Le Comité central et la Commune/Chapitre 1

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Maurice Dreyfous (p. 7-13).



I
LE COMITÉ CENTRAL


On a vu soudain, au 18 Mars, comme d’un coup de foudre, une révolution accomplie, l’armée et le gouvernement jetés pêle-mêle hors de Paris, un groupe d’inconnus au pouvoir, victorieux, obéi. À un désastre si imprévu et si invraisemblable, on n’a trouvé d’autre explication qu’un redoutable complot, patiemment conduit et puissamment discipliné. Le 19, on croyait généralement les hommes du comité central de profonds conspirateurs, véritables auteurs des événements. Est-ce la vérité ? Ou le mouvement fût-il une résistance spontanée et tumultueuse à l’attaque des troupes ? Avant de répondre, il faut chercher ce que fût ce fameux comité : recherche facile, aujourd’hui que ses procès-verbaux, saisis par l’armée, ont été publiés bar la commission d’enquête et complétés par les dépositions des maires, des chefs de l'armée et des agents de la police.

On sait quelle importance la garde nationale avait prise pendant le siège ; la vie privée et publique avait subi profondément l’influence des relations et des habitudes qu’elle créait ; le groupement de la population par bataillon, par compagnie, était entré dans les mœurs ; pour présenter ses réclamations, comme pour examiner les candidats aux fonctions municipales ou à la députation, on nommait des délégués de compagnie. Quand les élections générales, les négociations pour la paix, les premières séances de l’Assemblée, mirent le comble à l’émotion publique, le mouvement de l’opinion trouva là un cadre tout préparé ; on chercha, de divers côtés, à se concerter entre délégués de bataillons différents.

Une des plus obscures parmi les réunions qui firent cette tentative, fut celle qui, le 15 février, à Tivoli-Vauxhall, jeta les bases du comité central. Elle annonça le but assez vague « de préciser et de prescrire, d’exprimer et de défendre les droits des citoyens, d’établir et de fortifier les liens de solidarité et d’union qui doivent faire de la milice citoyenne la seule force nationale ». La seule pensée nette qui parut dans les premiers documents était une pensée électorale. En effet, à l’époque où eut lieu la première réunion, le vote n’était pas encore entièrement dépouillé ; on sait que cette opération dura pendant de longues journées : tout le monde croyait, en présence de l’éparpillement des voix, qu’un second tour de scrutin serait nécessaire. Les fondateurs du comité central semblaient avoir pour idée fixe de combattre les candidatures des « avocats » et des « journalistes ». En effet, quelques jours plus tard, les statuts établissaient une procédure minutieuse pour le choix des candidats qu’on recommanderait aux électeurs.

Étaient-ce là des prétextes pour dissimuler les préparatifs d’une insurrection ? On pourrait le croire si les fondateurs du comité avaient joué un rôle au 18 Mars ou dans les temps qui ont suivi ; mais ils disparaissent presque tous, peu après le 15 février ; un seul d’entre eux, Arnold, faisait encore partie du comité le mois suivant; ils sont qualifiés de « réactionnaires » dans les procès-verbaux de l’Internationale ; et si l’on cherchait ce que sont devenus les hommes qui ont créé une institution si révolutionnaire, on serait bien surpris de rencontrer dans leurs rangs les esprits les plus doux, les plus inoffensifs, les plus étrangers au mouvement. Un autre personnel a pris leur place, quand l’association fondée par eux a joué le rôle qu’on lui connaît. Il est donc impossible de trouver, dans les fondateurs du comité central, ni un groupe directeur, ni un dessein arrêté.

Cependant, les événements se pressaient. La signature du traité, l’entrée des Prussiens, les premiers exploits de la majorité cléricale et royaliste de Bordeaux, donnaient la fièvre à Paris tout entier. Le commandement militaire manquait de prestige et d’autorité. Le choix de chefs connus pour leur énergie au 2 Décembre, et pour leur inactivité pendant la guerre, faisait redouter un coup d’État et achevait de compromettre le pouvoir légal ; car ils étaient, tout ensemble, une menace et une faiblesse ; avec eux, on pouvait à la fois tout craindre et tout oser. Alors se produisit une anarchie, que celle de la Commune, le mois suivant égalait à peine.

C’est au milieu de cette anarchie que le comité central changea graduellement de caractère. Mais, même au 17 mars, existait-il un groupe d’hommes d’action ayant étendu, sur tous les éléments révolutionnaires de Paris, la puissante organisation qu’on suppose ? Il faut bien répondre que non.

De tous les côtés, dans l’anxiété universelle, on avait senti le besoin de se grouper. Qu’on se reporte à ce moment plein d’angoisses, gros de malheurs imprévus, où un événement quelconque, tentative monarchique, collision avec les Prussiens, pouvait couvrir Paris de sang et de ruines, tandis que l’autorité légale restait si inactive qu’elle n’avait même pas pris la peine de déménager les fameux canons oubliés dans la zone ouverte à l’ennemi ; et l’on comprendra quel sentiment, encore vague, de méfiance et d’inquiétude forma et grandit peu à peu ces groupes divers, clubs dégénérés en comités, réunions accidentelles devenues durables, tous prenant au gré des événements, des émotions, des désordres publics, une influence et une action plus étendues.

On connaît un certain nombre de ces comités, tous aussi « centraux » les uns que les autres : comité central de la délégation des vingt arrondissements, comité central des défenseurs de la République, comité fédéral républicain, comité de la réunion de Marseillais, comité central de Montmartre, etc. En même temps des généraux d’occasion, comme l’acteur Henry (14e arrondissement), Duval (13e arrondissement), nommés chacun par une réunion quelconque, s’installaient en face de l’autorité légale. Il est vrai que, quelques jours avant le 18 Mars, l’un des comités s’était entendu avec le comité central où étaient entrés les deux généraux de fantaisie. Mais le reste suffisait pour faire un beau chaos.

Deux de ces groupes seulement étaient formés d’hommes connus pour leur rôle dans les réunions publiques ou dans les troubles de l’empire : la délégation des vingt arrondissements et les défenseurs de la République. Les autres étaient presque entièrement composés d’inconnus. Aucun n’avait, dans la confusion universelle, d’autorité ni d’importance prépondérante. On peut en juger par divers incidents : Plusieurs fois, la population reconnût des officiers prussiens, en uniforme, visitant Paris en voiture : ils soulevaient une grosse colère ; on les arrêtait, on les menait au comité central. (Déposition du général Vinoy et des commissaires de police.) Quel comité central ? Une fois (27 février), c’est la délégation des vingt arrondissements. Une autre fois (13 mars), c’est le club de la Marseillaise. Ce qui a rapport aux canons de Montmartre est plus grave. Or, ils étaient gardés par un « comité central de l’arrondissement, et par la garde nationale du quartier » : ni l’un ni l’autre n’avaient aucun rapport avec le comité du Wauxhall.

Le comité central disparaît si bien, au milieu de tous ces rivaux, que le général Vinoy, qui, dans son journal tient un compte exact des clubs, associations, comités, etc., n’oublie justement que celui du Wauxhall, bien qu’il prît soin d’adresser ses communications aux feuilles publiques.

Ainsi les documents nous montrent, au lieu d’un comité obéi, centralisant les forces « révolutionnaires », un éparpillement, un désordre, une confusion complète. Trouve-t-on au moins, à Tivoli-Wauxhall, un groupe de meneurs suivant avec persistance un dessein arrêté ? Qu’on en juge.

En cinq ou six semaines, du 15 février au mois d’avril, le comité a pris différentes formes : commissions préparant ou révisant les statuts, comité central de la garde nationale, gouvernement insurrectionnel, pouvoir indéfini à côté de la Commune. Chacune de ses délibérations, à toutes les époques, d’après les procès-verbaux, réunissait environ dix à vingt membres. Eh bien ! plus de cent personnes ont passé par le comité central ; on se demande, à la fin, si c’est un comité ou un carrefour.

J’ai déjà dit que des vingt fondateurs, un seul restait le 15 Mars. Le 28 février, à la seconde réunion, dix-huit nouveaux noms paraissent, dont dix ne figurent plus quinze jours plus tard. Le 15 mars, le groupe qui prendra le pouvoir trois jours après, contient sur trente-cinq membres, vingt-quatre personnes restées jusque-là étrangères au comité.

Profond calcul, dira-t-on, système prémédité pour mieux se dissimuler. Cette dissimulation serait étrange dans un comité qui publie ses actes dans les journaux, étale des placards sur les murs et défie ouvertement l’autorité ! D’ailleurs, les procès-verbaux révèlent les véritables causes qui ont fait de cet étrange comité une sorte de lieu de passage. On y surprend à chaque instant la mobilité, l’absence d’idées suivies, le pêle-mêle. Tel qui s’est fait élire renonce tout d’un coup au comité ; il y en a qui n’ont jamais siégé. D’autres, au contraire, sans être élus, viennent avec un ami et délibèrent, jusqu’au moment où, sur une réclamation, ils sont exclus. Ajoutez que les membres du comité sont toujours révocables : ils ont été nommés, sous prétexte de délégation, par quelques camarades : des mécontents réclament, se réunissent, les révoquent et les remplacent. Imagine-t-on un complot préparé au milieu de ce va-et-vient ?

Ainsi va le comité, lançant à tout hasard des ordres dont les porteurs sont souvent durement mis à la porte ; commandant des bataillons qui restent parfois fort tranquilles ; convoquant des réunions d’officiers qui avortent généralement, « pour des raisons, dit une fois le rapporteur, qu’il est inutile de citer » ; — obéi sur un point, méconnu ou dédaigné sur un autre, jusqu’au jour où, la troupe mise en mouvement pour reprendre les canons de Montmartre lève la crosse en l’air devant une cohue d’hommes, de femmes, d’enfants, et où il met hardiment la main sur le pouvoir vacant.

Est-il nécessaire de résumer les faits qui précèdent ? — Le comité central était assurément dans l’insurrection ; il la désirait sans doute : il ne l’a ni causée ni organisée. Loin d’avoir discipliné l’émotion tumultueuse et désordonnée de Paris, il en est lui-même un des symptômes les plus complets. Le juge a pu voir dans les membres du comité des accusés responsables du mouvement : aucun historien n’en cherchera jamais les causes réelles dans leurs desseins, dans leurs calculs et dans leurs actes.

Où donc, alors, les trouverons-nous ?