Le Communisme en Amérique/02

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Le Communisme en Amérique
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 300-335).
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LE COMMUNISME EN AMÉRIQUE

LE COMMUNISME DANS LA REALITE

« Chère S... Nous nous réjouissons de te recevoir, toi et ton amie de France. Au jour que tu indiques, j’irai t’attendre à la station et j’espère que le beau temps favorisera votre visite.

« A jamais ton ami,

« Henry. »


Tel fut le billet, d’une très belle écriture, que reçut un matin miss S. J. priée de m’introduire chez les Shakers. Il pourrait donner à ceux qui ne sont pas initiés l’idée d’une certaine familiarité entre elle et cet Henry qui n’est autre qu’un Elder (Ancien) parmi les Trembleurs d’Alfred (Maine). Ceux-ci, de même que leurs aînés les Quakers, ont l’habitude générale du tutoiement, et aucun titre, aucune marque de distinction n’a cours parmi eux, de sorte qu’ils proscrivent les vains mots, monsieur, madame ou mademoiselle. — S. J. n’est qu’une assez proche voisine et une très ancienne connaissance de la Société, sans lui appartenir si peu que ce soit de son plein gré, ce qui ne prouve pas que les Shakers soient du même avis, car ils considèrent comme étant dos leurs, au fond, tous ceux qui pratiquent le célibat, sont détachés de l’égoïsme, le mal suprême, et ont par leurs vertus conquis dès ce monde le royaume de Dieu. Réunissant toutes ces qualités avec d’autres que les Trembleurs ne sont pas incapables d’apprécier, puisque leurs chefs tout au moins semblent au courant des choses de ce monde, S. est bien un peu Trembleuse sans le vouloir, ce qui lui vaut des égards particuliers de la part de ces croyans qui attendent la seconde apparition du Christ. Ils lui tiennent compte aussi du bon accueil fait à leurs missionnaires qui sont des commis-voyageurs très actifs et habiles à vendre les produits de la communauté. Quand le frère Henry, conduisant le wagon rempli de marchandises qui parcourt, au pas mesuré de deux bons chevaux, les parties les plus lointaines des Montagnes Blanches, où ne manquent ni les riches villas, ni les hôtels confortables ; quand le frère Henry s’arrête à sa porte avec un chargement de vannerie, de conserves, d’étoffes et de sucreries, il est toujours le bienvenu. Il l’est du reste un peu partout, la Société ayant un renom universel d’industrie, de conscience et de probité. Seuls parmi les communistes qui ont essayé d’implanter en Amérique le système que préconise, après Owen, Fourier, Cabet, et bien d’autres, M. Edward Bellamy[1], les Shakers ont réussi à subsister pendant un siècle et, bien que leur nombre soit en décroissance, ils font encore bonne figure dans l’État de New York, à Mount Lebanon, à Watervliet et à Groveland ; dans le Massachusetts, à Hancock, à Shirley et à Harvard ; dans le New-Hampshire, à Canterbury et à Enfield ; dans le Maine, à Alfred et à New Gloucester ; dans l’Ohio, à Union village, à North Union, à Watervliet, et à White Water ; dans le Kentucky, à Pleasant hill et à South Union ; dans le Connecticut, à Enfield, en tout, dix-sept villages répartis sur la surface des États-Unis.

J’avais plusieurs raisons pour désirer de rendre visite aux Shakers ; la première, c’est que je me trouvais aux environs d’une de leurs sociétés ; la seconde, c’est que j’avais écrit sur eux avant de les connaître, imprudence fort dangereuse toujours, et que je tenais à m’assurer du nombre et de la portée des bévues que j’avais pu commettre ; la troisième enfin, c’est qu’une des personnes que j’ai le plus aimées et vénérées, la seule Française, je crois, qui se soit jamais unie à eux, même en qualité de novice, m’avait dit de son séjour au Nouveau Liban beaucoup de choses faites pour piquer ma curiosité. J’étais surtout pressée de découvrir le genre d’influence qu’ils avaient pu prendre, simples et ennemis de toute culture comme on me les dépeignait, sur une femme de l’imagination la plus vive et de l’esprit le plus original, la première biographe sérieuse d’Antoinette Bourignon[2]. Elle seule eut, avant M. Salomon Reinach, la patience et le courage de lire jusqu’au bout les ouvrages aussi obscurs que volumineux de cette mystique et elle en tira un petit livre anonyme qui mériterait d’être mieux connu. Peut-être la Prophétesse des derniers temps avait- elle conduit par la main son admiratrice vers cette autre Prophétesse, la Mère Ann ; peut-être aussi les théories illusoires de l’époque saint-simonienne qui avaient en sa jeunesse vaguement attiré, sans la séduire, la personne intéressante dont je parle, lui suggérèrent-elles l’envie d’aller dans un autre hémisphère chercher le vrai secret de la fraternité humaine. Quoi qu’il en fût. elle ne demeura pas longtemps citoyenne du terrestre royaume de Dieu, elle ne put s’enfermer dans ce cercle d’humbles occupations agricoles et mécaniques où elle était fort maladroite et en voulut sans doute aux bons Shakers, qui prétendent avoir reçu le même privilège que les apôtres au jour de la Pentecôte, de ne pas se mettre à parler sa langue, puisqu’elle savait fort mal l’anglais ; bref, elle leur dit adieu, mais resta profondément édifiée par tout ce qu’elle avait vu. J’eus l’occasion de lire sa correspondance subséquente avec les Anciens, Frederick Evans et Antoinette Doolittle, qui lui avaient signifié, comme eussent pu le faire les prudens directeurs d’une communauté catholique, qu’elle ne possédait pas la vocation. Elle avait noté pendant son séjour quelques-uns de leurs chants, les airs sur lesquels ils dansent dans de religieux transports, à l’exemple de David devant l’arche. Combien de fois l’ai-je priée de me jouer un bel andante, la marche d’entrée dans le temple, à laquelle son talent musical devait avoir ajouté ce qui fait défaut à la dictée sans art des esprits ! Elle avait rapporté aussi un chant délicieux et vraiment angélique, venant elle ne sut jamais d’où et qui, entendu, disait-elle, dans un demi-sommeil, l’avait tirée de maladie. Mais la partie la plus frappante de l’aventure, c’est que son passage parmi ces héritiers yankees des Esséniens contribua par la suite à faire entrer une protestante de race et de conviction dans la religion catholique. Elle revint en France préparée pour la vie de couvent, glissade l’intimité des Shakers à celle de religieuses Augustines et reçut le baptême des mains du Père Gratry, qui dut faire assurément la remarque que le vont de la grâce souffle où il lui plaît, par des voies aussi indirectes qu’imprévues.

Une visite aux Shakers, avec de tels souvenirs, avait pour moi l’intérêt d’une sorte de pèlerinage. Si j’avais pu leur emprunter un instant la foi dont ils sont pénétrés, j’aurais cru qu’une sœur disparue, comme ils appellent leurs défunts, me poussait vers le lieu où elle avait commencé ses évolutions si variées dans la vie spirituelle, cette vie qui pour les Shakers est seule réelle, embrassant le temps et l’éternité, supprimant ce que nous appelons la mort.

La lettre de l’elder Henry me combla donc de joie. La saison semblait se prêter à ce petit voyage, et le site où est planté la colonie d’Alfred vaut à lui seul une visite. Mais on ne pénètre pas sans peine et sans obstacles en paradis. Au moment du départ, des cataclysmes déchaînés nous retinrent prisonnières. Pendant trois jours et deux nuits, ce fut le déluge, une pluie incessante et furieuse, des inondations qui, à South Berwick, le village du Maine où je me trouvais, emportèrent le pont du chemin de fer, arrêtèrent la poste et causèrent les plus graves accidens, entre autres trois morts d’hommes. Cette période de retraite forcée devait me faire éprouver, d’ailleurs, plus que je ne l’avais jamais fait, qu’il est doux de se sentir à l’abri « lorsque la mer est grosse, lorsque le vent agite les ondes. » J’habitais une maison de la première moitié du siècle dernier, solide et massive, quoiqu’elle soit de bois, comme toutes les maisons que le voyageur aux États-Unis voit, toujours avec une stupeur nouvelle, transportées sur quatre roues, d’un point à un autre, pour rejoindre leurs fondations. Remplie des trésors de famille accumulés par plusieurs générations qui commencèrent en Angleterre (car ce peuple américain qu’on accuse volontiers être né d’hier compte autant d’aïeux qu’un autre, de notre côté de l’eau), la maison de miss S. J. donne l’idée de la permanence tout comme si elle était bâtie de granit. Des habitudes studieuses et délicates s’en exhalent avec ce parfum du passé que l’on croit à tort, je le répète, étranger à toutes les parties du Nouveau Monde.

La Nouvelle-Angleterre est un vieux pays, et le mot de vieux revient à chaque instant à propos des choses qui la concernent. Vieilles gravures sur les murs, vieilles éditions dans les bibliothèques. Elle est doublée de livres, la bonne et vénérable maison de famille ; je crois encore voir se jouer sur le dos de cuir brun des in-quarto dorés par le temps la flamme vive d’un grand feu, allumé dans la vaste cheminée malgré le calendrier qui marquait la mi-juin ; flamme aux reflets métalliques bleus et verdâtres, comme celle d’un enfer de féerie, que produisent en brûlant les débris de coques de navires, fortement imprégnés de cuivre par la cuirasse qui les recouvrit. On apprécie beaucoup sur la côte ce mode de chauffage d’une magique splendeur. Là où manquent les livres, le papier de tenture ravi jadis aux bateaux de commerce français, a été pieusement conservé. Prises de corsaires. Ils sont, ces bouquets de fleurs un peu pâlis, de l’époque où William Pepperell, simple marchand à la tête de milices inexpérimentées, réussit, par un fait d’armes quasi fabuleux à nous enlever une forteresse réputée imprenable, Louisbourg, le Dunkerque de l’Amérique, la clef du Canada. Les tables, les fauteuils d’acajou noirci à pieds griffus, datent de la période coloniale. Tout n’est pas d’un style très pur selon nos définitions du style, mais c’est vieillot et bien caractéristique, certaines chaises à dossier droit pouvant passer pour l’expression même du puritanisme.

Miss S. J. est le peintre attitré des mœurs de la Nouvelle-Angleterre. Elle place dans ce cadre des souvenirs historiques, des traditions de famille qui en augmentent le prix ; c’est plaisir que d’être bloquée dans une telle retraite en compagnie d’esprits distingués dont on jouit à soi tout seul sans interruption possible. Bien entendu, les Shakers reviennent souvent sur le tapis.

J’ignorais qu’ils eussent en quelque sorte des ancêtres français, que les premiers tremblemens se fussent produits dés 1689 dans le Dauphiné et le Vivarais, accompagnant de certaines prophéties sorties de la bouche des femmes et des enfans eux-mêmes. Ces précurseurs huguenots des convulsionnaires annonçaient que la fin de toutes choses était proche, invitant les gens à se repentir, proclamant la venue imminente du royaume de Dieu, parlant de nouveaux élus, d’une terre nouvelle, des noces de l’Agneau. Toutes ces merveilles et beaucoup d’autres se rattachaient au règne millénaire prédit par l’Apocalypse, le livre de Daniel, etc. Le monde les traita d’hérésies, et y répondit par des persécutions ; elles se répandirent néanmoins dans presque toute l’Europe.

En 1706, quelques-uns d’entre ces voyans passèrent en Angleterre, où ils renouvelèrent le témoignage avec beaucoup plus de succès. En 1747, un petit groupe de leurs adeptes forma une première société dans le voisinage de Manchester, sous la direction de James et de Jane Wardley, deux êtres simples, honnêtes et doux, ardemment dévoués à ce qu’ils jugeaient être la cause de Dieu. La société naissante n’affectait pas de pratiques extérieures, et se disait entièrement conduite par le Saint-Esprit. Ses assemblées étaient toujours marquées de signes extraordinaires, visions et révélations ; parfois, en dénonçant avec énergie le péché, les interprètes de l’Esprit étaient saisis d’une agitation de tous les membres qui leur valut le nom dérisoire de Shakers. En d’autres momens, pénétrés de la certitude du salut, ils chantaient et sautaient de joie ; on les voyait courir et glisser sur le plancher, passant et repassant les uns auprès des autres, « comme des nuages poussés par un vent impétueux ». La populace attaquait leurs maisons, les maltraitait, mais ils n’opposaient à tout cela que le principe de la non-résistance. Leur nombre augmenta lentement jusqu’en 1770 où se manifesta ce qu’ils considèrent comme la seconde apparition du Christ, sous une forme féminine. Ce Messie-femme (le Père Enfantin n’a rien inventé), ce Messie-femme n’était autre qu’Ann Lee, la fille d’un forgeron de Manchester. Elle se joignit au petit troupeau des Wardley, et commença dès lors sa mission, pénétrant tous les cœurs, amenant à la lumière les pensées les plus secrètes, et, bien qu’elle eût été mariée elle-même, prêchant le célibat comme le seul état que Dieu permît. Bafouée, calomniée, poursuivie, accusée de blasphème, jetée en prison, elle fut bien près d’être lapidée, pour finir ; mais ses juges, quatre ministres de l’Eglise établie, lui ayant permis de se défendre, cette femme qui ne savait pas lire, se montra si évidemment inspirée qu’ils la laissèrent aller. Les Wardley s’étaient effacés devant Ann depuis qu’une vision lui avait révélé les origines de la chute du genre humain et le seul moyen de relèvement qui pût y remédier : la virginité.

On ne l’appelait plus que Mère, — Mère en Christ, chef de l’église de Dieu sur la terre. Lorsque des révélations spéciales la décidèrent soudain à s’embarquer pour l’Amérique, quelques adhérens la suivirent, huit en tout, montés sur un vieux bateau hors d’usage, lequel mil deux mois à faire la traversée au milieu de périls qui semblent n’avoir pu être conjurés que par miracle.

Dans le pays étranger où ils débarquèrent (1774), les croyans à la seconde apparition du Christ se trouvaient en présence de difficultés sans nombre, réduits à vivre au jour le jour du travail de leurs mains, mais rien ne les rebutait, pourvu que leur fût accordée la liberté de conscience, mille fois plus précieuse que la vie. Ils s’établirent du côté d’Albany. L’endroit était d’une solitude sauvage, tout le pays bouleversé par la guerre. Comme les Shakers se montraient systématiquement opposés au meurtre, sous cette forme et sous toutes les autres, on les traita en ennemis de la cause patriotique. La Mère Ann fut de nouveau emprisonnée, bien qu’elle eût prédit que les colonies se sépareraient du gouvernement anglais, que la liberté religieuse serait établie et que le chemin se trouverait ainsi préparé au glorieux avènement ; mais le bruit qu’une femme était persécutée pour sa foi se répandit à la ronde, on en ressentit une immense pitié, on la visitait dans sa prison, et plus que jamais elle portait témoignage. Il fallut enfin la relâcher. Ann profita des revivals, réveils religieux, assemblées en plein air, prédications fougueuses, secousses de pénitence qui alors, comme aujourd’hui, préparaient à d’éclatantes conversions les âmes agitées. Elle annonça partout le royaume de Dieu et sa justice, voyageant pour cela de côté et d’autre ; une multitude la suivait. Il ne faut pas croire que la tâche des Shakers en général ait jamais été une tâche aisée. Ces détracteurs de l’union des sexes, même dans le mariage, ont rencontré de véhémentes contradictions ; pendant des années, ils furent bien souvent hués, fouettés, assommés, traités de la façon la plus cruelle, mais ils portaient leurs cicatrices avec humilité et continuaient de prêcher la bonne nouvelle, les yeux fixés sur la Mère qui acheva, vers l’âge de trente-six ans, sa tâche terrestre. Le bruit avait couru qu’elle ne mourrait point ; cependant elle ne cessa jamais de préparer son peuple à vivre sans elle. Après sa mort, en 1785, s’éleva le premier bâtiment destiné au culte public des Shakers.

Sous l’ancien James Whittaker, qui avait remplacé la Mère Ann dans le ministère, puis sous Joseph Meacham, secondé par une femme de grand mérite, Lucy Wright, l’organisation se compléta ; la communauté de New Lebanon, Nouveau-Liban, fut fondée. De là sont partis tous les autres embranchemens qui existent aujourd’hui.

Ive ministère, représentant le pouvoir exécutif de l’ordre tout entier, est formé de deux frères et de deux sœurs, et chaque famille a pour chefs également deux anciens et deux anciennes chargés des affaires spirituelles, tandis que deux diacres et deux diaconesses administrent les affaires temporelles. Tout esprit de parti est défendu aux Shakers ; ils n’ont jamais cherché à s’étendre hors de la « République modèle », ne pouvant subsister que sous un gouvernement qui garantit toutes les libertés et où l’Eglise est séparée de l’Etat.

— Nous sommes allées, il n’y a pas longtemps, à Canterbury, me dirent mes amies en me montrant un joli manteau à capuchon couleur tourterelle, de fabrication shaker. C’est une des sociétés florissantes du moment, mais, bien que fidèle aux principes essentiels de l’ordre, elle est dans le mouvement beaucoup plus qu’Alfred. Les industries y sont variées, les visiteurs affluent au service du dimanche ; on y reçoit des journaux et la bibliothèque est mieux garnie qu’ailleurs. Les enfans (des enfans adoptés, bien entendu) apprennent la musique, enfin ce sont des trembleurs très modernes. Vous trouverez nos Shakers d’Alfred plus semblables au type primitif ; par conséquent ils vous intéresseront davantage.

Notre intention avait été d’abord de nous rendre en voiture à Alfred, mais lorsque la tempête eut cessé de tordre les ormes centenaires qui font des deux ou trois rues de South Berwick autant d’avenues magnifiques, lorsque les grandes eaux commencèrent à se retirer, nous vîmes que ce projet était impraticable. Toutes les communications étaient interrompues. Je n’oublierai jamais notre première tentative, l’aspect extraordinaire de cette campagne détrempée où les routes de la veille étaient devenues autant de lacs et de torrens. Cette partie du Maine est élevée plutôt que montagneuse, avec de longs plateaux bien nommés ridges (échines) et de hauts pâturages alternant, au-dessus de la Piscatauqua, avec les plus beaux bois de sapins qui soient au monde. Une forte odeur de végétation déchirée, écrasée s’exhalait des branches feuillues qui, jetées par les terrassiers en un épais tapis sur les chemins où faisaient irruption tous les ruisseaux du voisinage démesurément grossis, criaient sous les roues de la voiture embourbée à chaque pas. La verdure tendre des prairies, la noire verdure des forêts, avaient, celle-ci un velouté sans pareil, celle-là un éclat presque métallique ; il semblait que tout fût sorti lavé, poli, remis à neuf des mains de la nature. De grandes taches bleues formées par la profusion des iris (fleurs de luce) émaillaient les ravins. Des éboulis hérissés de ronces et d’arbustes nous barraient le passage, les champs s’effaçaient submergés, les chutes modestes de la rivière qui d’ordinaire font honnêtement marcher des fabriques étaient en pleine révolte ; elles enflaient leur voix pour rivaliser de tapage avec le Niagara ; de cristallines elles étaient devenues couleur de vin de Madère ; à la hauteur de l’écluse, c’était une culbute d’eaux écumeuses et chargées de débris qui se précipitaient, rebondissaient et faisaient danser les nuances du prisme dans leur poudroiement. Au-dessus de tout cela, un ciel encore menaçant d’où ruisselaient des rayons de soleil trop chaud entre les nuages plombés. Devant nous un poteau tentateur indiquait Alfred à moins de vingt milles de distance. Et il fallait attendre le raccommodage de la voie ferrée pour prendre, avec un long détour, le chemin de Rochester ! Heureusement on a vite fait en Amérique de rajuster un pont et une seconde lettre amicale de l’ancien Henry nous trouva bouclant nos sacs.

Rochester est le point de jonction de plusieurs lignes ; de là on peut filer vers les Montagnes Blanches, — vers ces Intervales alpestres où les méandres de ce qu’on prendrait au fond de la vallée pour un fleuve de verdure, suivent les sinuosités de la délicieuse rivière Soco, — vers les hôtels envahis pendant la belle saison par des milliers de touristes et de chasseurs ; on peut entreprendre l’ascension des nombreux sommets que dépasse le mont Washington et aller cueillir sur le mont Washington lui-même, coiffé de neige jusqu’au milieu de l’été, des plantes qui sont, à en croire les guides, celles du cercle arctique ; on peut pénétrer dans de luxueuses maisons de campagne à pignons et à piazzas, dans tel parc magnifique d’où sort un mail à quatre chevaux, couronné de toilettes élégantes. Vous pouvez encore, comme le font ces belles dames, quand elles sont lasses de la vie de château, essayer un peu du campement en plein air, guetter le daim, pêcher la truite et coucher à la belle étoile, — pays pittoresque et charmant, facilement accessible, tout en restant sauvage sur certains points, empoisonné par la mode sur certains autres, et dont on parlerait assurément davantage si les Montagnes Rocheuses n’existaient point.

Mais nous ne montons pas cette fois dans le train qui conduit aux White Mountains, nous allons chercher dans un plus humble cadre des curiosités infiniment plus rares, la réalisation rustique de l’idéal chrétien : communauté des intérêts d’un peuple, si petit qu’il soit, sous un gouvernement spirituel.

Le car où nous nous trouvons ne vaut pas le parlour car des grandes lignes où chacun, dans un bon fauteuil à pivot, est au spectacle devant le pays parcouru.

Les sièges à deux places, sur deux rangs, les uns derrière les autres, sont occupés par des fermiers absolument pareils à autant de citadins mal mis. Le costume d’une Shakeresse assise devant nous est d’autant plus remarquable qu’en Amérique rien dans le vêtement ne trahit jamais la profession. Elle porte une robe brune toute droite, un grand fichu épingle à peu près comme celui de nos paysannes ; un étroit chapeau, forme tunnel, de la même couleur que sa robe, la rend invisible autant que ferait une cornette de religieuse. Il y a quelque chose de monastique dans sa tenue ; pas une fois elle ne tourne la tête. C’est une sœur en voyage qui rentre au bercail. Elle descend à la même station que nous, et aussitôt quatre ou cinq jeunes femmes, toutes vêtues celles-là de cotonnade bleu clair, leurs frais visages relégués au fond de chapeaux de paille semblables, s’empressent autour d’elle, la débarrassant de ses paquets, tandis que le frère Henry qui attend, lui aussi, à la tête de son cheval, s’avance vers nous avec beaucoup de dignité affable, la main tendue. C’est un homme d’âge moyen et dont toute l’attitude exprime l’autorité. Sa figure remarquablement intelligente me frappe par le regard investigateur et pénétrant derrière des lunettes et par un ensemble de physionomie qui indique la sagacité poussée à ses extrêmes limites. Rien d’ascétique. Une bouche aux lèvres épaisses, facilement souriante, quoique le sourire reste grave, un teint très animé, le nez grand, mince et busqué, les cheveux coupés carrément sur le front, très longs par derrière et qui retombent en frisons rebelles sur le collet de l’habit. Cet habit ample et long est gris tourterelle, il se croise sur un gilet de même teinte. Point de cravate, le col blanc retenu par un double bouton de métal ; un chapeau de feutre à larges bords ; presque l’ensemble du costume breton. Le visage pourrait être celui d’un homme d’étude ou d’un homme d’affaires ; les mains calleuses sont d’un ouvrier. Il demande la permission de nous présenter les sœurs ; ces jeunes filles ont toutes un air de santé agréable à voir. Elles montent avec leur compagne, la voyageuse et ses nombreux paquets, dans une espèce de char à bancs qui les a amenées et partent au galop, riant tout bas, gaies d’une saine gaieté de religieuses, sans éclat ni tapage. De notre côté nous prenons place dans le buggy de l’ancien Henry qui se plaît à nous faire admirer en traversant la petite ville d’Alfred le court-house, le tribunal, tout battant neuf, et les jolies maisons bourgeoises, qui bordent les rues ombreuses[3].

Le buggy roule sur d’assez bons chemins bordés de bois et de pâturages qui appartiennent en grande partie aux Shakers ; ils ont ici 3 000 acres de terre bien cultivées, mais cette culture ne s’effectue pas facilement, faute de bras ; notre guide nous l’apprend avec un soupir. Les Shakers ne se recrutent plus comme jadis. Alfred est une des sociétés de l’ordre dont la population eut la plus rapide décroissance ; elle ne compte aujourd’hui que deux familles. Il faut dire que les familles spirituelles se composent ordinairement de trente à quatre-vingts personnes, hommes, femmes et enfans réunis ; mais enfin les Shakers étaient plus de 6 000 en 1860 ; le recensement de 1875 les réduit à 2 415, et depuis lors, leurs rangs s’éclaircissent toujours. Ils ne le dissimulent point et ne s’en inquiètent que pour leurs travaux agricoles, ne doutant pas que « la seule véritable Eglise, celle où la révélation, le spiritisme, le célibat, le communisme, la confession orale, la non-résistance, la paix, la retraite et les miracles sont les fondemens des nouveaux cieux », ne doive durer éternellement. Toutes les Eglises croulantes ont la même confiance.

Rien ne peut donner l’idée de l’ordre, de la propreté, du calme extraordinaire d’un village de Shakers. C’était un dicton favori de la Mère Ann, paraît-il, que celui-ci : « Travaillez comme si vous aviez mille ans à vivre et comme si vous deviez mourir demain... » C’est-à-dire, entreprenez avec courage les choses les plus longues, les plus difficiles, et hâtez-vous de les achever. Le résultat de ce conseil est que tout semble aussi bien ratissé, nettoyé, rangé que si l’heure fatidique qui devait sonner en l’an mille, qui fut remise par les millénaires de toutes sortes à l’année 1836, puis à 1843 et enfin de 1869 à 1881, devait survenir tout de bon en 1897. Pour les Shakers, elle a commencé depuis longtemps ; reste à savoir quand s’achèvera l’œuvre de Dieu ; son royaume est déjà planté dans ce cercle de collines qui semble le préserver de tout contact avec le monde extérieur, auprès de ce bel étang limpide qui reflète le ciel. Nul bruit ; les travailleurs dispersés alentour sont silencieux comme des ombres ; jamais aucune voix ne s’élève sur le ton de la colère pour stimuler la paresse d’un cheval ou pour toute autre raison.

Les bâtimens assez uniformes et très simples sont en bon état, peints à neuf. Nous descendons devant l’office (bureau) qui est aussi la maison réservée aux étrangers. Deux anciennes viennent à notre rencontre avec cordialité. J’ai rarement rencontré de plus sympathiques visages ; la pureté, la fraîcheur de la première jeunesse y subsistent sous des rides qu’aucune expérience mauvaise n’a creusées, les yeux sont clairs et comme illuminés par l’âme. Je voudrais peindre l’ancienne Harriet si distinguée dans son fourreau d’alpaga gris plissé à petits plis aplatis tout autour de sa taille mince et droite comme un jonc, son grand tablier du même tissu, son foulard aux pointes bizarrement relevées au-dessus de la ceinture, son béguin transparent pareil à celui de la femme de Holbein. Toutes les Shakeresses, sauf les novices, ont cette coiffe avançante qui enferme et cache les cheveux serrés dessous par un ruban noir et qui encadre sévèrement les joues jusqu’au menton. L’ancienne Lucinda, maigre, très grande, plus vigoureuse, est vêtue de brun rouge, elle porte la même jupe plissée au bas des hanches, le même fichu ouvert sur une guimpe éblouissante de blancheur ; ses beaux yeux noirs brillent comme à vingt ans dans une face quelque peu parcheminée.

Toutes les deux sont étrangement vénérables, mais on sent que l’ancienne Harriet est par excellence le leader. Elle est parente, m’apprend-on, de Stonewall Jackson[4], un héros des armées de la Sécession qui, blessé à mort, continuait de commander, et nous nous disons, mon amie et moi, que cette frôle septuagénaire aurait aussi en elle l’étoffe d’un général.

Comme elle me contait que la plus grande partie de sa vie s’était passée à New Lebanon, je lui parlai de la novice de Paris qu’elle avait dû jadis connaître, et elle me prêta une bienveillante attention quand j’ajoutai qu’elle était restée un peu Shakeresse de cœur, car, rentrée dans son pays et si catholique qu’elle fût devenue, elle avait tenté d’inaugurer une société d’amour pur pour l’égalité de tous les êtres dans l’amour, une société fondée au nom du Dieu de liberté, du Dieu de pureté et du Dieu tout amour, une société dont le siège serait établi dans le cœur de chacun, les obligations de chacun étant écrites dans sa conscience.

— Mais c’est la nôtre, dit-elle ; nous sommes les ressuscites, parmi lesquels les hommes ne prennent point de femmes et les femmes point de maris, tous étant comme les anges qui sont dans le ciel.

Et je pensai que personne en vérité n’avait plus que cette vieille femme l’air d’un ange.

Les anges sont très prudens. Comme je lui demandais si dans leurs entretiens avec les esprits, qui leur dictent des cantiques et des prières, les Shakers ne craignaient point d’en rencontrer de mauvais, elle me répondit : « Après, comme dès maintenant, ceux qui se ressemblent se rechercheront, je suppose. Les bons vont avec les bons, les méchans avec les méchans. » Et je crus comprendre que ce genre d’attrait lui paraissait composer ce que nous appelons le ciel et l’enfer, avec des moyens de relèvement, de perfectionnement volontaire qui ne finiront jamais.

— N’attendez-vous pas, lui dis-je, le royaume de Dieu ici-bas ?

— Mais nous l’avons déjà, répondit-elle, il est en chacun de nous si nous le voulons.

Nos religieuses catholiques lui sont très sympathiques ; elle trouve que l’Eglise romaine a bien fait de prescrire le célibat à son clergé ; mais pourquoi ne l’avoir pas au moins conseillé à tous les autres ?

Cependant la conversation entre le frère Henry et mon amie était beaucoup plus du siècle : ils traitaient du progrès croissant des écoles shakers. Et, à propos de livres, il fut question avec sympathie du célèbre romancier Howells qui a peint un village de Shakers dans un de ses plus jolis livres : the Undiscovered Country[5] ; puis de Hepworth Dixon, l’auteur de la Nouvelle Amérique, qui estima fort l’ancien Frederick Evans. Du reste Emerson, le grand Emerson lui-même, leur a rendu justice ; il appréciait leur manière de répondre uniquement par yea et nay[6], sans jamais affirmer davantage, un yea et un nay toujours véridiques. L’expérience qu’ils font du socialisme lui paraissait des plus conformes aux aspirations de notre époque ; en outre, il trouvait à leurs établissemens une grande valeur comme fermes modèles.

Le frère Henry se pique de ne rien ignorer de ce qui a été écrit sur les diverses sociétés de l’ordre.

Je lui demande s’il s’est fait traduire il y a une quinzaine d’années certain article de la Revue des Deux Mondes sur les Communistes aux Etats-Unis. Il paraît à la fois flatté et inquiet. Les Shakers craignent par-dessus tout qu’on les compare à d’autres qui ne se laissent pas diriger par le même esprit et surtout qu’on les confonde avec des gens tels que les Mormons ou les Perfectionnistes dont les pratiques abominables sont ou étaient diamétralement opposées aux leurs.

Nous sommes assis sur des rocking-chairs, nous berçant, ce qui est la façon américaine de se reposer, dans un parloir dont les meubles, très simples, luisent vernis et frottés. Attachées aux murs, les photographies de deux anciennes dont on me vante les vertus. Je demande si l’on n’a aucun portrait d’Ann Lee. Non, et il y a très peu de temps que les Shakers consentent à laisser prendre leur ressemblance. C’était naguère une vanité défendue, mais on a le portrait écrit de la Mère Ann. Elle est représentée par les contemporains comme étant d’une taille un peu au-dessous de la moyenne, assez corpulente, mais bien proportionnée, avec des traits réguliers, des yeux bleus très perçans, une physionomie douce, expressive, mais grave. Ceux du monde qui la regardaient sans prévention la trouvaient belle ; à ses enfans elle apparaissait pourvue d’un charme sans pareil de tendresse et de dignité.

Nous interrompons notre causerie pour visiter l’établissement et d’abord on nous conduit à la pauvre cabane qui représente le gîte des premiers Shakers. Cette ruine est imposante par les efforts et les privations qu’elle rappelle. Ils n’ont pu encore se résoudre à la supprimer. Que de chemin parcouru depuis lors ! Les solides constructions du village l’attestent. Elles s’échelonnent à distance irrégulière les unes des autres, chaque habitation étant entourée de dépendances où se pratiquent diverses industries. Les ateliers des frères sont déserts pour le moment. Nous avons rencontré les ouvriers dans la campagne, travaillant aux champs ; ce sont les mêmes qui pendant l’hiver font des ouvrages de menuiserie, fabriquant aussi des balais très renommés, des tamis, des boisseaux, toute sorte d’instrumens de travail et de ménage où ils apportent une précision, un soin reconnus.

L’atelier de l’ancien Henry témoigne de son habileté en plusieurs branches. Il a inventé de jolies tables et d’autres meubles d’une forme originale. Nous lui en faisons compliment, il répond avec fierté qu’hier encore, il abattait du bois dans la forêt, il y retournera demain. Le commerce du bois de charpente est la grande industrie des Shakers d’Alfred. Et l’élevage est aussi très absorbant. Il n’est permis à personne, pas même à ceux qui représentent le ministère proprement dit, de se dispenser de ces travaux-là. Chacun sait faire un peu de tout ; aucun devoir n’en dé- tourne, ou plutôt c’est le premier des devoirs.

L’atelier des femmes qui n’abordent aucun travail extérieur trop rude, est, contrairement à celui des hommes, plein comme une ruche malgré la saison d’été. Ce serait un gentil tableau à faire qu’un atelier de jeunes Shakeresses, vaste, aéré, ensoleillé, lavé, poli à souhait, avec de larges fenêtres qui laissent entrer pour ainsi dire la verdure des prés et de grandes masses de feuillage. Les unes sont occupées à un fin travail de lingerie, les autres taillent des robes ; j’ai remarqué avec plaisir dans le choix des étoiles quelques signes d’innocente coquetterie. La pureté du teint est chez les Shakeresses une beauté générale, et le petit bonnet qui ne laisse pas un cheveu s’échapper sur le front n’enlaidit que les laides ; chez la plupart, il ajoute à cette expression de candeur qui rappelle certaines figures de primitifs pareillement coiffées.

Chacune d’elles a sa petite table ; l’occupation de plusieurs consiste à tisser, à l’aide d’un métier et d’une navette, des lamelles de peuplier fendues en fils minces et cassans que l’on entremêle de sweet grass, cette herbe odoriférante dont les Indiens font des paniers. Une jeune Californienne, blonde, au profil délicatement aquilin, au regard intrépide et intelligent, nous montre avec beaucoup de patience et de bonne grâce comment se fabrique la chose. Une autre me présente la pelote qu’elle vient d’achever et qui a la prétention d’imiter une tomate.

Cette fraîche et jolie personne est une abandonnée de l’hospice. Les Shakers ont beaucoup de répugnance à prendre pour les élever des enfans dont ils ne connaissent pas la famille, mais celle-là, me dit l’ancienne Harriet, ne se ressent certes pas d’avoir été jetée dans le monde on ne sait ni où ni comment.

Une troisième a des yeux de sainte Thérèse ; c’est la seule physionomie ardente que j’aie vue parmi tous ces calmes visages. Auprès d’elle je reconnais une novice à ses beaux cheveux découverts et à je ne sais quel air d’indécision mélancolique qui me fait mal augurer de sa vocation.

Une grosse fille réjouie et décidée qui ne réussit pas à contenir sous le bonnet réglementaire de petites boucles brunes résolues à ne pas obéir, chuchote avec les anciennes, et voilà un concert improvisé. Elle dépose sur la table de milieu une grande boîte à musique, présent fait depuis peu à la communauté, et les chants patriotiques, les hymnes religieux se succèdent, écoutés avec recueillement par ce naïf auditoire. Les deux vieilles, les mains croisées sur leurs genoux, pensent peut-être à leur jeune temps où la musique instrumentale était redoutée à l’égal d’un péché ; l’ancien Henry seul de son espèce, tel qu’un coq au milieu de cette troupe de femmes, si l’on peut appliquer le nom de coq à un Shaker sans l’offenser, murmure tristement qu’ils ont mieux que cela à Canterbury, un harmonium digne de rivaliser avec ce qui se fabrique de plus parfait. Jadis les Shakers se glorifiaient de n’avoir rien de commun avec le monde. Ceux d’aujourd’hui tiennent à prouver qu’ils ne restent pas en arrière de la civilisation ; ils craignent un peu de se singulariser ; c’est mauvais signe. Et la boîte à musique chante toujours, et le soleil se joue radieux à travers les vitres étincelantes sur les détails austères de cet intérieur immaculé, sans rencontrer nulle part un grain de poussière.

La salle de vente est dans un autre bâtiment encore : très spacieuse, garnie de tiroirs du haut en bas, elle offre un étalage de boîtes et de paniers à ouvrage, confectionnés pour la plupart avec le tissu essentiellement shaker dont j’ai parlé tout à l’heure. Ces bagatelles se vendent sur les plages à la mode et dans les villes d’eaux, d’un bout de l’Amérique à l’autre. Les sœurs font aussi des corbeilles nattées de toute forme et des conserves excellentes appréciées à Paris, ainsi que la tisane des Shakers contre le rhumatisme. Leurs connaissances en matière de simples et d’horticulture sont très étendues ; de toute part on vient leur demander des graines pour les jardins. Après que nous avons fait notre choix, elles nous conduisent dans le store, magasin où est gardé le sucre d’érable, avec les racines d’iris (flay roots) et les peaux d’oranges confites qui sont des bonbons shakers.

— Voyez notre économie, dit en souriant l’ancien Henry, nous mangeons nos oranges et nous vous en vendons les épluchures.

Beaucoup de petites novices fort éveillées sont employées au magasin.

La buanderie est une merveille aménagée d’après les inventions les plus modernes.

Nous nous reposons un instant dans la grande maison où loge une famille, hommes et femmes sous le même toit, avec un large corridor entre les dortoirs des deux sexes, mais aucune précaution de serrures ; les portes ferment par des combinaisons ingénieuses, des entre-croisemens de petites pièces de bois ; on ne se méfie pas les uns des autres évidemment, malgré la règle sévère qui interdit toute conversation particulière, toute promenade en tête à tête, même entre anciens époux.

Il y a plusieurs lits — de très étroites couchettes — dans chaque chambre, deux dans celle de l’ancienne Harriet où nous sommes introduites.

Le seul luxe est une propreté extraordinaire ; on ne cloue jamais les tapis pour pouvoir mieux les secouer et balayer dessous, les tableaux sont proscrits comme des nids à poussière. Cependant je fais connaissance avec la belle figure de l’ancien John Vance, passé récemment dans le monde des esprits après avoir fait le bien dans celui-ci. (‘‘était un administrateur émérite, un prédicateur éloquent et un juste. Sa mémoire est entourée d’honneurs tout spéciaux ; personne n’a encore habité la cellule qui fut la sienne ; tout y reste dans le même ordre que de son vivant, et une armoire vitrée renferme les menus objets dont il se servait habituellement, sans aucune prétention à les posséder en propre : la tasse où il buvait, des échantillons minéralogiques et autres, de pauvres riens que sans doute il aima, que les frères et sœurs respectent à cause de cela comme des reliques.

Tout en marchant d’un bâtiment à l’autre, nous rencontrons différens types de Shakers, les uns conduisant sur la route des tombereaux, des charrettes, les autres cassant du bois : de jeunes garçons en manches de chemise, tous bien portans et réjouis, un vieillard de quatre-vingt-cinq ans qui, si voûté qu’il soit, se rend encore utile. On vit très vieux chez les Shakers. Les nonagénaires ne sont pas rares.

Ce sont les femmes qui prennent soin de la volaille, aussi bien installée qu’elle pourrait l’être à Paris au Jardin d’acclimatation, dans un établissement pourvu de stalles séparées, de mangeoires extérieures. Toutes les espèces sont représentées par les plus beaux échantillons.

Dans les étables, la propreté est aussi méticuleuse qu’ailleurs ; cinquante vaches s’alignent sur une litière sans reproche. Elles ont les cornes sciées près de la tête, ce qui leur donne une apparence étrangement débonnaire ; quelques-unes des jeunes filles que nous avons vues tout à l’heure à l’atelier sont en train de les traire. Il y a dans les occupations une incessante variété. Un petit veau qui vient de naître est l’objet des gâteries générales. Tout nous est montré complaisamment : les bœufs pour le labour, les chevaux de belle race et bien soignés, les greniers à fourrages avec des systèmes ingénieux pour emmagasiner, botteler et hisser le foin. Dans la laiterie où coulent des eaux vives, on nous verse un lait exquis.

La charité que les Shakers professent pour leurs semblables aboutit à une pitié très touchante envers les bêtes de somme et autres qu’ils traitent doucement, mais ils ne se permettent pas le luxe des caresses, ils n’ont pas d’animaux favoris ; le chien est proscrit impitoyablement de leur communauté, peut-être à cause de l’effronterie de ses mœurs. L’ancien Henry qualifie sommairement son espèce de nuisance (fléau). En revanche la nécessité de détruire les souris autorise la présence de beaucoup de chats qui m’ont paru avoir plus qu’ailleurs des mines d’ermite en harmonie avec le lieu.

Le terme de notre promenade est le cimetière planté de noires tablettes d’ardoise arrondies et posées debout ; elles sont uniformes, sauf celle que décore un petit drapeau, les couleurs nationales placées en procession solennelle d’un bout des Etats-Unis à l’autre le 4 juin, jour de « la Décoration », sur toutes les tombes de soldats. Ce détail m’étonne, l’un des traits caractéristiques des Shakers étant l’horreur de la guerre ; mais il fut, paraît-il, impossible d’empêcher beaucoup de jeunes Shakers de prendre les armes contre l’esclavage. La plupart de ceux qui survécurent rejoignirent leurs communautés respectives. Au commencement de la Société les soldats de la Révolution étaient devenus eux aussi membres de l’ordre en assez grand nombre ; ils durent pour cela renoncer à leurs pensions, l’Eglise ne voulant pas de ce prix du sang. L’ancien Frederick Evans prouva un jour au président Lincoln que ses frères avaient ainsi laissé au gouvernement plus d’un demi-million de dollars dus comme pensions pour le service de l’armée.

Nous nous attardons dans ce champ paisible qui se déroule devant le plus doux, le plus accessible des paysages de montagnes, près de la rivière si pure qui alimente le petit lac. Le soleil s’est couché depuis quelque temps déjà dans un ciel orageux, où les nuages chassés par le vent ont cédé la place à une teinte rosée absolument immatérielle, tendre comme une rougeur de vierge. Rose aussi le miroir immobile frangé d’iris. Je ne puis m’empêcher de dire à ma nouvelle amie, Harriet, qui me donne affectueusement la main, tandis que nous marchons dans l’herbe : — Quel endroit charmant pour s’y reposer ! Je n’en souhaiterais pas d’autre.

— Ah ! do come, darling ! Venez-y, ma chérie ! s’écrie-t-elle avec un élan sincère qui de croyant à gentil doit être rare. Mais il m’a semblé que la tolérance comptait parmi les vertus des Shakers ; ils ne sont durs qu’à eux-mêmes.

Je profite de cette heure intime du crépuscule qui est celle des confidences, pour savoir comment s’est manifestée la vocation de sœur Harriet.

— Je n’aurais pu faire autrement, me dit-elle, avec un bon sourire.

La première émotion forte de sa vie fut celle qu’elle ressentit enfant, une fois que son père soupirait tout haut : « Maudit soit le jour où j’ai regardé une femme avec l’intention de l’épouser ! »

Il se nommait Goodwin et, en Angleterre, son pays natal, avait été possédé d’une idée fixe de célibat. Jusqu’à quarante ans, il resta fidèle à ce vœu intérieur ; puis il fit le voyage d’Amérique et tomba malade à bord. Il fut soigné par une jeune fille qui faisait la traversée avec ses parens, et une tendre reconnaissance le conduisit à tout oublier. Il l’épousa, il eut d’elle deux enfans, mais déjà le remords ne lui laissait plus de trêve. Ayant traversé une colonie de Shakers il comprit qu’il était né pour devenir l’un d’eux. Sa femme, de son côté, eut en dormant un rêve significatif ; elle vit une église qui avait la forme d’une malle de voyage et où des inconnus en costumes bizarres, comme elle n’en avait jamais rencontré, étaient à danser. Quand elle visita les Shakers, elle reconnut tout cela et se rendit au miracle.

Elle et son mari vécurent comme frère et sœur à Lebanon jusqu’à un âge avancé. Depuis ses dix ans, sœur Harriet est donc trembleuse. Comme elle me le dit humblement : — Je n’avais pas le choix. — Et elle implique aussi qu’elle n’a pas eu de mérite, en ajoutant : — Dieu m’a bénie ; je n’ai jamais entendu jurer, je n’ai jamais vu un homme ivre, je n’ai pas connaissance d’un péché grave. — Il y eut dans sa vie deux chagrins : le premier quand il lui fallut quitter ses parens pour faire l’école aux petites filles, quoiqu’elle aime tant les enfans ! Le second quand une terrible catastrophe frappa New Lebanon, la société mère où elle avait vécu jusque-là. Un de ces ouvriers du dehors que les Shakers s’adjoignent quelquefois lorsqu’ils ne sont pas assez nombreux pour mener à bien les travaux des champs, fut pris d’une folie haineuse, il badigeonna de pétrole tous les bâtimens qui sont en bois, et y mit le feu. Les pertes matérielles furent énormes ; Harriet se sauva la dernière à l’aide d’une corde, suspendue à la fenêtre de la maison qu’elle habitait. Elle se réfugia à New Gloucester. Depuis Lebanon est sorti de ses cendres, mais l’ancienne Harriet est restée dans le Maine où elle rend de grands services par son expérience en éducation et en affaires. Personne ne s’entend mieux qu’elle à vendre les petits ouvrages fabriqués par les sœurs. Elle a partout des amis.

Nous dînons toutes les deux seules, S. et moi, dans une petite salle réservée aux étrangers et où l’on nous sert un repas différent de celui de la communauté qui est, sinon tout à fait végétarienne, du moins très peu adonnée à l’usage de la viande. Quoi que nous puissions dire, un bifteck nous est offert accompagné de légumes et de deux entremets pour le moins, dont un délicieux gâteau de rhubarbe, le tout arrosé d’excellent thé.

Les Shakers se défendent absolument la viande de porc et les boissons fermentées ; ils mangent tous ensemble à six heures, à midi et le soir, les hommes à une table, les femmes à une autre, les enfans à une troisième. Ils s’agenouillent avant et après le repas, de même qu’en se levant et en se couchant, mais sans prononcer de paroles. C’est leur avis que l’aspiration mentale suffit et qu’il ne faut que « marcher avec Dieu » comme avec un ami.

Après dîner une douzaine de sœurs viennent nous rendre visite dans le parloir ; elles ont quitté leur habit de travail et portent la robe du dimanche avec une guimpe très blanche, un petit bonnet qui semble tout neuf. Certain fichu rouge sied particulièrement bien à sœur Mary Ann, qui me dit être Anglaise d’origine, native de Londres.

Je lui demande quelle aventure a pu la conduire parmi les Shakers. Elle non plus n’a pas choisi ; elle a été amenée par ses parens qui entraient dans l’ordre. C’est l’histoire de presque toutes. Elles restent fidèles à la famille spirituelle au sein de laquelle pour ainsi dire elles sont nées. Tel n’est pas cependant l’idéal des chefs et directeurs d’expérience ; ils préfèrent que la vocation se déclare chez des sujets de vingt à vingt-deux ans, déjà revenus des vanités du monde. Une seule m’a paru avoir un passé relativement tragique. Elle avait été adoptée par une dame riche dont la fortune a changé tout à coup et qui, ne sachant plus que faire de sa protégée, l’a envoyée vers l’âge de dix-sept ans chez les Shakers, comme à l’asile le plus sûr.

Une conversation prolongée est toujours difficile entre gens qui vivent dans des milieux trop différens. Mon amie est priée par l’ancien Henry de raconter un voyage aux Antilles qu’elle a fait dernièrement et elle s’en acquitte avec beaucoup de verve. Les Shakeresses sont vivement intéressées. A leur tour elles chantent pour nous en chœur des cantiques écrits sous l’inspiration des esprits. Les voix hautes et claires portent loin, et d’autres Shakers, des enfans surtout, se groupent autour de la maison pour entendre. Je ne dirai pas que les esprits soient de grands poètes ; je n’ai reconnu parmi eux ni Tennyson ni Longfellow. Voici une de leurs dernières élucubrations : « Oh ! quelle beauté ! Quelle beauté céleste ! La moitié n’a jamais été dite sur la cité, cette cité si belle, que, par permission bénie, une vision nous révèle, — nous révèle, — Et qui héritera de ce royaume, de ce home inexprimablement doux, oh ! si doux ! Le serviteur loyal à travers l’épreuve qui, en se sacrifiant tout entier, — partage le meilleur du royaume de Dieu. » — Ces paroles un peu banales sont chantées sur des airs très animés et très joyeux. Un cantique où l’âme exprime la ferme confiance que Dieu ne la laissera pas seule, se détache des autres, par la supériorité de la musique et des paroles. L’eldress Harriet en rappelle plusieurs qu’elle aime comme si elle ne les avait pas composés elle-même. De fait elle ne les a pas composés, ils lui ont été dictés. Nous l’interrogeons sur les sensations qui accompagnent cette dictée prétendue et il nous semble qu’elle a de singulières analogies avec la simple inspiration littéraire. De fait, les Shakers, quoiqu’ils lisent fort peu, même la Bible, ont une littérature dont ils ne sont pas médiocrement fiers et dont j’aurai plus tard l’occasion de parler.

A neuf heures et demie toutes les lumières doivent être éteintes. Nos jeunes amies, après d’affectueuses salutations, s’envolent dans la nuit étoilée, accompagnées par les anciennes, pour rentrer dans leurs familles respectives, et nous, S. J. et moi, nous montons occuper la petite chambre à lits jumeaux qui nous a été préparée au premier étage. Elle renferme une toilette, innovation hardie, les hôtes d’autrefois étant comme les trembleurs d’alors obligés de descendre faire leurs ablutions dans la cour. Nous dormons, bercées par le chant plaintif et monotone du whip-poor-will si rarement entendu, sauf dans l’extrême solitude. Le whip-poor-will est une espèce d’engoulevent qui ne chante que la nuit, répétant à satiété les trois mots qui lui ont valu son nom. A cinq heures, un tintement de cloche nous réveille. Par concession aux faiblesses mondaines on nous accorde de déjeuner à six heures et demie seulement.

Je n’ai rien vu que les murs dans la grande meeting-house qui représente l’église, des murs lavés à la chaux, sur la blancheur desquels ressort le vert sombre des poutres et des solives. Elle est hors d’usage. Des bancs nombreux sont rangés tout autour, rappelant le temps où les étrangers s’empressaient aux assemblées du dimanche, qui depuis longtemps ont lieu dans une salle plus petite. Les vastes dimensions de celle-ci faisaient trop remarquer le petit nombre des fidèles.

— Certes, dit l’elder Henry, cette diminution est regrettable, surtout parce qu’elle nous oblige à louer des travailleurs qui apportent ici un élément d’irrévérence et de désordre. Mais il vaut mieux être réduits à un petit nombre que de faire des concessions de principes qui affaibliraient la société bien davantage.

S. se rappelle avoir assisté dans cette grande église, qui pour moi est l’équivalent d’une grange, qui pour ses yeux de puritaine est imposante par sa nudité même, à des danses d’un très grand caractère.

— Oui, lui répondent les sœurs, vous les regardiez dans un bon esprit, mais combien sont venus se moquer de nous ! Aussi évitons-nous maintenant le plus possible de nous donner en spectacle.

Cette crainte de la dérision existe surtout chez les jeunes et me paraît indiquer moins d’ardeur au martyre et au sacrifice qu’il n’en existait autrefois dans la Société. Le véritable esprit shaker consistait à édifier autant que possible les témoins du dehors en célébrant devant eux un culte dont nul ne voyait les ridicules. Et j’avoue que je ne les ai pas vus davantage ; ces danses graves, les hommes d’un côté à la file, les femmes de l’autre, mont frappée au contraire par une sorte de beauté hiératique. Le mouvement des mains étendues pour recueillir les bénédictions ou pour pousser vers le prochain en prière la grâce qu’il demande est d’un symbolisme très noble. Et c’est à peine si les pieds semblent toucher la terre dans cette marche rapide accompagnée d’hymnes sur des airs tantôt très vifs, tantôt remarquables par le retour répété de la même note comme dans la musique orientale. D’après les renseignemens que me fournit, il y a bien des années déjà, la novice parisienne dont j’ai parlé, les premières danses des Shakers ressemblaient en effet à celles des derviches. Elle me disait que, se trouvant seule parmi eux lorsque se manifestaient les exaltations provoquées par ces viremens frénétiques, elle éprouva d’étranges terreurs. Quelques-uns gesticulaient, se renversaient, se penchaient de côté et d’autre comme enivrés ; les femmes surtout dansaient d’une manière spéciale, paraissant mues par des ressorts, droites, raides, ou bien tournant sur elles-mêmes plusieurs minutes de suite. Quand dans de pareils momens elles venaient saluer la pauvre étrangère, ou l’engager à se joindre à elles, celle-ci était plus morte que vive ; tout ce qu’elle pouvait faire c’était de ne pas crier et de garder l’équilibre en se recommandant à Dieu. Bien entendu, je ne fis pas part des impressions de cette Shakeresse plus que tiède à l’ancienne Harriet, mais je lui demandai si l’on ne tournait plus. Elle me répondit que l’usage en était passé. Pour sa part elle est encore très agile et très légère, quoique sœur Lucinde la surpasse sous ce rapport. En somme, les meilleurs danseurs de la société sont encore les anciens.

Les jeunes se bornent de plus en plus au chant, à la parole et aux battemens de mains. Parfois pendant le service, une sœur se sent contrainte de transmettre quelque message que lui confie un esprit, consolation ou avertissement. Il arrive aussi que l’esprit demande des prières ; c’est une perpétuelle communion entre les vivans et les morts unis, confondus dès ce monde dans l’éternité.

J’ai dit que les Shakers avaient une littérature. Effleurons tout au moins les principaux ouvrages qui la composent. Le plus fécond de leurs écrivains me paraît avoir été Frederick Evans, qui fit à Londres des conférences sur le communisme religieux, voyagea beaucoup et est par conséquent le seul Shaker que l’on connaisse à l’étranger. Anglais d’origine, il arriva tout jeune en Amérique, au moment des déclamations violentes contre la banque des États-Unis et autres monopoles ; il devint socialiste, puis de socialiste Shaker. Après avoir essayé de plusieurs sociétés communistes qui n’eurent qu’une courte durée, il se fixa dans la famille du Nord à New Lebanon, et y rendit durant plus d’un demi-siècle des services inestimables. Sans avoir fait d’études supérieures, l’ancien Frederick était orateur et écrivain, avec un tour d’esprit scientifique, à la condition d’appliquer les sciences au bien-être de l’humanité. Très enthousiaste, il comptait pour amener des recrues aux Shakers sur l’esprit de Dieu travaillant au dehors, c’est-à-dire sur les réveils religieux. Peu lui importait d’ailleurs d’où soufflait le vent. Toutes les croyances le trouvaient respectueux. En général, la règle des Shakers s’applique uniquement aux actes, sans contraindre la pensée. C’est ce qui explique que les représentans de différentes sectes protestantes s’y rallient sans trop d’effort. M. Nordhoff prétend avoir même rencontré des catholiques à Groveland et à Union Village. Évidemment ils ne pouvaient guère l’être que de souvenir, mais on ne leur avait pas demandé d’abjurer.

Selon les idées de l’ancien Evans, le célibat est un garant de longévité : « Quiconque vit comme nous vivons, a-t-il écrit, n’a pas le droit d’être malade avant soixante ans. » Et en effet les hôpitaux très bien organisés dans les diverses sociétés sont vides. Les Shakers se passent absolument de médecins.

L’ancien Frederick tenait à ce que tous les objets dont se servent les frères fussent fabriqués chez eux et par eux, question d’économie à part. J’ai rencontré le même esprit dans certains couvens catholiques du Canada, où il y a jusqu’à des sœurs cordonnières. Sous tous les rapports, Evans paraît avoir été un homme éclairé et judicieux, qui commenta sans relâche le grand précepte d’Ann Lee : « Que vos mains soient au travail et vos âmes consacrées à Dieu » ; la vie tout entière ainsi comprise n’est plus qu’un culte incessant. Tout en prêchant d’exemple avec zèle, il trouvait le temps d’écrire son livre sur le Communisme chez les Shakers qui se propose de démontrer comment les trois dispensations précédentes aboutirent à l’Eglise unie des croyans dans la seconde venue du Christ ; plus une autobiographie où sont relatées ses propres expériences ; une exposition de l’Apocalypse et de son influence sur le shakerisme ; des mémoires plus ou moins étendus sur la mère Ann et ses principaux compagnons. Comme la substance de quelques-uns de ces ouvrages se trouve dans l’étude très complète de Charles Nordhoff sur les sociétés communistes[7], je me borne, pour ne pas me répéter, à renvoyer mes lecteurs au numéro de la Revue où j’en ai rendu compte[8]. Frederick Evans, en dehors de son expérience personnelle, s’est inspiré des livres qui représentent pour ainsi dire l’évangile des Shakers, le Témoignage de la seconde venue du Christ et l’Aperçu sommaire de l’Eglise millénaire publié en 1823 par ordre du « ministère », avec une remarquable préface des frères Calvin Green et Seth J. Wells. On y trouve sur l’histoire, les principes, le gouvernement, la règle des Shakers et sur la vie de leur fondatrice d’abondans renseignemens que l’ancien Frederick Evans a rendus accessibles aux gens pressés. En union avec Antoinette Doolittle, il fonda aussi un journal, the Shaher qui paraît toujours, rédigé par la communauté.

En voici l’annonce :


Le Shaker.

La publication mensuelle la plus radicalement religieuse qu’il y ait au monde, organe de toutes les sociétés dites des Shakers, répand les enseignemens du christianisme expurgé des croyances faites de main d’homme, proclame l’abnégation de soi-même comme remède efficace au péché, déclare que Jésus fut baptisé Christ et devint dès lors le modèle à suivre pour tous ceux qui prononcent son nom, — renseigne sur la vie des Shakers, leurs habitudes, leur économie, leur succès, leur théologie, leurs prophéties, leurs inspirations, leurs révélations, leurs espérances, — condamne la guerre soit entre les peuples, soit en famille. Exige de tous les chrétiens une vie dédiée à la communauté des intérêts, — certifie que le célibat est dans l’ordre du ciel et que le mariage n’appartient qu’à la terre. Porte témoignage contre l’intempérance, l’impureté et l’orgueil, — recommande l’amour vrai, l’abstention de toute mondanité, de la politique, etc. Voit en Dieu le Père et la Mère des âmes, une dualité. Par conséquent soutient les droits égaux de ses enfans sans acception de sexe, de couleur, de race, d’éducation ou de fortune, — tient au vrai spiritisme, — s’oppose aux richesses, à la misère, à tout esclavage d’esprit ou de corps, — prescrit le régime qui conserve la santé, garantit le salut de tous ceux qui vivent comme l’a fait Jésus, notre grand exemple.

Tous les croyans peuvent être baptisés par le même Christ-esprit, devenir les sauveurs d’âmes tombées ou perdues, en commençant par se sauver eux-mêmes. Fait appel à l’infidèle et au sectaire, — aime tous les hommes, veut le salut de tous, montre le chemin. Quiconque espère le nouvel avènement du Christ devra lire le Shaker.

Il apprendra que les Shakers croient que la vie du Christ a mis fin au monde.

Prix 50 sous par an, coûte et vaut un dollar. Le Shaker s’attend à ce que tout visiteur souscrive.


Cette réclame qui préconise la sainteté comme une panacée universelle, un élixir de longue vie, une drogue quelconque, n’est-elle pas plus significative que tout ce qu’on pourrait dire de l’esprit pratique et dévot à la fois des Trembleurs, de leur positivisme et de leur spiritualisme combinés, de leur extrême finesse, de leur esprit de conciliation ? Aucune mention n’est faite, on le voit, de la grande patronne du lieu, Ann Lee. On ne veut d’avance effaroucher personne. Cette adresse à tourner les difficultés sans transiger avec leurs lois essentielles est très caractéristique des Shakers, auxquels on ne saurait reprocher cependant ni détour, ni hypocrisie, car leur maxime favorite est celle-ci : « Soyez ce que vous paraissez être et paraissez ce que vous êtes. » Mais la prudence compte pour eux à un rang honorable parmi les douze vertus chrétiennes, et ils sont shrewd, rusés, étant Américains d’abord, rompus aux transactions du commerce ensuite.

Une petite brochure imprimée en 1891 à Canterbury et intitulée : Comment je suis devenu Shaker, me frappe par son accent de sincérité. Elle est lourdement écrite d’une main d’artisan laborieux, sans imagination et sans style. L’auteur, George Wickersham, raconte qu’il fut, dès l’âge de quatorze ans, fort impressionné par le régime communiste tel que l’exposait, dans une série de conférences faites à Philadelphie, Robert Owen. le philanthrope écossais.

Son père, ouvrier en grillages, y était assidu et l’emmenait avec lui ; le petit George entendait parler de la communauté dans l’ordre des intérêts et aussi d’une bienveillance universelle qui remplacerait les lois, les armées, les prisons, le gouvernement. Tout cela lui semblait bon. Pour la première fois, le nom bizarre de Trembleur frappa son oreille à propos d’une visite qu’Owen avait faite à Union Village dans l’Ohio. La prospérité des Shakers, la paix qui régnait parmi eux avait fortifié chez le réformateur l’espoir de réussir dans sa propre tentative de coopération. Il en exposa les plans qui séduisirent bien des imaginations, mais le fondement principal, l’idée religieuse, manquait à l’édifice. Aussi s’écroula-t-il très vite. Il en fut de même de la société dite de Valley Forge, fondée d’après les mêmes principes et où trois cents hommes peuplèrent un village modèle, les Wickersham entre autres. Ils furent les premiers à y élire domicile et les derniers à le quitter, fort dégoûtés d’ailleurs du communisme. Seul, le jeune George s’obstinait dans son rêve. Il voulait aller dans l’Indiana, à la recherche de Robert Owen.

— C’est inutile, les siens se dispersent déjà, lui répondit le père.

Il y avait aussi, à l’ouest de la Pensylvanie, la société d’Economie qui réussissait sous la conduite de Rapp, un chef intelligent. George se rappelait avoir traversé cette colonie des Séparatistes. Il eût désiré y retourner.

— Tous Allemands, objecta son père.

Et il ajouta ce qu’il put pour le décourager.

Jusqu’à l’âge de seize ans le jeune garçon se soumit à la volonté de ses parens ; il allait prendre son parti une bonne fois de devenir mécanicien « dans le monde », quand l’opposition qu’on lui faisait se ralentit tout à coup, son père l’engageant de lui-même à visiter New Lebanon. — Il est clair, d’après le récit de George Wickersham, qu’il vit dans cette concession un miracle ; miracles aussi tous les incidens de son voyage, miracle la rencontre d’un Shaker qui lui servit de guide. Le mot n’est pas prononcé, mais Wickersham sent que la Providence l’a tenu par la main. Et, arrivé à New Lebanon, qui retrouve-t-il pour comble de merveille ? Une cinquantaine de membres de la société défunte de Valley Forge qui, ayant lu avec édification les livres sur l’Eglise millénaire, étaient venus en ces lieux chercher le royaume céleste.

« Ils étaient de ceux, nous dit George Wickersham, pour qui la bienveillance et la sympathie n’existaient pas seulement en apparence. Un sentiment religieux les unissait tout de bon. Quand un de ceux-là avait découvert quelque chose d’avantageux, il en faisait part à ses frères, et de cette manière ils s’étaient attirés les uns les autres à New Lebanon. » Wickersham avait déjà compris qu’une communauté ne peut exister par l’unique raison que la propriété des biens est également à tous, tandis que sous d’autres rapports les copropriétaires vivent selon les us et coutumes du monde ; il faut former une famille, considérer le bonheur des autres avant le sien. « A mon arrivée, dit-il, je n’avais pas grande foi dans la confession des péchés telle que la pratiquent les protestans, une confession faite à Dieu en gros et sans rien mentionner sous prétexte que Dieu sait tout. Ce n’est pas là ce qui peut arrêter personne dans le mal. Mais quand j’eus compris qu’il s’agissait de mettre l’état de notre âme et les conditions de notre vie sous les yeux d’un témoin vivant en lui découvrant les erreurs de la nature humaine, telles qu’elles sont en nous, à la lumière de la vérité, quand je vis qu’il s’agissait d’un honnête aveu fait à des hommes plus rapprochés de la perfection que nous-mêmes, mon parti fut pris aussitôt de devenir Shaker ».

La confession shaker ressemble beaucoup à celle que prescrit l’église catholique, sauf que le pénitent ou la pénitente recourt à une personne de son sexe et qu’il n’y a pas d’absolution, mais la simple promesse que les péchés sont remis au repentir.

« Depuis lors, ajoute-t-il, j’ai rencontré bien des croix, mais en conservant mon entière confiance aux anciens qui veillent sur les intérêts spirituels de notre famille, je vis dans une union bénie avec mes frères et sœurs, et j’apprends cette importante leçon : « L’obéissance vaut encore mieux que le sacrifice. »

L’humble vocation de George Wickersham me paraît avoir été celle de beaucoup de Shakers, sans exaltation, mais tenace et solide, impliquant le souci d’un certain bien-être en ce monde et du salut assuré dans l’autre qui ne sera que la continuation de celui-ci sans heurt ni différences.

Le récit d’un autre Shaker, jadis marié, Galen Richmond, est plus émouvant. En pleine félicité domestique, la pensée le frappa que ce n’était pas là une vie chrétienne. Ses scrupules dont il fit part à sa jeune femme la touchèrent peu. Alors il s’entendit avec les Shakers, confessa ses péchés, cessa de les commettre, dénoua lentement tous les liens qui l’attachaient à la famille et au monde. Cela prit des années. Sa femme, devenue pour lui une sœur, consentit à recevoir une large part de sa fortune en échange de la liberté qu’elle lui rendait et, emportant son estime, il s’éloigna pour rejoindre la société à laquelle il n’est complètement uni que depuis quatorze ans, bien qu’il ait vécu vingt-six ans en communion avec elle. — Les Shakers acceptent sans difficulté ces longs noviciats qui sont une garantie de persévérance, — Et Galen Richmond se proclame le plus heureux des hommes, si heureux, que, n’y eût-il pas de vie future, il choisirait encore son lot présent, Voilà une ascète digne de la Thébaïde.

Nous voyons que le protestantisme en fermant les couvens eût dépossédé du bonheur beaucoup d’âmes scrupuleuses faites pour s’y abriter, si ces âmes-là n’avaient la faculté de créer le cloître autour d’elles, sous une forme quelconque, par la force de leur désir et de leurs aspirations, (Combien ai-je rencontré aux Etats-Unis de religieuses catholiques déguisées en infirmières d’hôpital, en maîtresses d’école, en dames de charité qui se croyaient protestantes ! Chez les Shakeresses le voile et les grilles sont en moins pour nos yeux, mais tout cela existe spirituellement, et la règle est peut-être d’autant plus rigoureuse qu’elle n’a ni protection ni symboles.

N’est-ce pas un tempérament prédestiné à la vocation monastique celui de Rosetta Hendrickson qui, écrivant sur la vie des anges, déclare qu’elle ne voit aucune difficulté à la mener ici-bas, vu qu’il est beaucoup plus facile de rester pur comme un enfant jusqu’au tombeau que de passer brusquement de cette pureté enfantine à l’esclavage de la chair, lequel est en contradiction avec tout instinct délicat et tout enseignement moral ?

Une autre Shakeresse, Harriet Bullard, se plaçant à un point de vue différent, affirme que toutes les grandes revendications des droits de la femme convergent forcément à une vie de chasteté virginale, que la femme n’est libre qu’à ce prix ; ses plus hautes aspirations ne peuvent être satisfaites que par le communisme chrétien.

Ceci est fort soutenable ; ce qui l’est moins, c’est la glorification de la femme sous la plume ampoulée d’un certain frère Andrew J. Davis, qui traite du développement spirituel de la mère Ann, le plaçant « au-dessus de celui d’Origène, de Luther et de Calvin », pour plusieurs raisons : parce qu’elle fut femme, et une femme inspirée, parce qu’elle élargit l’envergure de l’expérience religieuse, enfin et surtout parce qu’elle a promulgué un principe central, une idée que nul avant elle n’avait énoncée, la dualité de Dieu, mâle et femelle, père et mère à la fois.

— Tout était pour l’homme, s’écrie cet ardent féministe, la femme était refoulée au dernier rang. L’apôtre Paul lui-même ne lui permettait de parler dans les assemblées que sous certaines restrictions insultantes. Il fallut dix-sept cents ans de concessions graduelles pour la conduire au rang d’incarnation féminine de la divinité ! Grâce à Ann Lee, chacun sait maintenant que Dieu est femme autant qu’il est homme !

Frère Andrew J. Davis me paraît forcer un peu la note de la théologie Shaker, les Trembleurs n’adorant comme Dieu, tout en les honorant, ni Ann Lee, ni Jésus-Christ. Quant à leur égalité comme chefs du nouveau christianisme, il y a une différence essentielle : Ann est bien supposée avoir rompu le joug qui pesait sur son sexe depuis la première désobéissance commise par la femme ; mais de même que l’Eve ancienne, formée de la substance d’Adam, lui fut assujettie, de même l’esprit divin dont fut douée la seconde Eve est emprunté au second Adam, Jésus-Christ, duquel Ann dépendit toujours, le reconnaissant pour son Seigneur. Et, en ce qui concerne les droits de la femme, Ann Lee accorda bien à ses filles de certains privilèges, comme la participation à tous les rouages du ministère et de l’administration, le soin d’en tendre la confession des péchés, etc., mais elle ne les dispensa pas pour cela des devoirs les plus humbles envers l’homme.

Les sœurs sont pour les frères des ménagères qui raccommodent leurs habits, lavent leur linge, font la cuisine, sans empiéter sur les travaux de l’autre sexe. L’égalité n’est que spirituelle ; tout se passe d’ailleurs comme dans une famille ordinaire bien réglée. La déférence témoignée à l’ancien Henry, qui est le Frederick Evans de la société d’Alfred, ma tout le temps frappée, et cependant les femmes sont là en grande majorité.

Un Shaker, que ses écrits dépouillés de galimatias et d’étroitesse donneraient envie de connaître, c’est Giles Avery, l’auteur des esquisses intitulées : Shakers et Shakerisme, imprimées à Albany en 1884. Le langage d’Avery indique des connaissances variées qui ont dû être acquises dans le monde. Il nous dit en commençant que toutes les recherches se portent aujourd’hui vers le pays non découvert qui faisait méditer Hamlet ; on aspire à surprendre ce qui se passe dans la coulisse, on a soif de science ésotérique, d’inconnu, etc. C’est donc le cas de considérer un peu le rôle joué par les croyans à la seconde apparition du Christ. Il est écrit qu’on ne saurait entrer dans le royaume des cieux sans avoir tout quitté ; or, c’est tout quitter que de consacrer à Dieu la propriété commune. L’institution shaker n’est pas une démocratie, c’est une théocratie. Il n’entre dans ce royaume qui est celui du Christ ni homme ni femme selon la chair. Chacun de ses citoyens doit être un ange de lumière travaillant pour le prochain et lui montrant la voie. Non que les Shakers condamnent le mariage en tant qu’institution humaine, mais ils le relèguent dans le monde auquel cet état imparfait appartient ; ils se bornent, quant à eux, à des rapports fraternels, désintéressés, qui participent déjà des affections angéliques.

Leur théologie n’est pas une croyance dans le sens ordinaire du mot, c’est-à-dire une foi définie, limitée, à laquelle aucune révélation ne peut plus rien ajouter. La barque qui les porte flotte, libre et hardie, sur l’océan sans bornes de la sagesse et de l’amour de Dieu. Le vrai salut tient à l’abstention du péché, non pas à la croyance professée dans les mérites de Jésus-Christ. La mort de Jésus sur la croix ne fut que la consommation d’une vie d’obéissance à la volonté de Dieu ; c’est en mourant à la nature corrompue qu’il vainquit le monde et devint le grand médiateur de notre race, mais aucune expiation ne peut se substituer à l’expiation personnelle. Il y a deux créations, l’ancienne et la nouvelle ; Adam et Eve inaugurent l’ancienne création : mariage et génération ; Jésus-Christ inaugure la nouvelle : virginité et régénération. Toutes les âmes doivent s’imposer les mêmes sacrifices que Jésus, aidées en cela par un baptême qui n’est pas celui de l’eau, mais celui de l’Esprit.

La fin du monde est déjà venue pour toute âme qui se laisse transporter par l’esprit dans le royaume du Christ.

Certes, les âmes de tous les hommes ont une existence éternelle, mais le péché les fait spirituellement mourir. L’âme cependant peut ressusciter à la vie éternelle par l’obéissance aux vrais principes chrétiens.

La résurrection chrétienne n’a rien à faire avec le corps ; c’est celle de l’âme qui échappe à l’amour du mal pour entrer dans la justice.

Toute guerre conduite avec des armes, soit de destruction matérielle, soit de colère, est contraire à l’esprit du Christ et ne peut avoir place dans son royaume.

Les épreuves de l’âme ne se bornent pas à ce monde, elles embrassent la vie future ; la justice et la miséricorde de Dieu peuvent donc se manifester même à ceux qui n’ont pas reçu en cette vie « le témoignage chrétien ».

La mort du corps animal n’est pas la porte du ciel ni celle de l’enfer. Celle-ci est ouverte ou fermée selon les actes accomplis. Le ciel et l’enfer sont des états d’âme. Le ciel est ouvert au repentir et à la justice. L’enfer est formé par la désobéissance à la loi de Dieu et la persistance dans le péché.

Ces pensées prises presque au hasard dans le petit livre de l’ancien Giles Avery donnent l’idée d’une assez haute spiritualité.

Il y a aussi sur le faux christianisme des hypocrites qui esquivent la croix que porta Jésus-Christ, sur l’inconséquence qui consiste à déployer une bannière qu’en réalité on ne suit pas, des pages d’un raisonnement très serré dans les Simples causeries sur la religion pratique du frère Lomas. Il dit à propos du spiritisme des Shakers : « Tous les problèmes des manifestations d’outre-tombe les ont préoccupés bien avant l’ère des tables tournantes et des esprits frappeurs. Ils sont sûrs de s’être entretenus avec des personnages antérieurs au déluge, aussi familièrement qu’avec leurs amis intimes. Et ils espèrent, en menant une vie sainte, mériter de se mettre en rapport avec les meilleurs. Au fait, ils sont eux-mêmes esprits, malgré le fardeau temporaire de l’enveloppe corporelle, puisqu’ils ont renoncé à ce qui est des sens, tandis que des milliers d’esprits dépouillés de leurs corps ne peuvent sans doute être heureux, faute de ce corps habitué à goûter certaines joies. »

Je continue à feuilleter des brochures, en constatant que les Shakers se répètent très souvent dans leurs écrits ; le fond en est toujours ceci : Qu’est-ce que la vie éternelle sinon un état céleste immuable et sans fin qui doit commencer dès ce monde ? Ceux qui admettent les affections déréglées, la guerre, l’inégalité des richesses, l’égoïsme, ceux qui mènent volontairement une existence présente toute contraire à ce qu’ils prétendent espérer dans la vie future, manquent à la fois de logique et de sincérité. Le ciel et l’enfer commencent en chacun de nous.

Il est assez rare qu’une idée originale s’ajoute à ces redites. Dans certains cas, lorsqu’il est question de péché, on est frappé de la crudité des mots. Je tombe sur la lettre naïve d’un certain B. W. Pelham, qui répond à la question si souvent répétée : « Que deviendrait le monde si tous étaient Shakers ? » par la parole de Jésus : « Il y a des eunuques qui se sont faits eunuques pour le royaume de Dieu. » Avec une simplicité, une liberté de langage étonnante, il commente ces paroles, prouvant, d’une part, que les lois de la nature ne forcent pas nécessairement l’homme à se reproduire et, de l’autre, que l’espèce humaine sera bientôt trop nombreuse, car la population augmente du double tous les soixante ans, ce qui dans cinq cents ans ne laissera pas une acre de terre pour neuf êtres humains. Pelham s’accorde avec Malthus pour demander que la génération soit réprimée ; or le seul moyen légitime, c’est d’imiter trait pour trait le Christ qui, né d’une vierge, resta vierge. Sans un grand but religieux, l’abstention du mariage ne serait qu’un mal de plus. Il y en aura toujours assez qui suivront leur instinct et leur plaisir, le monde proprement dit ne périra donc pas, mais Dieu veuille qu’une majorité nombreuse se borne à enfanter des âmes à la vie spirituelle. Un moine des premiers temps de l’Église ne pouvait mieux dire.

Oui certes, beaucoup d’analogies existent entre nos religieux et religieuses et les bons Shakers ; le même sentiment les rassemble : besoin de se réunir pour servir Dieu sous une règle, union de loi, de motifs et d’intérêts ; sacrifice des facultés individuelles au bien des autres. Il y a cette différence pourtant que le souci du gain matériel se mêle trop chez les Shakers à de plus hautes pensées, que « les affaires tiennent chez eux trop de place, que de ce tableau des mœurs de la primitive l’église : » Et ils vivaient ensemble, ils vendaient et achetaient et avaient tout en commun... » les deux traits : « ils vendaient et achetaient » paraissent bien lourdement indiqués. Ces justes emploient volontiers le jargon des économistes, ils parlent trop souvent, à propos de choses divines, de balances et de compensations, ils n’ont pas le sublime essor de désintéressement, le poétique amour de la pauvreté volontaire qui accompagne chez les catholiques la folie de la croix. Ils n’ont pas non plus la même humilité ; la plupart d’entre eux se croient sans péché. Cet orgueil apparent tient d’ailleurs à des idées particulières sur la perfection : un homme est parfait à leurs yeux en accomplissant dans la mesure de ses forces tout ce que Dieu attend de lui. Quant à l’existence d’un état qui ne peut plus s’améliorer, ils ne l’admettent ni pour le temps ni pour l’éternité, car ce serait, disent-ils, la fin de la vie spirituelle.

Cette perfection relative ainsi posée, les Shakers l’atteignent probablement dès ce monde. J’en crois ce que j’ai vu : l’absence de toute contention entre eux, la crainte du mal exprimée dans leurs moindres actes, le travail élevé au rang de vertu, la douceur imposée si rigoureusement qu’aucun d’eux, après une parole un peu vive adressée à l’un de ses frères, n’oserait aller à la prière sans avoir demandé pardon, non pas seulement à l’offensé, mais aux témoins de l’offense.

En pareille compagnie, on se sent une créature chargée de terre pour ainsi dire ; l’intimité de gens si près de passer à l’état de purs esprits vous gêne, vous intimide, vous semble presque redoutable. Mais sur un point ils sont humains, je le répète, ils trafiquent et ils amassent, Ann Lee, toute la première, paraît-il, recommandait l’industrie. Aussi leurs détracteurs prétendent-ils que les vertus monastiques s’enfuiront par cette porte ouverte sur la business, et qu’il ne restera bientôt des établissemens shakers qu’autant de colonies agricoles ou industrielles, prospères, honnêtes, économes, mais où l’on ne se croira plus obligés de vivre comme des saints. Si cela devait arriver, c’en serait fait sans doute du communisme, malgré tout ce qu’on peut dire de nouvelles communautés absolument laïques, et florissantes néanmoins, dans le Tennessee, sous le patronage du grand nom de Ruskin. Beaucoup d’autres ont eu d’heureux débuts, mais toujours pour sombrer assez vite comme la fameuse Icarie de Cabet. Les Shakers seuls jusqu’ici auront réalisé, même en admettant que leur fin soit proche, le problème de la durée.

Le matin où il fallut dire adieu à cette vallée paisible, ce furent d’affectueuses embrassades entre les anciennes et nous. Les plus jeunes sœurs nous apportèrent des bouquets en nous distribuant de la part de leurs compagnes des petites cartes de visite ornées, dorées, puérilement découpées comme des images de dévotion. J’en ai gardé une entre autres où le nom se cache sous une branche de roses tenue par une main, rose aussi, qui semble s’échapper d’un petit paysage de neige. Les fleurs se soulèvent et il y a dessous : « Edith Gardner. »

— Vous nous emporterez tous avec vous à Paris, me dit en souriant l’ancien Henry.

Et je réponds : — De grand cœur ! quand vous voudrez !

— Oh ! reprend-il, nous vous gênerions bien un peu... Dans la rue par exemple... Quel effet pensez-vous que des Shakers feraient à Paris dans la rue ? Non, je parlais au figuré. Vous nous emporterez dans votre cœur.

Et à l’heure qu’il est ils y ont gardé une place. Je revois l’ancienne Harriet debout sur le pas de la porte, nous envoyant un dernier salut avec cette émotion des vieillards qui savent qu’ils ne peuvent plus prendre de rendez-vous en ce monde, et l’ancienne Lucinda, nous tendant un petit souvenir soigneusement enveloppé, tandis que le buggy de l’ancien Henry se remet en marche, nous ramenant vers la station du chemin de fer.

Sur le seuil de la laiterie, des ateliers et des magasins, de bons visages amis nous sourient, les enfans nous regardent curieux ; de gentils enfans, à la physionomie candide, bien élevés entre tous les enfans d’Amérique, car ceux qui leur enseignent le self-government savent se gouverner eux-mêmes. L’opinion des Shakers est que, si les enfans étaient en masse dirigés comme le sont les leurs, les prisons seraient bientôt désertes. Les universités le seraient peut-être aussi. Un développement intellectuel excessif fait peur aux disciples d’Ann Lee ; des talens sans moralité leur paraissent dangereux. Du reste, ils n’ont pas d’illusions sur la reconnaissance à attendre de leurs adoptés. Nombre d’entre eux rêvent de fuite et d’aventures, trouvant qu’on s’ennuie au royaume de Dieu. Rarement, très rarement, à moins qu’ils n’aient été amenés par des parens devenus Shakers, ils se laissent retenir jusqu’à l’âge d’homme. On leur a appris un métier manuel qui peut suffire à leur subsistance ; ils en profitent et prennent la clef des champs. Mais il leur reste quelque chose que les autres n’ont pas ; un enfant des Shakers se fait presque toujours connaître avantageusement dans le monde.

Nous causons beaucoup moins qu’à l’arrivée avec l’elder Henry ; les heures ont vraiment passé trop vite, et le regret de n’avoir pu prolonger ce calme enchanté nous poursuit. A l’entrée du village, notre voiture croise un chariot de bohémiens. L’antithèse est amusante. Que les bons Shakers gardent bien leurs poules !

— Recevez-vous ces gens-là ? dis-je, curieuse de savoir si nos amis mettent en pratique l’exemple du Samaritain.

— Bien entendu, répond l’ancien Henry, nous ne refusons le nécessaire à personne. Mais nous ne les logeons pas, préférant leur donner de quoi payer l’auberge.

Comment fraterniseraient-ils avec des errans qui ne récoltent ni ne sèment et n’amassent rien dans les greniers, mais qui pullulent en revanche, comme le prouvent ces petits déguenillés tout crépus qui suivent la charrette nu-pieds, ô comble d’horreur pour un Américain !

Beaucoup d’enfans, c’est là cependant le secret des florissantes colonies. Les Mormons l’ont bien compris en inventant leur dogme polygame qui permet à un seul homme de devenir père d’une cinquantaine d’enfans ou davantage et de peupler très vite un désert. Mais la colonie entre ciel et terre des Shakers n’a que faire d’une politique humaine. Dieu y pourvoira. A un tournant du chemin je jette sur cette Arcadie mystique un dernier regard ; elle me paraît déjà comme transfigurée dans la lumière virginale du matin, dans les clartés de l’aube éternelle.


TH. BENTZON.

  1. Égalité, 1 vol. ; Appleton, New-York. — Voyez dans la Revue du &er octobre, le Communisme dans la fiction.
  2. Philosophie chrétienne : Étude sur Antoinette Bourignon, 1 vol. ; Sandoz et Fischbacher, 1876.
  3. Le nom de la ville s’étend au village voisin, nommé simplement : Shakers.
  4. Jackson mur de pierre.
  5. Voyez dans la Revue du 1er février 1883 : Les nouveaux romanciers américains.
  6. 'Yea, oui, en style élevé, nay, non, nenni. Les Shakers, pas plus que les Quakers, ne disent jamais yes ni no.
  7. The Communistie societies of the United States, by Charles Nordhoff, 1 vol. ; New-York.
  8. Un voyage d’exploration chez les sociétés communistes des États-Unis, 1er août 1875.