme je vois que tu cherches à le faire, n’est-ce point par une secousse presque douloureuse que tu rentres en possession de toi-même?

— En effet, dit le lieutenant Aubry.

— C’est, reprit Pierre, ce qui me fait croire à la possibilité de séparer l’âme du corps; mais ceci n’est qu’un commencement: en s’exerçant et avec une volonté constante, on pourrait arriver à beaucoup mieux.

— Merci, j’en ai assez. On arriverait à ne plus savoir si l’on existe ou non. Il est dix heures. Viens-tu à la pension?

— Je te rejoindrai. Il faut que je change de tenue. Je prends la garde à la caserne après le déjeuner.

Le lieutenant Aubry s’en alla. Tout en faisant sa toilette, Pierre réfléchissait à la conversation qu’il venait d’avoir avec son ami. Au bout d’un quart d’heure, il sortit de sa chambre et descendit l’escalier; mais à la dernière marche il se frappa le front. — Je m’étais pourtant dit, pensa-t-il, que j’emporterais avec moi les Commentaires de César et ma pipe neuve.

Il remonta, mais ne trouva point ce qu’il cherchait. Tout à coup il s’aperçut qu’il avait la pipe dans sa poche et le livre sous son bras. — Ah! vraiment, se dit-il, je calomniais ce pauvre corps. Il est plus intelligent que je ne le pensais, car il s’est acquitté, sans que j’eusse besoin de les lui rappeler, des instructions que je lui avais données. Serait-il susceptible d’éducation et pourrait-il de la sorte épargner à l’âme les ennuyeuses corvées auxquelles il l’assujettit d’ordinaire? Il faudra que j’y songe.

Pierre était un frêle jeune homme de vingt-quatre ans, petit de taille, au teint olivâtre, au front haut et large, au regard profond, un de ces hommes qui, dans leur carrière, deviennent vite maréchaux ou restent incompris et prennent leur retraite à cinquante ans avec le grade de capitaine et la croix. Depuis quatre ans déjà, il était sorti de Saint-Cyr; mais par au hasard singulier à cette époque de guerre il n’avait point fait campagne. Avec une ténacité au-dessus de son âge, il avait consacré ces quatre années à l’étude de son art. De même qu’il lisait César, il avait lu Polybe, Montécuculli et Frédéric le Grand, et se prenait d’enthousiasme chaque jour pour les merveilles stratégiques des récentes campagnes d’Italie et de Prusse. Il était ambitieux et rêvait pour lui-même ces illuminations soudaines qui viennent au génie sur le champ de bataille et lui asservissent la fortune; mais bientôt il retombait avec ennui de toute la hauteur de ses rêves dans la réalité. La réalité, c’était cette vie de garnison qu’il était obligé de mener, et dont les occupations, toujours les mêmes, l’enlevaient à ses chères études et lui volaient son temps. À ce dernier point de vue, il ne prenait part que rarement aux plaisirs de ses camarades, car ces plaisirs, qu’il jugeait peu dignes de lui, le fatiguaient sans le distraire. Il recherchait avec avidité les moyens de s’isoler, et son grand bonheur était de les trouver. Aussi fut-ce très sérieusement qu’il songea pendant ses vingt-quatre heures de garde à l’incident de la matinée. S’il n’eût été qu’un esprit superficiel, il eût mis ce qui lui était arrivé sur le compte d’une simple distraction; mais c’était précisément ce phénomène de la distraction qu’il voulait analyser, car il y voyait en germe tout un ordre de faits dont il pouvait tirer parti. La distraction ne prouve-t-elle point que, lorsque l’esprit est absorbé, le corps, livré à lui-même, peut agir en vertu d’une direction antérieure ou d’une habitude prise depuis longtemps? Ainsi, en disciplinant le corps, en lui apprenant à mesurer le temps, à se souvenir et à obéir, les actes journaliers et périodiques de la vie doivent s’accomplir sans que l’intelligence, après avoir une fois donné l’impulsion, soit forcée d’intervenir de nouveau. En allant plus loin, s’il surgit quelque circonstance imprévue qui les modifie légèrement, le corps suffisamment dressé doit se conduire par analogie et ne point troubler encore l’âme dans les spéculations plus hautes qui l’occupent. Voilà ce que se dit Pierre, et après avoir passé en revue les devoirs et les plaisirs de sa vie si régulièrement monotone, il résolut de leur appliquer ce système d’une existence simultanément intelligente et automatique dont il venait d’entrevoir la possibilité.

Tout alla selon ses désirs avec moins de peine qu’il ne l’aurait supposé. Il est vrai qu’il n’est point difficile de se promener de long en large dans la cour d’une caserne en surveillant l’instruction des soldats. La charge en douze temps favorisait les projets de Pierre. Le bruit sec et précis ou heurté du maniement d’armes sollicitait son approbation ou son blâme. Les besoins du service courant amenaient sur ses lèvres les mêmes réponses ou des variantes prévues à ces réponses. Il en était ainsi de mille détails. Ce parti-pris avec lequel il avait renfermé sa vie dans un cercle invariable lui valut indirectement, de la part de ses chefs, qui en ignoraient la cause, de nombreux éloges. Nul officier n’était plus exact aux heures d’exercice, ni plus ponctuel observateur du règlement. Cette ponctualité et cette exactitude étaient une nécessité de son système. Le corps en effet n’est point fantaisiste de sa nature, et ne devait, à ses débuts surtout, s’habituer à bien marcher que dans les sentiers de la routine. A sa pension, dans les conversations de table, Pierre eut d’abord quelques obstacles à surmonter, quelques difficultés à tourner. Le plus souvent il souriait sans répondre ou répondait d’une façon évasive. Cependant, lorsqu’on l’interpellait à brûle-pourpoint, il hésitait. Son oreille avait perçu les sons; mais son intelligence, pour leur donner un sens précis, avait besoin de revenir en arrière. On le crut un peu sourd, et l’on ne s’en inquiéta pas autrement. Deux ou trois fois pourtant il eut de si bizarres réparties que ses camarades disaient en parlant de lui : « Quel drôle de corps! »

— Pardieu! murmurait alors Pierre en souriant.

Mais ce qui étonna le plus en lui, ce fut l’immobilité que prirent ses traits. La physionomie n’est que le reflet sur le visage des émotions de l’âme, et les émotions proviennent de la pensée à laquelle s’associe une sensation de plaisir ou de peine. Or Pierre, entièrement livré à l’étude et indifférent à la vie ordinaire, n’avait pas d’émotions. Il en résultait que son visage, n’étant plus éclairé par le rayonnement de l’âme, semblait en quelque sorte avoir cessé de vivre.

Le lieutenant Aubry, surpris de ce changement, demanda à Pierre s’il n’avait aucun chagrin. — Non, répondit Pierre, qui ne voulait pas trahir le secret de sa vie tout intérieure, jamais au contraire je n’ai été si heureux.

Ce calme si grand au dehors avait amené par contre-coup une impassibilité morale très remarquable, bien qu’elle fût au fond plus apparente que réelle. Pierre passait à côté des périls qui peuvent se présenter dans la vie sans paraître en soupçonner l’existence. Le corps, pour lequel l’âme ne s’effrayait plus, avait l’insouciante hardiesse, la sûreté d’allures et de mouvemens du corps d’un somnambule. Ainsi Pierre se penchait sans vertige du haut des remparts pour étudier plus à l’aise la courbe d’une fortification ou les angles d’un bastion. Il ne sourcillait point, s’il se faisait à l’improviste à ses côtés un feu de peloton, et quelquefois au tir, avec ses camarades, il s’amusait à servir de cible à son ami Aubry, qui d’ailleurs était de première force, en tenant à la main ou sur sa tête un chapeau que la balle devait traverser. Un jour qu’il franchissait le seuil de la caserne, une poutre, se détachant d’un échafaudage placé au-dessus de la porte, tomba avec fracas à ses pieds, et au grand effroi des assistans, qui le crurent tué, le couvrit d’éclats de bois et de poussière; mais quand la poussière se fut dissipée, on le vit enjamber paisiblement la poutre et continuer son chemin. On s’empressa autour de lui, et il comprit le danger auquel il avait échappé. Toutefois, par une réflexion instantanée, il comprit aussi que le danger était passé, et ne donna, comme cela fût arrivé à bien d’autres, aucun signe de crainte rétrospective. Le général de brigade Debain, qui commandait les deux régimens de Lorient, était présent; il fut frappé au dernier point du sang-froid de Pierre, et, comme il le tenait déjà en haute estime pour son instruction et sa bonne tenue, il le fit nommer capitaine et le prit pour son aide-de-camp.

Sur ces entrefaites, la campagne de 1809 s’ouvrit contre l’Autriche. La brigade Debain fut envoyée en Allemagne et jointe à la division Morand, qui faisait elle-même partie de l’illustre corps du maréchal Davout. Pierre fut au comble de la joie. Il allait donc voir la grande guerre. Il ne se faisait point d’ailleurs illusion sur le rôle très modeste qu’il aurait à y jouer, puisqu’il n’était que simple capitaine; mais il allait suivre les opérations stratégiques, les pressentir, les juger, trouver en les accomplissant la confirmation ou la condamnation des espérances qu’il avait conçues. Il saurait enfin s’il n’était qu’un esprit médiocre ou un officier de génie que les circonstances révéleraient un jour aux yeux de tous. Néanmoins l’impression que le feu pourrait produire sur lui le préoccupait. Il craignait que sa volonté ne fût point assez maîtresse du trouble de ses sens. Il fut bientôt rassuré. Son corps, auquel il avait ordonné de ne point trembler, avait si bien pris l’habitude d’obéir, qu’il resta impassible au milieu des grands bruits de la bataille. Cette impassibilité même avait un inconvénient. La bravoure d’un jeune officier doit être brillante et non passive. Il n’importe pas qu’il soit un tacticien consommé, il faut qu’il sache courir au milieu des ennemis le sabre en main, ou porter un ordre à bride abattue. Pierre le sentit, et, toutes les fois qu’il en trouva l’occasion, il se jeta résolument dans la mêlée; mais comme la passion ne présidait point à la lutte, comme l’âme du jeune homme n’était point en courroux pour précipiter les coups que son bras portait, il voyait le carnage dans tout ce qu’il avait de hideux et de répugnant, et il ne frappait jamais sans frissonner. C’était le corps qui se révoltait instinctivement contre l’œuvre de destruction qu’on lui faisait froidement accomplir.

Un jour que Pierre venait d’enfoncer son sabre dans la poitrine d’un soldat autrichien, Aubry, qui était près de lui, le vit pâlir. — Qu’as-tu ? lui dit-il. Es-tu blessé? — Non, répondit Pierre; mais cela me fait mal de tuer.

Aubry, qui était animé par le combat, s’étonna de cette réponse. Il aurait peut-être cru que Pierre avait peur, si dans chaque affaire il ne l’eût toujours vu au premier rang.

Pendant que son corps se battait avec fureur, l’esprit de Pierre demeurait observateur et lucide. Ce qu’il ne pouvait découvrir du champ de bataille avec les yeux, il l’entrevoyait en imagination. Il enregistrait les diverses péripéties de l’action, et devinait celles qui s’accomplissaient loin de lui. Obscure unité dans cette foule de combattans, il la dirigeait par la pensée. Selon l’heure et les lieux, il lançait les régimens et les escadrons, faisait tonner l’artillerie. Il avait les espérances et les angoisses, les foudroyantes résolutions du commandement en chef. A la fin des grandes journées, rentré avec orgueil sous sa tente, il s’applaudissait du succès comme s’il lui était dû, ou supputait les chances qui restaient à la fortune contraire. Il en fut ainsi le soir d’Essling. Depuis le matin, il était retenu frémissant sur la rive droite du Danube, car la rupture des ponts n’avait pas permis aux divisions de Davout d’entrer en ligne. Au bruit de la retraite dans l’île de Lobau, une vague inquiétude saisit l’armée. On avait été jusque-là tellement habitué à vaincre, qu’on ne pouvait admettre que la fortune se fût montrée indécise. Quelques officiers demandèrent à Pierre ce qu’il pensait des événemens.

— Ce n’est qu’un retard, dit-il. L’empereur attendra dans la Lobau, et avant deux mois nous repasserons le Danube et nous triompherons dans la plaine de la Marchfeld.

Son opinion avait déjà de la valeur. On savait que le maréchal Davout avait distingué Pierre et l’avait nommé lui-même chef de bataillon à Ratisbonne. Sa réputation grandit quand on apprit le lendemain que Napoléon avait fait à Masséna la même réponse que Pierre à ses camarades. Deux mois en effet ne s’étaient pas écoulés que Pierre assistait, en combattant cette fois, à la victoire qu’il avait annoncée. Vers deux heures, la droite et le centre des Autrichiens, après avoir presque réussi à séparer notre gauche du Danube, venaient d’être repoussés, et commençaient à plier; mais leur gauche restait immobile sous les attaques de Davout. La brigade Debain, lancée deux fois sur la Tour-Carrée, avait été ramenée, et était décimée par le feu. Le général, apercevant le maréchal Davout, envoya Pierre lui demander du secours. Le maréchal n’avait plus ses réserves.

— Courez à l’empereur, dit-il à Pierre, et priez-le de ma part de vous donner du monde.

Napoléon, monté sur un cheval persan d’une admirable blancheur, était à une lieue de là sur une petite éminence. A quelques pas en avant de son état-major, tout étincelant d’or et de broderies, il se détachait d’une façon nette et lumineuse sur le ciel d’un bleu foncé. Il observait alors avec une lorgnette le mouvement offensif de son armée, qui ne s’opérait point assez vite à son gré. Pierre lui transmit la prière du maréchal.

— Je ne puis disposer de personne maintenant, répondit brusquement l’empereur. Dites à votre général qu’il se fasse tuer... Et vous aussi, ajouta-t-il en voyant que l’aide-de-camp ne bougeait pas.

Mais Pierre demeura immobile. De la hauteur où il se trouvait, il embrassait avec une étrange sollicitude le champ de bataille. Les deux lignes, autrichienne et française, se développaient à ses yeux au milieu d’un nuage de flamme et de fumée, et ondulaient sous leurs efforts également opiniâtres. La lutte cependant était la plus vive aux deux extrémités, et au centre des Autrichiens, vers les pentes inclinées qui vont de Neusiedel à Wagram, il semblait y avoir une éclaircie. A la vue de cet espace vide, les regards de Pierre se portèrent aussitôt sur les réserves de l’empereur.

— Monsieur, dit Napoléon avec colère et en le secouant par l’épaule, à quoi pensez-vous donc?

Pierre fléchit sur sa selle comme si la main d’un colosse se fût appesantie sur lui. Néanmoins il se redressa.

— Je pense, sire, qu’il serait temps de lancer le corps du maréchal Oudinot sur Wagram.

— Ah! fit l’empereur.

Pierre, effrayé de son audace, n’entendit pas. Il avait enfoncé les éperons dans le ventre de son cheval et était parti au galop. Quand il fut revenu près de la Tour-Carrée, la position de la brigade n’était pas meilleure. Les soldats combattaient en tirailleurs; les deux colonels avaient été tués, et le général Debain venait d’être atteint mortellement par un biscaïen. Il eut pourtant la force de demander là Pierre ce qu’avait dit l’empereur.

— Mon général, l’empereur m’a dit de nous faire tuer.

— C’est fait, dit le vieil officier, qui s’était renversé en arrière.

Pierre et Aubry reçurent le général dans leurs bras. Ils se consultèrent du regard, groupèrent quelques officiers, formèrent en colonne serrée ce qui restait de la brigade, et, montrant le cadavre du général, s’écrièrent : — En avant! — Tout à coup, au plus fort de la mêlée qui s’engagea bientôt parmi les maisons en ruine de la Tour-Carrée, les Autrichiens faiblirent et battirent en retraite. Pierre, étonné, regarda derrière lui, et dans la plaine, parmi des flots de poussière où scintillaient les baïonnettes, vit s’avancer de profonds régimens. C’était le corps du maréchal Oudinot que l’empereur lançait sur Wagram.

Le lendemain, sur ce champ de bataille tout couvert de cadavres et de débris, Napoléon passa une grande revue de l’armée. Arrivé à la brigade Debain, il demanda le général et les colonels. On lui répondit qu’ils étaient morts. Ce cri de mort après la victoire est le funèbre écho des foudres éteintes du combat. On lui présenta le plus ancien chef de bataillon. C’était Pierre.

— Ah ! dit l’empereur en souriant, c’est vous, monsieur le général en chef?

Pierre s’inclina.

— Colonel Pierre, ajouta Napoléon en s’éloignant, vous faites partie de mes officiers d’ordonnance.

La victoire de Wagram, suivie de l’armistice de Znaïm, mit fin à la campagne de 1809. Quand l’empereur revint à Paris, Pierre l’accompagna. Il était encore tout à l’enivrement de sa rapide fortune, et se disait avec orgueil qu’il ne la devait qu’à lui-même et à l’heureuse idée qu’il avait eue de faire de son corps, sans en écouter les révoltes ou les désirs, l’instrument obéissant de son intelligence et de sa volonté. Annuler le corps, n’est-ce point débarrasser l’âme de ses entraves et lui assurer le libre exercice de ses facultés et de son génie? Aussi résolut-il de persévérer dans cette voie. Ce n’était plus, il est vrai, l’art militaire qui le captivait. De deux à trois ans on ne semblait point devoir se battre. C’étaient les secrets du gouvernement, les intrigues d’une grande cour qu’il voulait pénétrer. Cet ambitieux ne croyait plus à rien d’impossible. Napoléon, qu’il admirait tant, n’était-il pas à la fois administrateur, politique et guerrier? Il s’étudia donc et réussit à devenir un parfait courtisan. Il n’eut point d’ailleurs à redouter l’écueil ordinaire de ceux qui briguent la faveur du maître. Ni ses passions, ni sa personnalité ne lui firent obstacle. Il effaçait constamment l’une et avait supprimé les autres. A l’abri des émotions, il n’eut besoin ni de dissimuler, ni de composer son visage. Sa tenue était élégante et facile, sa physionomie toujours calme et souriante. Il écoutait poliment, en songeant à autre chose, les solliciteurs et les importuns. Il fut bientôt le confident de tous, il connut les petits complots de palais, les visées de chacun; mais par cela même il se convainquit de la futilité, de l’inutilité de la tâche qu’il s’était imposée. On n’improvise pas en quelques mois une double carrière, et si le général Sébastiani venait d’être récemment ambassadeur à Constantinople, c’était là un rôle exceptionnel auquel Pierre ne pouvait aspirer encore. Alors, l’attrait de la curiosité n’existant même plus, il en vint au désenchantement de la vie qu’il menait. Il appelait de tous ses vœux le moment où l’on recommencerait la guerre; mais ce moment, que déjà l’empereur pouvait prévoir, n’était pas arrivé. En l’attendant, Pierre se consumait dans une sorte de néant. Habitué à ne plus vivre que par l’intelligence, et son intelligence n’ayant plus d’aliment, il sentit dans toute sa lourdeur le poids du temps. Il souffrait aussi (quel nom donner à sa souffrance?) de cette séparation de l’âme et du corps qu’il essayait autrefois de décrire à Aubry, et qui maintenant était presque pour lui un état normal. C’était la sensation du vide dans tout ce qu’elle apporte d’oppression et de vertige. En vain il essayait de se reprendre à la vie réelle : son corps, qu’il avait dédaigné, courbé en esclave sous le joug despotique de l’âme, était devenu à son égard un étranger et un ennemi. Il ne savait qu’en faire, et s’irritait de son dépérissement et de sa faiblesse.

Pierre était malade. La vie physique, s’accomplissant mécaniquement en lui depuis trois ans, sans participer aux émotions fécondes de l’âme qui la renouvellent et la font s’épanouir, s’était étiolée et usée. Ce jeune colonel de vingt-six ans n’avait plus d’âge. Son apparence était grêle et chétive, sa taille voûtée, sa carnation sans vigueur. D’admirables yeux éclairaient seuls sa figure pâle et fatiguée. Nul regard humain n’aurait pu avoir plus d’éclairs dans la passion ni plus de profondeur dans la tristesse.

Le jeune colonel cependant cherchait à s’expliquer ce qui lui arrivait. N’était-ce pas étrange? S’il est vrai que ce soit le plus souvent l’activité désordonnée de l’âme qui use le corps, comment se faisait-il que le corps qu’il avait soustrait à toute émotion, dont il avait ramené l’existence à des conditions purement physiques, ne jouît pas d’une santé inerte peut-être, mais florissante? Il en est ainsi pour les fous. L’âme est absente, mais le corps prospère. Sauf quelques crises où la force nerveuse accumulée se dépense en cris et en transports, rien ne trouble d’ordinaire chez eux le tranquille accomplissement des fonctions animales. Seulement Pierre oubliait qu’il n’était pas fou. La séparation de l’âme et du corps ne s’était pas produite chez lui par un accident fortuit, mais par l’action réfléchie et raisonnée de l’âme. Entre elle et le corps, il y avait eu un intermédiaire toujours actif, toujours dissolvant, la volonté. C’était avec la volonté que Pierre avait sans relâche macéré son corps, et l’avait réduit à cet état d’ilote où il se montrait incapable d’aucune initiative et d’aucune énergie.

Le commandant Aubry, qui voyait Pierre de temps en temps et recevait les confidences du jeune colonel, lui fit un jour entrevoir la vérité.

— Tu es puni par où tu as péché, lui dit-il. Tu as voulu que ton corps s’habituât à ne plus se sentir vivre, et il t’a obéi. Cesse de l’opprimer aujourd’hui, et tâche qu’il ait quelque intérêt à vivre pour lui-même.

— Que faire? demandait Pierre avec abattement.

Alors le commandant Aubry, s’alarmant pour le colonel, lui conseilla de courir les fêtes et les plaisirs. A cette époque de rapides et faciles amours, Aubry était le type de cette jeunesse militaire fière de ses grades et de sa bonne mine, de ses courses conquérantes à travers l’Europe, pressée de jouir, insouciante et brave, et qui se piquait de moissonner sur les domaines de Cythère autant de lauriers que sur les champs de bataille de Prusse ou d’Autriche. Il fit la part du caractère de son ami, et pensa que quelque sérieuse aventure de femme le guérirait. Aubry ne savait pas que le difficile pour un homme tel que Pierre, ce n’était point d’être aimé, mais d’aimer. Beaucoup de femmes en effet courtisaient le colonel. Bien que sa beauté ne fut point celle qu’on admirait alors, son grade, sa jeunesse, la faveur de l’empereur, lui tenaient lieu auprès d’elles des formes d’Antinoüs qu’il n’avait pas. Quelques-unes, d’une imagination plus vive, s’éprenaient de sa brillante bravoure, dont on leur avait parlé, de la tournure de son esprit et même de son attitude étrange, car elles croyaient y découvrir toutes les ardeurs contenues de la passion. Malheureusement Pierre apportait dans le monde le fatal esprit de l’analyse et du doute. Il devinait tous les calculs de l’amour-propre et de l’égoïsme, et ne distinguait aucune femme qui méritât sérieusement d’être aimée par lui. Il éprouvait cependant un impérieux besoin d’échapper à sa solitude et à ses angoisses, et de confier à une femme qui ne les raillât point ses défaillances et ses vertiges. Il perdait de plus en plus chaque jour le sentiment de son individualité, et concevait instinctivement que, pour qu’il le recouvrât, il lui fallait s’identifier à la vie d’une autre créature humaine.

Au printemps de 1810, l’ambassadeur d’Autriche, le prince de Schwarzenberg, donna un grand bal à l’occasion du mariage de Napoléon avec Marie-Louise. Pierre était à ce bal et contemplait d’un œil distrait les magnificences de la fête, lorsqu’il remarqua une jeune femme assise à quelque distance de l’impératrice. Cette jeune femme était d’une rare beauté. Ses épaules, d’une peau brune et dorée, avaient aux lumières d’étincelans reflets. Ses cheveux noirs, réunis en épaisses torsades, encadraient son visage d’un ovale fin et délicat. Son front était intelligent et sérieux, sa bouche spirituelle et souriante. En ce moment, ses yeux, ombragés de cils tellement longs qu’ils projetaient une ombre sur ses joues, regardaient vaguement devant elle. Ils se tournèrent lentement du côté de Pierre, et le colonel en reçut presque une commotion électrique. Il n’avait jamais rencontré chez aucune femme des yeux d’une expression si voilée et si intime. Il crut retrouver son propre regard dans celui de l’inconnue, car il s’y révélait cette rêverie extatique, ce détachement des préoccupations terrestres qui étaient habituels chez lui. Cependant les yeux de la jeune femme, qui, en s’attachant aux siens, n’avaient peint d’abord qu’une attention réfléchie, s’animèrent par degrés de flammes limpides et caressantes. Pierre fut inondé de leurs effluves, et son corps, insensible depuis si longtemps, frissonna de plaisir et de trouble.

Mais le charme allait se rompre. Un jeune homme s’avança vers l’inconnue et l’invita à danser. Alors elle cessa de regarder Pierre, se fit répéter la demande qu’on lui adressait, et accepta. En se levant, elle dirigea sur Pierre un dernier coup d’œil, mais cette fois avec étonnement et curiosité. — Ah ! je t’y prends, dit Aubry au colonel. Comment la trouves-tu?

— Tu la connais ?

— Oui; c’est la comtesse de Sabran, une jeune veuve de vingt-cinq ans. Son mari était général et s’est fait tuer en Pologne, il y a trois ans.

— Comment se fait-il que je ne l’aie point encore vue?

— Parce que tu n’es pas allé dans le monde depuis quelque temps. Elle n’est elle-même revenue à Paris que tout récemment. Depuis la mort de son mari, elle vivait très retirée à la campagne. Autrefois on la citait à la cour pour sa beauté et son esprit. Aujourd’hui elle est très recherchée, car elle est fort riche, mais elle n’écoute aucun de ses adorateurs. C’est une femme étrange, qui parfois ne semble pas se douter qu’elle est de ce monde. Elle te conviendrait, car elle a des distractions de tout point semblables aux tiennes.

Cette courte conversation causa une grande perplexité au colonel. Que s’était-il passé entre cette femme et lui, que sa pensée ne pût s’éloigner d’elle? Ils n’avaient échangé qu’un seul regard, mais ce regard l’avait mis hors de lui-même. Y avait-il donc entre leurs âmes quelque affinité secrète, et fallait-il prendre au sérieux les paroles qu’Aubry avait dites en plaisantant? Cependant Pierre ne pouvait prétendre à la comtesse de Sabran ; elle était trop noble, trop riche et trop belle pour lui. Pour la première fois il fit un retour sur lui-même, il se compara aux jeunes gens qui se pressaient autour de la femme qu’il aimait : il se vit dénué de toutes les grâces de la jeunesse, et maudit la dévorante ambition qui l’avait rendu vieux avant trente ans. Toutefois il suivait la jeune femme au milieu des groupes de danseurs et ne se lassait point de l’admirer. Il songea à se faire présenter à elle; mais une invincible timidité le retint, il n’aurait trouvé aucune parole à lui dire. Alors, en face de ses désirs, de ses craintes, de son impuissance, il en vint à souhaiter un de ces tragiques événemens qui abaissent pour la passion toutes les barrières et placent d’un seul coup les amans en face l’un de l’autre.

Ce souhait était une folie, et Pierre ne savait encore à quoi se résoudre lorsqu’il se fit dans le bal un mouvement extraordinaire. L’effroi se peignit sur tous les visages, et ce mot sinistre : « le feu ! le feu ! » s’échappa de toutes les bouches. Le feu venait en effet de se déclarer à l’hôtel de l’ambassadeur. Bientôt de sourds craquemens se firent entendre. Les flammes, brisant les châssis des fenêtres, pénétrèrent dans les salons, s’enroulèrent aux tentures, ou, glissant sur le parquet, s’attachèrent aux robes des femmes. Il y eut une explosion de cris de douleur et de désespoir. Chacun, au milieu d’un inexprimable désordre, ne pensa plus qu’à se sauver. La foule en délire, aveuglée par la fumée, se précipitait aux portes, devenues trop étroites, et s’y étouffait. Pierre n’avait point quitté la comtesse des yeux. Il la vit emportée dans un tourbillon et foulée contre la muraille. Avec une force surhumaine, avec d’incroyables efforts, il se fraya un chemin jusqu’à elle, la saisit, l’enleva dans ses bras, et, retournant sur ses pas, l’écarta du torrent de la foule. Puis sa présence d’esprit lui vint en aide, et lui indiqua que la voie la moins périlleuse à tenter était de traverser ce rideau même de flammes devant lequel on fuyait. Il enveloppa la comtesse d’un manteau de bal, la serra étroitement contre lui, et par une des fenêtres ouvertes s’élança dans le jardin. Au bout de quelques secondes, il avait dépassé les limites de l’incendie, et déposait la comtesse sur un banc de gazon.

— Ah! lui dit-elle avec effusion, c’est vous qui m’avez sauvée!

Le colonel balbutia quelques mots. Dans le premier instant, il s’était agenouillé auprès d’elle, lui avait pris les mains et s’assurait qu’elle n’était pas blessée. Elle le regardait ainsi à ses pieds avec une ivresse qu’elle ne cherchait pas à dissimuler. Pierre, tout ému, palpitait sous son regard. Cependant elle se leva et le pria de la reconduire chez elle. Au moment de le quitter, elle lui serra la main en lui disant : — Nous nous reverrons, n’est-ce pas?

Pierre ne dormit pas de la nuit. Il était en proie à une exaltation extrême. Il se demandait ce qu’il y avait en lui qui eût pu séduire une pareille femme, et si tout ce qui s’était passé n’était point un rêve. Il consultait avec anxiété son miroir et y constatait avec stupeur la pâleur et l’amaigrissement de ses traits. Il était impossible qu’il eût fait une pareille conquête. Devenu superstitieux, il allait jusqu’à voir un présage funeste dans cette catastrophe soudaine qu’il avait désirée. Dieu ne le punirait-il pas de ses souhaits impies en le frappant dans son bonheur? Quelques minutes plus tard, il croyait juger froidement sa situation. Il se disait que les femmes se laissent vite fasciner par le dévouement, qu’au milieu des flammes il avait pu paraître beau à la comtesse, mais que le lendemain elle aurait conscience de sa folie et ne saurait aimer un cadavre animé. Ces deux mots ne semblaient point à Pierre une exagération. C’était du feu qui courait dans ses veines; mais il ne gouvernait plus la vie qui bouillonnait en lui : elle secouait avec une violence inouïe ce corps si longtemps endormi, tendait ses nerfs à les rompre ou les jetait dans une prostration complète. Au matin, il s’étendit épuisé sur son fit et y demeura de longues heures presque privé de sentiment.

En revenant à lui, il décida qu’il ne reverrait pas la comtesse. Il l’aimait si ardemment qu’il ne pouvait supporter l’idée d’être repoussé par elle. Il irait solliciter de l’empereur la faveur d’être envoyé en Espagne, s’y ferait tuer ou trouverait dans l’émotion des combats, dans les perspectives d’une ambition grandiose l’oubli de la terrible passion qui s’était emparée de lui; mais il était si faible qu’il ne put exécuter son projet. La fièvre le terrassa, et pendant trois jours le cloua sur sa couche, où des songes tour à tour effrayans ou merveilleux le visitèrent. Tout était bouleversé en lui. Dans ses intervalles lucides, l’isolement qu’il cherchait autrefois lui faisait peur. Il envoya prier le commandant Aubry de venir le voir, et conta à son ami tout ce qu’il éprouvait. — Pourquoi la comtesse ne t’aimerait-elle pas? lui dit Aubry. Tu es brave et tu as la beauté de la passion.

Un billet que Pierre reçut de Mme de Sabran vainquit ses dernières hésitations. Ce billet ne contenait que ces mots : « Colonel, pourquoi ne venez-vous pas me voir? »

Il alla chez la comtesse. En entrant dans un salon d’été rempli de belles fleurs, il la trouva vêtue d’une simple robe blanche : elle n’était coiffée que de ses beaux cheveux noirs; mais elle avait la magie de la jeunesse et de l’amour, et Pierre resta ébloui sur le seuil. Elle vint à lui, demandant pourquoi il avait autant tardé. Le colonel répondit qu’il avait été malade et qu’il était encore un peu souffrant. Ils s’assirent et se mirent à causer. Tout d’abord ils hésitèrent. Certes s’aimer d’une façon soudaine, ainsi qu’ils l’avaient fait, c’est avoir le pressentiment que l’on se comprendra bientôt par l’intelligence et par la pensée, comme on s’est compris par le cœur. Ne peut-on toutefois comparer de semblables amans à des voyageurs transportés tout à coup par un pouvoir féerique dans un lieu de délices où tout les charme et les étonne, la sérénité du ciel, la splendeur de la nature, mais dont ils ne connaissent, pour s’y diriger, ni les chemins ni les issues? Tels ils étaient, indécis et tremblans en face l’un de l’autre, cachant sous la banalité des paroles le trouble des sens et l’agitation de l’âme. Cependant la comtesse, tendre et empressée, était la plus brave, tandis que Pierre succombait sous le poids de son bonheur, auquel il n’osait croire encore. En même temps, et avec un secret désespoir, il se sentait atteint de cette faiblesse pleine à la fois de plaisirs et de souffrances qui l’avait déjà envahi. La frêle enveloppe de son corps ne pouvait contenir la vie nouvelle que son amour y versait à flots. Un instant il devint si pâle que la comtesse s’effraya.

— Ce n’est rien, répondit Pierre, ce sont sans doute ces fleurs qui m’auront fait du mal.

Il demanda la permission de se retirer, et la jeune femme le suivit d’un regard inquiet jusqu’à la porte. Le lendemain il revint. Son âme s’était indignée de ces défaillances du corps, auquel elle voulait ordonner de vivre désormais au même degré qu’elle, comme elle lui avait appris naguère à se soumettre et à s’ignorer; mais cette tyrannique volonté de l’âme devait être méconnue. Pierre, moins encore que la veille, réussit à se vaincre. Le simple son de voix de la comtesse, tout imprégné de tendresse à certaines paroles qu’elle lui dit, détermina en lui une subite excitation nerveuse, et ses yeux se mouillèrent de larmes.

— Qu’avez-vous? demanda la comtesse.

— Ah! murmura tout bas Pierre, je ne suis pas habitué à aimer, et l’amour me tue; mais, reprit-il avec une sorte de désespoir, ce n’est point tout, et je n’ignore pas pourquoi je suis ainsi. Si vous saviez, si vous saviez...

— Colonel, dit la comtesse, je me suis bien aperçue que vous aviez un secret que vous n’osiez me confier. Pourquoi cela? Ne suis-je pas votre amie? Racontez-moi votre vie. Je n’en connais que les actes d’héroïsme. Dites-m’en les chagrins et les amertumes. Je vous consolerai.

Pierre alors lui raconta les monotones et studieuses années de sa jeunesse, l’ambition qui l’avait animé, le dessein qu’il avait conçu et exécuté d’annuler le corps afin de donner à l’âme tout son essor. Il l’initia aux progrès divers de cette entreprise qu’il avait tentée sur lui-même, lui dépeignit en traits de feu cette scission de l’esprit et de la matière, puis, se complaisant par le souvenir dans l’orgueilleux triomphe qu’il avait obtenu, lui fit entrevoir ces sereines hauteurs d’où l’âme, inaccessible aux soins terrestres, embrasse et saisit dans leur ensemble les événemens humains et les dirige à son gré, si elle dispose d’une puissance égale à sa volonté. La comtesse l’écoutait avec une curiosité frémissante. Il lui semblait que les phénomènes qu’il décrivait s’accomplissaient en elle. Elle subissait la contagion de ces sensations extraordinaires qu’évoquait l’ardente parole du colonel.

— Hélas ! continua Pierre, de quel prix j’ai payé cette prétendue victoire de l’âme ! Je lui ai sacrifié à mon insu tout mon bonheur, toutes mes jouissances à venir. Je me suis si longtemps sevré d’émotions, que les plus douces me brisent aujourd’hui. Tenez, je suis devant vous plus faible qu’un enfant. Mon cœur bat à se rompre. Je ressemble au prisonnier qui, dans un cachot où l’air et la lumière lui manquent, conserve indéfiniment un souffle de vie, et dont les dernières forces s’anéantissent, si on le rend subitement à la liberté et au soleil ; mais il m’importerait peu de mourir, si vous m’aimiez, et je n’échangerais point mes plus cruelles souffrances contre cette impassibilité dont j’étais trop fier, fût-elle l’apanage du génie.

— Colonel, dit lentement la comtesse, envoyez-moi votre meilleur ami, le commandant Aubry. Nous tâcherons de vous rendre la santé et l’espérance.

Quand la comtesse fut seule, elle tomba dans une profonde rêverie. Elle songea au premier regard qu’elle avait échangé avec le colonel, puis elle se vit emportée par lui au milieu des flammes et sauvée comme par miracle. Elle se rappela en rougissant le cri de reconnaissance qu’elle lui avait jeté, l’abandon avec lequel elle s’était presque livrée à lui. L’avait-elle donc aimé tout de suite ? Etait-il possible que l’amour fût un coup de foudre et naquît ainsi, dans des circonstances exceptionnelles, de la complète communication des âmes ? Mais ce qui s’était passé depuis la préoccupait surtout. De quel mal indéfinissable était atteint le colonel ? Était-ce l’amour qui le tuait, ainsi qu’il l’avait dit ? Ce n’était pas croyable de la part d’un homme jusque-là si intelligent et si fort. Il avait exagéré dans sa douleur le récit de ses tentatives bizarres. Ces tentatives n’étaient-elles pas d’un fou ? Elle frissonna. Cependant, si tout était vrai, comment le guérir ? Était-ce en partageant sa vie ? était-ce en s’éloignant de lui ? Le doute cruel, le regret, l’espérance, se peignaient tour à tour sur le beau visage de la comtesse, l’éclairaient ou l’assombrissaient. Elle paraissait lutter contre quelque décision héroïque qu’elle regardait comme nécessaire, et qui lui déchirait le cœur. Elle attendait Aubry avec une impatience extrême. Aubry était le compagnon du colonel ; depuis des années, il ne l’avait pas quitté. Elle saurait par lui tout ce qu’il lui importait de savoir.

Il arriva enfin. Elle le reçut avec un empressement craintif. — Croyez-vous que le colonel soit sérieusement malade ? lui dit-elle.

— J’en ai peur, répondit Aubry.

— Commandant, reprit-elle en souriant avec le courage de la femme qui va au-devant d’un malheur, le colonel vient de me raconter sa vie ; mais il l’a fait avec trop d’enthousiasme ou trop de faiblesse. Je ne sais. J’ai peine à croire ce qu’il m’a dit. Voudriez-vous m’éclairer sur la singulière transformation qu’il prétend s’être opérée en lui? Voudriez-vous me dire par quels moyens il a pu l’accomplir, quels faits l’ont signalée, et si les conséquences en sont aussi redoutables qu’elles le paraissent,... tout ce que vous savez, enfin?...

Le commandant n’avait pas une imagination vive, mais il portait à Pierre une affection sincère et se sentait gagné par l’émotion de la comtesse. En outre les circonstances où il avait vu le colonel développer sa rare faculté d’isolement étaient si présentes à son esprit et la plupart avaient été si dramatiques, qu’il les retraça avec une saisissante simplicité. Selon lui, l’intelligence de Pierre était plus que jamais belle et lucide, mais elle n’avait réussi à briller d’un pareil éclat qu’aux dépens du corps. Celui-ci avait perdu l’habitude de la vie ordinaire où les sensations physiques correspondent aux émotions de l’âme. S’il sortait brusquement de ce rôle d’automate, la plus légère sensation pouvait l’ébranler dangereusement, une forte commotion pouvait le tuer.

— Le colonel n’a-t-il donc jamais aimé? demanda la comtesse.

— Jamais, dit Aubry.

Elle se leva, marcha avec agitation, cueillit quelques fleurs dans une jardinière et revint s’asseoir. Elle était plus calme, mais très pâle, et semblait avoir pris une résolution. Aussi, quoique le commandant continuât encore assez longtemps de parler, elle ne l’écouta plus qu’avec distraction. Elle avait hâte d’être seule et tout entière à sa pensée. Aubry s’en aperçut, et, se disposant à prendre congé d’elle, lui demanda ce qu’il devait dire à Pierre.

La comtesse jouait nonchalamment, bien que ses mains fussent un peu tremblantes, avec les deux bouts de sa ceinture. Elle leva sur le commandant un visage en apparence impassible et lui dit assez froidement : — Mais, d’après tout ce que vous m’avez dit, je crains comme vous que le colonel ne soit véritablement malade. Il faut qu’il se soigne et voie les médecins.

Le commandant salua Mme de Sabran et sortit aussi surpris qu’indigné. Il était si loin de s’attendre à une pareille réponse! Quand Pierre lui avait transmis l’invitation de la comtesse, il avait cru que la jeune femme était décidée à épouser le colonel, et qu’elle n’avait osé lui faire part à lui-même de cette résolution. Aubry ne pouvait douter en effet qu’elle n’aimât Pierre, à moins que celui-ci, dans les confidences qu’il lui avait faites, ne se fût étrangement abusé. D’ailleurs le bruit de ce mariage avait déjà couru dans le monde. On s’y était entretenu de la manière si romanesque et si prompte dont la comtesse s’était éprise du colonel. On s’en était même étonné. Il y avait alors en France tant d’illustrations guerrières que le mérite de Pierre, si grand qu’il pût éclater un jour, ne suffisait pas à expliquer une passion semblable. Il ne restait donc pour la foule que le contraste si frappant de cet homme maladif et de cette femme dans tout l’éclat de sa jeunesse et de sa beauté. Aubry seul, qui aimait et admirait Pierre, avait pu soupçonner l’éblouissante révélation de tendresse que ses regards avaient apportée à la comtesse. Aussi le brusque changement de Mme de Sabran et ses froides et cruelles paroles le remplissaient d’une douloureuse colère.

Pierre attendait le retour de son ami. En le voyant, il mit la main sur son cœur pour en comprimer les battemens. — Eh bien? fit-il.

— La comtesse, dit avec brutalité le commandant, n’est qu’une franche coquette. Elle a dit que, puisque tu étais malade, le mieux que tu pusses faire était de consulter la faculté.

Tout d’abord Pierre demeura atterré, puis le sang afflua à ses joues. — C’est impossible! s’écria-t-il. — Il fit répéter à Aubry la conversation qu’il avait eue avec la comtesse. Après l’affection qu’elle lui avait témoignée, il ne comprenait pas qu’elle se fût fait raconter toutes les circonstances de sa vie pour arriver à une pareille conclusion. — Tu te seras trompé, dit-il encore, tu auras mal entendu; il faut que je la voie moi-même.

Le commandant haussa les épaules. Pierre se rendit chez la comtesse, mais il ne fut pas reçu.

Le lendemain et le surlendemain, il se présenta de nouveau et ne fut pas plus heureux. Ainsi, pour Mme de Sabran, c’était un parti pris. Le colonel désolé fit un retour sur lui-même. Le changement de la jeune femme à son égard datait du jour où, sollicité par elle, il lui avait avoué les essais, les luttes, le triomphe, les angoisses de sa vie; mais aussi quelle folie que de se confier à la femme qu’on aime ! Elle encourage par une feinte bonté des confidences fatales, et, dès qu’elle en est maîtresse, n’a plus, au lieu de consolation et de pitié, que de l’oubli et du dédain. Aubry avait bien raison : les femmes n’aiment que l’homme qui les domine et qu’elles admirent. Elles méprisent celui qui, dans un instant d’abandon, a l’imprudence de venir chercher auprès d’elles la force qui lui manque. Pierre était humilié jusqu’au fond du cœur; mais, tout en croyant avoir renoncé à son amour, il brûlait du désir de voir une dernière fois Mme de Sabran pour lui reprocher sa perfidie.

Il espérait la rencontrer dans le monde, mais elle n’allait plus à aucune fête. Au bout d’un mois cependant il se trouva un soir avec elle à une réception des Tuileries. Il l’aperçut dès qu’il entra dans le salon où elle était, et il lui sembla qu’elle avait jeté sur lui un rapide regard. La comtesse, plus brillante que jamais, était entourée d’une cour nombreuse, dont elle accueillait et provoquait les hommages. À ce spectacle et pendant quelques instans, Pierre se sentit repris de sa timidité du premier jour. Il oublia qu’il avait sauvé cette femme, qu’elle l’avait distingué, qu’il avait été heureux, qu’il avait souffert pour elle. Il se revit inconnu d’elle, perdu dans la foule, flétri avant l’âge, ayant la conscience de son infériorité vis-à-vis de tous ces hommes, si sûrs d’eux-mêmes, qui parlaient à la comtesse en souriant, sans avoir peur. Il lui pardonna presque d’avoir fait de lui un jouet de quelques jours. Il était naturel qu’elle eût agi de la sorte, et pourtant il y avait eu de la cruauté de sa part. Il la fuyait, la cherchait, l’aimait et la haïssait tout ensemble. Il se décida néanmoins à l’aller saluer. Elle le vit avec indifférence, lui adressa quelques paroles et se remit à causer. Il resta dans le cercle, attendit un instant qu’il crut favorable, et, se penchant alors vers Mme de Sabran, lui dit à demi-voix : — Il faut que je vous parle.

— Vous dites, colonel?... demanda la comtesse de manière à attirer l’attention des hommes qui étaient là.

Pierre répondit par une banalité et s’éloigna la rage dans le cœur. Sur son chemin, il rencontra Aubry, lui saisit le bras avec force et lui dit les dents serrées : — Ah ! c’est une méchante femme !

— Bah ! répondit le commandant. Eh bien ! vraiment la colère ne te fait point de mal! Il y a longtemps que je ne t’ai vu si bonne mine qu’en ce moment.

Et, comme Pierre faisait un geste d’impatience, il l’entraîna vers une glace et lui dit : — Vois plutôt !

Pierre fut surpris en effet en se regardant. Il se tenait droit et la tête haute. Son teint s’était coloré, et ses traits exprimaient un orgueilleux ressentiment. Ce pouvait n’être, il est vrai, qu’une rougeur et une animation fébriles; mais le visage n’en avait pas moins perdu son ancienne immobilité. Il tressaillait maintenant à l’unisson des passions de l’âme, et les partageait en les reflétant. Ce n’était plus, comme à l’époque où le colonel faisait la guerre, un simple masque condamné à l’inertie, ni comme, plus récemment, quand il avait rencontré la comtesse, une physionomie d’une mobilité maladive que des émotions nouvelles et trop puissantes bouleversaient ou couvraient de larmes.

Cependant, sous l’impression des paroles de la comtesse, il s’aperçut à peine de ce nouvel état. Il ne voulait plus seulement se venger; il était jaloux. Il se disait qu’elle ne l’avait point quitté par dédain, et qu’une autre affection avait dû remplacer celle qu’elle avait ressentie pour lui. Qui aimait-elle? Il le saurait et se placerait alors entre la jeune femme et l’homme qu’elle aurait choisi, car il ne voulait pas qu’un autre pût jouir du bonheur qui lui avait échappé.

A partir de cette soirée, il épia Mme de Sabran et la suivit partout. Il le fit d’ailleurs sans difficulté; loin de fuir le monde, la comtesse était maintenant de toutes les réunions, de toutes les revues. Les soupirans s’empressaient toujours auprès d’elle; elle les attirait et les retenait par sa coquetterie et par son esprit. Quant à Pierre, il commentait les moindres paroles de la jeune femme, il interprétait ses regards, son geste, son sourire. Souvent, dans cette active surveillance, il s’étonnait que ses sens le servissent aussi bien. Ses yeux et ses oreilles lui transmettaient avec les plus légères nuances ce qu’ils voyaient, ce qu’elles entendaient. Le colonel n’avait plus ni atonie ni langueur. Il souffrait encore, mais il vivait; il assistait avec une joie mêlée de tristesse à la renaissante harmonie de l’âme et du corps. Pierre n’avait point remarqué d’ailleurs que la comtesse eût de préférence sensible pour aucun de ceux qui l’approchaient; il lui semblait même assez souvent que l’entrain de la jeune femme était factice. Ses beaux traits se détendaient avec une sorte de fatigue, un sourire sans expression errait sur ses lèvres. Deux ou trois fois il crut s’apercevoir que son regard le cherchait; mais dès que ses yeux rencontraient les siens, elle se hâtait de les détourner. Pierre, indécis, trop fier pour oublier, trop modeste pour espérer, se tenait à l’écart et attendait.

Le colonel saluait la comtesse quand il ne pouvait faire autrement, mais il ne lui parlait plus. Un soir il la vit se diriger de son côté... Elle donnait le bras au baron de N..., jeune diplomate déjà célèbre, l’un des hommes les plus séduisans de cette époque. Lorsqu’elle ne fut plus qu’à deux pas de Pierre, elle s’arrêta, parut hésiter, puis lui dit en rougissant : — Je vois avec plaisir, colonel, que vous vous portez beaucoup mieux.

Le colonel s’inclina, mais ce fut tout. La comtesse était très émue. Elle avait pensé qu’il lui répondrait. Alors, pour cacher son trouble, elle se pencha vers le baron et lui sourit. Celui-ci crut à une faveur et serra doucement le bras de la jeune femme. Il allait lui parler, mais il en fut empêché par une femme fort élégante et très à la mode qui lui demanda en le croisant quel était son avis sur les relations de la France et de la Russie.

Pierre avait vu le sourire de Mme de Sabran et le mouvement du jeune homme. Il eut un de ces transports de jalousie auxquels on ne résiste pas.

— Madame, dit-il d’une voix sourde à la comtesse, vous aimez cet homme, je le tuerai. La comtesse se prit à rire. — Ah ! tant que vous voudrez, colonel, dit-elle; mais vous serez parfaitement ridicule.

Et en même temps elle entraîna rapidement le baron, son cavalier.

Il importait peu au colonel d’être ridicule, et il allait donner suite à la provocation qu’il méditait, lorsque la jeune femme qui avait interpellé le diplomate l’arrêta à son tour et le pria de lui donner son bras pour une promenade dans les salons. Pierre la connaissait. Mme Dauchamps était la femme d’un intendant de l’armée d’Allemagne et la belle-sœur du général Debain, tué à Wagram. Deux ou trois mois auparavant, quand Aubry conseillait à son ami de chercher une distraction dans l’amour, Mme Dauchamps était au nombre des femmes qui distinguaient le colonel. Il n’avait point eu égard alors à ses avances, qui le laissaient froid ; mais en ce moment il fut heureux de se montrer avec elle. Quoique Mme Dauchamps ne pût être comparée à la comtesse, son amabilité, un peu compromettante peut-être, n’en prouvait pas moins que le colonel pouvait plaire encore. Cependant, tout en se prêtant aux coquetteries de sa compagne, Pierre ne perdait point des yeux la comtesse. Il fut fort étonné de voir qu’elle avait quitté le bras du baron, et qu’au lieu d’être entourée de son cercle habituel, elle s’était assise dans un endroit écarté occupé par des douairières. Elle ne parlait pas et le suivait d’un regard attristé. Après un instant de doute, Pierre s’imagina qu’elle tremblait pour les jours du baron. Cette pensée, qui le torturait, le domina bientôt tellement qu’il passa à plusieurs reprises devant Mme de Sabran avec un air de supériorité et de défi ; puis il songea qu’il se vengerait mieux en affectant de ne point considérer cette aventure comme sérieuse. Il se rapprocha avec Mme Dauchamps du groupe de femmes où était la comtesse, et dans le cours de la conversation dit assez négligemment à Mme de Sabran avec un mélange de hauteur et de pitié : — Vous pouvez être tranquille, madame, pour la personne dont je vous ai parlé; elle ne court aucun danger.

La jeune femme ne répondit pas et se retira presque aussitôt.

Ce brusque départ de la comtesse, son chagrin visible, confondirent le colonel. Il sentit qu’il venait de commettre une mauvaise action. Il accompagna quelque temps encore Mme Dauchamps, mal à l’aise vis-à-vis d’elle, mécontent de lui-même; puis il saisit, pour la quitter, le premier prétexte qui se présenta, et sortit du bal. Une fois dans la rue, il ne marcha point au hasard, mais prit spontanément, et comme s’il en eut d’avance arrêté le dessein, le chemin des Champs-Elysées. C’était là que demeurait la comtesse. Il lui semblait qu’un malheur la menaçait, et il ne serait tranquille que lorsqu’il aurait vu les lumières briller et s’éteindre derrière les rideaux de sa chambre à coucher. Pendant le trajet, il se demanda d’où lui venaient ces regrets, presque semblables à des remords. Le calme se faisait dans cette âme, dont la jalousie avait remué toutes les passions honteuses. Il ne se reconnaissait plus le droit d’avoir été aussi cruel, et il entrevoyait confusément que cette cruauté avait pu être une injustice. Certes il ne comprenait pas que Mme de Sabran eût si subitement rompu avec lui; mais il devinait que le motif de cette rupture avait dû être tout-puissant, digne d’une telle femme, indépendant à coup sûr de sa volonté. Ne l’avait-il pas vue souvent inquiète et absorbée au milieu des plaisirs auxquels elle paraissait se livrer? Dans cette soirée même où il l’avait si mal comprise, n’était-elle pas venue à lui comme une amie? Il ne l’accusait plus, il la plaignait, il l’aimait encore. Il arriva devant l’hôtel de la comtesse et vit, comme il le désirait, l’obscurité se faire dans l’appartement de la jeune femme. Il resta jusqu’au matin en face de ses fenêtres, se promenant par cette belle nuit sous les grands arbres et livré à une rêverie non point exempte de tristesse, mais où les résolutions loyales et généreuses avaient pris la place des soupçons et de la colère. Il eût désiré revoir la comtesse le plus tôt possible, car il voulait la rendre témoin de son repentir; mais plusieurs jours s’écoulèrent sans qu’il la rencontrât. Il apprit alors qu’elle était malade. Il s’alarma et courut chez Aubry, à qui il avait fait part des derniers incidens de son amour.

— Va la voir, lui dit Aubry.

Il n’y alla qu’en tremblant. Il avait peur de ne point être reçu. Contre son attente, on l’introduisit aussitôt. En pénétrant dans ce joli salon d’été où il avait fait sa première visite à la comtesse, il fut vivement ému. Il le fut davantage encore quand il aperçut la comtesse elle-même languissamment étendue sur le canapé.

— Ah! c’est vous? dit-elle en le voyant entrer. Vous devez me trouver bien changée; mais cela n’est point étonnant : vous m’avez tant fait souffrir !

— Moi! répéta le colonel avec stupeur. Ah! dit-il avec une véhémence qui n’était pas sans amertume, c’est moi qui vous ai fait souffrir, c’est moi que vous accusez ! N’est-ce donc pas vous qui vous êtes la première éloignée de moi, qui m’avez fermé votre porte, qui avez feint de ne me plus connaître? N’est-ce pas vous qui m’avez bercé des plus chères illusions, pour m’infliger ensuite, et de gaîté de cœur, la déception la plus cruelle? Ah! si quelqu’un doit se justifier de ce que nous avons souffert tous les deux peut-être, ce n’est pas moi, c’est vous.

— Aveugle et ingrat! murmura la comtesse; mais sa voix était douce, il y avait une sorte de joie dans ses reproches. On eût dit que Mme de Sabran était heureuse du courroux et de l’indignation du colonel.

— J’ai été aveugle? répétait celui-ci; j’ai été ingrat?

— Oui, reprit la comtesse en s’animant, et pour que je me justifie, puisque c’est à moi de le faire, ne suffit-il point de remonter à un mois de distance, de nous voir tels que nous étions alors, et de nous voir tels que nous sommes aujourd’hui? Alors j’étais radieuse de jeunesse et de beauté, vous le disiez du moins; vous, vous étiez faible et chancelant : aujourd’hui je suis pâle et sans force, tandis que vous êtes debout devant moi, la colère sur le visage, le sarcasme à la bouche, et peut-être sans émotion dans le cœur. Nous avons changé de rôle, et ma justification est tout entière dans cette différence du présent au passé. Non, je ne m’en défends plus : je me suis éloignée de vous, c’est vrai, parce qu’on m’a dit, parce que j’ai vu que votre amour pour moi vous faisait souffrir. J’ai cessé de vous voir, j’ai feint de ne plus vous connaître, c’est encore vrai ; mais c’est à dessein que je vous ai mis aux prises avec l’isolement et le doute. En me souvenant que toute votre vie s’était passée à lutter, j’ai pensé que vous retrouveriez dans vos efforts de chaque jour, pour la lente conquête de cet amour qui semblait vous fuir, la volonté et l’énergie que vous perdiez dans le bonheur. J’ai cru que vous reprendriez de cette façon possession de vous-même, et je ne me suis pas trompée, puisque vous êtes sorti vainqueur de ces épreuves. Moi, je m’y suis brisée. J’ai eu le courage de vouloir que vous m’aimiez moins. Hélas! je n’ai que trop réussi.

La comtesse retomba épuisée sur les coussins; une de ses mains pendait le long du canapé, Pierre la saisit et la couvrit de baisers. — Oh! s’écria-t-il, je comprends tout maintenant... Oui, j’étais insensé. J’avais rêvé pour l’homme un état impossible, où l’âme grandirait et se fortifierait dans une région inaccessible à toute émotion, échapperait en quelque sorte à toutes les influences de la vie... Non-seulement je m’égarais, mais je ne songeais point que, pour atteindre un tel but, mon âme devait infailliblement et par degrés se tremper d’insensibilité et d’égoïsme, et je vous ai infligé toutes les souffrances de mon orgueil blessé, de mes espoirs évanouis. Me promettez-vous d’oublier ce triste rêve? Me pardonnerez-vous le mal que je vous ai fait?

— Il y a huit jours que je vous ai pardonné, dit tendrement la comtesse, quand j’ai su que vous étiez parti du bal en même temps que moi, et que vous aviez passé la nuit sous mes fenêtres, inquiet et repentant.

— Et qui vous l’a dit?

— Le commandant Aubry. Il a été plus clairvoyant que vous. Il a deviné, avec le bon sens du cœur, ce que j’avais tenté, ce que je devais souffrir, et il est venu me voir.

— Oui, dit Pierre, Aubry est un noble cœur; il vaut mieux que moi.

— Oh! reprit avec enjouement la comtesse, lui aussi est parfois injuste : il ne faut pas qu’il se voie frustré dans les espérances qu’il a conçues en qualité d’ambassadeur. Il m’en a beaucoup voulu de la réponse qu’il vous a portée de ma part, car il se l’était à l’avance figurée tout autre.

— Que croyait-il donc?

— Il pensait que je n’avais point osé vous proposer moi-même de devenir votre femme, et que j’allais le charger de vous offrir ma main.

— Et maintenant ne me l’offririez-vous plus? demanda Pierre en hésitant.

— Est-ce que vous ne la tenez point déjà, colonel? dit la comtesse.

Et de sa petite main elle serra doucement, fière et confuse à la fois, la main de l’officier.

— Oh! murmura Pierre en s’agenouillant devant Mme de Sabran, je vous aime et je vous aimerai toujours.

…………….

Quinze jours plus tard, le mariage du colonel Pierre et de la comtesse de Sabran fut célébré devant une nombreuse et brillante assemblée. Tous se montraient sympathiques à cette union. La comtesse était si belle; puis le colonel excitait un vif intérêt par sa renommée militaire, par l’originalité de sa vie et de ses mœurs. On saluait une fois de plus en lui le soldat naguère ignoré dont la fortune propice avait couronné les plus hautes ambitions. Après la cérémonie de l’église, quand ils eurent reçu les félicitations des assistans, les nouveaux époux, accompagnés d’Aubry, qui avait servi de témoin au colonel, retournèrent à leur hôtel; mais ce n’était pas pour y rester. Une berline de voyage, attelée de quatre chevaux, les postillons en selle, attendait dans la cour. La comtesse enlevait son mari, et l’emmenait dans une de ses terres en Normandie. Ils montèrent bientôt en voiture, pendant qu’Aubry, avec une sollicitude joyeuse, veillait à ce qu’il ne manquât rien de ce qui leur était nécessaire pour la route. Enfin il n’y eut plus qu’à donner le signal du départ.

— Merci, commandant, dit la comtesse, et ne tardez pas à venir nous voir.

— Tu entends, cher ami, fit à son tour le colonel; puis, d’une voix plus basse et en serrant fortement la main d’Aubry, il ajouta : — Tu viendras, n’est-ce pas? Peut-être en effet aurai-je besoin de te voir.

Un mois ne s’était pas écoulé qu’Aubry se rendait à cette double invitation. A la fin d’une belle journée d’été, le colonel Pierre était assis entre sa femme et son ami sur la terrasse d’un château tout entouré de grands bois que le soleil éclairait de ses derniers rayons. Déjà descendaient du ciel les ombres sereines et majestueuses de la nuit. Un long silence avait succédé à un entretien cordial; le colonel le rompit tout à coup. — Cher ami, dit-il en se tournant vers Aubry, je te dois une explication au sujet des adieux assez singuliers que je t’ai faits. Tu en auras été inquiet...

— Je l’ai été en effet.

— Je l’étais aussi. Quand je suis parti, je ne me sentais pas sûr de moi. Depuis un an, j’avais passé par des états si divers! Je me les rappelais, et c’était précisément là le motif de mes craintes. Après avoir, au profit de mon ambition et selon la théorie que je t’exposais autrefois, fait de mon corps un véritable étranger pour mon âme, un jour est venu, tu le sais, où j’ai cruellement souffert. Ce jour-là, j’avais compris que l’amour dépasse de bien loin l’ambition, mais mon pauvre corps avait à cette époque si bien désappris de vivre que la vie, qui lui était rendue, le tuait. Une gracieuse influence m’a sauvé alors. Mon âme était trop orgueilleuse : elle l’a frappée; elle l’a fait rentrer par le doute, par le chagrin, par la défiance d’elle-même, dans les conditions ordinaires de l’existence humaine, et de ce moment le corps qu’elle bouleversait auparavant, en exigeant qu’il partageât sans y avoir été préparé ses élans trop vifs, ses joies trop grandes, lui est venu en aide comme un serviteur fidèle dans ses douleurs et dans ses combats. Je n’étais pas guéri cependant. Après avoir pu supporter mon bonheur, j’avais besoin de m’habituer à ce bonheur même. Quand je suis arrivé ici, j’ai eu plusieurs jours d’abattement et de fièvre. La même influence qui m’avait sauvé déjà est encore venue me secourir : elle m’a fait marcher pas à pas et avec confiance dans ma vie nouvelle. Aujourd’hui le passé n’est plus pour moi qu’un mauvais rêve. J’avais tenté une lutte impossible contre les lois divines, je ne la recommencerai pas.

— De sorte que tu appartiens désormais à ta femme et à tes amis corps et âme?

— Oui, corps et âme, reprit le colonel, car bien fou et bien coupable est celui qui veut les séparer.


HENRI RIVIERE.