Le Comte Mollien/Texte entier

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Le Comte Mollien
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 4 (p. 225-283).
LE
COMTE MOLLIEN

I.
LES FINANCES D’UNE MONARCHIE AU DÉCLIN
ET LES FINANCES D’UN RÉGIME NOUVEAU.


Ce n’est pas moi qui jamais aurai la pensée d’abaisser la révolution française et les temps qui l’ont suivie : j’admire la période historique qui commence à 1789, je la trouve profondément empreinte de fécondité et de majesté ; mais il est impossible d’étendre jusqu’aux caractères individuels de la plupart des acteurs qui ont eu les grands rôles l’admiration qu’inspire ce drame immense. Au milieu de tant de changemens, dans ces renversemens inopinés et ces résurrections plus imprévues, presque tous les personnages politiques, cédant à la force des choses et plus encore à leur propre ambition, ont mis un empressement déplorable à répéter indéfiniment la manœuvre de brûler ce qu’on a adoré pour adorer ce qu’on a brûlé. Parmi tant d’hommes à conviction flottante qu’on a vus cherchant sans cesse le fil de l’eau à travers les événemens, dans cet enchaînement de palinodies choquantes quand ce ne sont pas des trahisons détestables, l’œil aime à se reposer sur quelques-uns, qui sont restés fidèles à eux-mêmes sans s’isoler du siècle, et qui ont su rendre des services distingués à la chose publique sans jamais ternir leur caractère par des violences ou par des bassesses. À leur aspect, l’observateur jaloux de la dignité humaine éprouve une satisfaction comparable à celle que ressent le voyageur qui parcourt le désert, lorsque, fatigué et haletant, il voit poindre devant lui les contours d’une oasis.

À ce titre, le comte Mollien mérite d’occuper dans les champs-élysées de l’histoire une place particulièrement distinguée. C’est une figure qui attire les regards et captive les suffrages par sa bienveillance, sa droiture, sa dignité sereine. Il a dû au parfait équilibre de ses rares facultés l’heureuse fortune d’avoir été associé, dans un rang élevé, aux grands événemens de l’épopée impériale, sans s’être fait des ennemis qui du moins osassent s’avouer pour tels, car quel est l’homme contre qui ses succès ne soulèvent pas l’envie au fond des cœurs ?


I. – L’ANCIEN REGIME.

M. Mollien est un de ces heureux emprunts que fit à l’administration d’autrefois le grand homme suscité par la Providence, à la fin du dernier siècle, pour sauver du naufrage la révolution française, resserrer les liens de la société qui s’en allait en dissolution, et reconstituer la monarchie en ramassant de sa glorieuse épée la couronne tombée dans le ruisseau. Quoiqu’il ait survécu de trente années à l’empereur, il était notablement plus âgé, étant ne en 1758. Entré fort jeune dans les bureaux des finances, il avait déjà pu acquérir une grande expérience quand l’orage éclata et le repoussa de la carrière, et on verra dans le cours de cette étude à quel point il la fit tourner au profit de son pays. La nature libérale l’avait pourvu de belles facultés. Il eut de plus, pour lever les obstacles que chacun est destiné à rencontrer sur le chemin de la vie, un point d’appui solide, celui d’une bonne éducation et d’excellens principes. Il appartenait à cette bourgeoisie qui, par l’étude et par l’application aux affaires, s’était fait une forte position dans la société, en attendant qu’elle en prît une dans l’état, et qui aussi, à la faveur de l’aisance qu’elle avait péniblement conquise, avait pu s’approprier non-seulement une instruction étendue, mais même cette urbanité que la noblesse française avait cultivée dans l’atmosphère de la cour, et rendue si séduisante. Il eut le bonheur d’avoir pour père un homme d’un grand sens et véritablement éclairé, qui mit beaucoup de soin à bien faire élever un fils dont les dispositions lui inspiraient de brillantes espérances, et dont les sentimens justifiaient si bien la sollicitude paternelle. Envoyé à Paris dans un collège de l’Université, le jeune Mollien y obtint ces couronnes que Villars se rappelait avec émotion, même lorsqu’il avait la tête parée des lauriers de Denain. Ces triomphes de la jeunesse étaient encore plus utiles alors qu’aujourd’hui, où le système des examens spéciaux pour les différens services publics s’est beaucoup développé. Avec son titre de lauréat et l’assistance, qui sera toujours précieuse, d’une bonne protection, M. Mollien obtint la faveur d’être inscrit au ministère des finances en 1774, à l’âge de seize ans ; mais cette inscription n’était même pas l’équivalent du titre que, de nos jours, par une accumulation de prolégomènes, on appelle du nom d’aspirant surnuméraire. Pour que la porte des emplois s’ouvrît définitivement devant lui, il fallut plus d’une année encore et le patronage tout-puissant du maréchal de Richelieu. Il avait été recommandé à ce haut personnage par un maréchal de camp à qui, tout jeune qu’il était, il avait rendu service par la rédaction d’un mémoire sur une affaire d’où dépendait sa fortune. M. Mollien fut ainsi admis dans les bureaux des finances qui avaient à surveiller la ferme-générale.

Le système financier de cette époque était, on le sait, extrêmement défectueux. Il était différent et inégal de province à province ; il offrait en lui-même dans chaque localité une extrême complication qu’aggravaient encore les privilèges dont il était enchevêtré ; c’était un dédale où quelques initiés seuls pouvaient se reconnaître. Il était peu intelligent, en ce que les tarifs des droits étaient exagérés au point d’empêcher les consommations ou les transactions, et de susciter des obstacles, quelquefois insurmontables à l’exercice des arts utiles, et à la production de la richesse. Les procédés mêmes de la perception étaient hérissés de gênes pour l’industrie. Je ne dis pas assez : souvent ils offensaient l’humanité elle-même, car, rigoureux toujours, ils étaient fréquemment barbares et impitoyables envers le contribuable, particulièrement envers le pauvre : les peines les plus sévères, les galères même étaient la sanction des lois fiscales. En une seule année, les condamnations à la peine des galères pour la contrebande du sel excédaient le nombre de deux cents. Et pourtant avec cette multiplicité et cette lourdeur des taxes, avec cette brutalité des moyens de perception, on ne parvenait à assurer passablement ni les rentrées du trésor ni un revenu proportionné aux dépenses. Quant au crédit, le concours en était devenu bien difficile, parce que cent fois, après, des promesses solennelles, on avait manqué de parole aux rentiers et aux autres prêteurs. Si le trésor obtenait quelques avances, c’était de la part de personnes qui, d’un autre côté, étaient nanties d’un gage, et encore le plus souvent, même Il cette condition dégradante : pour l’état, il fallait subir un taux exagéré d’intérêt.

La ferme-générale, dont je viens de dire que la surveillance formait l’objet de l’administration à laquelle était attaché M. Mollien, avait passé avec le gouvernement un bail courant du 1er janvier 1774 au 31 décembre 1779, en vertu duquel, moyennant un fermage qui à ce moment était d’environ 120 millions, elle percevait le produit de certaines branches du revenu public, à savoir le monopole du sel, le monopole du tabac, les douanes, les entrées de Paris avec les droits d’aides (impôts sur les boissons) dans le territoire de la banlieue. Elle recouvrait aussi dans tout le royaume les droits d’aides et les droits domaniaux, dont le produit annuel excédait 80 millions ; mais ces deux branches de revenus furent distraites de la ferme-générale par Necker en 1778, lorsqu’il renouvela le marché, et elles durent former dès-lors l’objet d’une régie publique, de sorte que le produit tout entier en fût versé au trésor. Les fermiers-généraux payaient par douzièmes le prix convenu avec l’état ; mais comme le public acquittait l’impôt au comptant, ils ne versaient au trésor que ce qu’ils avaient déjà perçu, sauf la différence médiocre qui pouvait exister entre un mois et un autre. Ils étaient au nombre de soixante à l’époque où débutait M. Mollien. Plus tard, Necker les réduisit à quarante. M. Mollien put constater que les profits de chacun d’eux, d’après le bail de 1774, étaient de plus de 200,000 francs par an, indépendamment de l’intérêt de leur mise, et cela avec des frais de perception qu’ils auraient pu amplement réduire d’un tiers. En comptant ce qu’ils touchaient à titre d’intérêt, le bénéfice net de chacun d’eux était d’environ 300,000 fr., soit 18 millions pour la compagnie. Et si l’on veut savoir pourquoi le gouvernement laissait le trésor sous cette charge exorbitante, c’est que, pour s’en affranchir, il aurait fallu rembourser aux fermiers-généraux leur capital d’exploitation, représenté presque en totalité par des bâtimens, des magasins, des matières premières (sels et tabacs). C’était une somme de 1,560,000 fr. par tête de fermier-général, de sorte que l’état, en conséquence de sa pénurie et de son discrédit, payait un intérêt de 18 millions par an pour une somme de 93,600,000 francs, soit 20 pour 100. La compagnie pourtant faisait en outre quelques courtes avances, mais c’était par un moyen qui ne lui coûtait guère, et n’exigeait pour ainsi dire pas de capital : il consistait en effet à émettre des billets remboursables à sa caisse, qu’on appelait billets de la ferme-générale, et que recherchaient les particuliers qui avaient dèe fonds oisifs en expectative d’un placement. Ce secours était tout bénévole, c’était même une menace suspendue sur la tête des ministres, qui restaient à la merci des fermiers-généraux, puisque ceux-ci étaient libres de discontinuer à tout instant ce prêt gracieux. Il faut dire que la compagnie des fermiers-généraux était loin de tirer à elle la totalité des profits qui semblaient lui être dévolus. À l’époque qui nous occupe, elle se composait d’hommes honorables avec lesquels il aurait été facile de prendre des arrangemens avantageux au trésor ; mais la rapacité des courtisans l’interdisait. Les fermiers-généraux en effet étaient obligés presque tous de payer à des personnes de la cour non-seulement des pensions d’un montant déterminé, dont quelques-unes étaient considérables, mais encore des parts proportionnelles de leur revenu. « L’ignoble nom de croupes donné à de pareils présens, dit Droz, n’excitait aucune répugnance. De grands seigneurs étaient croupiers, de grandes dames étaient croupières[1]. »

Un pareil système financier ne supportait pas l’examen. Le jeune Mollien, dont l’esprit était fort éveillé, eut bientôt reconnu qu’il était vicieux ; mais il ne lui appartenait pas, à lui apprenti des bureaux, de changer ce détestable mécanisme afin de placer les finances de l’état sur leurs véritables bases. C’est à peine si alors, dans ses rêves, il pouvait concevoir l’espérance d’y apporter quelque jour des améliorations de détail. Pas plus que personne, il ne soupçonnait qu’on fût à la veille d’une révolution où non-seulement tout l’échafaudage administratif et financier, mais aussi tout l’édifice politique dût être renversé de fond en comble, et une des raisons pour lesquelles la catastrophe arriva, c’est qu’elle n’était prévue de personne.

L’application de M. Mollien, son intelligence et la rectitude de son jugement ne tardèrent pas à appeler sur lui l’attention de ses chefs et de tous ceux avec lesquels il avait des rapports. Après quelques années passées à étudier les matières qu’il avait à traiter, il acquit, malgré sa jeunesse, une véritable importance. Il en dut une partie à un mémoire qu’il prit sur lui de composer à l’appui d’une pensée de M. de Vergennes. Cet homme d’état distingué a eu le mérite de reconnaître, à la suite de Turgot, la convenance de remplacer une politique commerciale embarrassée de restrictions à l’infini par un régime moins antipathique à la pensée du rapprochement des peuples civilisés, pensée qui commençait à prendre une certaine consistance. En conséquence il s’était proposé, à l’issue de la guerre de l’indépendance américaine, de lier les États-Unis à la France, par un traité de commerce conçu dans un esprit, libéral. Une des clauses eût consisté à ouvrir à l’Amérique un port franc sur le territoire français. M. Mollien rédigea dans ce sens un mémoire que le contrôleur-général des finances, alors M. Joly de Fleury, goûta beaucoup, et qui ne plut pas moins à M. de Vergennes. L’idée cependant n’eut pas de suites : les traditions restrictives et la routine prohibitioniste l’étouffèrent. Et ce n’est pas aux hommes de nos jours à s’en étonner : n’avons-nous pas vu, il y a quinze ans, les mêmes exigences forcer le gouvernement à renoncer à un acte de grande politique, l’association douanière avec la Belgique ? Le jeune employé retira de son travail beaucoup de considération personnelle. Les témoignages d’estime qu’il reçut de ses chefs, le firent rechercher de tout le monde, et bientôt il eut des relations avec l’illustre Lavoisier, l’un des soixante fermiers-généraux, qui montrait dans les questions d’économie publique la même supériorité dont il a laissé dans la chimie l’ineffaçable empreinte.

Le jeune commis et le savant fermier-général mirent leurs efforts en commun pour améliorer les revenus de l’octroi de Paris, sans élévation de taxe, par le seul effet d’une perception plus équitable, en supprimant, non sans indemnité, des privilèges qui avaient donné naissance à des abus onéreux pour les finances publiques. Lavoisier avait écrit sur ce sujet un mémoire qui avait éprouvé le sort que subissent tant de propositions utiles : on l’avait enfoui dans les cartons. Il y restait en oubli depuis quelques années, lorsque M. Mollien l’en retira. Communiqué par le chef immédiat de M. Mollien, M. de Villevault, au contrôleur-général des finances, le manuscrit de Lavoisier devint aussitôt l’objet d’un rapport au roi. On en adopta les conclusions, et M. Mollien fut chargé personnellement de faire des propositions aux chefs des établissemens privilégiés : c’étaient les Invalides, l’École militaire, la Bastille, et diverses communautés religieuses. On leur avait fait la faveur de les exempter de l’octroi ; mais, par la connivence intéressée de quelques personnes, on introduisait sous leur nom une quantité indéfinie de denrées qui avaient une destination tout autre que leur consommation propre. Une autre fraude non moins étendue résultait de la facilité que l’absence d’un mur d’enceinte donnait aux maisons ou jardins immédiatement contigus à la limite de l’octroi. On résolut de parer à ce dernier inconvénient par le moyen d’une muraille continue, et peu après en effet fut établie la clôture actuelle de la ville, avec les vastes bâtimens, destinés à servir de bureaux, qui se dressent à toutes les barrières, et dont on s’était flatté de faire des monumens dignes d’une grande capitale. Le lecteur sait si sur ce dernier point on a réussi. M. Mollien fut complètement étranger à l’idée d’ériger ces constructions d’un style tout nouveau, dit-il ; il exprime l’opinion qu’en supposant qu’elles eussent été d’un meilleur goût, c’eût été une dépense déplacée. Appliquer le luxe d’une architecture fastueuse, ou prétendue telle, à des bureaux de perception lui semble une inconvenance égale à celle qu’on commettrait, si l’on déployait toutes les recherches de la typographie dans la publication des tarifs d’impôts.

Dans les rapports qu’il eut à soumettre à ses chefs à l’occasion du nouvel arrangement de l’octroi, M. Mollien s’inspirait spontanément des principes que la révolution de 89 a consacrés plus tard. C’est ainsi qu’il recommandait qu’on garantît à la généralité des contribuables, au sujet de l’octroi de Paris, « cette égalité de condition au nom de laquelle seulement un gouvernement juste peut leur demander à tous l’égalité de l’obéissance. » Ces paroles étaient alors presque téméraires, car elles heurtaient de front l’esprit et la lettre du système d’impositions en vigueur ; mais elles répondaient au sentiment public, qui, dans les classes éclairées, reconnaissait les innombrables vices du régime fiscal de l’époque, sans avoir cependant la force d’en commander la réforme.

Ceci se passait en 1783 ; l’année d’après, on s’occupa de préparer le nouveau traité avec la ferme-générale ; l’ancien expirait au 31 décembre 1785. M. Mollien, avec l’intendant de la ferme-générale, qui était alors M. de Colonia, homme de mérite sorti des rangs de la magistrature, fit adopter des bases plus avantageuses pour le trésor public. Les fermiers-généraux garantissaient la somme de 144 millions : c’était ce qu’on appelait le prix rigoureux ; mais la chance des bénéfices ne devait s’ouvrir pour eux qu’au-delà de 150 millions ; c’était ce qu’au point de vue de l’état on qualifiait de prix espéré.

Ce renouvellement du bail de la ferme-générale pour six années, à dater du 1er janvier 1786, fut marqué par une autre amélioration où M. Mollien fut pour une part. Fidèle à la pensée de changer le tarif des douanes de manière à agrandir le commerce extérieur de la France, M. de Vergennes, qui unissait le titre de président du conseil des finances avec celui de ministre des affaires étrangères, demanda au roi que ce tarif fût soustrait à l’immutabilité sous laquelle on le tenait, en se fondant sur les engagemens contractés avec la ferme-générale. À ses yeux, toute question de douanes était pour le moins autant une question de politique que de finances. Il représenta à Louis XVI que, comme ministre des affaires étrangères, il ne pourrait, dans l’état de paix où se trouvait heureusement le monde, entamer une négociation sans qu’on lui demandât des explications et des garanties sur la nature et les conditions des rapports commerciaux entre le pays que le traité intéressait et la France. Il convenait donc que le gouvernement, au lieu de se dessaisir encore, par un bail de six ans, de son arbitrage sur les questions de douane, le reprît et le gardât intact, dans l’intérêt de sa politique comme dans celui de l’industrie française elle-même, sur laquelle retombaient, beaucoup plus qu’on ne le pensait, les restrictions imaginées pour la protéger. Les fermiers-généraux se prêtèrent de bonne grâce à cette combinaison. Il fut entendu que la ferme-générale ne remplirait à l’égard des douanes que les fonctions d’un régisseur comptable.

Dans l’intervalle qui sépare le moment où nous sommes parvenus de celui où M. Mollien avait été admis dans les bureaux des financée, des événemens s’étaient passés dans le sein de cette administration ; mais c’était au-dessus de sa tête et dans une sphère où il ne pouvait atteindre. Plusieurs contrôleurs-généraux s’étaient succédé. Après vingt mois de fonctions, Turgot, ministre vertueux et capable, dont le coup d’œil sûr distinguait les dangers de l’avenir, et dont l’intelligence élevée avait démêlé les moyens de les conjurer, avait été renvoyé (mai 1776), parce qu’il gênait les intrigues de Maurepas, vieillard égoïste et frivole et cependant premier ministre inamovible sous un roi qui aurait voulu faire le bonheur des peuples : tant il est vrai que pour qu’un prince, même investi en apparence d’une autorité illimitée, réussisse à faire le bien, il ne suffit pas qu’il en ait l’intention et qu’il aime ses sujets ! Il faut aussi que chez lui les lumières de l’esprit et les facultés du jugement et du caractère soient proportionnées aux sentimens placés dans les replis de son cœur, et il est peu de rois qui, à cet égard, aient offert une discordance aussi prononcée que l’infortuné Louis XVI.

Après Turgot, Clugny n’avait fait que passer ; il était pourtant trop resté pour l’honneur du gouvernement. Necker ensuite avait fait sa première apparition aux affaires (fin de 1776) ; il y avait montré l’esprit de ressources d’un banquier intelligent, mais non les qualités d’un homme d’état. Il aimait l’économie et rendit d’incontestables services en réprimant sur quelques points le gaspillage ; mais dans les cinq années de son premier ministère, alors que la révolution frappait à la porte et qu’on pouvait l’arrêter au passage en lui opposant un plan de réformes combiné avec sagesse et exécuté avec fermeté, il ne sut entreprendre rien qui pût conduire à un système d’impositions conforme au principe de l’égalité que recommandait l’équité la plus vulgaire, et que ne recommandait pas moins la politique, car la masse de la nation en voulait passionnément le triomphe. Je doute que l’histoire l’absolve d’une aussi grande faute, même quand on ferait valoir pour lui l’excuse que sa qualité de protestant l’obligeait à garder des ménagemens extrêmes envers le premier des ordres privilégiés, le clergé ; mais certainement elle lui demandera un compte sévère de l’opposition personnelle qu’il fit spontanément à des mesures libérales non-seulement justifiées par les principes, mais aussi impérieusement commandées par les circonstances, et dont probablement le seul tort à ses yeux était que, plus clairvoyant que lui, un autre en eût pris l’initiative. Ainsi il a eu le malheur de combattre les idées de Turgot en faveur du libre commerce et de la libre circulation des grains, et celui de donner son appui au système des maîtrises et des jurandes, après que Turgot eut tenté d’en délivrer les populations opprimées.

Neçker avait été renversé à son tour par des intrigues de cour (1781) dont Maurepas encore était le principal artisan, et son remplaçant avait été M. Joly de Fleury, homme honorable et intègre, mais sans portée. Enchaîné à la routine, le nouveau ministre était fort peu propre à restaurer les finances. Puis ce fut M. d’Ormesson, qui eut une bonne pensée, celle d’en finir avec la ferme-générale et de lui substituer une régie, par le moyen de laquelle la totalité du produit de l’impôt fût entrée au trésor. Il succomba à la tâche aussitôt ; elle était trop lourde pour son inexpérience. En 1786, cette scène mouvante, qui renouvelait les ministres presque machinalement, sans améliorer la situation des affaires, amena le tour de M. de Calonne, homme à l’esprit ouvert, et qui eût volontiers innové ; mais il était léger, présomptueux, dépourvu de connaissances en administration, et manquait absolument du fil conducteur indispensable pour sortir du labyrinthe ou l’on était : il ignorait ce que c’est qu’un principe. Cependant l’abîme du déficit se creusait chaque jour. Quand Louis XVI était monté sur le trône, en 1774, l’intérêt de la dette constituée s’élevait à 93 millions ; en 1783, il était de 162, sans, compter l’intérêt des anticipations et des autres emprunts non constitués, qui formait un supplément considérable. En 1785, Necker portait l’intérêt total de la dette à 207 millions, et il y avait 10 millions à y ajouter à la fin de la même année. Dans ce laps de temps néanmoins, quelques-uns des ministres avaient lutté contre le mal et avaient remporté quelques succès partiels. Turgot, sans charger les contribuables, avait pu solder une très grosse somme sur l’arriéré[2]. Sur la proposition de Necker, le roi n’avait pas balancé à diminuer les dépensés qui lui étaient personnelles et à restreindre les largesses faites aux dépens du trésor à des favoris ou à leur clientèle ; mais ces améliorations ne changeaient pas le fond des choses, et n’étaient que passagères, alors qu’il aurait été indispensable de faire subir au système une transformation profonde et permanente. Dans leur incurable égoïsme, les gens en crédit, qui exploitaient les abus comme on exploite un champ dont on est le légitime propriétaire, rendaient impossible toute réforme sérieuse. Ils se servaient de la faveur que leur accordait la faiblesse du roi et de la reine pour déconsidérer et renverser les ministres dès qu’ils leur supposaient la pensée de subordonner, même sur des points de détail, l’intérêt des ordres privilégiés ou celui des courtisans à l’intérêt public. Jamais on n’avait vu un pareil égarement ni un pareil vertige ; jamais aussi faute de ce genre ne reçut un pareil châtiment.

À travers ces mouvemens ministériels, au milieu des tentatives plus ou moins contradictoires, mais finalement toutes également impuissantes, dont le gouvernement offrait le triste spectacle, M. Mollien parvenait au grade de premier commis, qui était à peu près tout ce qu’un roturier pouvait ambitionner alors. Il ne lui appartenait pas de régler ni même de modifier les actes décousus des ministres qui se succédaient ; mais au spectacle des fautes qui s’entassaient les unes sur les autres, il se formait des opinions saines et fortes sur l’administration des finances. Lorsque l’occasion s’en présentait, il mettait en lumière, autant qu’il dépendait de lui, les vrais principes. C’est ainsi qu’alors que Necker avait le plus de vogue, il fit la juste critique des rentes viagères, dont le banquier genevois a beaucoup abusé. La scène se passait dans un salon en renom ; on sait ce qu’étaient les salons à cette époque où la tribune et la presse n’existaient pas.

M. de Calonne arriva au contrôle-général dans des temps difficiles ; le désordre financier, flagrant symptôme d’une mauvaise organisation politique et précurseur d’un désordre général dans l’état, était à son comble. Par la prestesse de son esprit, la facilité et le charme de son élocution, sa bonne grâce personnelle, la réputation que sa prodigalité lui avait value, parmi les courtisans et par eux dans le monde, d’être inépuisable en ressources, le contrôleur-général faisait illusion au prince et à lui-même. C’était en vain pourtant qu’il cachait sous des fleurs l’ouverture du précipice ; l’abîme n’en était pas moins là, béant, et chaque jour il devenait plus profond. Louis XVI accueillit la proposition que lui fit son ministre d’appeler une assemblée des notables ; il hâta ainsi le moment de la catastrophe, car il allait démontrer avec éclat au tiers-état qu’il ne lui restait plus, pour obtenir le redressement de ses griefs, d’autre voie que celle d’une révolution dans le pays, révolution que rendaient bien facile le caractère impuissant du prince et l’aveuglement des privilégiés. Calonne, qui pour son compte personnel était libéral jusqu’à la profusion, avait supposé, jugeant les autres d’après lui-même, qu’une assemblée des notables, composée à peu près exclusivement de membres des ordres privilégiés, serait flattée de la confiance qu’on lui témoignerait en la choisissant pour arbitre dans une circonstance où il s’agissait de réduire les effets du privilège. Calonne se trompait grossièrement dans ses calculs. S’il eût pris la peine de parcourir l’histoire de France, il aurait su qu’en ce pays constamment les privilégiés, en quelque genre que ce soit, se montrent intraitables, entichés des droits dont ils se croient investis, et il aurait prévu que les notables, esclaves des préjugés des ordres parmi lesquels ils auraient été pris[3], lui contesteraient obstinément les changemens qu’il aurait proposés.

La composition même des notables avait l’inconvénient grave de blesser le tiers-état, qui avait la conscience de sa valeur propre et le sentiment de ses droits, de par les règles de l’équité générale et de par sa propre force aussi bien qu’en vertu des antiques lois de la monarchie. L’opinion se répandait parmi la bourgeoisie que le moment était enfin venu où elle serait comptée pour beaucoup dans l’état. Les idées qu’avait rapportées du Nouveau-Monde l’armée française envoyée pour soutenir les États-Unis dans la lutte de l’indépendance s’étaient propagées dans le pays ; elles militaient en faveur de la bourgeoisie, et redoublaient son assurance. Si Calonne s’était assuré du concours du tiers-état, il eût pu exercer sur les notables une pression à laquelle il eût fallu que les plus récalcitrans se rendissent ; mais au lieu de l’assistance de cet ordre, devenu si puissant, on se mettait dans le cas d’avoir son hostilité, du moment qu’on l’excluait à peu près complètement de l’assemblée chargée de prononcer sur des intérêts qui étaient les siens non moins que ceux des privilégiés. Quoique la politique mette principalement en jeu ce qu’il y a de plus mobile et de moins matériel dans l’homme, les opinions et les sentimens, elle reconnaît des règles qui semblent empruntées à la mécanique des corps inertes et bruts : il faut savoir employer à point les forces que la société présente, et l’art de l’homme d’état consiste à les faire converger vers l’objet qu’il se propose. Calonne au contraire avait mis contre lui tout à la fois, par la composition de l’assemblée des notables et par la nature des projets qu’il allait lui soumettre, les ordres privilégiés et le tiers-état. Au lieu de l’adhésion par acclamation qu’il attendait, il était immanquable qu’il recueillît des témoignages de mauvaise volonté et de défiance, à moins cependant que la royauté ne mît dans la balance avec une grande résolution l’immensité de sa prérogative encore incontestée ; mais pouvait-on attendre une détermination courageuse et ferme de ce malheureux roi ?

Le plan avec lequel Calonne se présenta aux notables comprenait un ensemble de mesures financières et touchait un peu à la politique en ce qu’il établissait, seulement pour la répartition de l’impôt il est vrai, des assemblées provinciales. La plupart des historiens ont traité ce plan avec une sévérité qui me semble injuste. Je ne contesterai pas qu’on n’y retrouve la trace de l’incohérence propre à l’esprit superficiel de Calonne. On peut alléguer que c’est un pêle-mêle de projets assez mal proportionnés les uns par rapport aux autres. Il n’est même pas parfaitement démontré que par les moyens proposés on fût parvenu à combler le déficit. En somme néanmoins, c’était un plan recommandable, en ce qu’il consacrait nombre d’améliorations désirables et désirées, et conformes à l’esprit du temps[4]. Malheureusement en présence des notables le roi fit ce qu’il eût été facile de présager. Il fut un prodige de faiblesse et d’incapacité ; il laissa les rênes flotter au gré de tous les hasards. Il autorisa les écarts des personnes qui lui tenaient de plus près, à commencer par les princes du sang, il toléra même les menées de quelques-uns de ses ministres contre les plans de son gouvernement. Dans maint entretien, il alla jusqu’à encourager la résistance des notables. À la fin, il perdit la tête, et peu de jours après avoir dit à haute voix qu’il voulait que tout le monde sût qu’il était content de son contrôleur-général, il le congédia, manifestant ici ce qu’il avait déjà montré et ce qu’il devait montrer jusqu’à la fin de sa carrière, — une déplorable facilité à abandonner les idées qu’il avait paru approuver et les hommes qu’il avait investis de sa confiance. M. de Calonne fut remplacé par un prélat ambitieux, intrigant, corrompu, de l’avidité la plus insatiable, qui ne rachetait par aucun talent tant de défauts et de vices, Loménie de Brienne, archevêque de Toulouse. Ce choix funeste fut dû à l’influence de la reine, qui, de même que son époux, était remplie des meilleures intentions, et qui, de plus que lui, avait de la dignité personnelle, mais qui, autant que lui, manquait de jugement, et n’était pas moins étrangère à la connaissance des hommes et à l’art difficile de gouverner.

En sacrifiant Calonne, le roi s’était flatté de faire passer les projets présentés par ce ministre. Le contraire devait arriver et arriva en effet. Trois semaines après la nomination de Brienne au poste de président du conseil des finances, le 25 mai 1787, les notables se séparèrent sans avoir sanctionné ce qu’on leur avait soumis. De ce moment, la révolution était commencée de fait, car le roi, éperdu et humilié des concessions qu’il avait en vain faites aux notables, avait perdu toute autorité, même à ses propres yeux. Les privilégiés, infatués de la victoire qu’ils venaient de remporter sur la royauté, n’entendaient se prêter à aucun des sacrifices que réclamaient les principes de la justice et le salut du pays. Chez le tiers-état, les esprits droits et élevés étaient mécontens, les âmes ardentes étaient en proie à une violente irritation, et dès-lors commença à fermenter dans les têtes la pensée exprimée par Siéyès deux ans plus tard, que « le tiers-état, qui n’était rien, devait être tout. » De toutes parts, la passion entraînait les esprits dans son tourbillon.

M. Mollien avait eu quelques rapports de service avec M. de Calonne. Celui-ci voulut se faire expliquer le système de l’amortissement, qui, à cette époque, s’organisait en Angleterre et occupait les financiers de tous les pays. Ce n’est pas que l’idée d’éteindre successivement la dette publique fût une nouveauté : déjà le projet d’une institution chargée de l’amortir au moyen de l’affectation de ressources spéciales avait été conçu par le gouvernement français, alors que M. de Machault était contrôleur-général, mais le docteur Price avait donné à cette pensée une grande popularité par la formule ingénieuse dont il l’avait revêtue. La conception de Price consistait à combiner la puissance de l’intérêt composé avec celle d’une dotation fixe. À cet effet, on devait ajouter indéfiniment au fonds d’amortissement le revenu afférent aux rentes rachetées, et l’institution gagnait ainsi une puissance toujours croissante sans que le développement de ses ressources surchargeât les contribuables. Le pouvoir de l’intérêt composé est très grand, on le sait, lorsqu’on dispose d’une longue suite d’années. Il s’ensuit qu’un fonds d’amortissement est bientôt doublé, puis quadruplé, octuplé et ainsi de suite, de sorte qu’avec une dotation d’une importance médiocre à l’origine, on parvient à amortir la totalité d’une dette. Les calculs que présentait Price ; l’exemple qu’il citait de la somme énorme qu’aurait value à la fin du XVIIIe siècle la simple somme d’un sou placée à intérêts composés au commencement de l’ère chrétienne, furent comme une révélation pour les hommes d’état de tous les pays où il y avait une grosse dette publique. Il sembla dès-lors que le fardeau des emprunts ne fût plus qu’un jeu. Pitt, qui était sous le charme, ou qui profitait de ce que le parlement s’y trouvait, prit la détermination d’user désormais de l’emprunt sans scrupule, et l’enthousiasmé pour l’amortissement se répandit en France comme ailleurs.

Dans l’état où étaient réduites les finances françaises, quand le déficit était permanent et semblait irrémédiable, pouvait-on songer à amortir ? Sur quelles bases fonder solidement l’institution même, et quelles ressources lui garantir ? M. Mollien était persuadé que le problème, pour être difficile, n’était pas insoluble. Il proposa à M. de Calonne un projet raisonnable ; mais le contrôleur-général, en voulant y apporter ce qu’il prenait pour des perfectionnemens, le modifia de manière à le rendre impraticable. Au reste, ce projet ne devait pas voir le jour. Fort peu de temps après, M. de Calonne quitta les affaires.

Le cardinal de Brienne accumula tous les genres de fautes en matière de finances comme en politique. M. Mollien paraît n’avoir eu avec lui aucuns rapports personnels qui soient dignes d’être cités. Le ministre, dans les tentatives qu’il fit auprès des privilégiés pour obtenir d’eux quelque secours en faveur de l’état obéré, les trouva plus inflexibles que jamais dans leur résistance. L’épiscopat, réuni en assemblée spéciale, alla jusqu’à refuser un subside de 1,800,000 fr. ; à moins de trois ans de là, il en portait durement la peine, avec le reste du clergé, qui était étranger à ce scandale : tous les biens du clergé, montant à plusieurs milliards, étaient saisis par la nation. Le désordre éclatant de toutes parts dans le royaume, Brienne fut renvoyé, à la satisfaction générale, le 25 août 1788. Quelques jours auparavant, un arrêt du conseil avait fixé au 1er mai suivant la réunion des états-généraux. Ce fut Necker qui remplaça le cardinal à la tête de l’administration des finances et comme premier ministre de fait ; mais dès ce moment le sort en était jeté, la royauté française allait succomber. Le roi lui-même était voué à monter sur l’échafaud, en vertu d’un arrêt inique où il trouva au moins une occasion de se réhabiliter devant l’histoire, qui exige chez les souverains des qualités éminentes, car il montra dans ce moment suprême un admirable courage ; il sut mourir en roi très chrétien.

Dès la réunion des états-généraux et même auparavant, M. Mollien, qui prévoyait de grands malheurs, au débordement desquels il ne pouvait opposer que des vœux, n’avait plus qu’un désir, celui de la retraite. les derniers traités passés avec les compagnies financières chargées de la perception des revenus de l’état furent résiliés par force majeure, Les approvisionnemens dont s’alimentaient les monopoles du sel et du tabac avaient été pillés dans plusieurs villes ; la perception était troublée partout où elle n’était pas suspendue. La contrebande à main armée supprimait les douanes intérieures ; le recouvrement ne se maintenait qu’à Paris, grâce à l’enceinte nouvellement bâtie. M. Mollien crut qu’avant de se retirer, il avait un devoir à remplir ; il jugea qu’il lui appartenait de veiller à ce que la résiliation des traités de finances auxquels il avait pris une part active se fît équitablement, et de garantir, autant qu’il dépendait de lui, de toute atteinte les intérêts privés qui s’y trouvaient engagés. Après s’être acquitté de cette tâche, il voulait quitter Paris et s’éloigner de toute fonction publique. Sur les instances d’un de ses collègues qu} venait d’être appelé au ministère des finances, M. Tarbé, il accepta la place de directeur de l’enregistrement et des domaines à Évreux. Il y resta jusqu’aux événemens du 10 août, à la suite desquels il fut destitué comme un modéré peu affectionné pour la révolution, ce qu’il était effectivement.

Ayant ainsi retrouvé sa liberté, autant que ce mot peut s’appliquer à la condition des citoyens français à cette époque terrible, M. Mollien se mit à la tête d’une filature de coton qu’un de ses parens venait d’élever en Normandie. Quand un homme est destiné à marquer dans l’histoire de son pays, rien n’est insignifiant dans sa vie ; chacune de ses tentatives, chacune des phases successives de son existence a une signification, et peut devenir pour sa patrie le germe de faits importans. Supposez que Colbert n’eût pas été dans sa jeunesse un des commis de la maison Mascrani, et qu’il ne se fût pas ainsi familiarisé avec les habitudes du grand négoce et avec les règles d’une gestion précise et ponctuelle, comme l’aiment et la pratiquent les bons commerçans : il est probable que plusieurs des horizons où son activité s’est déployée fort heureusement pour le pays eussent été fermés pour lui, et il est certain qu’il eût été moins habile à gouverner les finances publiques. De même il a été avantageux à la France que la carrière administrative de M. Mollien ait été brusquement interrompue par la révolution, et qu’il ait été pendant quelque temps manufacturier et commerçant. C’est par là qu’il développa son aptitude à traiter avec les hommes d’affaires, et qu’il se trouva tout prêt ensuite à faire un excellent ministre du trésor ; c’est par là qu’il put apprécier à toute sa valeur la méthode de comptabilité en usage dans le commerce, et que, faisant un retour sur ce qu’il avait vu dans l’administration des finances, il reconnut la possibilité d’en faire l’application aux comptes de l’état.

Pendant qu’il vaquait à ses nouveaux travaux avec zèle et succès, il reçut du ministre des finances, qui était alors Clavière une lettre par laquelle il était prié de se rendre à Paris. Cette lettre fut suivie d’une seconde plus pressante ; c’était en plein 1793, mais avant que le tribunal révolutionnaire n’eût commencé à frapper l’élite de la société française avec la rage des furies. Clavière, qu’il n’avait jamais connu, s’efforça de le déterminer à rentrer dans les fonctions publiques. Il lui dit que sa destitution avait été l’effet d’une de ces mesures précipitées qui suivent les grands mouvemens politiques, que le gouvernement réclamait le concours des hommes exercés aux affaires, qu’on voulait s’entourer de personnes probes, capables de résister aux entreprises d’un parti violent qui ne savait pas s’arrêter dans la démolition, et qui ne cherchait des appuis que parmi les brigands ; qu’une partie de la convention était réunie au ministère contre cette faction ; que le moment était venu de choisir entre ceux qui se proposaient de fonder la république sur des lois protectrices des propriétés et des personnes, et ceux qui ne voulaient gouverner que par des confiscations et des supplices. Ce langage, qui fait honneur à Clavière, resta cependant sans effet sur M. Mollien, soit à cause de la répulsion insurmontable qu’il éprouvait pour la politique suivie depuis 89, soit parce qu’il jugeait qu’il n’y avait rien à tenter de sérieux tant que le torrent révolutionnaire serait déchaîné. Il déclina donc l’offre dont il était l’objet, et, en sortant du cabinet de Clavière, il retourna sans attendre un instant à sa manufacture. Il ne devait pas y rester longtemps.

Quand un homme est destiné à occuper une position supérieure, il n’est pas inutile qu’il traverse quelques-unes de ces rudes épreuves où l’âme reçoit une forte trempe. Le moment était venu où M. Mollien allait en effet être rudement éprouvé. Sous la terreur, il fut arrêté et traîné à Paris dans la même prison et pour le même motif que les fermiers-généraux. Ceux-ci étaient à ce moment les victimes de la bassesse d’un misérable, ou plutôt de l’envie qui s’attachait alors à la richesse et à tous les genres de supériorité sociale, car le scélérat qui se porta leur accusateur ne fit que fournir un prétexte à la passion du jour. C’était un nommé Gaudot, ci-devant receveur des droits d’entrée à Paris, au port Saint-Paul, qui avait été chassé et poursuivi pour des malversations considérables : il avait soustrait de sa caisse 2 ou 300,000 francs. Échappé, à la faveur de la tour mente révolutionnaire, de la prison où la justice le détenait, il avait voulu faire disparaître les preuves accusatrices qui se trouvaient réunies tant au greffe de la cour des aides que dans l’ancien bureau de M. Mollien et à la ferme-générale. Il imagina donc de déclarer qu’il avait à faire contre les fermiers-généraux des révélations dont l’effet serait la récupération par le trésor de centaines de millions. Par cet artifice grossier, il réussit à se faire ouvrir les dépôts où il voulait fouiller. Il en enleva tout ce qui établissait ses soustractions, et dans ses perquisitions, ayant rencontré la correspondance de M. Mollien avec plusieurs fermiers-généraux à son sujet, il l’avait englobé dans la dénonciation. C’était pourtant M. Mollien qui originairement Savait fait admettre à la ferme-générale, sur la recommandation de MM. de Vergennes et d’Ormesson.

On avait eu la barbarie d’incarcérer les fermiers-généraux dans l’hôtel des fermes, qui avait été témoin de leur grandeur et de leur opulence, et qui leur appartenait encore. Presque tous les jours, entre deux et quatre heures, les cris de la populace qui insultait sur leur passage les condamnés qu’on traînait au supplice venaient retentir dans la partie de la prison qu’habitait M. Mollien. Il pensait que sous quelques jours il allait être l’objet de ces outrages. Les circonstances d’une pareille mort se présentaient à son imagination comme une torture, malgré le bel exemple de résignation que lui donnaient ses compagnons de captivité. De concert donc avec un autre captif, M. de Boulogne, il se procura, il en fait l’aveu dans ses Mémoires[5], une assez forte quantité d’opium. Ils allèrent confier leur projet à Lavoisier, qui leur montrait beaucoup d’amitié, et ils lui offrirent le partage d’une mort qui du moins serait libre ; mais à leur proposition, cet homme, qui n’était pas moins remarquable par sa force d’âme que par ses lumières, répondit en ces termes : « Je ne tiens pas plus que vous à la vie, j’ai fait le sacrifice de la mienne ; mais pourquoi aller au-devant de la mort ? Serait-ce parce qu’il est honteux de la recevoir par l’ordre d’un autre, et surtout par un ordre injuste ? Ici l’excès même de l’injustice effacé la honte. Nous pouvons tous regarder avec confiance et notre vie passée et le jugement qu’on en portera peut-être avant quelques mois. Nos jugés ne sont ni dans le tribunal devant lequel nous allons comparaître, ni dans la populace qui nous insultera. C’est comme une peste qui ravage la France ; elle frappe du moins ses victimes d’un seul coup. Elle est près de nous atteindre, mais il n’est pas impossible qu’elle s’arrête au moins devant quelques-uns de nous. Nous donner la mort serait absoudre les forcenés qui nous y envoient. Pensons à ceux qui nous ont précédés ; ne laissons pas un moins bon exemple à ceux qui nous suivent. »

À peine Lavoisier avait prononcé ces paroles, que des membres de la commune de Paris, escortés de gendarmés et amenant des chariots couverts, se présentèrent à l’hôtel des fermes pour en extraire les prisonniers, afin de les envoyer au tribunal révolutionnaire. Ils firent procéder à l’appel par le concierge, suivant l’ordre des écrous. Les détenus étaient réunis devant le guichet de la prison. Dès que quatre avaient été nommés, quatre gendarmes s’en emparaient et les conduisaient dans les chariots couverts qu’ils refermaient sur eux. Un contraste remarquable, et qui preuve l’ascendant de la vertu sur les âmes les plus grossières, c’était l’émotion des guichetiers, qui fondaient tous en larmes, à côté du calme que conservaient et les prisonniers qu’on enlevait et ceux qui attendaient le même sort. Dans l’espace d’une heure, vingt-quatre des malheureux compagnons de M. Mollien avaient ainsi passé le seuil de la prison, et le concierge suivait d’un œil triste chaque enlèvement, tandis que les officiers municipaux buvaient et vociféraient. M. Mollien était au, milieu des huit fermiers-généraux restans (il ne devait être appelé qu’après eux, parce que son écrou était le trente-troisième), lorsque le concierge, s’approchant de lui et le poussant vers l’intérieur de la prison, lui dit à voix basse : « Rentrez, vous n’avez rien à faire ici. » Il n’eut que le temps de jeter un dernier regard sur ceux dont il allait être séparé, et de les voir sourire encore à l’espérance de son salut. La porte de sa prison se referma à l’instant sur lui, et il se retrouva dans la solitude. « Quelle solitude, dit-il[6], que celle d’une prison dans laquelle on va survivre à trente-deux innocens ! »

Les soins empressés et ingénieux du concierge réussirent à sauver M. Mollien malgré les efforts de Gaudot en personne. Enfin le 9 thermidor vint permettre à la France de respirer, et lui rouvrit à lui-même les portes de la prison.

Ses premiers soins furent d’aller embrasser son vieux père et de liquider ses affaires manufacturières, qui avaient souffert de son emprisonnement. Il n’arriva auprès de son père que pour recueillir son dernier soupir. Ce digne vieillard, pour qui la captivité de son fils, avait été une funeste secousse, n’eut que le temps de lui dire d’une voix presque éteinte : « Je ne puis pas, comme Épictète, me féliciter d’avoir assisté ici-bas à un beau spectacle, du moins dans les dernières années de ma vie ; mais je remercie Dieu de vous revoir. » Et il mourut en lui serrant la main.

L’honorable aisance dont M. Mollien aurait hérité était réduite presqu’à rien par la révolution. C’étaient des rentes foncières et d’autres créances, qui furent remboursées en assignats, c’est-à-dire avec une perte des quatre cinquièmes au moins. L’existence d’un manufacturier avait perdu l’attrait qu’elle avait eu pour lui, et il jugea qu’il attirerait trop les regards sur sa personne en restant à la tête d’un grand établissement. Il prit le parti de se consacrer à l’étude, et il choisit les finances publiques pour l’objet de ses recherches et de ses méditations.


II. — ÉTUDES FINANCIÈRES DE M. MOLLIEN SOUS LE DIRECTOIRE.

M. Mollien utilisa alors un pieux souvenir qui datait de son adolescence. Son père, à l’époque où il l’avait définitivement envoyé à Paris, avait eu avec lui un entretien où il lui avait donné des conseils qui devaient guider ses pas, et où il lui avait recommandé un ouvrage nouvellement publié en Angleterre : c’était l’œuvre immortelle d’Adam Smith, la Richesse des Nations. Cette mention particulière s’était gravée dans l’esprit de M. Mollien, qui était un excellent fils et qui avait pour son père toute la déférence que celui-ci méritait si bien. À Paris, il avait entendu dire le plus grand bien de ce livre aux amis qu’avait laissés Turgot en se retirant des affaires publiques ; il avait remarqué surtout que le vénérable et judicieux Malesherbes en parlait très favorablement. Par contre, il l’avait entendu dénigrer dans l’administration par les hommes de l’ancienne routine, qui se disaient si improprement de l’école de Colbert. Il avait vu aussi que M. de Vergennes, pendant une suite d’années l’homme le plus considérable des conseils de Louis XVI, penchait fortement du côté signalé par Adam Smith aux hommes d’état en matière de commerce international. Adam Smith fut donc le guide à la suite duquel M. Mollien fit de profondes études sur les finances.

Dans l’intervalle qui occupa les premières années du directoire, il se sentit, de même que beaucoup d’autres, attiré par une sympathie magnétique vers le jeune général qui, encore simple officier d’artillerie, avait, par ses dispositions habiles, déterminé la prisé de Toulon, et qui, après quelque temps, porté au commandement de l’armée d’Italie, s’y était montré aussitôt digne des plus grandes destinées. Ce n’était pas seulement par ses combinaisons militaires qu’il révélait son génie ; ce n’était pas seulement par ses victoires qu’il étonnait le monde et qu’il entourait d’un éclat inouï la révolution française. La France comptait d’autres grands généraux, moins grands que lui cependant, mais il se faisait une place unique dans les imaginations et dans les cœurs par la modération qu’il montrait en vers les Français réfugiés qu’il rencontrait inoffensifs, par la protection dont il entourait, en dépit des lois révolutionnaires, de pauvres prêtres fugitifs, par les égards qu’il se plaisait à témoigner au chef de l’église catholique, alors même que dans le style officiel de la révolution française on ne l’appelait plus que le prince-évêque de Rome. Il conquérait tous les suffrages par l’accueil qu’il faisait aux savans dont s’honorait l’Italie, par les conditions, jusqu’alors inconnues, qu’il insérait dans les traités, afin d’enrichir les musées de la France des plus beaux tableaux des grands maîtres et des statues les plus renommées que l’empire romain et la Grèce avaient léguées à l’Italie, ou encore par des actes tels que la fête qu’il avait trouvé le temps de faire célébrer par les soldats français en l’honneur de Virgile dans les plaines de Mantoue, où ce grand poète avait vu le jour. Quand M. Mollien le vit partir pour l’Égypte, il lui sembla que c’était le génie tutélaire de la patrie qui s’éloignait. À cette époque cependant, il n’avait eu aucune relation personnelle avec le général Bonaparte ; mais il voyait fréquemment deux savans illustres qui devaient l’accompagner sur les rives du Nil, Monge et Berthollet, et ses rapports avec eux étaient assez intimes pour qu’il pût se permettre de leur témoigner ses craintes, sur cette entreprise avec autant de bonne foi qu’ils en mettaient eux-mêmes à se féli citer de l’occasion qu’ils allaient avoir d’explorer, comme personne ne l’avait fait encore, non-seulement l’Égypte moderne des musulmans, mais, encore et surtout l’Égypte des pharaons. En recevant leurs adieux, il leur adressa ces paroles qu’ils lui rappelaient plus tard : « Celui qui vous conduit n’a fait encore ici que commencer son œuvre. Son absence va redevenir un temps d’épreuves. Je suis résolu de passer hors de France une grande partie de ce temps. Pendant que vous visiterez en Égypte les monumens des temps anciens, je tacherai d’observer dans les pays que je parcourrai ceux des temps nouveaux qui peuvent être plus à notre usage, et quand nous nous reverrons, de meilleures chances pour la France seront revenues, je l’espère avec vous[7]. »

Il se détermina en effet, fidèle à sa pensée de poursuivre jusqu’au bout ses études financières, à aller parcourir en observateur la Grande-Bretagne, qui est le pays dont tous les autres, bon gré mal gré, se font les imitateurs en finances, parce que c’est celui où ces sortes d’affaires sont traitées avec le plus de raison pratique et de la manière la plus conforme à l’intérêt collectif de la société ; mais la France était vis-à-vis de l’Angleterre à l’état de guerre acharnée, et M. Mollien, dans son désir de visiter la Grande-Bretagne, tenait cependant à éviter qu’en son absence on le dénonçât comme émigré. Il lui était impossible d’avoir des passeports : il n’avait aucun prétexte pour en demander, aucun ami parmi les agens du gouvernement pour en obtenir, et il jugeait prudent de ne mettre personne dans sa confidence. Il sortit d’embarras par l’expédient que voici : il y avait à Mayence un administrateur des douanes françaises qui lui devait quelque reconnaissance, et qui lui en avait donné des preuves pendant son emprisonnement à l’hôtel des fermes ; il lui demanda la commission d’un emploi modeste dans son administration, et ce fonctionnaire, se comportant en véritable ami, eut la discrétion de la lui expédier sans lui faire une seule question. M. Mollien partit pour Mayence vers la fin de l’année 1798. Il trouva bientôt un prétexte d’absence : il laissa croire que quelques affaires l’appelaient dans les provinces intérieures de l’Allemagne, passa le Rhin et exécuta son véritable dessein sans obstacle. Il parcourut la Hollande et l’Angleterre, le livre d’Adam Smith sous le bras. Ce fut, dit-il, mon seul compagnon de voyage. Avec cet interprète pour se rendre compte des faits qu’il observait, il sentit le cercle de ses idées s’élargir comme par enchantement.

La science des finances à la fin de l’ancien régime était une espèce d’arcane dont quelques empiriques prétendaient avoir seuls la possession. On s’estimait un financier alors qu’on avait la tête meublée de formules, et qu’on savait par cœur les chiffres du tarif des différentes impositions, et il faut convenir que c’était un mérite malaisé à acquérir que de se reconnaître dans cet amas indigeste de dispositions étranges, bizarres, contradictoires et variables de province à province. Toute idée élevée, et pour ainsi dire toute conception juste était bannie de cet obscur chaos qu’on osait appeler la science financière. On avait totalement perdu de vue les principes sur lesquels les impôts doivent être assis pour être supportables ; On ne s’inquiétait pas des relations nécessaires qui existent entre un bon système de contributions et la prospérité publique. On n’y tenait aucun compte de cette simple notion par exemple, qu’il est ruineux pour le fisc même que l’impôt soit exagéré au point d’empêcher la formation de la matière imposable, ou de la détruire quand elle est formée. L’abbé Terray, qui était l’auteur du dernier remaniement du système, avait, sans vergogne et sans jugement, outré la plupart des taxes de manière à les rendre accablantes et à provoquer les populations à s’y soustraire par la fraude, en attendant qu’elles le pussent par la force. Le despotisme, qui, sur le continent, s’était établi sur les débris de la féodalité, en avait conservé les pratiques brutales en matière d’impôt ; on se figurerait difficilement aujourd’hui la diversité des exactions auxquelles le contribuable du tiers-état, surtout le pauvre, était abandonné pieds et poings liés, sans que la loi lui ménageât un refuge quelconque pour se faire rendre justice. Il n’était plus permis, depuis l’abbé Terray, d’adresser sa plainte à l’intendant de la province ; il fallait envoyer sa supplique au conseil du roi, où l’on y répondait à la façon du cardinal Dubois, en jetant tout cela au feu, comme un importun bavardage. On avait supprimé depuis longtemps les garanties dont le principe était reconnu formellement dans le système féodal, à savoir que l’établissement d’un impôt suppose le consentement de la nation régulièrement exprimé par des assemblées. Encore si au vote de l’impôt par la nation, qui était aboli, on eût substitué du moins la publicité, tant pour les comptes des dépenses et des recettes que pour la répartition des contributions : avec cette pratique, si naturelle depuis la découverte de l’imprimerie, il y aurait eu un frein contre l’arbi traire dans la fixation des taxes imposées à chacun et contre la dissipation scandaleuse des deniers publics ; mais rien de pareil n’existait. Bien plus, sous le contrôleur-général Laverdy, un arrêt du conseil avait défendu absolument décrire sur les matières d’administration publique. En conséquence, en 1768, il y eut des gens condamnés à la marque et aux galères pour avoir vendu des brochures, parmi lesquelles l’arrêt mentionne l’innocente production de l’Homme aux Quarante Écus de Voltaire

À plus forte raison, les adeptes de cette école administrative et financière n’apercevaient ni les nouveaux élémens qui s’étaient fait jour dans la société et qui demandaient qu’on les ménageât, ni les besoins nouveaux qui se révélaient avec énergie. On n’y soupçonnait pas que le tiers-état, désormais instruit, éclairé et possesseur enfin d’une masse de richesses, ne pouvait plus être impunément foulé, vexé, violenté, puisqu’il avait la puissance matérielle et l’autorité morale qui lui étaient nécessaires pour obtenir la sécurité et le respect auxquels il avait droit. Les pratiques administratives et financières qui étaient en vigueur en France et à peu près dans tous les autres états tenaient dans la servitude une bonne partie des forces vives de la société, dont la libre mise en œuvre était pourtant la condition de l’ordre social. L’exercice de l’industrie, l’esprit d’entre prise, l’initiative privée des hommes intelligens et le bon emploi des capitaux étaient indéfiniment entraves par l’élévation des tarifs d’impôt, par les règlemens de fabrication, par les privilèges et les monopoles. en un mot, le système financier et administratif que la révolution de 1789 avait trouvé en possession d’état, tant en France que dans tout le reste de l’Europe continentale, était un défi au sentiment de la liberté et de la dignité de l’homme, un attentat permanent contre le principe de la propriété. Le livré d’Adam Smith, relu en pleine Angleterre, devait être une révélation et un ravissement pour un excellent esprit comme M. Mollien, qui non-seulement avait vu appliquer, mais avait été obligé de mettre en activité lui-même les règles financières en honneur dans l’officine des contrôleurs-généraux. Dans ces conditions, la méditation de cette œuvre admirable avait produit sur lui une impression semblable à celle qu’éprouverait un homme qu’on tirerait d’une caverne ténébreuse, humide et mal saine, pour le faire jouir du spectacle d’une belle nature et du grand soleil.

Le mérite de la Richesse des Nations, ainsi que son parfait à-propos alors, et je demande la permission d’ajouter aujourd’hui encore sur plus d’un point important, consistaient en ce que Smith y a appliqué, avec la solidité et la modération de son esprit étendu et observateur, à un ordre de faits spéciaux, mais considérables, — celui des faits économiques,— les grands principes du droit public moderne, ces nobles pensées de la liberté et d’une justice égale pour tous que l’Angleterre connaissait déjà, et que la France allait élever bien haut, comme un signe de ralliement et comme un fanal pour tous les peuples. Adam Smith a tracé dans la Richesse des Nations les règles fondamentales d’après lesquelles doivent être établies les relations entre les hommes, lorsqu’il s’agit de la production et de la distribution de la richesse, c’est-à-dire lorsqu’ils se livrent aux opérations diverses de l’industrie agricole et manufacturière ou du commerce. Il a indiqué la nature des rapports qui doivent exister entre les gouvernemens et les particuliers en matière d’intérêts positifs, c’est-à-dire en tout ce qui touche à l’industrie et en tout ce qui concerne les impôts. La science économique, telle que l’enseigne Adam Smith, assigne aux attributions de l’autorité, à l’égard de l’industrie, des limites que l’on ne peut transgresser sans causer du dommage à l’intérêt collectif de la société autant qu’aux intérêts privés, et sans commettre un excès de pouvoir, et en cela elle part exactement des mêmes principes en vertu desquels, d’une manière générale en politique, au-delà d’un certain point l’intervention du gouvernement est réprouvée sous la dénomination de despotisme. À ce titre, l’économie politique repousse le système réglementaire, c’est-à-dire le régime selon lequel l’autorité s’immiscerait à prescrire directement ou indirectement, dans la fabrication et la production, les méthodes à suivre ou les procédés à employer. Elle considère et traite l’esprit d’initiative individuelle librement manifesté comme un des principaux mobiles de la création de la richesse, sinon comme le principal, de même que la politique investit l’individu de droits étendus, lui ouvre une vaste sphère d’activité, et va jusqu’à lui déférer une part de souveraineté dans la gestion ou le contrôle des affaires publiques. L’économie politique consacre la liberté du travail, ou le libre exercice Les facultés de chacun dans le domaine de l’industrie, ou encore la concurrence, par la même raison d’après laquelle la politique reconnaît la liberté individuelle, la liberté de conscience et la liberté du domicile, à savoir que dans les sociétés modernes, par l’effet de la règle intérieure que l’éducation chrétienne a établie dans les consciences, l’individu est en état de comprendre la portée de ses actes et d’en supporter la responsabilité infiniment mieux que dans les sociétés antiques.

L’économie politique enseigne le respect de la propriété comme une des consécrations les plus indispensables de la liberté personnelle, ou, pour mieux dire, elle ne sépare pas l’une de l’autre. À ses yeux, toutes les formes de la propriété, du moment qu’elles sont acquises légitimement, sont également dignes de la protection des lois et du respect des hommes. En cela, elle est plus large et plus avancée que la doctrine, jadis dominante et aujourd’hui encore fort accréditée près d’un bon nombre d’esprits, que la propriété territoriale occupe un rang à part, qu’elle est celle dont la possession est noble par exemple, tandis que l’exploitation de la richesse mobilière par les voies du commerce ou des arts industriels serait quelque chose de vil ou tout au moins de subalterne. L’économie politique range dans la propriété tout ce que l’intelligence et la prévoyance humaine parviennent à créer et à s’approprier pour notre usage ; elle assimile même les facultés intellectuelles à la propriété, et considère les connaissances acquises ainsi que l’expérience comme un capital. Par ces manières de voir sur la propriété, l’économie politique indique à la, législation des perfectionnemens qu’elle doit rechercher, car on a dit avec raison qu’on pouvait mesurer la civilisation d’un peuple au soin que les lois et les mœurs apportent à garantir la propriété, sans faire de différence entre les modes divers sous lesquels elle se présente.

L’économie politique repousse les monopoles commerciaux et les privilèges industriels par les mêmes motifs qui, aux yeux de la politique moderne, recommandent le principe de l’égalité devant la loi. De même que la politique condamne les immunités que s’attribuaient les ordres privilégiés, les tributs qu’ils se faisaient servir par la masse des citoyens composant le tiers-état, et qu’elle en flétrirait le renouvellement comme une monstruosité ; de même que, suivant les principes du droit public moderne, toute redevance à la charge des contribuables, qui serait établie au profit d’un particulier ou de plusieurs, sans qu’elle fût justifiée par un service équivalent, ne saurait, de quelques dehors qu’on la veuille affubler, être considérée que comme une de ces deux choses : une exaction incompatible avec l’es prit du temps, ou une charité publique dans le genre de la taxe des pauvres, — de même une politique commerciale qui, par le moyen de la prohibition douanière ou de droits de douane élevés, aurait cet effet que des manufacturiers ou d’autres producteurs obligeassent le public à leur payer, pendant une durée indéfinie, leurs produits plus cher qu’ils ne valent sur le marché général du monde, serait radicalement inconciliable avec les droits des citoyens.

Au point de vue de l’économie politique, l’état, lorsqu’il lève des taxes, n’agit que comme un associé admis au partage des revenus en proportion du contingent de services qu’à fournit lui-même. En d’autres termes, l’impôt n’a sa raison d’être que dans l’utilité publique de l’emploi qu’on en fait, et il a sa mesure sacramentelle dans ce qui est strictement nécessaire pour payer honnêtement les services dont la communauté a profité, ou pour rembourser les avances qu’elle a reçues.

Selon elle encore, l’état, tout placé qu’il est dans une sphère supérieure, n’occupe cependant pas une sorte d’olympe où il puisse se soustraire aux lois tracées à l’homme pour la distinction du bien et du mal. Il n’y a pas deux sortes de probité, l’une à l’usage des particuliers, l’autre pour la convenance propre de l’état. Un gouvernement est tenu de faire honneur à ses engagemens et de respecter sa parole, en matière de contrats et de marchés comme partout, avec la même ponctualité et dans la même plénitude que les simples citoyens. L’échéance venue, s’il atermoie, il est dans le même cas que le particulier qui suspend ses paiemens et se met en faillite. Si, la somme une fois convenue, il la réduit arbitrairement et de vive force, il commet, sous une autre forme, le même acte pour lequel les individus sont traduits devant les tribunaux sous la prévention de s’être emparés du bien d’autrui.

Un des plus grands services qu’Adam Smith ait rendus a été de montrer en quoi consiste véritablement la richesse de la société. Avant lui, la notion qui avait cours et qui dominait faisait résider la richesse des nations dans le montant de la masse d’or et d’argent qu’elles possèdent. De là, par une déduction toute naturelle, il suivait que la richesse d’un peuple ne diminue pas, pourvu qu’il ne sorte pas un écu de chez lui, ce qui conduisait à penser que le genre et la quotité de l’impôt sont des circonstances indifférentes au point de vue de la richesse collective de la société, de même ; au surplus, que l’abondance ou la rareté des matières premières et des produits. Dans ce système en effet, du moment qu’il ne s’en irait pas une pièce d’or ou d’argent, la richesse du pays resterait absolument la même. Doctrine étrange, dont le moindre raisonnement fait justice, car qu’est-ce que la monnaie, sinon un instrument d’échange, un mécanisme servant à opérer la transmission de la richesse d’une main à une autre, une chose faisant partie de la richesse, comme toutes les marchandises servant aux besoins des hommes, tels que les approvisionnemens de denrées ou de productions manufacturières, ou de métaux quelconques, ou, mieux encore, les machines et les appareils employés dans les arts industriels ? Sophisme dangereux, qui, s’il était admis, obligerait à croire que le plus ou moins de perfection des procédés de l’ensemble des branches de l’industrie n’enrichit la nation qu’autant qu’on ferait servir le perfectionnement à déterminer une importation inusitée d’or et d’argent ; mais aussi paradoxe commode pour réconforter la conscience troublée dès princes prodigues ou des ministres incapables et prévaricateurs, et pour réconcilier l’âme des courtisans avec leur propre acidité ! Le fait est que l’or et l’argent monnayés que renferme un pays ne sont guère plus la richesse de la société que les charrettes qui transportent les gerbes de blé des champs à la grange ne sont la récolte.

Sur les pas d’Adam Smith, on arrive à une notion bien différente de la richesse. L’espèce humaine, qui primitivement n’avait qu’un petit nombre de besoins, va sans cesse en contractant de nouveaux, parce que, dans son développement, elle conçoit sans cesse de nouveaux moyens d’exercer ses facultés. Afin de satisfaire ces besoins, elle a pour matériaux toutes les substances que la planète lui offre, disséminées et brutes, à sa surface et dans ses flancs, pour instrumens actifs ses propres muscles et les forces tant inanimées qu’animées de la nature, qu’elle courbe sous sa loi, le tout mis en œuvre par la puissance de sa volonté et les lumières de son esprit. C’est ainsi qu’elle se nourrit, se vêtit et se loge, qu’elle contente plus ou moins ses désirs raffinés, le goût du luxe, l’amour des arts, et qu’elle répond à l’appel de toutes ses facultés ; c’est par là qu’elle subvient à tous les services que les hommes se rendent à eux-mêmes ou entre eux. La richesse tangible de la société, qui se compose de l’ensemble des richesses particulières, avec ce que l’état peut posséder en propre, embrasse cette variété infinie d’articles suscités ainsi pour répondre à nos besoins, avec tous les instrumens et moyens qui concourent à les créer, en tant que ces agens divers peuvent être possédés, y compris la terre elle-même. Tous les ans, les hommes, par l’emploi qu’ils font de ces objets divers, détruisent une masse immense de richesses, ou, s’ils ne la détruisent, l’usent partiellement. Tous les ans aussi, ils la refont par leur travail agricole, manufacturier et commercial. De ce travail résulte une production annuelle qui est le revenu brut de la société. Là-dessus l’état prélève pour les besoins généraux de la nation, et les localités pour les besoins communs à leurs habitans, une certaine dîme : c’est l’impôt. Il suit de la qu’il existe un lien intime et une action réciproque entre les revenus publics et les revenus privés. C’est une obligation pour les gouvernemens de ne pas demander aux particuliers au-delà de la part dont ils peuvent faire l’abandon sans éprouver un grand dommage, et de s’abstenir autant que possible de porter l’impôt au point où la matière imposable serait notablement atteinte, et où quelqu’un des organes industriels de la société serait vivement lésé.

Une autre conséquence, qui ressort des mêmes prémisses, c’est celle-ci : le travail, étant le promoteur de la richesse, a droit au plus grand respect, au plus grands ménagemens, de la part des pouvoir publics. Il faut lui laisser toute sa spontanéité, tout le ressort que peut lui donner l’esprit d’entreprise individuelle ou collective.

Sans pousser plus loin ici l’analyse des idées dont Adam Smith a été l’habile et sage interprète, quand il ne les à pas puisées en lui-même, je ferai seulement cette observation, que ces idées étaient en si parfait accord avec les principes de 89, qu’on vit les premiers législateurs de la révolution française se les approprier aussitôt, comme si c’eût été leur bien propre. Ainsi l’assemblée constituante s’empressa d’abolir le système réglementaire formulé par les corporations, les maîtrises et les jurandes, et par les règlemens de fabrication, et de donner pour base à l’organisation industrielle l’esprit d’entreprise individuelle et, le principe de la concurrence. Quand il s’agit de déterminer la politique, commerciale que suivrait la France à l’égard de l’étranger, la même assemblée adopta un tarif de douanes qui était fort peu restrictif, beaucoup moins que le tarif actuel des douanes françaises par exemple, et qui notamment laissait libre l’importation de la plupart des matières premières et des denrées de consommation usuelle. Déjà, au surplus, Turgot avait supprimé les maîtrises et les jurandes par un édit que le gouvernement avait commis la faute de révoquer dès que cet illustre homme d’état eut quitté le pouvoir. De même, et aussi à la voix de Turgot, le principe de la libre circulation des grains avait été posé avant 1789. À l’égard des impôts, l’assemblée constituante, dans un document qui mérite d’être cité par l’histoire, la déclaration du 4 juin 1791, a tracé un système qu’elle s’est proposé surtout de rendre conforme aux principes de liberté et d’égalité, et cette déclaration, dont les traits généraux se rapprochent pour la plupart de la doctrine d’Adam Smith, est le point de départ de la constitution financière de la France actuelle.

M. Mollien puisa dans la Richesse des Nations, expliquée et commentée par son voyage en Angleterre, un ensemble d’idées dont il avait le pressentiment inné. On remarque, en lisant ses Mémoires, qu’il en retira surtout un sentiment très profond du respect de la propriété. Je ne crois pas qu’on puisse citer un autre ouvrage où ce sentiment soit plus nettement empreint et développé d’une manière plus heureuse. Comme l’auteur est placé naturellement au point de vue de l’administration des finances, il exprime avec une grande force les devoirs que le gouvernement doit observer envers la propriété, soit qu’il s’agisse d’établir ou de recevoir l’impôt, soit qu’il ait à compter avec les créanciers de l’état. Sur le sujet de la propriété en général, il a tracé des pages éloquentes, et pour en recommander le respect, il a imaginé des formules neuves. « La propriété, dit-il, est le premier des organes du corps social : c’est lui qui donne le mouvement à toutes les autres parties. Cet organe est aussi le plus irritable, sa sensibilité est si délicate et si expansive, que la lésion qu’il éprouve sur un point se communique à tous les autres et met le corps entier en souffrance, parce qu’il est en péril[8]. » Il dit encore : « La garantie de la dignité de l’homme n’est que dans l’indépendance où il sait se placer pour les besoins auxquels la nature le condamne. Il n’acquiert cette dignité que par la propriété ; il ne la conserve qu’avec elle. Il faut conséquemment que l’indépendance de la propriété soit préalablement assurée pour que l’indépendance des personnes ait un commencement de garantie. L’instinct de la propriété révèle, par exemple, qu’exproprier par l’abus de la force publique, c’est rendre légal le vol à main armée ; que confisquer les biens des condamnés, c’est porter nécessairement la peine au-delà du crime, car la propriété ne peut jamais être considérée comme complice des personnes ; les hommes n’en sont que les dépositaires ; la loi de l’hérédité ne doit pas dépendre de leur genre de vie ni de leur genre de mort. Eh ! que deviendraient les droits du trône et les garanties que donne la royauté, si le titre héréditaire du fils d’un mauvais prince pouvait être contesté ? »

Ailleurs M. Mollien attribue le mécontentement général d’où sortit la révolution à ce que la propriété, dans ses divers aspects, ne trouvait plus que des hasards dans ses rapports avec le gouvernement. « On était réduit, dit-il, à calculer les chances d’un contrat fait avec les ministres comme celles d’un prêt à la grosse aventure. La propriété était tenue dans une perpétuelle inquiétude par l’arbitraire des impôts, l’exercice du droit de propriété était gêné par une législation abusive sur l’industrie ; or il n’y avait plus alors de gouvernement en Europe qui pût résister longtemps au ressentiment de la propriété longtemps blessée[9]. Et plus loin : « Si une grande monarchie, incertaine sans doute dans ses principes, mais du moins modérée dans ses commandemens, a péri, ce n’est pas parce qu’elle avait été attaquée par des métaphysiciens politiques et des pamphlétaires : c’est surtout parce qu’au moment de cette attaque, la propriété presque tout entière s’était désintéressée de sa cause, fatiguée depuis un siècle de ce que le trésor public demandait toujours plus et restituait toujours moins. »


III. - LE CONSULAT.

Rentré dans sa patrie après son excursion clandestine en Angleterre, M. Mollien était encore à méditer sur ce qu’il avait vu et appris dans ce voyage et dans la compagnie du livre d’Adam Smith, lorsque la révolution du 18 brumaire vint changer complètement l’état des affaires, en substituant un gouvernement régulier aux gouvernemens révolutionnaires qui s’étaient succédé jusque-là, et lui ouvrit à lui-même un nouvel avenir.

Les gouvernemens révolutionnaires sur les ruines desquels s’asseyait le consulat avaient réussi à sauver l’indépendance nationale, menacée du plus odieux des attentats en 1792. Non-seulement ils avaient repoussé les assauts de l’étranger, mais, prenant l’offensive à leur tour, ils avaient porté la guerre loin des frontières, au sein des états qui attaquaient le pays, et à la faveur de l’enthousiasme dont la nation était enflammée, ils avaient fait de vastes conquêtes. La France, sous leur main, s’était étendue jusqu’à ce qu’on appelait ses limites naturelles, les Alpes et le Rhin. Cependant au 18 brumaire la force d’agression de la France était épuisée. Après avoir eu l’habitude des plus beaux triomphes, elle reculait de revers en revers, et il fallait songer de nouveau à défendre le sol de la patrie. La brillante victoire remportée par Masséna à Zurich, les avantages signalés que Brune avait obtenus sur les Anglo-Russes en Hollande, étaient des haltes dans l’adversité. Les coalisés pouvaient se flatter de réduire enfin la révolution après avoir tant de fois tremblé sous ses coups. Dans les batailles qui ont la mer pour théâtre, on a vu quelquefois un vaisseau entoure de bâtimens ennemis, recevant leurs bordées incessantes, obligé en même temps de lutter contre l’incendie qui lui dévorait les flancs, et cependant, contre ces périls conjurés, faisant une énergique contenance. La république française, sous les gouvernemens révolutionnaires, avait été dans cette attitude héroïque, mais impossible à soutenir au-delà d’un peu de temps. Il lui fallait un génie puissant et organisateur qui eût la force et l’habileté nécessaires pour éteindre l’incendie intérieur, et qui, concentrant dans sa main tous les courages et toutes les ressources, les opposât avec avantage aux formidables attaques du de hors. Elle venait de le trouver dans le vainqueur de Montenotte et de Rivoli, le négociateur heureux de Campo-Formio, revenu de l’Orient -avec le prestige de nouvelles et merveilleuses victoires.

Les gouvernemens révolutionnaires n’avaient pas eu de finances. Ils avaient vécu, la convention de la vente des biens nationaux provenant de la confiscation des propriétés des émigrés et du clergé, le directoire de la banqueroute. D’excellens principes avaient été posés cependant, nous l’avons dit, dès la constituante, puis sous le directoire, par une meilleure rédaction des lois organiques de l’impôt, on avait commencé la préparation d’un meilleur avenir pour le trésor public ; mais on était bien loin du but encore, surtout en ce qui touche le mode de perception- Le recouvrement était fort en arrière, et on ne savait comment l’opérer. De là une pénurie indicible. L’armée était sans solde, les fonctionnaires sans traitement. Quand le directoire fut renversé, il y avait dix mois que les bureaux des ministres ordonnateurs n’avaient eux-mêmes rien touché. Une multitude d’ordonnances délivrées aux, créanciers de l’état demeuraient sans être acquittées, par conséquent tous les services publics étaient en souffrance. Les rentiers auxquels on venait d’infliger la banque route des deux tiers ne recevaient rien sur le tiers consolidé ; en con séquence le 5 pour 100 était coté à 10, c’est dire que le gouvernement était complètement dépouillé de l’aide du crédit.

Les choses en étaient à ce point que l’on avait vu un des ministres, celui de la guerre, outré des refus que rencontraient ses demandes de fonds, entrer, l’épée à la main, dans le cabinet de son collègue des finances, qui n’y pouvait rien, pour le forcer à lui en ordonnancer. Ce trait suffirait à prouver non-seulement ce que dit le duc de Gaëte dans ses Mémoires, « qu’il n’existait réellement plus vestige de finances en France[10], » mais encore qu’il n’y restait plus rien qui ressemblât à un gouvernement régulier.

Le 20 brumaire, quand l’ancien premier commis Gaudin, nommé ministre des finances, eut été installé, il trouva dans la caisse du trésor 167,000 francs, reliquat d’une avance de 300,000 qu’on avait obtenue la veille. C’est avec cette misérable ressource que commença le gouvernement consulaire. Le premier consul, qui avait fait son apprentissage administratif en pourvoyant à l’existence des armées hors du territoire de la république, se montra aussitôt vivement préoccupé du soin des finances. Il pensait comme le cardinal de Richelieu, qui s’est exprimé en ces termes : « .On a toujours dit que les finances sont les nerfs de l’état, et il est vrai que c’est le point d’Archimède qui, étant fortement établi, donne moyen de mouvoir tout le monde. — Un prince nécessiteux ne saurait entreprendre aucune action glorieuse, et la nécessité engendrant le mépris, il ne saurait être en cet état sans être exposé à l’effort de ses ennemis et aux en vieux de sa grandeur[11]. »

Le premier consul se fit donc immédiatement un plan de finances. Il jugea que le mieux était de ne pas innover une fois de plus en matière d’impôts et de s’en tenir à ceux qu’on trouvait en vigueur. C’était un système d’impositions que la constituante avait établi un peu précipitamment, mais en ayant pour se guider dans le tourbillon le désir d’être équitable et la ferme volonté de ménager la liberté des citoyens. On l’avait maintenu depuis avec quelques additions de médiocre importance, et des changemens, relatifs à l’assiette et à la répartition, qu’on ne pouvait qu’approuver, un rapide examen persuada le premier consul qu’en le maniant convenablement, il en retirerait ce qui était indispensable aux besoins de l’état ; il ne restait qu’à améliorer le mécanisme de la pompe aspirante, c’est-à-dire à adopter un bon mode de recouvrement.

Par conséquent la principale masse des rentrées du trésor devait provenir des quatre contributions qui sont dénommées directes, à savoir la contribution foncière, qui était et qui est encore la principale, la contribution personnelle et mobilière, la contribution des patentes, et celle des portes et fenêtres. Cette dernière était une imitation de l’Angleterre, et datait seulement du directoire. On espérait pour l’an VIII 260 millions environ de ces quatre contributions. Les revenus indirects, qui venaient s’y ajouter, étaient fort modiques ; l’assemblée constituante, par une erreur regrettable, avait totalement aboli les impôts sur les boissons, et l’impôt du sel avait succombé sous l’indignation générale provoquée par les vexations dont il était l’occasion. Monsieur, frère du roi, quand il avait, dans l’assemblée des notables, qualifié la gabelle d’infernale, avait exprimé, sans l’exagérer, le sentiment public. Restaient donc les droits de timbre et d’enregistrement, les douanes, les postes, la loterie et un petit droit sur le tabac. Les forêts de l’état devaient aussi offrir des ressources. C’est tout au plus cependant si l’on pouvait, avec toutes ces recettes réunies, espérer d’atteindre 400 millions. Je ne parle pas du droit des barrières sur les routes ; il était spécialement affecté à l’entretien de ces voies de communication, et il n’y suffisait pas. Un maximum de Ï00 millions, sauf les ressources extraordinaires, qu’il n’était pas facile d’imaginer de manière à ne pas obérer les contribuables, voilà tout ce dont on pouvait disposer pour ériger une administration et un gouvernement, faire le service d’une dette publique qui, malgré la réduction des deux tiers, restait considérable, et soutenir une guerre acharnée sur terre et sur mer ! Il est vrai que dans les budgets de ce temps-là les frais de perception sont laissés à l’écart, et ils représentaient alors une somme de plus de 100 millions. Le grand homme dans les mains duquel, selon l’expression de M. Mollien, tous les pouvoirs étaient d’eux-mêmes venus se réfugier sut trouver dans dès revenus aussi modiques le moyen d’accomplir au-delà même de ce qu’attendaient ses plus fervens admirateurs.

Le premier consul eut besoin de toute sa fermeté pour résister à l’établissement de tout impôt par-delà ceux qui étaient en activité le 18 brumaire. Le ministre des finances, Gaudin, fit les plus grands efforts pour obtenir qu’on revint à une taxe sur les boissons ; il alla jusqu’à offrir sa démission. Le premier consul fût inébranlable : à ce moment, tout impôt nouveau, et celui des boissons plus qu’un autre, lui semblait impolitique ; mais il se prêta avec empressement à tout ce qu’il fallait pour que les impôts rentrassent intégralement et sans retard. Ce sera dans l’histoire le titre de M. Gaudin d’avoir parfaitement rempli cette tâche. Il organisa une administration des contributions directes qui, dès le début, fonctionna d’une manière très satisfaisante. On était en plein dans l’an VIII. Il restait cependant à dresser trente-cinq mille rôles sur l’an VII, et les rôles de l’an VIII, qui auraient dû être achevés depuis plusieurs mois, n’étaient pas commencés. En moins de six semaines, l’organisation nouvelle exista partout et fonctionna avec efficacité. Peu de temps après, on avait non-seulement les trente-cinq mille rôles arriérés de l’an VII, mais encore tous ceux de l’an VIII, et l’on se mit à ceux de l’an IX, de telle façon qu’ils purent être mis en recouvrement dès le premier jour.

Ces heureux résultats furent obtenus principalement par l’effet d’un changement général introduit alors dans l’administration et dans la politique même. Une des plus fortes méprises des hommes qui avaient voulu réédifier l’état après avoir renversé l’ancien régime avait consisté dans la réaction qui annulait à peu près l’autorité centrale et abandonnait l’administration même des intérêts de l’état à des mandataires élus directement par la masse des citoyens, ou, ce qui était pis encore, à des conseils électifs, sur lesquels le gouvernement était sans action, et où il n’y avait de responsabilité individuelle pour personne. C’est avec cette exagération qu’on procède même chez des peuples éclairés, lorsque l’opinion a été trop longtemps contenue, et qu’on s’est obstiné à répondre par le dédain à ses justes réclamations. Dès qu’elle a trouvé enfin une issue par laquelle elle puisse réagir contre les abus invétérés, elle s’y précipite avec violence, et dans son emportement donne naissance à des maux non moins cuisans que ceux qu’on avait voulu guérir. On avait donc eu un gouvernement central frappé d’une paralysie d’où il ne sortait que pour faire des coups d’état qui étaient à recommencer toujours, et on n’avait pas eu d’administration. Les corps électifs auxquels on s’était remis du soin, d’administrer semblaient avoir pour principal souci de gagner cette popularité de mauvais aloi qui s’acquiert en esquivant ses devoirs quand ils exigent de la sévérité. Ainsi, en matière de contributions directes, la confection des rôles était confiée aux conseils municipaux, qui trouvaient commode de ne pas s’acquitter de ce devoir, sans qu’on eût contre eux un moyen de contrainte. Au 18 brumaire, l’expérience avait parlé haut ; ce débordement d’élections était jugé, et le moment était venu d’établir la règle que le soin d’administrer appartient au gouvernement ou à ses délégués, et que le rôle des corps électifs doit se borner à l’exercice d’un contrôle efficace. Malheureusement on alla au-delà de ce légitime partage d’attributions. Sieyès, proclamant la formule célèbre que la confiance doit venir d’en bas et le pouvoir d’en haut, fit adopter l’expédient des listes de notabilité, qui supprimait l’élection directe par les citoyens, non-seulement pour les fonctions publiques, mais même pour les deux corps politiques formant la représentation nationale, le corps législatif et le tribunat. La prérogative des citoyens se réduisit à composer trois longues listes échelonnées, dites de notabilité, dans lesquelles le gouvernement choisissait les fonctionnaires des communes, des départemens et de l’état, autant qu’il y était expressément astreint par la constitution, et c’était le cas seulement pour un fort petit nombre. Quant aux fonctionnaires de l’ordre administratif proprement dit ou de l’ordre financier, ils étaient à la nomination directe du premier consul. Le sénat puisait dans la troisième des listes, c’est-à-dire dans la moins nombreuse, sans être astreint à aucune règle que sa propre appréciation, les membres du corps législatif et du tribunat, ainsi que ceux du tribunal de cassation et de la commission de comptabilité, qui tenait lieu de cour des comptes.

En ce sens, le 18 brumaire mérite d’être qualifié de révolution plus qu’aucun des changemens politiques qui avaient suivi la prise de la Bastille. On se jetait ainsi brusquement d’un extrême dans l’autre, et quoique priver les citoyens de toute intervention sérieuse dans les affaires publiques soit dans ses effets immédiats un moindre mal que de les laisser s’y ingérer à ce degré que ce soit de l’anarchie, l’un n’est pas plus justifiable que l’autre au point de vue des principes. Ici l’on réduisait à un simulacre la représentation nationale, et l’on créait la dictature en la recouvrant d’un voile trop transparent pour que personne pût s’y méprendre. Il n’est pas superflu de dire qu’à cette énormité Napoléon fut complètement étranger ; elle fut tout entière l’œuvre de Siéyès, qui avait été chargé de préparer avec une commission spéciale la constitution de l’an VIII. Napoléon n’intervint dans cette œuvre que pour substituer à la combinaison chimérique de Siéyès, au sujet des attributions du chef de l’état, un arrangement qui en fît un pouvoir digne de ce nom, au lieu d’une ombre, jouet des autres pouvoirs et de sa propre vanité. Assurément. Napoléon avait le tempérament d’un dictateur ; il apportait la dictature partout où il apparaissait, puisque partout il exerçait un ascendant extraordinaire, et les volontés s’inclinaient devant la sienne. Les hommes impartiaux ajouteront qu’à ce moment la dictature était, de même qu’on l’avait vu autrefois dans la république romaine et depuis dans tous les pays libres, la condition du salut de la France, et celle de Napoléon devait être accueillie par les acclamations de l’immense majorité ; mais établir la dictature à poste fixe dans l’état et par un procédé tel que celui des listes de notabilité, c’était ou abuser d’une disposition passagère de l’opinion pour la tromper, ou être soi-même dupe d’un jeu de mots, et ni l’un ni l’autre ne pouvait convenir à l’esprit supérieur et au grand caractère de Napoléon. Les intelligences de cette portée et les personnages de cette stature méprisent les détours de cette espèce, et ne se laissent pas décevoir par de pareils semblans. Napoléon put trouver que l’expédient des listes de notabilité lui était, commode pour quelque temps, mais il n’en faisait aucun cas, et avant que trois ans se fussent écoulés, il voulut l’abolition des listes de notabilité et le retour à l’action des collèges électoraux pour la désignation des membres du corps législatif et du tribunat[12].

Son œuvre à lui, dans la politique inaugurée en l’an VIII, fut une autre innovation qui contribua, bien autrement que l’expédient des listes de notabilité, à écarter les obstacles du chemin du nouveau gouvernement : ce fut de répudier avec éclat l’esprit d’exclusion tyrannique avec lequel on avait gouverné depuis 1789. Pendant onze ans, le parti de la révolution, maître des affaires sous différens noms et toujours rempli de soupçons et de défiance, frappait de l’ostracisme quand ce n’était pas du glaive, tout ce qui ne lui appartenait pas, tout ce qui pouvait nourrir une pensée qui lui fût hostile. C’était un retournement violent et implacable des maux que le tiers-état avait si longtemps soufferts, et cette tyrannie nouvelle n’attaquait pas seulement les ci-devant privilégiés ; elle s’était étendue successivement à leurs adhérens et amis, à la plupart des hommes que leurs lumières, leurs talens ou la considération dont ils étaient entourés classaient dans l’aristocratie naturelle de la société, et aussi à la masse d’honnêtes gens qu’indigne et révolte une aveugle oppression, de quelque part qu’elle vienne. On avait eu ainsi tout à la fois les formes extérieures de la liberté politique et un despotisme sanguinaire sous la convention, tracassier sous le directoire : accouplement monstrueux d’où n’avait pu sortir qu’une hideuse anarchie. À l’époque qui précéda immédiatement le 18 brumaire, les désastres de nos années en Italie et en Allemagne et l’approche des hordes de Souvarov avaient exaspéré le parti de la révolution, qui alors avait de vive force renvoyé du directoire des hommes modérés et voté des lois pleines de rigueur. C’est ainsi qu’à la fin de l’an VII on avait fait la loi des otages, renouvellement de la loi des suspects de la terreur, frappé les riches ou ceux qui passaient pour tels de l’emprunt forcé et progressif de 100 millions, et exalté par tous les moyens possibles la passion révolutionnaire. Le général Bonaparte avait le sens politique trop juste et le cœur trop noble pour condescendre à la continuation de ce régime impossible et odieux. Il entreprit de placer le gouvernement dans une sphère qui fût supérieure à tous les partis, inaccessible à leurs passions et à leurs prétentions déréglées. Déjà il avait fourni des gages éclatans de son attachement à la cause de la révolution, et au 13 vendémiaire et au 18 fructidor, quand il avait fallu empêcher de sombrer le navire qui portait les principes de 1789 ; d’un autre côté, il avait donné en Italie des témoignages répétés de ses sentimens humains et concilians pour les victimes des fureurs révolutionnaires, et à Paris même il avait manifesté sa répugnance pour les anniversaires lugubres que la terreur avait érigés en solennités nationales. Pour lui donc, ce n’était qu’être fidèle à soi-même que de traiter tous les partis indistinctement en arbitre ou en maître, et de leur enjoindre qu’ils eussent à se plier au service du pays sous sa propre impulsion, en leur faisant comprendre qu’autant il était disposé à faire un bon accueil à quiconque serait prêt à observer la loi sous son autorité, autant il serait inexorable pour qui prétendrait la lui faire.

Dès les premiers jours, on le voit rassurer les opprimés sans alarmer les amis de la révolution. La loi des otages, qui détruisait la sécurité de deux cent mille familles, est abrogée ; l’expédient violent de l’emprunt ; forcé et progressif, est aboli ; les lois draconiennes qui, à la suite du 18 fructidor, avaient frappé des prêtres prévenus du crime insaisissable de conserver des sentimens contraires à la révolution sont révoquées ; la liberté des cultes, qui n’était qu’une dérision, puisqu’il était dangereux et souvent impraticable aux catholiques pieux de manifester leur foi, devient une réalité. Les naufragés de Calais, malheureux émigrés, qu’on avait impitoyablement saisis après que l’océan en courroux les avait épargnés, sortent de prison. Les portes de. la patrie se rouvrent pour les proscrits de Sinnamari et pour, un autre exilé qui était une des gloires les plus pures de 1789, le général Lafayette ; des paroles de conciliation sont adressées à la Vendée. Le conseil d’état, le jour même où les membres qui le composent ont été nommés, se réunit solennellement, et rend, un avis portant que les lois en vertu desquelles les parens d’émigrés et les ci-devant nobles étaient exclus de toute fonction publique et de toute participation aux droits politiques ont cessé d’exister par le fait seul de la promulgation de la constitution nouvelle. En même temps les nombreux acquéreurs de biens nationaux reçoivent les assurances les plus formelles en faveur de leur droit de propriété, et quiconque prétendrait les troubler est réprimé sévèrement.

Au milieu de ces actes réparateurs, bienfaisans, salutaires, rien qui annonçât la faiblesse, car en même temps, des mesures énergiques étaient prises contre les perturbateurs du repos public, à quelque parti ou à quelque classe qu’ils appartinssent. Les brigands qui infestent les routes sont traqués par des colonnes mobiles et livrés à des commissions militaires ; les émigrés qui rompent leur ban sont repoussés hors du territoire et menacés de l’application des lois sommaires dont ils sont l’objet ; le sol de la patrie est purgé de quelques scélérats, restes impurs de Robespierre ; des dispositions militaires sont prises pour que ceux qui en Vendée seraient tentés de prolonger les hostilités apprennent à leurs dépens que, pour le vainqueur de Rivoli et des Pyramides, c’est un jeu de les vaincre, et qu’à ses yeux la guerre civile est le plus grand des crimes.

Ce spectacle d’un gouvernement rempli de force qui maintenait avec fermeté le drapeau de la révolution, ouvrait la main pour répandre de toutes parts l’amnistie ou les bonnes grâces sur les personnes recommandables de toutes les opinions, et n’était rigoureux que pour les méchans et les factieux, inspirait une satisfaction universelle, car rien n’est beau comme la puissance, lorsqu’elle se montre équitable, généreuse et bienveillante. La patrie respirait. Elle ne s’apercevait pas qu’elle avait moins de liberté politique, parce qu’elle avait beaucoup plus de liberté de fait, car, selon une ex pression familière au premier consul, elle était « soustraite à l’esclavage de l’anarchie. »

Le nouveau mécanisme administratif par le moyen duquel, en partant du principe que le soin d’administrer les affaires de l’état appartient tout entier à l’autorité centrale, on supprimait l’intervention des conseils locaux dans les opérations préalables et nécessaires à la rentrée des impôts, était irréprochable. Il y eut pour les contributions directes une administration complètement séparée des conseils municipaux. Chaque département eut un directeur relevant du ministre des finances et correspondant avec lui sans intermédiaire. Ce fonctionnaire fut chargé de la confection des rôles. Les receveurs-généraux existaient déjà, on facilita leur action en leur adjoignant les receveurs d’arrondissement. L’arrondissement même est une création du 18 brumaire. Le recouvrement, qu’auparavant on mettait en adjudication au rabais, se fit dans les communes importantes d’abord, plus tard dans les autres, par des percepteurs placés sous la main des receveurs-généraux et particuliers, et recevant les rôles des directeurs.

Je n’entrerai pas ici dans de plus grands détails sur le mode d’administration adopté à cette époque pour les finances. Je m’abstien4rai de même d’aborder un autre sujet fort intéressant, celui des mesures par lesquelles on pourvut à la liquidation de l’arriéré et on leva les obstacles qui interceptaient l’impôt en route, à titre de restitution ou de compensation, ou pour des besoins supposés urgens, comme la subsistance ou le mouvement des armées. Je laisserai de côté pareillement les procédés par lesquels on se procura quelques ressources extraordinaires. Je me bornerai à dire qu’on trouva finalement en l’an VIII les ressources indispensables à la marche des affaires. On put faire les admirables campagnes de Marengo et de Hohenlinden, expédier à l’armée d’Égypte des secours qui malheureusement ne lui arrivèrent pas, payer régulièrement les employés de l’état, développer les arméniens maritimes, et même on satisfit les rentiers de l’état, auxquels, depuis plusieurs années, on avait cessé de payer les arrérages.

Pour mieux expliquer comment et pour quel objet M. Mollien reprit des fonctions dans les finances, il faut que j’insiste sur un point important de ce service, à savoir le mode qui fut adopté tant pour assurer la transmission au trésor, en temps opportun, des sommes recouvrées par les receveurs-généraux que pour se procurer des titres négociables dont on pût tirer parti avant la rentrée de l’impôt. Par imitation de ce qui se faisait sous l’ancien régime, M. Gaudin avait établi les obligations des receveurs-généraux, engagemens à échéance fixe que signaient ces fonctionnaires, et dont le mon tant, pour chacun d’eux, était réglé d’après les sommes qu’ils devaient toucher du fait des contributions directes. À l’égard des autres contributions, on prit des dispositions analogues. Ces obligations étaient des titres que le ministre des finances devait négocier au mieux des intérêts du trésor. Pour leur donner de la consistance et les accréditer auprès des capitalistes, que le passé remplissait d’une juste défiance, le premier consul, sur la proposition de Gaudin, créa une institution spéciale destinée à garantir le paiement exact des obligations à l’échéance, et qui devait solder immédiatement toute obligation protestée. On la nomma caisse de garantie et aussi caisse d’amortissement, parce qu’elle devait placer ses fonds en rentes, et c’est même ce dernier nom qui prévalut dans l’usage, quoiqu’elle n’eût rien de commun avec les établissement consacrés à amortir la dette publique, tels qu’on les connaissait déjà. Des ressources spéciales lui étaient affectées ; la principale était la somme versée, à titre de cautionnement, par les receveurs-généraux des finances. On venait de leur demander ce gage en numéraire au lieu des biens-fonds qui étaient admis précédemment. De ce chef, la caisse eut un capital de 10,810,000 fr. Elle devait en servir l’intérêt. Il était entendu qu’elle recevrait un jour tous les cautionnemens, imposés aux comptables du trésor autres que les receveurs-généraux, ainsi qu’aux officiers judiciaires ; mais provisoirement ils lui étaient enlevés pour être employés au service courant. De plus, elle fut instituée légataire de toutes les rentes viagères et de toutes les pensions servies par le trésor, à mesure que les titulaires viendraient à décéder. Trois administrateurs y étaient préposés. M. Gaudin, qui faisait le plus grand cas de son ancien collègue Mollien, lui proposa ces fonctions. M. Mollien accepta, et il se vit aussitôt nommé avec deux personnages obscurs.

Ce fut ainsi que M. Mollien rentra dans l’administration des finances, où il devait avoir, après quelques années, le rôle le plus important. Peu de temps même devait se passer sans qu’il eût avec le premier consul des relations particulières dont les affaires publiques devaient se ressentir heureusement. Il était destiné à rester jusqu’à la fin un des serviteurs les plus utiles et les plus sincèrement dévoués de l’homme extraordinaire auquel la France remet tait alors le soin de ses destinées. Ce n’est pas qu’il y eût entre Napoléon et le futur ministre du trésor une complète communauté d’idées sur les matières mêmes que M. Mollien était ou devait être appelé à administrer. Tous deux pensaient qu’il faut dans les finances beaucoup d’ordre et une économie sévère, et ils étaient déterminés à faire les plus grands efforts pour cet objet, chacun dans sa sphère ; mais d’accord sur le but, ils ne l’étaient pas sur les points de doctrine, et par conséquent il devait y avoir entre eux des dissentimens en plus d’une occasion sur certaines mesures. M. Mollien était, et ne s’en cachait pas, un disciple d’Adam Smith. Napoléon n’était pas de cette école, et affectait encore plus de ne pas en être. Parmi les opinions d’Adam Smith, il y en avait contre lesquelles sa nature même protestait. Écossais d’origine et professeur dans une université d’Ecosse, partageant les penchans et les habitudes de cette population, qui est en Europe imbue plus que toute autre de l’esprit de self-government, Adam Smith, lorsqu’il a été conduit à indiquer les limites qu’il convient de tracer à l’action de l’autorité, l’a circonscrite dans un cercle extrêmement étroit ; il laisse par conséquent presque tout à faire à l’initiative des particuliers. L’autorité, telle qu’il la conçoit, serait réduite à un rôle exigu. Avec les traditions de la nation française, avec l’éducation catholique qu’elle a reçue, et dont l’influence subsiste même chez ceux qui croient avoir rompu avec la religion, le gouvernement est appelé chez nous à exercer beaucoup plus d’influence et à déployer son activité dans une carrière beaucoup plus large, non-seulement pour que la société prospère, mais même pour qu’elle fonctionne régulièrement. Napoléon, qui était d’un tempérament essentiellement dominateur ; et chez qui d’ailleurs s’offrait avec tant de développement et de puissance la réunion des facultés nécessaires pour gouverner jusque dans le dernier détail, n’aurait pu, en quelque pays qu’il eût été placé, se résigner à n’avoir que des attributions tronquées. Jusque-là il eût été aisé à M. Mollien de s’entendre avec lui, car l’administrateur de la caisse d’amortissement, avec la pénétration de son esprit, distinguait bien ce que devait être le gouvernement en France. Homme d’expérience et d’observation autant que de raisonnement, il sentait que les principes posés par Adam Smith ne s’appliquaient pas dans la même mesure partout et toujours. Il n’avait rien de commun avec ces disciples à l’esprit absolu qui, se refusant à faire la part des temps et des lieux, auraient volontiers recommandé en France exactement tout ce qu’avait écrit Adam Smith sous la pression du milieu où il vivait, comme si ce grand esprit, en le supposant ne et élevé parmi nous, eût tenu à Paris, en l’an VIII, le même langage qu’il tenait à Glasgow un tiers de siècle auparavant.

Sur un autre sujet, il était plus difficile à M. Mollien de s’accorder avec Napoléon. M. Mollien, conformément aux idées d’Adam Smith, considérait que l’équité, de même que la probité, est absolument une dans les sociétés modernes. Il ne mettait aucune différence entre les gouvernemens et les particuliers quant à l’obligation de respecter les engagemens librement contractés ; Le sentiment élevé et large qu’il avait du droit de propriété corroborait en lui cette opinion. Sur ce point, il était armé d’une conviction si forte et pourvu d’un si bon arsenal d’argumens, qu’il y était inexpugnable. Pour Napoléon au contraire, cette assimilation spéciale, mais sans réserve, entre l’état et un particulier, était une sorte d’abdication. Il ne lui était pas possible de consentir à faire descendre les gouvernemens de la région supérieure qui, à ses yeux, constituait leur place naturelle, pour les mettre, même en cela, au niveau des simples mortels ; puis, par le sentiment qu’il avait de sa supériorité personnelle, en supposant qu’on lui eût fait admettre des règles de ce genre pour un autre chef d’état, il était fort malaisé, sinon impossible de lui faire reconnaître qu’elles fussent faites pour lui.

Ce n’est pas qu’il n’ait le plus souvent parlé et agi comme un homme pénétré des droits qui appartiennent à la propriété privée, même en présence de l’état. Le code qui porte son nom, et à la rédaction duquel il a pris une part active, garde l’empreinte des plus saines doctrines sur la propriété. C’est Napoléon qui, dans la longue et laborieuse discussion sur la loi des mines, promulguée en avril 1810, a prononcé ces belles paroles, qu’avec toutes ses armées il ne lui serait pas possible de s’emparer du champ du dernier des Français ; mais l’idée de la propriété n’avait pas dans son esprit toute la largeur qu’elle a justement acquise dans une civilisation avancée. La propriété, qui avait ses hommages, n’embrassait pas tous les genres de biens que l’homme obtient par son travail. Il avait à cet égard les opinions qui avaient eu cours dans la Rome antique plutôt que celles qui conviennent à notre temps.

Napoléon s’était beaucoup nourri de lectures sur la civilisation romaine ; il l’admirait passionnément. C’était celle dont il citait de préférence les exemples, celle dont il reproduisait sans cesse les dénominations dans ses créations politiques et administratives. Cette admiration exclusive pour Rome a été l’origine de plusieurs fautes qu’il a commises dans sa politique générale. Au sujet de la propriété, elle l’a en maintes circonstances induit en erreur. Chez les auteurs romains, comme au surplus chez tous ceux de l’antiquité, chez ceux-là même qui planent le plus au-dessus de leurs contemporains, et que la postérité entoure des plus grands hommages, on rencontre au sujet de la propriété des notions incorrectes par rapport à celles que le genre humain possède enfin, mais qu’il ne s’est formées que successivement par l’élaboration lente de formules primitivement imparfaites. Par une de ces contradictions auxquelles la faiblesse humaine est tant exposée, la civilisation romaine, dans la personne de ses représentans même les plus illustres, exagérait le sentiment de la propriété d’un côté, et le limitait trop d’une autre part. Ainsi les Romains trouvaient tout naturel qu’il y eût des esclaves, c’est-à-dire que l’homme fît sa propriété de son semblable, et en même temps ils professaient une opinion qui mettait la propriété mobilière, celle des capitaux proprement dits, bien en contre bas de la propriété territoriale. Ils flétrissaient l’exploitation de l’une et honoraient celle de l’autre. Cicéron, qui est certainement une des plus belles intelligences de l’antiquité, Cicéron, dont la pensée s’était approprié à l’avance plusieurs des idées dont s’enorgueillit le plus la société moderne, sur la fraternité des nations par exemple, Cicéron, par qui juraient tant de personnes pendant les siècles qui ont précédé le nôtre, et qui restera toujours comme une imposante autorité dans le monde intellectuels Cicéron sur ce sujet des sentences désespérantes. À ses yeux, l’homme qui possède de la richesse mobilière et qui la fait valoir par l’industrie, et plus encore par le négoce, est par cela même d’une caste inférieure, une sorte d’usurier qui s’enrichit de la misère publique.

En admettant que l’erreur de Cicéron fût fort excusable de son temps, elle n’est plus soutenable dans les temps modernes. En agrandissant sa sphère d’activité, le commerce a agrandi son importance politique et sa richesse ; c’est par la richesse même que les mœurs commerciales se sont épurées, selon l’observation de M. Mollien[13], car, dit-il, le commerce moderne a eu surtout besoin de pratiquer la prévoyance, celle de toutes les facultés humaines qui donne les meilleurs conseils de morale, et il n’a pas tardé à reconnaître que la meilleure condition de chaque échange devait être d’offrir des avantages aux deux contractans, qu’il fallait conséquemment n’y chercher que des profits modérés, les seuls qui puissent se renouveler souvent entre les mêmes hommes, qu’en un mot la réciprocité était la première, la meilleure condition des transactions. De là cette fidélité dans les engagemens, ce respect pour les promesses même orales, cette ponctualité dans les paiemens, cette prompte confiance entre des hommes inconnus l’un à l’autre et séparés par de grandes distances, enfin ces qualités morales qui, à l’époque où M. Mollien s’est trouvé en présence du premier consul, recommandaient, de puis plus d’un siècle et demi, les négocians éclairés des principales places de l’Europe. Il en est résulté chez les commerçans une espèce de point d’honneur qui place, au milieu de la société européenne, les commerçans et les capitalistes à un niveau infiniment supérieur à celui qu’ils pouvaient revendiquer dans la société romaine. C’est ce que Napoléon aurait senti, s’il eût appliqué la force de sa grande intelligence à étudier cet aspect de la civilisation moderne.

Entré au contraire dans le courant des idées romaines avec l’impétueuse vigueur qui lui était propre, on comprend que Napoléon ait fréquemment fait voir qu’il avait en estime médiocre la classe des capitalistes et des commerçans. Quand il veut montrer au financier Ouvrard combien il a peu d’estime pour les arrangemens que celui-ci a négociés avec la cour de Madrid, il lui dit avec un geste de dédain : « Vous avez rabaissé la royauté au niveau du commerce. » Dans quelques-unes de ses lettres à M. Mollien, on aperçoit cette préoccupation qu’aucun des actes de son gouvernement ne doit ressembler de près ou de loin à des opérations commerciales, et c’est une des raisons pour lesquelles M. Mollien, dans sa prudence avisée, s’entoure de précautions lorsqu’il veut introduire dans la comptabilité publique la méthode que le commerce à découverte, et à laquelle se sont ralliés tous les commerçans qui veulent voir clair dans leurs affaires. Il sent que les envieux pourront faire germer dans l’esprit de l’empereur une prévention difficile à déraciner en lui disant que son directeur général de la caisse d’amortissement ou son ministre du trésor voudrait faire procéder l’état à la façon des commerçans. Enfin, quand Napoléon veut stigmatiser : les Anglais, la formule dont il se sert de préférence consiste à dire que c’est un peuple de marchands.

L’empereur et son ministre devaient donc souvent se trouver en désaccord lorsqu’il s’agirait du traitement à faire aux capitalistes ou aux commerçans qui étaient en relation d’affaires avec l’état pour des fournitures ou pour l’entreprise de quelque service administratif, Le penchant de l’empereur était de les traiter sommairement, comme si avec eux le droit de propriété n’eût pas été en question. Il se croyait fondé à réduire les marchés après qu’ils avaient été signés à différer le paiement au-delà des termes convenus, lors même que l’exécution n’avait rien offert qui fût manifestement répréhensible et démontré tel. Au contraire, M. Mollien, pour qui la propriété des capitaux était aussi sacrée que celle des fonds de terre, devait insister pour que dans ce cas le principe, de la propriété fût pleinement respecté, c’est-à-dire pour qu’on payât leur dû aux fournisseurs et aux entrepreneurs des services publics, sans retenue et aux échéances arrêtées, sauf, lorsqu’ils seraient en faute, à les reprendre conformément à la lettre des contrats et à déférer le cas à la juridiction spéciale établie par la loi.

Mais il faut le dire à la louange de l’un et de l’autre, nonobstant cette source de dissentimens souvent renaissans, M. Mollien ne s’abaissa jamais pour rester en crédit, à des complaisances qu’un homme d’honneur pût désavouer, et Napoléon se montra scrupuleusement ménager de la dignité personnelle, de son ministre ; M. Mollien lui en rend le témoignage dans ses Mémoires. C’est à peine si pendant les treize années qu’il a passées dans les grandes fonctions publiques à partir de sa première entrevue avec le premier consul, il eut à subir deux ou trois fois les accès d’impatience que Napoléon n’épargnait pas à d’autres beaucoup plus empressés cependant de flatter ses opinions en lui sacrifiant les leurs, et chaque fois ce ne fut pas M. Mollien qui s’humilia pour se faire absoudre des torts qu’il ne se sentait pas ; ce fut l’empereur qui, se retournant noblement dans l’ampleur de son libre arbitre, fit les premiers pas vers le ministre qu’il avait blessé, et s’efforça de lui faire oublier par des bienfaits son langage dépourvu de mesure : preuve, on peut le dire en passant, que si Napoléon avait rencontré plus de respect de soi chez les autres, une partie au moins des fautes et des écarts de son règne aurait été évitée.

M. Mollien ne fût pas immédiatement en contact personnel avec le premier consul ; modeste et réservé à l’extrême, il ne s’occupait que de remplir ses devoirs et de faire rendre le plus de services possible à la petite institution, décorée d’un grand nom, à la tête de laquelle il était placé ; Ses deux collègues lui laissaient la peine et la responsabilité. Il y introduisit le mode de comptabilité qui était dès cette époque en usage dans le haut commerce français, je veux parler de la tenue des livres en partie double, qui n’avait pas pénétré encore dans les finances, au grand détriment de la chose publique, ainsi qu’on ne tarda pas à en acquérir chèrement la preuve, je dirai comment. M. Mollien rendit ce service à la caisse d’amortissement sans en informer qui que ce fût. Il ne s’est jamais vanté du bien qu’il avait fait, et j’ai indiqué, il n’y a qu’un instant, une des raisons qu’il avait ici pour le tenir secret.

Par l’habileté avec laquelle M. Mollien gouvernait la caisse d’amortissement, les obligations des receveurs-généraux, qui d’abord avaient subi sur la place un escompte de 3 à 4 pour 100 par mois, se relevèrent rapidement. Toutes celles qui revenaient à Paris après avoir été protestées dans les départemens étaient soldées sans retenue, sans délai, sans difficulté, par la caisse qu’il administrait. D’un autre côté, en achetant en temps opportun du 5 pour 100, qui, pour être beaucoup monté après le 18 brumaire, était pourtant à vil prix encore, l’institution avait fait des profits. M. Mollien en publia les premiers comptes au commencement de 1801. Ils établirent que le capital primitif de 10,810,000 francs se trouvait élevé, par l’effet de quelques attributions nouvelles, et surtout des bénéfices qu’elle avait obtenus en escomptant une partie des obligations qui flottaient sur la place, à 13,400,000 fr. ; qu’elle avait acheté : 1o pour 5 millions de francs d’actions de la Banque ; 2o pour 5,200,000 fr. de 5 pour 100, qui l’avaient rendue propriétaire d’une rente perpétuelle de 686,000 francs, inscrite sous son nom ; 3o qu’elle avait en caisse ou en portefeuille 3,600 ; 000 fr. Ces résultats furent jugés très brillans. M. Mollien était le seul qui ne les admirât pas, et je transcris ici le jugement qu’il en a porté, à cause de l’appréciation qui y est faite des finances d’alors en général.

« La conclusion que j’avais voulu qu’on tirât de ce résultat, dit-il, était celle-ci : c’est que si la caisse d’amortissement avait gagné 15 ou 20 pour 100 sur son capital, en achetant sur la place, à 2 où 3 pour 100 d’escompte par mois, les obligations des receveurs-généraux qui cherchaient des acheteurs, et en employant à cet escompte les fonds que laissait libres pour elle l’intervalle de ses achats en 5 pour 100, la trésorerie, qui avait négocié trente fois plus d’obligations que la caisse d’amortissement n’avait pu en racheter, avait perdu trente fois peut-être les 15 ou 20 pour 100 de profits d’escompte obtenus par cette caisse. Un tel calcul aurait dû n’échapper à personne ; il en arriva tout autrement.

« On ne voyait dans le système des obligations que le service qu’il avait rendu en créant une nouvelle monnaie, lorsque toutes les caisses publiques étaient épuisées, et en mettant les principaux revenus de l’année à la disposition du gouvernement, sous une forme qui les rendait disponibles avant même que l’année commençât. On oubliait qu’on ne parvenait jamais à en maintenir dans la circulation plus de 30 ou 40 millions, et qu’un si modique emprunt et quelques autres expédiens accessoires avaient coûté au trésor, pour la seule année 1800, plus de 20 millions de commission, intérêts et frais d’escompte, comme le prouve le compte imprimé de cette année, et que si l’on avait voulu réaliser cent cinquante millions d’obligations en un court délai, il aurait peut-être fallu perdre 30 pour 100. On faisait un grand honneur à la caisse d’amortissement de ses bénéfices d’escompte, qui ne devaient donner que des regrets et des inquiétudes[14]. »

Quoi qu’il en soit, le succès intrinsèque de la caisse d’amortissement appela sur M. Mollien l’attention du maître. Il y avait un autre motif pour qu’il en fût remarqué : Napoléon, naturellement porté vers les hommes probes et droits, les recherchait avec une sollicitude extrême pour la gestion des finances, la cause des opérations que la caisse d’amortissement avait à faire sur les fonds publics, M. Mollien n’avait pas manqué d’être assailli de prétendus amis, héritiers des doctrines qui avaient eu cours dans les antichambres du plus influent, mais du moins scrupuleux des membres du directoire, Barras. Ils lui rappelaient « qu’avant la révolution, M. Necker et M. de Calonne avaient ouvert à leurs amis cette carrière de fortune. » On lui prouvait que de pareils profits étaient fort licites ; on lui insinuait l’exemple de l’abbé d’Espagnac, alors célèbre, qui, en 1786, en moins de six mois, avait fait une fortune de 18 millions, qu’à la vérité il avait perdue en six jours. « Le compliment banal que je recevais partout, dit M. Mollien, même des hommes d’état qui, affectaient la morale la plus austère, était celui-ci : Vous êtes bien heureux d’avoir une place dans laquelle on peut légitimement faire la plus grande fortune de France[15]. » Éconduisant ces donneurs de conseils, M. Mollien dirigea la caisse d’amortissement dans la seule pensée de l’intérêt public.

Ici on aperçoit un autre motif, celui-là tout personnel, qu’avait eu M. Mollien pour employer à la caisse d’amortissement la méthode de la comptabilité en partie double. C’est le moyen de placer auprès d’un administrateur un contrôle incorruptible, auquel rien ne peut échapper, et qui, par les formules mêmes qui en consacrent le témoignage, ne peut rien exprimer que de vrai, soit pour accuser, soit pour défendre. La comptabilité en partie double saisit chaque opération à sa naissance et la définit immédiatement dans ses effets ; elle donne la garantie de l’exactitude des dates par l’obligation de tout écrire sous la dictée même du fait. Non-seulement, elle classe tous les faits analogues dans leur ordre chronologique, mais encore elle maintient tous les comptes ainsi composés dans un ordre tel qu’ils peuvent être tous les jours comparés, soldés, balancés, et que chaque compte peut à toute heure être jugé dans son ensemble et dans chacun de ses articles. M. Mollien obtenait ainsi ce résultat que sa gestion restât à jamais transparente. C’est une sécurité qu’il se donnait à lui-même.

Le premier consul, informé de l’intégrité parfaite avec laquelle M. Mollien gouvernait la caisse d’amortissement, lui en savait gré et n’attendait qu’une occasion pour le lui témoigner. Après que la victoire eut dégagé la France de l’étreinte de l’Europe coalisée et qu’on eut signé le traité de paix de Lunéville, qui allait être suivi de celui d’Amiens, le premier consul redoubla de zèle pour l’administration intérieure, et il se consacra aux finances et à tout ce qui s’y rattachait avec une véritable ferveur. Un jour, c’était vers le milieu de 1801, M. Mollien fut invité à se rendre à la Malmaison pour s’entretenir avec lui. Il s’agissait d’une idée suggérée à Napoléon par le désappointement de spéculateurs à la hausse qui avaient accès au près de sa personne. Pour la première fois, M. Mollien paraissait devant l’homme qui déjà intimidait le monde. En profitant des notions excessives qu’avait Napoléon au sujet de l’étendue des attributions de l’autorité, on avait réussi à lui faire accroire que spéculer à la baisse par des marchés à terme faits à la Bourse était un acte d’hostilité flagrante contre le gouvernement. M. Mollien le trouva dominé de cette pensée. Les deux personnages qui partageaient nominalement le pouvoir avec Napoléon, en portant comme lui le titre de consuls, Cambacérès et Lebrun, étaient présens, témoins silencieux, dit M. Mollien.

Le premier consul entra en matière en rappelant que lorsqu’il avait établi la caisse d’amortissement, son intention avait été d’en faire l’arbitre du cours des effets publics, que l’espérance d’une amélioration progressive dans le cours de la rente devait être devenue un sentiment général. De là, passant au sujet qui le préoccupait, « ne doit ou pas, dit-il, considérer comme des malveillans ceux qui, pour avilir les effets publics, s’engagent à en livrer dans un délai convenu des quantités considérables à un cours plus bas que celui du jour ? L’homme qui offre de remettre dans un mois à 38 francs des titres de rentes qui se vendent aujourd’hui au cours de 40 francs ne proclame-t-il pas et ne prépare-t-il pas le discrédit ? ne montre-t-il pas au moins que personnellement il n’a pas confiance dans le gouvernement, et le gouvernement ne doit-il pas regarder comme son ennemi celui qui se déclare tel lui-même ? » Après différens développemens, il ajouta qu’à l’égard des marchés à terme sur le 5 pour 100, il ne croyait pas pouvoir « être plus indifférent que la loi qui les réprouve. »

M. Mollien, avec la modération qui lui était propre et l’urbanité exquise dont il possédait si bien le secret, tint tête à celui dont la volonté était si promptement obéie par tout ce qui rapprochait. Il lui remontra qu’il n’appartenait pas à l’autorité d’intervenir dans des transactions entièrement libres, qui avaient besoin de rester telles, et le seraient toujours, quoi que l’on tentât pour les dominer ; que vainement on avait interdit les marchés à terme par l’arrêt du conseil de 1786, qu’on ne les : avait pas empêchés, et qu’on ne les empêcherait pas. Il exposa comment le vendeur à la baisse devient malgré lui promoteur de la hausse quand arrive le moment de livrer, car alors il faut bien qu’il achète. « Vous ne pouvez pas ne pas tolérer, dit-il, celui qui, voulant disposer dans deux mois de la valeur d’un effet public, fait marché d’avance avec l’acheteur qui lui en promet le prix qu’il veut en avoir, ou celui qui, attendant un remboursement à terme fixe, en assure l’emploi par l’achat d’un effet public livrable à la même date, ou le commerçant qui, ayant des capitaux libres, préfère les fonds publics, à titre de placement temporaire, et trouve l’intérêt de ce placement dans la différence de son prix d’achat et de son prix de vente ? Objectera-t-on qu’à la Bourse les marchés à terme n’ont pas tous de pareils motifs ? Mais faudra-t-il donc renoncer aux lettres de change parce que de mauvais commerçans en abusent ? Il existe à la vérité une différence entre la Bourse et les autres marchés publics. C’est le gouvernement qui fabrique la matière qu’on y met en vente, c’est-à-dire le 5 pour 100, et conséquemment il est fort intéressé à ce que le prix de cette marchandise ne s’avilisse pas ; mais s’il a pris toutes les mesures qui sont toujours en son pouvoir pour que les avantages qu’il a attachés à la possession de la rente demeurent intacts, s’il n’en rend pas la consommation forcée, en contraignant à la recevoir ceux à qui il avait promis de les payer autrement[16], le taux vénal de cette matière est maintenu dans sa proportion naturelle, et protégé de même que le cours de tout autre objet contre toute espèce d’écart factice, par le seul intérêt de ceux à qui le gouvernement en a transmis la propriété. Est-ce parce qu’il plaît a quelques hommes de parier que ce prix variera dans un temps donné, qu’il peut et doit éprouver des variations, et s’il en éprouve en effet, n’est-ce pas évidemment par d’autres causes ?

« Quant aux marchés à terme qui se font à la Bourse, ajouta M. Mollien dans le cours de cette conversation, c’est à tort qu’on les repousse au nom de la législation et de la morale ; je crois avoir prouvé que la morale ne s’y opposait pas, et j’oppose à la législation qui les proscrit, et qui se réduit à un arrêt de circonstance rendu en 1786, que cet arrêt n’a jamais été ni exécuté ni exécutable. Ceux qui condamnent la vente et l’achat, sous cette forme, des effets publics oublient que les plus importantes, les plus nécessaires transactions sociales consistent en marchés de ce genre. Si des abus se sont introduits dans les transactions de bourse qui reposent sur des marchés à terme, on doit surtout en accuser la jurisprudence qui les place hors du domaine de la loi. S’ils violent la foi publique, c’est un motif de plus pour que les tribunaux ne se refusent pas à en prendre connaissance, car leur devoir est de chercher et de punir cette violation. Quand un homme libre a pris des engagemens téméraires, c’est dans l’exécution de ces engagemens qu’il doit trouver la peine de son imprudence ou de sa mauvaise foi ; l’efficacité de la peine est dans l’exemple qu’elle laisse, et certes ce n’était pas un bon exemple donné par la jurisprudence de 1786 que l’annulation du corps de délit au profit du plus coupable. L’objection commune contre les marchés à terme faits à la Bourse, et qui est fondée sur ce qu’on ne peut pas vendre ce qu’on ne possède pas, et que la loi ne peut pas reconnaître un marché qui n’aurait pas dû être fait, il est au fond qu’une pétition de principes ; il me semble que la loi ne doit pas défendre ce qu’elle ne peut pas punir, et bien moins encore ce qu’elle est réduite à tolérer. Elle ne doit pas interdire à la Bourse de Paris un mode de transaction accrédité par un long usage à Londres, à Amsterdam, et qui s’est plus particulièrement introduit dans nos habitudes, en conséquence des changemens survenus dans le régime de notre dette publique. Cette dernière considération affaiblit encore l’importance qu’on pourrait attacher à l’arrêt du conseil de 1786. Je ne prétends pas conclure que les marchés à terme sont exempts d’abus ; c’est pour que ces abus soient réprimés que je demande que les contractans soient jugés selon la loi commune des contrats. »

Le premier consul, fort radouci par les explications de M. Mollien et plus qu’ébranlé dans sa doctrine première, que la spéculation à la baisse est un crime d’état, se rabattit bientôt sur un terrain où il était possible à M. Mollien de se mettre d’accord avec lui : il souleva la question de la police intérieure de la Bourse. À cette occasion, il exposa, avec toute la puissance qu’il savait donner à son langage, quelques-unes des idées qui ont été l’esprit de son gouvernement. « Les agens de change, dit-il, auxquels leur état interdit toute spéculation personnelle, abusent de leur position et font des marchés pour leur propre compte ; souvent ils deviennent ainsi les adversaires de ceux mêmes qu’ils nomment leurs cliens. L’intérêt seul de la morale publique exige la répression de ces pratiques, et d’autres motifs s’y joignent encore. Les droits de la liberté cessent où en commencent les abus. Il est absurde que le gouvernement livre à tout venant, moyennant une taxe modique, sous le nom de patente, le privilège d’abuser impunément de la foi publique. Il faut, malgré les nouvelles théories contre les corporations, rappeler les agens de change à l’esprit de corps et à la discipline. Ils y étaient soumis avant 1789, ils subissaient des épreuves ; au lieu de payer un prix de location annuelle pour leurs fonctions, ils commençaient par déposer une finance ; c’était un premier gage pour l’état et le public, et encore ne suffisait-il pas qu’ils pussent remplir cette condition. Avant que leur admission fût définitive, la moralité, la capacité des candidats devaient être jugées par une espèce de jury composé des principaux agens de change ; ainsi c’était le corps entier qui répondait en quelque sorte de chacun de ses membres. Je ne crains pas de chercher des exemples et des règles dans les temps passés. En conservant tout ce que la révolution a pu produire de nouveautés utiles, je ne renonce pas aux bonnes institutions qu’elle a eu le tort de détruire. Les principes d’un gouvernement révolutionnaire ne peuvent pas être ceux d’un gouvernement régulier. Le grand ordre qui régit le monde tout entier doit gouverner chaque partie du monde. Le gouvernement est au centre de la société comme le soleil : les diverses institutions doivent parcourir autour de lui leur orbite, sans s’en écarter jamais. Il faut donc que le gouvernement règle les combinaisons de chacune d’elles de manière à les faire concourir toutes au maintien de l’harmonie générale. Dans le système du monde, rien n’est abandonné au hasard ; dans le système des sociétés, rien ne doit dépendre des caprices des individus. Je ne veux gêner l’indus trie de personne ; mais, comme chef du gouvernement actuel, je ne dois pas tolérer une industrie pour qui rien n’est sacré, dont le moyen habituel est la fraude et le mensonge, dont le but est un gain plus immoral encore que celui qu’on cherche dans les jeux de hasard, et qui, pour le plus médiocre profit de ce genre, vendrait le secret et l’honneur du gouvernement lui-même, si elle pouvait en disposer… »

Le premier consul demanda ensuite à son interlocuteur comment se passaient les choses à la bourse de Londres ou à celle d’Amsterdam. M. Mollien, en répondant à cette question, jugea à propos de lui présenter quelques observations qui fussent propres à le prémunir contre l’imitation des écarts des gouvernemens révolutionnaires que remplaçait le consulat. Après lui avoir fait remarquer combien les variations de la rente française étaient fortes en comparaison de celles des fonds anglais ou hollandais, M. Mollien ajouta : « Cette mobilité dans le cours de nos fonds publics est sans doute un puissant attrait pour l’essaim de petits spéculateurs dont le savoir faire se borne à parier sur les différences ; mais ce n’est pas leur influence qui détermine le perpétuel mouvement d’oscillations dans lequel ils trouvent des profits ou des pertes. Les gouvernemens antérieurs au vôtre, général, par les tristes souvenirs qu’ont laissés leurs expédiens en finances, sont les auteurs de ces fluctuations où les joueurs poursuivent les gains dont ils sont avides. Je ne citerai pas toutes les fautes, je ne remonterai pas aux plus anciennes, à celles d’avant 1789 ; mais pour me renfermer dans le cercle de ces dernières années, les expropriations, la violation de la foi des contrats, la banqueroute des assignats, le faux monnayage consistant dans l’émission d’une multitude de valeurs toutes destinées à subir le même sort, les atermoiemens indéfinis vis-à-vis des créanciers de l’état, le gaspillage d’une masse d’immeubles qui excédait toutes les dettes de l’état et dont l’état s’est dessaisi pour rester plus endetté qu’auparavant ; la propriété partout incertaine, soit sur les sacrifices qu’on lui demandait par l’impôt, soit sur la mesure et l’époque du remboursement des avances qu’on exigeait d’elle sous la forme de réquisitions ; l’instabilité dans les plans de finances et dans les modes de paiemens introduisant une instabilité semblable dans tous les marchés, dans le prix de toutes choses, — c’est à tous ces désordres, ce me semble, et non pas aux manœuvres de quelques spéculateurs, presque tous sans ressources, qu’il faut attribuer les symptômes d’inquiétude et de défiance qui leur survivent encore, et à la manifestation desquels la liberté d’un marché public tel que la Bourse est peut-être assez favorable. Mais si l’opinion s’y dévoile plus qu’ail leurs, elle y indique peut-être mieux aussi qu’ailleurs les moyens de la satisfaire. »

Après d’autres demandes suivies de réponses, M. Mollien propose au premier consul un projet d’organisation des agens de change. Il ne pouvait être question de rétablit ces fonctions en charges, comme avant 1789 ; mais au lieu d’exiger de ceux qui seraient conservés une finance au profit de l’état, on pouvait leur demander un cautionnement pour la sûreté du public. Que si ce cautionnement était passablement élevé, il était douteux que parmi les agens de change actuels il s’en trouvât plus de soixante qui pussent acquitter, soit par leurs moyens personnels, soit par leur crédit, et ce nombre de soixante semblait bien suffisant, car ; dit-il, il n’y avait que cinquante agens de change près la Bourse de Paris en 1789, alors que le volume de la dette publique de France était des deux tiers plus considérable, et qu’il s’y joignait une assez forte masse d’autres valeurs négociables.

Un officier de la garde consulaire, arrivant de Russie avec des de pêches que le premier consul saisit avec empressement, interrompit la conversation, qui avait duré deux heures.

Je me suis étendu sur cette conversation entre M. Mollien et le premier consul, parce qu’elle est intéressante à plus d’un titre. Le premier consul s’y montré avec la promptitude de ses opinions et l’impétuosité qu’il apportait à les exprimer, mais aussi avec une remarquable condescendance à revenir d’un premier jugement quand on lui avait prouvé qu’il se trompait. La contradiction publique lui déplaisait et même l’offensait. Dans l’intérieur d’un conseil, il y avait des circonstances où il l’admettait au contraire assez librement, il lui arrivait même de la provoquer. Dans le tête-à-tête, il la recherchait, et il ne croyait aucunement manquer à sa dignité en y cédant.

On remarquera aussi la grandeur imposante, mais hyperbolique, des formules dont il se servait quand il voulait dépeindre l’autorité, et les proportions démesurées qu’il lui assignait. Il attribuait au gouvernement, au milieu de la société, non-seulement le même rôle qu’a le soleil dans la création, mais encore quelque chose de plus, car dans le système du monde la force de la gravitation est réciproque : elle agit des planètes sur le soleil comme du soleil sur les planètes. Bien plus, M. Mollien aurait été fondé à lui représenter que, lorsqu’il parlait de l’harmonie générale de l’Univers, et qu’il s’en appuyait pour l’organisation qu’il aurait entendu donner à la société, ce qu’il appelait le caprice des individus, c’est-à-dire leur libre initiative avait, dans le système du monde même, son similaire dans l’impulsion première qui est propre à chacune des planètes, et qui, parfaitement indépendante de l’action du soleil sur elles, contribue à déterminer la forme de leur orbite et la vitesse avec laquelle elles la parcourent, tout autant que l’attraction puissante exercée par la masse énorme du soleil.

Dans ce même entretien, on peut signaler encore une autre pensée de Napoléon qui donne la clé d’un grand nombre de ses actes : en conservant ce que la révolution avait pu produire de nouveautés utiles, il n’entendait pas, disait-il, renoncer aux institutions qu’elle avait eu le tort de détruire. De nos jours, rien ne paraît plus simple et moins sujet à contestation ; à cette époque, c’était une parole hardie. Le public certes était las des excès de la révolution ; mais jusqu’à ce jour l’opinion restait acquise, dans le monde officiel du moins, que dans cet ancien régime, où le tiers-état avait tant souffert, tout absolument était mauvais. Il avait suffi, pendant la période des gouvernemens révolutionnaires, qu’un usage eût subsisté sous l’ancien régime pour qu’il fût condamné par cela seul, et c’est ainsi qu’on avait été conduit à tenter la métamorphose, non pas seulement du mode de gouverner et d’administrer, mais encore de toutes les institutions publiques, de tous les arrangemens sociaux, jusqu’au calendrier. Le gouvernement du premier consul devait nécessairement avoir d’autres allures, et, à la condition qu’on n’en abusât pas, il n’y avait qu’à y applaudir ; c’était la seule manière de donner à la société une assiette stable, la seule ligne de conduite qui pût mener à la pacification de la France et à la paix avec l’Europe.

Enfin il est dans notre sujet de signaler dans cet entretien l’attitude que prit M. Mollien. Il s’y montre tel qu’il fut constamment envers le grand homme dont il était appelé à servir le gouvernement. Il se fait auprès de lui l’organe des pensées qu’enseigne une économie politique avancée. Il lui signale, sous la forme qui convient à l’objet en discussion, ce qu’a de respectable l’initiative individuelle, ce qu’elle a de fécond pour l’intérêt public. Il lui rappelle combien il importe à un gouvernement d’être en garde contre la tentation de chercher dans des coups d’autorité le remède à des abus qui se corrigent par le fait de la liberté même. Napoléon attribuait à l’abus des idées générales, et au penchant à en tirer des déductions sans s’éclairer de l’expérience, la plupart des maux dont le pays avait été accablé de 1789 à 1800, et c’est pour ce motif que, ne se bornant pas à repousser les généralités, il se plaisait à les tourner en ridicule sous le nom d’idéologie ; mais il se rendait volontiers aux faits, et le moyen de lui faire agréer les principes généraux était de les lui présenter sous la forme expérimentale, assez complètement enveloppés pour que leur caractère de généralité ne fût pas transparent. C’est l’expédient qu’employa M. Mollien dans la circonstance que nous venons d’exposer, et qui lui réussit, comme on va le voir.

M. Mollien avait été retenu à dîner ; pendant le repas, il eut la satisfaction d’entendre le premier consul s’approprier les idées qu’il venait de lui exprimer et développer des maximes telles que celle-ci : qu’il ne fallait pas avoir la prétention de défendre ce qu’on n’avait pas le pouvoir d’empêcher, que l’autorité publique se compromettait beaucoup moins en réformant une loi vicieuse qu’en en tolérant l’infraction. En conséquence, le premier consul abandonnait ses projets de poursuites contre les spéculateurs à la baisse et les marchés à terme ; il se contentait de constituer une corporation, celle des agens de change dont les membres, en nombre limité, serviraient d’intermédiaires dans les opérations de la Bourse, et il la soumit, en tant que privilégiée, à un cautionnement[17]. Jusque-là c’était une industrie libre sous la seule condition de la patente. Il donna immédiatement aux deux autres consuls l’ordre de lui présenter un projet dans ce sens. Il annonça aussi l’intention de doter plus richement la caisse d’amortissement et d’en fortifier l’influence.

Peu de jours après, M. Mollien était rappelé à la Malmaison. Le premier consul avait tracé un cadre plus large à la caisse d’amortissement. Indépendamment des ressources qui lui étaient déjà dévolues, elle devait disposer des cautionnemens que fourniraient les agens de change. Le produit des coupes des bois communaux devait lui être versé en dépôt, de même que celui de la vente des effets militaires et des approvisionnemens de siège devenus inutiles dans les places fortes. Elle dut effectuer une opération délicate, celle de la liquidation des titres dits bons des deux tiers, qu’on avait remis aux créanciers de l’état en retour des deux tiers de la dette publique, pour lesquels, sous le directoire, le service des intérêts avait été supprimé. Son capital du même être accru en vertu de lois successives, dont les plus importantes sont celles du 30 ventôse an IX (21 mars 1801) et du. 21 floréal an XI (11 mai 1803) ; elle dut recevoir 70 millions en sept années, à raison de 10 millions par an, sur le produit de la vente des biens nationaux ; on lui réservait aussi, à partir de l’an XII, le revenu net des postes aux lettres. Elle ne reçut cependant pas ce qu’il y avait de plus liquide et de plus immédiat dans toutes les valeurs qui lui étaient attribuées, les cautionnemens des agens de change : elle dut troquer cette somme contre des valeurs à réaliser. Enfin il fut statué que toute augmentation de la dette publique au-delà de 50 millions de rentes ne pourrait avoir lieu sans qu’il y fût affecté un fonds suffisant pour l’amortir en quinze ans.

Le projet de règlement avait été préparé par l’un des deux autres consuls (M. Mollien ne dit pas lequel). Le rédacteur, qui s’inquiétait de l’attention extrême que le premier consul avait prêtée à M. Mollien, y avait introduit des dispositions évidemment dictées par le désir de s’amoindrir. M. Mollien ne pouvait avoir aucun doute à cet égard, car le même personnage, lors de sa première visite à la Malmaison, s’était empressé de lui faire remarquer qu’il était rare que le premier consul donnât des audiences aussi longues, et tout en voulant bien le louer, avec une apparente effusion, de la bonne direction qu’il avait imprimée à l’administration de la caisse, il avait ajouté qu’il n’était pas juste que tout le poids du travail retombât sur lui, et que, l’institution devant acquérir un surcroît d’importance et d’activité, il convenait que le gouvernement lui donnât le secours de nouveaux administrateurs qui partageraient le labeur avec lui. En conséquence de ces charitables sentimens, le projet de décret augmentait le nombre des administrateurs, et établissait entre eux une distribution du travail. Ils devaient former un conseil dont les membres auraient des pouvoirs égaux. Dans la nouvelle entrevue de la Malmaison, le premier consul donna le projet à lire à M. Mollien, toujours en présence du second et du troisième consul, et lui demanda s’il avait été consulté et s’il n’avait rien à y objecter. Avec sa discrétion accoutumée, M. Mollien répondit qu’il ne connaissait ce plan que par la lecture qu’il en prenait au moment même, mais qu’il n’y faisait aucune objection. Avec ce mélange de laisser-aller et d’élévation qu’il montrait souvent, le premier consul répliqua : « Vous ne demanderiez pas mieux que d’en faire, je sais bien que vous n’admettez pas cette diversité d’attributions dans une caisse d’amortissement ; mais quand chaque branche n’est pas assez forte, il faut réunir toutes les branches pour en faire un faisceau. Nous ne pouvons pas prétendre à improviser une machine d’amortissement comme celle de l’Angleterre. » Et il ajouta : « Ce que je désapprouve dans ce plan, c’est le partage des fonctions entre les administrateurs avec égalité de pouvoir ; il faut sortir de cette ornière de républicanisme, il faut que l’administration agisse au lieu de délibérer. C’est parce que la caisse d’amortissement doit avoir des attributions qui semblent étrangères entre elles, c’est parce qu’elle doit remplir des devoirs différens, qu’il faut, pour y maintenir l’ensemble, une autorité centrale qui puisse rallier tout, surveiller tout, répondre de tout. La caisse d’amortissement a besoin d’un chef ; c’est une importante fonction que sa direction. Ce chef aura près de lui des administrateurs, quatre par exemple, mais c’est lui qui doit les diriger ; il doit avoir seul le secret des opérations, recevoir seul les communications du ministre des finances et les miennes, lorsque je l’appellerai. Il peut dans beaucoup de cas faciliter les opérations de trésorerie, épargner, dans ce qu’on nomme les négociations du trésor, des difficultés et des pertes telles que celles dont j’ai déjà eu plusieurs fois à me plaindre… »

Il n’est pas besoin de dire que le chef donné à la caisse d’amortissement, en vertu du nouveau décret, avec le titre de directeur général, fut M. Mollien. Presque au même moment M. Mollien rendit un service dont on lui fut reconnaissant, par la négociation habilement conduite d’une forte partie des rescriptions ou titres de rentes foncières que possédait l’état dans les départemens, le trésor, dans ses tentatives pour en faire de l’argent à Paris, ne les plaçait jusque-là qu’à 60 pour 100 de perte. Les cautionnemens nouvellement imposés aux agens de change devaient être délivrés à la caisse d’amortissement. On lui prit pour les besoins du service courant 6 millions, dont ces cautionnemens faisaient partie, et on lui donna en retour une valeur nominale de 15 millions en rescriptions. M. Mollien, s’il eût été libre, eût refusé de troquer de l’argent comptant contre du papier déprécié à ce point : ce n’étaient pas en effet des valeurs qui convinssent à un établissement du genre de la caisse d’amortissement ; mais quand il eut les rescriptions en portefeuille, il s’appliqua à en tirer parti. En se faisant prêter le concours des agens de l’enregistrement dans les départemens, il négocia si bien avec les propriétaires débiteurs de ces rentes, qu’ils les rachetèrent eux-mêmes à un taux relativement fort avantageux pour l’état, au-delà de 80 pour 100. C’était plus du double de ce qu’on en obtenait avant qu’il ne s’en fût mêlé. Lorsque le fait fut accompli, les deux ministres qui se partageaient alors le soin des finances, M. Gaudin et M. de Barbé-Marbois[18], eurent de la peine à en croire leurs yeux. Le premier consul, dont le regard scrutateur remarquait tout ce qui se passait dans les finances, n’en fut pas moins frappé, et la haute es time que lui inspirait le directeur général de la caisse d’amortissement s’en accrut encore.

Pendant que cette opération marchait, le premier consul fit venir M. Mollien à diverses reprises pour s’entretenir avec lui de différens sujets qui touchaient aux finances. Dans ces tête-à-tête, lorsqu’il y arrivait mal informé, ou avec des opinions fausses, inspirées par des conseillers ignorans, superficiels ou intéressés, il trouvait en M. Mollien un contradicteur qui se défendait avec persévérance ; mais aussi il y apportait lui-même ces manières simples, cette patience qui, dit M. Mollien, « m’avaient séduit dans ma première entrevue, et cette disposition à tout entendre qui encourage l’inférieur à tout dire. »

Plus d’une fois dans ces entretiens, M. Mollien lui entendit juger les hommes, ceux-là mêmes qui l’entouraient et auxquels il avait confié des portefeuilles ministériels. Quand il avait tracé ces portraits, que M. Mollien déclare ressemblans, il les faisait suivre de paroles empreintes du profond sentiment qu’il avait de ce que chacun doit à la chose publique, et manifestait sa confiance en sa propre aptitude avec cet abandon qui est de la vanité chez le vulgaire, mais qui chez des hommes de cette stature n’est que de la franchise ; « Vous voyez, lui dit-il un jour, je ne me laisse pas imposer par les réputations… Les anciens services, je ne les estime que comme une école dans laquelle on doit avoir appris à mieux servir. En peu de temps, je suis devenu un vieux administrateur. » Puis, comme pour lui révéler celui des secrets de l’art de gouverner qu’il a possédé plus qu’aucun des grands hommes qui ont été à la tête des empires, il ajouta : « L’art le plus difficile n’est pas de choisir les hommes, mais de donner aux hommes qu’on a choisis toute la valeur qu’ils peuvent avoir… »

Plusieurs de ces conversations roulèrent sur la Banque de France, qui était une des premières créations du gouvernement consulaire. Ayant présens à la pensée les services que le gouvernement anglais retirait de la banque d’Angleterre, services dont peut-être, comme beaucoup de personnes, il s’exagérait l’étendue, le premier consul avait voulu avoir sous la main un auxiliaire du même genre. Pour qu’elle eût plus tôt de profondes racines, il avait greffé la Banque sur une institution déjà existante, la caisse des comptes courans ; mais ce n’était pas assez pour qu’elle eût à beaucoup près la solidité et les ressources de la banque d’Angleterre. À la différence de cette grande institution, il avait laissé subsister avec sa banque dans Paris quelques autres établissemens de crédit qui émettaient aussi des billets. Les personnes, dont il avait écouté les avis dans cette fondation avaient plus de bonne volonté et de zèle que de lumières, et c’est ainsi que s’étaient introduites dans les statuts plusieurs dispositions regrettables, une entre autres par laquelle les effets de commerce présentés à l’escompte par les actionnaires de la Banque étaient dispensés de la condition des trois signatures, imposées au public. Cette clause de faveur n’avait pas peu contribué à faire admettre dans le portefeuille de la Banque ce qu’on appelle du papier de circulation, c’est-à-dire des effets de commerce ayant pour origine, au lieu de transactions sérieuses, des actes de complaisance mutuelle par lesquels des banquiers ou des commerçans battaient monnaie les uns au profit des autres en se passant réciproquement des effets qu’on apportait à la Banque pour les faire escompter, c’est-à-dire convertir en numéraire. Les régens, ou du moins quelques-uns d’entre eux, exploitaient cet abus pour leur compte, ou en tiraient profit en se chargeant de présenter à la Banque, moyennant une commission, ces traites collusoires. M. Mollien s’éleva justement contre cette pratique contraire à la morale, incompatible avec la sécurité de la Banque, car il n’y a de solides effets de commerce que ceux derrière lesquels il existe réellement une opération commerciale. Un autre article des statuts plus patemment mauvais encore était celui qui interdisait l’escompte des effets de commerce n’ayant pas plus de quinze jours à courir. C’était une absurdité : des effets aussi voisins de l’échéance étaient ceux qui devaient le plus convenir à la Banque, puisque le recouvrement en était plus prompt et plus certain. M. Mollien critiquait pareillement l’opération par laquelle le trésor, épuisé qu’il était en l’an VIII, s’était fait le bailleur de fonds de la Banque, en souscrivant des actions pour 5 millions ; on lui avait en outre donné un hôtel pour s’établir, comme si l’état n’eût pas déjà assez fait pour elle en lui conférant gratis le privilège fructueux d’émettre des billets au porteur ! Et pourtant, dans l’ardeur de sa sollicitude pour la Banque, le premier consul ne s’était pas borné à tant de faveurs et de largesses. Pour en assurer surabondamment le succès, il avait recommandé aux membres de sa famille, à ses aides-de-camps et à ceux des hauts fonctionnaires qui avaient quelque fortune ou quelques avances, de s’inscrire parmi les actionnaires, et il leur en avait donné l’exemple[19]. M. Mollien critiquait aussi la coexistence de trois institutions investies du droit d’émettre des billets et usant de ce droit. Il pensait qu’une monnaie artificielle et de convention comme les billets de banque, pour offrir plus de garantie, devait sortir d’une seule et même fabrique. Sur tous ces points, M. Mollien finit par convertir Napoléon ; mais il y fallut quelques années, durant lesquelles il lui remit diverses notes, dont quelques-unes sont consignées dans ses Mémoires, et dont la réunion complète formerait un petit traité fort remarquable sur la matière[20]. En l’an XI, le 24 germinal (14 avril 1803), une loi réorganisa la Banque d’une façon plus conforme aux principes, en consacrant toutes les améliorations recommandées par M. Mollien. Il n’y eut plus de privilège à l’escompte en faveur des actionnaires. Il fut expressément interdit que le papier de circulation fût admis au bénéfice de l’escompte ; c’était une règle plus facile à décréter qu’à faire observer. La limite inférieure de quinze jours à courir fut supprimée. La faculté d’émettre des billets au porteur fut retirée à toutes autres associations à Paris. Le capital d’ailleurs fut accru et porté à 45 millions, ce qui permit de rattacher à la Banque les actionnaires des établissemens qu’on dépouillait de la faculté d’émettre des billets. Quant à la part qu’avait souscrite le gouvernement dans le capital de la Banque, déjà, avant le 24 germinal an XI, elle avait été réduite des neuf dixièmes.

Le premier consul avait du goût, c’était évident, pour son directeur général de la caisse d’amortissement. Il lui donna l’ordre de lui écrire tous les jours. Il prolongeait la conversation quand il l’avait fait venir, et un jour Joseph Bonaparte, qui avait attendu, et long temps, pour entrer chez son frère, que M. Mollien en fût sorti, dit à celui-ci en souriant « qu’on voyait bien que le premier consul le traitait comme un homme dont il voulait faire un ministre. » Bientôt le premier consul voulut porter les appointemens de M. Mollien à la moitié de ceux des ministres ; mais M. Mollien insista pour ne pas être mieux traité que les autres directeurs généraux.

Plus M. Mollien semblait gagner la confiance du premier consul, plus il était le point de mire de l’envie, qui est toujours active au près des souverains, et plus il portait ombrage à l’intrigue. Un des ministres, devant lequel le premier consul en disait du bien, avait renchéri par ces paroles perfides : « Tout Paris, général, lui rend la même justice que vous ; on dit qu’il est votre précepteur en finances. » Cette observation eut tout l’effet que l’auteur[21] s’en était promis : M. Mollien, qui était mandé chez le premier consul au moins une fois par semaine, cessa d’être l’objet de ces recherches. Il fut cinq mois sans être appelé. Au fond cependant le premier consul lui restait fort attaché. Ce refroidissement apparent est de la fin de l’an X.

Pour ne pas perdre la trace des événemens financiers qu’il est indispensable de suivre, lorsqu’on s’est proposé d’esquisser la vie d’un homme qui déjà occupait un emploi important dans les finances et qui allait devenir ministre dû trésor, il convient, avant d’aller plus loin, de noter une amélioration qui avait été introduite dans l’administration des finances vers l’époque où des rapports personnels s’établissaient entre le premier consul et M. Mollien. Pendant l’an VIII, on avait fait un bloc de toutes les ressources, tant ordinaires qu’extraordinaires, qu’il avait été possible de réunir, sans distinguer dans les rentrées l’année d’où elles provenaient, et on y avait pris indistinctement, et pour le service courant, et pour l’arriéré, autant qu’on avait cru devoir le reconnaître. Sur ce dernier article, on n’avait pas soldé moins de 172 millions, quoique, déduction faite des bons de rentes[22], les contributions des années antérieures n’eussent donné que 50 millions. Ainsi, sans avoir obtenu tout ce qu’il fallait pour payer tous les comptes, on était déjà en bien meilleure situation que sous le directoire ; mais le premier consul voulait que l’avenir ne laissât rien à désirer sous le rapport de l’équilibre du budget, et il lui convenait d’éviter désormais la confusion qu’avait présentée le service financier par le fait de la mise en commun des voies et moyens de plusieurs années, ainsi que des dépenses afférentes. Il institua alors la distinction des exercices, tant pour les recettes que pour les dépenses. Il fut établi par la loi qu’il y aurait une démarcation entre l’an IX et les années précédentes, et que chaque année désormais aurait en propre l’affectation de ses ressources, de même que ses charges, sauf à liquider une fois pour toutes le passé, jusques et y compris l’an VIII. On adopta immédiatement[23] pour cette liquidation des dispositions dans le détail et l’appréciation desquelles je n’entrerai pas ici. Le budget de l’an IX fut donc dressé à part, en recettes et en dépenses, et depuis cette époque la séparation des exercices, excellente mesure d’ordre, est restée acquise à nos finances.

L’an IX fut encore une année de guerre, où l’on eut par conséquent des charges relativement lourdes. On avait supposé que le revenu ordinaire serait de 415 millions. En réalité, par le bienfait d’un gouvernement qui avait rendu la sécurité au pays, il fut de 451 ; mais la dépense, estimée à 526 millions, monta à 550. C’était environ 100 millions de plus que la recette, ce qui nécessita le recours à des moyens extraordinaires, parmi lesquels il faut citer la cession de la Louisiane aux États-Unis et l’affectation de 20 millions de biens nationaux.

Dès l’an VIII, le service des arrérages de la dette publique en numéraire avait été repris.

L’an X devait être une année de paix. Les finances s’en ressentirent ; les dépenses furent balancées par les recettes. En nombres ronds, les dépenses furent réduites à 500 millions, et le revenu ordinaire fut de 493 millions. Par quelques expédiens, il fut facile de se procurer le complément de 7 millions.

Lorsqu’en suivant le fil de l’histoire on arrive à l’an X, c’est une époque où l’on voudrait arrêter et fixer le cours des temps, car la France y présentait, presque à tous les points de vue, un spectacle admirable. Ce n’est pas seulement dans les finances que l’ordre était rétabli ; ce qu’en l’an VIII on aurait jugé plus que difficile, il semblait revenu dans les esprits eux-mêmes. Intimidés et soumis par l’homme de génie qui occupait le pouvoir, les partis, dont les déchiremens avaient causé tant de mal depuis 1789, marchaient rapidement à la réconciliation, avec une docilité que lui seul pouvait commander et obtenir, et se groupaient autour de lui en lui témoignant leur admiration et leur reconnaissance pour les biens inespérés dont il avait comblé le pays. C’était au dehors une paix glorieuse, au dedans la sécurité et la tranquillité ; c’étaient les autels relevés et tous les cultes honorés ; c’était une administration tutélaire, organisée comme par enchantement et offrant un emploi utile aux facultés de tous les hommes distingués que les phases diverses de la révolution avaient mis en évidence. La France était à peu près unanimement sous le charme, et elle recueillait de cent manières le fruit de cet accord de l’immense majorité des honnêtes gens et des hommes éclairés sous la main habile et ferme d’un héros. La prospérité publique renaissait, l’industrie s’ouvrait des carrières nouvelles, l’agriculture exploitait plus avantageusement que jamais le sol, dont une grande partie reconnaissait de nouveaux propriétaires plus empressés à l’arroser de leurs sueurs. La patrie occupait dans le monde un rang qu’elle n’avait jamais atteint depuis Charlemagne, pas même dans le siècle tant vanté de Louis XIV.

Pourquoi cette paix fut-elle si éphémère ? Ce serait trop nous écarter de notre sujet que de le rechercher. Au bout d’une année, la guerre était rallumée plus terrible que jamais, pour ne finir qu’avec le gouvernement : même de Napoléon. Dans cette lutte gigantesque, à travers les succès qui y illustrèrent nos armes, et à plus forte raison dans les revers qui en marquèrent les dernières ; années, la marché financière ne laissa pas que d’être souvent laborieuse ; mais le bon ordre ne cessa pas d’y régner, et c’est à M. Mollien qu’en revient, on le verra, la plus grande part.


MICHEL CHEVALIER.

LE
COMTE MOLLIEN

LES FINANCES ET LA GUERRE PENDANT LES PREMIÈRES ANNÉES DE L’EMPIRE.
1802-1808[24]


I. — La guerre recommence. — dispositions financières de l’an XI.

La paix d’Amiens, qui avait excité d’abord tant d’enthousiasme à Londres comme à Paris, avait à peine duré quelques mois, que déjà il était évident que la guerre allait reprendre le cours de ses fureurs. Signée à la fin de mars 1802, elle était rompue en mai 1803. Que déjà la révolution française eût été définitivement acceptée de ses ennemis avec le rang où le génie du premier consul et l’énergie intelligente et courageuse de la nation venaient de la porter, c’eût été trop beau pour la France, trop heureux pour le monde. Il n’entre pas dans les desseins de la Providence que le genre humain ait la carrière médiocrement raboteuse. Certes la période écoulée entre le 14 juillet 1789 et le 18 brumaire avait été laborieuse ; mais il est dans l’ordre que les grands progrès s’achètent par des épreuves plus prolongées et plus dures encore. La révolution française était une ère nouvelle pour tous les peuples, pour ceux-là mêmes dont on avait tourné les armes contre elle. Elle était l’espoir des opprimés et l’appui des faibles ; elle ouvrait au grand nombre des destinées différentes et meilleures. Le chemin, en pareil cas, n’est rendu praticable que par d’immenses efforts longtemps soutenus et au prix d’énormes sacrifices. Le génie ancien de la civilisation, représenté par les aristocraties légataires de la féodalité, ne pouvait, quelque rudes leçons qu’il eût reçues, se tenir pour vaincu, et l’esprit de la révolution lui-même avait besoin de s’épurer à la manière de l’or qui se purifie par le feu. De part et d’autre, il y avait des passions qui voulaient s’assouvir et qui avaient besoin d’être lassées par l’adversité, comme ces maladies violentes qu’on ne peut apaiser qu’en épuisant le malade.

Cette dernière observation s’applique surtout au parti contre-révolutionnaire, soutenu et excité par les aristocraties et personnifié en elles. Le premier consul leur était odieux en proportion de ses légitimes succès, de la gloire dont il entourait la révolution française, de la consistance qu’il lui donnait par la puissance de son bras et par le caractère réparateur de son gouvernement. Sans doute on serait fondé à dire que la révolution, en sa personne, cherchait trop peu à se faire pardonner la haute fortune qu’avec lui elle s’était faite. Elle en jouissait non sans étalage. Cependant l’histoire rendra cette justice à la révolution française sous le consulat, ou pour mieux dire au grand homme qui, à partir de ce moment, la confondit avec lui-même, que s’il intervenait en maître dans les grandes affaires du continent, c’était pour résoudre, avec autant de sagesse que de vigueur, des difficultés qui, pour tout autre, eussent été insolubles. Dans l’empire germanique, à la suite de nos conquêtes sur la rive gauche du Rhin, les principautés ecclésiastiques de la rive droite devaient être sécularisées et partagées pour indemniser les princes qui avaient été dépouillés de l’autre côté du fleuve. C’était convenu en principe, mais les parties ne savaient pas se mettre d’accord, et, par leur avidité, elles donnaient un spectacle honteux. Le premier consul s’interposa heureusement, et de la manière la plus désintéressée, pour concilier des ambitions qui sans lui se fussent entre-déchirées. De même en Suisse la médiation qu’il exerça fut celle d’un homme qui sait le poids de son épée, mais elle ne fut pas moins d’un arbitre rempli d’impartialité et de modération. Les agrandissemens territoriaux qu’il donna à la France du côté de l’Italie, après la paix d’Amiens, furent-ils pour les aristocraties européennes, pour l’aristocratie anglaise en particulier, plus qu’un prétexte, et l’équilibre européen n’était-il pas déjà rompu ? Sans doute ces accroissemens constataient et consacraient la suprématie de la France en Europe ; mais cette suprématie lui appartenait de par la grandeur des principes qu’elle représentait, de par l’éclat de ses triomphes, et de par le génie du grand homme qu’elle avait à sa tête. Quant aux acquisitions, le texte et l’esprit des traités de Lunéville et d’Amiens ne s’y opposaient pas. Bien plus, elles étaient notoirement prévues, car le sort du Piémont était déjà indiqué bien avant la conclusion des négociations, et l’Angleterre, quand elle avait signé la paix, n’avait fait à ce sujet aucune réserve, tandis qu’elle voulait garder Malte au mépris des traités. Du moins les victoires qui nous avaient mis dans la main les provinces annexées à la France par le premier consul étaient sans tache, et les populations conquises se soumettaient avec joie. Au contraire, lorsque l’Autriche, en 1793, avait planté, au lieu du drapeau blanc, le drapeau impérial sur les murs de Condé et de Valenciennes, ou que, aux jours de nos revers en Italie, devenue maîtresse de Turin, elle avait prétendu y rester malgré les réclamations de Paul Ier en faveur du roi de Sardaigne, et lorsque l’Angleterre s’était établie dans Toulon comme chez elle et pour son compte, elles avaient indignement trahi la cause royaliste pour la défense de laquelle elles disaient avoir pris les armes, et envers les habitans elles avaient été des oppresseurs. À l’égard de l’équilibre européen, s’il était difficile aux cabinets étrangers de se résigner à voir la France dominer en Italie lorsque déjà elle tenait sous sa loi directe ou sous sa suzeraineté les bouches de l’Escaut, de la Meuse et du Rhin, il était impossible à Napoléon d’y renoncer. La fierté de la révolution française, le sentiment qu’elle avait de sa force et de sa mission dans le monde, l’attachement de la France pour des peuples qu’elle avait soustraits à un joug détesté, interdisaient au premier consul de prêter l’oreille à toute proposition qui aurait tendu à faire de l’Italie et de la Hollande autre chose que ce qu’elles étaient en 1802, des états placés sous le protectorat de la France. Les cabinets qui, par leurs démarches directes ou leur concours dissimulé, précipitèrent une fois de plus l’Europe dans les horreurs de la guerre ont encouru une grande responsabilité devant l’histoire. Si quelque chose est prouvé, c’est qu’un seul gouvernement fit des efforts sincères pour conserver la paix, et proposa avec loyauté des transactions, que repoussa la duplicité des uns, l’égoïsme ou la haine implacable des autres, et ce gouvernement fut celui de Napoléon.

Dès la rupture de la paix d’Amiens, le premier consul, avec la sûreté de son coup d’œil, vit bien que ce ne serait pas avec l’Angleterre seule qu’il aurait à compter de nouveau. Ses préparatifs militaires furent tels qu’ils pussent répondre et du côté de la mer et du côté des puissances continentales. Il jugea nécessaire d’avoir une armée de terre de 500 000 hommes. Il mit à flot tout ce qu’il y avait de vaisseaux de ligne dans les ports, et donna les ordres les plus pressans pour qu’on achevât rapidement ceux qui étaient sur le chantier, de manière à porter à cinquante le nombre de ces citadelles flottantes, avec des frégates en proportion. Ensuite il fit construire des embarcations d’un moindre échantillon pour former ce qui prit le nom de la flottille de Boulogne, et qui était en réalité la flotte la plus nombreuse qu’on eût vue jusque-là, car elle se composait de douze à treize cents chaloupes, bateaux et péniches, tous portant du canon, et d’un millier de navires de transport, achetés au cabotage ou à la grande pèche.

De là une charge relativement bien lourde pour les finances. Le budget des dépenses de l’an xi (de septembre 1802 à septembre 1803), estimé d’abord à 500 millions, fut porté à 590, et fut effectivement de 632. Les recettes ordinaires ne furent que de 571 millions[25]. Les dépenses devaient s’élever à 632 millions ; mais aux recettes ordinaires on sut ajouter des ressources extraordinaires, sans recourir à l’emprunt, si ce n’est bien plus tard et seulement par une méthode indirecte à l’occasion du règlement définitif des budgets des années ix, x et xi. Ce furent d’abord les subsides des états alliés et des cliens de la république française. En fait d’alliés, il n’y avait guère que l’Espagne qui pût porter ce nom. Le premier consul aima mieux son argent que son concours actif, qui n’eût jamais été efficace, non-seulement parce que chez cette généreuse nation tout s’était désorganisé sous la déplorable administration d’un indigne favori, mais encore perce que Godoy penchait en secret pour l’Angleterre et ne demandait pas mieux que de trahir l’alliance. L’Espagne s’engagea à un subside de 6 millions par mois, que le règlement des comptes antérieurs réduisit à quatre, somme qu’encore il lui était plus aisé de promettre que de payer.

Les cliens, c’étaient les états qui avaient été mis au monde par la révolution française, comme la république italienne, et ceux qu’elle avait délivrés de la domination autrichienne pour les entraîner dans son orbite, comme la Ligurie et Parme ; c’était encore la Hollande, qui s’était modelée à notre image. On demanda à la dernière une coopération directe et complète ; elle la donna avec cette honnêteté et cette fidélité qui sont des attributs reconnus du caractère hollandais. La république italienne, qui n’avait pas encore d’armée, quoiqu’elle dût bientôt mettre en ligne des troupes vaillantes, ne pouvait offrir que de l’argent ; elle fournit en conséquence 1 million 600 000 fr. par mois ou 19 200 000 fr. par an ; la république ligurienne donna 1 200 000 fr. par an, et Parme 2 millions. C’était de la part de l’Italie une contribution totale de 22 400 000 fr. À cette époque, une somme pareille était un secours bien plus efficace que ne le serait aujourd’hui le double : non que la valeur de l’argent ait décru dans cette forte proportion, mais la guerre se fait d’une façon beaucoup plus coûteuse, et jamais personne n’a possédé au même degré que Napoléon l’art de tirer d’une somme déterminée le plus grand effet[26].

Il fit contribuer l’ennemi lui-même à l’entretien de son armée de terre et de mer. Le Hanovre, possession de la maison régnante d’Angleterre, fut occupé par un corps de 30 000 hommes, qu’on nourrit au moyen des impositions, sans grever l’habitant, parce que l’armée hanovrienne fut dissoute. C’était en même temps un poste d’observation en Allemagne. Le royaume de Naples, dont on avait cent raisons de se méfier, puisque la reine qui le gouvernait sous le nom de son époux ne prenait pas la peine de dissimuler son antipathie pour la république française et pour le premier consul, reçut de même un corps d’armée de 15 000 hommes parfaitement commandé, qui s’établit et se fortifia dans le golfe de Tarente.

En outre, la nation lui offrit d’une manière spontanée une assistance financière indépendante de l’impôt. Ce furent des souscriptions destinées à construire une flotte avec laquelle on pût aller terminer sur le sol même de l’Angleterre la sanglante rivalité qui divisait les deux nations. Les départemens, les communes, les corporations, les particuliers s’empressèrent de s’inscrire pour de fortes sommes. Les petites villes donnaient des bateaux plats, les grandes cités ou les départemens des frégates ou des vaisseaux de ligne. En tout, ce ne fut pas moins de 40 millions, à répartir, il est vrai, sur plusieurs exercices.

Déjà le premier consul avait avisé à faire de l’argent d’une colonie lointaine qu’il était bien clair qu’on n’utiliserait pas tant que la guerre durerait ; c’était la Louisiane. En 1801, par la convention de Saint-Ildefonse, elle avait été rétrocédée à la France par l’Espagne. À la paix, le premier consul avait eu le dessein d’en pousser vivement la colonisation ; à l’approche des hostilités, il dut changer de plan, et il prit son parti avec cette promptitude qui lui était propre. Un envoyé des États-Unis, M. Monroë, le même qui depuis fut président avec honneur, venait d’arriver pour conférer avec le gouvernement français au sujet du transit sur le Mississipi ; on lui proposa l’acquisition même de tout ce vaste pays. Il prit sur lui d’accepter, sauf ratification, et le traité fut signé moyennant 15 millions de dollars ou 80 millions de francs. Après déduction d’une somme d’environ 20 millions, destinée à indemniser le commerce américain des captures faites sur mer injustement par la marine militaire de la France pendant la dernière guerre, et d’environ 6 millions pour commission ou escompte, ce fut pour le trésor un supplément de 54 millions.

Par cet ensemble de moyens, et grâce à l’économie rigoureuse par laquelle s’est toujours signalé le gouvernement de Napoléon, il devenait possible, non-seulement de couvrir les dépenses de l’an xi, mais aussi de parer à celles de l’an xii, qui allaient monter plus haut, car c’est en l’an xii que la construction de la flottille de Boulogne fut le plus vivement poussée.

Confiné dans ses fonctions de directeur général de la caisse d’amortissement, M. Mollien ne prit aucune part aux différens arrangemens que je viens de rappeler ; mais il eut avec le premier consul une suite d’entretiens intéressans. Le premier consul avait profité de la paix pour envoyer à Saint-Domingue une expédition destinée à y rétablir l’autorité de la France. Quand il eut lieu de croire que la guerre allait recommencer, il lui revint à l’esprit qu’une foule de navires de commerce étaient en mer chargés d’approvisionnemens et de marchandises diverses pour cette destination ; d’autres couraient les mers dans toutes les directions. Or les habitudes auxquelles jusque-là le cabinet anglais s’était montré trop fidèle, et dont la violence contraste avec l’esprit de modération dont nous le voyons animé présentement, autorisaient à penser qu’avant aucune déclaration de guerre les frégates de la marine britannique courraient sus aux bâtimens français. Napoléon aurait donc voulu qu’on insinuât à nos armateurs de faire assurer leurs navires avec les cargaisons par les compagnies anglaises, et il consulta M. Mollien sur les moyens de lancer l’insinuation sans qu’elle parût venir du gouvernement. M. Mollien n’eut pas de peine à lui faire comprendre que quelque adresse qu’on y mît, quelque détour qu’on prît, le commerce verrait aussitôt la portée de l’avis, et que l’effet immédiat serait une panique. Le premier consul se rangea à l’opinion de M. Mollien, et ne continua l’entretien que pour se faire renseigner en détail sur le mécanisme et les effets des assurances maritimes. Je mentionne ici la conversation à cause d’un trait particulier par lequel se révèle une des dispositions que Napoléon apportait aux affaires.

Le premier consul, en énonçant l’idée de faire assurer les navires français par les compagnies de Londres, cachait à M. Mollien que c’était en prévision d’une rupture qu’il jugeait imminente ; mais celui-ci, qui était parfaitement informé par la correspondance de quelques grands capitalistes, répondit comme s’il eût été au courant de la pensée du premier consul. Là-dessus Napoléon répliqua vivement comme un homme qui a été compris malgré lui : « Et pourquoi concluriez-vous de ce que je viens de dire qu’il puisse être question de guerre entre l’Angleterre et nous ? Le commerce n’a-t-il pas de précautions à prendre contre les pirates ? Quand je vois une masse aussi considérable de capitaux jetés avec tant de précipitation dans une colonie, et dont les retours peuvent être si longtemps incertains, j’ai lieu de m’étonner sans doute de ce que les négocians français, qui ne prêteraient pas une obole au gouvernement, confient si imprudemment à la mer tant de richesses[27]. » On a ainsi un exemple de la réserve, portée jusqu’à la défiance, qu’il observait dans ses rapports avec ses collaborateurs les plus sûrs. Il avait lui-même justifié cette disposition d’esprit le jour où il avait adressé à M. Mollien ces remarquables paroles : « Quand on gouverne avec tant d’élémens ennemis de tout gouvernement, après tant de désordres, au milieu des dissentimens publics, parmi des partis qui définissent tous également mal le pouvoir et qui ne s’en sont successivement emparés que pour le perdre, la défiance devient une vertu, parce qu’elle est une nécessité. »

Ses légitimes appréhensions au sujet de l’action que la guerre exercerait sur les affaires commerciales ne furent pas étrangères à la détermination qu’il prit relativement à la Banque de France et à— la refonte qu’il fit de cette institution par la loi du 24 germinal an xi. Jusqu’au moment où la loi fut préparée, il en conféra fréquemment avec M. Mollien, et ce fut par son intermédiaire principalement qu’il fit agréer à la Banque les changemens dont j’ai dit un mot. Le principal personnage de la Banque était M. Perregaux, banquier devenu sénateur, qui se prêta d’assez bonne grâce à tout ce que proposait le premier consul, sans cependant bien en apprécier la portée, ni même l’utilité. Il était fort étonné qu’au milieu de tant de soucis le premier consul trouvât le temps de s’occuper de la Banque, et le fit avec cette insistance et cette sollicitude des détails. « Qui donc s’avise, disait-il à M. Mollien, de l’embarrasser de nos affaires ? » C’était une erreur de M. Perregaux de ne pas voir qu’une grande banque n’est pas une institution purement privée, qu’elle participe des caractères des institutions publiques, et qu’il appartient à un gouvernement éclairé d’exiger d’elle, en retour des avantages dont elle est investie, qu’elle observe certaines règles indiquées par l’intérêt public.

Continuellement préoccupé des besoins financiers de l’état, le premier consul se remettait souvent à discuter avec le directeur général de l’amortissement, de même qu’avec quelques autres hauts fonctionnaires, des moyens qu’il devait y avoir de négocier autrement qu’avec une perte énorme les obligations et les bons à vue[28] des receveurs-généraux, titres qui formaient l’actif du trésor. Il lui semblait qu’il serait mieux d’en confier le soin aux receveurs-généraux eux-mêmes réunis en syndicat que de s’en remettre à des banquiers irresponsables de fait, quoiqu’ils répondissent nominalement. Le ministre du trésor, M. de Barbé-Marbois, qui avait aperçu des irrégularités dans les actes de quelques-uns des receveurs-généraux, était opposé à l’intervention de ces fonctionnaires. M. Mollien au contraire, quand le premier consul lui demanda son opinion, n’hésita pas à s’y montrer favorable ; mais au lieu de desservir le ministre, à qui Napoléon imputait les conditions onéreuses qu’on subissait dans le placement des obligations, il eut le bon goût et le courage de le défendre : il exposa au premier consul que, si les titres dont disposait le trésor se négociaient difficilement et avec un sacrifice considérable, il fallait en chercher l’explication dans la défiance que le trésor public inspirait aux capitalistes, défiance qui s’était atténuée depuis le 18 brumaire, mais qui subsistait encore, et conservait sa raison d’être. « Le trésor, disait-il, n’a pas cessé d’avoir des arriérés à solder. Les crédits ouverts excèdent les recouvremens, par conséquent les personnes qui ont traité avec l’état pour les différens services publics ne sont pas assurées d’être payées intégralement aux époques fixées, et il y en a nécessairement un certain nombre qui ne le sont pas. Ces retards, ces sortes de suspensions de paiemens se présentent sur une moindre échelle qu’avant la révolution ; mais il faudrait, pour le bon ordre, qu’on ne vît plus rien de semblable. Jusque-là, les valeurs du genre des obligations éprouveront plus ou moins de discrédit, quoique toutes les obligations proprement dites soient payées exactement par les receveurs-généraux, ou à leur défaut par la caisse d’amortissement. » M. Mollien concluait de là qu’il y avait une amélioration importante à introduire dans les relations de l’état avec ses créanciers, qu’il fallait donner aux porteurs d’ordonnances toute sécurité sur le mode et l’époque du paiement. Il faisait remarquer au premier consul que l’ajournement était pour le trésor un mauvais calcul, que les personnes qui traitaient avec l’état, sachant d’avance la chance qu’elles couraient, en tenaient compte dans les conditions de leur marché ; qu’ainsi, en se dispensant de payer régulièrement quelques-unes de ses dettes, le gouvernement se préparait, par l’inévitable aggravation des clauses de ses traités, une perte décuple du profit qu’il avait pu faire. Dans une note que le premier consul lui avait demandée, il s’exprimait en ces termes : « La lutte n’est jamais égale lorsque la récrimination du grand nombre est provoquée contre un seul. Le gouvernement qui paie mal ne paie pas moins, et finit par obtenir moins en payant plus. » Ici M. Mollien rencontrait une des idées les plus arrêtées qu’il y eût dans l’esprit de Napoléon. Je veux parler de son peu d’estime pour les capitalistes en général, et nommément pour ceux qui étaient entrepreneurs de services publics et fournisseurs des armées en particulier.

J’ai eu occasion de dire comment ce penchant, qui est contraire à la juste notion qu’on a aujourd’hui de la propriété, était chez lui une réminiscence des temps antiques, où la richesse mobilière attirait peu de considération, une des conséquences de son admiration excessive pour les Romains ; mais en même temps qu’un souvenir classique, c’était l’effet d’impressions personnelles profondément gravées en lui. Dans le cours de ses immortelles campagnes d’Italie, il avait été choqué de la tenue des munitionnaires des armées et des bénéfices qu’ils faisaient. Pendant qu’à son départ de Nice les généraux sous ses ordres avaient considéré comme une libéralité qu’on leur donnât à chacun trois ou quatre louis en or, les fournisseurs étaient dans l’abondance, et plus tard, à Milan, il avait été révolté du faste de quelques-uns de ceux qu’il avait dû employer ou que le gouvernement avait placés auprès de lui, indigné de l’influence corruptrice qu’ils savaient exercer sur de braves militaires. Sous le consulat, et plus tard, il en voyait encore plusieurs afficher un grand luxe et quelques-uns se vanter inconsidérément de la grandeur de leurs profits. Il n’apercevait ni les chances qu’ils couraient, ni les pertes qu’ils supportaient maintes fois. À l’égard des capitalistes en général, s’ils ne lui inspiraient qu’une médiocre sympathie, il avait ses motifs. Il les avait trouvés égoïstes, sans patriotisme, sans intelligence, quand, à son avènement au consulat, il leur avait demandé des avances. Vainement il avait aboli l’emprunt forcé et progressif de 100 millions qui les aurait particulièrement frappés, vainement tous ses actes avaient été d’un gouvernement réparateur ; son appel au commerce et à la banque de Paris, pour obtenir un prêt à court terme de 12 millions indispensable à la marche des affaires et au salut du pays, n’avait pas été entendu, quoiqu’il offrît pour le remboursement les meilleures garanties, tandis qu’un signe suffisait à Pilt pour obtenir des trésors. Dans un moment d’épuisement général, Pitt ayant fait un appel à la nation, une souscription nationale lui avait livré en moins d’une heure et demie 450 millions de francs[29]. Un tel rapprochement donne la clé de certaines paroles de Napoléon et de certains de ses actes. On comprend comment, dans l’entretien avec M. Mollien, que je viens de mentionner, au sujet des assurances maritimes, il lui parle, avec l’amertume d’une grande âme blessée, des négocians qui ne prêteraient pas une obole au gouvernement, tout en exposant leur fortune aux plus grands hasards.

Les opinions de M. Mollien, qui avait, lui, le sentiment le plus élevé et le plus avancé des droits de la propriété et du respect qu’elle mérite, lors même que le propriétaire serait personnellement peu intéressant, venaient ainsi se heurter contre des préventions fortement enracinées dans la pensée et même dans le sentiment de Napoléon. De là pour M. Mollien un labeur continuel, une lutte toujours renouvelée. Il ne parvint pas à changer l’opinion de Napoléon, ni à détruire ses antipathies ; mais dans la pratique, presque toujours il obtenait à la longue qu’il se relâchât de ses rigueurs.

Les comptes-rendus successifs de la caisse d’amortissement augmentaient la considération dont jouissait M. Mollien auprès du public et la haute opinion qu’en avait Napoléon. Le compte de l’an x constata que l’établissement avait pendant cet exercice doublé par de nouveaux achats sa propriété en 5 pour 100, et que, malgré la modicité de sa dotation et l’éventualité de ses ressources, il avait pu, dans l’intervalle de moins de trois années écoulé depuis sa création, racheter près du trentième de la dette constituée. Les résultats de l’an XI furent plus satisfaisans encore. La caisse possédait, à la fin de cet exercice, plus de 3 600 000 francs de rente 5 pour 100. C’était le quatorzième de la dette publique. Elle était parvenue à réaliser des créances désespérées, dont le trésor jusque-là n’avait pu rien faire ; elle servait avec une exactitude exemplaire l’intérêt des cautionnemens. Cet intérêt était compté presque toujours à domicile aux parties prenantes, dont le nombre n’était pas de moins de trente-trois mille. Enfin elle avait remboursé les emprunts dont elle s’était aidée pour solder les achats de 5 pour 100 ordonnés par le premier consul au moment où la paix d’Amiens fut rompue. L’opération mérite qu’on s’y arrête ; elle montre ce qu’étaient les rapports de M. Mollien avec Napoléon.

Lorsque la saisie des navires français en pleine mer, sans déclaration de guerre préalable, eut appris au public que la rupture avec l’Angleterre était définitivement consommée, on dut s’attendre à une forte baisse des fonds publics, comme toujours quand la guerre survient à peu près inopinément. Les spéculateurs à la hausse, qui avaient acquis plus de rentes qu’ils n’en pouvaient payer, étaient cruellement désappointés. Ils firent parvenir leurs doléances jusqu’au premier consul : quelques-uns d’entre eux étaient parmi ses alentours ; ils représentèrent qu’ils n’avaient eu en vue que le bien de l’état et l’intérêt du gouvernement, que le gouvernement ne devait pas les abandonner dans leur déconvenue, que pour lui c’était une question d’honneur. Le premier consul était fort sensible à tout ce qui touchait à l’honneur du gouvernement, d’ailleurs l’idée qu’il avait de l’étendue des attributions légitimes de l’état était telle qu’il devait juger naturel d’intervenir en pareille matière. 11 fit donc venir M. Mollien, et avec cette abondance de raisons qu’il savait toujours trouver, et qu’il déduisait dans un langage coloré de manière à convaincre ou à éblouir ses auditeurs, quels qu’ils fussent, il lui exprima la volonté que la caisse d’amortissement agît puissamment, afin de soutenir le 5 pour 100 à la cote relativement élevée qu’il avait obtenue pendant la paix. Il s’appuyait particulièrement de l’intérêt du commerce, déjà bien éprouvé par les méfaits des corsaires anglais. M. Mollien lui fit remarquer que le commerce, et surtout la classe qui se livrait aux opérations maritimes, n’avait guère de rentes sur l’état. « Si les intéressés dans le 5 pour 100 ne sont pas des commerçans, répliqua le premier consul, ils sont au moins des Français, et le gouvernement leur doit secours. » Puis il demanda de quelle somme M. Mollien aurait besoin pour retarder la baisse de huit jours au moins. La réponse fut que, selon toute vraisemblance, plusieurs dizaines de millions n’y pourraient suffire. Surprise du premier consul, insistance de M. Mollien. Bref, le directeur général de la caisse d’amortissement reçoit l’ordre de consacrer à soutenir le 5 pour 100 quatre millions à la prochaine bourse, et pareille somme chacun des deux jours suivans. Douze millions alors, c’était une somme énorme ; mais l’ordre était impérieux. « Point d’objection, avait dit Napoléon ; si ces fonds ne sont pas à votre disposition, il faut les trouver. J’écris au ministre des finances et au ministre du trésor ; voyez-les tous les deux. Vous viendrez, chacun des trois jours, me rendre compte de vos opérations et de leur effet. » La caisse d’amortissement n’avait guère que 3 millions et demi de disponibles ; le ministre du trésor n’avait absolument rien ; le ministre des finances trouva quelques fonds de caisse qu’il livra. La caisse des invalides de la marine avait des économies qu’elle grossissait par le moyen de la retenue qui lui était assignée non-seulement sur les traitemens, mais aussi sur toutes les dépenses de ce ministère. Le ministre de la marine s’en dessaisit. Le premier consul fit remettre sur sa cassette particulière 1 million ; quelques sommes furent offertes par des particuliers à titre de prêt. En quelques heures, les 12 millions furent réunis ; mais après les trois jours ils étaient épuisés, et la baisse n’était pas de moins de 10 pour 100. Le premier consul se consola facilement de son insuccès. « Eh bien, dit-il à M. Mollien, vous avez été battu (il aurait été plus exact de dire que c’était lui). C’est un faible mécompte ; j’ai prouvé à l’Angleterre que nous pouvions encore pourvoir à d’autres besoins que ceux de la guerre. » Il prit ses mesures pour régulariser les versemens faits par le ministre des finances et par la caisse des invalides de la marine ; celle-ci fut indemnisée en rentes. Quant à ce qu’il avait avancé lui-même, il dit noblement à M. Mollien : « Vous rembourserez plus tard, et quand vous le pourrez, ce que vous a fourni ma caisse personnelle. »

La guerre et les préparatifs immenses d’une descente en Angleterre semblèrent redoubler, à l’égard des affaires intérieures, l’activité du premier consul, au lieu de l’amoindrir. Le code civil s’achevait ; les autres codes se préparaient. La Légion d’honneur avait été créée. Les travaux publics recevaient une impulsion nouvelle. Son œil scrutateur était partout ; son initiative ne reculait devant aucune des difficultés qui se présentaient à lui, et telle était sa puissance d’assimilation, qu’il semblait qu’aucun sujet ne lui fût étranger, et qu’en toute chose il n’eût pas moins à enseigner aux vétérans des affaires publiques qu’à apprendre d’eux. Il se multipliait au conseil d’état, et plus encore dans ses conférences avec les ministres, qu’il reprenait l’un après l’autre de manière à les fatiguer tous. Il donnait de fréquentes audiences aux ambassadeurs étrangers. La tâche de réorganiser l’administration, l’état, la société, semblait si bien être son lot naturel, qu’on eût dit que pour la bien remplir il n’avait pas besoin de s’efforcer.

II. — l’empire. — la campagne d’Austerlitz. — grands embarras du trésor, opérations et projets de m. Ouvrard.

Dans son admiration reconnaissante, la France prodiguait à Napoléon les témoignages de sa confiance. À la paix, elle avait changé en une magistrature à vie le consulat, qui d’abord ne lui avait été donné que pour dix ans. Elle fit plus quelque temps après le renouvellement de la guerre, lorsqu’elle eut été alarmée sur la conservation d’une tête si précieuse par la formidable conspiration qui réunissait trois hommes étonnés de se trouver ensemble : George Cadoudal, Pichegru et Moreau, et dans laquelle trempaient le comte d’Artois et le cabinet anglais : elle rétablit la monarchie à son profit, avec la précaution, imitée d’Auguste, de substituer le titre d’empereur à celui de roi, et de ne pas abolir le nom de la république[30], dans l’espoir de concilier au nouveau régime beaucoup d’hommes honnêtes qui tenaient à ce qu’on s’écartât le moins possible des traditions de la révolution. À l’occasion de cet événement, cinq nouveaux conseillers d’état furent nommés, et M. Mollien fut l’un d’eux. Il en profita pour hâter l’adoption de quelques mesures de détail qui regardaient l’administration de la caisse d’amortissement. C’étaient des améliorations au régime des cautionnemens et à celui des consignations judiciaires, dont la caisse était chargée. À quelque temps de là, en sa qualité de directeur général de la caisse d’amortissement, il crut devoir présenter des remontrances contre deux actes qui opéraient un échange entre des titres de rente 5 pour 100 acquis par la caisse et les dotations en immeubles de la Légion d’honneur et du sénat. La caisse d’amortissement devait transférer environ 1 500 000 francs de rentes à la Légion d’honneur contre une masse de domaines nationaux estimés à 30 millions environ, et céder de même 1 700 000 francs de rentes au sénat contre 40 millions de pareilles propriétés. M. Mollien exposa que la caisse d’amortissement serait lésée, puisqu’on échange d’un revenu assuré, elle recevrait un revenu moindre et incertain par nature. Il fit aussi valoir que c’était remettre dehors des titres de rente que le public pouvait considérer comme définitivement retirés, et il pouvait espérer de trouver Napoléon sensible à ce dernier argument, car l’empereur attachait un grand prix à éviter autant que possible tout ce qui pouvait augmenter le montant de la dette constituée et à profiter de toutes les occasions pour la restreindre. À toutes ces raisons, Napoléon pouvait en opposer qui étaient pour le moins aussi bonnes. Il avait à dire qu’il lui importait de bien assurer le service financier de la Légion d’honneur et du sénat, et que le dommage éprouvé par la caisse d’amortissement n’était pas tel que les créanciers de l’état pussent s’en inquiéter ; qu’au surplus, en se défaisant, avec l’habileté dont son directeur général avait fourni tant de preuves, des domaines nationaux qui lui étaient transmis, la caisse se trouverait dans une position plus avantageuse qu’auparavant. Il dicta dans ce sens une longue réponse à la note de M. Mollien, et les deux décrets furent présentés au conseil d’état. Ils y obtinrent l’unanimité des suffrages, moins celui de M. Mollien, qui renouvela ses objections. Napoléon témoigna par son attitude et son langage qu’il était loin de prendre en mauvaise part l’insistance du directeur général.

Les difficultés du trésor s’aggravaient pendant ce temps, au-delà de ce que le public pensait et de ce qu’en avait pu découvrir encore le regard pénétrant de Napoléon. Les dépenses publiques avaient pris un nouvel accroissement. Le budget des recettes de l’an xii avait été évalué à 700 millions, toujours indépendamment des frais de perception et d’une partie des centimes additionnels établis pour les dépenses des localités, ce qui devait faire monter la charge des contribuables au-delà de 800. La dépense, estimée aussi primitivement à 700 millions, fut en réalité de 804, ce qui ne paraîtra point excessif, si l’on se rappelle les efforts qu’il fallut faire pour la flottille de Boulogne et pour l’entretien de nombreuses armées de terre et de mer. Il est vrai que les recettes, au lieu de 700 millions net, furent de 770 ; restait cependant un déficit qui, d’après les chiffres qui précèdent, aurait été de 34 millions. Cette année, pour augmenter les revenus de l’état, Napoléon consentit à l’établissement d’un impôt sur les boissons, qu’il avait repoussé jusqu’alors[31]. Ce fut à l’origine un droit unique et très faible, dont la perception s’assurait au moyen d’un inventaire dressé par les agens chez les récoltans de vins et de cidres, les distillateurs et les brasseurs de bière. Il était de 40 centimes par hectolitre pour les vins, de 16 sur les cidres, poirés et hydromels, et d’un droit analogue sur les liqueurs produites par la distillation ; mais ce n’était qu’un germe destiné à se développer bientôt. La loi du 24 avril 1806 y ajouta un droit du vingtième du prix à chaque vente et revente en gros, et un droit du dixième à la vente en détail. Un peu plus tard, le droit primitif dut même disparaître, parce que l’inventaire avait entraîné à sa suite l’invasion du domicile des citoyens dans un très grand nombre de départemens, surtout dans le midi. L’empereur put constater, pendant le séjour qu’il fit à Bayonne et à Bordeaux en 1808, combien c’était impopulaire. Une loi nouvelle supprima donc le droit d’inventaire ; elle abolit aussi le droit à chaque vente et revente en gros, qui excitait les plaintes du commerce. L’un et l’autre furent remplacés par le droit de circulation et le droit d’entrée perçu aux portes des villes et bourgs de plus de 2 000 âmes. La perception de l’impôt des boissons fut réunie dès le principe à celle de plusieurs autres taxes qui existaient déjà sur le tabac fabriqué, les voitures publiques, les cartes à jouer, les bacs, la marque des objets d’or et d’argent, les péages sur les canaux et les routes. Ce fut l’objet d’une administration, qui reçut le titre de régie des droits réunis. Par compensation à l’impôt des boissons, les contribuables furent dégrevés de 10 millions 200 000 fr., qu’on rabattit de la contribution foncière dans l’intérêt de ceux des départemens qui étaient surimposés. On sait combien, à l’origine de notre nouveau système d’impositions en 1789, la contribution foncière était inégale. Cette inégalité a motivé une suite de dégrèvemens ; de nos jours, quoi, qu’elle subsiste encore à un degré marqué, on la considère comme un fait irrémédiable, et on renonce à la faire disparaître[32].

En l’an xiii, on avait encore une forte dépense, et si l’on comptait en plus le produit des droits réunis, qui devait former plus de 20 millions, on avait en moins les subsides de l’Espagne, qui, de l’état d’amitié passive avec la France, était passée à l’état d’alliance offensive et défensive à la suite d’un infâme guet-apens ordonné par Pitt, la saisie en pleine mer, sans déclaration de guerre, de quatre galions revenant de la Plata chargés d’argent, en septembre 1804. Dans cette situation, l’Espagne conservait ses ressources pour ses propres arméniens. On avait eu une recette extraordinaire par les cautionnemens en numéraire qu’on multipliait ou qu’on grossissait. On s’était procuré quelques fonds au moyen des traites du caissier central du trésor sur lui-même ou sur les comptables des départemens ; on était parvenu à tenir ainsi en circulation des effets du trésor d’un montant de 15 millions. On éprouvait cependant une insuffisance de 40 millions environ pour l’exercice courant. Dans la seconde moitié de 1805, la situation financière fut plus embarrassée encore. Il fallait être en mesure non plus seulement contre l’Angleterre, mais aussi contre la coalition que Pitt avait ourdie sur le continent. Pendant les trois années qui s’écoulèrent à partir de la paix d’Amiens, M. Mollien rapporte que les dépenses de la marine furent de 440 millions. Dans la même période, le ministère de la guerre absorba 809 millions sans payer la totalité de ses engagemens. Pour ces deux départemens ministériels, c’était peu en comparaison de ce qu’ils accomplirent, mais c’était beaucoup pour les finances, qui étaient organisées seulement de manière à fournir en trois ans à la marine 200 millions, à la guerre 630. Ainsi débordé, le ministre du trésor était aux abois, et nous dirons bientôt à quels expédiens il se laissa dériver et ce qu’il faillit en coûter à l’état. L’empereur ne savait pas la portée des arrangemens pris par M. de Barbé-Marbois : ce ministre n’avait pu la lui révéler, ne l’apercevant pas lui-même ; mais il soupçonnait quelque grand désordre. Le jour où il partit pour la campagne d’Allemagne, à la fin de septembre 1805, ayant trouvé M. Mollien sur son passage dans la galerie de Saint-Cloud, en se rendant au spectacle, il était allé à lui et lui avait dit : « Les finances sont mal, la Banque éprouve des embarras[33]. » Cette confidence à brûle-pourpoint, en un pareil instant, avait quelque chose de solennel, puisque c’était le départ du nouveau César pour une guerre où il devait rencontrer des ennemis bien préparés à la lutte, et où il pouvait être frappé par l’aveugle hasard. La gravité de la circonstance ressort mieux encore de ces paroles par lesquelles termina l’empereur : « Ce n’est pas ici que j’y puis mettre ordre. » C’était de la victoire qu’il attendait la restauration des finances. Il fallait qu’il fût vainqueur, qu’il le fût aussitôt, car dans le cas d’un échec ou seulement d’une victoire douteuse il eût été impossible au trésor de lui fournir le moyen de tenter un nouvel effort. L’empereur cependant partait calme et confiant. Sa foi en sa fortune n’était pas l’effet d’un aveugle fatalisme ; c’était le sentiment qu’il avait de la supériorité de son génie militaire, que les Autrichiens avaient tant de fois éprouvée en Italie. C’était la conscience de l’ascendant que lui donnait la bonté de sa cause : dans cette guerre d’Allemagne, ce n’était pas lui qui était l’agresseur ; il était injustement attaqué par un ennemi qui se flattait en vain de le surprendre, et puis dans le champ-clos où l’Autriche le forçait de descendre, il se présentait comme le champion déclaré de la civilisation, car son drapeau était celui de la révolution française, régénérée et réglée comme un torrent dévastateur qui serait rentré dans son lit, changé en un fleuve majestueux ; c’était l’étendard de la liberté civile, et d’une égalité chère à tous les peuples. Selon une observation de M. Mollien, il avait à cette époque une armée parfaitement aguerrie, à laquelle aucune autre ne pouvait se comparer, non-seulement pour l’habitude de la guerre, la solidité et la discipline, mais surtout pour la valeur morale des hommes, car la grande voix de principes généreux y faisait battre les cœurs, et dans les rangs des Autrichiens cette voix se taisait. Ce n’est pas parmi ces derniers que le soldat pouvait se dire qu’il combattait pour assurer à sa famille et à la masse du genre humain un sort meilleur et une nouvelle dignité ; ce n’est pas là que chacun tressaillait à cette pensée, qu’il portait son bâton de maréchal dans sa giberne[34].

La situation financière était critique, on va le voir. Les obstacles que M. de Barbé-Marbois avait trouvés sur son chemin étaient peu ordinaires ; mais il avait été mal inspiré dans ses tentatives pour les surmonter. Avec un budget des recettes qui était insuffisant, et le peu de ressources qu’il avait dans l’esprit, il pouvait faire honneur à la totalité des ordonnances par lesquelles les autres ministres disposaient des crédits qui leur étaient ouverts, et il suffisait qu’un certain nombre de ces titres ne fussent pas acquittés au terme qui leur était propre pour qu’ils fussent tous atteints d’un discrédit. Peu après la rupture de la paix d’Amiens, les ordonnances des ministres sur le trésor subirent une dépréciation plus grande qu’auparavant, parce que les entrepreneurs des services étaient payés avec plus d’irrégularité ; même lorsqu’elles n’avaient plus que très peu de jours à courir, elles étaient offertes à perte. Informé de ce fait par M. Mollien, M. de Barbé-Marbois montra le plus grand étonnement et refusa d’y croire. Pour l’en convaincre, il fallut que M. Mollien en rachetât pour le compte de la caisse d’amortissement une certaine quantité. La dépréciation des ordonnances était accompagnée de celle des obligations des receveurs-généraux, non que la caisse d’amortissement eût cessé de les garantir et de les payer en cas de protêt, mais le ministre du trésor, n’ayant pas de ressource meilleure et se voyant obligé de faire de l’argent, en répandait ou en laissait répandre sur la place plus que celle-ci n’en pouvait supporter. En cela, les intentions de M. de Barbé-Marbois étaient outrepassées à son insu, ainsi qu’on le verra dans un instant. Le discrédit des obligations s’étendait, par la même raison, aux bons à vue.

Le remède eût consisté à négocier un emprunt ; après tout, il n’eût pas été difficile alors au gouvernement français de trouver, avec le concours des capitalistes hollandais et de ceux des villes anséatiques ou de Francfort, 100 millions et plus par cette voie ; mais Napoléon avait l’emprunt en aversion. Il ne pouvait écarter de devant ses yeux l’abus qui en avait été fait sous l’ancien régime, les scandaleux manques de foi dont le trésor royal avait donné le spectacle pour s’être obéré de dettes. L’école financière d’avant la révolution réprouvait l’emprunt. Colbert lui-même, avec l’étendue et la supériorité de ses vues, y était énergiquement opposé, sans doute parce que, connaissant le penchant de Louis XIV à la prodigalité, il comprenait que ce prince, une fois lancé dans les emprunts, s’y livrerait éperdument et en abuserait jusqu’à ruiner l’état, et qu’avec lui l’usage du crédit public serait non pas le moyen d’éviter l’exagération de l’impôt, mais au contraire l’occasion de le porter au-delà de toute mesure. Lorsque dans la guerre de Hollande le président Lamoignon, que Louis XIV avait fait appeler pour départager Louvois, qui voulait emprunter à outrance, et Colbert, qui se refusait aux emprunts, se fut prononcé dans le sens de Louvois, Colbert lui dit ; « Voilà donc la carrière ouverte aux emprunts, par conséquent à des dépenses sans fin et à des impôts illimités ; vous en répondrez devant la postérité. » Et il ajouta : « Croyez-vous que je ne susse pas comme vous qu’on pouvait trouver de l’argent à emprunter ? mais connaissez-vous comme moi l’homme auquel nous avons affaire, sa passion pour la représentation, pour les grandes entreprises, pour tout genre de dépenses ? » Les traditions de Colbert, présentes à l’esprit de Napoléon, exerçaient sur lui une grande influence.

L’Angleterre, il est vrai, offrait un exemple opposé ; elle avait emprunté de tout temps, et constamment elle avait fait honneur à ses engagemens ; à ce moment même, elle empruntait plus que jamais. Il ne se passait pour ainsi dire pas une session du parlement qui ne fût marquée par une nouvelle émission de rentes, et la confiance du public anglais dans ces valeurs ne faiblissait pas ; mais quoiqu’il reconnût bien la grandeur et la force de la civilisation anglaise, ce n’est pas de ce côté que Napoléon allait chercher des modèles. On doit croire que les emprunts de l’Angleterre le détournaient d’emprunter par leur énormité même. Dans combien de circonstances l’abus n’est-il pas, pour tous les hommes, une objection contre l’usage modéré ! Il commençait à faire dire que l’Angleterre ne tarderait pas à être écrasée sous le poids de sa dette ; il pouvait donc craindre que l’emprunt, s’il y avait recours, ne lui fût reproché comme une contradiction. En fait, la négociation d’un emprunt était hors de la question. Durant tout le règne de Napoléon, il ne devait être émis de rentes sur l’état que par une voie détournée, qui même ne les répandait qu’en très petite quantité parmi les particuliers. Le plus souvent on les donnait à des institutions publiques en remplacement d’autres valeurs dont elles se dépouillaient, et c’est ainsi qu’a été tenu l’engagement que sans nécessité Napoléon avait pris envers lui-même, quand il avait écrit de Milan à son ministre du tiésor, en mai 1805 : « De mon vivant, je n’émettrai aucun papier. »

Un ministre d’un esprit plus ingénieux et plus fécond aurait trouvé quelque expédient qui lui procurât la somme indispensable pour les dépenses de la grande guerre qu’on faisait alors ; avec 100 millions, il y aurait eu de quoi subvenir à tous les besoins. M. de Barbé-Marbois n’avait découvert rien de mieux que de se livrer à une association de capitalistes qui avaient pris auprès de lui la position occupée sous l’ancien régime par les banquiers de la cour. Ils se chargeaient de négocier les obligations et les bons à vue ; ils faisaient ou plutôt ils paraissaient faire des avances sur ces valeurs.

Antérieurement, M. de Barbé-Marbois avait établi, pour la négociation des titres qu’il avait entre les mains, un comité de receveurs généraux ; il l’avait fait malgré lui, et sur l’ordre formel de Napoléon. En cela, Napoléon avait suivi les bons avis du ministre des finances Gandin, ou du troisième consul Lebrun ; c’était aussi l’opinion de M. Mollien, qui, mis en présence du ministre du trésor sur ce terrain par le premier consul lui-même, avait profité de cette entrée en matière pour exposer ensuite en particulier au ministre ses justes idées sur ce sujet. M. Mollien insista auprès de M. de Barbé-Marbois sur ce que les receveurs-généraux étaient les escompteurs naturels des obligations et des bons à vue, puisqu’ils étaient tenus de les acquitter définitivement, et que, sans accélérer beaucoup la rentrée des contributions, ils avaient le moyen de se procurer tous les fonds à ce nécessaires. Il lui fit remarquer que tout banquier qu’il chargerait de ces escomptes ne serait, entre le trésor et ses comptables, qu’un intermédiaire superflu qui n’avancerait au trésor que son propre argent par le moyen d’arrangemens avec les receveurs-généraux, car ceux-ci avaient le montant des impôts entre les mains bien avant l’époque où ils étaient tenus de les remettre à l’état. Il lui donna encore d’autres bonnes raisons, tirées de ce qu’alors le ministre surveillerait beaucoup mieux ses subordonnés les receveurs-généraux, et les obligerait à se surveiller les uns les autres une fois qu’il les aurait organisés en comité. M. de Barbé-Marbois ne fut cependant pas convaincu. Quand il eut créé l’instrument contre son gré, il ne sut pas le faire fonctionner, et après un certain laps de temps passé en essais infructueux, il se fit autoriser à traiter avec une association de banquiers qui prirent le nom de négocians réunis, et qu’on appelait aussi les faiseurs de service ; c’est ainsi qu’il se jeta dans les bras d’un financier fort célèbre, M. Ouvrard.

Ouvrard est une des figures les plus curieuses de la période révolutionnaire et de l’époque napoléonienne. Beaucoup de personnes actuellement vivantes l’ont connu, car il y a peu d’années qu’il est mort. Il a laissé chez tous ceux qui l’ont vu le souvenir d’un homme des plus heureusement doués. Il était hardi à concevoir, prompt et plein de dextérité dans l’exécution, extrêmement ingénieux à imaginer des expédions et des ressources, et persuasif jusqu’à la séduction. Il recherchait la richesse bien moins à cause des jouissances qu’elle peut procurer que parce que c’était à ses yeux une forme de la puissance. Pour lui, les grandes affaires étaient un besoin, et il n’était pas d’opération si vaste qu’il ne crût pouvoir l’entreprendre et la faire réussir. Dans le cours de la révolution, il s’était enrichi par des spéculations intelligentes. Il avait à peine dix-neuf ans lorsqu’il en conçut une qui lui fut très profitable. Son père était un propriétaire de papeteries des environs de Clisson, ce qui fixait, l’attention du jeune homme sur cette branche d’industrie. Dès que la révolution de 1789 eut éclaté, il se dit que l’imprimerie allait prendre des développemens énormes, car on devait profiter avec une sorte de frénésie de la liberté de la presse, dont enfin on était mis en pleine possession ; donc le prix du papier devait éprouver une très forte hausse. Sur cette prévision, en s’aidant des relations de son père, il acheta aux manufactures de papier du Poitou et de l’Angoumois tout le papier qu’elles pourraient fabriquer. Peu de temps après, il cédait ses marchés pour 300 000 fr. Ce fut le commencement de sa fortune. Sous le directoire, il menait une existence fastueuse ; il vivait dans l’intimité de quelques-uns des directeurs, particulièrement de Barras, et ne dédaignait pas de se servir pour ses affaires du crédit qu’il avait auprès d’eux. Il faisait à cette époque des fournitures considérables aux armées. Il remplissait le même office de fournisseur auprès du gouvernement espagnol pour sa flotte, avec de très grands profits ; c’est ainsi qu’il noua avec le cabinet de Madrid des relations que nous verrons bientôt acquérir des proportions sans exemple. Vers le 18 brumaire, il n’avait pas moins de 30 millions, ce qui a été de tout temps et en tout lieu une fortune extraordinaire ; mais c’était alors une exception dans l’exception. Une si grande richesse, qu’il étalait sans contrainte, attirait tous les regards. L’usage libéral qu’il en savait faire, uni à l’agrément de son esprit et de ses manières, lui donnait beaucoup d’amis, même parmi les personnages les plus importans de l’état. Son château du Raincy était le rendez-vous de la société la plus élégante de Paris ; les généraux les plus renommés, les diplomates, les étrangers de distinction y faisaient avec lui des parties de chasse dans un équipage qui rappelait celui des princes. Quand le roi et la reine d’Étrurie vinrent à Paris, ce fut dans l’hôtel d’Ouvrard qu’ils descendirent, et ils y trouvèrent la plus splendide hospitalité. Cambacérès, qui devait bientôt être second consul, avait été peu auparavant le directeur du contentieux de sa maison. Il avait les meilleurs rapports avec Berthier, l’Éphestion du nouvel Alexandre, et avec M. de Talleyrand, dont le crédit était immense.

Au sujet du crédit public, ses opinions étaient celles qui ont prévalu depuis. Il considérait que c’était une grande machine politique, et que lorsqu’on se refusait à l’employer dans une certaine limite et dans des circonstances déterminées, on privait le pays d’élémens précieux pour sa prospérité, le gouvernement d’un moyen de puissance. Sa conviction à cet égard était ardente ; il l’exprimait en toute occasion aux personnes qu’il supposait y pouvoir quelque chose.

Il avait connu Napoléon pour l’avoir vu dans quelques salons, quand le futur dominateur de l’Europe n’était qu’un général d’artillerie hors d’emploi, n’ayant pour tout bien que la cape et l’épée, comme dit le notaire de Mme de Beauharnais lorsqu’elle vint lui parler de son projet de maringe. Ces relations antérieures furent un malheur pour Ouvrard ; il semble qu’il ne put jamais oublier que Napoléon et lui s’étaient rencontrés dans des positions respectives telles que celui des deux qui excitait l’envie du vulgaire, ce n’était pas Napoléon. Le premier consul aussi avait, par rapport à Ouvrard, la mémoire des mêmes temps. Soit qu’alors l’opulent financier l’eût blessé involontairement ou de propos délibéré, soit qu’il ne jugeât pas à propos d’entretenir des relations un peu étroites avec un homme qui avait été dans la familiarité de Barras, et qui avait vécu comme la mode était de vivre dans ce milieu, soit par tout autre motif, il manifesta aussitôt de l’éloignement pour Ouvrard. Il est permis de penser aussi qu’il était irrité de ce qu’Ouvrard, à qui, à l’avènement du gouvernement consulaire, il avait fait demander de prêter au gouvernement une somme considérable[35], s’y était refusé, d’une manière dédaigneuse peut-être, quoique, selon les propres expressions du financier, la position de ses affaires lui permit d’acquiescer à cette demande. Cependant ce tort d’Ouvrard avait été durement expié : en riposte à son refus, un arrêté consulaire avait modifié d’une façon qui lui était fort préjudiciable un arrêté du directoire réglant comment il serait remboursé d’une somme de 10 millions qu’il avait prêtée au mois de brumaire an vii. Il fut même arrêté quelques jours après, mais, sur les instances de ses amis, relâché presque aussitôt. Sur un pareil début avec le gouvernement consulaire, tout autre se fût rebuté ; mais il semble qu’Ouvrard fût fasciné par le génie de Napoléon, ou bien la passion des affaires l’entraînait avec une force irrésistible. Malgré les rigueurs dont il était l’objet, au lieu de liquider ses entreprises, il les agrandit. Il continua de rechercher de préférence et même exclusivement les opérations avec l’état. Il ne cessait d’adresser des projets au gouvernement, à l’homme qui était le gouvernement à lui tout seul. Traqué, emprisonné, accablé du poids du courroux de l’empereur, dépouillé de sa fortune, il y revenait sans cesse. En 1815, à la bataille suprême, on le voit à cheval au Mont-Saint-Jean aux côtés de l’empereur, auprès de lui encore dans la fuite jusqu’à Paris, comme munitionnaire général et conseiller officieux en matière de finances.

En l’an viii, il s’était chargé de l’approvisionnement de l’armée de réserve qui fit la campagne de Marengo, et malgré beaucoup de difficultés, il s’en était fort bien acquitté. Dans la disette dont fut marqué l’an XI, il se rendit utile par les masses de grains qu’il sut réunir. À l’époque du camp de Boulogne, on lui offrit la fourniture générale de la marine ; il L’accepta, de concert avec Vanlerberghe, homme fort entendu aussi dans les affaires et plus modéré dans ses entreprises, qui avait une grande expérience dans l’art d’organiser les approvisionnemens.

L’association à laquelle, dans son angoisse, s’adressa Barbé-Marbois pour sortir de peine était composée d’Ouvrard, de Vanlerberghe et de Desprez, ancien garçon de caisse devenu banquier, qui était fort habile à négocier les effets du gouvernement. Le premier traité des négocians réunis avec le ministre du trésor est du 4 avril 1804. Il fut suivi d’un autre du 8 juin de la même année. Ils se chargeaient de placer les obligations des receveurs-généraux ; ils devaient en outre avancer le montant des traites fournies par le gouvernement espagnol, qui ne les soldait pas. L’avantage des négocians réunis dans ces transactions consistait en ce que le trésor acceptait pour argent comptant une certaine partie des créances qui avaient pour origine leurs vastes fournitures. Ainsi, sur les 50 millions du traité du 4 avril, Ouvrard remettait au trésor 20 millions d’ordonnances à son profit des ministres de la guerre et de la marine ; sur les 150 millions du marché du 8 juin, il y avait de même 48 millions en ordonnances semblables. Un troisième traité du 27 germinal an xiii (17 avril 1805) portait sur une somme de 400 millions ; il y était dit que le trésor recevrait comme de l’argent les ordonnances de la guerre et de la marine qui restaient entre les mains des négocians réunis.

Au point de vue de l’honneur et de l’équité, ces différens traités n’avaient rien que de convenable ; l’honneur et l’équité, en effet, n’avaient rien à redire à ce que des entrepreneurs de services reçussent le solde de leurs fournitures, ainsi qu’ils avaient dû y compter. En cela, M. de Barbé-Marbois ne faisait rien que remplir les engagemens de l’état. Il tombe néanmoins sous le sens que cette combinaison ne diminuait pas les embarras du trésor, car en faisant servir les obligations de l’exercice et les valeurs semblables du trésor à payer l’arriéré de la guerre et de la marine, on se plaçait dans l’impossibilité de subvenir au service courant. M. de Barbé-Marbois alla même en 1805 jusqu’à laisser M. Desprez disposer d’une partie des obligations de l’exercice 1806. C’était retomber dans le système des anticipations, qui avait eu de si funestes conséquences sous l’ancien régime.

Le portefeuille des négocians réunis était gorgé de traites souscrites par le trésor espagnol, dont l’échéance était passée ; il y en avait pour 32 millions. Ouvrard se rendit à Madrid non-seulement pour en hâter le recouvrement, mais aussi avec une mission spéciale de M. de Barbé-Marbois, pour obtenir, dans l’intérêt du trésor, le paiement du reste du subside qui était dû. Il arriva dans cette capitale en septembre 1804. Il y trouva un gouvernement caduc, qui pâlissait d’inanition au milieu d’un des pays les mieux dotés de la nature. La détresse financière de l’Espagne était à ce point, qu’au lieu d’aller, salon l’usage, passer une saison dans les résidences royales, la cour restait à Madrid faute d’une somme de 500 000 fr. pour les frais du déplacement. Pour comble de malheur, la disette accablait la Péninsule, et le cabinet de Madrid était dans l’impuissance de faire rien qui soulageât les souffrances des populations. Il semblait qu’un créancier qui venait, appuyé par le gouvernement français, pour réclamer un premier arriéré de 32 millions, ainsi qu’un reliquat considérable qu’il s’agissait de régler promptement, ne pût manquer d’être un terrible personnage, de la part duquel il fallût se résigner à subir des scènes de mauvaise humeur et de rudes exigences. On l’attendait le trouble dans l’âme ; mais Ouvrard se présenta tout différemment. Le trésor espagnol était à sec ; dès la première entrevue, le ministre des finances le lui déclara d’un ton qui ne permettait pas le doute. Ouvrard alors ne perdit pas son temps à articuler des reproches superflus. Il débuta en offrant et en comptant aussitôt les 500 000 fr. dont la cour avait besoin pour se rendre à Aranjuez. Il gagna ainsi la confiance du prince de la Paix et de la reine. Il caressa les plus chères espérances du favori en lui insinuant que si l’Espagne tenait bien ses engagemens financiers envers la France, ce serait pour lui le moyen d’arriver au rang de prince souverain pour lequel se croyait fait cet ambitieux vulgaire. Quand on lui parla des embarras que causait la disette, il proposa ses bons offices pour y mettre fin en faisant venir à ses risques et périls des blés de l’étranger, et surtout de la France. À cet effet, il fallait obtenir la faculté d’en exporter de l’empire français. Il la sollicita, dit-il, par l’intermédiaire de M. de Barbé-Marbois, et il l’obtint moyennant un droit de sortie de 2 fr. par quintal métrique payée au trésor français. Il prit ostensiblement ses dispositions pour une opération du montant de 52 millions. Grâce à lui, les arrivages se succédèrent. Les blés que la spéculation retenait dans les greniers baissèrent rapidement. La population cessa d’avoir la cruelle perspective de la famine, et le gouvernement espagnol cessa de craindre le soulèvement de Madrid, Ainsi le créancier chez qui on s’était attendu à trouver un homme impitoyable, avec l’impérieuse volonté de Napoléon derrière lui pour faire valoir ses droits, s’était métamorphosé en un bienfaiteur pour le pays et pour la cour, en un protecteur pour le prince de la Paix, en une sorte d’enchanteur qui n’avait qu’à frapper du pied la terre pour en faire sortir des ressources inespérées. Dès lors la faveur d’Ouvrard à Madrid fut sans limites. Il avait déjà fait pressentir ses idées, il les déroula ; il ne s’agissait de rien moins que de régénérer les finances et l’industrie, que dis-je ? la politique même de l’Espagne. Au moyen de cette résurrection, en l’escomptant avec modération, Ouvrard devait être remboursé de tout ce qui était dû à lui-même et au gouvernement français, et il ouvrait à ses entreprises une carrière indéfinie.

Le projet d’Ouvrard était grandiose, d’une exécution fort difficile à quelques égards, mais non pas chimérique. Sur le premier plan figurait une opération fondée sur les trésors que renfermaient les caisses du gouvernement à Mexico et à Lima, mais dont la sortie était empêchée par les croiseurs multipliés et infatigables que le cabinet anglais avait répandus sur les mers dans les parages de l’Amérique espagnole, comme des oiseaux de proie. Un emprunt sur la Hollande, que la perspective de ces richesses métalliques devait faciliter, aurait fourni des ressources immédiates. Un des frères d’Ouvrard, qu’il avait envoyé en 1800 à Mexico pour la rentrée de 4 millions de piastres à lui déléguées par la cour d’Espagne, y avait constaté l’existence d’un grand dépôt de métaux précieux. C’était cet argent et cet or qu’il fallait faire venir, et avec son esprit ingénieux et hardi, Ouvrard en avait trouvé le moyen infaillible et à l’abri de toute mauvaise chance : c’était d’y intéresser le gouvernement anglais, dont l’assentiment pouvait et devait s’obtenir moyennant quelques sacrifices, car l’Angleterre éprouvait alors bien plus que le continent le besoin des métaux retenus par la guerre dans les colonies de l’Espagne. Depuis le mois de février 1797, la banque d’Angleterre avait suspendu ses paiemens en espèces ; la pluie d’or et d’argent qu’Ouvrard allait tenir dans sa main ne pouvait-elle pas soustraire cette grande institution aux dangers de sa position fausse ? L’événement a prouvé que la pensée d’Ouvrard n’avait rien que de réalisable, puisqu’elle a été réalisée par d’autres. Il assure même dans ses Mémoires qu’après un premier refus Pitt avait cédé, et qu’il devait fournir quatre frégates pour le transport[36].

Mais dans les projets d’Ouvrard l’idée de disposer des piastres entassées dans l’Amérique espagnole n’était que la préface. Le financier se proposait d’avoir le commerce de ces contrées avec des pouvoirs tels que les intérêts de ces admirables possessions fussent tous venus aboutir dans sa main. Un acte fut passé en effet, le 26 novembre 1804, par lequel une société était formée entre le financier français M. Ouvrard et sa majesté Charles IV, dénommée en toutes lettres, pour toute la durée de la guerre. La raison sociale était Ouvrard et Cie c’est-à-dire qu’Ouvrard en était le seul gérant. Il était autorisé, pour le compte de la société, à introduire dans toutes les colonies espagnoles du Nouveau-Monde autant qu’il le voudrait de marchandises et de denrées, et d’en exporter, pendant le même laps de temps, toutes les productions, et spécialement les matières d’or et d’argent. Sa majesté catholique s’obligeait à mettre à la disposition de la société toutes les licences nécessaires pour l’expédition des bâtimens d’Europe en Amérique, conformément aux indications données par Ouvrard. Ce traité marchait de pair avec un autre par lequel Ouvrard était chargé de faire des emprunts pour la caisse royale de consolidation de la dette espagnole.

En exécution de ces traités, Ouvrard devait recevoir et reçut des traites d’un montant de 52 millions et demi de piastres, qui, à 5 francs 41 centimes, représentaient une valeur de près de 300 millions[37]. C’était le lest qui devait soutenir son navire et qui pouvait le sauver, à la condition qu’on parvînt à faire promptement sortir du Nouveau-Monde les piastres que ces traites représentaient ou seulement une bonne partie.

En même temps des ordonnances royales, convenues avec lui, devaient opérer en Espagne un grand nombre de réformes qui auraient réveillé l’agriculture et l’industrie manufacturière, développé la richesse du pays, et par conséquent donné une grande consistance aux finances de l’état. D’après les détails consignés dans les Mémoires d’Ouvrard, ce n’était rien moins qu’une révolution semblable à la nôtre de 1789, mais accomplie sans violence ni secousse, par l’initiative de la royauté. C’est ainsi qu’une partie[38] des biens du clergé devait être vendue, et remplacée entre les mains des communautés religieuses ou des fabriques par des rentes sur l’état, inscrites au grand livre de la dette publique. Le pape Pie VII, alors auprès de l’empereur, y avait donné son assentiment.

On peut critiquer Ouvrard de n’avoir pas restreint ses projets à des proportions beaucoup moindres, d’avoir supposé qu’il pouvait tenir en sa main tout le commerce d’importation et d’exportation des immenses contrées de l’Amérique espagnole, et c’était trop de présomption à lui d’aspirer à l’honneur d’être tout seul le réformateur et le bon génie de la monarchie espagnole. Il était téméraire de former de pareils desseins sans s’être assuré de l’assentiment de l’empereur. La partie du projet qui concernait les colonies espagnoles en Amérique avait un grand défaut : la convention passée avec le roi Charles IV était d’une durée trop indéterminée ; elle devait cesser avec la guerre. De vastes opérations de commerce veulent avoir devant elles un espace plus certain, et il eût mieux valu stipuler que la société commencerait à la paix, car avec la guerre elle était du succès le plus problématique. Au contraire, en se réservant la faculté d’y donner une part au commerce anglais, on se ménageait un moyen de négocier la paix. À ces observations, on peut répondre que le traité du 26 novembre 1804 n’était qu’un premier jet, et que plus tard, bientôt, on y eût apporté toutes les améliorations désirables. En résumé, s’il est vrai qu’une transaction financière qui se fût bornée aux mesures nécessaires pour faire sortir les piastres des ports de la Vera-Gruz et de Porto-Bello eût soulevé infiniment moins d’objections, reste pourtant que, quelque gigantesques proportions qu’Ouvrard eût données à son programme, l’objet qu’il se proposait n’avait rien que de louable, rien que d’avantageux à la France et à l’Espagne, et que, sous la réserve de quelques modifications, il n’était point impraticable, pourvu toutefois que le puissant empereur des Français condescendît à faire sien un projet émané d’un homme qu’il n’aimait pas et dont il se défiait, un plan dont il n’avait pas reçu communication, et qu’on lui avait caché jusqu’au dernier moment.

Cependant les événemens se pressèrent plus qu’Ouvrard ne l’avait supposé, les incidens financiers survinrent et engendrèrent des difficultés inextricables pour un ministre tel que M. de Barbé-Marbois, qui ne brillait point par la dextérité. Au milieu de la crise, le plan d’Ouvrard ne pouvait manquer de tomber en éclat, et c’est ce qui arriva.

Pour l’accomplissement de ses desseins, Ouvrard, par lui-même ou par M. Desprez, avait puisé à pleines mains dans les coffres du trésor français. Quand il avait donné à M. de Barbé-Marbois 32 millions en échange des traites du gouvernement espagnol, c’était là qu’il les avait pris. Quand il avait acheté des blés pour le compte de la ville de Madrid, c’est de là qu’il avait tiré la somme nécessaire. Quand il s’était chargé du service des armées de terre et de mer de l’Espagne, c’est toujours avec l’argent de la France qu’il avait pu y subvenir. Quand il avait patroné diverses entreprises ou sociétés, jusques et y compris une compagnie des Philippines, c’était encore avec les fonds du trésor de la France. Les associés battaient monnaie tant bien que mal, à Paris, avec les obliqations et les bons à vue qu’ils prenaient dans le portefeuille de M. de Barbé-Marbois ; ils s’en étaient procuré la clé, par un procédé qui rappelait le temps de Barras, en achetant à prix d’argent le secrétaire du ministre abusé. Toutes leurs ressources personnelles, qui cependant étaient grandes, étaient absorbées de longue main par les avances qu’ils faisaient à l’état en approvisionnemens de tout genre pour les armées, avances qui constituaient un service distinct de celui de la négociation des valeurs, et qu’on ne leur remboursait pas.

Au nom des négocians réunis, ou en son nom propre, M. Desprez faisait argent des valeurs du trésor en les cédant à tout prix, dans sa position désespérée. Il résulte des relevés présentés plus tard par la société que les frais de ces négociations étaient montés à la somme incroyable de 43 millions. Procéder à de telles conditions, c’était courir à une perte certaine. Ouvrard sentait bien, lui qui était partisan enthousiaste du crédit public, qu’un emprunt fait par l’Espagne lui rendrait à lui-même les plus grands services. Il avait donc couru en Hollande pour cet objet, était entré en négociation avec la maison de banque Hope, la plus renommée d’Amsterdam, et en avait obtenu une première somme. De là il était retourné à Madrid, où il avait ajouté de nouveaux fleurons à sa couronne d’entrepreneur général, de nouveaux titres à la confiance des capitalistes. Il avait obtenu la ferme des mines de mercure et la fourniture des tabacs à la ferme-générale. Mais pendant ce temps, la guerre s’était allumée entre la France et l’Autriche, et les embarras du trésor, qui avait à subvenir à un surcroît de préparatifs, étaient devenus extrêmes. À la recommandation pressante du ministre, la Banque de France acceptait toutes les valeurs que lui apportait M. Desprez, et dont une partie était formée des engagemens personnels de ce financier. En retour, elle lui donnait des billets de banque, et ainsi tous les canaux de la circulation étaient encombrés de ces billets. Comme il arrive nécessairement quand la masse de ces signes excède les besoins des affaires, le public les rapportait à la Banque pour les échanger contre des espèces, et l’encaisse métallique de la Banque s’évanouissait à vue d’œil. Des attroupemens de porteurs de billets, avides d’en obtenir l’échange, se formaient autour de l’hôtel de la Banque, et la police craignait que la paix publique n’en fût troublée. En même temps que M. Desprez épuisait la Banque de France, il retirait des caisses des receveurs-généraux tout l’argent qui s’y versait : M. de Barbé-Marbois lui en avait donné l’autorisation. Il en résultait que lorsque la Banque présentait aux recettes générales les obligations que M. Desprez lui avait fait escompter, elle n’y trouvait plus, au lieu d’espèces, que les bons de M. Desprez. Ce n’était pas avec ce papier qu’elle pouvait satisfaire les porteurs de ses billets. La Banque poussait des cris de détresse, et dissimulait par des artifices assez grossiers la nécessité à laquelle elle était réduite, de suspendre le remboursement des billets en espèces. Le conseil de gouvernement que l’empereur avait laissé derrière lui à Paris perdait la tête. Pour achever la ruine des projets d’Ouvrard, la caisse de consolidation de la dette publique d’Espagne, qui était un des instrumens dont il se servait, et sur lesquels il comptait, suspendait elle-même ses paiemens. Il devenait ainsi bien malaisé d’obtenir des capitalistes hollandais qu’ils se chargeassent d’un emprunt considérable au profit de l’Espagne, car quel fond faire sur un gouvernement tombé en banqueroute, et quel crédit lui accorder ?

La crise de la Banque de France avait mis à découvert l’impuissance des négocians réunis pour le service du trésor ; on apercevait même, ce qu’on aurait dû savoir déjà, qu’au lieu d’être en avance avec le trésor, la société lui devait des sommes très importantes, dont cependant on ne soupçonnait pas encore toute la grandeur. Le conseil de gouvernement avait rompu avec la société en ce qui concernait le service du trésor. Elle restait cependant chargée de la fourniture des vivres de l’armée, et sous l’inexorable nécessité qu’on ressentait, on lui avait fait de nouvelles avances. Pour la négociation des valeurs du trésor, on en était revenu à un comité des receveurs-généraux au nombre de cinq.

La prise d’Ulm et la capture de l’armée de Mack avaient soutenu l’esprit public et empêché la crise de s’aggraver. La victoire d’Austerlitz acheva de calmer les esprits. Jamais victoire ne fut plus opportune, mais aussi jamais on n’en vit de plus décisive. Elle fut promptement suivie de la paix, avec l’Autriche du moins. Le traité de Presbourg fut signé vingt-quatre jours après la bataille d’Austerlitz, le 26 décembre. On sait que l’Autriche y perdit tout ce que le traité de Lunéville lui avait laissé en Italie, ainsi que le Tyrol. Elle dut payer une contribution de 40 millions, indépendamment de ce que le vainqueur avait trouvé dans les caisses publiques, des approvisionnemens en nature qu’il avait recueillis dans les arsenaux et des vivres fournis à l’armée par le pays. Quant à la Russie, son jeune et brillant empereur était tombé dans un abattement profond. Il rentrait avec les débris de son armée dans ses déserts, humilié du désastre qu’il venait de subir, honteux du stratagème où il avait compromis sa signature impériale pour échapper à l’étreinte du maréchal Davoust, ce qui ne l’avait pas empêché d’être à la merci du vainqueur. Ainsi, comme par un coup de théâtre, la situation, d’inquiétante qu’elle était, était devenue excellente, et le trésor ne pouvait manquer de s’en ressentir.

Pendant la crise de la Banque, la caisse d’amortissement, c’est-à-dire M. Mollien, s’était distinguée, tandis que l’administration du trésor et celle de la Banque manquaient d’intelligence, et que le conseil de gouvernement qui remplaçait l’empereur se comportait en aveugle et agissait assez brutalement envers le public. La Banque aurait du faire venir des matières d’or et d’argent du dehors : elle se borna à demander des espèces aux banquiers des départemens, en échange de la remise qu’elle leur faisait d’effets recouvrables sur leurs places. Par contre, les messageries qui s’éloignaient de Paris, retournaient chargées de sommes égales à celles qu’elles avaient apportées, car les départemens redemandaient aussitôt des écus pour remplacer ceux qu’on venait de leur ravir. De cette façon, le numéraire métallique manquait partout, excepté sur les grandes routes. Au contraire M. Mollien, grâce à l’esprit d’observation qui lui était propre, s’était sans effort procuré tout l’argent dont la caisse d’amortissement pouvait avoir besoin. Dans la foule d’effets à terme que les faiseurs de service négociaient pour le compte du trésor public, il avait choisi de préférence, pour l’emploi de ses fonds libres, les obligations des receveurs-généraux des départemens de Seine-et-Oise, Seine-et-Marne, Eure-et-Loir et Oise ; ces départemens, approvisionnant Paris de denrées de toute sorte, en recevaient du numéraire métallique en grande quantité, et en possédaient un excédant qu’il était aisé de reprendre.

La caisse d’amortissement fut ainsi en mesure de continuer le service de l’intérêt des cautionnemens en écus, d’offrir de l’argent à ceux de ses créanciers qui refusaient les billets de banque, et d’accepter de ses débiteurs ces mêmes billets au pair, alors que sur la place ils étaient en perte de 10 pour 100 et plus.

Les embarras du trésor contribuèrent à la détermination que prit l’empereur de conclure rapidement la paix avec l’Autriche et de traiter l’empereur de Russie avec une magnanimité dont ce prince aurait pu se souvenir quand la changeante roue de la fortune l’eut rendu à son tour l’arbitre des destinées, en 1814. L’empereur se hâta de rentrer à Paris. Il avait écrit à M. de Barbé-Marbois de se tenir prêt à rendre compte de ce qui s’était passé. Il avait même eu un instant l’intention de le faire arrêter. Arrivé le 25 janvier dans la nuit, il convoqua pour le 26 à huit heures du matin un conseil de finances qu’il composa des deux ministres des finances et du trésor, de M. Mollien et de deux conseillers d’état, MM. de Fermon et Cretet. Il permit à peine qu’on lui adressât quelques mots sur une campagne si promptement et si glorieusement terminée. « Nous avons, dit-il, à traiter des questions plus sérieuses : il paraît que les plus grands dangers de l’état n’étaient pas en Autriche. Écoutons le rapport du ministre du trésor. » M. de Barbé-Marbois commença en effet la lecture d’un rapport écrit. Il était calme, ainsi qu’il convient à un homme à qui sa conscience ne reproche rien. L’empereur le laissa lire pendant plusieurs heures ; mais enfin, à bout de patience, il l’interrompit en s’écriant : « Ils vous ont trompé, ils ont abusé de votre droiture, à laquelle je rends justice. Ils n’ont gagné la confiauce de l’Espagne qu’en lui livrant les fonds qu’ils ont pris au trésor public de la France. C’est nous qui avons payé un subside à l’Espagne au lieu de celui qu’elle nous devait. Maintenant la traîne est dévoilée, je veux interroger en personne ceux qui l’ont ourdie. » L’ordre fut donné de faire venir les faiseurs de service, Ouvrard et Desprez, et le premier commis du trésor, spécialement chargé du détail des négociations et attaché comme secrétaire au cabinet de M. de Barbé-Marbois ; c’était lui qui avait livré aux négocians réunis le portefeuille du trésor. « Quoique la scène dont je fus alors témoin, dit M. Mollien, ne soit que trop présente à mon esprit, je n’entreprendrai pas de la décrire ; s’il m’est permis d’employer une figure pour en peindre les effets, je dirai qu’ils faisaient sur moi ceux de la foudre tombant du plus haut du ciel pendant une heure entière sur trois individus sans abri. L’un (Desprez) fondait en larmes, l’autre (le premier commis) balbutiait quelques excuses, le troisième (Ouvrard), immobile comme un roc, ne proférait pas une parole ; mais tout son air semblait dire que, comme rien n’est plus passager qu’une tempête, il ne faut que savoir en attendre la fin. Je doute que tous trois l’attendissent avec plus d’impatience que moi… »

Lorsqu’un signe qui exprimait encore la menace eut averti les comparans qu’ils pouvaient se retirer, l’empereur ne permit pas à M. de Barbé-Marbois de continuer son rapport. Il se trouvait suffisamment instruit, et il congédia le conseil, qui avait duré neuf heures. Au moment où M. Mollien allait sortir, l’empereur le retint, resta seul avec lui, et lui dit : « Vous êtes ministre du trésor, vous prêterez votre serment ce soir ; il faut dès ce soir même prendre possession du ministère. » Comme l’extérieur de M. Mollien n’exprimait ni empressement ni reconnaissance, il ajouta avec vivacité : « Vous ne me persuaderez pas que vous ne voulez pas être ministre ; on ne refuse pas un ministère. » M. Mollien eut la présence d’esprit de répondre que ce qu’il venait d’apprendre l’autorisait à redouter le portefeuille que l’empereur lui destinait, et il ajouta que non-seulement il ne connaissait pas l’organisation du trésor public, mais qu’il ne concevait pas la division des finances en deux ministères. « Vous n’êtes pas appelé à juger cette question, répliqua l’empereur : la France actuelle est trop grande pour qu’un ministre des finances suffise à tout ; j’ai d’ailleurs besoin d’une garantie dans l’administration des finances ; je ne la trouverais pas dans un seul ministère ; les comptes qu’il me présenterait seraient sans contrôle, et quand même j’y croirais, le public n’y croirait pas. Je sais bien que dans l’état où est le trésor vous aurez des difficultés à vaincre, mais le choix que je fais de vous dans une pareille circonstance est le témoignage de ma grande confiance en vous. Je vous aiderai. Je n’ai pas eu besoin d’entendre le rapport entier de M. de Marbois pour deviner que les faiseurs de service avaient détourné peut-être plus de 60 millions ; il faut les retrouver[39]. » Napoléon termina en lui disant de lui indiquer quelqu’un qui pût le remplacer à la caisse d’amortissement, dont il allait étendre les attributions ; il voulait en faire le dépôt des contributions étrangères qu’il considérait comme le patrimoine de l’armée. M. Mollien lui amena M. Bérenger, un des hommes les plus éclairés et les plus honorables que le conseil d’état eût dans son sein, et il alla vaquer à ses nouveaux et difficiles devoirs.

III. — M. Mollien ministre du trésor. — liquidation du passé. — création de la caisse de service. — campagne de Prusse.

Telle fut l’issue du grand projet conçu par Ouvrard. Sa fortune y fut engloutie ainsi que celle de ses associés. Quant à l’Espagne, les espérances de régénération dont elle avait été l’objet, et auxquelles son gouvernement se prêtait, se dissipèrent comme une vaine fumée dans les airs, et ici je ne puis retenir l’expression d’un regret. Ce qu’Ouvrard avait tenté tout seul était infiniment au-dessus de ses forces ; mais pour un homme tel que Napoléon, devant lequel tous les obstacles s’effaçaient, le plan d’Ouvrard, quelque immense qu’il fût, n’était pas impossible. Sauf à être remanié par l’esprit éminemment pratique du grand homme, qui était tout aussi habile dans l’administration qu’à la guerre, le plan d’Ouvrard avait de grandes chances de réussite. C’était un bonheur dont il fallait profiter que cet empressement du gouvernement espagnol à venir au-devant des réformes les plus larges. L’Espagne dès-lors eût été irrévocablement entraînée, pour sa gloire et sa prospérité propre, dans l’orbite de la France et de son chef. Cette occasion manquée, Godoy retomba dans sa versatilité, sa bassesse et ses perfidies, le gouvernement castillan dans son impéritie, et l’empereur, poussé à bout, devait bientôt se laisser entraîner par l’indignation et le dégoût jusqu’à des extrémités funestes pour la France et pour lui-même. Je ne cherche point à excuser les procédés par lesquels le ministre du trésor avait été trompé au point qu’il laissât glisser entre ses doigts la somme énorme que nous dirons bientôt ; mais en faisant sien le projet conçu par Ouvrard, l’empereur ne sanctionnait pas les manœuvres que lui ou Desprez s’était permises : tout au plus les couvrait-il de son pardon. C’est le droit des grands hommes de s’approprier les grandes pensées partout où ils les rencontrent ; c’est même leur devoir.

Le premier soin de M. Mollien fut de bien établir la position du trésor vis-à-vis des négocians réunis. M. de Barbé-Marbois croyait n’être en avance que de 73 millions. Après un examen rapide, deux commissaires, pris dans le conseil d’état, trouvèrent que c’était au moins de 84. Un travail plus complet et plus approfondi que dirigea M. Mollien démontra qu’ils étaient réellement redevables de 141 800 000 francs, évaluation qui resta intacte après qu’ils eurent été admis à discuter devant le conseil d’état, qui était le tribunal compétent, chacun des articles du compte. On pouvait ne pas désespérer de rentrer dans cette somme ; les négocians réunis avaient fait des fournitures aux armées de terre et de mer pour une quarantaine de millions ; c’était autant à valoir sur leur dette. Le traité d’Ouvrard avec la maison Hope, d’Amsterdam, lui avait procuré 10 millions qui étaient en route pour Paris. Napoléon comptait obtenir le reste en procédant vigoureusement contre les négocians réunis, dût-on passer par-dessus les formes et en recherchant leurs co-intéressés, quels qu’ils fussent. Sa première pensée avait été de faire intervenir les tribunaux avec la plus grande rigueur ; mais il sentit bientôt qu’il est de l’intérêt du créancier d’avoir des ménagemens pour le débiteur, et qu’avec un grand déploiement de sévérité, il ne ferait qu’anéantir ce qui restait de la fortune des négocians réunis, au grand détriment du trésor. Il écouta donc les conseils de Cambacérès et de M. Mollien, qu’appuyaient les recommandations de Berthier et de Talleyrand. Après avoir menacé Ouvrard de faire ériger pour lui une potence haute, disait-il, comme les tours de Notre-Dame, il se radoucit, le laissa en liberté, et continua même à la compagnie la fourniture des armées, dont elle s’acquittait bien, mais sous des conditions propres à garantir au trésor d’abondantes rentrées. Tout ce que les négocians réunis avaient de biens-fonds fut saisi et vendu ; on en tira 14 millions. Des procès s’étaient engagés entre eux et leurs associés sur le partage des bénéfices à venir ; ces litiges fournirent des moyens de revendication que les tribunaux consacrèrent, et plusieurs millions rentrèrent au trésor par cette voie. On se retourna ensuite vers l’Espagne, et on lui parla du ton qu’on est porté à prendre quand on dispose, selon les paroles de l’empereur, de cinq cent mille hommes ; on lui déclara qu’elle aurait à payer à la France 60 millions dont elle s’était reconnue débitrice envers Ouvrard, quoiqu’elle assurât n’en avoir reçu effectivement que 36. L’Espagne adhéra à la réclamation ; pour les trois cinquièmes de la somme, M. Mollien reprit le projet d’Ouvrard sur les piastres des colonies espagnoles.

La cour d’Espagne garantissait bien au gouvernement français une remise de piastres, mais c’était à la condition qu’il les reçût à la Vera-Cruz, où il était fort dangereux de les prendre sans l’agrément du gouvernement anglais, qui était maître des mers. M. Mollien, sachant combien était grand le besoin des matières d’argent en Angleterre, fit proposer les piastres de la Vera-Cruz à la maison Baring, de Londres, par l’intermédiaire de M. Labouchère, qui dirigeait la maison Hope d’Amsterdam. M. Baring devait ensuite s’entendre avec le gouvernement de son pays, et la maison Hope ferait au gouvernement français les versemens convenus. Chaque piastre devait être payée au trésor sur le pied de 3 fr. 55 cent., quoique la valeur intrinsèque soit de 5 fr. 4l cent. ; mais à cette époque les piastres à prendre dans les ports du Mexique s’offraient à plus vil prix à Cadix et à Madrid. L’armement d’un navire de guerre anglais pour aller les chercher à la Vera-Cruz et les ramener représentait la différence. Avant de souscrire à ces conditions, M. Mollien y regarda de près ; l’empereur lui-même s’en mêla. Quel était le détail qui échappait à son activité ? De son camp de Finkenstein, il écrivait à M. Mollien : « Trois francs cinquante par piastre me paraissent un prix bien modique. » Des spéculateurs aventureux, qui avaient des appuis auprès de lui, lui avaient proposé des conditions meilleures ; mais, sur les représentations de son ministre, il reconnut que ces offres étaient sans suffisante garantie, et il autorisa M. Mollien à terminer avec MM. Labouchère et Baring, ce qui fut fait. Ainsi, au milieu de la guerre furieuse à laquelle l’Espagne prenait part contre l’Angleterre comme alliée de la France, on vit, ce qu’on n’avait jamais vu en pleine paix, une frégate anglaise mouiller dans le port de la VeraCruz, et y recevoir une cargaison de piastres pour le compte de la trésorerie française. Il revint ainsi au trésor une somme nette d’environ 25 millions ; le surplus servit à payer les dettes que notre marine avait laissées aux États-Unis et dans les ports des colonies espagnoles, où quelques-uns de nos navires, bloqués par des forces anglaises, avaient fait de longs séjours.

Sur les 60 millions que devait payer l’Espagne, restait un solde de 24 millions : elle promit de l’acquitter dans le courant de 1806, à raison de 3 millions par mois ; mais elle y mit si peu de bonne volonté et elle avait si peu de ressources, que, même après un emprunt négocié en Hollande, c’est à peine si en août 1807 elle avait payé 14 millions sur 24. Les ci-devant négocians réunis restèrent responsables du solde. Sur le débet de 142 millions, plus de 100 étaient rentrés avant la fin de 1807. Le recouvrement du reste était assuré, à quelques millions près, pour des termes prochains. Il était impossible de mieux sortir de cette aventure. Jusqu’à la conclusion, l’empereur s’en montra très soucieux. Pendant la campagne de Prusse en 1806 et de Pologne en 1807, il y revient sans cesse dans ses lettres à M. Mollien.

D’après les circonstances dans lesquelles M. Mollien était arrivé au ministère, il devait être empressé de disposer le mécanisme de la comptabilité de manière à rendre impossible le retour de pareils désordres. Il n’était pas moins urgent de donner au service de la trésorerie une organisation telle que l’administration se suffît à elle-même sans l’assistance d’aucune agence étrangère, sous la réserve d’un budget des recettes égal à celui des dépenses. Cette partie de la tâche de M. Mollien supposait qu’on eût liquidé l’arriéré de tous les exercices antérieurs, afin qu’ils n’empiétassent pas sur les ressources du présent.

M. Mollien s’occupa donc d’abord de cette liquidation. À travers tous les nuages que présentait la complication des écritures du trésor, il reconnut que les recettes des cinq dernières années étaient restées de près de 100 millions au-dessous des dépenses réglées par les budgets. Près de 30 millions d’ordonnances ministérielles, applicables au service courant, n’étaient pas payés, quoique l’échéance fût passée ; la seule solde des troupes était en arrière de 15 millions. Il restait même quelque chose à payer pour le compte des gouvernemens antérieurs au consulat. Pour régler cet arriéré au mieux, il s’entendit avec son collègue des finances, M. Gaudin, chez qui il trouva constamment un concours patriotique, et ils firent ensemble agréer à Napoléon des dispositions en vertu desquelles 60 millions devaient être affectés à solder les comptes des années ix, x, XI, xii et XIII (du 22 septembre 1800 au 22 septembre 1805). On se procurait cette somme par une combinaison ingénieuse, qui avait pour pivot la caisse d’amortissement, et qui mettait à profit la bonne renommée de cette institution, le crédit dont elle jouissait et l’habileté des agens formés par M. Mollien.

La caisse d’amortissement avait acquis du sénat et de la Légion d’honneur une masse de biens nationaux en retour desquels elle avait donné des titres de rente par elle antérieurement rachetés. On agrandit encore l’échange en l’appliquant aux propriétés domaniales que possédait la Légion d’honneur, par-delà la dotation qu’elle était tenue de conserver en biens-fonds dans chacune des seize cohortes dont elle se composait, ainsi qu’aux propriétés affectées au sénat sur le territoire du Piémont ; on en fit autant pour les immeubles du Prytanée. Dès-lors la caisse d’amortissement allait avoir des propriétés territoriales pour un montant d’environ 87 millions. Elle devait les vendre successivement, et le produit devait en être affecté au paiement de l’arriéré jusqu’à concurrence de la somme de 60 millions relatée plus haut ; on l’indemnisait au moyen de 3 millions de rente 5 pour 100, qu’elle devait conserver comme une partie intégrante de sa dotation. Mais l’écoulement des biens nationaux pouvait être lent, sous peine de les céder à vil prix, et il fallait des ressources immédiates pour parer enfin à l’arriéré. On imagina donc d’émettre des titres appelés bons de la caisse d’amortissement, qu’on espérait placer au pair en y attachant un intérêt plus ou moins supérieur à 5 pour 100. Ces bons devaient être admis concurremment avec le numéraire, en paiement des domaines que la caisse allait mettre en vente. Un premier bloc de 24 millions était alloué à 1806 ; les 36 autres millions étaient réservés pour les années suivantes. Les bons de la caisse d’amortissement eurent un plein succès. L’année d’après, la loi de finances en autorisa, pour la même destination, une émission supplémentaire de 10 millions, en y attachant un intérêt de 4 pour 100 seulement.

On convint aussi de modifier le régime des exercices en vertu duquel on avait indéfiniment affecté à chaque année, pour les dépenses à solder, les recettes qui pourraient lui appartenir. On pensa avec raison qu’il ne fallait pas avoir un nombre indéfini d’exercices ouverts. M. Mollien fit décider que l’on clorait tous les exercices précédens, y compris même celui de l’an xiii, moyennant l’allocation des 70 millions dont il vient d’être mention. Il fut même dit qu’à l’avenir on ne le laisserait plus courir les exercices que peu de temps au-delà de l’année dont ils portaient le nom. On se rapprochait ainsi du système actuel, qui clôture chaque exercice dans le courant de l’année suivante, et même bien avant la fin.

Mais la grande affaire de M. Mollien, ce qu’attendait surtout de lui l’empereur, c’était d’organiser le service du trésor de manière à se passer de ce qu’on appelait sous l’ancien régime les banquiers de la cour, de ce qu’on avait nommé depuis les faiseurs de service. Pour obtenir ce résultat si vivement ambitionné par Napoléon, M. Mollien n’eut qu’à mettre en pratique une idée simple qu’il avait exposée à M. de Barbé-Marbois. En administration comme en politique, le secret pour accomplir de grandes choses consiste le plus souvent à appliquer avec fermeté une idée simple. Les principaux embarras du trésor provenaient de ce que le montant des impôts n’était exigible des receveurs-généraux qu’après un délai qui allait jusqu’à dix-huit mois, tandis que presque toute la dépense devait être payée dans un laps de temps qui n’en excédait guère douze. Il fallait, pour balancer cette différence des échéances, que le ministre du trésor trouvât un moyen de se faire avancer une somme importante qu’on ne pouvait estimer à moins de 120 ou même 150 millions. À cet effet, on s’adressait à des banquiers ; mais en réalité ceux-ci ne faisaient à peu près autre chose que de prêter au trésor son propre argent, parce que, pour convertir en écus les obligations et les autres engagemens des receveurs-généraux, leur principal moyen était de s’entendre avec ces comptables eux-mêmes, qui devançaient toujours dans le recouvrement de l’impôt l’époque à eux fixée pour le versement au trésor. Ces sommes remises avant le délai fatal par les contribuables aux comptables, c’est le bien du trésor, avait dit M. Mollien à M. de Barbé-Marbois ; il ne s’agit pour vous que d’avoir la volonté de le reprendre. Cependant on ne le pouvait qu’en modifiant les conventions passées avec les receveurs-généraux, afin d’abréger de plusieurs mois le temps qui leur était accordé pour la délivrance de l’impôt au trésor, de telle façon que pour celui-ci les rentrées s’échelonnassent sur toute l’année également, sans en excéder bien sensiblement le terme. Il était à craindre que par ce procédé les receveurs-généraux ne se crussent autorisés et même obligés à tourmenter les contribuables. On pouvait dire aussi que l’intervalle pendant lequel les receveurs-généraux avaient les fonds sans les remettre au trésor constituait leur rémunération propre, car, en dehors de cette jouissance, leur traitement était fort médiocre.

En conséquence on laissa subsister les délais précédemment stipulés, mais on fit en sorte que les receveurs-généraux eussent un avantage à accélérer leurs versemens. À cet effet, on convint de leur bonifier un intérêt de 5 pour 100 sur toute somme qu’ils remettraient avant l’échéance fixée ; en même temps on leur notifia que, ces fonds étant la propriété de l’état, ils n’avaient point le droit de les divertir de leur destination et d’en faire un usage quelconque à leur profit, après les avoir perçus. On leur imposa l’obligation d’informer exactement le trésor de toutes les recettes qu’ils effectuaient, et on se réservait de leur prescrire une méthode de comptabilité qui les empêchât d’en rien dissimuler. Par ces arrangemens, on allait obtenir une avance considérable. Il suffisait d’un rouage placé sous la main du ministre du trésor, dans ses bureaux, et qu’on appela la caisse de service. Cette caisse était en correspondance active avec chacun des receveurs-généraux ; par la surveillance qu’elle exerçait sur eux, elle procura sans peine une autre amélioration qui équivalait à l’accroissement des fonds disponibles : elle permit de simplifier les formes suivant lesquelles les fonds étaient mis à la disposition des ordonnateurs ou des payeurs, elle réduisit le temps qui était nécessaire pour les leur faire parvenir. Sachant avec une parfaite exactitude à chaque instant ce que chacun des receveurs-généraux avait en caisse, on appliquait ces ressources d’abord aux dépenses locales et à celles des départemens voisins, tandis qu’autrefois cette manœuvre se faisait à tâtons, et on expédiait des fonds dans des localités qui en étaient surabondamment pourvues, en les prenant à d’autres où ils étaient réclamés par les besoins du service. Par là encore on épargnait les frais de transports incessans d’espèces d’une place à une autre. Une fois édifié sur les qualités propres à cet engin financier, l’empereur voulut qu’il fût mis en activité d’une manière générale dans le plus bref délai. M. Mollien lui demandait trois jours pour rédiger le décret ; il ne lui en accorda qu’un, et lorsque le ministre le lui apporta, il voulut, contre sa coutume, le signer sans le lire. M. Mollien insistant pour lui en donner lecture, ses paroles furent : « Je ne puis pas signer trop vite l’émancipation du trésor. » C’était en juillet 1806.

La caisse de service tint toutes les promesses qu’avait faites M. Mollien, et elle subsiste aujourd’hui sous le nom de caisse centrale du trésor. Elle offrait et continue d’offrir d’autres avantages que nous n’avons pas signalés encore. Les receveurs-généraux furent autorisés à transmettre leurs excédans à Paris au moyen de lettres de change du commerce ; la caisse de service acceptait également les effets de commerce payables dans quelques autres places où les dépenses publiques dépassaient les recettes. Par une combinaison parallèle à celle-ci, elle cédait aux particuliers des mandats payables par les receveurs-généraux qui avaient du surplus. Ainsi tournaient au bien du commerce les fonds disponibles de l’état, et le trésor profitait pour le mouvement de ses fonds des circonstances favorables que présentaient les opérations du commerce. Renommée bientôt pour sa ponctualité, la caisse de service put faire accueillir dans les portefeuilles des capitalistes, qui avaient des fonds attendant un emploi, des effets sur elle-même à une échéance de trois mois à un an. Ce fut le commencement de ce qu’on appelle aujourd’hui les bons du trésor, moyen de trésorerie dont on fait, lorsqu’on le juge à propos, un grand usage.

La caisse de service présenta cette singularité, que les bureaux du trésor, comme s’ils avaient voulu donner un argument à ceux qui reprochent à la bureaucratie un indélébile esprit de routine, s’y montrèrent fort opposés. M. Mollien ne fut pas embarrassé pour surmonter cet obstacle : il organisa des bureaux particuliers pour la caisse de service. Il eut plus de peine à écarter une autre difficulté : on avait beaucoup fait valoir auprès de Napoléon l’idée de confier à la Banque de France les fonctions qu’on retirait aux faiseurs de service, en y ajoutant le paiement des intérêts de la dette publique. On lui citait l’exemple de la banque d’Angleterre, qui est chargée en effet des opérations de trésorerie. L’argument était peu concluant, car quelle ressemblance pouvait-on alléguer alors entre la banque d’Angleterre et la Banque de France ?

Le capital même de la Banque de France ne répondait pas à la grandeur de la tâche à laquelle elle aspirait ; mais la Banque, et surtout M. Cretet, conseiller d’état, qui en était l’organe et qui avait l’oreille de l’empereur, avait sollicité et venait d’obtenir l’autorisation de doubler ce capital et de le porter à 90 millions. Pour qu’elle eût un peu plus le droit d’être appelée la Banque de France, elle devait avoir deux succursales : l’une à Lyon, l’autre à Rouen. Un décret du 22 avril 1806 lui donnait ces proportions nouvelles, et l’investissait d’un caractère politique en la plaçant sous l’autorité d’un gouverneur et de deux sous-gouverneurs nommés par l’empereur.

Quoique le décret n’en dît rien, il est vraisemblable que dans la pensée de Napoléon ce nouvel arrangement intérieur de la Banque se liait à l’idée d’en faire un grand instrument de trésorerie, et même qu’il l’avait promis à M. Cretet, qu’il avait choisi pour gouverneur ; mais M. Mollien repoussant de toutes ses forces cette organisation du service de trésorerie, l’empereur, placé entre lui et M. Cretet, éprouva de l’embarras. Il résolut de faire débattre la question devant lui, dans les conseils de finances, par les deux antagonistes. La rapidité avec laquelle son intelligence s’emparait de tous les sujets qu’on lui présentait, discernait le vrai du faux, et se précipitait sur le point où gisait la solution, sembla lui faire défaut au milieu de ces détails sur les banques, car ce fut seulement après dix longues séances que la lumière se fit dans son esprit. À la fin, pressé par l’argumentation de M. Mollien, M. Cretet avait été obligé de reconnaître qu’il lui fallait des conditions semblables à celles qu’avaient eues les faiseurs de service, et par conséquent onéreuses au trésor ; il avait avoué qu’il comptait sur les fonds encaissés par les receveurs-généraux, c’est-à-dire sur des fonds appartenant au trésor, pour escompter les valeurs du trésor. Il ne trouvait pas non plus de réponse aux calculs de M. Mollien relativement à la médiocrité des moyens d’assister l’état que donnerait à la Banque l’accroissement de son capital ; tout ce qu’elle eût pu faire, c’eût été de prêter à l’état son supplément de capital, faisant la somme de 45 millions. Or elle entendait au contraire en garder la libre disposition. Si la banque d’Angleterre, à un moment donné, peut faire de fortes avances à l’état, c’est qu’elle a une très grande circulation de billets : il lui est donc possible d’admettre, lorsque le gouvernement le désire, une forte somme en valeurs du trésor dans son portefeuille, en lui remettant des billets de banque en échange, sauf cependant à diminuer d’autant les avances qu’elle aurait pu faire au commerce, et qui auraient aussi entraîné une sortie de billets, car lorsqu’elle donne d’une main tous ceux de ses billets que le courant des échanges comporte, il faut qu’elle cesse d’en fournir de l’autre. Mais la Banque de France, avec la modique somme de billets qu’elle parvenait à faire circuler, que pouvait-elle ? Et puis à Londres habituellement, quand la banque escompte peu, le commerce n’en souffre guère ; il lui reste le secours des escompteurs particuliers, qui sont en grand nombre et ont de vastes capitaux. Il n’en était pas de même à Paris en 1806. L’empereur donna donc raison à M. Mollien. Il jugeait aussi qu’indépendamment des convenances financières et commerciales, il y avait des motifs politiques à ce que la trésorerie fût entièrement séparée de la Banque. Les grandes opérations militaires nécessitent des mouvemens de fonds qu’il faut combiner d’avance. Il serait donc obligé, quand il aurait de grands préparatifs qu’il voudrait tenir secrets, de les confier à la Banque. Et, disait-il, « j’ai déjà trop de confidens. »

Déjà, avant l’établissement de la caisse de service, l’amélioration était visible dans la situation du trésor. Plus de ces atermoiemens fâcheux dont on avait eu si souvent le spectacle. Le trésor faisait de toutes parts honneur à ses engagemens : les ordonnances délivrées par les ministres, à dix jours de vue pour Paris et à trente ou quarante pour les départemens, étaient acceptées et acquittées dans le délai voulu. La solde des employés civils et militaires était au courant. La plupart des receveurs-généraux s’accoutumaient à faire des versemens anticipés par rapport aux termes que leur accordaient leurs conventions avec l’administration. Le 5 pour 100, qui trois mois après Austerlitz, en mars 1806, était à 56, était monté en juin à 64. Quoique les contributions levées en Autriche ne fussent pas dévolues au trésor, il en fut distrait, à titre de prêt, quelque chose qui l’aida, mais dont il eut à servir l’intérêt.

L’armée revenait à petites journées des plaines de la Moravie et des environs de Vienne, conformément aux stipulations du traité de Presbourg, et pendant ce temps l’empereur se consacrait, avec l’activité qui lui était propre, au soin de ses états, lorsque des bruits de guerre se propagèrent et acquirent aussitôt la plus grande consistance. Le roi de Prusse, prince modéré et circonspect cependant, qui appréciait tout ce que vaut la paix, se laissait brusquement pousser par son entourage à un langage et à des démarches dont l’effet inévitable était la guerre avec la France. On avait renoué les fils d’une intrigue antérieure à la bataille d’Austerlitz, dans laquelle on avait ménagé à Potsdam, auprès de la tombe du grand Frédéric, un coup de théâtre où le roi de Prusse avait cédé aux embrassemens de l’empereur de Russie et échangé ses sermens avec lui. Lorsque Napoléon sut qu’on tramait la guerre à Berlin, M. Mollien lui en rend le témoignage, il en fut « aussi surpris que contrarié. » L’éclatante victoire d’Austerlitz, au lieu de décider à la résignation ou du moins à la patience les ennemis de la révolution française et de l’empereur, c’est-à-dire les aristocraties de l’Europe, les avait exaspérées, et bientôt, dans leur folle présomption, elles s’enflammèrent d’une espérance bien peu raisonnable, à savoir que la Prusse allait arrêter sur-le-champ le cours des succès qu’obtenaient ensemble Napoléon et la révolution. C’est M. Mollien qui le rapporte, les nombreux étrangers des divers pays du continent qui se trouvaient à Paris au mois d’août, frappés de l’anxiété et du déplaisir dont ils observèrent les symptômes chez Napoléon, quand il sut que la Prusse était déterminée à rompre, supposèrent incontinent qu’il était pris au dépourvu et doutait de sa propre cause, et leur imagination courait avec un tel déchaînement, que bientôt ils estimèrent que c’en était fait de lui. Comment une opinion pareille pouvait-elle trouver des gens assez crédules pour l’accueillir ? Comment pouvait-on supposer que Napoléon fût plus facile à vaincre juste le lendemain de cette campagne d’Austerlitz où il avait accompli ce que jamais général n’avait fait avant lui, au témoignage de l’histoire, la soumission en trois mois d’un grand empire dont la population était aguerrie et organisée pour la lutte, dont le souverain s’était préparé à loisir et s’était fait l’agresseur au moment et sur le point qu’il avait voulu ; d’un vaste état qui ajoutait à ses propres ressources les subsides de la plus riche nation de l’univers, et qui avait pour auxiliaires toutes les troupes qu’avait pu mettre en ligne un autre grand et belliqueux empereur ? Comment des gens en possession de leur jugement pouvaient-ils admettre qu’on aurait bon marché de cette armée qui venait de montrer une si insigne supériorité, et dont le courage était exalté par les incomparables victoires qu’elle venait de remporter et par la confiance que lui inspiraient le génie et l’étoile de son chef ? Rarement on eut au même degré la preuve de cette vérité, que la haine aveugle l’homme et que la vanité lui donne le vertige.

Ce flot d’étrangers qui s’agitait dans Paris dissimulait peu l’idée dont il se berçait, que Napoléon était au terme de sa carrière, « Leur jactance devint insensiblement telle, dit M. Mollien[40], qu’ils ne gardaient plus de mesure dans leurs confidences. » La croyance que je ne sais quel démon trompeur leur avait soufflée, et qu’ils partageaient avec toutes les aristocraties de l’Europe, traversa les Pyrénées, et séduisit le prince de la Paix, à ce point qu’il appela les Castillans aux armes par une proclamation inouie, qui parut le jour précisément de la bataille d’Iéna. En Allemagne, on était convaincu que le choc des armées prussiennes commandées par un des élèves chéris du grand Frédéric (le duc de Brunswick) devait renverser Napoléon, tellement qu’à peu de distance du champ de bataille d’Iéna, on crut, deux jours entiers après cette rencontre décisive, que les vaincus étaient les Français[41].

Fait plus surprenant et plus honteux, autour de ces étrangers qui prédisaient la défaite et la chute de Napoléon, on voyait tourbillonner un essaim de Français de l’espèce de ceux qui ne veulent et ne savent, dit M. Mollien, qu’exploiter les événemens à leur profit. La plupart étaient parvenus à se faire leur part dans ce qu’ils appelaient la fortune de Napoléon, mais ils voulaient, quoi qu’il arrivât, mettre cette part en sûreté. Ils partageaient leurs momens et leurs soins entre les agens diplomatiques du dehors, dont ils prenaient les vœux pour des oracles, et les membres de la famille impériale, devant lesquels ils se montraient les plus dévoués serviteurs de la dynastie. M. Mollien rapporte que quelques-uns, dans l’attente de la catastrophe, se persuadèrent que les fonds allaient éprouver une énorme baisse, et, pour s’en assurer les profits, ils vendirent du cinq pour cent au cours le plus bas. Pour ceux-là, la journée d’Iéna fut un rude mécompte. Napoléon ne laissa pas longtemps en suspens cette tourbe d’esprits légers et d’âmes avilies. Le premier coup de canon fut tiré le 8 octobre, et le 14, sur le plateau d’Iéna et dans le vallon d’Auerstaedt, la campagne se termina par la destruction de l’armée prussienne. On les vit tous alors, tant étrangers que Français, se retourner bassement vers Napoléon et lui adresser les hommages qu’ils avaient destinés à son adversaire. Ils s’étaient promis de proclamer le roi de Prusse le vengeur du monde ; c’était Dieu, dirent-ils alors, qui avait armé l’invincible bras de Napoléon pour punir la violation des traités, car ils allèrent fouiller jusque dans les livres saints pour établir que Napoléon était l’instrument des volontés de la Providence. « Ce n’est pas sans raison, dit M. Mollien, qu’on reproche au règne de Napoléon d’avoir produit beaucoup de flatteurs ; mais souvent ceux qui l’encensaient le lendemain d’une victoire avaient la veille été ses détracteurs ; ils louaient sans pudeur, comme ils venaient de calomnier sans mesure ; ils voulaient couvrir aux yeux du vainqueur, par l’affectation de leur enthousiasme pour lui, la trace des vœux que naguère ils formaient contre lui. » Un de ces personnages crut se faire valoir en informant l’empereur de ce que M. Mollien avait dit, après la bataille d’Iéna, qu’il conviendrait d’accorder à la Prusse une paix honorable, et non pas de l’humilier en allant s’établir en maître dans le palais de Berlin. M. Mollien, disait ce sycophante, blâme l’empereur de poursuivre ses conquêtes. « Je n’ai appris le fait que quelque temps après, rapporte M. Mollien ; mais j’ai su que Napoléon n’avait fait qu’en rire, et je pris le même parti[42]. »

Étonné et contrarié, mais non pas déconcerté, de l’agression de la Prusse, Napoléon avait fait ses dispositions avec cet art d’utiliser le temps qu’il possédait mieux que personne. Une partie de son armée était encore sur la rive droite du Rhin, mais les corps n’étaient pas au complet ; le matériel avait besoin d’être rétabli ou du moins réparé. Il fallut, en moins d’un mois, pourvoir à toutes les dépenses que demandaient l’artillerie, la cavalerie, les équipages militaires, l’armement et l’habillement des recrues, le transport en poste de la garde, qui formait à elle seule un corps d’armée. Dans l’état où le trésor avait été mis par M. Mollien, ces frais imprévus ne le chargeaient pas outre mesure. Napoléon, au surplus, limita beaucoup les préparatifs. Il ne méconnaissait pas la vaillance, la discipline, la tactique des troupes prussiennes, ni le mérite de l’école du grand Frédéric ; mais les soldats prussiens avaient perdu l’habitude de la guerre, les siens au contraire étaient les plus aguerris du monde et les plus habitués à vaincre. Il n’avait donc pas de doutes sur le succès. Malgré l’extrême prudence qu’il observait à la guerre, il crut donc devoir se borner à ce qu’il fallait pour une grande bataille contre les Prussiens seuls ; les Russes, qui étaient entrés dans la coalition, et qui y avaient attiré la Prusse, étaient trop loin pour qu’on les rencontrât encore. Il avait craint la formation d’une coalition plus générale à laquelle l’Autriche aurait pris part, et c’était le secret de l’inquiétude qu’il avait ressentie à la première nouvelle des élans guerriers du cabinet de Berlin. Rassuré à demi de ce côté par les protestations qu’il reçut de Vienne, il compta sur la rapidité de ses coups pour en avoir fini avec la Prusse avant que le conseil aulique, dont la lenteur lui était connue, n’eût pu faire arriver en ligne les troupes autrichiennes, et pour mieux donner à réfléchir à l’Autriche, il lui plaça sur les flancs, dans l’Italie septentrionale, une nombreuse armée commandée par un chef redoutable, l’intrépide Masséna. Dans le reste de la péninsule italique, il venait de se mettre à l’abri d’une surprise : outré des perfidies de la cour de Naples pendant la campagne d’Austerlitz, il s’était emparé de ses états continentaux, et y avait établi un de ses frères.

Dans la dernière semaine de son séjour à Paris, indépendamment des conseils qui se renouvelaient chaque jour et des ordres généraux qui s’expédiaient à chacun des ministres, il travailla fréquemment avec M. Mollien, et lui écrivit dix lettres particulières. Il régla minutieusement le mouvement des fonds et les opérations financières, non-seulement pour la campagne qu’il allait faire en Prusse, mais pour tous les services extérieurs de l’empire. Naples, Saint-Domingue, l’Italie, furent de sa part l’objet de plusieurs dispositions de finances. Ce fut le 25 septembre qu’il se mit en route.

Les campagnes de 1806 et 1807 mirent une fois de plus en évidence une qualité qui distinguait Napoléon et qui n’appartient qu’aux grandes intelligences unies à de grands caractères. Les grands hommes, car c’est eux qui ont le privilège de cette réunion de facultés, excellent à proportionner toujours les moyens au but. Au début de la guerre, avec sa sagacité supérieure, il comprend que pour le moment, la Prusse étant seule dressée contre lui, il n’a qu’à frapper un coup, pourvu qu’il soit terrible, et il fait ses préparatifs comme si la Prusse était toute seule. Il part alors et se précipite avec cette impétuosité par laquelle le prophète Daniel signale Alexandre dans un verset que Bossuet, à son tour, appliquait au grand Condé. D’un bond il est sur son ennemi, le heurte, le terrasse, efferatus est in eum ; mais après la bataille d’Iéna, lorsqu’il est vainqueur, il ne s’aveugle pas sur les effets de sa victoire. Il lui a fallu occuper la longue étendue de la monarchie prussienne, et il prête le flanc du Rhin à la Vistule. Il sait que la Russie approche, que la cour de Vienne fait de grands armémens, que l’Angleterre prépare une descente dans le nord de l’Allemagne, que le roi de Suède est acharné dans son hostilité, et alors, tout vainqueur qu’il est, il semble, dit M. Mollien, ne pouvoir assez accroître ses forces, ni trop multiplier les précautions contre les hasards d’une défaite ; il est devenu aussi prévoyant pour les revers qu’il était confiant la veille dans le succès. On dirait qu’il veut s’entourer de toutes les forces de la France. Au milieu de la Prusse pourtant vaincue, il presse les envois d’hommes, de chevaux, d’artillerie, d’équipages. Dans toutes les places du Rhin, il amasse des approvisionnemens de toute espèce. Le long espace de Mayence à Berlin était déjà, au mois de décembre 1806, plutôt une ligne de bataille qu’une route militaire. Une armée de réserve de cent mille hommes, échelonnée sur l’Elbe, tient en respect les ennemis qui auraient été tentés de se déclarer[43].

Après les dérangemens causés par la reprise des hostilités, M. Mollien revint à l’accomplissement des projets qu’il avait médités. Les bons effets qu’on attendait de la caisse de service fussent restés incertains et sans garanties, si l’on n’eût modifié profondément le système de comptabilité en usage au trésor. En cela, on était dans l’enfance ; on suivait la comptabilité primitive, qui ne connaît que deux comptes, celui des recettes et celui des dépenses, méthode qui convient tout au plus aux opérations parfaitement simples du débitant placé en plein air sous son auvent, pour vendre les denrées usuelles, mais qui, pour un commerçant dont les affaires ont quelque peu d’étendue, est déjà insuffisante et dangereuse, puisqu’elle ne lui permet pas de voir clair dans ses affaires. Pour les finances d’un grand état, qui sont complexes, où les formalités sont multipliées, où les mouvemens de fonds sont nombreux, c’est de la barbarie et du désordre. La constituante, à laquelle il faut remonter presque toujours pour découvrir l’origine des grandes améliorations introduites dans l’administration de la France depuis 1789, avait voulu répandre sur les finances publiques les lumières d’un contrôle intelligent. Elle avait jugé qu’à cet effet il fallait centraliser au trésor toutes les recettes et toutes les dépenses. Il y avait donc au trésor un caissier central qui était réputé tout recevoir et tout payer sur l’étendue entière de la France, il était supposé présent en tous lieux, et à ce titre il était comptable de tout ; mais il restait à prendre des dispositions qui de cette fiction fissent une réalité, et c’est ce dont une bonne comptabilité pouvait seule fournir le moyen. Lorsque M. Mollien arriva au trésor, le caissier central, qui était l’œil du gouvernement, ne savait rien, ne s’apercevait de rien, non qu’il manquât d’aptitude ou de bonne volonté, mais c’était l’effet nécessaire du mauvais mécanisme qu’il avait dans les mains ; il ne soupçonnait même pas l’existence du détournement de 142 millions dont le trésor était la victime. Ses écritures étaient en règle et son compte des recettes équilibrait celui des dépenses ; mais cette règle et cet équilibre, par le vice de la méthode suivant laquelle les écritures étaient tenues, ne signalaient rien de la vérité.

Le système des écritures en partie double, exclusivement employé de nos jours par le grand commerce, est, je l’ai déjà dit, un mode de comptabilité qui répand la plus vive lumière sur toutes les opérations de finances. Il apporte avec lui l’ordre et la clarté, il analyse tout, il mentionne le mouvement de toutes les valeurs avec précision, il indique l’instant et le lieu aussi bien que l’importance de tous les actes. Il offrait donc le talisman d’où dépendait la sûreté du trésor. À plusieurs reprises, sous l’ancien régime, on avait eu l’idée de s’en servir dans les finances françaises ; mais la mollesse des uns et l’intérêt que d’autres, désireux de pêcher en eau trouble, avaient à ce que la comptabilité publique ne devînt pas transparente, avaient toujours empêché que l’idée n’eût de la suite[44]. M. Mollien, qui avait déjà éprouvé à la caisse d’amortissement l’excellence de la comptabilité commerciale, l’introduisit à la caisse de service. Il profita pour cet objet de la longue absence que fit l’empereur pendant les campagnes de Prusse et de Pologne. Retenu à l’extrémité de l’Europe par les soins de la guerre. Napoléon alors, sans renoncer à la direction de l’administration publique, prenait cependant moins de part aux détails. La caisse de service, dans sa correspondance avec les comptables, suivait les règles de la comptabilité commerciale ; c’était le seul moyen qu’elle eût de comparer tous les jours ses différens comptes, de les balancer et de faire connaître quotidiennement sa situation au ministre, qui commençait par là sa journée régulièrement. Il n’en fallait pas davantage pour que les receveurs-généraux, afin d’observer dans leurs rapports avec la caisse de service les formes qu’elle avait adoptées elle-même, la pratiquassent chez eux, en même temps cependant qu’avec les anciens bureaux ils suivaient l’ancienne méthode. L’expérience leur révélait chaque jour les avantages du nouveau système. Le terrain était donc parfaitement préparé pour la transformation.

Mais il fallait que ce fût officiellement établi, et en un mot que la comptabilité en partie double devînt par un décret une règle générale et immuable dans les finances. Pour un changement de cette importance, l’assentiment explicite de l’empereur était indispensable. M. Mollien avait pu constater que spontanément les plus distingués entre les receveurs-généraux, ceux dont la gestion était la meilleure, s’étaient mis en possession de ce mode de comptabilité. Il avait même fait une contre-épreuve bien propre à affermir sa conviction : quelques indices peu importans en apparence lui donnaient à soupçonner que la recette générale de la Meurthe n’était pas régulièrement administrée, quoique le titulaire fût un des comptables dont ses bureaux l’entretinssent avec le plus d’éloges. Il s’était aperçu d’ailleurs que ce receveur-général montrait de l’éloignement pour la comptabilité en partie double. Il envoya auprès de lui un des plus habiles parmi les inspecteurs des finances. À celui-ci on présente des comptes sous l’ancienne forme. Après les avoir compulsés et les avoir comparés aux bordereaux envoyés par le comptable au trésor, il écrit au ministre que tout est en règle. « Prenez-vous-y autrement, répond M. Mollien ; traduisez les comptes qu’on vous a livrés, mettez-les sous la forme de la partie double : alors seulement vous y verrez clair. » À peine la besogne est-elle commencée, que les commis du receveur-général se troublent, confessent l’infidélité des écritures apparentes et produisent des écritures secrètes qu’ils tenaient en partie double ; ils aident eux-mêmes l’inspecteur des finances à constater un débet envers l’état de 1 700 000 francs, dont l’origine remontait à huit années. Des recherches du même genre furent faites chez d’autres comptables et mirent au jour des manquemens pareils. On découvrit ainsi des débets non-seulement chez plusieurs receveurs-généraux, mais aussi chez un assez grand nombre de receveurs particuliers et de payeurs ; finalement, mais postérieurement à l’époque dont nous parlons, il fut prouvé que l’ensemble de ces détournemens n’allait pas à moins de 42 millions. Sur cette somme, quelque considérable qu’elle fût, l’état n’eut à supporter aucune perte. La plupart de ces débets provenaient de ce que les comptables avaient puisé dans leur caisse pour former une partie de leurs cautionnemens ; plus d’une fois cependant il fut prouvé qu’ils se servaient des fonds de l’état pour alimenter quelqu’une des nouvelles maisons de banque de Paris, mais dans ce cas aussi on avait affaire à des débiteurs solvables.

Du milieu de son armée, malgré la rude campagne d’hiver signalée par la meurtrière bataille d’Eylau, au milieu des difficultés de l’occupation ou de l’observation de l’Allemagne entière, dont une partie frémissait sous sa main, l’empereur ne laissait pas de correspondre activement avec ses ministres. Des auditeurs au conseil d’état lui apportaient des portefeuilles remplis de rapports, il statuait définitivement et renvoyait ses propres dépêches sur les sujets qui venaient saisir sa pensée, et dont je citerai un exemple. Pendant le séjour de l’empereur à Posen, sur on ne sait quel avis, il supposa au cabinet de Londres l’intention de confisquer les fonds de la dette publique anglaise qui appartenaient à des Français. Il ordonna à son ministre du trésor d’examiner si dans le cas où ils en agiraient ainsi, il ne faudrait pas recourir à la même rigueur. « La matière est très délicate, disait-il, je ne veux pas donner l’exemple ; mais si les Anglais le font, je dois user de représailles. » M. Mollien répondit qu’un pareil acte lui paraissait trop contraire à la politique anglaise pour qu’il pût y croire, qu’il souhaitait que le cabinet de Londres commît une telle faute, mais qu’on la lui rendrait plus funeste en ne l’imitant pas. À cette occasion, il envoya à l’empereur le beau mémoire de Hamilton, l’ami, le conseiller et le ministre de l’immortel Washington, sur la question de savoir si la règle de la politique, plus encore que celle de la morale, n’interdisait pas à tout gouvernement, non-seulement de confisquer les capitaux qui lui avaient été prêtés par les sujets d’une puissance avec laquelle il serait en guerre, mais même de suspendre à leur égard le service des intérêts. Napoléon n’insista plus sur cet objet.

Une fois l’empereur de retour de la campagne terminée par le coup de tonnerre de Friedland et l’entrevue de Tilsitt, quand M. Mollien lui fit la proposition de substituer d’une manière générale la comptabilité commerciale à la méthode jusqu’alors en usage, il hésita, et M. Mollien dut accepter un terme moyen qui consistait dans l’emploi simultané des deux méthodes dans chacune des recettes. C’était pour les comptables un surcroît de travail et de frais. Le doublement ne fut même impératif que dans les départemens situés au-delà des Alpes. Un ensemble de convenances politiques et militaires autant que financières avaient déterminé M. Mollien à établir pour cette partie de l’empire français une caisse de service spéciale dans la place forte d’Alexandrie. C’est dans la circonscription dévolue à cette caisse qu’on dut procéder provisoirement suivant les deux modes à la fois. En-deçà des Alpes, c’est-à-dire dans la majeure partie de l’empire, les receveurs-généraux eurent la liberté du choix. La plupart cependant adoptèrent dès-lors les nouvelles écritures. Il est vrai que la caisse de service, par la forme des états qu’elle les obligeait à lui fournir, rendait à peu près illusoire la liberté d’option qui leur était laissée. À la fin l’empereur se rendit à l’expérience ; au commencement de 1808, un décret[45] rendit obligatoire la nouvelle méthode.

À l’édifice financier ainsi agrandi et perfectionné par M. Mollien, il manquait un couronnement : il fallait un tribunal qui eût dans sa juridiction les comptables, qui vérifiât et qui maintînt l’observation des formes établies par la loi pour les dépenses publiques, et qui apurât aussi rapidement que possible les comptes des agens du trésor, afin de dégager leur responsabilité. Il s’agissait, en un mot, de créer la cour des comptes.

L’ancienne monarchie avait eu une institution de ce genre, qui remontait pour le moins à Philippe le Bel, mais qui avait été viciée et réduite à l’impuissance depuis que le régime représentatif avait été détruit complètement par la suppression des états-généraux. Au lieu d’une chambre unique, on en avait eu un grand nombre, chacune avec sa circonscription, mais ayant toutes ensemble fort peu de pouvoir pour le bien des finances. Elles pouvaient condamner les comptables coupables de détournement ou de concussion à toutes les peines portées par les impitoyables lois pénales de l’époque, elles avaient même acquis des attributions sans rapport avec l’objet pour lequel on les avait créées[46] ; mais pour leur principale fonction, la surveillance de la régularité des comptes, leur juridiction était devenue dérisoire. Les chambres des comptes étaient donc décréditées en 1789, et l’assemblée constituante les abolit ; mais en même temps elle érigea une institution destinée à les remplacer avec avantage, qu’elle nomma le bureau de comptabilité. Sous le directoire, cette création fut maintenue avec le titre de commission de comptabilité : le corps ainsi dénommé semblait avoir des pouvoirs fort étendus ; cependant il restait subordonné parce que, de même que le bureau de la constituante, il était privé de la faculté de rendre des décisions souveraines : celles-ci étaient réservées au pouvoir législatif. Sous le consulat, l’article 89 de la constitution créa ou plutôt conserva la commission de comptabilité ; mais l’acte qui l’organisa, et qui fut un simple arrêté consulaire[47], amoindrit ses pouvoirs effectifs, quoiqu’il lui donnât une arme redoutable avec laquelle il eût été rigoureusement possible à de bons citoyens de rendre des services : la publicité de ses rapports était ordonnée. Toutefois la méthode arriérée de comptabilité qui resta en honneur jusqu’à ce que M. Mollien eût le portefeuille du trésor rendait extrêmement difficile, et dans tous les cas fort lent, l’examen approfondi de la gestion des comptables. Avec la comptabilité nouvelle, dont l’adoption définitive n’était pas douteuse pour M. Mollien, malgré l’hésitation qu’y apportait l’empereur, il devenait opportun d’instituer un corps judiciaire chargé de l’apuration des comptes, et l’empereur lui-même, peu après sa rentrée à Paris dans l’été de 1807, se souvenant de conversations antérieures, dit un jour à son ministre du trésor : « Il nous manque, dans l’intérêt des contribuables, une institution analogue à ce qu’étaient autrefois les chambres des comptes, qui avaient le droit de poursuivre d’office les abus dont la connaissance leur parvenait. Aujourd’hui l’empereur, relégué au fond de son palais, ne peut savoir que ce qu’on veut bien lui dire. Le bureau établi depuis la révolution pour régler toutes les comptabilités publiques ne remplit pas mes vues… Personne n’a la mission d’avertir l’empereur des choses qu’il importerait le plus qu’il connût. » Ayant déjà sur ce chapitre les idées de M. Mollien, il chargea M. Gaudin de lui présenter un projet, en insistant sur ce que l’organisation de la nouvelle cour fût telle que les abus reconnus par elle pussent remonter jusqu’à sa personne[48]. De là sortit la loi du 26 septembre 1807, qui a créé la cour des comptes. À cause de l’insistance que M. Mollien avait mise à recommander cette création à l’empereur dans ses entretiens et dans sa correspondance, il est juste de lui en attribuer le principal honneur.

Différente en cela du bureau et de la commission de comptabilité, la cour des comptes fut un tribunal souverain. Elle put, lorsque les comptables seraient en retard dans la production de leurs comptes, les condamner aux peines portées par les lois spéciales et les règlemens particuliers sur la matière. Dans le cas d’un débet, elle put les obliger à s’acquitter dans le délai prescrit par la loi. Les crimes de faux et de concussion restaient de la compétence des tribunaux ordinaires. Ainsi fait, le partage entre les deux juridictions était raisonnable.

De même la ligne de démarcation était convenablement tracée entre le domaine de la cour des comptes et celui des ministres ordonnateurs ou des deux minisires (celui du trésor et celui des finances) dont les comptables étaient les subordonnés, de manière à éviter un conflit entre une cour inamovible, ou destinée à le devenir, et des ministres jaloux de leur autorité et obligés d’agir. On peut remarquer encore que la loi du 26 septembre 1807 ne contint plus la mention de la publicité du rapport de la cour. Cette pièce fut réservée pour l’empereur ; pour plus de solennité, elle devait lui être personnellement remise par l’intermédiaire d’un grand dignitaire de l’état, placé au-dessus des ministres eux-mêmes, le prince archi-trésorier de l’empire. Cette garantie assurément n’était pas à dédaigner, mais elle n’excluait pas celle de la publicité, qui est dans l’esprit de la société moderne, et qui lui est chère ; elle a depuis été établie.

La cour des comptes entra aussitôt en fonctions et rendit immédiatement de grands services, quoique ses premières années aient été marquées par les tiraillemens qu’elle eut à souffrir de la part des ministres ordonnateurs ou des directeurs généraux, qui étaient alors des sortes de ministres. On lui refusait les pièces nécessaires pour qu’elle se formât une conviction. Si elle ne fut pas de prime-abord aussi utile à la bonne gestion des finances qu’on aurait pu le souhaiter, elle le fut à un haut degré aux comptables dont les fonctions avaient cessé et aux familles qui avaient eu des comptables dans leur sein. Le nombre des uns et des autres était grand, car dans le cours des agitations révolutionnaires, on s’était successivement arraché les emplois des finances. Les biens des anciens comptables ou, pour ceux qui étaient morts, de leurs familles restaient sous le coup d’une hypothèque générale jusqu’à l’apuration des comptes. En procédant à ses travaux avec une grande activité, la cour des comptes les libéra de cette servitude. À cause de la multitude des intéressés, ce fut dans le pays un concert de remerciemens non pas bruyans, mais bien sentis.

IV. — Assistance que la caisse de l’armée fournit au trésor après la paix de Tilsitt. — autres améliorations apportées à la gestion des finances.

À mesure qu’on marchait, les budgets allaient toujours grossissant. Le développement des opérations militaires n’en était pas la seule cause : l’agrandissement même de l’empire y entrait pour une part.

Le budget de l’exercice 1806, avec lequel se confondirent les cent derniers jours de 1805, parce qu’on retourna alors au calendrier grégorien, fut en dépense de 969 millions et demi. Là-dessus, les frais d’escompte et de négociation des valeurs du trésor furent de près de 28 millions, dont 16 environ étaient imputables aux quatre mois pendant lesquels M. de Barbé-Marbois avait été ministre. 63 millions et demi représentaient les fonds spéciaux réservés pour une partie des dépenses locales et pour les routes ; si on les distrait afin de rentrer dans un cercle de dépenses qui soit plus comparable à ce qui a été rapporté pour les années précédentes, le bloc de 970 millions et demi se réduit à 907. La somme correspondante pour un an serait de 712 millions.

Le montant des recettes, toujours déduction faite des frais de perception, fut, pour les recettes ordinaires, de 811 millions, suivant M. Gaudin, et de 814, selon M. Mollien[49] ; mais on avait de plus, pour arriver à l’équilibre, des recettes extraordinaires, s’élevant à 93 millions. C’étaient les subsides du royaume d’Italie et d’autres états, des cautionnemens, divers produits des années antérieures, des décomptes d’acquéreurs de domaines nationaux, le résultat de la vente de quelques salines, et enfin des bons de la caisse d’amortissement pour 13 531 000 francs. À eux seuls, les ministères de la guerre et de la marine prenaient 583 millions, soit près des deux tiers de la dépense totale, supposée de 907.

Pendant cet exercice, un décret impérial, sanctionné par la loi du 24 avril 1806, avait rétabli l’impôt du sel. La perception en était confiée à l’administration des douanes. Il était dit qu’il était substitué à la taxe d’entretien des routes, qui se percevait comme un droit de péage sur la circulation, et qui déplaisait beaucoup au public. Cette taxe rendait environ 16 millions, et l’objet auquel elle était destinée en exigeait de 30 à 35. Elle excitait des rixes fréquentes et des plaintes continuelles. Elle cessa d’être payée à partir du 21 septembre. Différent de l’ancienne gabelle, le nouveau droit sur le sel était seulement un impôt à l’extraction des sources salifères et des marais salans. Il était fixé à 2 décimes par kilogramme, et devait laisser un reliquat au trésor après que les routes auraient été entretenues. La loi du 24 avril portait que cet excédant serait affecté au service des ponts et chaussées.

En 1807, le montant des dépenses fut de 778 millions, dont 774 seulement furent payés, le reste n’ayant pas été ordonnancé, ou ayant été l’objet d’oppositions. Déduction faite de 38 millions de fonds spéciaux, c’était 736 millions soldés par le trésor. Les recettes ordinaires furent de 683 millions, selon M. Gaudin, de 687, selon M. Mollien[50]. Les subsides extérieurs montèrent à 34 millions. Sur les contributions imposées à la Prusse, il fut prélevé en outre 27 millions pour la solde des troupes en campagne pendant la durée de la guerre, tant en 1806 qu’en 1807, et une certaine somme pour gratifications ou traitemens extraordinaires. Des 736 millions soldés par le trésor, les ministères de la guerre et de la marine en eurent 459. La proportion était un peu moindre que l’année précédente. N’anticipons pas cependant sur la fin de 1807. Reprenons le fil des événemens où nous l’avons laissé, à l’automne de cette année si brillante dans les annales de la France et dans l’histoire de Napoléon.

Rien ne peut donner une idée de la puissance de travail que manifestait l’empereur à cette époque. Rentré dans sa capitale après dix mois d’absence, il voulut examiner pièce à pièce, de la façon la plus minutieuse, tous les rouages de l’immense machine qu’il avait construite de ses mains. C’est ce qu’il appelait passer ses grandes revues d’administration. La supériorité d’esprit qu’il y montrait et l’aisance avec laquelle il passait d’un travail à un autre sans être jamais lassé, sans jamais s’égarer, quoiqu’il entrât dans les derniers détails, ont fait l’admiration des contemporains, sentiment dont M. Mollien, dans ses Mémoires, se plaît à se rendre l’interprète. L’empereur disait de lui-même qu’il faisait le métier de premier ministre, et M. Mollien ajoute qu’il était plus ministre qu’aucun des hommes qui en portaient le titre. Il était surtout le contrôleur général des finances, parce qu’il n’y avait rien qu’il eût plus à cœur que le bon ordre financier. Il tenait des conférences où il faisait apparaître successivement les ministres ordonnateurs ; mais il avait jugé indispensable dans tous les cas la présence du ministre du trésor, qui était le ministre des paiemens. Les collègues de M. Mollien le félicitaient de ce qu’ils regardaient comme une insigne faveur, sauf à en avoir de la jalousie en dedans. Avec sa modestie accoutumée, M. Mollien était plutôt effrayé que charmé de cette marque de préférence. Il avait à répondre à des questions à peu près imprévues, réduit qu’il était le plus souvent à sa seule mémoire, parce que les documens dont il emplissait son portefeuille, quelque développés qu’ils fussent, présentaient des résultats composés, et Napoléon, chez qui l’esprit d’analyse n’avait pour ainsi dire pas de limites, le forçait à descendre de détail en détail. S’il s’agissait de la solde, pour laquelle M. Mollien avait des états par armée ou par division, Napoléon demandait ce qui avait été payé pour chaque régiment, pour chaque détachement. S’il était question de l’enregistrement ou du timbre, Napoléon voulait connaître pour quelle somme avaient contribué tel département, telle ville. Une des difficultés qu’éprouva M. Mollien dans cette circonstance vint de ce qu’il avait tellement amélioré la comptabilité du trésor public, que ses comptes étaient constamment à jour, tandis que chez les ministres ordonnateurs ils étaient en arrière de deux mois ou de trois. De là dans les résultats et les chiffres des discordances apparentes qui semblaient le mettre en opposition avec ses collègues, malgré son extrême désir de vivre en bonne harmonie avec eux tous et de ne pas leur susciter d’embarras.

M, Mollien profita de ces entretiens pour décider l’empereur à une mesure qui devait soulager le trésor. Il obtint de lui, pour le service courant du trésor, une forte somme sur le produit des contributions que le vainqueur d’Austerlitz et d’Iéna s’était fait payer ou promettre par l’Autriche et la Prusse terrassées, et dont il avait composé le domaine extraordinaire, dotation réservée à l’armée, qui l’avait acquise de son sang. Pour l’y déterminer, il fallut plusieurs conversations, dont la dernière ne dura pas moins de huit heures. C’était à Fontainebleau, après les conseils tenus avec les ministres à Paris et à Saint-Cloud. Établi dans cette belle résidence. Napoléon y appelait souvent les ministres, et surtout celui du trésor, car le souci des finances ne le quittait jamais. M. Mollien profita de l’abandon avec lequel un jour l’empereur se félicitait d’avoir affranchi le trésor de l’intervention des faiseurs de service pour lui représenter que la libération n’était pas complète encore, car en supposant que les recettes dussent être au bout de l’an égales aux dépenses, la perception du revenu ne pouvait s’obtenir intégralement pendant l’année courante. On pouvait estimer à 150 millions la somme à laquelle montait au douzième mois la différence entre la dépense exigible et la recette effectuée. Or, pour que la manœuvre du trésor se fît avec aisance et liberté, il eût été bon au contraire que la recette fût en avant de la dépense. Par les nouveaux rapports que le trésor avait établis avec les receveurs-généraux au moyen de la caisse de service, par les perfectionnemens apportés au recouvrement, par des combinaisons accessoires, on avait réussi à se mettre en avance de 45 millions, en comparaison des temps antérieurs ; mais, pour une somme supérieure, on restait à la discrétion des capitalistes de Paris, auxquels il fallait faire offrir les valeurs du trésor par des intermédiaires, et qui pour la plupart étaient ombrageux et trouvaient dans le passé de l’administration française, royale ou républicaine, de bonnes raisons pour leur défiance, si bien qu’au premier événement leur concours pouvait s’évanouir. « Le trésor de l’armée, disait M. Mollien, pouvait parfaitement être employé à procurer au trésor son indépendance, et après avoir mis le sol de la France à l’abri de toute atteinte, l’armée pourrait être aussi la libératrice du trésor. Il suffisait que la caisse du domaine extraordinaire prêtât à intérêt au trésor une somme convenable. Les intérêts, fidèlement servis, seraient la propriété de l’armée, et l’empereur les distribuerait conformément aux hautes inspirations de sa munificence. »

L’empereur se rendit aux instances de M. Mollien. Il ordonna que la caisse de l’extraordinaire prêtât au trésor 84 millions[51] ; mais, dans sa sollicitude pour les droits de l’armée, il voulut qu’en retour le trésor donnât des engagemens à terme, portant intérêt. L’intérêt fut fixé à 4 pour 100, taux auquel venaient d’être réduits les cautionnemens[52]. L’emprunt consenti par l’empereur au nom de ses soldats embrassa une somme que j’ai déjà mentionnée. En 1806 et 1807, pendant la guerre, la dépense de la solde excédant d’environ 27 millions les prévisions du budget, la caisse de l’extraordinaire en avait fait l’avance ; il fut convenu qu’on ne la lui restituerait pas en capital, mais qu’on lui en servirait le revenu.

Ces dispositions arrêtées, il était possible d’obtenir un résultat fort désirable, à savoir que les obligations des receveurs-généraux et les valeurs analogues de l’état cessassent de paraître sur la place. Depuis que le portefeuille du trésor était entre les mains de M. Mollien, la mise en circulation de ces titres avait été bien restreinte ; mais on n’était jamais certain de ne pas être forcé, le lendemain, de les répandre en grande quantité. Avec la somme considérable que M. Mollien venait de faire sortir de la caisse de l’extraordinaire, et les ressources supplémentaires que fournissaient les receveurs-généraux, il suffisait désormais de trouver sur la place de Paris une quarantaine de millions, pour n’avoir plus à courir après des escompteurs qui prissent au rabais les valeurs du trésor. Ce complément d’environ 40 millions devait être obtenu en partie par le moyen de quelques institutions publiques qui avaient des fonds, et dont on centralisa les ressources au trésor. La principale était le Mont-de-Piété de Paris. Le reste s’obtiendrait, et au-delà, M. Mollien avait lieu d’en être certain, par le concours empressé des capitalistes qui, ayant des fonds en réserve pour un placement prochain, viendraient eux-mêmes les offrir au trésor contre des engagemens à courte échéance, rapportant un intérêt modéré (5 pour 100). Par cette combinaison, le trésor devait à l’avenir se trouver constamment à jour, sauf des cas imprévus et extraordinaires. Pour ces cas-là, par mesure d’exception, on se réservait de négocier à la Banque de France des obligations et des bons à vue.

De cette manière, une autre modification à la comptabilité devenait facile : on pouvait affecter à chaque exercice les recettes effectuées pendant sa durée même, y compris celles qui répondaient cependant à l’exercice antérieur. Et en effet on était assuré d’avoir en écus une somme qui couvrît le retard de la recette par rapport à la dépense. Il n’y avait donc plus d’inconvéniens à regarder les obligations et les bons à vue dus pour un exercice, mais dont la rentrée était, par la force des choses, réservée à l’exercice suivant, comme appartenant à ce dernier. Cette disposition ne gênait en rien le trésor dans ses mouvemens. On aurait pu aller au-delà et faire ce qui a été fait depuis, supprimer les obligations et les bons à vue. On n’avait besoin de ces titres ni pour astreindre les receveurs-généraux à opérer leurs versemens à des époques déterminées, ni pour traiter avec la Banque lorsqu’on serait forcé de recourir à elle. On les laissa subsister cependant comme une ressource suprême ; mais on relégua ces titres, ou du moins le montant des 124 millions, auquel on fixa ce qu’on pourrait avoir lieu de négocier, dans une position que je pourrais qualifier d’intermédiaire entre la vie et le néant. On les enferma dans un portefeuille spécial d’où ils ne devaient sortir que l’année suivante, et pour être remplacés par d’autres d’un montant égal.

La lenteur relative que mit l’empereur à rendre obligatoire l’application de la nouvelle comptabilité n’était pas de la part de ce grand homme un fait isolé ; M. Mollien en fait la remarque, de même que plusieurs des personnes qui ont vu de près Napoléon à cette époque : il manifestait alors dans ses discours une vive répugnance pour toute innovation. Après la guerre si glorieusement terminée par son génie, auquel la fortune souriait avec une constance qui ne lui est pas habituelle, il éprouva un sentiment qui ressortait, malgré lui-même, du sein de sa situation prodigieuse. Sa domination semblait acceptée de l’Europe continentale tout entière ; l’Autriche, vaincue à Austerlitz et saisie encore d’épouvante, n’osait pas remuer devant le guerrier qui l’avait dépouillée et de l’antique couronne impériale et de provinces qui lui étaient chères, comme la Lombardie et le Tyrol. La Prusse mutilée, et couverte de garnisons française, était à ses pieds ; la Russie, après avoir montré beaucoup d’opiniâtreté dans la lutte, s’était changée en une alliée, pour le moment docile, parce qu’elle attendait de vastes agrandissemens de cette amitié qu’elle affectait de saluer comme un présent des dieux. Que pouvait raisonnablement essayer désormais la haine des Anglais contre le chef obéi de tant de rois ? Ils n’avaient plus un auxiliaire en Europe ; la France paraissait donc rentrée dans le concert des puissances européennes, dont la révolution l’avait violemment jetée hors, et Napoléon semblait admis dans la famille des rois, non comme un parvenu qu’on tolère, mais comme le Jupiter de cet olympe. Il supposait que la révolution avait définitivement enfanté un nouvel ordre européen, tout à l’avantage de l’influence française. Agiter encore les esprits par des innovations, quelles qu’elles fussent, lui semblait hors de propos et téméraire. À toute rencontre, il exhalait sa pensée par des phrases telles que celles-ci : « Que le monde était bien vieux, qu’il était au-dessus du pouvoir des hommes d’en changer la forme, que dans les routes frayées on connaissait les mauvais pas et on les évitait, mais que dans les routes qu’on voulait frayer on ne devinait pas les précipices[53]. »

L’empereur était excité dans cette humeur par les flatteurs empressés autour de lui, dont les plus ardens, autrefois chauds républicains, s’étaient transformés en ultra-monarchistes. Plus le monarque était nouveau, plus ils voulaient qu’il s’enveloppât d’institutions anciennes. Ces mêmes hommes auraient volontiers non-seulement ressuscité le cérémonial de l’ancienne cour, mais encore restauré la législation d’autrefois en ce qu’elle avait de plus offensif. Ils vantaient les jurandes et les maîtrises, les substitutions, des lois surannées sur l’usure, les prohibitions douanières, le droit de seigneuriage sur les monnaies, qui blessait le principe de la propriété. Si la tradition ne fournissait pas, à leur gré, assez de bons modèles dans l’ancienne France, il fallait en aller chercher en Autriche, en Prusse, enfin partout, excepté en Angleterre[54]. Ils étaient habiles à déverser le blâme sur les changemens qu’introduisait M. Mollien. Lorsque l’empereur avait reçu ses ministres, le 27 juillet 1807, peu d’heures après son retour des bords du Niémen, son accueil, gracieux pour tous, l’avait été avec prédilection pour son ministre du trésor, sans doute parce que dans son for intérieur il rapprochait l’heureuse gestion de M. Mollien pendant les campagnes de 1806 et 1807 des soucis extrêmes que lui avait causés l’administration du trésor pendant la campagne d’Austerlitz. Il n’en avait pas fallu davantage pour ameuter alors contre M. Mollien les limiers des cours, toujours prêts à se coaliser contre l’homme honnête et capable qui paraît devenir l’objet de la faveur du prince.

Cette réprobation des nouveautés, même dans les arrangemens administratifs, était surprenante de la part d’un homme qui était lui-même, selon l’expression de M. Mollien, un grand miracle de nouveauté. L’empereur se faisait illusion quand il se supposait enfin accepté par l’Europe. Nous qui vivons cinquante ans après, nous trouvons non-seulement injuste, mais insensé, qu’il ne le fût pas, parce que nous le voyons avec l’auréole de gloire que tant de hauts faits, tant de manifestations d’un génie supérieur en vingt genres divers, ont irrévocablement déployée autour de son front. Nous avons perdu jusqu’au souvenir des passions ardentes qui couvaient la pensée de le renverser. Sainte-Hélène ne nous apparaît plus que comme un piédestal qui lui donne une nouvelle grandeur. Ce rocher, sur lequel en 1815 l’inhumanité des cabinets le cloua comme un autre Prométhée, est pourtant la preuve visible à tous les yeux de ce que n’avaient pas cessé d’être les haines contre Napoléon, et de ce qu’elles devaient faire une fois qu’elles ne seraient plus comprimées par la force immense qu’il avait organisée. Dans les cours de l’Europe, on ne lui connaissait pas d’ancêtres, et on n’admettait pas qu’il en fût un. Les maisons régnantes et les aristocraties n’apercevaient en lui qu’un soldat heureux qu’on redoutait parce qu’on avait éprouvé la pesanteur de ses coups, mais dont on espérait la chute prochaine. Sa fortune, tout éblouissante qu’elle était, remontait alors à onze années à peine, elle datait de 1796. Son autorité politique était de plus fraîche date encore. Les cabinets et les aristocraties le regardaient donc comme un météore destiné à disparaître après avoir jeté une lueur à leur gré sinistre. Son intérêt comme son devoir étaient de prendre sous son égide les innovations qu’attendaient les peuples de toutes parts, sauf à les concilier avec ce que commande la prudence, avec les ménagemens qui sont inséparables de la bonne politique. Et peu importe après tout le langage qu’il a pu tenir dans l’enivrement qu’il avait rapporté de Tilsitt ; peu importe même que dans la multitude infinie de ses actes on en puisse citer un certain nombre qui soient dans le même sens. Ce n’est pas là qu’il faut aller chercher l’esprit de son gouvernement ; c’est bien plutôt dans le code auquel il a eu à cœur de donner son nom, et qu’il a répandu hors de France avec une si énergique sollicitude ; c’est dans la suite innombrable des mesures politiques et administratives par lesquelles il a mis en action la pensée qui avait dicté ce code impérissable. Napoléon reste dans l’histoire comme l’agent le plus glorieux et le plus puissant d’un mouvement général de rénovation favorable au grand nombre, non-seulement en France, mais dans l’Europe entière, et c’est parce qu’il a été ainsi un novateur qu’il a pu fonder une dynastie.

Les discours de l’empereur contre les novateurs amenèrent un incident personnel à M. Mollien, que je ne puis ici passer sous silence. Napoléon avait l’habitude de prendre ses libertés avec ses collaborateurs ; il ne leur ménageait pas la critique directe et personnelle, quand il croyait en avoir trouvé le lieu. M. Mollien l’avait remarqué dès le premier jour où il se trouva en sa présence, à l’occasion d’autrui. Quant à lui-même, très rarement il fut l’objet de ces réprimandes ; sa tenue et sa conduite commandaient des égards que l’empereur observait avec soin. Cependant, à l’époque dont nous parlons, il lui sembla qu’il était pris à partie personnellement, avec insistance, parce que l’empereur se laissa aller plusieurs fois en sa présence à ses épanchemens contre les novateurs, et même en parlant à M. Mollien il lui arriva d’employer des expressions telles que celles-ci : Vous autres idéologues. En l’absence de son ministre du trésor, il répétait qu’il était de la secte des novateurs ; il ajoutait, à la vérité, qu’on se trouvait assez bien des innovations qu’il avait faites. M. Mollien, étant le seul des ministres qui innovât, s’inquiéta de ces discours de l’empereur. Napoléon, il le savait, ne disait jamais rien sans intention, lors même qu’il paraissait entraîné par le coûtant de ses idées. Après une séance du conseil d’état où l’empereur avait plus encore qu’à l’ordinaire donné carrière à son humeur contre les nouveautés et ceux qui les patronaient, il tint pour certain que les critiques et les sarcasmes de l’empereur étaient à son adresse. Il lui écrivit donc une lettre respectueuse où il lui demandait si les préventions qu’il manifestait contre les innovations s’étendaient à ce qui avait été fait de neuf dans les finances depuis 1806. L’empereur lui répondit : « Je ne comprends rien à votre lettre ; je serais fâché que vous pussiez penser que ce que j’ai dit au conseil pût vous concerner en aucune manière. J’aurais droit de me plaindre de cette injustice de votre part ; je ne veux pas le faire, puisqu’elle m’offre une nouvelle occasion de vous assurer du contentement que j’ai de vos services, et de l’intention où je suis de vous donner une preuve éclatante de mon estime[55] ».

Peu de temps après, l’empereur lui envoyait un de ces grands cordons que les puissances mettaient à sa disposition, et il y joignait un mandat de 300 000 fr. sur la caisse de l’extraordinaire. Ce fut le principal fondement de la modeste fortune que nous avons connue à M. Mollien. Presque tout le reste, qui consistait en une dotation en pays étranger, a été englouti dans le désastre de 1814.

J’ai exposé précédemment le dissentiment qui existait entre l’empereur et M. Mollien au sujet des règlemens de comptes avec les entrepreneurs de service et les fournisseurs. L’empereur, qui ne voulait pas qu’il y eût d’arriéré, qui avait officiellement annoncé, en l’an IX, qu’il n’y en aurait plus, se refusait de prime abord à accorder les supplémens de crédit qui étaient nécessaires pour solder ces comptes, lorsque les fonds alloués par le budget avaient été dépensés, et il ne lui déplaisait pas qu’on suscitât des difficultés à cette catégorie des créanciers de l’état. M. Mollien, que les autres ministres secondaient dans l’intérêt des services qui leur étaient confiés, finissait toujours par obtenir de l’empereur une bonne partie de ce qu’il fallait ; mais sur ce point la résistance de l’empereur n’était pas la seule qu’il y eût à surmonter. Eux aussi, les employés du trésor, avaient pris l’habitude de contester aux fournisseurs le paiement de leurs créances. Avant M. Mollien, ils avaient une excuse dans la pénurie du trésor, qu’ils se flattaient, bien vainement, de dissimuler en abusant des formes minutieuses de la comptabilité publique. Ce motif disparut lorsque, par la bonne administration de M. Mollien, l’abondance fut revenue au trésor. M. Mollien alors eut cependant à faire l’éducation de ses subordonnés. Il y consacra des instructions écrites et des entretiens. Il s’efforça d’inculquer aux agens du trésor cette opinion : que les taxes ne doivent cesser d’être la propriété du contribuable qui les paie que pour devenir la propriété de ceux dont elles ont à solder les services ou les avances ; que le gouvernement n’agit que comme un intermédiaire dont le devoir est d’opérer cette transmission dans le plus bref délai possible ; que les formalités doivent être réglées bien plus dans l’intérêt et pour la sûreté des créanciers de l’état que pour la tranquillité des fonctionnaires auxquels il en confie le détail ; qu’on ne peut se flatter de bien garder ce qu’on nomme la fortune publique, lorsqu’on méconnaissant les droits des créanciers de l’état, on se met en guerre avec la propriété privée. Sans doute, leur disait-il encore, il ne serait pas juste d’étendre à un agent payeur qui, par un faux scrupule ou par une application trop rigoureuse des formes, diffère des paiemens et retient captifs dans ses mains les fonds que le légitime propriétaire réclame, le reproche qu’encourt l’agent des recettes qui détourne pour son usage le produit des taxes publiques qu’il a recouvrées ; mais s’il y a quelque différence entre la moralité du premier et celle du second, il n’y en a aucune dans l’effet de leurs actes. L’un et l’autre ont abusé de la propriété d’autrui[56]. À la voix de M. Mollien, les agens du trésor ne tardèrent pas à reconnaître que par la ponctualité des paiemens ils recommanderaient bien mieux à la confiance publique et le trésor et les fonctions dont ils étaient revêtus, et que si le trésor public doit envier un privilège, c’est celui d’être mieux que personne et plus constamment exact envers ses créanciers.

Sous l’ancien régime, où la dilapidation était générale et effrénée, et où la dépense n’avait aucune garantie, les contrôleurs-généraux avaient dû s’attribuer une sorte de pouvoir discrétionnaire sur toutes les transactions financières de l’état. De là le nom même qu’ils portaient. Mais sous le régime qui datait de 1789, le légitime emploi des deniers publics avait retrouvé, dans la publicité des comptes et dans le vote annuel des recettes et des dépenses, des garanties auxquelles M. Mollien allait ajouter beaucoup, si ce n’était déjà fait, par l’adoption d’une comptabilité nouvelle, par la création de la cour des comptes. M. Mollien pensait donc que désormais le trésor n’avait plus de contrôle à exercer sur une dépense, du moment qu’elle était autorisée par la loi, conséquemment prévue par le ministre du trésor pour le paiement, et ordonnancée par le ministre compétent qui garantissait ainsi, sous sa responsabilité, qu’elle avait été régulièrement faite et que les conditions du marché avaient été remplies ; qu’il n’appartenait pas au ministre du trésor d’intervenir après coup, sous prétexte de contrôler l’emploi des deniers publics, dans les traités faits par un autre ministre, pour en altérer les conditions et notamment pour changer à son gré le montant et l’époque des paiemens promis ; que si le ministre du trésor devait être admis à prendre une part à la discussion des marchés, ce ne pourrait être qu’avant la conclusion, et afin que son adhésion expresse en rendît les conditions meilleures pour l’état en les rendant plus sûres pour les contractans, mais qu’une fois les marchés non-seulement conclus, mais exécutés, il n’avait plus qu’à consulter la loi de finances et à voir quel était le montant des fonds dont chaque ministre pouvait disposer par des ordonnances motivées sur les besoins de chacune des branches de son administration, et que dans ces limites le paiement ne devait éprouver ni refus ni retard.

C’est en effet d’après ces principes que furent invariablement réglés les rapports de la trésorerie avec les différens ministères. Les fonds dont les ministres pouvaient disposer chaque mois étaient déterminés par un décret spécial dans la seconde quinzaine du mois précédent. Le trésor public vérifiait si les ordonnances délivrées par les ministres pour chaque partie de leur service n’excédaient pas les crédits ouverts au chapitre correspondant de leur budget, et si elles s’appliquaient bien aux dépenses prévues et constatées par les pièces produites. Pourvu que ces conditions, faciles à vérifier, fussent remplies, les ordonnances, dans les cinq jours de leur arrivée, étaient admises par le ministre du trésor. Cette admission avait exactement le caractère de ce qu’on nomme dans le commerce l’acceptation d’une lettre de change, car elle assignait une échéance fixe aux ordonnances. Pour Paris, c’était de dix jours à compter de l’acmission ; c’était de trente pour les ordonnances à payer sur le territoire de l’ancienne France, et de quarante lorsqu’il s’agissait de paiemens à faire dans des départemens plus éloignés.

Pour prévenir tout mécompte dans une comptabilité qui était si complexe, qui embrassait tant de détails, et pour empêcher les retards auxquels on n’eût que fort mal porté remède par des discussions épistolaires, car de celles-ci on ne voit jamais la fin, chaque mois et pour chaque ministère, le chef de la comptabilité venait personnellement faire la vérification de ses comptes avec ceux du trésor ; avec cette précaution, les anciennes controverses sur la situation des crédits n’avaient plus occasion de se renouveler.

Les services publics éprouvèrent ainsi une véritable amélioration. Les ministres, qui trouvaient le trésor constamment fidèle envers eux pour l’acquittement des ordonnances qu’ils avaient le droit de signer, usaient de leur crédit avec plus de modération, parce qu’ils obtenaient plus de confiance, et avec plus d’économie, parce que les conditions de leurs traités étaient moins onéreuses. Elles l’étaient encore beaucoup trop, par l’effet d’une cause qui ne pouvait disparaître qu’avec l’aide du temps : il fallait en effet une assez longue épreuve pour que les entrepreneurs des services ministériels fussent convaincus, et M. MoUien ajoute pour qu’ils s’amendassent, car ils n’appartenaient pas toujours à la classe la plus discrète sur le choix des profits. Le changement aurait été plus complet et plus prompt si les crédits ouverts par la loi de finances n’eussent été excédés par les dépenses réelles, ou si l’empereur avait consenti toujours aux crédits supplémentaires qui étaient réclamés pour le solde des dépenses. Malheureusement, on l’a vu, il cessait de s’offusquer de l’existence d’un arriéré lorsque les créances à solder étaient dues à des fournisseurs.

La paix de Tilsitt produisit, par les contributions auxquelles fut soumise la Prusse, des sommes bien plus considérables que la campagne d’Austerlitz. Indépendamment des réquisitions en nature, et de 16 millions pour frais de perception ou non-valeurs, le montant fut de 222 millions qui servirent à entretenir les garnisons placées dans les forteresses prussiennes après la conclusion de la paix, et de 295 millions qui devaient être versés dans la caisse du domaine extraordinaire, mais dont 155 seulement avaient été payés en 1814. Ces lourdes charges imposées aux peuples vaincus ne sont pas ce qu’il y a de plus recommandable ni de plus heureux dans les conséquences des brillantes campagnes de 1806 et 1807. Ainsi furent semés des ressentimens implacables, dont nous éprouvâmes la violence quand le jour des représailles fut venu. À mes yeux, c’est dans le tableau de cette époque une ombre que je voudrais effacer. Ce que le regard d’un Français y distingue avec une satisfaction sans mélange et avec un légitime sentiment d’orgueil, c’est qu’alors enfin le procès de la révolution française fut gagné. Ses ennemis sur le continent étaient atterrés ; il n’était personne qui ne tremblât devant l’épée de Napoléon et qui osât s’arrêter à la pensée de s’exposer une fois de plus à ses coups. La paix avec l’Angleterre même était vraisemblable, car l’empereur la voulait, non à toute condition sans doute, mais sincèrement. Ainsi qu’il l’avait dit à un moment où il était moins grand encore, après la victoire d’Austerlitz, il avait épuisé la gloire militaire, et son ambition était d’en conquérir une autre. On pouvait donc se flatter des espérances les plus douces.

Il est tellement vrai qu’à cette époque la cause de la révolution était placée, dans la pensée même de ses ennemis, au-dessus de toute atteinte, qu’on les voyait, mettant à profit avec un discernement qui les honorait les leçons cruelles de l’adversité, s’en approprier les innovations pour leur avantage particulier. La Prusse, chez laquelle les traditions de la féodalité étaient conservées à un degré dont on a lieu d’être surpris pour un pays où un philosophe, le grand Frédéric, avait si longtemps régné, la Prusse, après Iéna, adopta aussitôt un système de réformes libérales dont depuis elle ne s’est point départie, qu’elle n’a fait que développer au contraire. Les hommes qu’on voyait émanciper les paysans, porter une main ferme sur les privilèges de la noblesse, et préparer de leurs mains le règne de l’égalité devant la loi, c’étaient des ennemis ardens de la France et de Napoléon ; c’était Stein, c’était Hardenberg, et ces tentatives ne rencontraient aucune résistance. Le mobile de ces réformes était l’ardent désir qu’on nourrissait de se mettre en mesure de combattre un jour la France avec plus d’avantages ; mais on reconnaît la supériorité d’un adversaire lorsqu’on lui emprunte ses armes : bien plus, on signalait la révolution aux peuples comme un génie tutélaire, en venant chercher un asile sous l’égide de ses principes.

Michel Chevalier.
  1. La liste nominative des croupes et des pensions sous le dernier bail passé par l’abbé Terray a été publiée dans un pamphlet curieux imprimé à Londres, ou plutôt en portant l’indication, sous le nom de Mémoires de l’abbé Terray. Elle offre un grand nombre de personnes titrées. La famille de l’abbé Terray s’y trouve, de même que celle de Mme de Pompadour. Mme Dubarry n’y apparaît que par son médecin. On y rencontre la nourrice du feu duc de Bourgogne, des chanteuses du concert de la reine, une personne avec l’indication qu’elle a été au Parc-aux-Cerfs. Le roi (c’était Louis XV et non Louis XVI) y figure à plusieurs reprises. L’huissier principal de son cabinet n’y est pas oublié. Quelques-unes des croupes résultent évidemment d’une association entre le titulaire et un autre capitaliste.
    Je lis sur le même sujet dans la notice sur Necker du baron de Staël les lignes suivantes (page LXIX) : « Ce genre d’abus avait été porté si loin, que sous l’abbé Terray les croupes absorbaient le quart des bénéfices de la ferme, et que sur soixante fermiers-généraux, cinq seulement avaient place entière, tandis que tous les autres étaient grevés de croupes ou de pensions. »
  2. D’après les notes de Dupont de Nemours, Turgot, dans une administration de vingt mois, a payé :
    Sur la dette exigible arriérée, environ 24,000,000 fr.
    Sur les anticipations 28,000,000
    Sur la dette constituée 50,000,000
    (Droz, t. Ier, p. 199.)
  3. La liste des notables, qui furent choisis par la couronne, se composa de 144 noms qui se répartissaient ainsi : princes de la famille royale et princes du sang 7, archevêques et évêques 14, ducs et pairs, maréchaux de France, gentilshommes 36, conseillers d’état et maîtres des requêtes 12, premiers présidens, procureurs-généraux des cours souveraines et autres magistrats 38, députés des pays d’états 12, dont 4 appartenaient au clergé, 6 à la noblesse, 2 au tiers-état, officiers municipaux 25 ; mais dans les 27 membres qui représentaient le tiers-état, il n’y en avait que 6 ou 7 qui ne fussent pas des nobles ou des anoblis.
  4. On y distinguait en effet une réduction au vingtième du revenu de la taille, impôt direct odieux au tiers-état, parce que seuls les roturiers y étaient assujettis ; une subvention territoriale assez forte à laquelle tout le monde eût été soumis sans exception, ce qui était un acheminement vers l’égale répartition de l’impôt ; le remplacement de la corvée par une prestation en argent ; un tarif uniforme pour les droits de douane aux frontières de terre et de mer, uniformité qu’à l’heure où j’écris nous ne possédons pas encore, puisque le tarif de 1836 reconnaît des zones ; l’abolition des barrières entre les provinces, la modération de tous les droits d’aides ou contributions indirectes, la réduction et la plus égale distribution des charges de la gabelle, la suppression des droits sur la fabrication des huiles et des savons à l’intérieur. La libre circulation des grains dans toute l’étendue du royaume faisait aussi partie de ce programme. Quelques autres dispositions tendaient, de même que plusieurs des précédentes, à rapprocher de l’uniformité le système des impôts dans les différentes provinces.
  5. Mémoires d’un ministre du trésor public, t. Ier, p. 169.
  6. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t, Ier p. 169.
  7. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. Ier, p. 184.
  8. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. Ier, p. 143.
  9. Ibid.t Ier, p. 184.
  10. Ce fait est raconté dans les Mémoires d’Ouvrard, qui en avait été témoin oculaire. (Mémoires de G.-J. Ouvrard, tome Ier page 37.)
  11. Testament politique du cardinal de Richelieu (1688), p. 325.
  12. Ce changement eut lieu par le sénatus-consulte du 16 thermidor an X (4 août 1802), qui institua le consulat à vie. Les collèges électoraux d’arrondissemens et de départemens choisissaient des candidats entre lesquels le sénat choisissait.
  13. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. III, p. 296.
  14. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. Ier, p. 246.
  15. Ibid., t. Ier, p. 222.
  16. Allusion à l’acte par lequel le gouvernement avait imposé du 5 pour 100 au pair, comme solde de leur compte, à quelques-uns des créanciers de l’état.
  17. Ce cautionnement, individuel pour chaque agent de change, fut d’abord fixé à 60,000 francs. Quelques années après, par la loi de finances de l’an XIII (1804), on le porta à 100,000 francs.
  18. Le ministère des finances, qui primitivement avait été confié à M. Gaudin à peu près tel que nous le voyons de nos jours, fut dédoublé dans les premiers jours de l’an X pour la commodité du travail avec le premier consul ; un homme seul ne pouvait suffire à répondre aux nombreuses questions que Napoléon adressait et sur lesquelles il ne se payait pas de mots. On sépara alors le service de la recette de celui de la dépense. M. Gaudin garda la première partie avec le titre de ministre des finances ; M. de Barbé-Marbois, qui depuis près d’un an était directeur général du trésor, eut la seconde, sous le nom de ministre du trésor.
  19. La liste des plus forts actionnaires, qui est annexée au rapport de l’administration de la Banque du 25 vendémiaire an IX, comprend le premier consul, les deux autres consuls Cambacérès et Lebrun, Lucien Bonaparte, Mlle Hortense Beauharnais, Duroc, le préfet de police Dubois, le ministre des finances Gaudin, le directeur du trésor, qui allait être nommé ministre du trésor, Barbé-Marbois, plusieurs sénateurs et conseillers d’état, etc.
  20. La dernière de ces notes a été retrouvée à la Banque et publiée, depuis l’impression des Mémoires d’un Ministre du trésor, dans le Journal des Economistes, t. XXXIV, p. 349.
  21. J’ai lieu de croire que c’était M. de Talleyrand, qui depuis montra une véritable amitié à M. Mollien.
  22. Titres remis, jusqu’au 18 brumaire, aux rentiers, en place des arrérages qu’on était hors d’état de leur payer en numéraire.
  23. Ce fut par la loi du 30 ventôse an IX (21 mars 1801).
  24. Voyez la première partie, les Finances d’une monarchie au déclin, dans la Revue du 15 juillet 1856.
  25. Voyez les Mémoires du duc de Gaëte, t. 1er, p. 304. C’est, d’après la même autorité (t. II, p. 15), que je porte les dépenses à 632 millions (exactement 632 279 523 fr.). Tel en était le montant en l’an xiii, lors de la clôture de l’exercice. On sait qu’à cette époque le montant des recettes ne comprenait pas les frais de perception ; mais en l’an xi une partie des dépenses des départemens, les dépenses fixes, étaient portées au budget de l’état.
  26. Quand on compare les budgets de ce temps-là avec ceux d’aujourd’hui, il faut être en garde contre l’erreur à laquelle peut donner lieu la circonstance qu’alors les frais de perception et la majeure partie des dépenes locales n’étaient pas compris au budget de l’état. Ainsi le budget de 1837 est porté à 1 milliard 699 millions ; mais si de là on retranche les frais de perception et les sommes affectées aux localités (départemens et communes), il ne reste plus que 1 milliard 175 millions. Si l’on en rabat encore la somme qui répond à l’accroissement de la dette publique, en comprenant dans celle-ci la dette flottante, on arrive à 900 millions à peine.
  27. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. Ier, p. 335.
  28. Les bons à vue étaient des titres analogues aux obligations. C’étaient des mandats acceptés par les receveurs-généraux, et à valoir sur les rentrées qu’ils espéraient du chef des contributions indirectes, telles que les douanes, l’enregistrement, l’impôt sur le tabac.
  29. C’était à la fin de 1796. La situation intérieure de l’Angleterre était critique. Une révolte formidable avait éclaté sur la flotte. La banque d’Angleterre était à bout de ressources. Aucun des banquiers de la Cité n’aurait osé se charger de la négociation d’un emprunt. Il fallait pourtant 18 millions sterling (450 millions de francs). Le gouvernement fit alors un appel au patriotisme des particuliers pour la souscription d’un emprunt de cette importance, à des conditions médiocrement avantangeuses. Le lundi 5 décembre, à dix heures, les portes de la banque furent ouvertes et des registres placés dans la salle ; à onze heures vingt minutes, le montant de 18 millions sterling était atteint, et les souscripteurs arrivaient toujours. Voyez l’intéressant écrit de M. William Newmarch : On the Loans raised by M. Pitt, during the first french war, page 16.
  30. L’article ler du sénatus-consulte du 28 floréal an xii (18 mai 1804), qui donna à Napoléon le titre d’empereur, commence en ces termes : « Le gouvernement de la république est confié à un empereur qui prend le titre d’empereur des Français. »
  31. Ce fut l’objet de la loi du 5 nivôse an xii (25 décembre 1803).
  32. Le dernier dégrèvement qui a eu lieu, celui de 1851, dont le montant est de 27 millions, a été opéré d’une manière égale sur tous les départemens.
  33. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. Ier.
  34. On sait que le mot est de Louis XVIII, qui le dit aux élèves de l’école militaire de Saint-Cyr ; mais c’est une formule heureuse des principes de la révolution.
  35. Ouvrard dit dans ses Mémoires qu’il s’agissait de 12 millions. Mémoires de G.-J. Ouvrard, t. 1er p. 43.
  36. Mémoires de C.-J. Ouvrard, t.lern p. 110.
  37. C’est la somme indiquée par M. Ouvrard dans ses Mémoires. Il y a lieu de douter fortement que la cour d’Espagne eût, à elle appartenant, dans ses colonies, une somme aussi importante.
  38. Ouvrard dit même dans ses Mémoires la totalité, y compris les propriétés cléricales sises en Amérique ; mais c’est une exagération.
  39. Mémoires d’un ministre du trésor, t. I, p. 437.
  40. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. II, p. 88.
  41. C’est ce que raconte le célèbre Gentz dans une notice sur cette campagne, insérée dans le tome 10, page 170, du Recueil des traités de paix du comte de Garden, recueil très hostile à Napoléon, mais riche en documens.
  42. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. II, p. 92.
  43. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. II, p. 73.
  44. Forbonnais rapporte que, sous Henri IV, un habitant de Bruges, Simon Stevin, était venu proposer à Sully d’appliquer ce système à la comptabilité publique, mais que Sully ne donna pas de suite à la proposition. Pendant la minorité de Louis XV, la même pensée se reproduisit Elle fut adopée en principe, mais il ne paraît pas qu’elle fut sérieusemeat mise à exécution ; du moins il n’en était pas resté de trace. Le duc de Noailles, qui présidait le conseil des finances, tenant lieu de ministre, prit cette amélioration fort à cœur, et avait fait rendre à cet effet un édit en juin 1716. (Voyez les Recherches et Considérations sur les Finances, par Forbonaais, tome II, page 429.)
  45. Ce décret est du 4 janvier.
  46. « Telles étaient les lettres de légitimation et de naturalité, les lettres de noblesse, les aubains, apanages, douaires, contrats de mariage des enfans de France, les échanges, les anoblissemens, les lettres de francs-fiefs, les bourgeoisies et les amortissemens, et spécialement les dons, les lettres de grâce honorifiques et utiles. La chambre des comptes connaissait, communément avec le parlement, de certaines matières des domaines, de la liquidation des droits féodaux. Elle avait sur les comptables une juridiction criminelle, et cette juridiction n’avait qu’une seule limite, la torture. » (Dictionnaire d’Administration, article de M. A. Blanche sur la Cour des Comptes.)
  47. Du 29 frimaire an ix (20 décembre 1800).
  48. Supplément aux Mémoires et Souvenirs de M. Gaudin, duc de Gaëte, page 78.
  49. La différence des deux évaluations provient d’une part de ce que M. Gaudin porte le produit des postes à 9 569 000 fr., tandis que M. Mollien ne le met qu’à 7 515 000 fr. ; la régie des sels et des tabacs au-delà des Alpes aurait rendu 2 600 000 fr. selon la première de ces autorités, et 1 260 000 fr. selon la seconde. M. Mollien fait figurer dans son relevé deux sommes, l’une de 625 000 fr. pour les monnaies, l’autre de 1 275 000 fr. pour les poudres et salpêtres, qu’omet M. Gaudin. Il y a de plus dans l’état de M. Mollien une somme de 4 500 000 fr. pour la vente d’effets militaires hors de service, qui doit en effet être rangée dans les recettes ordinaires.
  50. M. Mollien compte pour les douanes 2 millions 1/2 de plus que M. Gaudin et quelques petits supplémens pour la régie des sels et tabacs au-delà des Alpes ; il porte quelques petites sommes en moins pour les postes et les droits-réunis ; il ajoute 1 million pour les poudres et salpêtres et 241 000 fr. pour les monnaies, tandis que M. Gaudin omet ces deux articles.
  51. Le décret ne fut signé que le 6 mars 1808.
  52. Loi du 15 septembre 1807, article 21.
  53. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. II, p. 228
  54. Mémoires d’un Ministre du trésor, T. II, p. 225.
  55. Cette lettre est du 7 septembre 1807.
  56. Mémoires d’un Ministre du trésor public, t. II, p. 108.