Le Combat spirituel (Brignon)/01

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Traduction par Jean Brignon.
(p. 9-19).


CHAPITRE PREMIER.
En quoi consiste la perfection Chrétienne, que pour l’acquérir il faut combattre, & que pour sortir victorieux de ce combat, quatre choses sont nécessaires.

SI vous désirez, ô ame Chrétienne, parvenir au comble de la perfection évangelique, & vous unir tellement à Dieu, que vous deveniez un même esprit avec lui ; il faut que pour réüssir dans un dessein qui est le plus grand & le plus noble qu’on puisse dire ou imaginer, vous sçachiez d’abord ce que c’est que la véritable & la parfaite spiritualité.

Quelques-uns ne regardent la vie spirituelle que par le dehors, la font consister dans les pénitences extérieures, dans les haires, les disciplines, les jeûnes, les veilles, & dans d’autres semblables mortifications de la chair.

Plusieurs, & surtout les femmes s’imaginent être consommés en vertu, lorsqu’ils se sont fait une habitude de réciter de longues priéres vocales, d’entendre beaucoup de Messes, d’assister à tout l’Office divin, de demeurer longtems dans l’Eglise, & de communier souvent.

Quelques-uns, même parmi ceux qui servent Dieu dans la Religion, croyent que pour être parfait, il suffit d’être assidu au Chœur, d’aimer la retraite & le silence, de bien observer la discipline religieuse. Et ainsi les uns mettent la perfection dans l’un de ces exercices, les autres dans l’autre ; mais il est certain qu’ils se trompent tous. Car comme les œuvres extérieures ne sont, ou que des dispositions pour devenir parfaitement saint, ou des fruits de la parfaite sainteté, l’on ne peut dire que ce soit en ses sortes d’œuvres que consiste la perfection chrétienne, & la véritable spiritualité.

Ce sont des puissans moyens pour devenir vrayement spirituel & vrayement parfait : & quand on en use avec discrétion, ils servent merveillieusement à mortifier la nature toujours lâche pour le bien, & toujour ardente pour le mal, à pousser les attaques, & à éviter les piéges de notre Ennemi commun, & à obtenir enfin du Pere des miséricordes, les secours qui sont nécessaires à tous les Justes principalement à ceux qui commencent.

Ce sont aussi des fruits excellens d’une vertu consommée dans les personnes tout-à-fait saintes & spirituelles. Car elles maltraitent leur corps, ou pour le punir de ses révoltes passées, ou pour l’humilier & l’assujettir à son Créateur. Elles se tiennent dans la solitude & dans le silence, loin du commerce du monde, afin de se garantir des moindres fautes, & de n’avoir plus de conversation que dans le Ciel avec les Anges. Elles s’occupent aux bonnes œuvres & au service divin, Elles vacquent à la priere ; elles méditent sur la vie & sur la Passion du Sauveur, non par un esprit de curiosité, ni parce qu’elles y trouvent quelque goût sensible ; mais par le desir de mieux connoître d’un côté les miséricordes divines, & de l’autre leurs ingratitudes, de s’exciter de plus en plus à aimer Dieu, & à se haïr elles-mêmes, à suivre N. S. en portant sa Croix, en renonçant à leur propre volonté, en fréquentant les Sacremens, sans autre vûë que d’honorer Dieu ; de s’unir plus étroitement à lui, de se fortifier davantage contre les puissances de l’Enfer.

Il arrive tout le contraire à des gens grossier & imparfaits, qui mettent leur devotion dans les œuvres extérieures : car souvent elles sont causes de leur perte, & leur nuisent beaucoup plus que des pechés manifestes ; non que de soi elles ne soient bonnes, mais parce qu’ils en font un mauvais usage. Ils s’y attachent de telle sorte, que négligeant de veiller sur les mouvemens de leur cœur, ils lui donnent toute liberté, ils le laissent suivre son penchant, & l’exposent aux tromperies du démon. Et alors cet esprit trompeur voyant qu’ils s’écartent du droit chemin, non-seulement les invitent à continuer avec plaisir leurs exercices accoutumés, mais leur remplir l’imagination des vaines idées des délices du Paradis, où ils croyent être déja parmi les Anges, joüir de la vûë de Dieu. Il a même la malice de lui suggérer dans l’Oraison des pensées sublimes, curieuses, agréables ; afin qu’ayant en quelque maniere oublié le monde & les choses d’ici-bas, ils s’imaginent être élevés au troisiéme Ciel.

Mais pour peu de réflexion que l’on fasse sur leur conduite, on voit leur égarement, & combien ils sont eloignés de cette haute perfection, que nous recherchons. Car en toutes choses, grandes ou petites, ils souhaitent d’être préférés aux autres ; ils ne suivent que leur propre jugement ; ils ne font que leur propre volonté, & aveugles en ce qui les regarde ; ils ont toujours les yeux ouverts, pour observer & pour censurer les actions d’autrui. Que si on donne la moindre atteinte à cette vaine réputation où ils croyent être dans le monde, & dont ils sont très-jaloux : si on leur commande de quitter certaines pratiques de dévotion, à quoi ils sont habitués, ils se troublent & s’inquiétent étrangement. Si Dieu même, voulant leur apprendre à se connoître, & leur apprendre le vrai chemin de la perfection, leur envoye des adversités, des maladies, des persécutions cruelles, qui sont les épreuves les plus certaines de la fidelité de ses serviteurs, & qui n’arrivent jamais sans son ordre, ou sans sa permission, on voit alors leur intérieur gâté jusques dans le fond, par l’orguëil dont il est rempli.

En tous les évenemens, soit heureux, soit malheureux de cette vie, ils ne sçavent ce que c’est que de conformer leur volonté à celle de Dieu ; que de s’humilier sous sa main toute puissante ; que de se soumettre à ses jugemens, non moins justes, que secrets & impénétrables ; que de s’abaisser au dessous de toutes les créatures, à l’imitation de Jesus souffrant & humilié ; que d’aimer leurs persécuteurs, comme ceux dont la divine Bonté se sert pour les former à la mortification, & pour coopérer avec elle, non-seulement à leur salut, mais encore à leur perfection ? De-là vient qu’ils sont toujours en un danger évident de périr. Car regardant avec des yeux obscurcis par l’amour propre, eux-mêmes, & leurs actions extérieures, qui de soi sont bonnes, ils viennent à s’énorguëillir, à se croire fort avancés dans la voye de Dieu, à condamner le prochain : & souvent l’orguëil les aveugle jusqu’à un tel point, qu’il faut une grace toute extraordinaire du Ciel pour les convertir.

Aussi l’expérience nous fait-elle voir qu’il y a baucoup moins de peine à ramener un pecheur déclaré, qu’un pecheur qui se déguise & se cache volontairement à lui-même sous le voile de la vertu. Vous comprenez bien maintenant que la vie spirituelle ne consiste pas en toutes ces choses dont nous venons de parler, si l’on ne les considere que par le dehors : elle consiste proprement à connoître la bonté & la grandeur infinie de Dieu, & à sentir en même tems notre bassesse, & notre penchant au mal ; à aimer Dieu & à nous haïr nous-mêmes ; à nous soumettre non-seulement à lui, mais à toute créature pour l’amour de lui ; à renoncer entierement à notre propre volonté, afin de suivre la sienne ; & surtout à faire ces choses pour la seule gloire de son nom, sans autre dessein que de lui plaire, par la raison seule qu’il veut, & qu’il mérite que ces créatures l’aiment & le servent.

C’est ce que porte la Loi de l’amour que l’Esprit Saint a gravé dans le cœur des justes ; c’est par-là que l’on pratique cette abnégation de soi-même, si recommandée par le Sauveur dans l’Evangile : c’est ce qui rend son joug si doux & son fardeau si leger : c’est en cela que consiste la parfaite obéissance que ce divin Maître nous a toujours enseignée, & par les paroles & par les exemples. Puis donc que vous aspirez au plus haut degré de la perfection, vous devez vous faire une continuelle guerre, & employer toutes vos forces pour détruire ce qu’il y a en vous d’affections vicieuses, quelques légeres qu’elles puissent être. Ainsi il faut nécessairement vous préparer au combat, avec toute la résolution & toute l’ardeur possible : par ce que nul ne remportera la couronne, qu’après avoir généreusement combattu.

Mais songez que comme il n’est point de plus rude guerre que celle-ci, puisqu’en combattant contre soi-même, on est combattu par soi-même ; il n’est point aussi de victoire, ni plus agréable à Dieu, ni plus glorieuse au vainqueur ? Car quiconque a le courage de mortifier ses passions, de dompter ses apétits, de réprimer jusqu’aux moindres mouvemens de sa propre volonté, il fait un œuvre d’un plus grand mérite devant Dieu, que si sans cela il se déchiroit le corps par des disciplines sanglantes, ou qu’il jeûnât plus austerement que les anciens Solitaires, ou que même il convertit plusieurs milliers de pecheurs.

En effet, bien qu’à prendre les choses en elles-mêmes, Dieu fasse beaucoup plus d’état de la conversion d’une ame, que de la mortification de quelque desir déreglé, chacun néanmoins doit mettre son principal soin à faire ce que Dieu demande particulierement de lui. Or ce que Dieu demande avant toutes choses, est qu’on travaille tout de bon à mortifier ses passions ; cela lui plaît davantage, que si avec un cœur immortifié, on lui rendoit quelque service plus considérable.

Maintenant donc que vous sçavez ce que c’est que la perfection chrétienne, & qu’afin d’y parvenir, il faut vous résoudre à une guerre continuelle contre vous-même, commencez par vous munir de quatre choses, comme d’armes sans lesquelles il est impossible que vous sortiez victorieux de ce Combat Spirituel. Ces quatre choses sont la défiance de vous-même, la confiance en Dieu, le bon usage des puissances de votre corps & de votre ame, & l’exercice de la priere. Nous en parlerons avec la grace de Dieu, d’une maniere claire & succincte dans les Chapitres suivans.