Le Compagnon du tour de France/Tome II/Chapitre XXIX

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CHAPITRE XXIX.

Nous sommes arrivés, dans le cours de notre histoire, à ce moment décisif où s’affaissèrent les sociétés secrètes de la bourgeoisie sous la restauration. Si le lecteur a fait attention à la silhouette que nous avons tracée du comte de Villepreux, il doit soupçonner auquel des quatre partis du Carbonarisme ce vieux politique se rattachait ; et il peut en même temps s’expliquer par là comment un personnage si fin, si sceptique, si léger et si pusillanime, avait osé quitter le sentier vulgaire de la politique officielle pour se lancer dans les conspirations.

Certes, le comte avait trop le sentiment de la tradition historique de la France, soit ancien régime, soit révolution, pour songer à un prince étranger, et, puisqu’il faut nommer ce prétendant par son nom, à un prince d’Orange. M. de Villepreux laissait cette idole à d’autres conspirateurs. Il y a des hommes d’état d’aujourd’hui, ministres, pairs ou députés, qui, fixés alors par l’exil en Belgique, avaient imaginé de réunir la Belgique à la France en donnant le sceptre constitutionnel à un prince belge ; ils crurent ainsi un moment renverser la restauration avec l’appui du Nord. L’histoire nous fera peut-être un jour connaître les savants mémoires à consulter qu’ils adressaient à l’empereur de Russie en faveur de leur candidat. Ce candidat hollandais n’avait pas le suffrage du comte, malgré les efforts infinis que fit pour le séduire certain professeur éclectique qui, allant pendant ses vacances picorer en Allemagne, crut aussi, lui, avoir trouvé en Hollande le monarque futur de la France.

Le comte aurait été plus volontiers partisan de Napoléon II que du prince d’Orange. Préfet sous l’empire, une restauration impériale aurait pu lui convenir. Mais il avait trop d’esprit pour ne pas comprendre que l’empire sans l’empereur, sans le grand homme, était une chimère.

Enfin, bien qu’il aimât les utopies, et qu’il fût, en théorie, partisan des idées les plus rationnelles, des principes les plus philosophiques et les plus radicaux, il était trop peu enthousiaste pour vouloir, avec La Fayette, monter sur un échafaud, ou conquérir une république dont il ne voyait pas ensuite clairement la destinée. Cette fraction de la Charbonnerie était ménagée, caressée par lui ; mais, au fond, il ne la regardait que comme un instrument utile, un appeau à prendre les courages, un allié propre à échauffer l’ardeur des étourdis, et à tirer les marrons du feu. Achille Lefort croyait sincèrement le comte de Villepreux Lafayétiste ; mais le comte de Villepreux savait fort bien, au fond de son âme, qu’il était Orléaniste.

Il était comme M. de Talleyrand, son ami et son protecteur. Comme M. de Talleyrand, il cherchait non pas un homme, mais un fait, c’est-à-dire un homme qui fût un fait. Cher lecteur, c’est la fameuse devise du parce que Bourbon, que vous avez vu arborer depuis, et qui vous a peut-être étonné alors et paru nouvelle. Sachez que les politiques à nez fin étaient depuis longtemps sur cette trace. Le comte de Villepreux avait été naturellement mis sur la voie par suite des relations de sa famille avec l’un des partis actifs de la révolution, relations que je vous ai fait connaître. Il avait compris, à demi-mot, que l’homme de M. de Talleyrand ne devait pas agir lui-même, mais faire le mort. Seulement, croyant les conjonctures plus favorables qu’elles n’étaient et l’issue plus prochaine, il s’était hasardé, pour son propre compte, encouragé d’ailleurs par l’exemple de ceux qui, de bonne foi, et avec plus de désintéressement qu’il n’en avait lui-même[1], dirigeaient cette intrigue. C’est ainsi qu’il se trouvait embarqué dans ce qu’il appelait maintenant, lorsqu’il se parlait tout bas à lui-même, cette maudite galère.

« Le parti d’Orléans, dit un historien du Carbonarisme, est celui qui fit le plus de mal à l’association, surtout dans les derniers temps. Au commencement il n’est pas impossible que Louis-Philippe eût conçu quelque espérances au sujet de ces vastes préparatifs d’insurrection ; mais il dut être bientôt évident pour ce prince que ses cousins avaient encore à leur disposition trop de ressources pour être si facilement forcés, et que le Carbonarisme ne pouvait avoir d’autre effet que de les inquiéter et de les porter à la réaction. Il laissait donc conspirer pour lui, mais bien décidé à demeurer dans l’ombre, et ne jugeant pas que le temps de paraître fût venu. Les habiles politiques ne sont pas ceux qui cherchent à faire des circonstances, mais ceux qui cherchent à se faire pour les circonstances. Enfin la guerre d’Espagne vint porter le dernier coup aux associations. La révolution, comprimée momentanément en Espagne par l’acte le plus vigoureux et le plus politique que les Bourbons eussent encore accompli, s’affaissa en France en même temps. Vaincue les armes à la main là où elle avait réussi à se continuer, elle ne pouvait plus garder l’espérance de vaincre là où elle ne possédait que la ressource des assemblées secrètes et des complots. L’effet moral d’une victoire acheva ce que la discorde avait commencé, et ce que ni procès criminels ni échafauds n’auraient jamais produit. »

Le 3 novembre de cette même année 1823, c’est-à-dire environ deux mois après l’aventure du Corinthien et de la marquise, on célébra la fête du comte de Villepreux. Plusieurs personnes des environs furent invitées à dîner. Beaucoup d’autres vinrent rendre hommage au patriarche du libéralisme de Loir-et-Cher. Le comte n’était pas très-flatté de ces ovations domestiques. Ses résolutions se ressentaient de la situation politique, à tel point que le matin de sa fête, son petit-fils Raoul étant venu l’embrasser, il eut avec lui un assez long entretien, à la suite duquel, après l’avoir paternellement tancé sur plusieurs points, il lui donna à entendre qu’il ne prétendait pas entraver son ardeur militaire, et que, si la guerre se prolongeait en Espagne, il lui permettrait de demander du service dans l’armée française. Raoul fut si enchanté de cette demi-promesse, qu’il monta à cheval et courut l’annoncer à ses jeunes amis des châteaux voisins, qui se trouvaient réunis dans un rendez-vous de chasse à deux lieues de Villepreux. Il y eut grande joie et grande exclamation de leur part. Ils burent à la santé du vieux comte, déclarant qu’ils lui pardonnaient le passé, et qu’ils iraient le remercier d’avoir comblé les vœux de Raoul, bien que leurs familles ne se vissent plus. Vers le soir Raoul se disposait à retourner au dîner de son grand-père, lorsqu’il passa par la tête de ces jeunes fous de s’inviter à ce dîner, les uns avec l’élan que leur communiquait le vin de Champagne, les autres avec la pensée malicieuse de compromettre par cette démarche le vieux comte auprès de ses convives libéraux. Raoul s’imagina que c’était un excellent moyen d’entraîner plus vite son aïeul, et la jeune phalange ultra-royaliste arriva au château au moment où l’on servait le dîner.

Ce fut un singulier coup de théâtre que l’apparition de ces enfants de nobles familles au banquet libéral du comte de Villepreux. On se toisa d’une étrange façon. Certains convives indignés voulaient se retirer à jeun ; certains autres, qui avaient des relations de clientelle avec les parents des jeunes gentilshommes, n’osaient pas trop leur battre froid, et se trouvaient fort mal à l’aise. Le comte dominait la situation avec une aisance diplomatique devant laquelle l’impertinence irréfléchie de nos ultras imberbes était forcée de baisser pavillon. Mais la situation se compliqua bien autrement lorsqu’au premier service on vit arriver Achille Lefort à la tête d’une phalange macédonienne de petits républicains très-farouches qu’il avait recrutés dans son voyage, et qu’il menait là pour les mettre en rapport avec ses autres adeptes, voulant leur conférer à tous le baptême carbonique à l’ombre de la fête du vieux comte. Il les présenta à ce dernier avec son aplomb ordinaire, lui faisant entendre, au moyen des expressions à double sens du Carbonarisme, que c’étaient là des cousins, et qu’il n’y avait pas à reculer. Le comte prit encore son parti avec grâce ; et pendant que la première faim tenait les haines politiques assoupies au fond des estomacs, il se mit, sans en avoir l’air, à chercher un moyen de se débarrasser et des preux de Raoul et des conspirateurs d’Achille. Quand il l’eut trouvé il se sentit tranquille ; mais comme son projet ne pouvait être mis à exécution qu’après le dîner, et que jusque-là des discussions assez vives pouvaient s’engager à table et le forcer à prendre parti d’un côté ou de l’autre, il imagina de faire jouer des fanfares sous les fenêtres de la salle à manger à l’apparition de chaque service. Un mot à l’oreille de son vieux roué de valet de chambre suffit pour que, cinq minutes après, un effroyable vacarme de cors de chasse, auxquels tous les chiens du château et du village répondirent par des hurlements plaintifs, coupât la parole aux plus exaltés. D’abord la société fut un peu mortifiée de cette cruelle sérénade, et Achille Lefort, qui était en veine d’éloquence, déclara à ses voisins que cela était odieux et insupportable. Mais Raoul, qui détestait cordialement son ex-précepteur depuis qu’il prenait de grands airs avec lui, fut ravi de voir qu’il ne pouvait plus placer un mot, et encouragea les sonneurs de cor en leur faisant porter du vin. Le cor ayant usé son effet, car les poumons du libéralisme finissaient par s’y habituer et par lutter contre la fanfare, il se trouva que le cheval de Raoul s’était détaché et se battait dans l’écurie avec les chevaux de ses jeunes amis. Tous se levèrent et coururent séparer les combattants, ce qui fut assez long et assez difficile ; Wolf, averti par le valet de chambre, avait merveilleusement secondé les intentions de son maître. Quand ils rentrèrent on était au dessert : c’était le moment le plus dangereux. Mais le vin circulait abondamment, et le provincial, qui aime à boire, oubliait ses ressentiments, et laissait Achille et ses Romains occuper l’arène de la discussion. Heureusement le comte avait un auxiliaire puissant dans la personne de Joséphine Clicot. L’amante du Corinthien avait fait ce jour-là une toilette ravissante, et elle était d’une beauté à faire tourner la tête à tous les partis. Le comte la mit en relief en la priant de chanter quelque chanson du pays, suivant le vieil usage campagnard et à la manière des pastourelles de la lande. Joséphine, élevée aux champs, ayant une jolie voix et des instincts particuliers de mimique, chantait ces ballades naïves d’une manière très-piquante et avec beaucoup de gentillesse. Elle se fit bien prier, mais enfin elle céda. Dès ce moment on ne s’occupa plus que de la séduisante marquise. Les jeunes royalistes, que l’on avait eu soin de placer autour d’elle, se disputèrent ses réponses, ses regards, ses sourires, et jusqu’aux fruits et aux bonbons que sa main avait touchés. Quand on passa au salon, il s’y trouva un violon ; Raoul savait jouer des contredanses. Le comte pria sa fille de se mettre au piano, et en un instant le bal fut organisé. On avait été chercher, pour faire nombre (car il y avait peu de dames), la fille de l’adjoint et celles des fermiers qui avaient d’assez belles toilettes pour des dames de village. Pendant ce temps, Achille, indigné de la frivolité du vieux comte, s’était éclipsé avec ses hommes, et avait envoyé chercher Pierre Huguenin.

Dans la matinée, Pierre avait reçu, par un exprès, un billet du commis voyageur dans lequel, en lui annonçant son arrivée, il le priait d’avertir et de rassembler les membres de sa future Vente, et lui marquait le rendez-vous pour le soir même, pendant les amusements de la fête, dans l’atelier du château. Pierre avait fait ses dispositions avec un certain découragement. Plus il voyait approcher le moment de se lier par des engagements sérieux à une œuvre qui lui avait d’abord paru vaine et frivole, plus il sentait revenir ses répugnances. Il était même en proie à une sorte de remords, que ne pouvaient plus étouffer les naïves illusions dont l’entretenait mademoiselle de Villepreux. Enfin l’heure était venue, et Pierre se promettait de refuser son adhésion si la formule du serment et l’exposition du programme impliquaient une trahison quelconque de ses principes et de ses sentiments.

Mais il était écrit qu’il échapperait à ce danger. Au moment où Achille, accompagné de ses prosélytes, marchait dans l’ombre de la nuit vers l’atelier qui devait lui servir de temple, le comte de Villepreux se présenta, et, feignant d’ignorer ses projets, lui dit qu’un mandat d’amener était lancé centre lui, que les gendarmes le cherchaient, et qu’il n’avait pas un instant à perdre pour se dérober aux poursuites. Ses plans avaient été éventés ; le préfet avait écrit au procureur du roi ; on était résolu à sévir contre tous les actes de sa propagande. Heureusement un employé de la préfecture, à qui le comte avait rendu des services, avait eu la générosité de l’avertir, afin que, s’il avait lui-même quelque chance d’être compromis, il eût à se mettre à couvert. Il aurait certainement à subir une visite domiciliaire dans la nuit. Enfin l’intérêt de la cause exigeait qu’on se dispersât, et qu’Achille quittât le pays à l’instant même. Un bon cheval et un domestique fidèle étaient tout prêts, l’un à le porter, l’autre à le guider à travers les landes jusqu’à la sortie du département. Toute cette histoire fut si admirablement racontée, et le vieux comte joua si bien sa comédie, que les républicains épouvantés se dispersèrent à l’instant comme une poignée de feuilles sèches balayées par le vent. Achille, qui ne demandait que des émotions, eut celle de se croire enfin persécuté ; et cette fuite nocturne, ces dangers qui n’existaient pas, ce mystère qu’il eût voulu confier à tout le monde, l’occupèrent et lui donnèrent une joie d’enfant. Il courut vers l’atelier pour avertir Pierre de sa fuite et lui faire ses adieux.

Pierre l’attendait, et il n’était pas seul. Yseult, qui était dans la confidence, et que son père avait autorisée à seconder l’établissement de la Jean-Jacques Rousseau (tout en travaillant sous jeu à le faire avorter), s’était échappée furtivement du salon pour aider l’artisan dans ses préparatifs. Elle lui avait ouvert son cabinet de la tourelle, afin qu’il pût y prendre des tables, des chaises et des flambeaux ; et elle lui désignait l’arrangement du matériel de la cérémonie, lorsque Achille vint donner, au volet de l’atelier, le signal convenu. Il leur confia rapidement sa position tragique, leur jura qu’il n’abandonnait pas la partie, qu’il saurait, à lui seul, ressusciter le Carbonarisme dans toute la France sous une autre forme, et qu’on le reverrait bientôt à Villepreux, en dépit des tyrans et des sous-préfets. Puis il embrassa Pierre, et l’exhorta si chaudement à rester fidèle au libéralisme, que Pierre fut édifié de sa persévérance et du peu d’effroi qu’il montrait. Le fait est qu’Achille ne connaissait pas la peur, l’amour-propre et la générosité le dirigeant toujours vers les postes avancés des folles entreprises. Yseult lui donna une poignée de main, et le reconduisit avec Pierre, par un petit sentier couvert, jusqu’à la grille du parc, où l’attendaient son guide et les chevaux. Puis ils revinrent pour ranger l’atelier et faire disparaître toute trace du naufrage de la Jean-Jacques Rousseau.

En remontant les meubles dans le cabinet de la tourelle, Pierre ne put se défendre d’une émotion qu’Yseult aperçut et partagea.

— Cette pièce vous rappelle, ainsi qu’à moi, lui dit-elle avec candeur, un souvenir pénible ; je voudrais l’effacer. Ne vous souvenez-vous pas d’une certaine gravure que vous aviez acceptée et que vous avez méprisée ensuite ? Elle est toujours là ; et tant qu’elle y sera je croirai que nous ne sommes pas bien réconciliés.

— Donnez-la moi bien vite, répondit Pierre. Il y a longtemps que je me reproche de ne pas oser la réclamer !

— Tenez, la voici, dit Yseult ; et en même temps voici un jouet d’enfant que vous deviez être forcé d’accepter ce soir d’une autre main que la mienne, et que vous allez recevoir de moi comme un souvenir d’amitié et un gage d’union politique.

— Qu’est-ce donc que cela ? dit Pierre en examinant un superbe poignard admirablement ciselé qu’elle lui présentait ; à quoi cela pourrait-il me servir ? Ce n’est pas un instrument de menuiserie, que je sache.

— C’est une arme de guerre civile, répondit-elle ; et c’est le gage que l’on confère au récipiendaire carbonaro.

— J’avais bien ouï dire qu’on jurait sur ce symbole sinistre. Je n’y croyais pas.

— Le royalisme a fait bien des phrases emphatiques là-dessus ; mais le Carbonarisme a bien prouvé que le poignard n’était dans ses mains qu’un signe de ralliement inoffensif. Son introduction dans nos mystères est respectable, en ce qu’elle nous vient du Carbonarisme italien, qui compte de plus sérieuses batailles et de plus nombreux martyrs que le nôtre. C’est le symbole de notre fraternité avec ces victimes, dont chacun de nous devrait faire chaque jour la commémoration religieuse dans son cœur, comme les catholiques font celle de leurs saints dans les prières ; et puisque nous ne pouvons les pleurer qu’en secret, il est peut-être bon d’avoir toujours devant les yeux cet emblème, qui nous rappelle leur mort violente et leur sublime fanatisme.

— Savez-vous, dit Pierre en retournant le poignard dans sa main et en l’examinant avec une sorte de tristesse, qu’il y a chez nous autres une superstition à propos de ces choses-là ? Le don d’un instrument à lame tranchante coupe l’amitié, suivant les uns, et porte malheur, suivant les autres, à celui qui l’a reçu ou à celui l’a donné.

— Je ne crois pas à cela, quoique ce soit une idée poétique.

— Ni moi non plus, et pourtant… Mais qu’est-ce que ce chiffre gravé à jour sur la lame ?

— C’est le vôtre à présent. Autrefois ce fut celui d’un de mes ancêtres auquel ce poignard appartint. Il se nommait Pierre de Villepreux ; n’est-ce pas ainsi que vous vous nommez aussi quand vous réunissez votre nom de baptême à votre nom de compagnon ?

— Il est vrai, dit Pierre en souriant ; avec cette différence que vos ancêtres donnèrent leur nom au village, et que le village me l’a cédé.

— Vos ancêtres étaient serfs, et les miens soldats ; c’est-à-dire que vous sortez des opprimés, et moi des oppresseurs. J’envie beaucoup votre noblesse, maître Pierre.

— Ce poignard est trop beau pour moi, dit-il en le replaçant sur la table ; on me demanderait par moquerie où je l’ai volé ; et puis vraiment, je suis peuple, je porte le joug de la superstition. Je ne peux me défendre d’une idée sombre devant cette arme tranchante. Décidément, je n’en veux pas. Donnez-moi quelque autre chose.

— Choisissez, dit Yseult en lui ouvrant toutes ses armoires.

— Mon choix sera bientôt fait, dit Pierre. Il y a, dans un volume de votre Bossuet, une petite croix de papier découpé, avec des ornements grecs du Bas-Empire, qui sont d’un goût charmant.

— Eh ! mon Dieu, êtes-vous donc sorcier ? Comment savez-vous cela ? Je ne le sais pas moi-même. Il y a deux ans que je n’ai ouvert mon Bossuet.

Pierre prit le volume, l’ouvrit, et lui montra la petite croix, dont il avait eu bien envie autrefois, et qu’il avait respectée.

— Comment savez-vous que c’est moi qui l’ai faite ? dit-elle.

— Votre chiffre est découpé à jour en lettres gothiques dans un des ornements

— C’est la vérité. Eh bien, prenez-la donc. Mais qu’en ferez-vous ?

— Je la cacherai, et je la regarderai en secret.

— Voilà tout ?

— C’est bien assez.

— Vous attachez à cela quelque idée philosophique, vous préférez cet emblème de miséricorde à l’emblème de vengeance que je vous avais destiné.

— C’est possible ; mais je préfère surtout ce morceau de papier découpé par vous sous l’influence d’une idée calme et religieuse, à ce riche poignard qui a servi peut-être d’instrument à la haine.

— Maintenant, me direz-vous, maître Pierre, comment vous connaissez si bien mon cabinet et mes livres, et jusqu’aux petites marques qui s’y trouvent ? À moins que vous n’ayez le don de seconde vue, tout me porte à croire que vous avez lu ici.

— J’ai lu tout ce qui est ici, répondit Pierre, et il fit sa confession, sans omettre les soins recherchés qu’il avait pris pour ne rien gâter dans le cabinet et pour ne pas ternir même les marges des livres. Ces scrupules firent sourire Yseult. Elle lui fit plusieurs questions sur l’effet que ces lectures avaient produit en lui, lui demanda dans quel ordre il les avait faites, et quelles impressions il en avait reçues. En écoutant ses réponses, elle s’expliqua beaucoup de choses qu’elle n’avait pas comprises en lui auparavant, et fut frappée de la droiture de jugement avec laquelle, sans autre lumière que celle d’une conscience rigide et d’un cœur de plein de charité, il réfutait l’erreur et confondant l’orgueil des savants de ce monde, n’admirant chez les poètes et les philosophes que ce qui est vraiment grand et éternellement beau, ne croyant de l’histoire que ce qui est d’accord avec la logique divine et la dignité humaine, s’élevant enfin, par sa grandeur innée, au-dessus de toutes les grandeurs décernées par le jugement des hommes. Elle fut entièrement subjuguée, attendrie, saisie de respect, remplie de foi, si en même temps d’une sorte de honte, comme il arrive lorsqu’on découvre qu’on a protégé ingénument un être supérieur à toute protection. Assise sur le bord d’une table, les yeux baissés, l’âme pénétrée de ce sentiment que les chrétiens ont défini componction, elle garda le silence longtemps après qu’il eut parlé.

— Je vous ai fatiguée, ennuyée peut-être, lui dit Pierre intimidé par cette apparence de froideur ; vous m’avez laissé parler, et je me suis oublié… Je dois vous sembler plus présomptueux dans mes idées que ce bon M. Lefort…

— Pierre, répondit Yseult, je me demande depuis un quart d’heure si je suis digne de votre amitié.

— Vous raillez-vous de moi ? s’écria Pierre avec simplicité ; non, ce n’est pas là l’idée qui vous absorbe, c’est impossible.

Yseult se leva. Elle était plus pâle qu’elle ne l’avait jamais été, ses yeux brillaient d’un feu mystique. La lueur de la lampe à chapiteau vert qui éclairait la tourelle répandait sur son visage un ton vague et flottant qui lui donnait l’apparence d’un spectre. Elle semblait agir et parler dans la fièvre, et pourtant son attitude était calme et sa voix ferme. Pierre se souvint de la sibylle qu’il avait vue en rêve, et il eut une sorte de frayeur.

— L’idée qui m’absorbe ? lui dit-elle en le regardant avec une fixité qui annonçait une volonté inébranlable ; si je vous la disais aujourd’hui, vous n’y croiriez pas. Mais je vous la dirai quelque jour, et vous y croirez. En attendant, priez Dieu pour moi ; car il y a dans ma destinée quelque chose de grand, et je ne suis qu’une pauvre fille pour l’accomplir.

Elle se hâta de ranger son cabinet avec beaucoup d’exactitude, quoiqu’elle eût l’air d’être ravie par la pensée dans un autre monde. Puis elle sortit, et traversa l’atelier sans dire un mot à Pierre, qui la suivait en lui portant son bougeoir. Quand elle fut au seuil de la porte qui donnait dans le parc, elle lui répéta encore : « Priez pour moi ; » et, reprenant sa bougie, elle l’éteignit, et disparut devant lui comme un fantôme qui se dissipe. Qu’avait-elle voulu dire ? Pierre n’osait chercher le sens de ses paroles. Oui, se disait-il, la voilà comme dans mon rêve, parlant par énigmes, et me montrant dans l’avenir quelque chose que je ne comprends pas. Il se sentit pris de vertige, et pressa son front dans ses mains, comme s’il eût craint qu’il ne vînt à éclater.

Ne pouvant résister à l’agitation qui était en lui, entraîné comme par l’aimant, il se glissa dans l’ombre sur les traces de mademoiselle de Villepreux, afin de la voir plus longtemps flotter devant lui comme une pâle vision, ou du moins de respirer l’air qu’elle venait de traverser. Il arriva ainsi jusqu’au gazon découvert qui s’étendait devant la façade du château ; et, s’arrêtant dans les derniers massifs, il la vit rentrer dans le salon. Le temps étant magnifique et la danse fort animée, on avait ouvert les croisées, et, de sa place, Pierre pouvait voir passer la walse et voltiger la marquise, entourée d’adorateurs, parmi lesquels se trouvaient des jeunes gens de bonne maison dont les façons galantes étaient mêlées de cette légère dose d’impertinence qui plaît aux femmelettes. Joséphine était enivrée de son succès ; il y avait longtemps qu’elle n’avait eu l’occasion d’être belle et qu’elle ne s’était vue admirée ainsi. Elle était comme un phalène qui tourne et folâtre autour de la lumière. Yseult, pour reposer les personnes qui avaient joué tour à tour du violon, se remit au piano. Pierre se plaça de façon à la voir. Ses yeux nageaient dans une sorte de fluide, où d’autres images que celles de la réalité semblaient se dessiner devant elle. Elle jouait avec beaucoup de nerf et d’action ; mais ses mains couraient sur le clavier sans qu’elle en eût conscience.

Raoul sortit pour prendre l’air avec un de ses amis. Pierre l’entendit qui disait : — Regarde donc ma sœur ; ne dirait-on pas d’un automate ?

— Est-ce qu’elle ne rit jamais plus que cela ? reprit son interlocuteur.

— Guère plus. C’est une fille d’esprit, mais une tête de fer.

— Sais-tu qu’elle me fait peur avec ses yeux fixes ? Elle a l’air d’une figure de marbre qui se mettrait à jouer des sarabandes.

— Je trouve, moi, qu’elle a l’air de la déesse de la Raison, répondit Raoul d’un ton railleur, et qu’elle joue des contredanses sur le mouvement de la Marseillaise.

Ces jeunes gens passèrent, et presque aussitôt Pierre vit quelqu’un qui errait en silence autour du gazon, et dont la marche entrecoupée trahissait l’agitation intérieure. Lorsque cet homme se trouva près de lui, il reconnut le Corinthien, et, sortant doucement de sa retraite, il le saisit par le bras. — Que fais-tu ici ? lui dit-il, car il comprenait bien sa peine secrète ; ne sais-ta pas que ce n’est pas là ta place, et que, si tu veux regarder, il ne faut pas qu’on te voie ? Allons, viens : tu souffres, et tu ne peux ici rien changer à ton sort !

— Eh bien ! dit le Corinthien, laisse-moi n’abreuver de ma souffrance. Laisse-moi me dessécher le cœur à force de colère et de mépris.

— De quel droit mépriserais-tu ce que tu as adoré ? Joséphine était-elle moins coquette, moins légère, moins facile à entraîner, le jour où tu as commencé à l’aimer ?

— Elle ne n’appartenait pas alors ! Mais à présent qu’elle est moi, il faut qu’elle soit à moi seul, ou qu’elle ne soit plus rien pour moi. Mon Dieu ! avec quelle impatience j’attends le moment de le lui dire !… Mais ce bal ne finira pas ! Elle va danser toute la nuit et avec tous ces hommes. Quel horrible abandon de soi-même ! La danse est ce que je connais de plus impudique au monde chez ces gens-là. Mais vois donc, Pierre ! regarde-la. Ses bras sont nus, ses épaules sont nues, son sein est presque nu ! Sa jupe est si courte qu’elle laisse voir à demi ses jambes, et si transparente qu’on distingue toutes ses formes. Une femme du peuple rougirait de se montrer ainsi en public ; elle craindrait d’être confondue avec les prostituées ! Et maintenant la voilà qui passe toute haletante des bras d’un homme aux bras d’un autre homme qui la presse, qui la soulève, qui respire son haleine, qui froisse encore sa ceinture déjà flétrie, et qui boit la volupté dans ses regards. Non ! je ne puis pas voir cela plus longtemps. Allons-nous-en, Pierre, ou bien entrons dans ce bal, brisons ces lustres, renversons tous ces meubles, mettons en fuite tous ces damerets, et leurs femmes verront comme ils savent les défendre des outrages de la populace !

Pierre vit que l’exaspération de son ami ne pouvait plus être contenue ; il l’entraîna loin du château, et réussit à le ramener chez lui. Là ils trouvèrent une lettre timbrée de Blois dont la vue fit tressaillir le Corinthien. Elle était adressée à Pierre, qui lui en fit part aussitôt.

« Mon cher Pays (écrivait le Dignitaire), je vous annonce que la société du Devoir de liberté quitte cette résidence, et que Blois cesse de faire partie de nos villes de Devoir. Les persécutions que nous avons eu à souffrir de la part des autres sociétés nous ont causé de tels dégoûts, que nous préférons l’abandon de nos droits à une guerre interminable. Cette résolution ayant été prise d’un commun accord, nous sommes à la veille de nous disperser. » Ici le Dignitaire entrait dans les détails relatifs à la société, et racontait les divers motifs de cette résolution. Puis il faisait un retour sur ses affaires particulières, et annonçait à son ex-collègue que la Savinienne, forcée de renoncer à tenir son auberge, qui n’était achalandée que par les Gavots dont elle était Mère, avait pris le parti de quitter son commerce et de vendre sa maison. « J’aurais pensé, mon cher Pays, disait-il, que je serais consulté sur cette affaire. Comme ami de feu Savinien, et comme dévoué aux intérêts de sa veuve plus qu’aux miens propres, je me flattais d’être son conseil et son guide dans une telle occasion. Eh bien, elle a agi autrement, Elle a fait mettre son établissement en vente sous mon nom, déclarant devant la loi que ce n’était point la propriété de ses enfants, mais la mienne, parce que j’en avais fourni les fonds et qu’ils ne m’étaient point remboursés. Et quand je lui en ai fait des reproches, elle m’a répondu que c’était son devoir d’agir ainsi, et qu’elle ne voulait pas me tromper plus longtemps, son intention étant de ne point se remarier. Villepreux, elle m’a dit que vous connaissiez ses raisons, et qu’elle vous avait confié tout ce qui s’était passé entre moi et son mari à l’article de la mort. Je ne vous demande rien, mon cher Pays, j’en sais bien assez. Quand on a le malheur de n’être pas aimé, on doit savoir souffrir, et ne pas descendre à la plainte. Si je vous écris, c’est pour un autre motif. Je vois bien que la Mère a l’intention de quitter Blois, et je pense qu’elle cherche à s’établir de votre côté. Mais je crois qu’elle est sans ressource, quoiqu’elle m’assure avoir quelques économies. Elle se fait un point d’honneur de ne pas rester endettée avec un homme qu’elle refuse de prendre pour mari. Mais c’est une fierté mal entendue, et qu’elle n’a pas le droit de me témoigner. Je n’ai rien fait pour être méprisé ainsi, et traité comme un créancier. Je saurai me résigner à cet affront ; apparemment j’ai commis quelque faute dont il plaît à Dieu de me punir en m’envoyant beaucoup de chagrin. Mais je ne me soumettrai pas à voir cette femme, que son mari m’avait confiée, tomber dans la misère avec ses enfants. Je sais, pays Villepreux, que vous n’êtes pas riche, sans quoi je ne me mettrais pas en peine. Je sais aussi qu’une personne sur laquelle on compte sans doute n’a rien que son travail et son talent, et que ce n’est pas assez pour soutenir une famille. Je viens donc vous prier instamment de vous enquérir de la position de la Mère, et de lui rendre tous les services dont elle aura besoin. Vous pouvez disposer de tout ce que j’ai, pourvu qu’elle ne le sache pas ; car l’idée de la faire souffrir et de l’humilier par mon attachement me fait souffrir et m’humilie moi-même. Adieu, mon cher Pays. Vous ne devez pas trouver mauvais que je vous parle succinctement de toutes ces choses, et vous devez comprendre que cela ne m’est pas facile. Avec le temps, je serai plus raisonnable, s’il plaît à Dieu.

« Il me reste à vous embrasser.

« Votre ami et pays sincère,
« Romanet le Bon-Soutien D∴ G∴ T∴ de Blois. »


La simplicité de cette rédaction, jointe à l’idée que Pierre se faisait, avec raison, de la profonde douleur du Bon-Soutien, l’impressionna tellement, qu’il sentit couler ses larmes.

— Amaury, Amaury ! s’écria-t-il, que nous sommes petits, nous autres, avec nos lectures et nos phrases, devant une telle force d’âme et une générosité si peu emphatique ! Avec le temps, je serai plus raisonnable, s’il plaît à Dieu ! Il croit manquer de courage à l’heure où il en montre un sublime ! Hommes de peu de foi que nous sommes, nous ne saurions pas souffrir avec cet héroïsme. Nous nous répandrions en plaintes, en murmures ; nous aurions de la colère, de la haine et des idées de vengeance…

— Tais-toi, Pierre, je te comprends de reste, s’écria le Corinthien en relevant sa tête qu’il avait tenue cachée dans ses mains pendant la lecture de la lettre. C’est pour moi que tu dis tout cela ; car toi, tu es aussi vertueux que Romanet, et tu serais aussi calme que lui dans le malheur. Mais si c’est pour me rattacher à la marquise que tu vantes le pardon des injures, tu n’y réussis nullement ; les nouvelles que contient cette lettre bouleversent tous mes projets et renouvellent toutes mes idées. Que s’est-il donc passé dans l’esprit de la Savinienne ? Que signifie aujourd’hui sa conduite ? Que veut-elle faire ? Sur quoi compte-t-elle ? Je veux savoir tout cela. Tu dois avoir reçu une lettre d’elle, et tu ne me l’as pas montrée. Je veux la voir !

— Tu ne la verras pas, répondit Pierre. Non, non ! l’amant de la marquise des Frenays ne lira pas les nobles plaintes de la Savinienne. Qu’il te suffise de savoir l’effet de ton silence et du mien ; car je ne lui ai point écrit non plus : je ne pouvais plus la tromper, et je ne voulais pas l’éclairer. Il me semblait toujours que tout n’était pas perdu, et je différais de jour en jour, espérant que tu reviendrais à elle.

— Enfin quel effet a produit ton silence ? Parle !

— Elle a deviné la vérité ; et, se disant qu’elle n’était plus aimée, qu’elle ne l’avait peut-être jamais été, se voyant délaissée, abandonnée à la misère, elle a voulu, du moins, mettre sa conscience en paix, et ne rien accepter davantage du Dignitaire. Je te citerai un seul passage de sa lettre :

« J’ai bien souffert assez longtemps avec Savinien d’avoir un désir dans le cœur. Je ne veux pas souffrir d’un regret toute ma vie avec Romanet ; ce serait tout aussi coupable. Je ne suis pas sans remords pour le passé : je n’en veux plus dans l’avenir. J’aime mieux toute autre espèce de malheur que celui-là. »

— Pauvre sainte femme ! dit le Corinthien d’une voix sombre, et en se levant. Achève ; que voulait-elle faire après avoir rompu avec le Bon-Soutien ?

— Reprendre son ancien état de lingère, et, si tu n’étais pas ici, venir y tenter un établissement. Elle s’est imaginé, d’une part, qu’elle trouverait de l’ouvrage dans ce pays ; et, de l’autre, que tu ne pouvais pas être resté près de moi, puisque tu l’oubliais sans que personne songeât à l’en avertir.

— Son idée est bonne, répondit le Corinthien d’un air préoccupé ; il n’y a point de lingère ici : elle aura la pratique du château… Elle repassera les fichus transparents de la marquise, ajouta-t-il avec une amertume sanglante. Pierre, donne-moi une plume et du papier. Vite !

— Que veux-tu faire ?

— Tu me le demandes ? Écrire à la Savinienne, lui dire que nous l’attendons, et que l’un de nous ira la chercher à moitié chemin, tandis que l’autre retiendra et préparera son logement dans le village. Est-ce que ce n’est pas là mon devoir ?

— Sans aucun doute, Amaury ; mais le dépit est un mauvais garant du devoir. J’aimerais mieux que tu écrivisses cette lettre demain, à tête reposée.

— Je veux l’écrire tout de suite.

— Parce que tu sens que demain tu n’en auras plus la force.

— Je l’aurai ; j’écrirai encore demain, et encore après-demain, si tu veux ; j’ai plus de force que tu ne crois.

— Amaury, si tu écris, la Savinienne viendra. Elle croira en toi, et, moi, je ne sais si j’aurai le courage d’en douter assez pour la désabuser. Si elle vient, et qu’elle te trouve aux pieds de la marquise, comment faudra-t-il considérer ta conduite ?

— Comme celle d’un lâche ou d’un fou.

— Prends garde d’être fou. N’écris pas encore…

Le Corinthien écrivit pourtant ; il écrivit dans la nuit, sous l’empire d’une indignation et d’un dégoût profonds pour la marquise. Aussitôt que le jour parut, il courut porter sa lettre à la poste, et elle partit avant que Pierre, vaincu par la fatigue, se fût réveillé.

  1. Nous voulons parler surtout de Manuel, qui passe pour avoir dirigé dans la Charbonnerie le parti orléaniste.