Le Compagnon du tour de France/Tome I/Chapitre XVIII

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Michel Lévy frères (Ip. 207-222).

CHAPITRE XVIII.

Lorsque Pierre, qui, chez lui comme en voyage, partageait son lit avec Amaury, à la manière des anciens frères d’armes, raconta à son ami la proposition que le comte lui avait faite, un vif sentiment d’espérance et de joie s’empara du jeune artiste. Il avait toujours senti l’adresse délicate de ses mains et le goût exquis de ses pensées le porter vers la sculpture ; mais ayant commencé l’état de menuisier et s’étant affilié à un compagnonnage de cette profession, il avait craint de se retarder dans sa carrière en embrassant une voie nouvelle. Les encouragements lui avaient manqué. Pierre était le seul qui lui eût conseillé d’aller prendre à Paris les notions de son art de prédilection. Mais à cette époque-là, le Corinthien était retenu à Blois par son amour pour la Savinienne. Il avait donc renoncé à son rêve, et avait rabattu ses prétentions sur les ornements que comporte la menuiserie en bâtiments. De l’aveu de tous les compagnons, il excellait à la partie difficile des calottes ornées dans les niches, et personne ne découpait comme lui les feuilles légères d’un chapiteau grec. C’est à cause de cette spécialité qu’on lui avait donné l’élégant surnom qu’il portait.

— Ah ! mon ami, s’écria-t-il, que la destinée est bonne d’envoyer cette diversion à ma tristesse ! Je n’ai pas eu la force de te dire mon admiration pour cette belle boiserie et l’effet qu’elle a produit sur moi la première fois que je l’ai regardée. D’abord, j’ai bien admiré cette belle distribution et cette sagesse de plans dont tu m’avais parlé à Blois. J’ai bien remarqué le caractère de largeur qui se faisait sentir jusque dans les détails de la plus petite dimension. Oui, j’ai compris ce que tu m’expliquais jadis, que la grandeur n’est pas dans l’étendue, mais dans la proportion, et que l’on peut faire mesquinement un colosse d’architecture, tandis qu’on peut donner l’apparence de la hauteur et de la force à un modèle de quelques pouces. Mais je t’avoue qu’en regardant ces arabesques semées avec tant de richesse et de sobriété à la fois (car ceci est encore la même question : peu de moyens, beaucoup d’effet), quand j’ai vu ces médaillons incrustés dans les panneaux et laissant sortir, comme d’une fenêtre, ces jolies petites têtes de saints avec leurs expressions et leurs coiffures diverses : les unes graves comme de vieux philosophes, les autres riantes et moqueuses comme de malins moines ; ici un fier soldat avec son casque enfoncé sur les yeux, là une jolie sainte couronnée de fleurs et de perles ; là-bas un beau séraphin aux cheveux bouclés et flottants, ailleurs encore une vieille sibylle demi-voilée avançant son cou maigre et anguleux : et autour de tout cela des oiseaux jouant parmi les guirlandes de fleurs, des monstres infernaux poursuivant des âmes éperdues à travers un réseau de feuilles de lierre ; et ces grosses têtes de lions qui semblent gronder à tous les angles, et tous ces bas-reliefs, toutes ces figurines, tous ces festons ; et tout ce mouvement d’êtres divers qui semblent vivre, courir, fuir, danser, chanter ou méditer sur le bois inanimé… oh ! à la vue de toutes ces merveilles d’un temps où l’art ennoblissait le métier, je me suis senti transporté dans un autre monde, et de grosses larmes étaient prêtes à s’échapper de mes yeux. Heureux, trois fois heureux, pensai-je, l’ouvrier qui a pu à sa fantaisie animer ces lambris de sa propre vie, et faire sortir des flancs bruts du chêne le peuple chéri de ses rêves ! Et comme les ombres du soir commençaient à descendre, il me sembla que je voyais s’agiter autour de moi des légions de petits fantômes qui s’en allaient rampants sur les panneaux, s’accrochant aux corniches, et se débattent avec les antiques créations de l’artiste. Les archanges embouchaient la trompette ; les péchés capitaux, monstres fantastiques, fourrageaient dans l’acanthe épineuse ; et les belles vierges chrétiennes se jouaient parmi les lis tranquilles, tandis que les moines prévaricateurs, satyres avinés, tiraient la barbe des graves théologiens. J’étais ivre moi-même, j’étais fou. Plus j’essayais de reprendre mes sens, plus ma vision grandissait et s’animait autour de mes tempes ardentes. Il me semblait que tous ces gnômes, tous ces follets, sortaient de ma tête, et de mes mains, et de mes poches. J’allais courir après eux, essayant de les rattraper, de les remettre en ordre, de les incruster dans le bois, respectueux et muets dans les places vides et dans les niches abandonnées que le temps leur avait creusées à côté de leurs ancêtres, quand la voix du Berrichon m’arracha à cette hallucination. Il n’entraîna en me mettant sur l’épaule ma scie et mon robot, grossiers instruments d’un travail plus grossier encore. Je me suis résigné, j’ai travaillé selon mon devoir, mais non selon ma vocation. Et tu le vois aujourd’hui, Pierre, ce rêve était comme un avertissement prophétique de mon heureuse destinée. Voilà qu’enfin je vais pouvoir dire à mon tour : Et moi aussi je suis artiste ! Je vais faire de la sculpture, je vais créer des êtres, je vais donner la vie ! et mon imagination, qui faisait mon supplice, va faire ma joie et ma puissance !

Le délire du Corinthien causa quelque surprise à son ami. Pierre ne connaissait pas encore toute l’exaltation de cette jeune tête, qui avait dévoré bien des livres et caressé bien des songes dorés dans ses voyages. Il l’embrassa avec une admiration mêlée d’attendrissement, et l’engagea à se calmer pour prendre un peu de repos. Mais le Corinthien ne put dormir, et il était levé avant le jour. Il ne songea point à déjeuner, et, quand son ami arriva à l’atelier, il le trouva occupé à sculpter une figure.

— J’ai commencé par le plus difficile, lui dit-il, parce que je ne suis point inquiet pour le reste. Mais cette tête réussira-t-elle ? Je sais bien qu’elle ne ressemblera pas exactement au modèle. Mais pourvu qu’elle ait de la vérité, de l’expression et de la grâce, elle sera digne de subsister. Ce que j’admire dans cette boiserie, c’est qu’il n’y a pas deux ornements ni deux figures semblables. C’est la variété et le caprice infinis dans l’harmonie et la régularité. Oh ! mon ami, puissé-je trouver la beauté, moi aussi ! puissé-je mettre au jour ce que j’ai dans l’âme, et produire ce que je sens !

— Mais où as-tu appris l’art du dessin ? lui demanda Pierre étonné de voir venir une tête humaine sous le ciseau du Corinthien.

— Nulle part et partout, répondit le jeune homme. J’ai toujours été pousse par un instinct irrésistible vers les statues et les bas-reliefs. Je n’ai jamais passé devant un monument sans m’arrêter pour en considérer longtemps tous les ornements et toutes les sculptures. Mais c’est dans les musées des grandes villes que j’ai caché de longues contemplations et savouré des jouissances que je n’aurais ose dire à personne. Nous allons tous voir ces collections, comme on va chercher le spectacle d’objets nouveaux, étranges. Nous y prenons toujours quelques notions d’histoire, de mythologie et d’allégorie ; mais la plupart d’entre nous y vont satisfaire une curiosité sans but, et moi je puis dire que j’y allais assouvir une passion. J’ai même fait quelques dessins d’après les modèles. À Arles, j’ai essayé de copier la Vénus antique, et j’ai pris le contour de quelques vases et de quelques sarcophages que je rêvais d’exécuter en bois et de placer comme ornement dans quelque partie de décor. Mais savais-je ce que je faisais ? Et sais-je à présent ce que j’ai fait ? De grossières caricatures peut-être. J’ai calculé géométriquement les proportions ; mais la grâce, la finesse, le mouvement, la beauté en un mot !… Qui me dira que ma main obéit à ma pensée ? qui me prouvera que mes yeux ne m’ont pas trompé, quand ils ont cru retrouver sur le papier ce qu’ils avaient découvert et observé dans la pierre et dans le marbre ?… Je m’agite dans le chaos, dans le néant peut-être ! J’ai vu des enfants dessiner sur les murs des faces grotesques, impossibles, qu’ils croyaient conformes aux lois de la nature ; ils se trompaient, et ils étaient contents de leur ouvrage. Mais j’ai vu d’autres enfants tracer naturellement, et comme obéissant à une faculté mystérieuse, des figures animées, des attitudes vraies, des corps bien posés, bien proportionnés. Ils ne savaient pas s’ils avaient mieux fait que les autres ! Et moi, dans quelle classe dois-je me ranger ? je l’ignore. Ne saurais-tu me le dire, oh ! mon pauvre Pierre ?

— En parlant ainsi, le Corinthien travaillait avec ardeur ; ses yeux étaient brillants et humides, son front était baigné de sueur. Il y avait au fond de son âme une angoisse délicieuse et terrible. Pierre la partageait. Quand la figure fut achevée, Amaury, voyant arriver le père Huguenin et les apprentis, essuya son front, et cacha dans un coin son œuvre et les outils dont il s’était servi pour la faire. Il craignait le jugement de l’ignorance, et d’être découragé par quelque raillerie. Il ne voulait même pas examiner à la dérobée ce qu’il avait fait, crainte d’apercevoir son impuissance et de perdre trop vite l’espoir plein de délices. Quand les ouvriers sortirent à midi pour goûter, il ne les suivit pas, et pria Pierre Huguenin de lui aller chercher un morceau de pain. Mais quand celui-ci le lui rapporta, il ne songea point à y toucher.

— Pierre ! s’écria-t-il, je crois que j’ai réussi ; mais je tremble de te montrer ce que j’ai fait. Si tu le condamnes, ne me le dis pas encore, je t’en prie. Laisse-moi me flatter jusqu’à ce soir encore.

L’heure du souper étant venue, il enveloppa la figurine dans son mouchoir, et la donnant à Pierre : — Prends-la, dit-il, et attends que tu sois seul pour la regarder. Si tu la trouves mauvaise, brise-la et ne m’en parle plus.

— Je m’en garderai bien, dit Pierre, je ne puis juger le mérite d’une pareille chose ; mais je sais quelqu’un qui doit s’y connaître, et je te dirai dans une heure si tu dois poursuivre ou cesser. Va m’attendre à la maison, et soupe, car tu n’as rien pris de la journée.

Pierre ne songea pas à prendre ses beaux habits. Il ne se souvint même pas de l’embarras qu’il avait éprouvé la veille, en paraissant devant le comte et devant sa fille ; il ne pensa qu’à l’anxiété de son ami, et il demanda à parler à M. de Villepreux. On l’introduisit, comme la veille, dans le cabinet. Yseult n’y était pas. Pierre entra sans crainte.

— Voilà, dit-il, ce que mon ami a essayé. Cela me semble bien ; mais je ne m’y connais pas assez pour en décider.

— Comment ! une figure ? s’écria le comte. Mais je n’avais pas demandé cela ; ou, pour mieux dire, je n’avais pas compté là-dessus, ajouta-t-il en regardant la figure avec étonnement.

— Cela ne fait-il pas partie des ornements que monsieur le comte voulait nous confier ?

— Ma foi ! je n’ai pas même songé à vous dire que j’enverrais à Paris quelques-uns des modèles pour les faire copier par des gens de l’art. Je n’aurais jamais cru que votre ami osât entreprendre une chose de cette importance. Son audace m’étonne un peu, je l’avoue… mais ce qui m’étonne beaucoup c’est le succès ; car cela me paraît remarquable. Pourtant, comme je ne suis guère meilleur juge que vous, je vais montrer cela à ma fille, qui dessine fort bien et qui a beaucoup de goût.

Le comte sonna.

— Ma fille est-elle au salon ? demanda-t-il à son valet de chambre.

— Mademoiselle est dans son cabinet de la tourelle, répondit le valet.

— Priez-la de venir me trouver, reprit le comte.

— Dans la tourelle ! pensa Pierre Huguenin. Elle était là tout à l’heure pendant que j’étais dans l’atelier, et je ne le soupçonnais pas ! Et pourtant la porte n’est pas encore replacée !…

Son cœur battit avec force lorsque Yseult entra.

— Regarde cela, mon enfant, dit le comte en lui montrant la tête sculptée ; qu’en penses-tu ?

— C’est une fort jolie chose, répondit mademoiselle de Villepreux ; c’est une des figures de la vieille boiserie qu’ils ont grattée ?

— Ce n’est pas une des anciennes, répondit Pierre avec une joyeuse assurance ; c’est l’ouvrage de mon compagnon.

— Où le vôtre, dit-elle en le regardant.

— Je n’ai pas tant d’adresse, répondit-il ; je ne me risquerais pas à le tenter. Je pourrais faire des feuillages et des bordures, quelques animaux tout au plus ; mais les personnages ne peuvent sortir que du ciseau de mon ami. Veuillez dire votre avis, monsieur.

Dans son trouble, Pierre ne sut pas dire mademoiselle en s’adressant à Yseult, et sa confusion augmenta quand il la vit sourire de sa méprise ; mais reprenant aussitôt son sérieux :

— Savez-vous, mon père, dit-elle, que ceci est bien curieux et bien remarquable ? Il y a là-dedans une naïveté de sentiment qui vaut mieux que l’art ; et un artiste de profession n’aurait jamais compris le style comme cet ouvrier l’a fait. Il aurait voulu corriger, embellir. Ce qui est une qualité principale, l’absence de savoir, lui aurait paru un défaut. Il aurait tourmenté et maniéré ce bois sans en tirer cette forme simple, vraie et pleine de grâce dans sa gaucherie. Il semble que cela soit sorti, comme le modèle, de la main d’un ouvrier du quinzième siècle : même caractère, même ingénuité, même ignorance des règles, même franchise d’intention. Je vous assure que c’est beau dans son genre, et qu’il ne faut pas chercher ailleurs le sculpteur qui réparera toute la boiserie. Et il faudra le bien récompenser, cela en vaut la peine ; car c’est un travail qui prouve beaucoup d’intelligence. Le hasard vous a toujours bien servi, mon père ; en voici une nouvelle preuve.

Pierre écoutait les paroles d’Yseult résonner à ses oreilles comme de la musique. Les éloges qu’elle donnait à son ami et les expressions dont elle se servait lui semblaient sortir d’un rêve. Il ne songeait plus à voir en elle que la femme de goût et d’intelligence, dont la retraite studieuse l’avait rempli d’enthousiasme avant qu’il vît sa personne. Pendant qu’elle parlait à son père, il avait osé la regarder ; et il la trouvait, dans ce moment, aussi belle qu’il l’avait imaginée. C’est qu’elle parlait avec animation des choses qui remplissaient le cœur et la pensée doe l’Ami-du-trait et de l’ami du Corinthien. Il la sentait son égale, tant qu’il la voyait sous cette face d’artiste.

— Nous pouvons donc être quelque chose à ses yeux, pensait-il ; et si elle a la misérable pensée de mépriser nos manières et nos habits gmssiers, du moins elle est forcée de comprendre qu’il faut un certain génie pour ennoblir le travail des mains.

Plus fier et plus heureux des éloges qu’on donnait au Corinthien que s’il les eût mérités lui-même, il sentit sa timidité se dissiper tout à coup.

— Je voudrais que le Corinthien fût ici, dit-il, et qu’il entendit comme on parle de son ouvrage. Je voudrais pouvoir retenir les mots qui viennent d’être prononcés, pour les lui transmettre ; mais je crains de ne les avoir pas assez compris pour les lui répéter.

— Ma foi ! c’est tout au plus si je les entends moi-même, dit le vieux comte en riant. La langue s’enrichit tous les jours de subtilités charmantes. Voulez-vous m’expliquer, à moi, tout ce que vous venez de dire, ma fille ?

— Mon père, répondit Yseult, n’est-ce pas qu’il y a des choses qui sont d’autant mieux qu’elles ne sont pas tout à fait bien ? Est-ce que le sourire naïf d’un enfant n’est pas mille fois plus charmant que l’affabilité étudiée d’un prince ? Dans tous les arts, ce qu’il y a de plus difficile à conserver c’est la grâce naturelle, et c’est là ce que nous chérissons dans les ouvrages du temps passé. Certainement ils ne sont pas tous bons, et dans la sculpture en bois de notre chapelle il y a une complète ignorance des principes et des règles. Pourtant il est impossible de les regarder sans plaisir et sans intérêt. C’est que les ouvriers de cette époque, et particulièrement l’artisan inconnu qui a fait ce travail, avaient le sentiment du beau et du vrai. Il y a bien là des têtes trop grosses, des bras et des jambes dans un mouvement forcé et d’une proportion défectueuse ; mais ces têtes ont toutes une expression bien sentie, ces bras ont de la grâce, ces jambes marchent. Tout cela est plein de force et d’action. Les ornements sont simples et larges. En un mot, on voit là le produit des facultés naturelles les plus heureuses, et cette sainte confiance qui fait le charme de l’enfance et la puissance de l’artiste.

Le vieux comte regarda sa fille, et malgré lui il regarda Pierre, poussé par l’invincible besoin de faire partager à quelqu’un le plaisir qu’il éprouvait à l’entendre bien parler. Un sourire de bonheur et de sympathie embellissait le visage déjà si beau du jeune artisan. Mademoiselle de Villepreux s’en aperçut-elle ? Le comte vit que ce qu’elle venait de dire avait été parfaitement compris, et il n’en put douter lorsque Pierre s’écria :

— Je pourrai redire tout cela mot à mot au Corinthien.

— Le Corinthien justifie son surnom, dit le comte. Je m’intéresse à ce garçon-là. Où a-t-il été élevé ?

— Comme nous tous, sur les chemins, répondit Pierre. Nous travaillons et nous étudions en nous arrêtant de ville en ville. Nous avons nos ateliers et nos écoles, où nous sommes élèves les uns des autres. Mais quant aux dispositions particulières dont cet ouvrage est la preuve, personne ne les a cultivées dans le Corinthien. Cela lui est venu un beau matin, et il s’est formé tout seul.

— Est-ce qu’il ne serait pas fils de quelque artiste tombé dans la misère ? dit le comte.

— Son père était compagnon menuisier comme lui, répondit Pierre.

— Et il est pauvre, ce bon Corinthien ?

— Non pas précisément ; il est jeune, fort, laborieux et plein d’espérance.

— Mais il n’a rien.

— Rien que ses bras et ses outils.

— Et son génie, dit Yseult en regardant la tête sculptée ; car il en a, je vous en réponds.

— Eh bien ! il faudrait cultiver cela, reprit le comte, l’envoyer à Paris, dans un atelier de dessin, et puis le placer chez quelque bon sculpteur. Qui sait ? il pourrait peut-être faire de la statuaire un jour, et devenir un grand artiste. Nous penserons à cela, n’est-ce pas, ma fille ?

— De tout mon cœur, répondit Yseult.

— Engagez-le à continuer, dit le comte à Pierre Huguenin. J’irai le voir travailler ; cela m’amusera, et l’encouragera peut-être.

Pierre rapporta mot pour mot à son ami tout cet entretien, et Amaury rêva statuaire toute la nuit. Quant à Pierre, il rêva de mademoiselle de Villepreux. Il la vit sous toutes les formes, tantôt froide et méprisante, tantôt bienveillante et familière ; et je ne sais comment l’image de la porte de la tourelle se trouvait toujours mêlée à cette vision. Une fois il lui sembla que la jeune châtelaine, debout au seuil de son cabinet, l’appelait, et qu’il montait jusqu’à cette porte sans escalier, par la seule puissance de sa volonté. Elle lui montrait un grand livre sur lequel étaient tracés des figures et des caractères mystérieux. Mais au moment où il essayait de les déchiffrer, encouragé par le sourire inspiré de la jeune sibylle, la porte se refermait sur lui avec violence, et sur le panneau de cette porte il voyait la figure d’Yseult ; mais ce n’était qu’une figure de bois sculpté, et il se disait : N’ai-je pas été bien fou de prendre cette sculpture pour un être vivant ?

Lorsqu’il s’éveilla de ce sommeil pénible, mécontent du trouble involontaire qui avait envahi ses pensées naguère si sereines, il résolut d’en finir avec son rêve en replaçant la porte. Son premier soin fut de la tirer du coin où il l’avait cachée. Les ferrures étaient encore bonnes, et, comme on lui avait prescrit de la remettre en quelque état qu’elle se trouvât, il approcha l’escalier roulant de la muraille et commença son travail.

Tandis qu’il frappait avec force, la face tournée vers l’atelier, mademoiselle de Villepreux entra dans son cabinet pour y chercher une note que lui demandait son grand-père ; et, lorsque Pierre se retourna, il la vit debout près d’une table, et feuilletant ses papiers sans faire attention à lui. Il était impossible pourtant qu’elle n’eût pas remarqué sa présence, car il faisait grand bruit avec son marteau.

Il y eut un instant de répit dans le tapage qu’il faisait. Il s’agissait de mesurer un morceau qui manquait en haut, dans la plinthe. En ce moment Pierre faisait face au cabinet. Il était sur le palier, et se sentait moins timide. Il eut la curiosité de regarder mademoiselle de Villepreux, comptant bien qu’elle ne s’en apercevrait pas. Elle lui tournait le dos ; mais il voyait sa taille frêle et gracieuse, et ses magnifiques cheveux noirs dont elle était si peu vaine qu’elle les portait en torsade serrée, quoiqu’à cette époque les femmes eussent adopté la mode des coques crêpées, orgueilleuses et menaçantes. Il y a dans l’absence de coquetterie quelque chose de touchant, que Pierre avait trop de délicatesse d’esprit pour ne pas remarquer ; et il le remarqua assez longtemps pour que mademoiselle de Villepreux fût tirée de sa préoccupation par ce silence, ainsi qu’il arrive lorsqu’on s’endort dans le bruit et qu’on s’éveille si le bruit cesse.

— Vous regardez cette crédence ? lui dit-elle avec le plus parfait naturel et sans que l’idée lui vînt de se croire l’objet d’une telle attention.

Pierre se troubla, rougit, balbutia, et voulant répondre oui, répondit non.

— Eh bien ! regardez-la de plus près, dit Yseult, qui n’avait pas écouté sa réponse, et qui s’était remise à ranger ses papiers.

Pierre fit quelques pas dans le cabinet avec un courage désespéré.

— Je ne reverrai plus ce lieu où j’ai passé des heures si précieuses, pensait-il ; il faut que je lui fasse mes adieux en le regardant pour la dernière fois.

Yseult, qui s’était assise devant sa table, lui dit sans relever la tête : — N’est-ce pas qu’elle est belle ?

— Cette vierge de Raphaël ? dit Pierre tout hors de lui et sans songer à ce qu’il disait : oh oui ! elle est bien belle !

Yseult, surprise de ce que la gravure occupait le menuisier plus que la crédence, leva les yeux sur lui, et vit son émotion, mais sans la comprendre. Elle l’attribua à cette timidité qu’elle avait déjà remarquée en lui ; et, par une habitude de bonté affable que son grand-père lui avait inculquée, elle désira de le rassurer. — Vous aimez les gravures ? lui dit-elle.

— J’aime beaucoup celle-ci, dit Pierre. Si mon compagnon la voyait, il serait bien heureux.

— Voulez-vous que je vous la prête pour la lui montrer ? dit Yseult. Emportez-la.

— Je n’oserais pas me permettre…, balbutia Pierre tout interdit de cette bonté familière à laquelle il ne s’attendait pas.

— Si ! si ! décrochez-la, dit Yseult en se levant. Elle décrocha elle-même la gravure pour la lui remettre. Vous sauriez bien copier ce cadre ? ajouta-t-elle en lui faisant remarquer le cadre de bois sculpté de la madone.

— C’est de l’ébénisterie, répondit-il, et pourtant je crois que je pourrais en faire un semblable.

— En ce cas, je vous en demanderai plusieurs. J’ai ici quelques vieilles gravures très-belles. En parlant, elle ouvrit le carton où elles étaient, et mit Pierre à même de les regarder.

— Voici celle que j’aime le mieux, dit-il en s’arrêtant sur un Marc-Antoine.

— Vous avez bien raison, c’est la meilleure, répondit Yseult, qui prenait un plaisir candide à remarquer le bon sens et le jugement élevé de l’artisan.

— Mon Dieu ! que cela est beau ! reprit-il ; je ne m’y connais pas, mais je sens que cela est grand ! On est heureux de pouvoir regarder souvent de belles choses.

— Elles sont rares partout, dit Yseult avec le désir de détourner l’amertume secrète que lui révélait cette exclamation.

Pierre regardait toujours la gravure. Il l’avait admirée, sans doute, mais il pensait à autre chose. Chaque seconde qui s’écoulait dans cette apparence d’intimité avec l’être qui commençait à bouleverser son esprit passait sur lui comme un siècle de bonheur qu’il savourait en tremblant. Le temps n’avait plus de valeur réelle en cet instant ; ou, pour mieux dire, cet instant se détachait pour lui de la vie réelle, comme il nous semble que cela arrive dans les songes.

— Puisqu’elle vous plaît tant, dit Yseult attendrie dans son âme d’artiste, prenez-la, je vous la donne.

Pierre aurait mieux aimé qu’elle lui dît : — Je vous en prie. Il la força de le dire en refusant avec une certaine fierté.

— Vous me ferez beaucoup de plaisir en l’acceptant, reprit Yseult ; j’en retrouverai une autre pour moi. Ne craignez pas de m’en priver.

— Eh bien ! dit Pierre, je vous ferai un cadre en échange.

— En échange ! dit mademoiselle de Villepreux, qui trouva le mot un peu familier.

— Pourquoi non ? dit Pierre qui, dans les choses délicates, retrouvait spontanément le tact et l’aplomb d’une nature élevée. Je ne suis pas forcé d’accepter un cadeau.

— Vous avez raison, répondit Yseult avec un mouvement de noble franchise. J’accepte le cadre, et avec bien du plaisir. Et elle ajouta en voyant le doux orgueil qui brillait sur le front de l’artisan : — Si mon grand-père était là, il serait enchanté de voir cette gravure entre vos mains.

Peut-être que cet innocent et dangereux entretien se fût prolongé ; mais la petite marquise des Frenays vint l’interrompre. Elle débuta par un cri de surprise fort bizarre.

— Qu’avez-vous donc, ma chère ? lui dit Yseult avec un sang-froid qui la déconcerta tout à coup.

— Je m’attendais à vous trouver seule, répondit la marquise.

Eh bien ! ne suis-je pas seule ? dit Yseult en baissant la voix pour que l’ouvrier n’entendît pas ce mot terrible ; mais il l’entendit : le cœur saisit parfois mieux que l’oreille. L’affreuse réponse tomba comme la mort dans cette âme embrasée d’amour et de bonheur. Il jeta la gravure au fond du carton, et le carton sur une chaise, avec un mouvement d’horreur qui ne put échapper à mademoiselle de Villepreux ; et, reprenant son marteau, il acheva de replacer la porte avec une rapidité extrême. Puis, s’éloignant sans saluer, sans tourner les yeux vers les deux dames, il quitta l’atelier plein de haine pour son idole, et plein de mépris pour lui-même aussi, qui s’était laissé bercer par de folles imaginations.