Le Combat spirituel (Brignon)/59

La bibliothèque libre.
Traduction par Jean Brignon.
(p. 286-295).


CHAPITRE LIX.
De la Dévotion sensible, & des peines de l’aridité.

LA dévotion sensible procede ou de la nature, ou du démon, ou de la grace. On en connoîtra la cause par les effets qu’elle produira dans l’Ame. Car si elle n’y opere nul amendement, il y a sujet de craindre qu’elle ne vienne ou du démon, ou de la nature ; surtout si l’on y prend trop de plaisir ; si l’on s’y attache excessivement ; si l’on vient à concevoir meilleure opinion de soi. Lors donc que vous vous sentez le cœur plein de joye & de consolation spirituelle, ne perdez point trop de tems à examiner quel en doit être le principe : mais gardez-vous bien d’y mettre votre confiance, ou de vous en estimer davantage : tâchez, au contraire, d’avoir toujours votre néant devant les yeux, & de conserver une grande haine de vous-même, de rompre tout attachement pour quelque objet créé que ce soit, même spirituel, de ne chercher que Dieu seul, ne désirer que de lui plaire. Car de cette sorte, quand la douceur que vous ressentez viendroit d’un mauvais principe, elle changeroit de nature, & commenceroit à être un effet de la grace.

L’aridité spirituelle procede pareillement de trois causes dont nous venons de parler. 1. Du démon qui met tout en œuvre pour nous porter au relâchement, pour nous détourner du chemin de la perfection, pour nous rengager dans les vains plaisirs du monde. 2. De la nature corrompue qui nous fait commettre beaucoup de fautes, qui nous rend tiedes & négligens, & qui attache nos cœurs aux biens de la terre. 3. De la graçe que le Saint Esprit nous communique, soit pour nous détacher de tout ce qui n’est pas à Dieu, & qui ne va pas à Dieu ; soit pour nous convaincre pleinement que tout ce que nous avons de bien, ne peut venir que de Dieu ; soit pour nous faire estimer davantage les dons du Ciel ; soit pour nous unir plus étroitement avec lui, en nous faisant renoncer à tout, même aux délices spirituelles, de peur que les aimant trop, nous ne partagions notre amour, qui doit être tout à lui ; soit enfin, parce qu’il se plaît à nous voir combattre généreusement, & profiter de ses graces.

Lors donc que vous vous trouvez dans le dégoût & l’aridité, rentrez en vous-même ; examinez quel est le défaut qui vous a fait perdre la dévotion sensible ; corrigez-vous-en au plûtôt, non pour recouvrer cette douceur qui s’est changée en amertume, mais pour bannir de votre ame tout ce qui n’est pas agréable à Dieu. Que si après une exacte recherche, vous ne découvrez point ce défaut, ne pensez plus à la dévotion sensible, tâchez seulement d’acquérir la vraie dévotion, qui consiste à vous conformer en tout à la volonté de Dieu ; n’abandonnez pas vos exercices spirituels ; mais quelque infructueux, quelques incipides qu’ils vous paroissent, résolvez-vous d’y persévérer avec constance, bûvant de bon cœur le Calice que votre Pere Céleste vous présente de sa main.

Et si outre l’aridité, qui vous rend comme insensible aux choses de Dieu, vous vous sentez encore l’esprit tellement embarrassé & plein d’épaisses ténébres, que vous ne sçachiez à quoi vous résoudre, ni quel parti prendre, ne vous découragez pas pour cela ; demeurez toujours attaché à la Croix ; méprisez tout soulagement humain, & rejettez les vaines consolations que le monde & les créatures, vous pourroient donner.

Cachez au reste votre peine à tout autre qu’à votre Pere spirituel, à qui vous devez la découvrir, non pour y trouver quelque sorte d’adoucissement, mais pour apprendre à la supporter avec une entiere résignation à la volonté divine. N’employez pas vos communions, ni vos prieres, ni vos autres exercices spirituels, pour obtenir de Notre-Seigneur qu’il vous détache de la Croix, priez-le plûtôt qu’il vous donne assez de courage pour y demeurer à son exemple, & à sa plus grande gloire jusqu’à la mort.

Mais si le trouble de votre esprit ne vous permet pas de prier & de méditer à l’ordinaire, priez, méditez toujours le moins mal que vous pourrez : & si vous ne pouvez pas faire agir l’entendement, suppléez à ce défaut par les affections de la volonté : joignez-y l’Oraison Vocale, en vous adressant tantôt à vous-même, tantôt à Notre-Seigneur. Vous ressentirez de merveilleux effets de cette sainte pratique, & elle vous sera d’un très-grand soulagement dans toutes vos peines. Dites-vous donc à vous-même en cette rencontre : a[1] O mon ame, pourquoi êtes-vous si triste, & pourquoi me causez-vous tant de trouble ? Espérez en Dieu : car je chanterai encore ses louanges, puisqu’il est mon Sauveur & mon Dieu. b[2] D’où vient, Seigneur, que vous êtes éloigné de moi ? Pourquoi me méprisez-vous, lorsque j’ai le plus de besoin de votre assistance ? Ne m’abandonnez pas tout-à-fait. Vous vous souviendrez aussi des bons sentimens que Dieu inspiroit à Sara femme de Tobie dans son affliction, & vous direz avec elle, dans le même esprit, non-seulement de cœur, mais même de bouche. [3]Mon Dieu, tous ceux qui vous servent, n’ignorent pas que s’ils sont éprouvés en cette vie par les souffrances, ils en seront récompensés : s’ils sont accablés de peines, ils en seront délivrés : si vous les chatiez avec justice, vous leur ferez miséricorde. Car vous ne vous plaisez pas à nous voir périr : vous faites succeder le calme à la tempête, & la joye aux pleurs. O Dieu d’Israël que votre nom soit béni dans tous les siécles.

Représentez-vous encore votre Sauveur, qui dans le Jardin & sur le Calvaire, se voit abandonné de celui dont il est le Fils bien-aimé, & le Fils unique : portez la Croix avec lui, & dites de tout votre cœur : [4]Que votre volonté se fasse, & non pas la mienne. De cette sorte joignant l’exercice de la patience à celui de la priére, vous acquérerez la vraie dévotion, par le sacrifice volontaire que vous ferez de vous-même à Dieu. Car, comme j’ai déja dit, la vraie dévotion consiste dans une volonté prompte & déterminée à suivre Jesus chargé de sa Croix, partout où il nous appelle ; à aimer Dieu, parce qu’il mérite d’être aimé, & à quitter, s’il est besoin, Dieu pour Dieu. Que si une infinité de gens qui font profession de piété, mésuroient à cela leur avancement spirituel, plûtôt qu’à de certains goûts d’une dévotion sensible, ils ne seroient pas trompés comme ils sont, ni par leurs fausses lumieres, ni par les artifices du démon ; ils n’en viendroient pas excès d’ingratitude, que de murmurer contre le Seigneur, & de se plaindre sans raison de la grace qu’il leur fait d’éprouver leur patience ; ils s’efforceroient au contraire de le servir plus fidelement que jamais, persuadés qu’il ordonne, ou qu’il permet toutes choses pour sa gloire & pour notre bien.

C’est encore une illusion dangéreuse que celle où sont plusieurs femmes, qui abhorrent véritablement le peché, & qui employent tous leurs soins pour en éviter les occasions ; mais s’il arrive que l’Esprit immonde les tourmentent par des pensées sales & abominables ; & quelquefois même par des visions horribles, elles se troublent & perdent le courage, croyant que Dieu les a délaissées. Elles ne sçauroient s’imaginer que le Saint Esprit veuille demeurer dans une ame remplie de tant de fantômes impures. Ainsi elles s’abandonnent à la tristesse & tombent dans une espece de désespoir ; de sorte qu’à demi vaincues par la tentation, elles songent à quitter leurs exercices spirituels, & à retourner en Egypte ; aveugles, qui ne voyent pas l’insigne faveur que Dieu leur fait de permettre qu’elles soient tentées, afin d’empêcher qu’elles ne s’oublient, & de les forcer par le sentiment de leur misere, à ne pas s’éloigner de lui. C’est donc une extrême ingratitude que de se plaindre d’une chose, dont elles devroient rendre mille actions de graces à son infinie bonté.

Ce qu’il faut faire en cette rencontre, c’est de bien considérer les inclinations perverses de notre nature corrompue. Car Dieu, qui connoît ce qui nous est le plus utile, veut que nous sçachions que de nous-mêmes nous ne nous portons qu’au peché, & que sans lui nous nous précipiterons dans le dernier de tous les malheurs. Il faut ensuite nous exciter à la confiance en sa divine miséricorde, & croire que puisqu’il nous fait voir le péril, il a dessein de nous en tirer, & de nous unir plus étroitement avec lui par l’Oraison. C’est de quoi nous lui devons témoigner une extrême reconnoissance.

Mais pour revenir à ces mauvaises pensées qui nous viennent malgré nous, il est très certain qu’elles se dissipent beaucoup mieux par une humble souffrance de la peine qu’elles nous font, & par l’application de notre esprit à quelque autre objet, que par une résistance inquiete & forcée.

  1. Ps. 42. 5.
  2. Psal.9. 22.
  3. Tob. 3. 21.
  4. Luc, 22. 42.