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Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Deuxième Partie/Section 15

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Les monopoleurs mettoient toujours quelque part la disette, ou du moins la cherté, lorsque, dans une de nos monarchies, on confia cette partie de l’administration à un ministre qui rendit la liberté au commerce.

Mais, quand le désordre est parvenu à un certain point, une révolution, quelque sage qu’elle soit, ne s’achève jamais, sans occasionner de violentes secousses ; et il faut souvent prendre des précautions sans nombre, pour rétablir l’ordre.

Le nouveau ministre, qui vouloit le bien, et à qui ses ennemis mêmes reconnoissoient des lumières, prit toutes les précautions que la prudence lui avoit suggérées. Mais il y avoit une chose qui ne dépendoit pas de lui : c’est le temps, et il en falloit.

En traitant de la circulation des grains, nous avons vu qu’elle ne peut se faire que par une multitude de marchands, répandus de toutes parts. Ces marchands sont autant de canaux, par où les grains circulent. Or, tous ces canaux avoient été brisés, et c’étoit au temps à les réparer.

En effet, pour réussir dans quelque espèce de commerce que ce soit, il ne suffit pas d’avoir la liberté de le faire ; il faut, comme nous l’avons remarqué, avoir acquis des connoissances, et ces connoissances ne peuvent être que le fruit de l’expérience, qui est toujours lente. Il faut encore avoir des fonds, des magasins, des voituriers, des commissionnaires, des correspondants : il faut, en un mot, avoir pris bien des précautions et bien des mesures.

La liberté, rendue au commerce des grains, étoit donc un bienfait dont on ne pouvoit pas jouir aussi-tôt qu’il étoit accordé. Un mot du monarque avoit pu anéantir cette liberté ; un mot ne la reproduisoit pas, et il y eut cherté peu de mois après. voilà donc ce que produit la liberté. c’est ainsi que raisonnoit le peuple, et le peuple étoit presque toute la nation. On croyoit que la cherté étoit un effet de la liberté. On ne vouloit pas voir que le monopole n’avoit pas pu tomber sous les premiers coups qu’on lui portoit, et qu’il ne pouvoit pas y avoir encore assez de marchands pour mettre les grains à leur vrai prix. Mais, disoit-on, il faut du pain tous les jours. Or, parce qu’on aura la liberté de nous en apporter, est-il sûr qu’on nous en apportera, et ne nous met-on pas au hasard d’en manquer ? On oublioit donc les chertés et les disettes qu’il y avoit eu successivement dans toutes les provinces, lorsque les ministres ôtoient toute liberté, sous prétexte de ne pas abandonner au hasard la subsistance du peuple.

On comptoit donc sur un petit nombre de monopoleurs, qui pouvoient faire un gros bénéfice en vendant peu, plutôt que sur un grand nombre de marchands, qui ne pouvoient faire un gros bénéfice, qu’en vendant beaucoup.

Il faut un salaire aux marchands : il leur est dû. Mais ce n’est ni au souverain, ni au peuple à régler ce salaire : c’est à la concurrence, à la concurrence seule. Or, ce salaire sera moindre, à proportion que la concurrence sera plus grande. Le bled sera donc à plus bas prix, lorsque les marchands se multiplieront avec la liberté, que lorsque le nombre en sera réduit par des réglements de police. J’ajoute qu’on en aura bien plus sûrement. Car il ne sera à plus bas prix, que parce que tous les marchands à l’envi les uns et des autres, l’offriront au rabais, et se contenteront du plus petit bénéfice. Ils ont autant besoin de vendre, que nous d’acheter. Occupés à prévoir où le bled doit renchérir, ils se hâtent d’autant plus de venir à notre secours, que ceux qui arrivent les premiers, sont ceux qui vendent à plus haut prix. Il y a plutôt lieu de juger qu’ils nous apporteront trop de bleds, que de craindre qu’ils ne nous en apportent pas assez.

Ces raisons ne faisoient rien sur l’esprit du peuple. Il croyoit que l’unique affaire du gouvernement étoit de lui procurer du pain à bon marché. Les réglements de police paroissoient avoir été donnés dans cette vue. Ils produisoient à la vérité un effet contraire : mais on ne le savoit pas ; et on vouloit des réglements de police, parce qu’on vouloit le pain à bon marché. Toutes les fois donc qu’il renchérissoit le peuple demandoit au gouvernement d’en faire baisser le prix. Il n’y avoit que deux moyens de le satisfaire. Il falloit que le gouvernement achetât lui-même des bleds pour les revendre à perte, ou qu’il forçât les marchands à livrer les leurs au prix qu’il avoit taxé.

De ces deux moyens, le premier tendoit à ruiner l’état ; le second étoit injuste et odieux ; et tous deux accoutumoient le peuple à penser que c’étoit au gouvernement à lui procurer le pain à bon marché, quoiqu’il en coûtât, soit de l’argent, soit des injustices.

De-là un autre préjugé, plus contraire encore, s’il est possible, au commerce des grains. C’est que le peuple, qui croyoit les violences justes, parce qu’on les faisoit pour lui, regardoit les marchands de bleds comme des hommes avides qui abusoient de ses besoins. Cette opinion une fois établie, on ne pouvoit plus, si on étoit jaloux de sa réputation, s’engager dans ce commerce : il falloit l’abandonner à ces ames viles, qui comptent l’argent pour tout et l’honneur pour rien.

C’est la conduite du gouvernement, qui avoit produit ces préjugés. Ils avoient si fort prévalu, que souvent, avec de l’honnêteté et avec ce qu’on appelle esprit, on ne s’en garantissoit pas. Il faut respecter sans doute les droits de propriété, disoient des personnes qu’on ne pouvoit pas soupçonner de mauvaise intention ; mais nous réclamons pour le peuple les droits d’humanité. De là elles concluoient que le gouvernement peut, doit même régler le prix du bled, et forcer les marchands à le livrer au taux qu’il y a mis. Des droits d’humanité opposés à des droits de propriété ! Quel jargon ! Il étoit donc arrêté qu’on diroit les choses les plus absurdes pour combattre les opérations du nouveau ministre. Mais vous, qui croyez-vous intéresser au peuple, voudriez-vous que, sous prétexte de faire l’aumône, on forçât les coffres des hommes à argent ? Non sans doute : et vous voulez qu’on force les greniers ! Ignorez-vous d’ailleurs que le bon marché est nécessairement toujours suivi de la cherté ; et que, par conséquent, il est une calamité pour le peuple, autant que pour le marchand et le propriétaire ? Si vous l’ignorez, je vous renvoie à ce que j’ai dit.

Il sembloit que tout le monde fût condamné à raisonner mal sur cette matière : poètes, géometres, philosophes, métaphysiciens, presque tous les gens de lettres, en un mot, et ceux-là sur-tout dont le ton tranchant permet à peine de prendre leurs doutes pour des doutes, et qui ne tolèrent pas qu’on pense autrement qu’eux. Ces hommes voyoient toujours d’excellentes choses dans tous les ouvrages qui se faisoient en faveur de la police des grains. C’étoient cependant des ouvrages, où, au lieu de clarté, de précision et de principes, on ne trouvoit que des contradictions ; et on auroit pu prouver que l’auteur avoit écrit pour la liberté qu’il vouloit combattre. C’est qu’il est impossible de rien établir de précis, quand on veut mettre des bornes à la liberté du commerce. Où en effet poseroit-on ces bornes ? Sourd à tous les propos, le nouveau ministre montroit du courage. Il laissoit parler, écrire, et il persistoit dans ses premieres démarches. Cependant on étoit bien loin encore d’éprouver les effets de la liberté. Le bled étoit cher dans une province, tandis qu’il étoit à bon marché dans une autre. C’est qu’il ne circuloit pas : il n’y avoit pas encore assez de marchands. D’ailleurs le peuple, qui croyoit que l’exportation étoit nécessairement l’avant-coureur de la disette, s’allarmoit à la vue d’un transport de grains. il ne nous en restera pas, disoit-il ; et à ce cri séditieux, il se soulevoit. Alors des hommes mal-intentionnés parcouroient les marchés, répandoient de nouvelles allarmes, et causoient des émeutes. Tels sont les principaux obstacles qui s’opposoient au rétablissement de la liberté. Le temps les levera, si le gouvernement persévere.