Le Comte Rostopchine

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Le Comte Rostopchine
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 822-854).
LE
COMTE ROSTOPCHINE
D'APRES UNE CORRESPONDANCE NOUELLEMENT PUBLIEE.

M. Pierre Barténief : I. Arkhiv Kniasa Voronzova, t. VIII, Moscou 1876. — II. Dévetnadtsatyi Viek, t. II, Moscou 1875. — III. Rousskii Arkhiv, année 1875, Moscou.

Le comte Féodor Rostopchine s’est trouvé mêle à l’un des plus grands événemens de l’histoire universelle. Si vraiment il fut l’auteur de l’incendie de Moscou, comme c’est l’opinion commune, on peut dire que non-seulement il a porté le coup mortel à la fortune de Napoléon, mais qu’il a suscité la crise qui décida du sort de notre pays devant l’Europe, jeté dans la balance encore indécise du destin le poids qui la fit trébucher à notre détriment, arrêté brusquement la marche ascendante de la France et donné l’impulsion qui la fit décliner. Sous la révolution et l’empire, notre race atteignit à son maximum de puissance matérielle, et c’est dans la campagne de Russie qu’elle la déploya tout entière : la grande armée en 1812 s’avança dans le nord-est de l’Europe à une distance que n’atteignit jamais armée gauloise ou latine, ni dans les courses aventureuses de Brennus, ni dans le siècle triomphal des Trajan et des Marc-Aurèle, et cependant du bassin du Volga elle fut ramenée sur la Seine, de Moscou rejetée sur Paris, Conquérante de l’Europe continentale, la France fut conquise à son tour, et l’hégémonie politique que lui avaient assurée dix siècles de progrès et de supériorité en tous genres, vingt années de victoires inouïes, passa à d’autres peuples. Dans cette année critique de 1812, il y eut un moment particulièrement critique, c’est celui de l’incendie de Moscou, et il y a un homme à qui l’on a voulu faire remonter toute la responsabilité du désastre ; comme il le dit lui-même en son langage humoristique, le nom de Rostopchine « servit de refrain à l’incendie comme celui de Marlborough à la chanson. » Napoléon tout d’abord le dénonça comme l’auteur de sa ruine, les bulletins de la grande armée et les colonnes du Moniteur consacrèrent la gloire sinistre du nouvel Erostrate ; mais à ces affirmations, répétées par la plupart des écrivains, Rostopchine a opposé une sorte de dénégation : voilà pourquoi l’histoire, après avoir affirmé, en revient à douter. La question ainsi renouvelée prend l’attrait irritant d’un mystère : ce drame formidable de 1812 garde son côté énigmatique ; c’est pour ce double motif qu’on ne peut oublier Rostopchine, et qu’à chaque publication nouvelle le débat recommence sans laisser de repos à sa mémoire ni à notre curiosité.

Il y a d’autres raisons encore pour que rien de ce qui le concerne ne nous laisse indifférens : ce personnage, qu’une telle catastrophe eût suffi pour immortaliser, eût-il été le plus obscur des hommes, a joué, même avant 1812, un rôle considérable : il a grandi au milieu de la cour de Catherine II, il a été ministre de la guerre et des affaires étrangères sous Paul Ier. Après son exil volontaire de Russie, il a été notre hôte à Paris pendant les premières années de la restauration et a jugé sans contrainte les hommes et les choses de France. Sa correspondance constitue donc une source fort importante pour l’histoire de la Russie et de la France pendant près de trente-cinq années. Rostopchine était un grand original : par les lacunes et le brillant de son éducation, par les singularités de son esprit et de son caractère, il marque une époque dans le développement de la société russe ; il peut servir de type pour toute une génération de nobles et de boïars. Chez eux, la culture européenne était poussée aux derniers raffinemens ; mais l’homme intérieur ne semblait pas atteint par la transformation : si les dehors étaient français, le vieux fond moscovite restait intact. Ils demeuraient attachés aux vieilles idées, même aux superstitions nationales, dévoués au principe autocratique, entichés de leurs droits sur leurs paysans serfs, fermés à toutes les idées généreuses qui devaient faire leur chemin pendant le règne d’Alexandre, pleins de mépris pour les constitutions libérales et de haine pour les théories émancipatrices. Il suffit de comparer Rostopchine aux courtisans demi-barbares de Pierre le Grand et d’Elisabeth pour avoir une idée du progrès accompli ; il suffit de le comparer à un Nicolas Tourguénief pour avoir une idée du progrès qui restait à faire. Rostopchine tient à la fois à l’ancienne Russie et à la nouvelle ; il y a chez lui comme deux hommes qui se combattent, l’Asiatique et l’Européen ; les contrastes sont d’autant plus vifs chez lui qu’il se targuait de son origine tartare et prétendait descendre d’un fils de Gengis-Khan. Cette dualité et ce désaccord intérieur peuvent expliquer ce qu’il y avait en sa nature de mal assis et de mal équilibré, de contradictoire et de faux ; de là cette humeur fantasque, ces bizarreries naturelles ou voulues, cette affectation de sauvagerie et cette recherche de bel esprit. Rostopchine parut un original, même à la cour de Paul Ier, même à côté d’un Souvorof ; de cette originalité, il est probable qu’il se fit gloire, qu’il tint à justifier la singulière. filiation qu’il se donnait, qu’il jouissait de l’étonnement de la galerie, que les exclamations ou les rires étaient pour lui un encouragement. A la fin, personne, pas même lui, ne put distinguer ce qui était joué de ce qui était naturel en lui ; il était devenu l’homme de son rôle, Rostopchine était le comte original. Dans maintes de ses paroles et de ses actions, il est visible qu’il a cherché l’effet ; lui-même à certains de ses procédés applique le mot de charlatanerie. Et en effet il est charlatan à la manière de Souvorof, qui affecta la bizarrerie comme le seul moyen de se faire jour au milieu de tant d’autres, fit le fou pour attirer sur son mérite réel l’attention distraite de l’impératrice. Chez Rostopchine, l’esprit de contradiction et de singularité, soutenu d’un fonds d’orgueil prodigieux, fut la source de beaucoup de défauts et de quelques qualités. Pour ne rien vouloir faire comme les autres, il fut parfois bien inspiré : il brava les favoris quand tout le monde les adulait, et leur témoigna des égards quand tout le monde s’éloigna d’eux. Son originalité fait de lui un écrivain à part, enclin aux incartades, insoucieux de la mesure, admirable dans la caricature, plus que dans le portrait, un Saint-Simon qui aurait perdu tout frein classique et tout sentiment de respect. Cet esprit vif et libre se révèle dans ses écrits russes (le Mort vivant, les Pensées à haute voix sur l’escalier rouge, les proclamations au peuple de Moscou) ; il éclate aussi bien dans ses ouvrages français, ses Mémoires écrits en dix minutes, la Vérité sur l’incendie de Moscou, dans sa vaste correspondance, qui est presque toute en français, car c’est en français surtout, à travers maintes incorrections ou étrangetés, en se faisant une langue à lui dans cet idiome welche qu’il façonne et malmène, que son talent se révèle le plus complètement. Ce qu’il exècre par-dessus tout, ce sont les Français, et c’est dans leur langue qu’il est le plus à son aise pour les insulter.

Rostopchine se retrouve tout entier dans le huitième volume des Archives Voronzof que publie cette année même M. Pierre Barténief, au labeur incessant duquel nous devons en outre trois autres collections : l’Archive russe, le Dix-huitième siècle et le Dix-neuvième siècle. Ce volume renferme cent cinquante-huit lettres inédites de Rostopchine à divers membres de la famille Voronzof : elles vont de 1796 à 1825, c’est-à-dire des dernières années de Catherine II à la mort de Rostopchine. Il est d’autant plus utile de signaler ce livre aux lecteurs d’occident qu’il n’a guère de russe que le titre et l’en-tête des pages : toutes les lettres de Rostopchine et les réponses de ses correspondans sont imprimées en original, c’est-à-dire en français.

Le plus important de ces correspondans est le comte Semen Romanovitch Voronzof, ambassadeur de Russie à Londres, à qui cent vingt-neuf lettres de Rostopchine sont adressées. Voronzof semble avoir été, comme on le voit dans les Mémoires publiés en tête du volume, d’un caractère fier et triste, incapable de supporter les injustices, bouillant et emporté. « Dans ma jeunesse, dit-il, j’étais vif comme un Français et inflammable comme un Sicilien. » Comme presque toute sa famille, il était resté attaché à la mémoire de l’impératrice Elisabeth : sous Catherine II et Paul Ier, il ne servait plus que par devoir. Lors de la révolution de 1762, qui coûta le trône et la vie au neveu d’Elisabeth, Semen Voronzof, alors âgé de dix-huit ans et lieutenant au Préobrajenski, fit de vains efforts pour empêcher ses soldats de prendre part à la révolte ; toute sa vie il conserva le souvenir du malheureux empereur Pierre III, une haine persistante contre les régimens des gardes, l’horreur des « infâmes traîtres, » une aversion profonde pour les favoris. Mal en cour, il se venge en frondant. Militaire et brave militaire, il prend plaisir à railler l’ignorance de Potemkine ; diplomate, il se moque de l’incapable Zoubof, qui se mêlait des affaires étrangères, de « ce jeune favori à qui rien ne résistait en Russie, et qui croyait pouvoir gouverner toute l’Europe. » Rostopchine et lui présentent bien des traits communs : l’un reste fidèle à la mémoire de Pierre III, comme l’autre à celle de Paul Ier, victime d’une révolution semblable ; l’un attaque le gouvernement de Catherine II, comme l’autre celui d’Alexandre Ier ; dans leur correspondance, ils malmènent également les favoris Potemkine ou Zoubof ; le vieux diplomate pense comme le jeune comte[1] au sujet de « l’exécrable république française » sans éprouver plus de sympathie pour les émigrés et les amis du comte d’Artois a dont la moitié sont des fats et l’autre des intrigans. » Tous deux, sous Paul Ier, l’un comme ambassadeur à Londres l’autre comme ministre des affaires étrangères, ont travaillé à coaliser l’Europe contre la France. Cette conformité d’idées et de goûts explique leur longue intimité. On n’a pas retrouvé les réponses de Semen Voronzof. Rostopchine en donne la raison : lors de sa disgrâce de 1794, « je fis brûler, dit-il, tous les papiers que j’avais dans mon portefeuille ; vos lettres sont perdues pour moi ; je les brûle aussitôt que je les reçois et je me prive des marques flatteuses de votre estime, pour être tranquille et n’avoir pas une grande imprudence à me reprocher. » Parfois il recommande de détruire les siennes : « Lisez ma lettre et jetez-la au feu ! » Voronzof n’a pas voulu s’en priver, et c’est ainsi qu’elle nous est parvenue. Toutefois même dans les lettres de Rostopchine nous remarquerons des lacunes, des interruptions : dans des circonstances critiques, l’amitié prudente a du faire son office.


I

Les premières missives de Rostopchine nous jettent, in médias rez au milieu de la cour de Catherine II dans ses dernières années. Ce long règne de trente-quatre ans prend, vers la fin, un air de décadence. L’insolence et le gaspillage des favoris, l’impunité de leurs plus misérables créatures avaient comme ébranlé la moralité publique, affaibli la crainte du maître, qui, dans un état despotique, est le principe de la sagesse. C’est ce qui explique la réaction autocratique de Paul Ier, la dure discipline à laquelle il voulut remettre la Russie, l’emportement avec lequel il exigea les marques extérieures les plus gênantes de respect pour la personne impériale. Qu’on ajoute à cette anarchie aulique l’influence de certaines idées venues du Paris de la convention et qui, tombant dans des têtes mal préparées, y subissaient de singulières déformations ; c’était aussi dans les bizarreries séditieuses de la mode que la révolution française avait son retentissement. « Les vieux, écrit Rostopchine, sont très indignés de se voir négligés ; ils sont la plupart du temps avec les jeunes gens, qu’ils imitent, et les partisans déclarés de toutes les nouvelles modes que le charmant prince Boris Galitzine introduit en dépit du bon sens et de la bienséance. La manie de porter de grosses cravates qui cachent le menton a choqué. L’impératrice a ordonné, pour la seconde fois, de ne plus les porter ; mais nos jeunes gens, en dépit de la défense, s’habillent comme auparavant, et le dernier dimanche, la comtesse Soltikof ayant voulu mettre à la raison son neveu, il fit sonner si fort le mot de liberté, qu’elle s’enfuit à toutes jambes, croyant voir dans cette famille Galitzine le germe d’une révolution (1793). » Ces cravates, qui sentent le jacobinisme, donnent de l’humeur à Rostopchine ; mais n’y a-t-il pas un peu de cette licence jacobine dans les jugemens qu’il porte sur tout ce qui l’entoure ? Ces piquans portraits de personnages en faveur ne sont possibles que sous un prince débonnaire. Est-ce sous l’impératrice Elisabeth, aux beaux jours de l’inquisition d’état, qu’on se fût permis d’écrire de ce style ? Le comte Féodor ne respecte rien ; sa verve caustique s’attaque au tout-puissant Potemkine. La mort misérable du favori sur une des routes de la Moldavie ne désarme point Rostopchine : « Sa mémoire, quoique odieuse à tout le monde, influe sur les opinions de la cour ; on ne peut lui appliquer le proverbe : morta la bestia, mono il veneno. » Potemkine eut pour successeur Zoubof, devenu le comte Platon Zoubof, et dont Rostopchine trace à l’eau-forte ce portrait : « Zoubof fait sentir sa toute-puissance d’une façon révoltante ; il est bête naturellement, mais sa mémoire supplée au jugement ; son jargon, tantôt savant, tantôt mystique, fait prendre le change sur son compte. Il affiche une fierté brutale et révoltante ; ses actions se ressentent de sa mauvaise éducation. » Ce n’est pas encore l’insolence du favori qui répugne le plus à Rostopchine, c’est la bassesse de ses courtisans. On est surpris de voir figurer dans cette bande un homme qui n’était pas le premier venu : son nom a été uni à celui de Rostopchine dans le drame solennel de 1812 ; sa statue de bronze se dresse devant Notre-Dame de Kazan, le bâton de commandement à la main, foulant aux pieds les canons et les drapeaux de la grande armée ; c’est le futur feld-maréchal Koutousof. « Savez-vous ce que fait cet homme ? écrit avec indignation Rostopchine (1795) : il vient une heure avant le lever du comte Zoubof et fait son café, qu’il prétend posséder le talent de préparer, et devant une foule de monde le verse dans une tasse et la porte à l’impudent favori couché dans son lit ! » Le général d’artillerie Melissino, qui n’était pourtant pas sans mérite, baisait la main du parvenu, et le major Masson a rapporté les scènes les plus humiliantes pour ce vieil homme de guerre, se tuant à expliquer ses projets de perfectionnement, à étaler ses plans devant Zoubof, qui l’écoutait à peine et se faisait nettoyer les dents par son chirurgien.

Cet abaissement des caractères, cette corruption de la cour, dont Rostopchine fut préservé par la hauteur de son caractère, peut-être aussi par sa mauvaise santé, lui inspire un tel dégoût qu’annonçant à Voronzof le départ d’un de leurs amis communs pour l’Angleterre, il ajoute : « Vous saurez de lui comment tout le monde vit ici et comment plusieurs ne crèvent pas de honte. » Gueux, polissons, vauriens, voilà les mots qui reviennent constamment dans sa correspondance. Les femmes ne trouvent pas grâce devant lui ; par dépit contre elles, il rédige leur chronique scandaleuse ; l’épithète de coquette devient facilement sous sa plume celle de coquine.

Ce qui l’inquiète surtout dans cette dépravation, c’est de voir les dangers qui en résultent pour les jeunes princes, pour le grand-duc Alexandre, sa femme Elisabeth, son frère Constantin ; c’est de voir que l’avenir risque d’être attaqué des vices du présent. Catherine II avait pour l’éducation de ses petits-fils des soins maternels[2], elle veillait à ce qu’ils fussent élevés sévèrement et chastement, elle les avait confiés à l’austère Laharpe, ce républicain vaudois qu’elle appelait en badinant « monsieur le jacobin. » Les courtisans s’appliquaient à étudier les bonnes intentions de l’impératrice et profitaient de toutes les défaillances de sa volonté. « Le grand-duc Alexandre, écrivait Rostopchine, on peut le dire hardiment, n’a pas son pareil dans le monde ; son âme est encore plus belle que son corps, jamais le moral et le physique n’ont été plus achevés dans un individu ; » mais cette cour est trop mal composée : « ce sont ou des sots, ou des polissons, ou des jeunes gens dont on ne peut rien dire. Le grand-duc Alexandre est ignorant au suprême degré pour ce qui regarde la connaissance des hommes et de la société ; il s’est familiarisé avec la bêtise, ayant été entouré de gens ineptes… Il entend dire tant de platitudes qu’il ne sera pas étonnant s’il succombe. » — « On lui a mis en tête que sa beauté lui assurera la conquête de toutes les femmes, et notre jeune prince se plaît à leur en conter. Vous pouvez bien penser qu’il trouvera assez de coquines qui lui feront oublier ses devoirs. » Sa jeune femme Elisabeth est en butte à la folle passion du comte Zoubof : ainsi le favori de la grand’mère osait courtiser la petite-fille ! Il y eut dans le palais plus d’une scène étrange, et l’impératrice fit au volage des yeux terribles. La grande-duchesse montra une dignité et un tact admirables, ayant l’air de ne rien voir et de ne rien entendre, décourageant la calomnie et l’intrigue. Certains la taxaient de fierté et d’arrogance : avec de tels défauts, on échappe à bien des faiblesses.

Le grand-duc Constantin était moins sympathique à Rostopchine. D’abord celui-ci crut découvrir en lui de précieuses qualités : « il est vif, sensible, militaire dans l’âme. » Trop militaire, malheureusement ! C’était chez lui moins un goût qu’une manie ; il reproduisait dans ce qu’il avait de moins heureux le type paternel. « Il commence, dira plus tard le comte Féodor, à donner des preuves de sa ressemblance avec son père. Il se laisse aller à la colère, n’obéit à personne et a le maintien d’un polisson. Il se pique de négliger sa parure, et porte souvent des habits retournés et des cravates sales de taffetas noir (1794). » — « Toutes ses inclinations le portent au mal, et il ne se repent plus de le faire. Il est rapporteur de l’impératrice, de son père et de M. Zoubof, calomnie sans distinction, dit des grossièretés à tout le monde, rosse ses gens et menace à chaque instant de demander vengeance. » — « Il découvre tous les jours quelques nouvelles mauvaises qualités, et promet d’égaler Pierre le Cruel ou le tyran Denis de Syracuse. En allant visiter la maison de marbre où il logera, il a commencé par désigner une chambre froide au donjon pour y enfermer ses cavaliers qui tarderont un peu. Son parler est celui d’un homme de la lie du peuple… Je sais qu’il ne m’aime pas, car il déteste la vérité, mais il me craint parce que j’approche de son père (1795). »

Si Rostopchine est mécontent de la cour, il ne l’est pas moins de ce qui se passe à l’extérieur. Les faciles victoires de Perse et de Pologne ne l’éblouissent point ; il en augure un succès médiocre pour les guerres sérieuses de l’Occident. Il ne voit que la nullité des généraux, les pilleries des armées, l’oppression des vaincus. Toute cette gloire lui semble de mauvais aloi, et il s’inquiète de ce qu’il entrevoit de charlatanisme dans les chefs victorieux. « Les cruautés des Espagnols dans le Nouveau-Monde et des Anglais aux Indes ne sont rien en comparaison de notre philosophe militaire (Paul Potemkine, frère de l’ancien favori), qui s’est occupé à traduire l’Héloïse de Rousseau en faisant périr tous ceux qui possédaient des effets capables de tenter sa cupidité. » Rostopchine n’aime pas la Pologne ; elle reste pour lui « le pays ennemi, haineux de la Russie depuis six siècles ; » il représente les Polonais comme « rampans et n’aimant point à se battre ; » il s’irritera plus tard de voir Alexandre Ier leur octroyer une constitution qui leur fait un sort plus honorable que celui des Russes ; cependant à travers ses antipathies, on voit percer un certain fonds d’équité qui le porte à s’indigner de leurs souffrances. « On ne peut se faire une juste idée de nos troupes et de nos officiers : ce sont toujours les mêmes hommes, mais dénués d’âme, devenus plutôt voleurs de grand chemin que soldats. Je ne sais si vous êtes bien instruit des horreurs qui se commettaient à Varsovie. On enlevait des femmes à leurs maris et des filles à leurs pères sans que le droit de se plaindre leur fût accordé. Les paysans étaient pillés, poussés au désespoir, et les nobles se voyaient traités pire que leurs esclaves (1794). » — « En Pologne, les chefs ont dévasté le pays à la manière des Tartares, et semblaient avoir pris pour modèle ces mêmes Polonais lorsqu’ils venaient porter le fer et la flamme en Russie du temps des imposteurs (1796). »

On voit que les lettres de Rostopchine sur cette période de l’histoire russe sont une source de quelque valeur. A côté des documens officiels qui établissent la grandeur du règne de Catherine, voici des lettres familières qui en signalent les petitesses. On remarquera que, malgré une modération relative d’expressions, elles sont à peine moins vives contre elle que les pamphlets du XVIIIe siècle ; il faut tenir compte de cette circonstance, qu’elles portent sur les dernières années du règne, années toujours pesantes et pénibles quand le règne a été long, années où éclatent surtout les vices latens que dissimulaient les splendeurs de la période de force, où le triomphal édifice commence à se dégrader et à se lézarder, où de la vieillesse du souverain l’empire semble vieillir. Il ne faut pas chercher dans la correspondance de Rostopchine une appréciation impartiale ; on n’y trouverait que l’impression d’un homme de parti, d’un disgracié, d’un frondeur. Son correspondant et lui sont deux mécontens : ils se consolent d’être négligés en critiquant, et la critique de Rostopchine est particulièrement âpre, amère, souvent injuste. Les regrets que laissa derrière elle la grande impératrice prouvent que les peintures comme les appréciations du comte Féodor ne doivent pas être admises sans un correctif.


II

Le règne des favoris est terminé : Catherine la Grande se meurt. Ses derniers momens ont trouvé un digne historien dans Rostopchine : son récit est un des beaux morceaux de la littérature russe au XVIIIe siècle, il mérite d’être comparé au récit de Saint-Simon sur la mort du grand dauphin. Qu’on se représente l’intérieur du Palais d’Hiver dans la nuit du 18 novembre 1796 : étendue sur un matelas agonise la tsarine ; debout auprès d’elle, son héritier, l’empereur de demain, qui après tant d’humiliations, une si longue attente, voit la couronne lui échoir à quarante-deux ans et s’effraie de cette responsabilité nouvelle ; en un coin du palais sanglote le favori Zoubof, hier encore tout-puissant et dont chacun aujourd’hui s’écarte soigneusement ; le verre d’eau qu’il demande vainement à ses courtisans terrifiés, il faut que Rostopchine, son ennemi de la veille, le lui fasse apporter par un laquais et le lui présente de ses propres mains. Même générosité envers l’ancien favori Orlof, surpris par une si étrange nouvelle et que les serviteurs du nouveau régime se préparent à harceler. Rostopchine le protège et l’admire, car dans une situation si redoutable il n’a pas remarqué en lui « le moindre signe de bassesse et de crainte. » Peut-être y a-t-il dans le récit du comte Féodor un certain arrangement qui vise à l’effet, un contraste voulu entre la lâcheté des courtisans et sa propre fierté, un certain penchant à se grandir lui-même en exagérant une servilité qui serait une honte pour le caractère national. S’il est humain pour Zoubof, généreux pour Orlof, comme il s’en dédommage sur le dos de tous les autres ! Il faut remarquer enfin que cette magnanimité lui était plus facile qu’à un autre. N’avait-il pas toute la confiance du nouveau maître ?

C’est ici le lieu de revenir sur l’origine de sa faveur auprès de Paul Ier. La publication de M. Barténief nous permet d’en saisir le progrès pour ainsi dire jour par jour. En 1792, le lieutenant Féodor Rostopchine, alors âgé de vingt-neuf ans, venait d’être nommé par Catherine II gentilhomme de la chambre et attaché au service du grand-duc Paul. Il était dès lors aussi enclin à la satire qu’au temps de sa bilieuse vieillesse. On ne petit dire si c’est par esprit de contradiction ou par une ambition bien entendue, plus prévoyante que celle du commun, qu’il se rapprocha du grand-duc ; peut-être fut-il attiré vers lui en voyant que tous, à l’exemple de sa mère, affectaient de le négliger et de le dédaigner. D’abord il avait eu pour le prince une sympathie médiocre : l’intrigue de Paul avec Mlle de Nélidof, l’espèce d’abandon où il laissait la grande-duchesse, répugnaient à la sévérité de principes du jeune chambellan. Celui-ci était en outre frappé de sa médiocrité d’esprit : la mauvaise fortune n’avait pas été pour Paul bonne conseillère ; dans cette sorte de dépendance et d’esclavage où on le tenait, c’était un despote qui grandissait. Rostopchine accuse l’ambassadeur d’Autriche, Esterhazy, d’avoir eu sur Paul une fâcheuse influence : « Il a tant prêché le despotisme et la nécessité de gouverner avec une verge de fer que Mgr le grand-duc a adopté ce système, et se conduit déjà en conséquence. On n’entend parler tous les jours que de ses actes de violence et de petitesse, qui feraient rougir un particulier. » À ce moment déjà, Paul avait distingué Rostopchine, mais « peut-on compter sur cela ? » dit avec quelque dédain le comte Féodor, et il trace de son futur maître ce portrait peu flatté : « On ne peut voir sans pitié et sans horreur tout ce que fait le grand-duc ; on dirait qu’il invente des moyens pour se faire haïr et détester. Il s’est mis en tête qu’on le méprise et qu’on cherche à lui manquer ; partant de là, il s’accroche à tout et punit sans distinction. Il a quelques centaines d’hommes sous ses ordres, et c’est avec cela qu’il s’imagine être le défunt roi de Prusse. Le moindre retard, la moindre contradiction, le mettent hors des gonds, et il s’emporte. Ce qu’il y a de singulier, c’est qu’il ne répare jamais sa faute et continue à se fâcher contre celui à qui il a manqué… Il est continuellement de mauvaise humeur, la tête pleine de visions, entouré par des gens dont le plus honnête peut être roué sans être jugé. Il croit voir partout les branches de la révolution. Il trouve des jacobins partout, et l’autre jour quatre pauvres officiers de ses bataillons ont été mis aux arrêts, parce que leurs queues étaient un peu courtes, — raison pour leur supposer un esprit de rébellion. » Est-il étonnant que Rostopchine, comme il le dit lui-même, s’éloigne autant que possible de la faveur d’un tel homme ? Pourtant il s’indignait de voir l’héritier du trône humilié par les favoris de l’impératrice et par les favoris des favoris. Les douze gentilshommes de la chambre désignés pour servir auprès de Paul poussaient la négligence dans le service jusqu’à l’insolence. Rostopchine toucha d’abord le cœur du prince en remplaçant bénévolement ceux qui s’absentaient. Il arriva une fois que pendant près de quinze jours personne ne se présenta pour le relever ; il écrivit alors au maréchal de la cour une lettre très verte pour ses collègues, ajoutant que d’ailleurs, « n’ayant ni maladie à soigner, ni chanteuse italienne à entretenir, » il continuerait avec plaisir à faire leur service auprès du grand-duc. Ses camarades furent piqués de ces allusions, et il y eut des scènes assez vives. Par ordre de l’impératrice, il fut exilé pour un an sur ses terres ; mais le grand-duc lui sut un gré infini de s’être porté son champion, et d’avoir bravé pour lui les puissans du jour. Tant que dura son exil, Paul ne voulut recevoir le service d’aucun de ses collègues ; dès qu’il fut de retour, le prince le manda en toute hâte à Pavlovski. Rostopchine continuait à regimber contre ses avances : « Connaissant mieux que personne combien son caractère est porté au changement, je ne fais pas grand fonds sur ses sentimens présens, et je ferai mon possible pour ne pas être trop avant dans son intimité. D’ailleurs ses secrets sont d’une nature repoussante pour moi, et j’aimerais mieux encourir une disgrâce signalée et mériter sa haine que de devenir méprisable par de lâches complaisances, que l’on regarde ici comme les moyens permis et nullement criminels (1795). » Six mois après (février 1796), Rostopchine est déjà disposé à le payer de retour : c’est surtout en bravant Zoubof qu’il veut prouver à Paul combien il est sensible à ses bontés ; il rend au favori les insolences dont le grand-duc est abreuvé. « Ce prince oublié, humilié, méprisé, me fait fermer les yeux sur ses défauts et je n’écoute que la voix de mon cœur. Je l’aime, je le plains et j’espère qu’il sera tout autre en sortant de l’état dans lequel il se trouve. C’est un vœu ardent que je forme pour notre patrie et pour lui. » Rostopchine cède à son cœur, mais, quoiqu’il s’en défende, il entrevoit déjà certaines « chimères de l’avenir, » certaines « brillantes illusions ; » sans doute il leur préfère de beaucoup son repos, mais enfin cette idée de l’avènement de son ami, auquel semblent ne pas songer les sots courtisans, les étourdis gentilshommes de la chambre, lui a déjà traversé l’esprit.

Le prince et le favori achevèrent de se lier dans cette nuit mémorable qui vit un règne nouveau succéder à l’ancien. Rostopchine fut le premier qui reçut Paul à sa descente de voiture, le premier qui écouta la confidence de ses doutes et de ses projets. Bien lui en prit d’avoir été autrefois persécuté, exilé, mal vu des puissans. Disgracié avec son prince, il monta avec lui au pinacle. Le frondeur de l’ancienne cour devint un des dignitaires de la nouvelle. D’un seul coup la fortune le dédommage de ses rigueurs passées. De lieutenant il devient général : il est un favori dans le sens propre du mot, car on ne mesure pas à ses capacités les grâces dont on le comble : décorations, charges, ministères, dons de terres et de paysans pleuvent sur lui, et Paul Ier, dans ses lettres-patentes, paraît prendre plaisir à accuser le caractère « gracieux » de ces récompenses. Sous le titre d’aide-de-camp général, il est réellement le ministre de l’empereur, d’abord pour la guerre, ensuite pour les affaires étrangères. Le maître et le serviteur se ressemblent en plus d’un point : tous deux fantasques et capricieux, et leur double originalité plus d’une fois les met aux prises. Rostopchine est, comme le tsar, passionné pour le bien public, la grandeur de la Russie, fanatique de l’honneur national ; mais Paul a un certain fonds de bonté native qui n’apparaît point chez Rostopchine. Il eut d’admirables élans de cœur, tandis que le favori n’eut que des boutades. Il y avait plus de magnanimité de sa part que de celle du comte Féodor à pardonner aux favoris de Catherine. Rostopchine n’aimait point la Pologne : Paul se sentit ému pour elle, il pleura dans la prison de Kosciuszko, il entrevit peut-être ce qui échappait au comte moscovite : le lien de fraternité qui unissait les deux nations slaves et que brisèrent les fatalités historiques. Quand le tsar devint l’allié du premier consul et qu’on parla d’envoyer une armée française en Orient, il eut une noble inspiration : il demanda que le commandement en fût confié à Masséna, le vainqueur de Zurich. Tous deux, dans cette cour peuplée d’Allemands, ils étaient, comme le dit Michelet, les vrais Russes : ils personnifiaient à merveille le caractère russe de cette époque dans ce qu’il avait d’incomplet et de grand ; mais Paul semble avoir eu, plus que le comte Féodor, un sûr instinct des véritables intérêts nationaux. Ce qui troublait la clairvoyance de Rostopchine, c’était sa haine passionnée pour la France, tandis que Paul montra qu’il était capable de comprendre et d’admirer nos grands hommes de la révolution. L’ami de Voronzof, en haine de la France, fut prêt un moment à livrer aux Anglais l’empire des mers, l’Indoustan et les îles de la Méditerranée, sacrifiant ainsi sans retour le grand avenir de la Russie en Orient : « Si la cour de Londres a en vue les possessions des Français et des Hollandais aux Indes, ne sera-t-elle pas deux fois plus riche et plus puissante après la guerre qu’elle ne l’était avant ? Ayant Gibraltar et l’empereur étant maître de Malte, après avoir détruit la marine française et espagnole, ne sera-t-elle pas la maîtresse du commerce du Levant ? » Paul n’eut point cette faiblesse : c’est surtout pour refréner les convoitises britanniques, protéger les petits états maritimes, qu’il se rapprocha de Bonaparte. C’était une politique excellente, car tout en contenant les Anglais par Bonaparte, il contenait Bonaparte par son alliance et, en lui donnant la sécurité, pouvait lui inspirer de la modération. L’ambition du parvenu corse ne devint indomptable, ne déborda sur l’Europe entière que lorsque, après le meurtre du tsar Paul, il se vit abandonné par la Russie, harcelé par Alexandre, sans allié en Europe, n’ayant plus d’autre ressource que la guerre à perpétuité et la victoire à outrance. En 1801, il eût peut-être accepté l’influence modératrice de Paul Ier, tandis qu’en 1807, quand il se rapprocha d’Alexandre, il était trop tard : il se voyait déjà pris dans le terrible engrenage des affaires allemandes et du blocus continental. Il est à remarquer que Rostopchine se trouva d’accord avec son maître tant qu’il fut question de combattre les Français ; leur brouille, dont les causes sont encore mal connues, semble dater du jour où le tsar se rapprocha de la république.

Comme président du comité de la guerre, c’est Rostopchine qui a réorganisé, équipé les troupes qui, en Italie, en Helvétie, en Hollande, allèrent se mesurer contre les Français. Grâce à lui, l’armée qui, dans les dernières années de Catherine II, avait été entraînée dans le laisser-aller et la décadence générale, se releva promptement. « On ne se peut faire une idée, sans l’avoir vue, de notre infanterie, écrit-il à Voronzof, et cela dans l’espace d’un an. J’ai pu voir celle qui a coûté tant de peine au feu roi de Prusse, et je vous assure qu’elle aurait cédé à la nôtre. » Mais que faire d’une si belle armée ? L’empereur, peut-être par réaction contre la politique belliqueuse de sa mère, paraît animé des dispositions les plus pacifiques : « Il a déjà dit qu’il aime le militaire, mais qu’il hait la guerre ; que Dieu le confirme dans ces intentions ! » Il est bien difficile d’aimer le militaire sans être conduit, tôt ou tard, à guerroyer. Catherine II s’était tenue en garde contre toute intervention en Occident ; elle prêchait volontiers aux souverains de Prusse et d’Autriche la croisade contre les « athées de France ; » mais elle se gardait bien d’y hasarder un soldat, préférant garder les mains libres en Orient et en Pologne. Paul Ier, moins habile ou moins sceptique, cède à l’entraînement ; la Russie entre dans la deuxième coalition.

L’empereur d’Autriche avait fait l’honneur à Souvorof de le demander à son maître pour commander en chef les armées austro-russes d’Italie ; Paul, qui n’aimait pas le vieux général, sacrifia ses répugnances personnelles à la gloire de ses armes. Il lui adressa une lettre noble et flatteuse : « Souvorof n’a pas besoin de lauriers ; mais la patrie a besoin de Souvorof. » Rostopchine abdiqua, comme l’empereur, ses antipathies contre un homme qu’il croyait surfait et qu’il regardait comme un bouffon. Jalousie de métier peut-être : Rostopchine, lui aussi, avait du goût pour les bouffonneries, et on dit qu’il y excellait. Dans la tragique année 1812[3], on le voyait contrefaire la démarche chancelante et les prétentions caduques du vieux feld-maréchal Goudovitch, le représenter passant la revue de ses troupes, et tous les assistant de rire aux larmes. Lui-même convient qu’il était né comédien ; peut-être l’excellent acteur méprisait-il dans Souvorof le farceur de bas étage. « Le comte Souvorof, écrivait-il en 1790, continue à faire le bouffon. C’est l’être le plus orgueilleux qu’il y ait dans le monde, et il s’est plaint à l’impératrice du grand-duc Alexandre, parce qu’il refusait de suivre son conseil de ne pas se servir d’une lorgnette au spectacle. Le grand-duc disait qu’il avait la vue basse, et le maréchal répliquait qu’il avait défendu l’usage des lunettes et lorgnettes dans toute son armée, à quoi le grand-duc dit qu’il croyait que cette défense ne le regardait pas. » — « On ne sait comment se défaire du maréchal Souvorof, dont les plates bouffonneries ennuient et font rougir l’impératrice. » Souvorof jugé par Rostopchine et jugé avec cette sévérité ! Mais une sentence conçue en des termes si peu mesurés n’est-elle pas révisable ? Le comte Féodor a-t-il bien étudié ce caractère si complexe de Souvorof, cette nature singulièrement mêlée de brutalité et de finesse, de charlatanisme et de qualités héroïques ? Non, et c’est là une des infirmités de l’intelligence de Rostopchine. On ne peut dire qu’il juge, car c’est à peine s’il examine ; son humeur bilieuse et quinteuse lui fait saisir du premier coup quelque côté bas ou repoussant d’un personnage, et c’est tout ce qu’il en veut voir. Son esprit fantasque et inquiet, jamais rassis, lui interdit de plus amples réflexions. C’est en cela que, malgré tout son raffinement et toute sa culture littéraire, il reste un barbare, car le propre du barbare c’est d’être l’esclave de la première impression et du premier mouvement, par défaut d’application et de maturité intellectuelle. Que de fois Rostopchine n’est-il pas obligé de se désavouer et de se démentir ! Cet orgueilleux personnage est l’homme des palinodies et des contradictions. Il fut obligé de changer d’avis sur Souvorof. Dès la fin de 1796, il relève dans le maréchal quelques traits qui lui reviennent, il pressent entre cet original et lui certaines affinités de nature. Souvorof lui plaît d’abord par le mépris qu’il témoigne ouvertement au favori de l’impératrice. Souvorof, comme Rostopchine, brave les puissans ; aussi lestement que lui, il traite les gens de polissons ; ceci réconcilie avec lui le comte Féodor, qui commence à se douter que Souvorof pourrait bien être « un homme de mérite. » Quand du vieux bouffon se dégage enfin le héros, quand le général fantaisiste des guerres turques et polonaises devient le brillant conquérant d’Italie, plus admirable encore dans l’infortune que dans le triomphe, égalant par sa fuite héroïque à travers les Alpes l’éclat de ses premières victoires, Rostopchine devient le plus passionné de ses admirateurs. Souvorof est pour lui un « véritablement grand homme, » et il écrit à Voronzof : « Que dites-vous de notre vieux maréchal ? Comme il répond bien à ceux qui prétendaient qu’il n’avait du talent que contre les Turcs ? » Mais qui donc prétendait que Souvorof n’avait du talent que contre les Turcs ? Fragilité des jugemens humains ! Qui1 ? Rostopchine lui-même, assurant à ce même Voronzof que « la dernière guerre contre les Turcs a gâté même ceux qui annonçaient des talens. »

Il faut voir dans quelle inquiétude est le ministre de Paul quand d’Helvétie commencent à arriver de fâcheuses dépêches, quand il apprend la victoire de Masséna à Zurich, quand du feld-maréchal, perdu dans les profondes gorges des Alpes, on n’a plus aucune nouvelle ! Qu’est donc devenu Souvorof ? Rostopchine tremble pour lui ; il craint la nature, les Français, et, plus que les ennemis, il craint les alliés : « Je suis très inquiet sur la marche du prince-maréchal. Je crains plus les Autrichiens que les Français mêmes ; leur haine contre ce respectable guerrier est au comble… (9 octobre 1799). Nous sommes dans de grandes angoisses : aucune nouvelle du prince-maréchal. Les gazettes se contredisent, et on le fait tantôt vainqueur, tantôt battu et exterminé. Oh ! quelle perfidie ! Comment l’empereur a-t-il confié à un Thugut 60,000 hommes de ses troupes et l’honneur de ses armes ? » Non, Souvorof n’est pas exterminé, mais vingt autres généraux l’eussent été à sa place. Il lui a fallu une âme indomptable et une merveilleuse énergie pour ne pas se laisser enfermer dans les impasses des Alpes, pour s’être tiré de ces prodigieuses souricières du Kleinthal et du Muntenthal. Rostopchine ne peut retenir un cri d’admiration ; c’est mieux qu’une retraite, c’est une victoire, « une grande victoire. » Il répète avec attendrissement les plaisanteries bonnes ou mauvaises par lesquelles Souvorof remontait le courage du soldat. Il ne trouve plus que le maréchal soit un bouffon ! Surtout il épouse avec passion sa querelle contre l’Autriche et le cabinet de Vienne. Le premier mot du « prince d’Italie, » échappé à tant de périls, fut celui de trahison ! Ce mot de trahison, toute la Russie le répéta. Contre l’ineptie et l’égoïsme des Autrichiens, l’incapacité des généraux, contre Thugut, « ce misérable greffier, » ce fut un déchaînement universel. « Sans la politique infernale de ce baron, écrit Rostopchine, le grand homme russe aurait vaincu et scellé l’œuvre de la coalition. » Souvorof est mort à la peine ; les Français eux-mêmes se sont chargés de le justifier et de le venger : « La bataille de Marengo, s’écrie en 1800 le comte Féodor, est le plus beau monument érigé à sa gloire. » Cette vengeance ne lui suffit pas encore ; de dépit, Rostopchine devient véritablement prophète : « Je me trompe fort ou avant deux ans l’empereur d’Allemagne cherchera vainement un asile en fuyant les ennemis maîtres de sa capitale. » Donnez à Bonaparte un délai de quatre ans, et la prédiction du comte Féodor sera réalisée.

Ce n’est pas en Helvétie seulement que les armes russes n’ont pas eu tout le succès qu’elles semblaient mériter. En Hollande aussi, les soldats du tsar ont été vaincus, et le désastre de Bergen n’a pas eu, comme celui de Zurich, la glorieuse compensation du Muntenthal. Le patriotisme de Rostopchine est douloureusement atteint : il s’évertue à expliquer cette chose inexplicable, la défaite d’une armée russe ! Il y met une obstination à la fois puérile et touchante. Lui-même a reproché durement aux Français une certaine tendance à expliquer tous leurs échecs par quelque trahison ; mais ce qui est excusable dans une foule paraît bien singulier chez un homme d’état, surtout quand il fait profession de mépriser la foule. Pour Zurich, il a pu, avec Souvorof, accuser la perfidie des Autrichiens ; pour Bergen, il voudrait bien accuser les Hollandais, qui sans doute « seconderont ces misérables Français ; » il s’en prend à l’amiral Popham, qui est « un marin de cabinet et plutôt Viennois qu’Anglais. » Tout cela ne le satisfait pas encore. Tout à coup il croit avoir trouvé cette explication qu’il poursuit avec une fiévreuse irritation. Sait-on pourquoi les Russes ont été battus ? C’est parce qu’ils avaient à leur tête un faux Russe, un Allemand d’origine, le général Hermann. C’est Hermann qui devient le bouc émissaire, le Thugut du désastre de Hollande. « Malédiction sur lui ! .. Pourquoi son collègue Gérébtsof a-t-il été tué ? C’est la différence d’un Russe avec un Allemand… Il faut à nos soldats des chefs russes. Il faut savoir leur parler, et on les mènera faire campagne en enfer. »

Les batailles de Zurich et de Bergen portèrent à la coalition un coup mortel : Masséna et Brune eurent la gloire de sauver la France avant que débarquât à Fréjus le prétendu sauveur qui devait la perdre. Paul, exaspéré contre ses alliés, avait hâte de rappeler ses troupes. A Saint-Pétersbourg, on disait hautement qu’elles n’étaient point en sûreté sur le territoire autrichien, et Rostopchine s’écriait dans un accès d’orgueil national : « La vie de ces 54,000 Russes vaut plus que toute l’Autriche et toute l’Italie. » En s’éloignant de la cour de Vienne, le tsar se rapprochait chaque jour de la France. Quelle part eut Rostopchine à la réconciliation de l’empire de Russie et de la république française ?

III

Dans un livre récent[4], on a pris à tâche de nous représenter le ministre de Paul Ier comme un ami de notre nation. Son biographe, qui est en même temps son petit-fils, s’inspire en cette occasion d’un double sentiment de piété envers la patrie française et envers la mémoire d’un homme auquel il est uni par les liens du sang. Que Rostopchine ait aimé un Français, un de Ségur, au point de lui donner sa fille, c’est bien possible ; qu’il ait aimé la France, il est permis d’en douter. « Rostopchine, remarque le même historien, ne confondait pas la France, qu’il aimait, avec la révolution, qu’il abhorra toujours. » Les documens que nous avons sous les yeux ne nous permettent pas d’accepter cette distinction. Le comte Féodor nourrissait les mêmes sentimens pour l’ancienne France et la nouvelle, celle de l’émigration et celle de la révolution ; il ne traitera pas mieux la France impériale, ni la France parlementaire de la restauration. Commençons par les émigrés, par le comte de Provence et le comte d’Artois, par ceux qu’il appelle ironiquement les aimables princes français. « Je m’étonne, écrivait-il en 1792, comment ces gens peuvent inspirer un intérêt réel. Je ne leur en aurais jamais accordé d’autre que celui qu’on accorde à la représentation d’une pièce touchante, car cette nation n’existe que par la comédie et pour la comédie. » Remarquez cette tendance de l’écrivain satirique à étendre à la nation entière ses jugemens sur les individus : « Si l’on étudie les Français, on trouve quelque chose de si léger dans tout leur être qu’on ne conçoit pas comment ces gens tiennent à la terre ; je suis tenté de croire qu’ils sont formés de gomme élastique qui se prête à tout. » Quand il veut accabler quelque jeune Russe dont il raille la frivolité sous le poids d’une injure suprême, il ne manque pas d’insinuer que, s’il est devenu « un faquin insupportable, » c’est pour avoir voulu imiter « messieurs les émigrés gaulois. » Que s’il se rencontre parmi ces émigrés gaulois quelque gentilhomme de plus fière et plus sévère tenue, comme le comte de Lambert, ce n’est plus la légèreté qu’il lui reproche, c’est la morgue et l’affectation. L’un d’eux aurait pu trouver grâce à ses yeux : le prince de Condé, dont le crime envers son pays ne doit pas faire oublier les mérites sérieux. Celui-là n’était pas venu pour courtiser les belles Moscovites, il ne donnait point à la vertueuse jeunesse russe le spectacle d’une légèreté corruptrice ; mettant sa conduite d’accord avec les principes, il avait tiré l’épée pour la cause des rois et groupé autour de lui tout un corps de vaillans émigrés. Celui-là ne demandait qu’à se battre et prit part aux campagnes des Russes en Helvétie. Bien accueilli d’abord à Saint-Pétersbourg, il éprouva ensuite plus d’une déception. « On le traite assez mal, dit Rostopchine avec un ton de contentement ; comme c’est une espèce d’aventurier, héros et Français, il saura se remettre. » Ainsi c’est l’héroïsme même du prince de Condé qui sert de texte aux railleries de Rostopchine. Ce duc de Richelieu auquel la reconnaissance des Russes a élevé sur les boulevards d’Odessa une statue de bronze, et qui du haut de son piédestal semble contempler cette flotte, ces ports qu’il a créés, cette grande cité qu’il a fait sortir du désert, Rostopchine n’est pas long à régler son compte. « On lui a annoncé le cordon bleu, je suppose que c’est pour la découverte de la Mer-Noire à Odessa, de même que Langeron a eu 40,000 roubles de rente pour avoir fait la rivière du Boug. »

Si la société française de l’ancien régime est vraiment si frivole et si vicieuse, si l’émigration ne se compose que de princes méprisables, de nobles qui ont « lâchement abandonné » leur roi, d’aventuriers prétentieux et incapables, ne doit-on pas savoir gré à la nation française d’avoir secoué le joug de parasites fanfarons et dangereux ? Si la France royaliste est à ce point misérable, la France révolutionnaire ne mérite-t-elle pas quelque sympathie ? Comment ses violences mêmes envers de pareils « faquins » ne seraient-elles pas excusables ? Comment refuser son admiration au vaillant effort de ce peuple soulevé tout entier contre le despotisme et l’invasion, battant les vieilles troupes d’Autriche et de Prusse avec des régimens de conscrits, opposant aux marins d’Angleterre des paysans improvisés matelots, reportant chez les rois agresseurs « non le fer et la flamme, mais la liberté ? » Le comte Rostopchine est trop de sa caste pour entendre quelque chose aux droits de l’homme. Propriétaire de paysans serfs, maître absolu de ses esclaves, sujet et favori d’un maître absolu, toute son éducation, tous ses instincts font de lui l’ennemi de la révolution. Le boïar moscovite a pour cette grande tentative d’émancipation humaine une haine sans bornes. Les Français de la révolution, ce sont « les brigands universels, » « l’engeance infernale » qu’il faut anéantir. De là son indignation contre les calculs et les hésitations des coalisés : « La destruction de la république française vaut bien la peine qu’on lui sacrifie de petits mécontentemens ! » Mais l’aversion de Rostopchine fait la part plus belle à la France démocratique qu’à celle des nobles émigrés : pour celle-ci, pour « sa majesté le roi Louis XVIII, » comme il appelle ironiquement le comte de Provence, son mépris est presque sans mélange ; pour celle-là, sa haine est mélangée de terreur, et c’est la seule manière dont un Rostopchine pût lui rendre hommage. « Il paraît, dit-il en 1794, que les succès des Français dépassent ceux des années précédentes. Il serait bien malheureux s’ils parvenaient, en changeant de système et de conduite dans les pays conquis, à faire goûter leurs principes détestables et capables de produire un bouleversement total dans l’ordre social. Ils connaissent trop bien leurs forces et sont trop enhardis pour renoncer à la propagation du désordre universel ; d’ailleurs leurs prétendus législateurs ou délateurs réciproques sont intéressés à occuper l’esprit du peuple par le danger de la guerre et à tenir les armées éloignées de la patrie où elles pourraient s’ériger en maîtresses. Comme ils suivent la marche des Romains, ils se souviennent sûrement des Sylla et des Marius. La guillotine vaut bien le roc tarpéien et empêchera quelques gueux, plus hardis que leurs compagnons de crime, d’aspirer au commandement de la nation, du moins pour quelque temps, car ils sont toujours Français. »

Rostopchine, si perspicace dans sa passion, prévoit dès 1794 l’hypothèse d’une usurpation militaire. Cinq ans après, l’un de ces gueux que la crainte de la guillotine, à son avis, tenait seule en respect, apparut sur la scène du monde. Bonaparte se révéla. « Je ne sais ce que vous pensez de ce retour de Buonaparte en France, écrivait Rostopchine à Voronzof ; mais je voudrais que cela fût. L’armée laissée en Égypte serait la victime des habitans ou une victoire aisée pour les Turcs, et Buonaparte, après le dessein de se défaire de lui, ne pourra jamais se résoudre à servir ses bourreaux et préférera peut-être de produire une révolution en France, soit en faveur de la royauté, soit en faveur de lui-même. » Ainsi, avant même que la nouvelle du débarquement de Fréjus soit confirmée, Rostopchine se sent pris d’intérêt pour Bonaparte. Peut-on savoir ce qui l’attire vers l’homme qui devait faire tant de mal à la Russie comme à la France ? Est-ce cette apparence de grandeur héroïque qui séduisit l’âme généreuse de Paul Ier ? Non, ce qu’il aime chez le séditieux général, c’est qu’il a trahi une armée française qui périra sous le sabre turc, c’est qu’il devine en lui un de ces gueux qui ont l’étoffe d’usurpateurs, c’est qu’il lui sait gré par avance de la violation de son serment et de la confiscation de nos libertés.

Bonaparte n’a pas trompé l’espérance de Rostopchine. Le gueux grandit, et le comte Féodor sent grandir son enthousiasme pour lui ; mais ce revirement ne comporte aucun retour de sympathie, ni pour les Français, dont « l’amour pour la liberté, après leur avoir coûté 2 millions d’hommes, les a rendus esclaves d’un étranger, » ni pour la révolution que, — plus rassuré, — il compare à « une insurrection des Petites-Maisons, » ni même pour Bonaparte, qui n’est encore pour lui qu’un « grand aventurier. » En 1803, Bonaparte usurpateur gagne encore dans son estime ; il s’intéresse à ses jours menacés par les assassins : « Je serais fâché qu’il cessât d’exister, car je le regarde comme un grand homme, et, connaissant moi-même la faiblesse humaine, j’excuse même ses faiblesses de parvenu. » Quand Napoléon succombera en 1814 sous l’effort de l’Europe coalisée, le grand aventurier, le grand homme redeviendra pour Rostopchine ce qu’il était d’abord : « Quelle fin a eue ce misérable Bonaparte ! depuis son avènement au consulat, la mort du duc d’Enghien et l’aventure de Milan, je me suis convaincu qu’il était un gueux. Sans parler de ses bévues militaires, il s’est montré plus lâche que Néron, car l’autre du moins, n’ayant pas le cœur de se tuer, en a chargé son affranchi. »

Donc en 1801, si Rostopchine renonce au système de guerre contre la France, c’est pour des motifs dans lesquels l’amitié ou l’admiration n’ont rien à voir. Il croit simplement qu’une nouvelle tentative contre la révolution échouerait par les mêmes causes qui ont fait échouer les précédentes, et qu’une troisième coalition ne ferait que justifier un nouvel agrandissement de la France. Lorsqu’il fait échec à la mission de Dumouriez, qui venait de la part de Louis XVIII engager Paul Ier à reprendre les armes, ce n’est point pour rendre service à notre pays : c’est que le remède proposé, par Dumouriez lui paraissait précisément un de ceux que l’on avait déjà employés et qu’il jugeait contraires à la nature du mal. « Les coalitions, les neuf ans de guerre, n’ont fait que réunir les esprits en France… La contre-révolution n’existe que dans les projets et les paroles des aventuriers émigrés et des songe-creux politiques. » Puis il commence à croire que la Russie a peut-être d’autres ennemis que la France ; il ne sait si son démembrement ne favoriserait pas les projets envahissans de l’Angleterre, l’accroissement des maisons d’Autriche et de Brandebourg, « toutes deux nos voisines et toutes deux jalouses de notre prépondérance. »

M. de Ségur se demande si, dans ce revirement de la politique du tsar qui le rapprochait des Français, « Rostopchine le poussa ou chercha à le retenir dans cette voie où il l’avait si sagement engagé. » Il paraît plus probable qu’il s’efforça de le retenir. Paul Ier à cette époque affectait de s’entourer des portraits du premier consul, de boire publiquement à sa santé, il enjoignait à Louis XVIII de quitter Mittau dans les vingt-quatre heures ; les flottes et les armées russes se préparaient à agir de concert avec celles de France. Rostopchine ne pouvait partager cet enthousiasme. Sa liaison avec Semen Voronzof nous en est un gage ; l’ambassadeur de Russie à Londres était resté ferme dans ses idées d’hostilité envers la grande république. Ce désaccord avec la politique nouvelle fut sans doute la cause de sa disgrâce et de son rappel. C’est probablement à cette occasion que Rostopchine lui adressa, en chiffres, la dépêche suivante : « Vous voyez ce que je dois souscrire et si je puis rester. Si on vous traite ainsi, quel avenir peut m’attendre ? Mon cœur saigne, et je vous plains. Je baigne vos mains de mes larmes. Pleurons ensemble. » Il est évident que la disgrâce de Voronzof frappait également les deux amis ; en contre-signant le rappel de son protecteur, Rostopchine signait du même coup la condamnation de leur politique commune. Il put adoucir le sort de l’ambassadeur, mais le dissentiment entre l’empereur et lui restait entier. Il ne pouvait plus être son conseiller.

Peu de temps après, Rostopchine fut relégué sur ses terres. L’ordre d’exil, qui paraît avoir été arraché au tsar par les intrigues du vice-chancelier Panine, fut sans doute le premier acte du complot tramé contre Paul Ier. On profita de leurs dissentimens politiques pour séparer le favori du maître, éloigner de l’empereur un serviteur dévoué, dont les yeux clairvoyans gênaient les conspirateurs. Le malheureux prince ne fut plus entouré dès lors que de ses mortels ennemis, les hommes du parti allemand et anglais. Quelques jours avant la catastrophe, Rostopchine reçut de l’empereur cette dépêche laconique, qui témoignait d’une secrète inquiétude : « J’ai besoin de vous ; revenez vite ! » Rostopchine se mit en route ; à Moscou, on lui annonça la « mort subite » de Paul Ier. Il comprit tout et rebroussa chemin vers sa terre de Voronovo. Cette horrible nouvelle ne le surprenait pas trop ; dès le début du règne, il semble en avoir prévu la fin tragique. « On flatte l’empereur, écrivait-il en 1797, mais on ne l’aime guère. Il a des millions de sujets, mais peu qui lui soient dévoués. Dieu veuille qu’il n’ait pas besoin de leur zèle et de leur sang ! » Son affection pour ce maître fantasque ne comportait aucune de ces illusions qui caractérisent les passions vives ; il voyait clairement les progrès de son impopularité : l’empereur était resté trop semblable au grand-duc héritier. Rostopchine soupçonna que l’intrigue n’avait pas été étrangère à sa disgrâce auprès de Paul Ier ; il en accuse hautement Panine, l’un des meurtriers : « Depuis qu’il a perdu sa place de chancelier, sa conduite est telle qu’elle mérite l’échafaud de la justice, le mépris des honnêtes gens et l’admiration des gueux. Lui et ses semblables m’ont fait l’honneur de me croire le seul homme qu’on devait éloigner. Ils y ont réussi. » L’attentat du 23 mars 1801 lui inspira une indicible horreur. Toute sa vie, il en conserva une haine implacable contre Pahlen, Benningsen et leurs complices, une secrète antipathie contre le nouveau règne. Pourtant sa lettre à Voronzof, un mois après l’événement, est bien compassée et bien calme. Il expose longuement les services qu’il croit avoir rendus au pays en contenant son impétueux souverain, « en arrêtant trois fois des déclarations de guerre à la Prusse et deux fois à l’Autriche. » Il se plaint des calomnies dont on a voulu le flétrir, jusqu’à prétendre qu’il « avait été vendu aux Français et avait reçu une vaisselle d’or de Bonaparte. » Quand il parle du régicide, on s’attendrait à un cri du cœur, à un rugissement de colère et de douleur, on trouve une oraison funèbre froide, contrainte, avec des réticences singulières ; les ennemis de Paul Ier auraient pu y souscrire. Est-ce donc l’empereur seulement, et non pas Paul Pétrovitch que Rostopchine a aimé ? — « Je ne vous ai rien dit dans cette longue lettre de feu l’empereur : trente bienfaits répandus sur moi pendant un règne de quatre ans me ferment la bouche en remplissant mon âme d’une reconnaissance éternelle. D’ailleurs mon éloge sur ses bonnes qualités pourrait être suspect. L’histoire ne le jugera que trop sévèrement ; mais ce que je peux attester, c’est que ce souverain, avec tous les moyens de régner glorieusement et de se faire adorer, n’a jamais goûté un seul instant de bonheur et a fini tout aussi malheureusement qu’il avait vécu. » Du moins il reste fidèle à cet empereur si malheureux, qui semble marqué dès sa naissance pour l’infortune, humilié comme prince héritier, menacé comme souverain, frappé moins pour ce qu’il faisait de mal que pour ce qu’il méditait de bien, puni par de féroces oligarques de ses sympathies pour la France et de sa généreuse compassion pour la Pologne. — Le favori du père ne fut jamais celui du fils.

Dans son exil de Voronovo, nous le voyons, pendant près de onze années, uniquement occupé de l’administration de ses biens, de l’éducation de ses fils et de ses filles. Cet homme si sec et si caustique, qui semble n’avoir jamais aimé personne, aimait du moins passionnément sa femme et ses enfans. Cette âme inquiète et malade connut le bonheur domestique. On ne peut s’attendre que dans son administration domaniale il ait été tourmenté par ces idées de réforme sociale, ces scrupules humanitaires, ces nobles aspirations dans tant de propriétaires d’esclaves commencèrent à se préoccuper vers cette époque. Nicolas Tourguénief devait formuler énergiquement ce desideratum de la conscience russe. Rostopchine était trop de la vieille école pour être accessible à ces rêveries philanthropiques. Son petit-fils avoue que le comte Féodor « ne croyait pas à la possibilité, au moins immédiate, de l’émancipation. » Bien plus, il en repoussait l’idée avec colère, comme nous le voyons dans une lettre au prince Titsianof. Le fils d’Arthur Yung est venu le visiter à Voronovo et lui a fait entendre qu’il travaillait à un projet d’amélioration du sort des paysans. Dès lors il n’est plus aux yeux du comte qu’un émissaire de Pitt : « la Russie leur est à charge à tous ! Or c’est son mode de gouvernement qui fait toute sa force ; changez-en le ressort, au lieu d’une magnifique horloge, vous n’avez plus qu’un coucou. » Il ne désirait pas l’émancipation, ajoute son biographe, « parce que, bon et juste pour les paysans, il n’en voyait pas les inconvéniens pratiques ; » mais tous les maîtres d’esclaves autour de lui étaient-ils également justes et bons ? Quelle courte vue avait donc cet homme d’état ! A supposer qu’il fût, — comme on l’a dit d’Alexandre Ier, — un accident heureux parmi les siens, un accident pouvait-il tenir lieu d’une réforme ? Un homme était-il un remède suffisant aux énormes abus de l’institution ? Rostopchine, en 1812, à l’honneur du peuple russe citera d’admirables traits de patriotisme ; il nous montrera les paysans incendiant eux-mêmes leurs chaumières à l’approche de l’envahisseur, de vieilles mères qui amenaient leurs fils pour l’enrôlement, des jeunes gens qui dans leur désir de combattre le Français perdaient l’appétit et le sommeil. N’avait-il pas honte en songeant que de tels hommes restaient esclaves, qu’il n’y avait pas de liberté pour ceux auxquels la Russie devait son indépendance ? Cet ardent patriote n’a-t-il donc pas ressenti l’opprobre que faisait peser sur son pays cette vieille souillure asiatique ? Dans son aversion pour les choses d’Occident, il s’éprendra parfois d’un bel enthousiasme pour les anciennes mœurs nationales, pour le moujik. « Voilà, dira-t-il, la meilleure garantie de l’intégrité russe, et la barbe d’un paysan russe est comme un Gibraltar. » Cet amour du paysan, ce culte du moujik est vraiment trop platonique.

Dans sa seigneurie de Voronovo, le comte Féodor ne s’occupe guère que d’améliorations matérielles ; il s’applique à perfectionner la race ovine bien plus que l’espèce humaine. Ce qu’il demande à Voronzof, c’est de lui procurer une douzaine de brebis anglaises : de leur mélange avec la race suédoise il se promet « les résultats les plus heureux, tant pour la laine que pour la beauté des animaux. » Que ne lui a-t-il demandé quelques-unes de ces brochures qui circulaient dès lors en Angleterre sur la traite des noirs et l’abolition de l’esclavage ? Il a conservé toute sa haine pour les idées libérales. Il sait que le monde de Saint-Pétersbourg est devenu une société infernale. « On y voit par centaines des jeunes gens qui mériteraient d’être les fils adoptifs de Robespierre et de Danton.., Notre jeunesse est pire que la française ; on n’obéit et on ne craint personne. ». Ainsi ce que Rostopchine hait le plus dans le régime nouveau, après le vice sanglant de son origine, c’est la détente du pouvoir absolu, les vagues aspirations libérales du gouvernement et de la société. Cela va si loin qu’il s’en prendra à ce même Laharpe, qu’il appelait un « excellent et digne homme en 1792, et qui deviendra l’un des « individus qui ont le plus contribué à gâter le caractère primitif de l’empereur par ces principes révolutionnaires qui mènent les peuples au malheur et les souverains à l’échafaud. »

IV

De 1803 à 1813, il y a une lacune de dix années dans la correspondance de Rostopchine et Voronzof. Pour les premières années seulement, on peut y suppléer avec les lettres au prince Titsianof, un des conquérans du Caucase. Ces lettres sont toutes datées de Voronovo et s’arrêtent à l’année 1805. Elles ont été imprimées en original dans un livre publié en 1864 par un fils de Rostopchine et tiré uniquement à douze exemplaires, puis traduites en russe dans le Dix-neuvième siècle de M. Barténief. M. A. de Ségur en a donné d’assez larges extraits dans sa Vie du comte Rostopchine pour que je n’aie pas à y insister. On y voit que l’ancien ministre de Paul Ier persiste dans son système de neutralité armée entre la France et l’Angleterre : toutes deux lui paraissent également dangereuses, l’une par sa propagande révolutionnaire, l’autre par ses envahissemens. L’Europe coalisée pourrait bien forcer la France à rentrer dans ses anciennes limites, mais jamais l’Angleterre, si on se bornait à lui faire la guerre en Europe. Pour l’atteindre plus sûrement, Rostopchine proposait un partage de l’empire turc qui eût affranchi la Grèce, attribué le Bas-Danube et Constantinople à la Russie, l’Égypte à la France, le reste à l’Autriche et à la Prusse. En outre, écrivait-il à Titsianof, il faudrait « envoyer 50,000 hommes sous ton commandement à travers la Perse dans l’Inde et y détruire de fond en comble les possessions anglaises. » Ce plan est à peu près celui qu’en 1801 il proposait à Paul Ier et qui se trouve analysé dans le dernier volume des œuvres posthumes de Michelet. Les desseins de Rostopchine étaient aussi grandioses et chimériques que ceux de Bonaparte : il y a loin du Caucase et de l’Égypte à l’Hindoustan ! Rostopchine, fidèle à ses idées de neutralité, désapprouvait le zèle d’Alexandre pour la coalition, comme il avait désapprouvé celui de Paul Ier pour le premier consul. La défiance contre l’ambition de la Prusse et l’insolence dominatrice des Habsbourg était aussi dans son programme. Quand il apprit l’accession de la Russie à la troisième coalition, il écrivit : « Notre empereur, qui a déjà eu la rougeole et la petite vérole, veut encore essayer des Anglais et des Autrichiens. » On retrouve chez lui la même disposition à attribuer toutes les défaites à « la trahison des Allemands. » Son patriotisme froissé n’accepte pas plus Austerlitz en 1805 que Zurich ou Bergen en 1799. Ce chauvinisme un peu puéril semble un des traits persistans de son caractère : il y a du badaud dans ce patriote ; Son récit de la bataille d’Austerlitz est le plus fantastique que l’on puisse imaginer : on a peine à croire qu’un militaire, un ancien ministre de la guerre, admette de pareilles billevesées : « Le plan de l’empereur Alexandre a été communiqué en trahison à Bonaparte : quarante-huit heures avant le jour fixé pour l’exécution, celui-ci attaqua à la pointe du jour. Dès le début, la moitié des Autrichiens posèrent les armes, l’autre moitié passa à l’ennemi, et quelques-uns même tirèrent sur les nôtres. La garde se trouva prise entre deux feux, etc. » Nos malheureux nouvellistes de 1870 n’ont rien imaginé de plus fou.

La correspondance avec Voronzof reprend le 28 avril 1813. Que d’événemens dans l’intervalle ! Rostopchine a été gouverneur de Moscou, de cette cité tragique où la Providence, suivant ses expressions, « avait marqué le tombeau de la puissance de l’homme-diable. » C’est du milieu des ruines de la ville sainte que Rostopchine écrit à son ami. Sa première lettre est encore toute frémissante des passions de la lutte telle nous montre l’exaspération des populations levées en masse contre l’envahisseur et le funèbre champ de bataille de Borodino, où Rostopchine a du faire brûler sur des bûchers 58,650 cadavres d’hommes et 33,000 de chevaux. Ne pourrait-on espérer que ces lettres si émues seront sincères ? Faut-il renoncer à y trouver quelque élan spontané, quelque aveu involontaire, qui donne la solution de cette question tant de fois controversée : Rostopchine est-il vraiment l’auteur de l’incendie ? Je renvoie à Schnitzler et à M. de Ségur pour l’énumération des argumens en faveur de l’affirmative. Ils paraissent concluans, car presque tous les historiens russes, français, allemands, anglais, de Wolzogen à M. Bogdanovitch, de Robert Wilson à M. Thiers, ont attribué à Rostopchine l’honneur et la responsabilité de la catastrophe. Comment se fait-il pourtant qu’en 1823, en réponse à certaines publications sur la campagne de Russie, il ait écrit sa Vérité sur l’incendie de Moscou, où tout le monde a vu une dénégation formelle ? Elle parut même si péremptoire qu’on ne chercha plus qu’à l’expliquer par les considérations d’intérêt personnel : on pensa que, désireux de retourner à Moscou, Rostopchine voulait se réconcilier avec les habitans, qui l’accusaient de leur misère et de leur ruine. C’est pour retrouver la paix dans sa patrie qu’il consentit, suivant l’expression de Schnitzler, à passer sous les fourches caudines. Son petit-fils n’ose s’expliquer sur les motifs, mais il convient que « cette dénégation, subsiste comme une ombre dans cette belle vie et comme une preuve nouvelle après tant d’autres que les plus fiers esprits et les caractères les plus indépendans ont leurs momens de défaillance. » Plus récemment M. Barténief a essayé de défendre le comte Féodor. « Dans son livre, écrivait-il en 1872, Rostopchine ne songe nullement à se justifier de l’incendie de la capitale, comme l’ont proclamé les écrivains étrangers et après eux les Russes qui n’avaient pas lu sa brochure : il dit seulement qu’il ne faut pas lui attribuer à lui seul l’honneur d’un exploit qui appartient à la population moscovite tout entière. » Pourtant les expressions de Rostopchine ne prêtent guère à l’équivoque : il est ennuyé d’entendre débiter la même fable ;… le fait est entièrement faux. Les documens apportés aujourd’hui par M. Barténief lui-même dans le débat modifieront peut-être son opinion sur son héros : dans la correspondance avec Voronzof, la même dénégation se reproduit avec persistance ; en 1813, elle n’était pas commandée par ces considérations personnelles qu’on a pu lui attribuer en 1823 ; c’est peu de mois après l’événement, dans une lettre toute confidentielle à son meilleur ami, qu’il rejette toute part de responsabilité. Il commence par reproduire une allégation ridicule que pas un historien ne pouvait prendre au sérieux : il prétend, que c’est Napoléon lui-même qui fit brûler Moscou ! On croit rêver : à qui le comte Féodor espérait-il faire croire cette absurdité ? A-t-il pu lui-même en être dupe une seule minute ? Quoi ! Napoléon aurait brûlé cette ville, qui était son unique ressource, son seul gage de salut et de paix, à la vue de laquelle il laissa échapper ces mots significatifs : « Enfin ! .. il était temps ! » Que les plus ignorans des moujiks et des soldats aient pu en ce temps-là accuser Napoléon, que les moines du couvent de Troïtsa aient consacré cette ineptie par une plaque commémorative, cela se comprend encore ; mais Rostopchine écrivait six mois après la catastrophe, Voronzof savait aussi bien que lui à quoi s’en tenir sur ce bruit absurde ; comment osait-il lui écrire : « Napoléon fut trompé dans ses grandes espérances sur les dispositions de l’empereur et du peuple russe. Il livra la ville aux flammes pour avoir un prétexte de la livrer au pillage ! » Était-il homme à vouloir tromper son plus intime confident ? On pourrait le croire à lire ce passage d’une lettre de 1814 : « Bonaparte, pour rejeter l’odieux sur un autre, m’a gratifié du titre d’incendiaire, et plusieurs Russes le croient, — moi qui ai perdu à toute cette histoire près d’un million, car Voronovo et tous les établissemens sont brûlés ; ma maison de campagne, qui me coûtait 150,000 roubles, brûlée par ordre suprême de Bonaparte ; ma bibliothèque, mes tableaux, mes estampes, mes instrumens de physique, tout a été pillé et saccagé. Je le dis à vous comme à mon ami, car je ne parle pas de cela et je n’y pense pas. » Sur quelles considérations mesquines il appuie sa dénégation ! Il appelle l’incendie de Moscou une histoire, et, comme s’il n’avait pas conscience de la grandeur de l’acte alors accompli, il regrette ses estampes et ses instrumens de physique. Il donne à entendre que ce sont les Français qui ont brûlé Voronovo. Que devient alors le récit dramatique de Robert Wilson, qui nous montre Rostopchine entrant dans son château avec ses amis, leur distribuant des torches enflammées, mettant lui-même le feu dans sa chambre à coucher, puis tout à coup ému des souvenirs que lui rappelle son lit de noces, priant le commissaire britannique de se charger lui-même de sa destruction ? Qui des deux a menti, ou Rostopchine à son meilleur ami, ou Wilson à la postérité ? Si les documens produits par M. Barténief ne décident pas la question, ils prouvent du moins chez Rostopchine une singulière inconscience du vrai et du faux. Tous les textes qui nous sont parvenus témoignent d’une prodigieuse versatilité chez cet homme, qu’on se représenterait volontiers comme un Romain de l’antiquité, justum et tenacem propositi virum. En 1812, il déclare au peuple russe, en 1813, il écrit à Semen Voronzof que c’est Napoléon qui a brûlé Moscou ; en 1814, il s’enorgueillira de la haine furieuse que lui porte Bonaparte et qui « a rendu son nom immortel comme celui de Sidney Smith ; » en 1816, il confiera à sa fille que l’incendie est « un événement qu’il a préparé, mais qu’il a été loin d’effectuer ; » en 1817, il contera à Varnhagen qu’il s’est contenté. « d’embraser les esprits des hommes ; » en 1823, le titre d’incendiaire l’ennuie décidément, il ne veut plus jouer avec le feu, il a hâte d’en finir avec cette fable. Rostopchine se vantait, comme on sait, d’être un excellent comédien ; peut-être a-t-il simplement cherché à travers mille tâtonnemens à se faire une tête, comme on dit en langage de théâtre, modifiant son rôle suivant les circonstances et le goût changeant du public, et, comme ce public n’est plus monté au diapason héroïque, s’appliquant enfin à rendre son masque moins effrayant et moins tragique.

Vers le temps où il ne se défendait pas trop d’une si glorieuse accusation, il conçut le désir d’obtenir de la Cité de Londres une récompense honorifique : « une épée, un vase, le droit de bourgeoisie, tout me serait honorable d’une nation qui sait priser les bonnes actions, et mes droits sont la haine du Corse et le mal que je lui ai fait. » Quel mal, sinon l’incendie de Moscou ? On peut s’étonner de voir Rostopchine, ce hautain, ce dédaigneux philosophe, courir après les distinctions, et quelles distinctions ! octroyées non par un autocrate, un prince légitime, mais par une démocratie de moujiks de commerce, par un peuple de roturiers affranchis, qui depuis les siècles des Plantagenets et des Tudors se trouvait bien des « utopies constitutionnelles. » Dans le même temps, il demande pour son fils un ordre napolitain, que la comtesse Rostopchine trouve avec raison fort ridicule. A sa demande d’une distinction anglaise, Semen Voronzof lui répond que la Cité de Londres n’est pas ce qu’il pense, que c’est « la populace qui y domine, que cette corporation est tombée dans le plus profond mépris, étant dirigée par des jacobins, qu’elle a prodigué le droit de bourgeoisie, les tabatières et les coupes de vermeil à des gens condamnés par les tribunaux. » Mais, que le comte Féodor se console, il est encore populaire en Angleterre : « ma fille m’écrit qu’aux courses de Salisbury le cheval qui a gagné le prix s’appelait Rostopchine, » comme d’autres chevaux se sont appelés Nelson, Souvorof, Blücher, Wellington, etc. Qu’il méprise donc les artisans de la Cité : sa gloire se perpétuera dans les écuries des nobles.


V

Rostopchine, qui ne peut souffrir les Français, estime sans doute, comme tant d’autres gallophobes, que Paris est un coin de terre où il fait bon vivre. En 1817, il vient s’y fixer ; on pourrait même donner ses adresses successives : rue du Mont-Blanc, rue Pigalle, rue Chauchat. « Il aima tant la France, dit son biographe, qu’il y demeura six années presque sans interruption et qu’il ne la quitta qu’avec un immense regret. » Je ne vois pas sur quels textes M. de Ségur a pu fonder cette appréciation. Les correspondances que lui-même a pris soin d’analyser sont déjà pleines de traits peu bienveillans pour nous, et encore Rostopchine est-il obligé de se contenir, puisqu’il écrit à sa femme et à ses filles, dont il connaît les sympathies françaises. Il se trouve bien plus à son aise avec Voronzof, l’ami des Anglais. Dans ses lettres au comte Semen, il n’est pas un sarcasme, pas un outrage qu’il ne prodigue soit à Paris, qu’il appelle ironiquement « la capitale de l’Europe, » la « régente de l’Europe, » soit à la France, qu’il appelle « la grande nation, la nation une et invincible, quoique partagée et battue : » lourdes plaisanteries, presque germaniques, peu généreuses envers un peuple qui n’était pas tombé sans gloire et dont la ruine avait demandé plus d’une campagne aux armées de l’Europe coalisée. Paris est pour lui « un immense Charenton, » le « siège du vilain idéal. » Parlant des intrigues du congrès d’Aix-la-Chapelle, il dira qu’on « négocie par les femmes la destinée de la plus grande coquine du monde, c’est-à-dire de la France. » Est-il vrai qu’il n’ait quitté la France qu’avec un immense regret, comme l’assure son petit-fils ? J’en croirai plutôt Rostopchine lui-même : « Je quitterai Paris sans y regretter un seul individu. » Ailleurs il formule ce vœu digne d’un sauvage et qui eût demandé pour exécuteur un de ses ancêtres mongols : « Le monde ne sera jamais tranquille tant qu’il y aura une nation française dont la capitale sera Paris. Il faut que l’herbe croisse dans la rue Richelieu et qu’on aille tirer des lapins sauvages au Palais-Royal. On a manqué une belle occasion en 1814 et en 1815 de mettre la France hors d’état de nuire à l’Europe. » Que lui avaient donc fait ces odieux Français, cet abominable Paris ? Quand sa gallophobie n’est pas excitée par celle de Voronzof et qu’il est obligé de surveiller sa plume, il convient qu’il n’a reçu de nous que de bons procédés. Je ne parle pas des malheureux qui flattaient bassement « nos amis les ennemis » et qui lui disaient : « Sans vous, nous ne serions pas ici ; » je parle du public patriote, de vaillans officiers de la grande armée. Comme les Français avaient succombé honorablement, ils croyaient pouvoir honorer en lui un ennemi loyal dont on enviait à la Russie la redoutable énergie. A la frontière, deux de ces officiers, entendant prononcer son nom, s’approchent de lui, lui racontent qu’ils ont été en Russie, qu’ils ont vu son château incendié par lui et le félicitent hautement de son patriotisme. Il trouve notre paysan bon et serviable, même spirituel, et de pauvres gens lui ont dit des mots charmans. « Depuis six semaines que je suis entré en France, écrit-il à sa femme, je n’ai pas entendu l’ombre d’une grossièreté. » C’est une expérience qu’on ne pourrait pas faire en tout pays, même dans ceux où les anciennes haines sembleraient devoir être assouvies par les victoires nouvelles. A Paris, on traite Rostopchine avec distinction, et il dit qu’il en est reconnaissant. Le public se presse au théâtre qu’il fréquente, les gens de marque tiennent à honneur de le recevoir chez eux et répondent avec empressement à ses invitations. Eh bien ! cette générosité française, cette facilité d’oubli, ce penchant à honorer l’ennemi de la veille, et qui fut aussi prononcé chez nous envers les prisonniers russes de 1854 qu’envers les victorieux de 1814, voilà ce que Rostopchine prend pour de la bassesse. Il mériterait vraiment qu’on lui fît l’application du vieux dicton français : « oignez vilain… » Les prévenances l’étonnent d’abord, puis lui inspirent orgueil et mépris. Il donne un bal, et naturellement ses invitations sont bien accueillies : loin d’être reconnaissant de cet empressement, il y voit un « signe de l’impudence française. » Dans ses rapports avec la société d’alors, il ne peut guère échapper au reproche de duplicité. S’il est reçu dans les salons parisiens pendant six ans, c’est qu’apparemment il ne répondait pas aux complimens par des grossièretés. Comment pouvait-il en même temps faire belle mine à ses hôtes et écrire tant de mal d’eux à Voronzof : « Pauvre pays ! faquins, taquins et coquins. Esprits de paille, projets de canaille. — Il faudrait ici le régime des Petites-Maisons, la veste et le bâton. — Plus on connaît cette race française, et plus on adopte le grand principe qu’il faut suivre avec les Français : mépriser et écraser ! »

Dans l’armée russe d’occupation, il se rencontrait des hommes de cœur et d’intelligence qui rendaient plus. de justice à notre nation, à ses idées, à leur influence heureuse sur le reste de l’Europe. Beaucoup d’officiers emportèrent de chez nous une conception nouvelle de la vie nationale. « C’est à dater du retour des armées russes, écrivait Nicolas Tourguénief, que les idées libérales, comme on disait alors, commencèrent à se répandre en Russie. » Elles n’eurent aucune prise sur Rostopchine ; il semble que par un fâcheux effet d’atavisme le sang mongol, dont il se vantait quelquefois, ait repris chez lui toute sa force. C’est un Asiatique, un Touranien réfractaire à la civilisation européenne. Six ans de séjour à Paris n’ont en rien modifié ses idées ; le loup est resté un loup. Pourtant il assistait à une lutte politique qui ne manquait pas de grandeur, même après les batailles épiques de l’empire. Il s’agissait de savoir si une constitution libérale était possible ailleurs qu’en Angleterre, et c’est à la France qu’était réservé l’honneur de faire cet essai pour le continent tout entier, pour l’Italie et l’Espagne, livrées à de misérables princes, pour l’Allemagne, où les rois et les grands-ducs faussaient tous les sermens et toutes les promesses de 1813, pour l’Autriche, devenue la citadelle de la réaction européenne. Il s’agissait de savoir si les conquêtes civiles de la révolution seraient maintenues contre les revendications de l’aristocratie et du clergé, et c’est à la France que revenait l’honneur de les soumettre devant son parlement à une solennelle discussion. Rostopchine ne daigna pas prendre parti : il ne voyait à droite ou à gauche que des fous ou des misérables. « Les ultras ne visent qu’à rétablir les parlemens, écrivait-il en 1820, les libéraux veulent une convention, et vous verrez à la fin de cette année recommencer les farces tragiques qui amènent des révolutions dans ce pays abandonné de Dieu et détesté des hommes. » Il se moque des travers de Louis XVIII, « qui digère bien et par conséquent règne glorieusement ; » il méprise autant qu’en 1792 le comte d’Artois. Decazes est un fol Français, un myrmidon ; Manuel est un coquin. Les royalistes ne cessent pas d’être des imbéciles, mais les libéraux sont « le parti de la guillotine. » Quand le duc de Berry tombe sous le couteau de Louvel, Rostopchine ne peut résister au plaisir de placer un bon mot : « Remarquez une chose qui diminue l’horreur du tableau : le coup a été donné à l’Opéra, le blessé transporté à l’Opéra, la famille se réunit à l’Opéra, etc. » Quand naît le duc de Bordeaux, Rostopchine arrive au berceau de l’enfant royal, et, comme les enchanteurs malveillans des contes de fées, jette un sort sur sa destinée : « Je le regarde comme un sursis pour les Bourbons, une espérance pour les royalistes, un proscrit pour les libéraux, une curiosité pour la France et un prétendant pour l’Europe. » II n’aime chez nous ni les uns ni les autres. Rappelons son mot de 1794 : « ils sont toujours des Français ! »

Et pourtant il n’est pas complètement inintelligent de la situation ; au contraire, il semble que le vieux seigneur moscovite ait très bien entrevu les conséquences qui découleraient pour l’Europe du triomphe des idées libérales à Paris. Propriétaire d’esclaves, comment ne serait-il pas réactionnaire ? S’il exècre la canaille libérale, c’est qu’il craint sa propagande : « ces jacobins français sont comme les ivrognes qui s’empressent de faire boire le dernier venu pour être au pair. » Or Rostopchine ne se soucie pas qu’on fasse boire ni les Espagnols, ni les Italiens, ni surtout les paysans russes. Il sent sa cause liée à celle des Ferdinand d’Espagne et des Ferdinand de Naples. Même le soulèvement de la Grèce, il le désapprouve ; tout zélé orthodoxe qu’il soit, il aime mieux voir ses coreligionnaires sous le joug ottoman que d’autoriser un tel prétexte de révolutions. Il a fait d’ailleurs une découverte et il voudrait la crier sur les toits aux conservateurs du monde entier : c’est que la France libérale, vaincue sur les champs de bataille, prépare sa revanche par la révolution universelle ; c’est qu’elle trouve une satisfaction d’amour-propre dans le bouleversement des trônes. « Les Français jouissent des sottises des autres en se persuadant que c’est leur ouvrage, et après avoir brigué la gloire d’être les modèles en politesse, en littérature, en législation et en conquêtes, ils ne dédaignent pas de produire des préceptes en révolution, et, par l’enseignement mutuel, de former des élèves en crimes et en trahison. »

Il faut avouer que Rostopchine nous arrange de la belle façon. Les Franzosenfresser d’outre-Rhin ont-ils jamais imaginé de pires gentillesses ? Mais que nos voisins veuillent bien ne pas trop se prévaloir de ces épigrammes contre nous. Ce qui nous a valu l’avantage de ce gros volume d’invectives, c’est que Rostopchine est resté six ans chez nous. Pendant six ans, il a pris plaisir à s’y déplaire. Ah ! s’il avait passé tout ce temps chez nos voisins d’Angleterre ou d’Allemagne, que je les plaindrais ! Au commencement, il est tout miel pour les gens d’outre-Manche : « Il me tarde beaucoup de me voir en Angleterre, écrit-il à Voronzof, pour retrouver la raison et des hommes dans le pays des réalités, comme la France est le pays des variétés. » Heureux Moscovite ! il passe enfin le détroit. Il n’est pas depuis six semaines à Londres que son humeur a tourné : « Je suis tombé de Charybde en Scylla, et la durée de l’égarement moral des deux pays est comparativement ce qu’une minute est au siècle. » — « Ce qui m’a le plus étonné à Londres, c’est que la moitié de l’Angleterre crève d’ennui et l’autre de faim, que l’Anglais libre est l’esclave de la mode et de l’étiquette, et qu’il n’y a que quatre classes de gens polis et prévenans : les marchands, les postillons, les gens d’auberge et les enfans. J’ai vécu sous la protection des lois et du parapluie, car sur trente jours il a plu pendant vingt-huit, etc. » Décidément il vaut mieux revenir manger du Français.

En Allemagne, Rostopchine n’a fait que passer ; M. de Ségur a publié une partie de ses notes de voyage en 1792 et en 1815. Rostopchine y prend ses ébats aux dépens des académiciens, des postillons et des majors prussiens. Plus bilieux en 1817, il appelle le roi de Prusse un badaud, le Tugend-Bund devient le Tue-Jambon ; il ne trouve à féliciter que les grands-ducs de Bade et de Nassau, parce que, « malgré le cours du Rhin dans leurs états, ils n’ont pas jusqu’à présent de ministre de la marine. » Enfin je crois que le passage suivant, où le vieux Tatar ne fait pas grâce même au beau sexe, est un échantillon assez réussi de ce qu’eût été la correspondance de Rostopchine, s’il eût fait ses délices des capitales germaniques :

« J’ai perdu toute considération pour les Allemands. Ennuyeux à périr, existant pour ne rien concevoir, ayant l’apparence de réfléchir, ils passent leurs jours à se remplir l’estomac de viande, la vessie de bière et la tête d’idées abstraites ; depuis l’éloignement de Bonaparte, ils se sont rembourrés d’orgueil et d’honneur national, et je leur prouve toujours qu’ils n’ont rien fait que se joindre aux vainqueurs et que poursuivre un ennemi terrassé dans la guerre et réduit à ses propres moyens. Les Allemands reprochent aux Français d’être pillards ; mais eux-mêmes qu’ont-ils fait pendant le règne de Bonaparte ? Ils ont porté le joug en fumant et l’ont aidé en volant leurs voisins, leurs amis. Ils n’aiment pas quand on leur démontre qu’il n’y a que trois nations dans le monde : l’anglaise, la russe et l’espagnole. Malgré cela, et quoique mis en pièces de tout temps, ils font sonner bien haut leur gloire germanique. Tout est national, et les pauvres femmes, qui sans distinction de nation aiment les hommes de tout pays, sont les seules qui ne goûtent ni les maximes, ni l’enthousiasme, ni les jouissances patriotiques. »

Et que pense-t-il de la Russie ? La personne même du souverain ne lui en impose pas : il raille agréablement ses colonies militaires, sa Bible, sa popularité, ses idées constitutionnelles. La Russie « quant au moral, est le pays le plus gangrené. » Réprimer le vol administratif serait un travail d’Hercule. Rostopchine n’aime pas ses compatriotes : à Carlsbad, ce sont surtout les Russes qu’il évite. Mais ce qui devait être sacré pour lui, c’est la ville sainte de Moscou, avec ses glorieux et terribles souvenirs de « l’année douze. » Il y revient après avoir passé par les fourches caudines, et aussitôt il la prend en dépit. « Cette ville de Moscou me répugne ; on ne peut se faire à un public bête, oisif et rampant. » — « La vie que l’on mène ici se partage entre les cartes, la gloutonnerie et la calomnie ; on ne voit que des hommes engraissés et des femmes enflées, et on serait tenté de croire que l’on élève ici des chapons et des poulardes. » Décidément cet ennemi des Français est celui du genre humain ; ce gallophobe est un misanthrope universel. Voilà donc les seules impressions qu’il retrouve, après dix ans, dans cette ville martyre qui s’est sacrifiée pour le salut de l’empire, où il trouva au jour suprême d’admirables dévoûmens, où son projet d’holocauste effrayant a trouvé des exécuteurs tout prêts parmi ceux qui en étaient les victimes ! Ces habitans auxquels, dans sa brochure de 1823, il a publiquement cédé l’honneur de la grande initiative, il les trouve aujourd’hui bêtes et rampans. Le formidable spectacle de 1812, une immense capitale se tordant dans les flammes, Moscou illuminant de son embrasement 50 lieues de pays comme un prodigieux feu d’alarme qui appela les peuples à la guerre sainte, tous ces grands et poétiques souvenirs se sont effacés de sa mémoire. Il s’ennuie sur le théâtre de sa gloire, — peut-être usurpée. Moscou, que le pèlerin salue de loin du haut de la colline des Prosternations, Moscou, le tombeau de la grande armée, Moscou, dont le nom semblait devoir être associé à celui de Rostopchine dans les siècles des siècles, « Moscou lui répugne. » Ces blasphèmes nous consolent de ses impertinences envers Paris.

D’ailleurs ce n’est plus seulement l’humeur caustique de ses premières années qui parle en lui, c’est la maladie, la décrépitude précoce. Il souffre physiquement, et la souffrance ajoute encore du fiel à son humeur chagrine. A chaque page de sa correspondance, » il se plaint de la bile, des rhumatismes, de son estomac gâté, bref d’une véritable « collection de maladies. » Dans ses critiques contre Paris, dans son aversion contre « la maudite nation, » dans ses prédictions, dans ses craintes et ses dégoûts, il y a surtout un vieillard caduc qui épanche sa bile, œgri somnia. Ses appréciations lui restent personnelles ; s’il fallait nous en dédommager, nous retrouverions dans la littérature russe de ce temps assez de témoignages de sympathie. Il est dès lors un des derniers types d’une race qui s’en va. Même en 1825 il n’est plus compris que de quelques vieux seigneurs cacochymes, revêches à tout progrès, qui continuent à déblatérer, — en français, — contre la France, les idées libérales et les projets d’émancipation. La Russie elle-même s’est chargée de nous venger de Rostopchine en réalisant presque tout ce qu’il craignait pour elle et beaucoup de ce qu’il abhorrait chez nous. « Mépriser et écraser, » disait Rostopchine en confondant dans la même haine la France et le progrès social. On ne méprise pas, on n’écrase pas le progrès. Quant à la France, elle peut bien se passer de l’estime de Rostopchine, — surtout depuis qu’il n’est plus certain qu’il ait brûlé Moscou.


ALFRED RAMBAUD.

  1. Voronzof, né en 1745, mort en 1832. — Rostopchine, né en 1763, mort en 1826.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er mars 1874, l’étude sur l’Impératrice Catherine II dans sa famille.
  3. Voyez Moscou en 1812 dans le Rousskii Arkhiv de 1875, p. 402.
  4. Vie du comte Rostopchine, par le comte A. de Ségur, Paris 1872. — Comparez Schnitzter, la Russie en 1812, Rostopchine et Koutouzof, Paris 1863.