Le Combat spirituel (Brignon)/43

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Traduction par Jean Brignon.
(p. 212-217).


CHAPITRE XLIII.
Que notre mauvaise inclination, jointe aux suggestions du Démon, nous porte à juger témérairement du prochain : de quelle maniere nous y devons résister.

LA bonne opinion que nous avons de nous-mêmes, produit un autre désordre bien préjudiciable ; c’est le jugement téméraire, qui fait que nous concevons, & que nous donnons aux autres une basse idée de notre prochain. Comme ce vice naît de notre orguëil, c’est aussi par notre orguëil qu’il s’entretient ; & plus il augmente, plus nous devenons présomptueux, pleins de nous-mêmes, & susceptibles des illusions du démon. Car nous venons insensiblement à avoir pour nous d’autant plus d’estime, que nous en avons moins pour les autres ; étant faussement persuadés que nous sommes tout-à-fait exemts des fautes dont nous les jugerons coupables.

Lorsque l’ennemi de notre salut reconnoît en nous cette méchante disposition, il employe toutes ses ruses pour nous rendre continuellement attentifs à examiner les défauts d’autrui, & à nous les figurer plus grands qu’ils ne sont. Il n’est pas croyable combien il s’efforce de nous remettre à tout moment devant les yeux quelques légeres imperfections que nous avons vûes dans nos freres, lorsqu’il ne peut nous y en faire remarquer de considérables.

Puis donc qu’il est si artificieux & si apliqué à nous nuire, ne soyons pas moins vigilans à découvrir & à éviter ses pieges. Aussi-tôt qu’il nous représente quelque vice du prochain, rejettons cette pensée, & s’il continue à nous presser d’en former un jugement désavantageux, gardons-nous bien d’écouter ses suggestions malignes. Souvenons-nous que nous n’avons pas l’autorité nécessaire pour juger, & que quand même nous l’aurions, nous ne serions pas assûrez de juger équitablement ; parce que nous sommes prévenus de mille passions aveugles, & que naturellement nous prenons plaisir à censurer les actions & la vie d’autrui.

Pour remédier efficacement à un mal si dangéreux, ayons l’esprit entierement occupé de nos miseres : nous trouverons au-dedans de nous tant de choses à réformer, que l’envie ne nous prendra pas de juger & de condamner les autres. De plus, en nous apliquant à considérer nos propres défauts, nous guérirons aisément l’œil de notre ame d’une certaine malignité, qui est la source des jugemens téméraires. Car quiconque juge sans raison que son frere est sujet à quelque vice, n’a que trop de fondement pour croire qu’il y est sujet lui-même ; puisqu’un homme vicieux pense toujours que les autres lui ressemblent. Lors donc que nous sommes prêt de condamner la conduite de quelque personne, blamons-nous intérieurement nous-mêmes, & faisons-nous ce juste reproche : Aveugle & présomptueux, comment es-tu si téméraire que de critiquer les actions de ton prochain, toi qui as les mêmes défauts, & qui en as de plus grands que lui ? Ainsi tournant contre nous nos propres armes, au lieu d’en blesser nos freres, nous les employerons à guérir nos playes.

Que si la faute que nous condamnons est réelle & manifeste, excusons par charité celui qui l’a commise ; croyons qu’il a des vertus cachées, qu’il n’auroit pû conserver, si Dieu n’eût permis cette chûte, croyons qu’un léger défaut que Dieu lui laisse pour quelque tems, rabattera beaucoup de la bonne opinion qu’il a de lui-même ; qu’étant méprisé des autres, il en deviendra plus humble, & par conséquent que son gain sera plus grand que la perte. Mais si le peché est non-seulement public, mais énorme ; si le pecheur est endurci & impénitent, élevons notre esprit au Ciel, entrons dans les secrets jugemens de Dieu ; considérons que beaucoup de gens après avoir longtems vêcu dans le crime, sont devenus de grands Saints, & que d’autres au contraire qui sembloient être arrivés au comble de la perfection, sont tombés malheureusement dans un abîme, d’iniquité.

Par ces considérations, chacun comprendra qu’il n’y a pas moins à craindre pour lui que pour tout autre ; & que s’il sent quelque inclination à juger favorablement des autres, c’est le Saint Esprit qui la lui donne : au lieu que ses jugemens téméraires, ses aversions & son mépris pour le prochain, n’ont point d’autre cause que sa propre malignité, & la suggestion du démon ; si donc nous nous sommes arrêtés à considérer trop curieusement les défauts d’autrui, ne nous donnons point de repos que tout ne soit effacé de notre mémoire.