Le Colosse de Rhodes/2/4

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Libraire Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 121-129).

IV

Lyssa ne négligeait pas cependant le service du Temple. C’était la nuit qu’elle remplissait ses fonctions. Elle veillait auprès du trépied d’Héraclès avec une des autres Veuves, ou bien elle montait dans la tour de l’Observatoire pour s’instruire auprès de Stasippe des mystères du ciel. Et elle redoublait de zèle dans ses charges saintes pour se donner le droit d’aimer Likès sans remords et sans scrupules.

Jusqu’à présent elle avait gardé soigneusement son secret. Elle n’avait même pas dit à Dornis le ravissement de son âme ; elle s’efforçait de n’y pas penser pendant qu’elle était occupée du dieu. C’était une autre femme qui s’abandonnait à l’amour, qui avait soif de baisers et de caresses ; et cette vie double se déroulait, exaltée, brûlante, dans un paroxysme de passion. Pourtant quelquefois les deux femmes se contrariaient en elle ; quelquefois un message de Likès, arrivé tardivement vers le soir, venait troubler la petite gardienne et jetait au milieu de sa ferveur mystique l’effervescence d’un désir charnel. Alors elle se frappait la poitrine, elle répétait les mots de l’oraison adressée par des milliers de bouches adorantes au dieu Zodiacal, souverain Seigneur de l’espace :

« Sur la terre, qui est sublime ? Toi seul es sublime !

« Dans le ciel, qui est sublime ? Toi seul ! »

Cette nuit, elle attendait sur la terrasse l’heure d’aller veiller à son tour dans le sanctuaire. Dornis furtivement vint la rejoindre. Dornis non plus n’avait pas envie de dormir ; elle se doutait bien que quelque grande perturbation était survenue dans l’existence de sa compagne. Quand Lyssa sortait, elle n’invitait plus Dornis à la suivre comme presque toujours autrefois. Quand elle rentrait, elle évitait de raconter ce qu’elle avait fait. Et quand elles restaient toutes deux de longues heures enfermées ensemble, ce n’était que des propos insignifiants qu’elles échangeaient. L’amitié de Dornis pour Lyssa n’en demeurait pas moins vive ; au contraire, un attrait de plus, le charme secret qui émane de ceux qui portent en eux l’amour, la poussait à se rapprocher d’elle davantage. Toutes deux maintenant se comprenaient sans paroles et connaissaient le véritable sens de la vie : Dornis qui avait épuisé sa part de bonheur, et Lyssa qui commençait à goûter la sienne…

À côté l’une de l’autre, elles s’étaient accoudées sur le haut parapet de marbre. La magnificence du ciel enchantait de nouveau leurs regards. Mais la ville toute scintillante de lumières, avec son peuple de statues et ses portiques d’arabesques d’or, était une merveille plus sensible, sortie de la main des hommes. Les maisons à dix étages, dont chaque façade était ornée d’Amazones et de Centaures sculptés à même la pierre, semblaient plus colossales dans la nuit. Elles devaient contenir une humanité prodigieuse et recéler des ardeurs invincibles. Et les rues, droites et larges, à quatre voies coupées par le milieu d’une chaussée où déambulaient les chars, s’élargissaient encore dans le silence comme pour laisser passer quelque chevauchée de géants ou de héros. Lyssa toucha du doigt le poignet de Dornis :

— Es-tu quelquefois allée de ce côté ? lui demanda-t-elle.

En même temps elle montrait l’Arsenal qui exhaussait ses bâtiments rouges au bord des bassins du radoub, sur le front des galères au repos.

— Jamais ! répondit Dornis. Pourquoi faire ? L’Arsenal et l’Aleïon, qui se font pendants aux deux extrémités de la ville, devant le grand miroir de la mer, n’ont entre eux rien de commun ; aucune pensée ne les rattache l’un à l’autre. Ici, c’est la paix, la sérénité divines ; là-bas, c’est le tumulte et la guerre. De ces bâtiments rouges comme le sang sortent les armes qui frapperont des poitrines humaines, et les navires qui sèmeront la mort. Je détourne les yeux de ces horreurs, Lyssa, j’aime mieux les fixer sur le ciel.

— Tu parles comme si tu étais déjà presque morte, Dornis ! Pourtant tu es jeune encore et tu ne peux te désintéresser tout à fait des événements du monde. Rhodes n’est-elle pas devenue notre patrie ? Pour moi, bien que je sois née près d’Halicarnasse, en cette terre de Carie désolée, je me sens deux fois Rhodienne puisque je sers le dieu qui veille sur ces rivages.

— Notre patrie est là où s’attache notre cœur, répondit Dornis sentencieusement.

Elle disait vrai : en cette minute tout l’univers se réduisait pour Lyssa à ce coin de l’Arsenal où Likès devait dormir. Si elle s’était attachée aux pierres de cette capitale, c’était parce que Likès en représentait pour elle l’âme vivante ; la beauté de la mer, le parfum des fleurs et toutes les harmonies flottantes dans l’air n’existaient que par lui et avec lui ; — que Likès vint à disparaître, et elle se trouverait en exil partout.

Dornis reprit avec une légère émotion dans la voix :

— Quand j’avais quinze ans, je rêvais de ne me donner jamais qu’à un homme qui adorerait les mêmes dieux que moi ; puis un étranger est venu, il m’a fait un signe ; et j’ai tout oublié pour le suivre.

La vibration de ses paroles se perdit dans les vapeurs que la nuit promenait autour d’elle. Maintenant la ville s’enveloppait de ténèbres, et, dans le ciel, les constellations innombrables se levaient, éclairant les plages immenses de l’infini. Les deux jeunes femmes restèrent un instant silencieuses. Habituées à interroger les astres, elles cherchaient à y découvrir les secrètes concordances de leurs destinées avec cet Esprit universel et unique, qui a réglé d’avance les moindres gestes des dieux eux-mêmes, comme le leur avait enseigné Stasippe. Tous ces foyers brillants, suspendus dans l’azur sombre, leur parlaient un langage compréhensible mais difficile, qu’elles traduisaient selon leurs craintes ou leurs désirs. Et souvent il arrivait que ces pressentiments étaient justes et que ces présages se réalisaient.

— Que vois-tu, toi, Dornis ? interrogea Lyssa au bout d’un instant.

— Je vois une double étoile qui chemine vers l’Occident. Elle semble vouloir entraîner les autres astres disséminés sur son passage. Et toi, Lyssa, que vois-tu ?

— Je vois un petit trapèze de feu qui se balance dans l’espace. Il scintille et parfois cesse de luire comme des yeux qui se fermeraient tout à coup. Oh ! Dornis, je ne l’avais jamais aperçu encore ! Pourvu qu’il ne porte pas avec lui un avertissement funeste ?

— Moi, je le connais, dit Dornis gravement ; c’est un des trente-six Décaus voués aux divinités inférieures. Ne le regarde pas trop longtemps, Lyssa. Contemple plutôt l’astre de Vénus qui vient de surgir derrière les hauteurs du mont Philerme. Quel éclat ! Quelle sérénité ! On dirait une nacelle d’or voguant sur les flots.

— Regarde ! Regarde ! interrompit Lyssa en se cambrant en arrière, regarde le petit trapèze de feu qui jette maintenant des étincelles. Le vide s’est fait à l’entour. Toutes les étoiles paraissent éteintes. Et lui, ne va-t-il pas s’obscurcir aussi ? Le ciel alors deviendrait un lac de ténèbres.

— Calme-toi, Lyssa, ce n’est rien. Tes yeux sont éblouis, et tu ne distingues plus les constellations sans nombre. Puis ta main est brûlante et je respire l’odeur du feu sur ta chevelure. Va te reposer ; je veillerai à ta place auprès du trépied sacré.

— Non, dit Lyssa, il faut que je prie, il faut que j’implore Héraclès, que je le conjure de m’être propice. Dornis, un grand bonheur m’est venu. Je te conterai cela quelque jour. Mais avec le bonheur est entrée en moi la crainte. Les astres que j’aimais tant à consulter autrefois, les belles demeures du Soleil, la splendeur des hôtelleries célestes où se repose dans sa course le dieu Zodiacal, tout cela maintenant me comble d’effroi. Je voudrais pouvoir ne contempler que la terre. La terre est douce, elle est maternelle et humaine. Le ciel est peuplé de signes terribles.

— Tais-toi, fit Dornis en lui mettant la main sur ses lèvres. Si l’amour te possède, qu’il te laisse au moins le respect des divins symboles. Oui, tu as raison de vouloir prier. Je me prosternerai avec toi, Lyssa, et je joindrai mes supplications aux tiennes, pour que ton bonheur ne soit pas éphémère comme les roses, comme les fumées du soir.

Elle descendit les degrés de la terrasse. Lyssa la suivit en tremblant. Dans le grand firmament lumineux, au-dessus de la ville muette, le chœur des étoiles décrivait lentement sa marche vers un but inconnu sans commencement et sans fin.