Le Commerce de l’Orient sous les règnes d’Auguste et de Claude

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Le Commerce de l’Orient sous les règnes d’Auguste et de Claude
Revue des Deux Mondes3e période, tome 60 (p. 312-355).
LE
COMMERCE DE L’ORIENT
SOUS LES RÈGNES D’AUGUSTE ET DE CLAUDE


I.

Depuis que Rome avait fait la conquête de l’Asie, la société romaine était devenue scandaleusement raffinée. Elle avait renoncé au régime des anachorètes : l’écuelle de bois de Marcus Curius Dentatus, les choux et les raves du vieux Caton ne lui suffisaient plus; il lui fallait, avec les plats d’or et d’argent, des épices pour aiguiser son appétit; plus de 105 millions de francs, consacrés à l’achat des productions de l’Inde, sortaient chaque année de l’empire et n’y rentraient pas. Le besoin de se procurer des aromates pour embaumer ses momies avait jadis appris à la vieille Égypte le chemin des échelles de l’encens ; le souci des plaisirs de la vie présente, les exigences d’un luxe que n’enchaînaient plus les lois somptuaires devaient provoquer, chez les Romains de la décadence, un effort analogue. Ce fut sous l’empereur Claude, dans la septième année de son règne que la géographie accomplit cette inappréciable conquête : la découverte d’une route directe vers la terre des épices. La mémoire de Claude en resta révérée à jamais chez les alexandrins. De temps immémorial, l’Europe et l’Inde ont échangé leurs produits ; seulement, comme l’a fort justement fait observer le docteur Vincent[1], elles les échangeaient par des voies qui leur restaient inconnues à toutes deux. Un égal mystère planait sur les communications qui suivaient, à travers la Tartarie et la Perse, la voie de terre, et sur celles que favorisait le rapprochement des deux branches du Golfe-Persique. De la côte d’Oman aux rivages de la Carmanie, le trajet, en certains endroits, n’excède pas 40 milles : Néarque nous a prouvé qu’on pouvait, pour peu qu’on eût d’audace, de la Carmanie atteindre, en longeant la côte, les bouches de l’Indus. Les habitans de l’Yemen, connus autrefois sous le nom de Sabéens, étaient tout à la fois robustes, guerriers, et hardis marins : ce peuple navigateur servit, dès les premiers âges, d’intermédiaire au commerce maritime entre l’Asie et l’Europe. Il acquit, à ce double trafic, des richesses considérables et fît en même temps la fortune des Ptolémées, comme il avait fait, à une autre époque, la fortune des Pharaons et la fortune de Tyr. Les comptoirs qu’il avait fondés et fortifiés sur la côte d’Afrique existent presque tous encore aujourd’hui. Les Portugais, quinze siècles après Auguste, trouvèrent le pouvoir arabe établi de Mascate jusqu’à Mozambique.

La soif de l’or a de tout temps enfanté des prodiges : c’en était un, assurément, que d’oser affronter ces mers orageuses sur les vaisseaux que nous a décrits Procope, vaisseaux dont les bordages, au lieu d’être assemblés par des chevilles de fer, étaient tout simplement cousus l’un à l’autre, sans qu’on eût même pris soin de les enduire de poix. « Il y aurait danger à employer le fer dans ces constructions, disaient les voyageurs amis du merveilleux, à cause des montagnes d’aimant dont les mers de l’Inde sont semées. » Sur les vaisseaux des Romains, le fer ne faisait certes pas défaut, et cependant, quand ils firent leur apparition dans ces parages, les Romains ne virent pas les chevilles de leurs navires s’arracher des bordages qu’elles unissaient; il n’y a que le vaisseau de Sinbad le marin qui ait couru ce fâcheux hasard. En réalité, si les Arabes n’employaient pas le fer pour consolider le frêle assemblage de planches auquel ils confiaient leur vie, c’est qu’ils n’en possédaient pas. Une loi sévère, prenant ses précautions contre leur humeur turbulente, défendait sous peine de mort de leur en porter.

Alexandre conduisit les Macédoniens aux sources mêmes du commerce qui avait jusqu’alors passé par les mains des Sabéens. Un peu plus tard, les ambassadeurs que les rois de Syrie envoyèrent à Sandracottus et à son successeur Allitrochades, complétèrent les notions transmises par Aristobule et par Onésicrite. On sut, par Mégasthène et par Deïmacus, que la véritable capitale de l’Inde n’était ni sur les bords de l’Hydaspe, ni sur ceux de l’Hydraote : elle était sur les bords du Gange. Si l’on pouvait se promettre d’immenses avantages à commercer avec Pattala, c’eût été un coup de partie que de nouer avec Palibothra des relations directes. Que les Séleucides réussissent à détourner vers Palmyre, Damas et Antioche le trafic auquel la Mer-Rouge servait de canal, les Ptolémées perdaient immédiatement la principale source de leurs revenus. Les rois grecs de la Bactriane étaient aussi bien placés, mieux peut-être que les Séleucides, pour abréger la route et les fatigues des caravanes : il leur suffisait d’emprunter le cours de l’Oxus, qui se jetait alors dans la mer Caspienne ; sur l’autre rive, le Cyrus, l’Araxe et le Phase ouvraient aux marchandises un chemin facile jusqu’au Pont-Euxin. Ptolémée Philadelphe comprit la nécessité d’étudier de plus près la voie qui traversait ou bordait ses états : le canal de Suez voulut se défendre contre le chemin de fer de l’Euphrate et contre les entreprises moscovites. Dalion, Aristocréon, Bien, Basilis, Simonides furent envoyés en Abyssinie ; Timosthène doubla le cap des Aromates, promontoire bien connu aujourd’hui de nos marins, qui l’appellent, de son nom arabe, le cap Guardafui. Il descendit même la côte d’Afrique jusqu’à la hauteur de la pointe septentrionale de Madagascar, qui portait alors le nom de Cerné. Que résulta-t-il de cette double exploration ? L’intérieur de l’Ethiopie, la côte africaine, furent mieux connus sans doute, mais cent quarante-six ans après la mort d’Alexandre, quand Agatharchides rédigeait son routier de la mer Erythrée, les souverains grecs de l’Egypte ne faisaient pas encore un commerce direct avec l’Inde ; comme par le passé, ils recevaient les précieux produits de cette lointaine contrée par l’intermédiaire des Sabéens, dont leurs vaisseaux allaient chaque année visiter les nombreux comptoirs.

L’Egypte devint province romaine dans la trentième année avant notre ère. Dès qu’elle fut soumise, Auguste forma le projet d’étendre la puissance de Rome sur l’Arabie et sur l’Ethiopie. Il supposait que l’Arabie produisait les épices si recherchées sur le marché romain, que l’Ethiopie renfermait des mines d’or inépuisables. Dix ans après la réduction de l’Egypte, Gallus avait pénétré dans le cœur de l’Arabie ; Pétronius s’était avancé de 870 milles au-dessus de Syène, dans la partie la plus ignorée de l’Ethiopie. La reine des Éthiopiens se reconnaissait tributaire de l’empire ; le désert gardait aux Arabes leur indépendance. Parti du fond du golfe avec une armée composée de dix mille Romains, de cinq cents Juifs et de mille Nabatéens, Gallus, après quatre-vingt-six jours de marche, se trouva brusquement arrêté par une bicoque dont le manque d’eau ne lui permit pas de poursuivre le siège. Il dut battre en retraite ; au bout de soixante jours, il finit par gagner la côte d’Arabie. Là il trouva heureusement des navires et put s’embarquer, avec les débris de ses troupes, pour rentrer en Égypte. Dans le cours de cette laborieuse et stérile campagne, Gallus ne perdit que sept hommes par le fer de l’ennemi ; les maladies, la famine, la soif, les marches forcées lui infligèrent des pertes énormes. Gallus était-il du moins arrivé à la terre où naissent les épices ? — al nacimiento de la especeria, diront quinze cents ans plus tard les Espagnols, — Pétronius rapportait-il de l’or de l’Éthiopie ? Le plus clair résultat de la double entreprise, résultat qui, en somme, n’était pas à dédaigner, fut, disons-le sur-le-champ, la perte d’une illusion. L’Arabie n’était autre chose qu’un des chemins de l’Inde ; l’Éthiopie n’avait à offrir que ses éléphans. Si l’on voulait aller chercher les épices au pays qui les produisait, il fallait reprendre sans hésiter la route de Néarque. Ct-st ce que firent bientôt les Alexandrins. Ces Grecs, qui s’étaient peu à peu acclimatés en Égypte, y conservaient l’esprit d’aventure qui jadis avait amenée des côtes de la Thessalie sur les bords du Phase les compagnons de Jason. Ils possédaient de meilleurs vaisseaux que les Sabéens, et ne leur cédaient en rien sous le rapport de l’audace. Auguste vivait encore que Strabon, accompagnant à Syène Ælius Gallus, devenu préfet de l’Égypte, pouvait déjà écrire : « Les flottes des marchands d’Alexandrie arrivent par le Nil et le Golfe-Arabique jusqu’à l’Inde. » — « J’ai vu de mes propres yeux, ajoutait-il, à Myos-Hormos cent vingt vaisseaux qui font régulièrement ce voyage. » Ainsi fut portée jusqu’aux bords inconnus d’où venaient la cannelle et le poivre, la renommée de ce nouveau pouvoir qui convertissait les royaumes en provinces, et rangeait sous ses lois des peuples que n’avait pas même connus Alexandre. Une ambassade indienne vint à Rome : elle était envoyée à Auguste par Pandion, — nom de prince ou nom de pays, l’érudition moderne n’est pas encore bien fixée sur ce point. — Ce Pandion, que d’autres historiens ont appelé Porus, était très probablement un des rajahs de la côte de Malabar. Les vaisseaux qui amenèrent ses ambassadeurs doivent, si nous nous en rapportons aux conjectures toujours fort ingénieuses du docteur Vincent, les avoir débarqués soit dans le Golfe-Persique, soit à l’entrée de la Mer-Rouge, peut-être sur la côte d’Arabie, peut-être encore sur la côte éthiopienne. Les vaisseaux étrangers hésitaient toujours à s’engager dans le golfe, où ils n’avaient guère que la chance de rencontrer constamment des vents contraires. Les députés de Pandion apportaient à Auguste de riches présens ; ils ne paraissent pas avoir apporté de grands secours aux géographes. Strabon, qui écrivit son livre plusieurs années après cette ambassade, se croit encore, au moment où il s’apprête à parler de l’Inde, obligé de faire appel à l’égalité d’âme, je dirai presque à l’équité du lecteur. « L’Inde, dit-il, est très éloignée ; peu des nôtres l’ont vue, et ceux qui y ont pénétré n’en ont visité qu’une partie ; leurs récits se composent généralement de ce qu’ils ont pu apprendre par ouï-dire. Parmi les marchands égyptiens qui ont fait le voyage de l’Inde, combien en est-il qui soient parvenus jusqu’au Gange ? Ceux qui ont eu cette bonne fortune sont tous gens illettrés, et ce n’est pas d’eux qu’il faut attendre la moindre lumière sur ces pays. »

Les autorités que Strabon invoque de préférence pour nous décrire l’Inde et ses habitans sont surtout Ératosthène et Patrocle. Ératosthène était plutôt un astronome et un mathématicien qu’un géographe ; il fut, dit-on, le premier astronome qui ait mesuré un degré d’un grand cercle. Directeur de la bibliothèque d’Alexandrie sous le règne de Ptolémée Évergète, il put naturellement en consulter les archives. Eratosthène mourut en l’année 194 avant Jésus-Christ, âgé, à cette époque, de quatre-vingt-un ans. Quant à Patrocle, nous ignorons s’il fut plus marin que géographe ou plus géographe que marin : en tout cas il commanda sous les Séleucides la flotte de la mer Caspienne. On peut cependant douter qu’il ait jamais trouvé le loisir d’explorer les parages confiés à sa surveillance, car il commit la faute d’accréditer, sur de vagues données, la croyance d’une communication directe entre la mer Caspienne et l’Océan indien. Nous verrons, au début du XVIe siècle de notre ère, Sébastien Cabot accorder à ce renseignement trompeur une foi absolue. Pourquoi le géographe de Charles-Quint et d’Édouard VI eût-il récusé une autorité à laquelle un des princes de la science, Strabon, lui avait donné l’exemple de se soumettre ? « Les rois, dit Strabon, ont souvent investi Patrocle de grands commandemens, et cet amiral a sur les compagnons d’Alexandre, qui n’ont observé l’Inde qu’en passant, le grand avantage d’avoir pu profiter de tous les documens rassemblés par Alexandre lui-même. Xénocle, le gardien du trésor royal, les mit à la disposition du commandant de la flotte d’Antiochus. »

Sous Claude enfin, comme nous l’avons dit plus haut, on eut des notions plus précises sur la navigation de la Mer-Rouge et de l’Océan indien. Un écrivain dont le nom ne nous a pas été conservé, mais que les érudits soupçonnent à bon droit d’avoir été un marchand d’Alexandrie employé lui-même aux voyages de l’Inde, publia, longtemps après Agatharchides, un nouveau Périple de la Mer-Érythrée. Au temps d’Agatharchides, géographe grec né à Cnide vers l’an 150 avant Jésus-Christ, les vaisseaux égyptiens prenaient leur point de départ d’Arsinoé située au fond du golfe de Suez ; plus tard, sous le règne de Claude, on les voit, suivant l’auteur anonyme du Périple de la Mer-Érythrée, s’épargner cette partie laborieuse de la traversée et partir d’un port placé en dehors du golfe, de Myos-Hormos (le port des rats), dans lequel on pourrait, à la rigueur, reconnaître Cosseïr. « La Mer-Érythrée, en français la Mer-Rouge, — nous avait appris Agatharchides, — tire son nom de la teinte que prennent, sous les rayons d’un soleil ardent, les montagnes qui en bordent la rive occidentale, ou plutôt de la couleur qu’affectent généralement les collines de sable qui se succèdent du côté de l’Orient, presque à toucher la plage. » Cette longue mer étroite se bifurque en approchant des rivages de l’Égypte: elle forme alors deux golfes qui s’enfoncent au loin, séparés par la presqu’île de Sinaï, l’un vers le nord-est, l’autre vers le nord-ouest. Le premier de ces golfes est le golfe d’Akaba, jadis le Golfe-Élamitique, le second est le golfe de Suez, connu dans l’antiquité sous le nom de golfe d’Héroopolis. Strabon nous apprend comment on était parvenu à éviter la traversée du golfe de Suez, qui a 167 milles de longueur et une largeur variant de 10 à 23 milles. Un canal allait d’Alexandrie rejoindre à Schedia la branche canopique du Nil; de Schedia, nous raconte Pline l’Ancien à son tour, on remontait le Nil jusqu’à Coptos. Grâce aux vents étésiens, on franchissait cet espace de 445 kilomètres en douze jours. A Coptos, on trouvait des chameaux qui conduisaient les caravanes, au temps de l’auteur du Périple, jusqu’à Myos-Hormos, au temps de Pline bien plus près encore de l’entrée de la Mer-Rouge, à Bérénice. On se rendait alors de Coptos à Bérénice en douze jours; les étapes étaient marquées, comme elles le sont ordinairement dans le désert, par des puits. Il ne faut pas oublier que le commerce de l’Inde laissait de côté les produits encombrans et ne s’adressait qu’aux marchandises précieuses qui sont généralement des objets de peu de volume : le vaisseau du désert pouvait donc, sans grand inconvénient, se substituer, pendant une partie du voyage, au vaisseau de l’océan.

La Mer-Rouge a 1,230 milles environ de longueur. De longues bandes parallèles de bancs de corail la partagent en trois canaux distincts : le canal du milieu, large de 40 milles au moins, et les deux canaux latéraux, qui permettent de suivre à volonté la côte d’Arabie ou la côte d’Afrique. Cette grande vallée sous-marine dont la profondeur atteint sur quelques points près de 2,000 mètres, est très resserrée à son issue dans l’Océan indien. Sa largeur ne dépasse pas alors 15 milles, mais la nappe d’eau s’épanouit graduellement et présente sur presque toute son étendue un immense détroit qui, du rivage de l’Abyssinie au rivage arabique, mesure en moyenne de 150 à 190 milles, ne se rétrécissant un peu qu’aux approches de la presqu’île de Sinaï. Tout ce vaste bassin est bordé de hautes terres. A l’est, se prolongent les montagnes plates de l’Arabie ; à l’ouest, se développe une chaîne plus élevée encore, la chaîne éthiopienne, qui atteint jusqu’à 1,220 et 1,830 mètres d’altitude. Le soleil et la sécheresse font de cette mer, comprise entre le trentième et le douzième degré de latitude, une véritable fournaise; sur aucun autre point du globe le marin ne rencontre une atmosphère aussi étouffante. Le vent du nord, presque constant dans le golfe de Suez, ne s’étend guère, avec cette persistance, au-delà d’une certaine zone. Du dix-septième au vingt-et-unième degré de latitude, les vents pendant l’hiver soufflent presque aussi souvent du sud que du nord; du vingt-et-unième au trentième degré, ils varient suivant la saison : d’octobre jusqu’en mai, il faut s’attendre à voir prédominer les vents de la partie du sud, forts et constans entre novembre et mars, violens même en janvier, pluvieux en décembre. Mars, avril et mai sont sujets à des calmes orageux et à des brises variables. L’été rend au nord-ouest un peu plus de vigueur: ce n’est cependant que durant les mois de juin et de juillet qu’on le voit empiéter sur la zone qui lui est, pendant la majeure partie de l’année, interdite. « Avec les vents du sud, nous apprend le capitaine Moresby, l’atmosphère est rougeâtre et chargée de vapeurs ; avec les vents du nord, le temps est sec et clair. » En somme, la navigation de la Mer-Rouge pour des vaisseaux à voiles est toujours laborieuse et lente; celle du golfe de Suez devait présenter aux navires qui revenaient de l’Inde de telles difficultés que l’on comprendra aisément l’empressement que les vaisseaux alexandrins mirent à y renoncer.


II.

Oublions un instant dans quel siècle nous vivons et, devenant en quelque sorte les contemporains d’Auguste ou de Claude, faisant abstraction de toute notre science moderne, entreprenons avec un de ces capitaines alexandrins que Strabon qualifie si durement de marins illettrés, entreprenons, dis-je, le lointain et laborieux voyage de l’Inde. Les savans commentaires dont le Périple de la Mer-Érythrée, œuvre d’un auteur anonyme, a été enrichi par l’érudition secourable de Charles Müller, nous rendront heureusement la tâche assez facile.

Le premier port, et en même temps le premier comptoir que nous rencontrerons sur notre route, si nous suivons la rive droite, ou, pour parler plus exactement, la rive occidentale de la Mer-Rouge, sera le port de Myos-Hormos, créé par Ptolémée Philadelphe, à qui le commerce fut également redevable d’une route allant de Myos-Hormos à Coptos. J’ai dit plus haut qu’on pouvait reconnaître Myos-Hormos dans le port actuel de Cosseïr, ou du moins dans quelque anfractuosité des environs. Prenons donc notre point de départ de Myos-Hormos : 180 milles plus loin, sous le parallèle de 23° 55′, se présentera le port de Bérénice, abri plus sûr que Myos-Hormos, mais d’un accès périlleux et difficile, car on n’y arrive que par le golfe immonde, à travers de nombreux bancs de sable et de corail. Nous avons vu qu’une route mettait en communication Coptos et Bérénice. Au promontoire Lepté, aujourd’hui Bas Benass, se termine l’Egypte et commence la Barbarique. Sur le rivage habitent les Ichtyophages, qui vivent dispersés dans des huttes. Les tribus de l’intérieur, au nombre desquelles il faut compter les Agriophages et les Moschophages, obéissent à différens chefs ; leur territoire s’étend jusqu’à la hauteur de Méroé. De Syène jusqu’au confluent du Nil et de l’Astaboras, deux centurions romains comptèrent, au temps de Néron, 173 milles ; 70, de ce confluent à Méroé. Bruce place Méroé par 16° 15′de latitude nord. L’extrémité du territoire des Moschophages est marquée par une station éloignée de Bérénice d’environ 309 milles. Ce marché, que Müller a cru pouvoir placer sous le parallèle de 18" 31’, se nommait Ptolémaïs, et, pour le distinguer des autres villes qui devaient leur nom à la dynastie des Lagides, on l’appelait généralement Ptolémaïs des chasses ou des bêtes fauves. C’était, en effet, de ce port que partaient les chasseurs d’éléphans pour se répandre ensuite dans l’intérieur. On n’y pouvait aborder qu’avec des chaloupes, et les seuls produits qu’on eût chance d’y recueillir étaient, outre un peu d’ivoire, de l’écaille de tortue de terre et de mer, surtout de l’écaille blonde provenant de tortues à petite carapace.

À 300 milles environ de la Ptolémaïs des chasseurs, la côte forme un golfe par lequel on arrive au comptoir d’Adulis, fondé 330 ans avant Jésus-Christ, sous le règne de Psammétique, par des esclaves égyptiens fugitifs. Nous sommes dans les parages de Massouah : cherchez sur nos cartes modernes la baie d’Ansley, vous serez étonné de la précision des détails qui vont suivre ; il n’y a rien de tel que les caboteurs pour bien décrire une côte et garder un souvenir fidèle des moindres accidens du rivage. Remarquez à l’entrée du golfe cette île montagneuse que les marins anglais ont nommée, sur la foi de leurs pilotes arabes, l’île Dahalac ; les capitaines d’Alexandrie nous la signalaient déjà, ils l’avaient appelée l’île Orine. « C’est à l’île Orine, disaient-ils, qu’abordent aujourd’hui les vaisseaux ; ils y sont à l’abri des incursions des naturels du pays. Autrefois, ils jetaient l’ancre sous l’île de Diodore, — probablement l’île Dissi, — plus avancée dans le golfe, et si rapprochée du rivage que les barbares y pouvaient arriver de la côte à pied ou à la nage. » Sur le continent, à deux milles de l’île Orine, est située Adulis, village peu important; à trois jours de marche dans l’intérieur, se trouve Coloé, premier marché d’ivoire de cette région. De Coloé, on compte cinq jours de marche jusqu’à la capitale des Auxumites. Dans cette capitale se rassemble, en passant par le district de Syène, tout l’ivoire qu’on recueille au-delà du Nil. Au large et sur la droite d’Adulis, apparaît un groupe de petites îles désignées sous le nom d’îles Alalées, — l’île Tor et l’île Oucan de nos cartes modernes; — on y pêche des tortues que les Ichtyophages apportent au comptoir d’Adulis.

Nos officiers sont devenus familiers avec ces parages ; des colonies européennes se disputent le droit d’y arborer leur drapeau. Je leur rends service en leur montrant la route qu’ont suivie leurs devanciers, et c’est là mon excuse quand je m’attarde involontairement à tous ces détails géographiques. Les bords de la Mer-Rouge n’ont pas beaucoup changé depuis dix-huit siècles ; ce sont toujours les mêmes populations qui les habitent et les mêmes marchandises qu’on y va chercher.

A 80 milles environ de l’île Orine, se creuse un nouveau golfe. Un long banc de sable en occupe l’entrée : sur ce banc, à une assez grande profondeur, on trouve de l’obsidienne, pierre précieuse qui ne se rencontre nulle part ailleurs. Le territoire qui s’étend du pays des Moschophages jusqu’à la Barbarique ultérieure, reconnaît pour chef Zoscalès, personnage avide et fort intéressé, honnête néanmoins et ayant une certaine culture des lettres grecques. Dans tous ces comptoirs, on importe des étoffes grossières, étoffes non tondues, non travaillées par les apprêteurs, que les barbares recherchent de préférence aux autres draps qui se fabriquent en Égypte. On y importe aussi des robes d’Arsinoé, des manteaux communs de diverses couleurs, des tissus à franges, des verreries, — on sait que le verre fut de bonne heure un des produits de l’Égypte : Firmus, un des derniers rebelles que vainquit Aurélien, poussait le luxe jusqu’à en garnir ses fenêtres. Avec ces verreries on apporte des vases de fluorine, sorte de porcelaine provenant de Diospolis, un peu de cet alliage de cuivre dont on se sert dans l’empire romain pour la fabrication des monnaies, des plaques d’airain dont on confectionne divers ustensiles de cuisine, des bracelets et autres ornemens pour la parure des femmes, du fer aussi dont les naturels du pays arment la pointe de leurs lances, car c’est avec des javelines qu’ils se font la guerre, avec des javelines qu’ils vont à la chasse des éléphans et des bêtes fauves. Ce n’est pas tout : on importe encore des haches, des cognées, des épées, des brocs d’étain, de la menue monnaie employée dans les échanges avec les étrangers, du vin de Laodicée et d’Italie en petite quantité, un peu d’huile. On peut en outre apporter pour l’usage du roi de la vaisselle d’or et d’argent façonnée au goût du pays, des manteaux et des couvertures de laine sans mélange de fil, qui ne soient pas cependant d’un trop grand prix. Tous ces objets d’échange sont apportés d’Égypte au comptoir d’Adulis, depuis le mois de janvier jusqu’au mois de septembre, époques qui correspondent aux mois égyptiens de Tybi et de Thoth. La saison favorable pour retourner en Égypte commence en septembre. « Outre les marchandises que nous leur apportons, ajoute l’auteur du Périple, les riverains de la Mer-Rouge reçoivent aussi de l’Indo-Scythie du fer indien, de l’acier, des cotonnades de l’Inde, les unes plus larges appelées monachès, les autres connues sous le nom de sagmatogènes, des ceintures, des couvertures, des mousselines, des tissus couleur de mauve ou teints de pourpre. »

A une certaine distance d’Adulis, le Golfe-Arabique, — nous pouvons sans inconvénient donner à la Mer-Rouge ce nom qu’elle porta aussi dans l’antiquité, — s’incline de plus en plus vers l’est. A la hauteur du territoire des Avalites, il forme un étranglement. Cet étranglement, c’est la porte de l’affliction, le fameux détroit de Bab-el-Mandeb. Quand nous l’aurons franchi, nous trouverons encore des comptoirs répandus sur un espace de près de 400 milles ; ces comptoirs ont un nom générique qui les désigne : on les appelle « les comptoirs en dehors du détroit. » Le premier, en venant du nord, est Avalite, — aujourd’hui Zeyla. — Nous voici rendus sur la côte d’Adel. On ne peut aborder à la plage d’Avalite qu’au moyen de chaloupes. On importe là des verreries, du vinaigre de Diospolis, des étoffes feutrées à l’usage des barbares, du blé, du vin, un peu d’étain; on en exporte des aromates, de l’ivoire, de l’écaille de tortue, une très faible quantité de myrrhe, mais d’une qualité supérieure. Les barbares qui habitent sur ce rivage sont plus grossiers que ceux qu’on rencontre dans le haut du golfe.

Après Avalite, se présente un comptoir plus important, le comptoir de Malao. Entre Malao et Avalite, l’auteur du Périple compte environ 80 milles : Malao pourrait fort bien correspondre au mouillage actuel de Berbera. « Les navires, nous apprend le capitaine d’Alexandrie, sont fort tourmentés sur la rade de Malao, bien qu’un promontoire qui se prolonge vers l’est les abrite un peu. » Les mœurs des habitans, par compensation, se sont adoucies. Outre les objets que nous avons indiqués ci-dessus, on importe à Malao une assez grande quantité de tuniques, des sayons d’Arsinoé teints et feutrés, des coupes, quelques plaques de cuivre bruni imitant l’or, du fer, des monnaies d’or et d’argent ; on en exporte de la myrrhe, un peu d’encens, de la cannelle supérieure et commune, des écorces aromatiques venant d’Arabie, enfin des esclaves, mais en petit nombre, Le comptoir de Mundi, — aujourd’hui l’IIe brûlée, — se trouve à deux journées de navigation de Malao. Le mouillage devant Mundi est plus sûr que devant les autres comptoirs, parce qu’il est abrité par une île peu éloignée de terre. On importe à Mundi les marchandises que nous avons déjà citées; on en exporte également celles dont nous avons donné plus haut la liste, et de plus une substance odorante connue sous le nom de mocrotou. Les marchands indigènes de Mundi sont de mœurs assez farouches. Si de ce comptoir vous faites route à l’est pendant deux ou trois jours, vous atteindrez un autre marché, Mosyllus, marché situé sur une côte sans abri et par cela même dépourvu de moyens de transport maritime. On importe à Mosyllus, qui doit avoir occupé l’emplacement que les cartes les plus récentes assignent au village de Guesele, les objets d’échange habituels, des vases d’argent, quelques ustensiles de fer et des verreries. On en exporte une grande quantité de cannelle commune, des résines odorantes et des aromates, du mocrotou inférieur à celui de Mundi, de l’encens et même, par occasion, de l’ivoire et de la myrrhe.

Deux autres journées de navigation vous feront dépasser l’embouchure d’un fleuve sujet à des crues comme le Nil, une plage bordée de brisans, un petit bois de laurier et vous conduiront enfin au promontoire de l’Éléphant, dont le nom moderne, moitié éthiopien, moitié arabe, Ras-el-Fil, garde encore la même signification. Non loin de ce cap est un grand bois de laurier que les indigènes ont nommé Acannæ. C’est le seul endroit où l’on puisse se procurer en grande quantité cette espèce d’encens connue dans le commerce sous le nom d’encens pératique, c’est-à-dire recueilli en dehors du détroit. Nulle part la qualité n’en est meilleure. En l’année 1517 de notre ère, l’amiral portugais Diego Soarès fit une apparition dans ces parages : il était envoyé contre les Turcs, qui préparaient alors en Arabie une expédition destinée à porter un corps de troupes dans l’Inde. Soarès échoua dans son entreprise et dut se contenter de ravager, sur la côte d’Adel, Zeyla, Berbera et Metè, qui furent évacuées à son approche.

A partir d’Acannæ, la côte tourne brusquement au sud. Le dernier comptoir d’aromates sur le continent barbaresque se rencontre au midi sous un promontoire escarpé. Le mouillage, exposé aux vents du nord, est peu sûr. Un signe certain de l’approche de quelque tempête, c’est le trouble qui se produit au fond de la mer et en change la couleur. Dès que ce signe se manifeste, les habitans du comptoir se réfugient tous sur le sommet du cap, qu’ils appellent le promontoire Tabæ. Les abords de ce promontoire, très peu distant du cap des Aromates, les marins de nos jours ne les connaissent que trop : plus d’un y a fait naufrage. Il suffit de nommer le cap Guardafui pour évoquer à l’instant le souvenir des dangers auxquels se trouvent exposés les navires qui, revenant de l’Inde, vont chercher à tâtons l’entrée de la Mer-Rouge. Dans la saison où règne la mousson du sud-ouest, de l’année 1873 à l’année 1878, les Anglais ont perdu sur le cap Guardafui trois navires à vapeur et un navire à voiles : le Singapore allant de Hankow à Londres, le Kwangchou se rendant de Liverpool à Hong-Kong, le Cashmere parti de Zanzibar et faisant route pour Aden, le Royal-Family, charbonnier à voiles de Cardiff; ajoutez un vapeur et un voilier sur un cap distant de 80 milles de Guardafui, dans la direction du sud, Ras-Hafoun. Nous avons eu de notre côté à regretter la perte du Meikong, magnifique paquebot des messageries impériales, commandé par un de nos plus habiles capitaines, qui avait fait son apprentissage sous mes ordres dans les mers de Chine, et que je tenais à bon droit pour un officier aussi vigilant qu’habile.

Il faudrait n’avoir jamais navigué pour n’être pas ému de ces nombreux sinistres, et pour ne pas comprendre que, quand la fatalité s’en mêle, toute la science humaine est impuissante à les conjurer. Le 17 juin 1877, le capitaine du Meikong avait tout sujet de croire que la route qu’il suivait le faisait passer à cinq milles dans l’est du cap Guardafui. Il entre dans sa cabine pour écrire les ordres de nuit : il était onze heures quarante-cinq minutes. Un instant après, l’officier de quart observait l’étoile polaire, précaution qu’on ne saurait trop approuver ; quand on a les ténèbres devant soi, c’est vers la voûte du ciel qu’on tourne se? regards. L’officier du Meikong aperçoit tout à coup un peu par tribord une noirceur, peut-être un banc de brume opaque, ce qu’en terme de marine nous appelons une panne, rayant comme un trait sombre l’horizon. Il passe à bâbord pour voir si la même apparence se reproduit de ce côté. Rien de distinct ne fixe son incertitude. Dans le doute, il n’hésite pas : « Obéissant à une inspiration pratique, — ce sont les termes même du rapport adressé au ministre par la commission des naufrages, — il donne sur le champ l’ordre de stopper et de faire machine en arrière à toute vitesse. « Il était trop tard : les hommes de bossoir signalent des brisans devant ; les mécaniciens ont senti une première secousse. Cinq minutes après, le navire était complètement échoué, en travers, le côté de tribord incliné, à 80 mètres de la côte. Au bout de peu de temps, des craquemens significatifs indiquent qu’il vient de se crever. C’est alors qu’on put voir ce que vaut l’ascendant moral d’un capitaine énergique. La mer du sud-ouest déferlait à grands flots sur la malheureuse épave, les naturels du pays étaient accourus en armes sur les lieux. Le sauvetage des passagers et de l’équipage ne s’en opéra pas moins avec un ordre admirable. Le lendemain passait en vue du cap un navire à vapeur anglais : aux signaux qu’on lui fit, ce bâtiment accourut. Le naufrage n’avait eu que la coque du Meikong, le sang-froid du capitaine lui ravit la proie bien plus précieuse, que la vague, sans l’habileté des dispositions prises, aurait dévorée.

Nous n’avons cité que les vaisseaux qui ont péri : combien la liste serait plus longue si nous voulions mentionner tous ceux qui ont été en danger ! L’atterrage d’Ouessant, de lugubre mémoire, n’a pas un cortège de souvenirs plus funèbres. La mousson de sud-ouest souffle souvent en tempête, les courans sont violens; on les a quelquefois trouvés de 6 milles et demi, de 7 milles à l’heure, de 8 même en certaines circonstances. Le ciel est bleu et pur, tout scintillant d’étoiles ; il vous laisse l’impression d’une fausse clarté, tandis qu’à l’horizon une brume impénétrable masque les terres basses et la plage. Si quelque sommet se détache sur l’azur trompeur, gardez-vous de reconnaître d’emblée dans cette silhouette indécise le cap que vous cherchez à découvrir ; vous n’avez probablement devant vous que les montagnes lointaines de l’intérieur. Le cap Guardafui est un promontoire escarpé, dont la hauteur atteint 275 mètres; mais il est d’autres pointes saillantes qui ne sont ni moins élevées, ni tranchées d’une façon moins abrupte : plus d’un marin expérimenté a pu les confondre, pendant la nuit surtout, avec le fameux cap des Aromates. Les bureaux hydrographiques, les chambres de commerce ne cessent de multiplier les recommandations. Toutes leurs instructions peuvent se résumer dans ce sage conseil : Usez de prudence et sondez souvent. Les fonds que la sonde peut atteindre s’étendent à 10 ou 12 milles de la côte; en ne s’aventurant jamais en-deçà de la ligne des 64 mètres, on est à peu près certain de contourner la terre avec sécurité.

Sonder quand on est poussé vers la terre par une brise violente et par une mer énorme n’est pas aussi facile que, dans le silence et le calme du cabinet, on se l’imagine ; observer les étoiles quand l’horizon refuse de se dessiner nettement n’est guère plus praticable. Tout devient source d’erreur en pareille occasion. Aussi n’y a-t-il qu’un cri dans toutes les marines du globe : il faut élever un phare sur le cap Guardafui et un autre phare sur le Ras-Hafoun. Ces deux caps se projettent malheureusement au large d’une côte barbare et inhospitalière. Les Arabes Somalis sont les maîtres du pays. Le capitaine Owen les représente comme un peuple doux, d’habitudes pastorales, et suivant lui, ce ne sont pas les Somalis, ce sont les Gallas, tribus farouches de l’intérieur, qu’il faut craindre. Doux ou féroces, les Somalis n’en sont pas moins de véritables sauvages, des nomades ne reconnaissant aucune autorité avec laquelle les gouvernemens européens puissent s’entendre. Il sera donc indispensable, si l’on veut céder aux vœux du commerce, d’occuper militairement les deux points qu’on prétend éclairer, de les fortifier et d’y entretenir une garnison assez nombreuse pour repousser les attaques qu’il faut nécessairement prévoir. Lorsqu’on aura fait ce grand sacrifice à la sécurité de la navigation, il y aura encore des naufrages, car la lueur des phares ne perce pas toujours les bancs de brume qui les enveloppent; il y en aura moins pourtant, et les marins auxquels nous nous serons chargés d’aplanir la voie se croiront naïvement bien plus savans que nous. Ils souriront de notre inexpérience, railleront nos terreurs, s’étonneront de nos précautions. Ainsi va le monde : il est rare qu’on rende justice à ses devanciers et qu’on leur sache gré des difficultés sans nombre qui ont accompagné leurs moindres découvertes. Les grands marins ont cependant vécu dans le passé ; nous n’en avons plus que la monnaie. Le premier qui franchit la porte de l’affliction et osa doubler le cap des Aromates se nommait, je crois, Timosthène. Je suis d’avis que le jour où l’on bâtira un phare sur le cap Guardafui, on lui érige sur ce même sommet une statue.


III.

Reprenons le cours interrompu de notre itinéraire, et accompagnons dans leur navigation les hardis marchands d’Alexandrie : ces marchands ne s’arrêtèrent sur la côte africaine qu’au point d’où Vasco de Gama, quinze siècles plus tard, prit son vol pour traverser, au mois d’avril 1497, l’Océan indien.

Au cap des Aromates finit la côte d’Adel et commence la côte d’Ajan, que les anciens appelaient l’Azanie. Le dernier comptoir de la côte d’Adel, Tabæ, reçoit et fournit les divers objets d’échange que nous avons bien des fois déjà mentionnés; il fournit notamment diverses espèces de cannelle : du zizir, de l’azypha, de l’arébô, du magla, du moto et enfin de l’encens. Dépassez la presqu’île que forme, en se projetant au large, le promontoire de Tabæ, — le Shenariff de nos cartes modernes, — poursuivez votre route 40 milles au-delà de ce cap, vous arriverez à un nouvel entrepôt, le marché d’Oponé. Sur ce marché, vous pourrez acheter de la cannelle, des aromates, de vigoureux esclaves fort appréciés en Égypte et la meilleure écaille de tortue de toute la côte. Oponé était située au sud du Ras-Hafoun. Pour visiter ces comptoirs éloignés, il convient de partir d’Égypte vers le mois de juillet. Les marchands de l’Ariace ou Indo-Scythie et de Barygaza, nous dirions aujourd’hui de la côte du Guzerat, y apportent du blé, du riz, du beurre, ou, pour parler plus exactement, du Chi, de l’huile de sésame, des cotonnades et des mousselines, des ceintures, du miel de roseau, appelé dans la langue du pays sacchari : le sacchari, vous l’avez deviné, est du sucre. Les uns trouvent sur ces points des cargaisons commandées à l’avance ; les autres vont à l’aventure et chargent leurs navires des objets que le marché plus ou moins bien approvisionné leur offre. Il n’existe point de roi sur la côte d’Azanie; chaque comptoir a son chef particulier.

Les Indiens avaient donc découvert le chemin de l’Afrique, ils le pratiquaient avant que les Égyptiens se fussent ouvert un chemin direct vers l’Inde ! La chose est trop invraisemblable pour qu’on s’arrête à cette hypothèse : il est bien plus probable que les marchandises indiennes d’Oponé et des comptoirs plus méridionaux encore y étaient, apportées d’Arabie par les Sabéens. Du Ras-Hafoun jusqu’au Ras-el-Khyle, sur un espace de 80 milles, on ne rencontre qu’un rivage rocheux dont la hauteur varie de 65 à 130 mètres. « C’est là, écrit le capitaine Owen, le Hazine, ou rivage dur des Arabes; au sud de Ras-el-Khyle, se déploie le Self Twil, le rivage chauve ; puis vient enfin le Horab, la contrée montagneuse. » Le capitaine Owen n’a fait que confirmer les renseignemens que nous avait déjà, transmis l’auteur du Périple. « Après Oponé, nous apprend cet excellent pilote, le rivage incline de plus en plus au midi et présente les grands et petits apocopa, autrement dit les grands et petits escarpemens de la côte azanienne. » Tout ce rivage est complètement dépourvu de ports; on y trouve cependant répandus, sur un espace de six journées de navigation, un certain nombre de mouillages où les navires peuvent à la rigueur jeter l’ancre. La côte continue d’incliner peu à peu vers la droite, en d’autres termes vers le couchant. Viennent successivement la petite et la grande plage dont on atteint l’extrémité après six autres jours de navigation, et, plus loin encore, les dromes ou flèches de l’Azanie. Le premier de ces droîues porte le nom de Sarapion, le suivant s’appelle le drome de Nicon. Redoublons d’attention, nous approchons de l’équateur. Le drome de Sarapion ne devait pas être très éloigné du village de Megadaska, fondé par les Arabes au cours du VIIIe siècle après Jésus-Christ, et le drome de Nicon serait, dans la pensée de Müller, le mouillage désigné par Owen sous le nom de Torra. De nombreux fleuves débouchent ensuite à la mer, d’autres mouillages séparés par plusieurs jours de marche se présentent. En somme, on en compte sept jusqu’aux îles Pyrala et jusqu’à un endroit qu’on appelle la fosse.

Je ne reconnais pas dans ces détails un peu vagues la précision habituelle de l’auteur du Périple; sa concision me laisse soupçonner qu’il n’a pas visité lui-même ces parages et que nous n’avons ici qu’un récit de seconde main. N’importe ! le document n’en a pas moins son prix, car il complète l’histoire des lents progrès d’une navigation qui allait se reposer pendant plus de mille ans.

Du mouillage de la fosse, si l’on fait route au sud-ouest, pendant deux jours et deux nuits, on apercevra s’étendant vers l’ouest l’île Menuthias, qui n’est séparée de la terme ferme que par un canal de 30 milles environ de large. Avons-nous rencontré ici l’île Pemba, l’île de Zanzibar ou même l’île Monfia, située encore plus au sud? Ce qui reste avéré, c’est que depuis longtemps nous avons franchi la ligne équinoxiale; nous sommes dans un autre hémisphère. Avec un peu d’audace, nous irions jusqu’au cap de Bonne-Espérance : il n’est pas bien certain, malgré un scepticisme auquel je ne m’associe pas sans réserve, que les vaisseaux de Néchao, au temps de la vingt-cinquième dynastie égyptienne, l’aient fait. L’île Menuthias est basse et couverte d’arbres. Plusieurs ruisseaux l’arrosent: on y remarque diverses espèces d’oiseaux et on y trouve des tortues de terre. Nulle bête féroce d’ailleurs, si ce n’est des crocodiles. Ces crocodiles, qui n’étaient, j’en demande pardon à l’auteur du Périple, très probablement que des iguanes, ne font de mal à personne. Les indigènes vont à la pêche du poisson et de la tortue dans des barques aux bordages cousus l’un à l’autre, ou dans des pirogues faites d’un seul tronc d’arbre; ils se servent également de nasses d’osier qu’ils dressent, en guise de filets, à la bouche des cavernes naturelles creusées par le flot qui les ronge dans les rochers voisins du rivage. De l’île Menuthias, deux jours de navigation pourront vous conduire au comptoir de Rhapta, dernier marché de la côte d’Âzanie. Ce nom de Pihapta vient évidemment des barques cousues, dont nous avons fait mention plus haut. A Rhapta, port dans lequel le docteur Vincent reconnaît avec une certaine vraisemblance l’établissement moderne de Quiloa, on trouve beaucoup d’ivoire et d’écaille. Vous ne laisserez pas d’être surpris de la haute taille des hommes qui s’arrogent dans ces parages le titre et l’autorité de chefs. Le tyran de la Mopharitide, district de la contrée qu’on a souvent désignée sous le nom d’Arabie première, exerce, en vertu d’anciens droits, une suprématie incontestée sur tout ce pays. Il l’a cédé, comme une sorte de fief, aux habitans de Muza, port de la côte d’Arabie. Les Muzaïtes envoient à Rhapta des navires de charge montés la plupart du temps par des pilotes et des équipages arabes. De vieilles relations existent entre les Arabes et les habitans de l’Azanie; aussi la plupart des pilotes de la côte arabique sont-ils familiers avec les ports que nous visitons en ce moment; ils connaissent même la langue des indigènes.

On sait que Vasco de Gama dépassa pendant la nuit Quiloa, où il avait l’intention de s’arrêter, et fut obligé de pousser, malgré lui, jusqu’à Mombaze. Marchant dans un sens opposé, nous avons, de notre côté, dépassé avec l’auteur du Périple, Mombaze et Zanzibar : notre guide n’a rien à nous apprendre au-delà du 10e degré de latitude méridionale ; si Timosthène est allé plus au sud, si sa route l’a conduit cinq degrés plus loin, jusqu’à Mozambique, nulle relation précise n’est venue l’affirmer. Timosthène peut aussi bien avoir entendu parler de Cerné, — la grande île de Madagascar — à Quiloa, que dans un autre port situé au-delà du cap Delgado.

On importe, dans les comptoirs de l’Azanie, des objets façonnés en majeure partie à Muza : lances, haches, coutelas, alênes et diverses sortes de verroteries. Sur quelques points, il sera bon de se munir d’un peu de vin et de blé, qui ne serviront pas aux échanges, mais qu’on offrira en présent aux barbares pour se concilier leur bienveillance. En retour, on exportera de l’Azanie de l’ivoire en grande quantité, mais d’une qualité inférieure à celle de l’ivoire d’Adulis, des cornes de rhinocéros, de l’écaille, — la plus belle que l’on puisse se procurer après l’écaille de l’Inde, — et un peu de nauplion, substance que les érudits ont dû renoncer à définir : « Après Rhapta, dit l’auteur du Périple, un océan encore inexploré se déploie vers l’ouest et va rejoindre la mer occidentale, en face du littoral méridional de l’Éthiopie, de la Libye et de l’Afrique. » Que nous reste-t-il donc maintenant à faire ? À rétrograder, car sur la côte d’Afrique, nous n’irons pas plus loin, à moins que nous ne découvrions un jour dans quelque pyramide le journal d’un des capitaines de Néchao. Le commerce n’attendait rien des populations sauvages qui erraient entre le cap des Tempêtes et le cap Corrientes. Si quelque produit précieux l’eût provoqué à de plus hardies tentatives, nul doute qu’il n’eût bravé les courans et les orages du canal de Mozambique : il n’y a rien de si entreprenant et de si téméraire qu’un marchand, — les marins dieppois l’ont prouvé. — Malheureusement, loin de tenir à faire gloire de leurs découvertes, les marchands s’appliquent, au contraire, à en dérober aux autres le secret, et la science profite rarement de leur audace. Ce sont, comme l’a fort bien dit Strabon, des gens illettrés, et qui plus est, des gens intéressés à garder pour eux seuls les connaissances qu’ils ont acquises. L’empereur Claude aimait à pénétrer les mystères de la géographie ; investi de la toute-puissance, il avait le moyen de forcer bien des portes : si nous possédons aujourd’hui une description exacte des bords de la Mer-Rouge, avec quelques notions du commerce auquel s’adonnaient les Alexandrins, c’est certainement à son zèle intelligent que nous le devons.

IV.

Nous voici revenus à Myos-Hormos : nous ne savons rien encore de la côte d’Arabie; tournons notre proue vers l’Orient; après deux ou trois jours de navigation, nous aborderons à la côte opposée du golfe. Les Alexandrins entreprenaient cette traversée avec moins de crainte que les bateaux arabes de nos jours. Ces bateaux, jaugeant de 30 à 100 tonneaux, montés par un reis et une quinzaine d’esclaves, n’aiment guère à quitter la côte où ils ont l’habitude de jeter l’ancre toutes les nuits. Un trajet qui dure rarement plus de soixante heures leur paraît une entreprise effrayante. L’Arabe moderne n’est qu’un Sabéen dégénéré. Disons cependant qu’il n’a pas tout à fait oublié le chemin de l’Inde, mais les boutres, qu’il emploie pour ce grand voyage, navires de 250 et parfois même de 400 tonneaux, emportés par deux immenses voiles triangulaires, ne prennent généralement pas pour se rendre à Bombay la route la plus courte ; ils cherchent avant tout la route la plus sûre, remontent presque toujours jusqu’à Mascate, et ne traversent le Golfe-Persique qu’à des époques fixes réglées par les moussons.

Nous voici rendus à Leucécomé, le village blanc : c’est de là qu’est parti Gallus quand il s’enfonça dans l’intérieur. Leucécomé, c’est, pour le docteur Vincent, Moilah. Bien que son opinion n’ait point emporté tous les suffrages, je ne la tiens pas moins pour très plausible. A Leucécomé s’élève un château d’où part une route tracée qui conduit à la ville de Petra, capitale de Malicha, roi des Nabatéens. Malicha commande à un peuple de guerriers. Les Nabatéens n’ont pas passé sous le glaive d’Alexandre : ils peuvent en rendre grâce à sa mort; quelques années plus tard, Démétrius Poliorcète leur infligeait une rude leçon. Les Arabes ne gardent pas un long souvenir de ces assauts : Gallus trouva les Nabatéens aussi peu disposés qu’au temps d’Antigone à subir le joug étranger. Leucécomé sert d’entrepôt aux marchands de la côte, qui, sur de petites barques, y apportent les produits de l’Arabie. Un centurion a été placé à Leucécomé avec quelques soldats; il garde là un poste qui n’est pas sans quelque importance militaire et remplit en même temps les fonctions de percepteur. Sur toutes les marchandises débarquées à Leucécomé le fisc prélève le quart de la valeur.

Aussitôt après le port de Leucécomé commence l’Arabie proprement dite, province qui s’étend sur un grand espace, le long de la Mer-Érythrée. Diverses peuplades habitent cette contrée : les unes parlent à peu près la même langue, les autres ont chacune leur idiome particulier. Sur ce rivage, aussi bien que sur la côte barbaresque, les Ichtyophages vivent dispersés dans des huttes. Le haut pays, avec ses bourgs et ses pâturages, est occupé par des tribus inhospitalières : le navigateur que quelque accident fait tomber entre leurs mains est bien sûr d’être dépouillé ; s’il sort vivant du naufrage, il n’échappera pas à la servitude. Les chefs et les rois de l’Arabie n’ont cessé de poursuivre ces tribus indépendantes connues sous le nom de Canraïtes; c’est chez elles qu’ils vont chercher leurs esclaves.

La navigation de cette partie de la côte arabique est remplie de périls : une côte sans ports, sans mouillages, hérissée d’écueils et de roches, de toute façon horrible. Aussi préférerons-nous naviguer à mi-canal et gagner le plus promptement possible l’Ile brûlée. Au-delà de cette île, on rencontre des populations plus douces, adonnées à l’élève des troupeaux et des chameaux.

« Où sommes-nous? » demanderai-je, non pas à l’auteur du Périple, qui s’imagine m’en avoir dit assez pour que je m’y reconnaisse, mais bien à nos hydrographes, qui sont tenus de me montrer dans ces parages un volcan éteint ou en activité : « Nous sommes, me répond Muller, par 16 degrés environ de latitude. » Nous avons donc fait, sans nous en douter, bien du chemin. Il n’y a pas cependant à s’en dédire : voici, en effet, sous ce parallèle, à une quarantaine de milles de la côte d’Arabie, le Djebel-Tir, petit îlot élevé de 11 4 mètres au-dessus de l’eau, et ce Djebel-Tir est un volcan.

Continuons de suivre la rive gauche du golfe : à 120 milles environ du port éthiopien de Bérénice, nous rencontrerons le comptoir arabe de Muza. Nous touchons presque au détroit de Bab-el-Mandeb ; nous avons laissé derrière nous des ports nombreux que n’a pas connus l’auteur du Périple et qui sont aujourd’hui fréquentés par les barques de Suez ou par les boutres du Golfe-Persique : Djeddah, la grande échelle de la Mer-Rouge, Djeddah qui n’est qu’à 60 milles de la ville sainte, et qui voit chaque année, à l’époque du pèlerinage, plus de soixante navires à voiles de 500 tonneaux, accourant de tous les points de l’Inde et de la Chine, se presser dans son port ; Coumeïdah, où se trouve la meilleure eau de la côte; Hodeïdah, d’où s’exporte presque tout le café de l’Yemen : nous sommes arrivés tout droit à Moka. Quand cette ville portait le nom de Muza, son port était rempli de vaisseaux arabes et sa population appartenait tout entière au commerce maritime. C’était la Marseille de l’Arabie. De cet endroit partait pour la Libye ultérieure, c’est-à-dire pour les derniers comptoirs africains que nous venons de visiter, et pour Barygaza, sur la côte du Guzerat, une foule de navires propres à la grande navigation. Aujourd’hui, Moka, presque abandonnée, tombe en ruines, et le chiffre de ses exportations, qui consistent en Comme, cire, myrrhe, ivoire et cuivre, ne dépasse guère par an 2 millions de francs.

« Muza, dit l’auteur du Périple, n’a pas de port, mais les navires y trouvent un assez bon mouillage, grâce au fond de sable sur lequel ils peuvent jeter l’ancre. » On importe à Muza de la pourpre de première qualité et de qualité inférieure, des vêtemens arabes à manches, les uns simples et communs, les autres soutachés et brodés d’or, du safran, du souchet, plante dont les parfumeurs emploient la racine réduite en poudre dans la composition de leurs aromates, des mousselines, des manteaux, quelques couvertures, les unes ordinaires, les autres fabriquées au goût du pays, des ceintures brodées, une certaine quantité de parfums, de l’argent, un peu de vin et du blé. Le pays, d’ailleurs, produit lui-même du froment et du vin. Au roi on apporte en présent des chevaux, des bêtes de somme, des vases d’or et d’argent ciselés, des vêtemens précieux, des ustensiles de cuivre. Muza est ce qu’on appelle un comptoir régulier, par opposition à tous les petits comptoirs répandus sur la côte. Les objets que Muza offre à l’exportation sont la myrrhe et d’autres résines pharmaceutiques qu’on récolte dans la contrée même, de l’albâtre, ainsi que toutes les marchandises apportées d’Adulis, marchandises dont nous avons déjà parlé en traitant de ce comptoir éthiopien. La saison favorable pour se rendre du fond du golfe à Muza paraît être le mois de septembre, qui correspond, nous l’avons déjà dit, au mois égyptien de thoth. Rien ne s’oppose cependant à ce qu’où y vienne plus tôt. Au-dessus de Muza, dans l’intérieur, à la distance de trois journées de marche, se trouve, dans la région connue sous le nom de Mopharitide, la ville de Sava, qui reconnaît pour chef Cholæbus. A neuf journées plus loin, on rencontrera Saphar, capitale de Charibaël, roi légitime des Homérites et des Sabaïtes. Charibaël s’est constamment montré l’ami des empereurs, auxquels il a souvent envoyé des ambassadeurs et des présens. Je ne sais si les chefs de Taaes, qui a remplacé Sava, et de Dhafar, dont le nom seul indique la communauté d’origine avec la capitale du roi Charibaël, montrent aujourd’hui la même déférence pour l’autorité du khédive.

A 30 milles environ de Muza, si l’on suit toujours de près le littoral, on verra le continent arabe se rapprocher beaucoup de la côte barbaresque, vers l’endroit où se creuse le golfe d’Avalis. Le détroit formé par cet étranglement a peu de longueur; on en évalue la largeur à 6 milles, — il serait plus exact de dire 12 ou 13. — Au milieu du détroit, offrant en quelque sorte une station intermédiaire, s’élève l’île de Diodore, dans laquelle nos marins ont déjà reconnu, j’en suis sûr, l’île de Perim. « Le passage, nous apprend l’auteur du Périple, se trouve ainsi partagé en deux canaux : au lieu d’être direct, il est sinueux et exposé, quand on a dépassé l’île, aux rafales qui tombent des montagnes adjacentes. » Le capitaine Moresby est naturellement plus explicite : il n’écrit pas pour les caboteurs. Qu’il nous suffise de savoir que l’île Perim, sur laquelle flotte aujourd’hui le drapeau anglais, est située à l’entrée du détroit de Bab-el-Mandeb, à 10 milles de Ras-Sejarn sur la côte libyenne, à 4 milles de la côte d’Arabie. L’île Perim forme ainsi ce qu’on appelle le petit et le grand détroit, également praticables tous les deux pour les plus gros navires de la marine moderne.

A l’endroit le plus resserré du canal se trouve, — je veux dire se trouvait au Ier siècle de notre ère, — le village arabe d’Océlis, dépendant du chef de la Mopharitide. Située par 12° 41’ environ de latitude, Océlis n’est pas, à proprement parler, un comptoir; c’est plutôt un mouillage, une étape, la première hôtellerie des vaisseaux qui veulent entrer dans le golfe. Si je vous disais qu’à Djebel-Heikah et à Djebel-Turbah, on rencontre des ruines qui ont peut-être appartenu à Océlis, je vous laisserais dans l’incertitude, car il est peu de cartes où figurent ces localités arabes; je préfère donc me borner à vous apprendre qu’Océlis occupait probablement le premier pli de terrain que laisse à sa droite le cap Bab-el-Mandeb. Quand on a dépassé Océlis, le détroit s’épanouit de nouveau et devient peu à peu une mer. A 120 milles environ d’Océlis, dans la direction de l’est, on aperçoit le bourg maritime d’Eudæmon-Arabia, — autrement dit de l’Arabie heureuse ; — le bourg d’Eudæmon fait partie des états de Charibaël. La côte sur ce point est plus accessible et offre aux navires de meilleurs mouillages. Grâce à Eudæmon-Arabia, les vaisseaux qui veulent donner dans le golfe trouvent à l’entrée même un abri. Avant qu’on y assît une ville, ce coin privilégié avait déjà reçu le nom d’Arabie heureuse, parce que les marins qui n’osaient pas tenter la traversée de l’Inde en Égypte, ni partir d’Égypte pour se rendre dans le Golfe-Persique, avaient grand avantage à se rencontrer à mi-route et à faire, sans aller plus loin, l’échange de leurs marchandises. C’est ainsi qu’Alexandrie reçoit à la fois et les productions des pays étrangers et celles de l’intérieur de l’Égypte. Peu de temps avant l’époque où écrivait l’auteur du Périple, Claude donna l’ordre de détruire Eudæmon. Résolu à ouvrir à ses flottes marchandes le chemin direct de l’Inde, il ne voulait pas d’une concurrence qui eût diminué les profits de ses armateurs et peut-être amorti leur zèle. Les Anglais avaient pris Perim; ils n’ont pas jugé inutile de s’établir également à Eudæmon. L’ancien comptoir sabéen est devenu sous leur puissante influence un autre Gibraltar : on le nomme aujourd’hui Aden. Nos vapeurs, qui consomment des montagnes de charbon, seraient exposés à manquer de souffle s’ils ne pouvaient faire escale à cet excellent mouillage.


V.

D’Eudæmon allons-nous hardiment déployer nos voiles et affronter enfin la haute mer? Le moment n’est pas encore venu de réaliser cette entreprise : ce sera la seconde période de la navigation des Alexandrins ; pendant la première période, celle dont, sur la foi de l’auteur du Périple, nous racontons l’histoire, les capitaines égyptiens restent fidèles aux habitudes de cabotage qui datent du siècle des Pharaons et que les Grecs n’ont pas eu le temps de modifier. Pour aller dans l’Inde, avant le règne de Claude, il faut faire, en totalité ou en partie, le tour du Golfe-Persique.

Lorsqu’on a dépassé Eudæmon, le rivage et le golfe, sur un espace de plus de 200 milles, n’ont d’autres habitans que des nomades et des ichtyophages. Puis se présente enfin, caché derrière un promontoire élevé, le premier comptoir maritime de cette côte, le comptoir de Cané, — aujourd’hui Makalleh. — Cané fait partie des états d’Élisar et appartient à la contrée qui produit l’encens. En face de Cané, séparées de ce port par un canal de 12 milles environ, s’élèvent deux îles désertes : l’une, — aujourd’hui Sikkah, — s’appelle l’île des Oiseaux; l’autre, — aujourd’hui Halani, — porte le nom d’île Trullas. La capitale du roi des Sabbathéens, Sabbatha, est située dans l’intérieur au-dessus de Cané. Tous les produits du pays se rassemblent dans cet entrepôt maritime, apportés les uns sur des chameaux, les autres sur des radeaux qu’on soutient, suivant la coutume indigène, par des outres, ou sur de petites barques. Cané entretient également, par ses propres navires, un commerce assez actif avec les comptoirs éloignés de Barygaza, de la Scythie indienne et d’Oman, ainsi qu’avec la Perside, contrée adjacente. On y importe d’Egypte, de même qu’à Muza, un peu de blé et de vin, des vêtemens arabes, les uns ordinaires et unis, les autres, en plus grande quantité, de diverses couleurs, du cuivre, de l’étain, du corail, du styrax et les nombreux objets que l’on porte aussi à Muza. Les présens destinés au roi se composent généralement de vases d’argent ciselés et d’argent monnayé. On y joint souvent des chevaux, des statues et des vêtemens unis de qualité supérieure. Les objets d’exportation consistent en produits indigènes, tels que l’encens et l’aloès, sans compter les marchandises qui sont communes à Cané et aux autres entrepôts. L’époque favorable pour se rendre à Cané est à peu près celle qui convient au voyage d’Égypte à Muza. Il est bon cependant, quand on veut aller à Cané, de se mettre en route un peu plus tôt.

Après Cané, la côte court tout droit au nord-est jusqu’au point où elle se creuse de nouveau pour former un golfe très profond et d’une grande longueur. Ce golfe, nommé le golfe de Sachalite, — aujourd’hui Ghubbet et Kamar, — borde le pays de l’encens, pays montagneux et d’un accès difficile, où l’air est épais et lourd. L’encens qu’on y recueille provient d’arbres peu élevés et grands à peine comme des arbustes. La résine odorante se coagule sous l’écorce à la façon de ces larmes de gomme qui suintent en Égypte de certains arbres. Pour la récolte, on emploie des esclaves du roi et des criminels qui sont envoyés dans cette région malsaine en expiation de leurs méfaits. Toute la contrée est des plus insalubres; les vaisseaux mêmes ne la côtoient pas impunément. L’air y est mortel aux travailleurs; n’oublions pas non plus les tristes effets d’une nourriture insuffisante.

A l’entrée du Golfe-Sachalite, quand on aborde ce golfe en venant du sud-ouest, se dresse le promontoire le plus élevé du monde. Ce promontoire, qui fait face au Levant, était connu des anciens sous le nom de Syagrus ; les Arabes l’appellent aujourd’hui le cap Fartak. L’élévation du promontoire Syagrus dépasse 812 mètres: on l’aperçoit d’une distance de 60 milles. Non loin de cette pointe avancée se trouvaient, au temps de l’auteur du Périple, un château fortifié et un port qui servait d’entrepôt à l’encens récolté dans le pays environnant. En face du cap Syagrus et du côté du sud, vous remarquerez une île qui tient à peu près le milieu entre le continent arabe et le promontoire des Aromates, sur le continent africain. L’île est cependant un peu plus rapprochée du cap Syagrus : on l’appelait alors l’île Dioscoride; nous la nommons aujourd’hui Sokotra. C’est une très grande île, mais une île à peu près déserte, quoique l’eau n’y manque pas. On y rencontre, en effet, des fleuves remplis de crocodiles, beaucoup de serpens et d’énormes lézards dont les indigènes mangent la chair et emploient la graisse fondue en guise d’huile. L’île ne produit ni raisin ni blé. Les habitans, peu nombreux, se sont rassemblés sur un seul côté de l’île, celui qui regarde le nord et fait face à l’Arabie. Cette population n’est pas aborigène; elle se compose d’un mélange d’Arabes et d’Indiens, de quelques Grecs aussi, jetés là par les hasards de la navigation. On trouve à Dioscoride des tortues de mer et des tortues de terre, celles qui fournissent de l’écaille blonde et qui sont remarquables par leur grande carapace aussi bien que les tortues de montagne, à la vaste et épaisse cuirasse, dont la partie qui protège le ventre ne peut guère, à cause de sa dureté, être entamée par le ciseau. On s’en sert pour fabriquer des armoires, des coffrets, des tablettes et divers genres de meubles. L’île Dioscoride produit encore cette Comme sous forme de larmes, qui a reçu le nom de cinabre indien. De même que l’Azanie, l’île Dioscoride reconnaît le pouvoir de Charibaël, roi du pays de l’encens, et celui du chef de la Mopharitide. Les marins de Muza et ceux qui, partis de Lymirice, — en d’autres termes, de la côte de Malabar, — venaient par aventure aborder à ces rivages, commerçaient avec l’île Dioscoride. Ils échangeaient contre l’écaille de tortue, dont ils chargeaient en majeure partie leurs vaisseaux, du riz, du blé, des mousselines de l’Inde, des esclaves femelles, qui, très rares en ce lieu, s’y vendaient aisément. Vers la fin du Ier siècle de notre ère, l’île fut affermée par les rois de la côte arabique, qui y mirent garnison.

Après le promontoire Syagrus, le golfe dont nous avons déjà parlé se prolonge au loin, pénétrant profondément dans la côte d’Oman : sa longueur est bien de 60 milles marins. Puis viennent, sur un espace de 50 milles environ, de hauts rochers dans lesquels les habitans se sont creusé des cavernes, et, plus loin encore, le port désigné pour y déposer l’encens sachalitique. Il Ce port, dit l’auteur du Périple, est le port de Moscha: » nous écrivons aujourd’hui Mascate. Quelques navires y sont envoyés de Cané ; des vaisseaux de Limyrice et de Barygaza, attardés dans leur navigation, s’y réfugient souvent pour y passer l’hiver. Preuve évidente que ces vaisseaux faisaient encore le tour du Golfe-Persique ! Les préfets du roi leur livrent des chargemens d’encens en échange de blé et de mousselines. Sur toute la côte de la Sachalite, on remarque de grands tas d’encens qui ne sont gardés par personne; on s’est contenté de les mettre sous la protection des dieux. Il n’est pas à craindre qu’aucun vaisseau, ni clandestinement ni ouvertement, se hasarde à en détacher la moindre parcelle; le capitaine qui se rendrait coupable d’un pareil acte verrait son navire impitoyablement retenu au port.

A partir de Moscha, entre Moscha et Asieh, la montagne, sur un espace de 140 milles au moins, descend jusqu’à la côte. A l’extrémité de ce rivage abrupt se détachent au large sept îles appelées les îles Zénobies : vous les trouverez encore aujourd’hui à l’entrée de la baie Kurian-Murian. Une autre contrée barbare, qui ne fait plus partie des états de Charibaël, mais qui appartient déjà au royaume de Perse, s’étend ensuite jusqu’à une distance de 200 milles. Là, séparée de la terre ferme par un canal de 10 milles environ, s’élève l’île de Sérapis, qui porte sur nos cartes modernes le nom de Masirah. Cette île a 60 milles de long et 20 à peu près de large. Elle renferme trois bourgs habités par des ichtyophages, — c’est généralement ainsi que les anciens appelaient les pêcheurs de baleines. — tribus farouches qui parlent la langue arabe et ont pour tout vêtement des ceintures fabriquées avec des feuilles de palmiers. L’île de Sérapis fournit de très belle écaille, que viennent chercher des barques et des navires de charge expédiés de Cané.

Si vous contournez la côte qui se prolonge au nord jusqu’à l’entrée du Golfe-Persique, vous trouverez, sur un espace de près de 200 milles, beaucoup d’îles comprises sous la dénomination générale d’îles Calées. Les habitans de ces îles sont méchans ; on prétend qu’ils voient mieux la nuit que le jour. A l’extrémité de cette côte basse et à demi noyée, s’étend la chaîne de montagnes qui porte le nom de Mont-Calon, — aujourd’hui le Mont-Batna. — Peu après s’ouvrira devant vous le Golfe-Persique, bordé de nombreuses pêcheries d’huîtres perlières. A gauche de l’entrée du golfe surgissent les monts Asabôn, montagnes de basalte noir, à l’aspect haché et tourmenté, auxquelles la tribu des Beni-Assab paraît avoir donné son nom ; à droite apparaît, s’élevant au milieu des sables, le mont de Sémiramis, haut de 260 mètres, « qui doit être, dit Müller, le Koh-Mubarek, — la montagne de la Bonne Fortune, — à moins que ce ne soit plutôt le Djebel Serraovat. » Entre ces deux chaînes montagneuses, — les monts Asabôn et le mont de Sémiramis, — la distance est de 60 milles environ. C’est par cette vaste bouche qu’on pénètre dans le Golfe-Persique; nous avons vu jadis Néarque s’y engager. Tout au fond du golfe a été établi, pour servir de bureau de douanes et d’entrepôt légal, le comptoir d’Apologus, — aujourd’hui Oboleh, un peu au-dessous de Bassorah. — Apologus est situé non loin de Charax de Spasis sur l’Euphrate (nous appelons, nous autres modernes, Charax de Spasis, Mohammerah). Apologus n’est pas sur la route des vaisseaux qui se rendent dans l’Inde, mais, avant d’y arriver, à six jours de navigation de l’entrée du golfe, vous rencontrerez en suivant cette route un autre entrepôt connu sous le nom de comptoir d’Oman, — aujourd’hui Khubber. — On expédie sur ces deux marchés, celui d’Apologus et celui d’Oman, de grands navires de Barygaza, chargés de cuivre, de bois de sandal et de bois de charpente, de cornes, de barres d’ébène et de sésamine, essence inconnue que je n’essaierai pas, après les efforts infructueux de nos érudits, de définir. Oman a, en outre, un commerce particulier avec le port de Cané. Ce comptoir envoie à Oman de l’encens; il en reçoit de petits navires très légers, propres à ce pays et connus sous le nom de madaras. D’Oman et d’Apologus, on importe à Barygaza et en Arabie beaucoup de perles, inférieures aux perles de l’Inde, de la pourpre, des vêtemens fabriqués à la mode du lieu, du vin, une grande quantité de dattes, de l’or et des esclaves.

De la contrée d’Oman on passe à la terre des Parsis, ou des Perses : on a ainsi changé de royaume. L’auteur du Périple ne doit pas avoir visité en personne ce côté du Golfe-Persique, car sa description des localités est confuse et sobre à l’excès de détails. Il nous conduit d’abord dans le golfe Terabdon, a du milieu duquel, assure-t-il, se projette en mer un promontoire. » Un fleuve débouchant dans ce golfe permet aux navires de pénétrer dans l’intérieur des terres et d’arriver jusqu’à un petit marché du nom d’Oræa, situé près de l’embouchure. En arrière d’Oræa et à sept journées de marche de la mer, est assise la ville où réside le roi. Sommes-nous sur la côte de la Perside ou sur celle de la Gédrosie ? Avons-nous atteint sans nous en douter le territoire des Orites ? La question ne doit pas être facile à résoudre, puisqu’elle a découragé le savant Müller lui-même. Le pays produit beaucoup de blé, du vin, du riz, des dattes, mais sur le littoral on ne rencontre qu’une sorte de palmier nain, connu sous le nom de bdellium.

A la suite de cette contrée, la terre se courbe et forme une série de golfes très profonds qui se déploient comme un vaste croissant. Pour le coup, nous avons touché les rivages de l’Inde. Ce sont là les parties maritimes de la Scythie qui regardent le nord. — On sait qu’une dynastie d’Indo-Scythes remplaça, vers le milieu du IIe siècle avant Jésus-Christ, en l’année 120, les rois grecs de la Bactriane. — La côte est extrêmement basse; un grand fleuve, le plus grand fleuve de la Mer-Érythrée, le Sinthus, y débouche. Pourquoi donc appelons-nous Indus le Sindhu de la langue sanscrite ? Le marchand illettré est plus exact ici qu’Aristobule, Onésicrite, Ptolémée et Strabon.

Le Sinthus, qui donne son nom à la province du Sind, se décharge à la mer avec une telle abondance que, bien longtemps avant d’atteindre le rivage, on voit la mer blanchir par suite des eaux douces qui s’y mêlent. On reconnaît l’approche de la terre, quand on vient du large, à l’apparition de certains serpens de mer qu’on rencontre également sur les côtes de la Perside. Le Sinthus a sept branches; ces diverses branches ont malheureusement peu de profondeur et s’égarent dans des terrains marécageux : on n’y peut naviguer. La seule branche praticable est la branche du milieu, qui conduit au comptoir de Barbarikè. Ce n’est pas un mince embarras, quand on songe à la mobilité du lit de l’Indus, de trouver l’emplacement de ce fameux comptoir. Ritter y a vu le village actuel de Rechel; Vincent nous a désigné Soheri; Müller, avec raison, ne s’est pas prononcé. En face de l’embouchure s’étend une petite île; dépassez-la, vous trouverez en arrière, dans l’intérieur des terres, Minnagara, capitale de la Scythie maritime. « Cette ville, dit l’auteur du Périple, appartient à l’empire des Parthes, dont les princes, perpétuellement divisés, ne cessent de se renverser tour à tour du trône. » Ce simple renseignement, à défaut d’autres bases, eût suffi à une érudition dont la perspicacité souvent me confond pour fixer à peu près la date du Périple. « Les Scythes, Gètes ou Saces, fait observer Müller, furent, en l’année 56 avant Jésus-Christ, chassés de l’Inde par Vicramâditja. De l’année 30 à l’année 20 avant Jésus-Christ, Yenkaotshin fonda dans l’Inde le royaume scythique. Les Parthes succédèrent aux Scythes. » Les rois dont les noms se lisent sur les médailles: Vononès, Spalyrius, Spalirisus, Yndophérès, Gondopharès, Heronasphérès, Abagasès, sont probablement les princes auxquels fait allusion l’écrivain anonyme qui nous a légué un routier de la Mer-Érythrée bien autrement complet que celui d’Agatharchides.

Tout ceci ne nous apprend pas cependant où était située Minnagara, qui paraît bien avoir été le Pattala d’Alexandre. Ritter opinerait pour Tatta, Mannert pour Bukkur. J’inclinerais fort à me ranger de l’avis de Mannert; mais on sait que ce sont là des problèmes insolubles: il n’y faut pas trop insister; on pourrait compromettre à ce jeu le repos de sa vie. Les navires mouillent devant Barbarikè et les marchandises sont portées, en remontant le fleuve, dans la capitale, où on les remet au roi. Les objets d’importation sont surtout des vêtemens unis, quelques draps de couleur, des tapis à trames variées, des topazes, du corail, du styrax, de l’encens, des verreries, des vases d’argent, des pièces de monnaie, un peu de vin. En retour, les vaisseaux rapportent en Égypte du costus, du bdellium, du lucium, — que pouvaient bien être ces épices? — du nard, des pierreries, des saphirs, des pelleteries de Chine, des mousselines, de la soie, de l’indigo appelé vulgairement noir indien.

Voilà comment on arrive à commercer dans l’Inde en suivant le chemin des écoliers, mais il est, nous apprend notre auteur dans un paragraphe qui vaut à lui seul tout, le reste de son livre, « une route plus prompte et plus courte, bien qu’elle soit de beaucoup la plus périlleuse; c’est la route du large, qu’on peut prendre en profitant des vents étésiens, vers le mois de juillet, qui se nomme en Égypte le mois d’Épiphus. »

Pline l’Ancien est un érudit, il ne faut pas attendre de lui la précision d’un pilote. Il paraît distinguer cependant trois modes successifs de navigation dans les voyages de l’Inde. Pendant la première période, celle qui correspond au règne des Ptolémées, on suit rigoureusement l’itinéraire de Néarque; on ne s’écarte jamais de la côte jusqu’à la perdre de vue. Un peu plus tard, on part du promontoire Syagrus, sur la côte d’Arabie, pour gagner Pattala, en profitant du vent du couchant qui règne en été ; l’âge suivant indique une voie plus courte et plus sûre : on part toujours du promontoire Syagrus, mais, au lieu de se diriger vers Pattala, on fait route pour un port situé plus au sud, port que Pline appelle Sigerus, que l’auteur du Périple nomme Melizigara, et qui devait se trouver sur la portion de côte comprise entre Bombay et Goa. « Longtemps, dit Pline, on navigua ainsi, jusqu’au jour où un négociant trouva une voie plus abrégée encore. Ce jour-là, on put dire que l’amour du gain avait rapproché l’Inde, il ne fallut pas des années entières pour accomplir ce cycle périlleux; une seule saison suffit. » — « Aujourd’hui, continue Pline, on fait régulièrement un voyage tous les ans; seulement il est indispensable de mettre sur les vaisseaux des cohortes d’archers, car les mers de l’Inde sont infestées de pirates. » Elles l’étaient encore au temps des Portugais, qui eurent souvent de rudes combats à soutenir contre ces flottes irrégulières; elles le furent jusqu’en l’année 1765. À cette époque, les Anglais firent une expédition en règle contre les bandits qui inquiétaient leur commerce et leur infligèrent une leçon dont la piraterie ne se releva pas.

« On se met en mer, ajoute encore Pline, au milieu de l’été, avant la canicule ou immédiatement après. Au bout de trente jours, on arrive soit à Océlis, sur la côte arabique, soit à Cané, dans a région de l’encens. D’Océlis, il faut quarante jours pour atteindre Muziris, — aujourd’hui Mangalore, — premier marché de l’Inde, ou Bacaré, — aujourd’hui Markari, — port plus favorable encore. » Ces deux ports sont situés au-dessous de Goa, sur la côte de Canara et sur celle de Malabar. « On revient de l’Inde dans la même année, au mois de décembre, ou tout au moins avant le 13 janvier. »

Qu’on aille aborder à l’embouchure de l’Indus, à Sigerus, à Muziris, ou à Barace, qu’on parte du cap Syagrus ou d’Océlis, ce n’en est pas moins toujours de la navigation hauturière, et c’est là, — Pline ne l’a pas fait assez ressortir, — la grande découverte du règne de Claude. Cette découverte, nous allons essayer d’en retracer l’histoire; les annales de la navigation n’en ont jamais enregistré de plus importante.


VI.

Le hasard joue un grand rôle dans les affaires humaines. Ce fut un vaisseau dévié de sa route par les courans qui conduisit Alvarez Cabrai au Brésil; semblable accident amena la découverte de la route directe vers les rivages lointains qui se prolongent jusqu’à la Taprobane. Les Romains avaient fait peu de progrès dans la navigation de l’Inde sous le règne de Tibère et sous celui de Caligula. Claude, dont les pensées étaient toujours tournées vers la mer et vers le commerce maritime, voulut heureusement faire sentir le pouvoir de ses armes aux Arabes qui bordaient le littoral de la Mer-Rouge : il exigea d’eux un tribut annuel. Ce tribut fut affermé; un certain Annius Plocamus se chargea de le recueillir. Plocamus envoyait à cet effet des affranchis parcourir la côte, lever l’impôt, toucher les droits de douane. Un de ces délégués commit l’imprudence de s’avancer trop à l’est ou de s’aventurer trop au large. Le vent de nord, qui soufflait alors avec violence, ne lui permit pas de regagner la terre. Pendant qu’il bataillait avec la brise contraire, il fut tout à coup saisi par la mousson d’ouest et emporté, sans qu’il lui fût possible de rebrousser chemin, jusqu’à l’île dont Onésicrite avait le premier, sur de vagues rapports, jugés peu dignes de foi, révélé à ses contemporains incrédules l’existence. Cette île, les anciens l’appelaient la Taprobane; nous la nommons aujourd’hui l’île de Ceylan. Si l’affranchi de Plocamus eût péri dans la traversée, s’il eût été mal accueilli par les Cingalais, les marchands d’Alexandrie auraient continué, pendant bien des siècles encore, de se traîner le long des côtes de l’Arabie et du Golfe-Persique. Personne n’eût songé à se demander ce qu’était devenu le vaisseau perdu : les anciens ne comptaient pas leurs naufrages. L’affranchi, par bonheur, ou, pour mieux dire, par une sorte de miracle, put franchir sans être submergé, sans succomber à la soif ou à la famine, les 2,130 milles qui le séparaient du continent indien. Telle est la distance d’Aden à Pointe-de-Galles. Une population débonnaire fit à l’étranger fourvoyé l’accueil qu’Ulysse trouva chez les Phéaciens : le roi de Ceylan résolut de rouvrir à son hôte le chemin de la patrie. Il n’était probablement pas sans avoir entendu parler de la grandeur de Rome et des avantages que ses voisins retiraient déjà du commerce établi entre l’Inde et l’Europe. Tout fait présumer que l’affranchi de Plocamus prit passage sur un vaisseau indien ou arabe qui le débarqua en Arabie. Il emmenait avec lui quatre ambassadeurs expédiés de Ceylan sous la conduite d’un rajah, — le Rachias de Pline l’Ancien. L’arrivée de ces ambassadeurs dut faire événement à la cour de Claude. Ce n’était pas, on s’en souviendra, la première fois que Rome voyait des Indiens ; jamais on ne lui avait montré des habitans de la Taprobane. Le rajah était, paraît-il, un homme instruit et très disposé à faire part de ses connaissances géographiques aux Romains. La Taprobane était loin, suivant lui, de marquer l’extrémité de la terre habitable. Bien au-delà de cette île existait le pays des Sères, contrée vaste et féconde que son père avait autrefois visitée et d’où l’Inde lirait cette laine si fine et si précieuse que l’on appela depuis lors laine sérique.

Qu’importait cependant d’avoir reculé les limites du monde si l’on ne pouvait arriver jusqu’à ces contrées si longtemps ignorées? N’y avait-il pas dans l’aventure de l’affranchi de Plocamus matière à réflexion pour des esprits attentifs? Cet affranchi avait rencontré, pendant la traversée de la Mer-Rouge à Ceylan, un vent invariable dans sa direction. Était-il revenu par le même chemin? La chose est douteuse, car, s’il en eût été ainsi, le régime des moussons n’aurait plus eu de secret. Il est probable que les Indiens ramenèrent l’étranger jeté sur leurs rivages par la route de Néarque et que quelque vaisseau alexandrin le recueillit dans un des ports de la Perside ou de l’Arabie. Il était néanmoins évident que le Romain ne serait jamais revenu de Ceylan si le souffle qui l’y avait, avec une remarquable constance, emporté, ne se fût, dans une autre saison, complètement apaisé ou n’eût même pris une direction contraire. Les anciens savaient louvoyer et tenir le plus près; ils savaient orienter leurs voiles, amurer à bloc « en cassant le devant, » eût-on dit à bord de nos anciennes galères ; « prolatis pedibus, » écrit Pline l’Ancien. Souvent il arrivait que, pendant la nuit, des navires se heurtaient, venant de deux points opposés de l’horizon, l’un faisant route, par exemple, au sud-ouest et l’autre au nord-est avec des vents d’est-sud-est ou d’ouest-nord-ouest; mais, si habile louvoyeur qu’on puisse être, on ne remonte pas contre lia mousson, de Bombay à l’entrée de la Mer-Rouge : de fins voiliers en ont fait l’essai et ils y ont renoncé. L’affranchi de Plocamus, entraîné jusqu’à l’Inde par le Favonius, en était donc revenu avec le Vulturne. De ce raisonnement à une tentative fondée sur la conviction qu’en choisissant bien son moment, ou pouvait compter pour la double traversée de l’Océan indien sur un vent constamment favorable, il y avait encore un abîme : l’abîme que comble un génie résolu. Ces génies-là sont rares. J’admire beaucoup Barthélemy Diaz et Vasco de Gama, j’admire Christophe Colomb, j’admire Magellan, Schouten et Jacques Lemaire, mais, dans mon enthousiasme, je n’aurai garde d’oublier Hippalus. Ce marchand d’Alexandrie, stimulé par tous les bruits venus jusqu’à lui, conçut un jour le dessein de s’élancer d’un des promontoires de la Mer-Érythrée en haute mer, de s’abandonner au souffle de la mousson et d’affronter volontairement l’épreuve d’où l’affranchi d’Annius Plocamus n’était sorti sain et sauf que par un hasard qui ne se présente guère deux fois dans la vie. Pour le retour, il aviserait, prendrait conseil des circonstances et, à la rigueur, pourrait toujours avoir recours à la route de Néarque. Un si hardi marin n’en était probablement pas à son premier voyage de l’Inde. L’entreprise s’accomplit et eut la plus heureuse issue. La mousson de nord-est ramena en Égypte le vaisseau que la mousson de sud-ouest avait conduit vent en poupe à la côte de Lymirice et peut-être même jusqu’à la Taprobane. L’auteur du Périple nous donne, au sujet de cette traversée, des détails précieux qui ne pouvaient nous venir que d’un homme du métier. « Les voyages de l’Inde, nous dit-il, s’accomplissaient autrefois sur de petits navires qui suivaient toutes les inflexions du rivage. Hippalus, pilote d’une longue expérience, osa le premier, après avoir bien étudié la position des marchés et les allures des vents, tenter le voyage par la haute mer. Les vents étésiens, qui soufflent dans ces parages à la même époque que dans nos pays, viennent dans la mer de l’Inde, par suite de la disposition des lieux, de l’océan. On appelle hippalus le vent du sud-ouest, lui donnant le nom de celui qui a découvert le trajet direct de l’Egypte aux rivages indiens. Depuis ce temps jusqu’à nos jours, les uns partent de Cané, les autres du territoire des Aromates : s’ils veulent se rendre à Limyrice, il leur faut subir pendant assez longtemps le vent du travers; si, au contraire, ils se dirigent vers Barygaza ou vers la Scythie, — par ce nom de Scythie, on doit eut ndre éviiemment l’embouchure de l’Indus, — ils n’ont à tenir le vent que pendant trois jours, — pour gagner très probablement la hauteur du cap Syagrus. — Le reste du temps, ils ont vent arrière. » Quand on songe qu’Hippalus ne possédait ni astrolabe ni boussole, qu’il n’avait pour se diriger d’autre point de repère que la carte incertaine du ciel, la vue de Canopus ou de quelque constellation encore inconnue, on reste confondu devant tant d’audace, et on se demande comment l’antiquité, si prodigue cependant de son marbre et de son bronze, n’a élevé aucun monument en l’honneur de cet homme qui venait d’inaugurer la navigation hauturière. J’aime à croire que, si Claude eût vécu, les choses se seraient passées autrement. Quant à moi, si j’étais ministre de la marine, — en Angleterre ou en Portugal, — je donnerais au plus beau de mes vaisseaux le nom d’Hippalus : il n’est jamais trop tard pour rendre justice au mérite. Les anciens se contentèrent de consacrer le nom du grand découvreur en appelant le vent de mousson le vent d’Hippalus.

Les vaisseaux des anciens, du moins leurs vaisseaux ronds, avaient peu de vitesse. Ce n’en est pas moins, même pour ces navires à l’allure pesante, une bien longue traversée qu’une traversée de quarante jours d’Aden à la côte de Malabar, une bien faible moyenne qu’une moyenne de 47 milles environ par jour. La distance de Suez au port d’Aden est de 1,310 milles, d’Aden à l’embouchure de l’Indus, de l,472; à Bombay, de 1,632; à Surate, de 1,700; à Goa, de 1,672; à Calicut, de 1,852; à Pointe-de-Galles, de 2,130. Nos transports de Cochinchine se rendent aujourd’hui de Suez sur la rade d’Aden en six jours et demi; les paquebots anglais de la compagnie péninsulaire orientale accomplissent le même trajet en six jours. D’Aden à Pointe-de-Galles, il faut compter douze jours et demi pour les transports français, dix jours seulement pour les grands paquebots britanniques. Les navires à voiles faisaient jadis, quand ils étaient bons marcheurs, le voyage d’Aden à Bom; ay en quinze ou seize jours, et c’est, en effet, seize; jours qu’employait récemment la corvette mixte le D’Assas pour parcourir cette distance de 1,632 milles. De seize jours à quarante, la différence est grande, et, si Pline ne s’est pas trompé dans ses calculs, il faut supposer que les capitaines marchands d’Alexandrie attendaient, pour quitter le Golfe-Arabique, le moment où le Favonius de Pline, le Libo-Votus d’autres géographes, la mousson de sud-ouest, en un mot, autrement dit encore le vent d’Hippalus, commençait à perdre de sa force.

C’est un vent bien fougueux que ce vent de sud-ouest quand, après un débat assez long avec la mousson contraire, il est enfin parvenu à établir son empire sur tout l’Océan indien. On a vu des navires de plus de 3,500 tonneaux, ayant à leur disposition voiles et machines, des navires de 83 mètres de long et de près de 14 mètres de large, enfoncés dans l’eau de 6 ou 7 mètres, se trouver sur le point de ne pouvoir prolonger plus longtemps la lutte et d’être obligés de refuser leur hanche ou leur travers à la vague pour lui présenter en vaincus la poupe. C’était le 8 juin; on sortait à la vapeur de la Mer-Rouge. La brise, d’un calme presque complet, prend peu à peu au sud-sud-est en fraîchissant; quelques heures après, le journal de bord enregistre : bonne brise halant le sud et le sud-ouest, puis grand frais de sud-ouest et mer grosse. Il serait déjà imprudent, de faire roule; il faut mettre à la cape sous la grand’voile goélette tribord au vent. Le temps devient brumeux et revêt une mauvaise apparence. Grand frais et mer très grosse; le navire fatigue beaucoup. On remplace la grand’voile goélette par l’artimon, on fait pousser les feux et on marche doucement à trente- cinq tours d’hélice à la minute. C’est encore le meilleur moyen d’éviter à la coque rudement secouée les paquets de mer. Deux jours se passent ainsi : on est toujours en cape. Mer très grosse, violens coups de roulis; à une heure du matin, deux rayons de la barre se cassent, le gabier de barre est blessé. Le troisième jour, la brise semble mollir un peu; on veut en profiter pour faire roule grand largue : au bout de quelques heures, il faut se résigner à gouverner à la lame, c’est-à-dire à se laisser porter où la vague vous pousse, comme si l’on était encore au temps d’Annius Plocamus. On se propose d’aller à Ceylan et l’on risque fort d’aboutir à Bombay. « C’est une des mers les plus grosses que j’aie rencontrées, même dans les cyclones, » m’écrivait un officier embarqué alors sur ce transport. Heureusement, le 13 juin, la brise peu à peu se calme, de petits grains de pluie succèdent à la bourrasque et, bien que la mer demeure toujours houleuse, on peut déjà établir toute la voilure. A partir de ce moment jusqu’au 17 juin, on n’a plus que du beau temps et de jolies brises de sud-ouest; c’est à peine si l’approche de Ceylan amène quelques nuages au ciel, nuages qui se résolvent bientôt en pluie.

Le commencement et la fin des deux moussons sont sujets à de grandes variations et souvent même à de violentes bourrasques. On ne tient pas suffisamment compte de ces périodes indécises quand on se borne à dire que la mousson souffle six mois d’un côté et six mois de l’autre. En réalité, il faut retrancher de chaque mousson un mois au début, un autre mois lorsque la mousson va finir. En mai, la mousson d’été commence à peine; elle ne sera franchement établie que dans les premiers jours de juin, un peu plus tôt, un peu plus tard, suivant l’époque de la pleine ou de la nouvelle lune. Durant les mois de juin et de juillet, le temps est si mauvais que les barques arabes, — les boutres, comme on les appelle, — ne s’aventurent guère en dehors du détroit. Au mois d’août, la mousson devient plus modérée; en septembre, et même jusqu’au milieu d’octobre, on a souvent beau temps pendant plusieurs jours de suite. Voilà bien la période que devaient rechercher les navires des anciens.

« Les anciens, dit Pline, ne connaissaient que quatre aires de vent; Homère n’en mentionne pas davantage. À ces quatre vents correspondant aux quatre points cardinaux l’âge suivant ajouta huit rhumbs secondaires; puis on réduisit de nouveau ces huit rhumbs à quatre. Il resta ainsi huit directions distinctes : le subsolanus, — en grec apheliotes ; — le vulturne, que les Grecs nomment euros ; — l’auster, l’africus, connu en Grèce sous l’appellation de notos et de libos; le favonius, qui est le zéphiros des Grecs; le corus, correspondant à l’argestes hellénique; le septentrion, où vous reconnaîtrez l’aparticus ; l’aquilon, qui représente le boreas. » Prenez notre rose des vents, la nomenclature de Pline se transformera ainsi : est, sud-est, sud, sud-ouest, ouest, nord-ouest, nord, nord-est. Les quatre rhumbs supprimés étaient : le nord-nord-ouest, le thrascias; l’est-nord-est, le cæcias; le sud-sud-est, le phœnicias; le sud-sud-ouest, le libonotus, À ces quatre vents, des pilotes plus méticuleux avaient ajouté le nord-nord-est, le meses, et l’est-sud-est, l’euronotus. La rose des vents, cette fois, était presque complète; il n’y manquait que l’ouest-sud-ouest et l’ouest-nord-ouest. Trois siècles environ après Pline, Végèce nous donne une liste légèrement différente : le vent d’est reste toujours l’aphéliotes, le cæcias est devenu le nord-est, l’eurus et le vulturne n’ont pas cessé de correspondre au sud-est, l’auster et le notus ont la même direction : le sud ; le libonotus est le sud-sud-ouest ; le leuconotus, le sud-sud-est; le corus marque le nord-ouest ; le zéphiros n’a pas changé: il indique toujours le vent d’ouest ; le sud-ouest s’appelle indifféremment l’africus ou le libs ; l’ouest-nord-ouest, le favonius ou le japix ; le nord, l’aparctias ; le nord-nord-ouest, le circius ou le thrascias ; le nord-est, l’aquilon ou le borée.

Pline nous apprend qu’on revenait de l’Inde avec le vulturne, — le sud-est, — mais il a bien soin d’ajouter qu’on remonte la Mer-Rouge avec l’africus ou l’auster, le vent de sud-ouest ou le vent de sud. Tous ces détails sont exacts et fort bien observés. Dans la partie supérieure du Golfe-Arabique, en effet, les vents soufflent presque constamment du nord et du nord-ouest. À partir du milieu de mars et pendant une période d’environ cinquante jours, ils tournent généralement au sud. C’est alors le kamsin, le vent brûlant des Arabes, l’auster ou l’africus des anciens, qui règne. Le docteur Vincent nous fait remarquer, en outre, que les époques indiquées pour l’arrivée dans l’Inde des flottes égyptiennes et pour leur retour en Égypte coïncident parfaitement avec les périodes adoptées pour la même navigation par les flottes du Portugal. Ces flottes apparaissaient sur les côtes de l’Inde en septembre ; elles les quittaient d’ordinaire du 8 décembre aux premiers jours de janvier, ayant eu deux mois environ pour disposer de leurs cargaisons.


VII.

Maintenant que nous savons comment, au Ier siècle de notre ère, on se rendait dans l’Inde, comment aussi on en revenait, il nous sera plus facile d’étudier les opérations commerciales qui se poursuivaient dans ces lointaines contrées.

Dès qu’on a dépassé les bouches de l’Indus, on rencontre un golfe qui s’enfonce vers le nord dans l’intérieur des terres et dont l’entrée est difficile à distinguer. Ce golfe porte le nom d’Irinon. Il y a le grand et le petit Irinon. C’est ce que nous appelons aujourd’hui le Run, immense nappe d’eau communiquant avec le golfe de Kutch. Les deux Irinons forment une mer marécageuse sillonnée de grands courans et semée de nombreux hauts-fonds qui se prolongent au large. Souvent les vaisseaux, avant d’apercevoir la côte, ont échoué sur ces bancs, ou, portés à terre, y ont péri. Le golfe est dominé par un promontoire qui part de l’lrinon se dirige d’abord vers l’est, puis vers le midi, tourne enfin à l’ouest, embrassant ainsi à la fois la baie de Barace et sept îles. Les navires qui atterrissent à l’entrée de ce golfe et prennent le large pour contourner les bancs peuvent gagner le port sains et saufs ; ceux, au contraire, qui s’engagent sans précaution dans l’enfoncement de Barace, sont certains de périr. Le courant est, dans ces parages, très violent, la mer fort agitée et remplie des tourbillons les plus dangereux. Un fond inégal, abrupt sur quelques points, rocheux et tranchant sur d’autres, augmente le péril: les câbles sont promptement coupés ou s’usent lentement si l’on jette l’ancre. L’approche de cette partie de la côte est généralement signalée par la rencontre de grands serpens de couleur notre ; les serpens que l’on trouve p’us au sud, dans les environs de Barygaza, sont moins grands et d’une couleur verte et dorée.

Que dites-vous de ces remarques pratiques? Quand on n’avait pour se conduire que le flair du marin, tout indice était précieux à saisir. On a vu de nos jours des bricks grecs se rendre en Amérique sans que les capitaines qui les montaient fussent beaucoup plus avancés en fait de science nautique que les pilotes alexandrins au temps de l’empereur Claude. Les mathématiques ne faussent pas le jugement, comme on l’a prétendu à tort; elles ôtent seulement aux sens cette acuité souvent si remarquable chez le sauvage. J’ai connu plus d’un marin pratique qui ne savait pas même lire et qui, à travers les routes croisées du navire, suivait encore avec une étonnante rectitude le progrès et les déviations de la route : un pilote ipsariote entre autres, un pilote quelque peu pirate, mutilé à ce jeu de la main gauche, a fait tout un hiver, sur un bâtiment que je commandais, son point dans sa tête, sans avoir besoin de recourir aux compas et aux cartes; tout au plus jetait-il de temps en temps un coup d’œil sur la boussole. Quant au loch, il ne s’en inquiétait pas; il lui suffisait de regarder couler l’eau le long du bord pour apprécier avec une admirable précision la vitesse. Je suis convaincu qu’Hippalus ferait encore bonne figure sur nos vaisseaux et que ses conseils n’y seraient pas, en plus d’une occasion, inutiles. L’aptitude au pilotage se transmet avec le sang comme l’instinct du chien de chasse, et si nous savions tirer parti, ainsi que je l’ai maintes fois conseillé, des dispositions natives des gars de l’île de Sein ou de l’île d’Ouessant, nous aurions aujourd’hui dans toutes les parties du monde des pilotes qui permettraient à nos commandans de primer de manœuvre, en cas de guerre, l’ennemi qu’il leur faudrait poursuivre ou éviter. Ce sont là des pia vota ; notre esprit est tourné ailleurs. Je le regrette profondément.

Après la baie de Barace se déploie le golfe de Barygaza et la côte de l’Ariace, où commence, avec le royaume de Mambara, le reste de l’Inde. L’Ariace paraît avoir été la presqu’île de Guzerat; le golfe de Barygaza était le golfe de Cambaye, qui suit immédiatement au midi le golfe de Kutch. La partie intérieure de la province, limitrophe de la Scythie, c’est-à-dire du royaume fondé par les Scythes dans l’Inde, se nomme l’Aberia, peut-être l’ancienne Ophir; la partie maritime porte le nom de Syrastrène. Le pays est fertile en blé, riz, sésame, beurre et carpassum, encore une substance inconnue. On y fabrique des toiles de qualité inférieure avec le coton de l’Inde. Le gros bétail abonde dans l’Aberia ; les indigènes y sont de haute taille et noirs de couleur. La ville de Minnagara, — aujourd’hui Indore, sur le chemin qui conduit d’Ugein à la Nerbudda, — ne confondons pas ce Minnagara avec le Minnagara de l’Indus, — est le chef-lieu du pays. Les toiles fabriquées dans la province sont portées à Barygaza. Il existe encore sur ce point, au dire de l’auteur du Périple des monumens de l’expédition d’Alexandre, des enceintes consacrées, des fondations de camps et de grands puits. Les érudits en doutent ; ils n’admettent pas qu’Alexandre ait jamais été aussi loin : l’érudition n’est cependant pas infaillible.

De Barbaricé sur l’Indus au promontoire de Papicé près d’Astacapra, promontoire qui s’élève en face de Barygaza bâtie sur le rivage, la distance est de 300 milles. C’est bien là, en effet, l’espace qu’on mesure entre Rechel, localité moderne située à l’embouchure de l’Indus, et le village de Dalewalla dans le golfe de Cambaye. Immédiatement après le promontoire Papicé, vous trouverez uns longue baie, bien abritée des vagues, que couvre tout entière l’île Bæones, — aujourd’hui l’Ile Diu de fameuse mémoire. Les Portugais y ont repoussé plus d’un assaut, et don Juan de Castro s’y acquit une gloire immortelle. Dans le fond de la baie débouche un très grand fleuve appelé, autrefois comme aujourd’hui, le Mahi. Dans sa plus grande dimension, la baie de Bæones a 30 milles environ d’étendue. Pour se rendre à Barygaza, il faut laisser l’île Bæones sur la gauche, et, dès qu’on aperçoit l’entrée de la baie de Dalewalla, faire route à l’est. On se dirige ainsi vers l’embouchure du fleuve de Barygaza, qui portait, au temps de Claude, le nom de Namnadius, appellation à peine défigurée de la Narmâda ou Nerbudda de nos jours.

Le canal qui conduit à Barygaza est étroit et l’accès en est difficile pour les navires qui arrivent du large. On a quelque peine à ne pas tomber à droite ou à gauche du bon chenal ; cependant, sur la gauche, la route est meilleure. A droite, l’entrée même est encombrée par un banc de roches sous l’eau, dont quelques têtes seulement sont visibles. Ce banc, connu sous le nom de Héron, part de la côte sur laquelle est bâti le village de Cammon. A gauche se projette, comme nous l’avons dit plus haut, le promontoire de Papicé qui prend naissance près d’Astacapra. Les abords de ce promontoire ne laissent pas d’être assez dangereux : la marée le contourne et si elle vous oblige à jeter un pied d’ancre, vos câbles courent grand risque de se couper sur le fond.

Alors même qu’où a pénétré heureusement dans le golfe, il n’est pas aisé de trouver l’entrée du fleuve de Barygaza, car la côte est très basse, et on n’y découvre aucun amer. L’entrée trouvée, il reste encore à éviter les bancs qui obstruent l’embouchure et en rendent l’accès fort périlleux. Aussi les pêcheurs indigènes du roi, qui se tiennent d’ordinaire à l’entrée de la baie, ont-ils coutume de se porter au-devant des navires attendus jusqu’à la Syrastrène. Ces pêcheurs montent de longues barques appelées, dans la langue du pays, des trappagas et des cotymbas. Ce sont eux, — sorte de pilotes jurés, — qui se chargent de conduire les vaisseaux étrangers à Barygaza. Leurs barques savent trouver le droit chemin au milieu des bancs et traîner au besoin de mouillage en mouillage les bâtimens qu’elles ont pris à la remorque. Elles appareillent à la marée montante; quand survient le jusant, elles vont jeter l’ancre dans certains replis de la côte où le fond est plus grand et où elles n’ont pas à craindre de demeurer échouées à la marée basse. Barygaza se trouve à 30 milles environ de la bouche du fleuve.

Je n’ai point heureusement à chercher l’emplacement de Barygaza; le savant Müller, s’aidant des travaux de Forbes et de Ritter, m’a épargné ce soin : grâces lui en soient rendues ! « Il se trouve aujourd’hui, dit Müller, aux lieux où s’élevait jadis Barygaza, une ville nommée Baroach. Baignant le côté méridional de cette ville, la Nerbudda présente si peu de profondeur que, sans le secours de la marée montante et du veut de sud-ouest, les petits navires eux-mêmes ne pourraient monter jusqu’à Baroach. Ceux qui ont plus de tirant d’eau ne sauraient réussir, même au moment du plein, à franchir la barre qui obstrue l’entrée du fleuve. Le rivage est très bas et tout à fait dépouillé d’arbres. A-t-on passé la barre, l’intérieur du golfe offre une navigation bien plus difficile encore à cause des amas de sable qui s’y sont accumulés. Il n’y a que de très petits bâtimens, appelés crofts, que prennent à la remorque des barques très légères nommées des gullivats, auxquels l’intérieur de la baie soit accessible.» — « Les marins qui ne connaissent pas ces parages, écrit à son tour l’auteur du Périple, et qui viennent aborder pour la première fois au comptoir de Barygaza, courent de grands risques tant à l’entrée qu’à la sortie. Rien ne peut arrêter l’impétuosité du flot qui monte ou qui descend; les ancres ne résistent pas. Les navires, jetés alors en travers, sont entraînés par la violence de la marée sur les bancs; les vaisseaux de petites dimensions chavirent même quelquefois; ceux qui restent échoués avec le jusant s’inclinent sur le côté : si l’on ne prend soin de les accorer, ils se remplissent et sont submergés quand le flot revient. La force de la marée, surtout de la marée montante, est telle dans les syzygies, qu’au moment du flot, par la mer la plus calme, les riverains de l’embouchure entendent d’abord un bruit semblable à celui que produiraient les clameurs lointaines d’une armée; puis bientôt le flot fait irruption dans les marais avec un fracas épouvantable. » Le mascaret se comporte-t-il autrement à Caudebec? J’incline à croire que le phénomène ne se représentait pas avec cette violence dans toutes les marées de pleine ou de nouvelle lune.

N’y avait-il pas de quoi décourager les marins les plus entreprenans? Faire une traversée de plus de 1,600 milles sur une mer orageuse, sous des cieux inconnus, hors de vue de toute terre pendant trente ou quarante jours et avoir tant de chances de faire naufrage au port! Le triple airain n’y suffisait pas; il fallait pour s’exposer de gaîté de cœur à tant de risques avoir la soif du gain portée à un excès que nos sociétés modernes ne connaissent peut-être pas. Les marchandises que l’on rapportait en Égypte se revendaient, nous apprend Pline, au centuple. C’était juste, et l’on comprend que le marchand, malgré tous ses profits, ait quelquefois comparé avec une envie secrète son sort à celui du soldat : « Pour le soldat, se disait-il, la mort ou la victoire est l’affaire d’un instant; pour nous, la lutte et la responsabilité sont de tous les jours. » J’ai connu beaucoup de soldats (et des plus intrépides) qui jugeaient ainsi de notre existence; ils nous accordaient même d’acquérir à ce rude métier des qualités très propres au commandement.

Dans l’intérieur du pays de Barygaza, on compte plusieurs peuplades distinctes : des Âratriens, des Arachosiens et des Gandaréens. Au-delà se trouve la Peucélaotide, dans laquelle Alexandre fonda Bucéphalie ; plus loin encore habite la nation belliqueuse des Bactriens constitués en royaume. C’est de la Bactriane que partit Alexandre « quand il pénétra jusqu’au Gange, » laissant de côté Lymirice et la partie méridionale de l’Inde. Des drachmes antiques sont encore aujourd’hui en circulation à Barygaza: ces drachmes portent gravés en lettres grecques les noms d’Apollodote et de Ménandre.

Si ces renseignemens ne nous étaient donnés par un marin illettré, il faudrait ajouter un chapitre à Quinte Curce. Il est fort probable que l’auteur du Périple avait étudié l’histoire un peu à la légère : Alexandre et les Séleucides se seront mêlés dans sa cervelle et je ne le citerai pas comme une autorité. Nous autres marins, nous quittons rarement le littoral; ce que nous racontons des pays où le flot nous jette n’a vraiment de valeur que pour la zone circonscrite où nous pouvons invoquer le témoignage de nos yeux. L’auteur du Périple nous transmet ce que ses cliens du bord de mer lui ont raconté; il n’est pas étonnant qu’à beaucoup de vérités il ait joint involontairement quelques fables.

« Dans la partie orientale de la province de Barygaza, dit-il, on trouve la ville d’Ozène, qui fut jadis résidence royale. » Faut-il, avec Müller, reconnaître dans Ozène la ville moderne d’Ougein, où, en l’année 56 avant Jésus-Christ, le vainqueur des Saces, le roi Vicramâditja, fixa sa résidence? La chose n’est pas impossible, ne fût-ce que pour la conformité des. noms. Ce qui est certain, c’est que la majeure partie des produits exportés de Barygaza, — onyx et vases de porcelaine, mousselines et madras, indiennes ordinaires, ivoire, soie, cachou et poivre long, — venaient de l’intérieur et en majeure partie d’Ozène. Le nard y arrivait par la Peucélaotide « des pays les plus extravagans : » de Cattyburina, de Patropapiga, de Cabalita, où l’érudition allemande croit reconnaître Caboul, On en recevait aussi de la Scythie adjacente. Par la même voie descendaient à la côte le costus et le bdellium.

Qu’importait-on à Barygaza pour payer ces trésors? On importait du vin d’Italie, de Laodicée, et d’Arabie, du cuivre, de l’étain, du plomb, du corail, des topazes, des vêtemens unis ou nuancés de tout genre, des ceintures à trame variée, des coussins, du styrax, du mélilot, du verre grossier, du réalgar, de l’antimoine, des monnaies d’or et d’argent, dont l’échange avec le numéraire du pays est assez lucratif, enfin quelques parfums, mais non pas des parfums de grand prix. Sous le nom de tribut, on envoyait au roi des vases précieux d’argent, des instrumens de musique, de belles jeunes filles pour lui servir de concubines, du vin de choix, des vêtemens unis, somptueux cependant, et des parfums délicats.

La côte qui suit Barygaza s’étend du nord au sud; on l’appelle la côte de Dachinabade : c’est aujourd’hui le Dekkan. « Dachanus, remarque l’auteur du Périple, signifie dans la langue du pays le midi. » A l’intérieur, on rencontre de nombreux déserts, de hautes montagnes, des bêtes fauves de tout genre : panthères, tigres, éléphans, serpens d’une immense grandeur, hyènes, cynocéphales. De la côte jusqu’au Gange sont répandues des populations très nombreuses. A vingt journées de marche de Barygaza, du côté du midi, existe un marché fameux : le marché de Pæthana, et, dix journées plus loin encore, une autre ville, très grande, appelée Tagara. Pæthana, s’il en faut croire Müller, est aujourd’hui Pythan, sur le Godaveri, près d’Ahmednagara. Tagara serait peut-être Deoghir, ville florissante jusqu’en l’année 1293 et dont on peut retrouver les débris près de Doulatabad, non loin d’Élore, si célèbre par les majestueuses ruines de ses temples. De Pæthaoa et de Tagara, on apporte à Barygaza, sur des chars et par des chemins très difficiles, les marchandises de la Dachinabade : de Pæthana viennent les onyx, de Tagara les indiennes et les mousselines.

De Barygaza, si l’on continue de descendre la côte, on compte 700 milles jusqu’à Limyrice, que Müller, malgré une certaine discordance dans les distances, voudrait reconnaître dans la localité moderne d’Honoré, par 14° 16’ de latitude, à peu près à mi-chemin de Bombay à Calicut. Quant à Calicut, située à trois degrés plus bas, ce serait peut-être cette ville d’Ægialum que l’auteur du Péricle se borne à mentionner, en disant simplement : « De Limyrice à Ægialum, la route est encore assez longue. » Sur cet espace de 700 milles, il existe au-dessous de Barygaza des comptoirs de moindre importance : Suppara, le beau rivage en indien, aujourd’hui Surate, à l’entrée du golfe de Cambaye ; Calliena, aujourd’hui Calliani, non loin de Bombay, ville, dit l’auteur du Périple, qui, au temps de Saragana l’Ancien, fut un grand entrepôt. Quand cette ville tomba au pouvoir de Sandanes, elle perdit beaucoup de son importance. Si le hasard y conduit des navires grecs, on les amène sous bonne garde à Barygaza.

Après Calliena, on trouve encore de nombreux marchés : Samylla, aujourd’hui Maundvi ou Choul, sur la rivière de Koundoulika ; Mandagora, aujourd’hui Radjapour; Palæpatmæ, aujourd’hui Bancut; Melizigara, que Pline appelle Sigerus et que nous nommons Djyghur; Byzance qui correspond au port de Viziadrug ou Geriah; Toparus, auquel a succédé Dewgurh ; Tyrannoboas, sur l’emplacement qu’occupe maintenant Bugmuntjur. Pas une rivière débouchant à la côte qui n’ait à la fois son port et son comptoir. Plus au midi encore, vous trouverez les îles Sesecriænæ, groupe à la hauteur de Malwan, dont l’îlot principal porte de nos jours le nom de Singi-Drog; puis viennent les îles des Ægidiens, qui ne peuvent avoir été que les îles Vingorla ou îles brûlées; vous arrivez enfin à l’île des Cæaites, situées en face de la presqu’île du même nom: sur cette presqu’île s’élève aujourd’hui la ville de Murmagar ; l’île des Cænites est incontestablement l’île Saint-George; nous sommes à l’entrée de la baie de Goa.

Les restitutions sont faciles dans ces pays où rien ne se transforme; l’immobile Orient est fait pour la joie des érudits. La côte de Limyrice que nous allons aborder ne nous réserve pas de moindres satisfactions que le littoral de la Dachinahade. Voici d’abord Raura, dont le nom à peine altéré se retrouve dans Honore; Tyndis, que nous nommerions aujourd’hui Koundapour; Muzitis devenue dans la suite des siècles Molky ou Mangalore; Nelcynda, « aujourd’hui, dit Müller, Nelisseram. » C’est à Mnziris et à Neleynda que se faisait, au temps de l’auteur du Périple, le principal commerce.

Tyndis, grand bourg maritime, fait partie des états de Ceprobotra, roi de la province de Kerala; Muziris appartient au même royaume. L’importance de Muziris lui vient de l’affluence des vaisseaux qui y sont expédiés de l’Ariace et des navires grecs qui y arrivent d’Égypte. Cette ville est située sur le bord d’un fleuve, à 50 milles de Tyndis, en suivant le fleuve et le littoral ; elle est à 2 milles de l’embouchure du cours d’eau qui la baigne. Par le fleuve et la mer, Nelcynda n’est également qu’à 50 milles de Muziris ; elle dépend cependant d’un autre roi, de Pandion. On l’a, comme Muziris, bâtie sur le bord d’une rivière, à 12 milles environ de la mer. Une autre ville est assise à l’embouchure même : c’est le bourg de Bacaré, — aujourd’hui Markari. — Les navires s’arrêtent à Bacaré, avant de prendre le large : ils mouillent sur cette rade pour y embarquer leur chargement, parce que la rivière de Nelcynda est, à son entrée, tout encombrée de bancs au milieu desquels la navigation est fort dangereuse. On reconnaît ici, comme sur les autres points de la côte, l’approche de la terre à la rencontre de serpens, noirs aussi, mais moins grands que ceux de la côte septentrionale : ces serpens ont la tête du dragon et l’œil injecté de sang.

On fréquente ces divers marchés avec de grands navires, à cause du volume et de la quantité des marchandises qu’on en exporte : poivre et malabathron, — nous verrons plus loin que le marabathron devait être du thé, — de l’argent monnayé, des topazes, quelques vêtemens unis, d’autres à plusieurs trames, de l’antimoine, du corail, du verre grossier, du cuivre, de l’étain, du plomb, un peu de vin, la quantité seulement qu’on en peut vendre à Barygaza, du réalgar, de l’arsenic, du blé pour la nourriture des matelots, car le blé ne saurait être dans ces parages un objet de commerce. Le poivre qu’on trouve dans ces comptoirs vient de Cottonara, — aujourd’hui Cochin, — le seul pays de la côte qui en produise. On y apporte aussi beaucoup de perles, de l’ivoire, des étoffes de Chine, du nard des bords du Gange, du marabathron de l’intérieur, des pierres précieuses, — diamans, améthystes, — de l’écaille de tortue, venant de l’île de Chrysé ou de l’archipel placé en avant de la côte de Limyrice.

Pour atteindre la partie de l’Inde que nous venons de décrire, il convient de partir d’Égypte vers le mois de juillet. Après Bacaré, le mont Pyrrhus ou Rufus, — probablement la chaîne des Ghats, — s’étend vers une autre contrée appelée Paralia : en réalité, la côte méridionale tourne brusquement à l’est et au nord. Là se trouve une pêcherie de perles appartenant au roi Pandion ; là aussi est située une ville du nom de Colchos, — aujourd’hui Coilnapatam, près de Tutikorin. — Le premier endroit qu’on rencontre sur ce territoire se nomme Balita, — aujourd’hui Marpoly, selon Mannert, un peu au nord d’Auzenga. — Balita possède un bon mouillage et un bourg maritime. Après Balita se présentent le promontoire et le port Comari, dont le nom à peine altéré se retrouve de nos jours dans celui de cap Comorin : à Comari viennent faire leurs ablutions et se consacrer au célibat les hommes et les femmes qui veulent donner à leur vie un caractère de sainteté. La déesse Kumari, l’épouse de Siva, s’est arrêtée en ce lieu et s’y est baignée.

De Comari, en se dirigeant vers le nord, la terre s’étend jusqu’à Colchos, où se trouve, nous l’avons déjà dit, une pêcherie de perles. Des condamnés sont chargés de ce travail ; la pêcherie appartient au roi Pandion. Après Colchos, la côte forme un golfe. Dans l’intérieur, se trouve un endroit nommé Argali, où sont percées et enfilées les perles qu’on recueille à l’île d’Héliodore. Que pourrait être cette île d’Héliodore, sinon l’île Manaar ou l’île Rameseram, qui, par le pont d’Adam, rattachent l’île de Ceylan au grand continent indien ? On exporte d’Argali des tuniques brodées de perles que l’on nomme des ébargaritides.

Les vaisseaux d’Alexandrie ne dépassaient probablement pas l’île Manaar ; mais le faible tirant d’eau des barques indigènes, des vaisseaux de Limyrice et de Barygaza, leur permettait de passer entre l’île de Ceylan, — ou plus exactement entre l’île Rameseram, — et la terre ferme, pour aller visiter la côte de Coromandel et la côte de Golconde. Parmi les marchés et les mouillages que fréquentaient les navires indiens, il faut citer : Camara, — aujourd’hui Karikal ; — Poduca, très probablement Pondichéry ; Sopatma, vraisemblablement Madras. Pour cette navigation, il avait fallu adopter un mode de construction tout spécial. Les sangaras se composaient de deux grandes pirogues liées ensemble et pouvaient contenir de cent à cent cinquante hommes ; les colandiophonta, destinés à pousser jusqu’à Chrysé et jusqu’à l’embouchure du Gange, avaient des dimensions beaucoup plus considérables. Marco Polo et Nicolo di Conti les ont retrouvés au moyen âge. Les doubles pirogues remontaient en suivant la côte occidentale de l’Inde, jusqu’à Limyrice.

Au-delà de Camara, de Poduca et de Sopatma, l’auteur du Périple n’a plus que des notions vagues : ces notions méritent cependant, telles qu’il nous les offre, d’être reproduites. « Dans les environs de la région suivante, dit-il, quand déjà la route se dirige vers l’est, on rencontre en pleine mer l’île Palsesimundu qui court de l’ouest à l’est ; les anciens, — c’est-à-dire Onésicrite, — appelaient cette île Taprobane. La partie septentrionale est à une journée de navigation du continent indien ; la partie méridionale se dirige peu à peu vers l’ouest et finit par se trouver en face de la côte de l’Azanie. L’île produit du poivre, des pierres précieuses, des indiennes, de l’écaille de tortue. » Bien que la description géographique laisse à désirer, vous avez sans doute reconnu Ceylan.

Dans ces mêmes parages s’étend, sur un long espace, la province de Masalia, — aujourd’hui Masulipatam, dans l’ancien royaume de Golconde, — contrée où il se fabrique une grande quantité de tissus. Le navigateur qui se dirige ensuite vers l’est pour traverser le golfe rencontre d’abord la Désarène, pays qui nourrit des éléphans. « On sait, dit l’auteur du Périple, que les Indiens donnent à l’éléphant le nom de désare, » La côte se redresse un peu plus loin au nord : là vivent de nombreuses peuplades barbares, et parmi elles les Cirrhades, race farouche au nez écrasé ; là aussi se rencontrent les Bargyses, les hippioprosopes ou macroprosopes, — c’est-à-dire au long visage ou au visage de cheval. — On croit ces populations anthropophages.

Après cette portion de côte, si vous faites de nouveau route à l’est, ayant l’océan à droite et la terre à gauche, vous trouverez, en venant du large, le Gange, et, près du Gange, la dernière contrée de l’Orient, Chrysé ou l’île d’Or. Au temps du géographe Ptolémée, c’est-à-dire au W siècle de notre ère, 120 ou 130 ans après le règne de Claude, le progrès des connaissances géographiques avait appris aux Romains que Chrysé était une presqu’île. Dans les environs de Chrysé coule le Gange, le plus grand fleuve de l’Inde, qui a, comme le Nil, ses crues périodiques. Sur les bords du Gange il existe un marché, — aujourd’hui Dulispour, — auquel l’antiquité avait donné le nom du fleuve. De ce marché s’exportent du malabathron, du nard gangétique, du poivre, de très belles indiennes appelées également gangétiques. On assure, en outre, qu’il existe dans cette province des mines d’or et une sorte de monnaie d’or connue sous le nom de caltis.

Non loin du Gange se trouve cette île Chrysé que nous avons déjà mentionnée. C’est la dernière partie du monde habité du côté du Levant: Chrysé est située aux lieux d’où le soleil se lève. Il n’est pas un marché de la Mer-Érythrée qui fournisse d’aussi belle écaille. L’empire des Birmans et la presqu’île de Malacca étaient compris dans cette dénomination générale d’île Chrysé, qui devint, un peu plus tard, la Chersonèse d’or.

Après Chrysé, se déploie vers le nord la mer extérieure, qui se termine au rivage des Thines. Dans l’intérieur des terres existe une très grande ville, la ville de Thinæ. L’analogie des noms nous permettra-t-elle de reconnaître ici la capitale du Chen-Si et de retrouver dans la ville de Thinæ la ville chinoise de Tsin? Les érudits se sont en général rangés à cette opinion, et je la crois, pour ma part, très plausible. « C’est de Thinse, dit l’auteur du Périple, que viennent la laine, le fil et la mousseline de Chine qui sont apportés : à Barygaza par la voie de terre à travers la Bactriane ; à Limyrice par le Gange. » Il n’est pas facile d’arriver dans le pays des Thines; bien peu de voyageurs y sont parvenus. Cette contrée, en effet, est située sous la Petite-Ourse; elle confine, dit-on, par sa côte opposée au Pont-Euxin et à la mer Caspienne, près de laquelle se trouve le Palus Méotide, qui se jette dans l’Océan. Chaque année, se présente sur les frontières des Thines une race d’hommes au corps chétif, à la face large, d’humeur douce, semblables à des bêtes sauvages. On appelle ces tribus errantes des Sésates. Les Sésates émigrent avec leurs femmes et leurs enfans, portant de grands paniers remplis de feuilles assez semblables à celles de la vigne. Ils demeurent pendant quelques jours sur la frontière qui leur est commune avec les Thines, font grande fête, couchés sur leurs paniers, puis ils s’enfoncent de nouveau dans l’intérieur et retournent chez eux. Les habitans de la contrée des Thines attendent le départ des Sésates et viennent alors ramasser les corbeilles abandonnées. Avec des roseaux qu’ils appellent des pètres, ils fabriquent des tamis à travers lesquels ils passent, après les avoir pliées et roulées, les feuilles apportées par les Sésates. On recueille ainsi trois espèces de feuilles les plus grandes fournissent le malabathrum hadrosphærum, nous disions aujourd’hui le thé souchong; les moyennes, le mesophaerum, très probablement le thé péko ; les plus petites le microphærum, thé vert, thé impérial ou thé poudre à canon. Ces trois sortes de malabathrum sont ensuite apportées dans l’Inde par ceux qui les ont fabriquées.

Les contrées qui suivent le pays des Thines soit à cause des tempêtes trop fréquentes qui les dévastent, soit à cause des froids extrêmes qui y règnent et qui en rendent l’accès affreusement difficile, n’ont jamais pu être explorées.

Quel singulier mélange d’erreurs et de vérités nous offre ce Périple! Convenons-en pourtant; sans ce témoignage dérobé au grand naufrage qui a englouti tant de documens précieux, aurions-nous soupçonné le commerce des Romains d’avoir pris une telle extension ? Que de siècles il faudra pour que nous revoyions ces parages où les flottes d’Alexandrie allaient chaque année aborder ! Grâce à Hippalus et à Claude, Alexandrie devint bientôt la seconde ville de l’empire, la première peut-être sous le rapport de la richesse, du commerce et de la prospérité. Le poivre, à dater de ce moment, se paya moins cher; la soie continua de demeurer une marchandise des plus rares : sous le règne d’Aurélien, la livre de soie équivalait encore à une livre d’or. C’est que la soie venait de la Chine et que les Européens n’abordèrent sur les côtes du Céleste-Empire qu’en l’an 1514 de notre ère, lorsque Ferez de Andrada conduisit le premier vaisseau portugais à Macao.


JURIEN DE LA GRAVIERE.

  1. The Periplus of the Erythrean Sea, by William Vincent, D. D. London, 1800.