Le Commerce et le gouvernement considérés relativement l’un à l’autre/Deuxième Partie/Section 5

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Les quatre nations que nous avons supposées dans le chapitre précédent, sont actuellement quatre monarchies, dont les monarques ont à l’envi l’ambition d’être riches et puissans : mais malheureusement ils sont précisément tout ce qu’il faut pour n’être ni l’un ni l’autre. Ils sont dans l’illusion, et ils n’en peuvent sortir. Parce que chacun d’eux croit n’avoir rien à craindre de ses voisins, et voit même qu’il s’en fait redouter quelquefois ; ils se croient tous également puissans ou à-peu-près. Les mêmes fautes qu’ils répètent à l’exemple les uns des autres, les maintiennent dans un équilibre de foiblesse, qu’ils prennent pour un équilibre de puissance : leur grande maxime, c’est qu’ il faut affoiblir ses ennemis. Voilà à quoi se réduit toute la politique, qui doit leur donner tour-à-tour la supériorité ; d’ailleurs ils n’ont point de maxime pour acquérir de véritables forces. Un d’eux imagina, pour augmenter ses revenus, de mettre des taxes sur toutes les marchandises étrangères qui entroient dans ses états ; et à cet effet il établit des douanes et des péages. Les autres établirent aussi des douanes et des péages. Quelque temps après il imagina que ses revenus augmenteroient encore, s’il mettoit des taxes sur les marchandises qui sortoient de son royaume ; il en mit donc, et les autres en mirent à son exemple. Lorsqu’il ne fut plus permis de rien exporter, ni de rien importer, qu’au préalable on n’eût payé une certaine taxe, tout renchérit dans ces quatre monarchies, en raison des taxes imposées ; et ce renchérissement qui diminua d’abord la consommation, et ensuite la reproduction, ralentit tout-à-coup le commerce. Il y eut des manufacturiers, qui ne pouvant pas être assurés de vendre, ne travaillèrent plus. Ceux qui continuerent dans leur métier, travaillèrent moins, et les laboureurs négligèrent tout surabondant qui leur devenoit inutile. C’est ainsi que les douanes et les péages portèrent atteinte à l’agriculture, aux arts, au commerce, et réduisirent à la mendicité un grand nombre de citoyens, qui auparavant vivoient de leur travail. Un commerce libre, entre ces quatre royaumes, auroit fait refluer, de l’un dans l’autre, le surabondant de tous ; et chaque souverain eût fondé sa puissance sur un peuple nombreux, enrichi par les arts et par l’agriculture.

Ce n’est pas ainsi que nos quatre monarques voyoient les choses. Au contraire, ils doublèrent les taxes, parce qu’ils crurent doubler leurs revenus, qu’ils ne doublèrent pas. Ils les triplèrent, ils les quadruplèrent ; et ils ne comprenoient pas comment, bien-loin d’avoir plus de revenus, ils en avoient moins. Ils ne voyoient pas qu’ils avoient fait diminuer les consommations.

Le commerce languissoit, et on crut en avoir trouvé la cause. Comment, disoit-on dans les quatre monarchies, nos manufactures ne tomberoient-elles pas, puisque nous sommes dans l’usage de préférer les ouvrages, qui se font chez l’étranger, à ceux qui se font chez nous ? Alors un des monarques imagina d’assujettir l’importation à de nouvelles taxes, et de supprimer une partie de celles qu’il avoit mises sur l’exportation. Mais les trois autres, qui n’étoient pas moins politiques, en firent autant, et le commerce ne se releva nulle part. Il y avoit un grand bénéfice à frauder les droits de péages et de douanes, et on les fraudoit. Il fut donc défendu, dans les quatre royaumes, sous de grieves peines, de vendre des marchandises étrangers, pour lesquelles on n’auroit pas payé la taxe imposée. Mais on continua de vendre en fraude : on vendit seulement à plus haut prix, en dédommagement des risques auxquels on s’exposoit. Les commerçans, qui faisoient cette fraude, se nommoient contrebandiers.

Il fallut répandre, sur toutes les frontières, des troupes pour empêcher la contrebande, qu’on n’empêchoit pas. Voilà donc les quatre monarchies armées en temps de paix, afin d’interdire tout commerce entr’elles.

Sous prétexte de percevoir les droits du souverain, les employés dans les douanes et péages commettoient bien des vexations ; et le gouvernement, qui les protégeoit, sembloit se concerter avec eux, pour forcer tous les commerçans à devenir contrebandiers. Ces employés étoient en grand nombre ; les gens qu’on armoit dans le dessein d’empêcher les fraudes, étoient en plus grand nombre encore. Tous ces hommes, à charge à l’état, consommoient une grande partie des droits de péage et de douane ; et cependant c’étoient autant de citoyens enlevés aux arts et à l’agriculture.