Le Combat spirituel (Brignon)/32

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean Brignon.
(p. 163-175).


CHAPITRE XXXII.
De la derniere ruse du Démon, pour faire que les vertus mêmes nous deviennent des occasions de peché.

L’Ancien Serpent trouve le moyen de nous tenter par les vertus mêmes qui sont dans nous, jusqu’à nous en faire des occasions de peché. Il nous donne de l’estime & de la complaisance pour nous-mêmes & nous éleve si haut, qu’il est impossible que nous ne nous laissions aller à la vaine gloire. C’est pourquoi combattez toujours, & demeurez ferme dans la connoissance de votre néant : songez à toute heure que de votre fond vous n’êtes rien, & que vous ne pouvez rien ; que vous êtes plein de miseres & de défauts ; & qu’enfin vous ne méritez que la damnation éternelle. Ayez continuellement devant les yeux cette vérité importante ; que ce soit pour vous une espece de retranchement, d’où vous ne sortiez jamais ; & s’il vous vient des pensées & des sentimens de présomption, repoussez-les comme des ennemis dangereux qui ont conjuré votre perte.

Mais si vous voulez acquérir une parfaite connoissance de ce que vous êtes, servez-vous de cette méthode. Toutes les fois que vous jetterez les yeux sur vous & sur vos actions, envisagez seulement ce qui est de vous, sans y mêler ce qui est de Dieu, & ce que vous tenez de sa grace, & fondez ainsi toute l’estime que vous concevrez pour vous, sur ce que vous avez de vous-même. Si vous regardez le tems qui a précedé votre naissance, vous verrez que durant toute l’étenduë de l’éternité vous n’étiez rien, que vous n’avez fait, ni pû faire la moindre chose pour mériter l’être. Et si vous considerez ce tems-ci, dans lequel vous subsistez par la seule miséricorde de Dieu, que seriez-vous sans le bienfait de sa conservation ? Que seriez-vous, qu’un pur néant ? Et ne retourneriez-vous pas dans ce néant d’où vous êtes sorti, si la main toute-puissante, qui vous en a tiré, ne vous soutenoit ?

Il est donc indubitable, qu’à ne regarder que ce qui vous apartient dans l’état naturel, vous ne devez ni vous estimer vous-même, ni souhaiter que les autres vous estiment. Dans l’être surnaturel de la grace, & dans l’exercice des bonnes œuvres, vous n’avez pas plus de sujet de vous en orgueillir. Car sans le secours du Ciel, quel mérite pourriez-vous avoir, & quel bien pourriez-vous faire de vous-même ?

Si après cela vous vous remettez devant les yeux l’effroyable multitude de pechés, ou que vous avez commis, ou que vous pouviez commettre, si Dieu ne vous en avoit préservé, vous trouverez, en multipliant, non-seulement les années & les jours, mais les actions & les habitudes mauvaises ; vous trouverez, dis-je, que comme un vice en attire un autre vos iniquités seroient allées presque à l’infini, & que vous seriez devenu semblable aux Démons. Toutes ces considérations doivent vous donner de jour en jour un plus grand mépris de vous-même, & vous faire reconnoître les obligations infinies, que vous avez à la divine Bonté, bien loin de lui dérober la gloire qui lui est dûe.

Au reste, dans le jugement que vous ferez de vous-même, prenez garde qu’il n’y ait rien que de juste & de véritable, & que la vaine gloire n’y ait point de part. Car encore que vous connoissiez beaucoup mieux votre misere, qu’un autre aveuglé par l’amour propre, ne connoit la sienne, vous serez toujours bien plus criminel & plus puissant que lui du côté de la volonté, si nonobstant la connoissance que vous avez de vos défauts, vous ne laissez pas de vouloir passer pour saint dans l’esprit des hommes.

Afin donc que cette connoissance vous délivre de la vaine gloire, & vous rendre agreable à celui qui est le Pere & le Modele des humbles ; ce n’est pas assez que vous ayez un bas sentiment de vous-même, jusqu’à vous juger indigne de tout bien & digne de tout mal : il faut de plus que vous désiriez d’être méprisé du monde : il faut que vous ayez en horreur les louanges, & que vous aimiez les opprobres, & que dans les occasions vous preniez plaisir à exercer les ministeres les plus bas. Faites peu d’état de ce qu’on pensera de vous, lorsqu’on vous verra embrasser tout ce qu’il y a de plus abject. Tachez seulement de vous occuper à ces sortes d’exercices par un pur motif d’humilité, & non par un sentiment d’orgueil, par une fierté naturelle, qui sous couleur d’une générosité Chrétienne, fait qu’on méprise les discours des hommes, & qu’on se mocque de leur jugement.

Que si quelquefois on vous témoigne de l’affection & de l’estime ; si on vous loue de quelques bonnes qualités que vous avez reçûes d’enhaut, recueillez-vous incontinent en vous-même, & fondé sur les principes de la vérité & de justice que nous venons d’établir, dites à Dieu de tout votre cœur : Seigneur, ne permettez pas que je vous dérobe votre gloire, en attribuant à mes propres forces ; ce qui n’est qu’un pur effet de votre grace. Qu’à vous soit l’honneur & la louange, & à moi l’opprobre & la confusion. Puis vous tournant vers la personne qui vous loue, dites au fond de votre cœur : Quel sujet peut avoir cet homme de me louer ! Quelle bonté, quelle perfection trouve-t-il en moi ? Il n’y a qu’un Dieu qui soit bon, & il n’y a que ses œuvres qui soient parfaites. Humiliez vous de la sorte, rendez à Dieu ce qui est à Dieu. Vous vous défendez par-là de la vanité, & mériterez de jour en jour de plus grandes graces.

Si le souvenir de vos bonnes œuvres fait naître en vous quelque vaine complaisance, étouffez-là aussitôt, en considerant ces bonnes œuvres, non comme venant de vous, mais comme venant de Dieu ; & en disant avec toute humilité, comme si vous leur parliez : Je ne sçai comment vous avez été conçûe dans mon cœur, ni comment vous êtes sortie de cette abîme de corruption & de peché : car ce n’est point moi qui vous ai formées, c’est Dieu qui vous a produites, & qui a eu la bonté de vous conserver. C’est donc lui que je connois pour votre principal Auteur ; c’est lui que je veux & que je dois remercier ; c’est à lui que je renvoye toutes les louanges qu’on me donne.

Considérez après cela que toutes les actions de piété que vous avez jamais faites, non-seulement n’ont point répondu à l’abondance des lumieres & des graces que Dieu vous avoit communiquées pour les bien faire, mais que de plus il s’y est glissé beaucoup de défauts, & que l’on n’y trouve point cette pureté d’intention ; cette ferveur, cette diligence que vous y deviez apporter. Si donc vous les examinés comme il faut, bien loin d’en tirer vanité, vous n’en aurez que de la confusion, voyant le peu de profit, ou pour mieux dire, le mauvais usage que vous avez fait des graces Divines.

Mais comparez après cela vos actions avec celles des plus grands Saints, vous rougirez de la différence qu’il y a des uns aux autres. Que si vous venez à les comparer ensuite aux travaux du Fils de Dieu, dont toute la vie n’a été qu’une perpétuelle Croix ; quand même vous ne considéreriez en nulle sorte la dignité de la personne, & que vous n’auriez égard qu’à la grandeur de ses peines, & à cet amour si pur avec lequel il les a souffertes vous serez contraint d’avouer que jamais vous n’avez rien fait, ni rien souffert qui en approche.

Enfin, si levant les yeux au Ciel, vous envisagez la souveraine Majesté de Dieu, qui mérite des serviteurs infinis, vous verrez alors clairement que toutes vos bonnes œuvres sont pour vous un sujet de crainte, plûtôt que de vanité. C’est pourquoi quelque bien que vous fassiez, vous devez toujours dire avec un profond sentiment d’humilité : Mon Dieu ayez pitié de moi, qui suis un pecheur[1].

Gardez-vous aussi de publier trop facilement les graces que Dieu vous a faites. Car cela déplaît presque toujours à Notre-Seigneur, ainsi qu’il l’a témoigné lui-même de la maniere que je vais dire. Un jour s’étant apparu à une de ses servantes sous la forme d’un petit Enfant, & sans nulle marque de la Divinité, elle le pria tout simplement de réciter la Salutation Angelique : il le fit à l’heure même. Mais quand il eut dit : Vous êtes bénie entre les femmes ; il s’arrêta, ne voulant pas ajouter ce qui étoit à sa louange. Et comme elle le pressoit d’achever, il disparut, laissant cette ame sainte remplie de consolation, & plus convaincue que jamais de l’importance de l’humilité, par l’exemple qu’il venoit de lui en donner.

Apprenez encore à vous humilier dans toutes vos œuvres, les regardant comme des miroirs qui vous représentent admirablement bien votre néant. C’est là-dessus que sont fondées toutes les vertus. Car comme Dieu au commencement du monde créa de rien notre premier Pere ; ainsi il fonde maintenant tout l’édifice spirituel sur cette vérité reconnue, que de nous-mêmes nous ne sommes rien. Desorte que plus nous nous abaissons, plus l’édifice s’éleve ; & à mesure que nous creusons dans la terre, que nous découvrons le fond de notre néant, le Souverain Architecte pose les pierres solides qui servent à la structure de son bâtiment. Mettez-vous donc bien dans l’esprit, que vous ne sçauriez jamais descendre trop bas, & que s’il pouvoit y avoir quelque chose d’infini dans la création, ce seroit sa fragilité & la bassesse. O divine connoissance, qui nous rend heureux sur la terre, & glorieux dans le Ciel ! ô admirable lumiere qui sort des ténebres de notre néant, afin d’éclairer nos ames & d’élever nos esprits à Dieu ! O pierre précieuse, mais inconnue, qui brille parmi les ordures de nos pechés ! ô néant dont la seule vûe nous rend maître de toutes choses.

Je ne me lasserois jamais de parler de cette matiere. Quiconque veut honorer la divine Majesté, doit se mépriser lui-même, & souhaiter que les autres le méprisent. Humiliez-vous envers tout le monde ; abaissez-vous au-dessous de tout le monde, si vous voulez que Dieu soit glorifié en vous, & que vous le soyez en lui. Pour vous unir avec lui, fuyez la grandeur & l’élevation, parce qu’il s’éloigne de ceux qui s’élevent ; choisissez par-tout la derniére place, & il descendra de son Thrône pour venir à vous, pour vous embrasser, pour vous témoigner d’autant plus d’amour, que vous marquerez plus d’inclination à vous humilier, & à vouloir qu’on vous foule aux pieds comme la chose du monde la plus méprisable.

Si un Dieu, qui pour s’attacher plus étroitement à vous, s’est fait le dernier des hommes, vous inspire de si humbles sentimens, ne manquez pas de lui en rendre souvent des actions de graces. Remerciez aussi tous ceux qui vous aideront à les conserver, en vous maltraitant, ou en croïant que vous n’avez pas assez de vertu pour suporter un affront, remerciez-les, dis-je, & quelque mal qu’ils disent de vous, n’en faites jamais de plainte.

Mais enfin, si nonobstant toutes considérations, quoique fortes & puissantes, la malice du démon, le défaut de connoissance de vous-même, l’inclination vicieuse vous remplissent toujours l’esprit des pensées de vanité, & font naître dans votre cœur des sentimens de vous élever au dessus des autres, humiliez-vous alors d’autant plus, que vous voyez par expérience le peu de progrès que vous avez fait dans la véritable spiritualité, & combien vous avez de peine à vous délivrer de ces pensées importunes, qui marquent dans vous un grand fond d’orgueil ; par ce moyen vous ferez du poison un Antidote, & du mal même un reméde.

  1. Luc 18. 13.