Le Comte d’Habsbourg (tr. Nerval)

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Traduction par Gérard de Nerval.
Garnier frères (p. 359-361).


LE COMTE DE HABSBOURG


À Aix-la-Chapelle, au milieu de la salle antique du palais, le roi Rodolphe, dans tout l’éclat de la puissance impériale, était assis au splendide banquet de son couronnement. Le comte palatin du Rhin servait les mets sur la table ; celui de Bohême versait le vin pétillant, et les sept électeurs, tels que le chœur des étoiles qui tournent autour du soleil, s’empressaient de remplir les devoirs de leur charge auprès du maître de la terre.

Et la foule joyeuse du peuple encombrait les hautes galeries ; ses cris d’allégresse s’unissaient au bruit des clairons ; car l’interrègne avait été long et sanglant, et un juge venait d’être rendu au monde ; le fer ne frappait plus aveuglément, et le faible, ami de la paix, n’avait plus à craindre les vexations du puissant.

L’empereur saisit la coupe d’or, et, promenant autour de lui des regards satisfaits : « La fête est brillante, le festin splendide, tout ici charme le cœur de votre souverain ; cependant, je n’aperçois point de troubadour qui vienne émouvoir mon âme par des chants harmonieux et par les sublimes leçons de la poésie. Tel a été mon plus vif plaisir dès l’enfance, et l’empereur ne dédaigne point ce qui fit le bonheur du chevalier. »

Et voilà qu’un troubadour, traversant le cercle des princes, s’avance vêtu d’une robe traînante ; ses cheveux brillent, argentés par de longues années : « Dans les cordes dorées de la lyre sommeille une douce harmonie, le troubadour célèbre les aventures des amants, il chante tout ce qu’il y a de noble et de grand sur la terre ; ce que l’âme désire, ce que rêve le cœur ; mais quels chants seraient dignes d’un tel monarque, à sa fête la plus brillante ?

— Je ne prescris rien au troubadour, répond Rodolphe en souriant ; il appartient à un plus haut seigneur, il obéit à l’inspiration : tel que le vent de la tempête dont on ignore l’origine, tel que le torrent dont la source est cachée, le chant d’un poète jaillit des profondeurs de son âme, et réveille les nobles sentiments assoupis dans le fond des cœurs. »

Et le troubadour, saisissant sa lyre, prélude par des accords puissants. « Un noble chevalier chassait dans les bois le rapide chamois ; un écuyer le suivait, portant les armes de la chasse ; et, au moment que le chevalier, monté sur son fier coursier, allait entrer dans une prairie, il entend de loin tinter une clochette… C’était un prêtre précédé de son clerc, et portant le corps du Seigneur.

« Et le comte mit pied à terre, se découvrit humblement la tête, et adora avec une foi pieuse le Sauveur de tous les hommes. Mais un ruisseau qui traversait la prairie, grossi par les eaux d’un torrent, arrêta les pas du prêtre, qui déposa à terre l’hostie sainte et s’empressa d’ôter sa chaussure afin de traverser le ruisseau.

« Que faites-vous ? » s’écria le comte avec surprise. —
« Seigneur, je cours chez un homme mourant qui soupire
« après la céleste nourriture, et je viens de voir, à mon
« arrivée, la planche qui servait à passer le ruisseau céder
« à la violence des vagues. Mais il ne faut pas que le
« mourant perde l’espérance du salut, et je vais nu-pieds
« parcourir le courant. »

« — Alors, le puissant comte le fait monter sur son beau cheval, et lui présente la bride éclatante ; ainsi le prêtre pourra consoler le malade qui l’attend et ne manquera pas à son devoir sacré. Et le chevalier poursuit sa chasse monté sur le cheval de son écuyer, tandis que le ministre des autels achève son voyage : le lendemain matin, il ramène au comte son cheval, qu’il tient modestement en laisse, en lui exprimant sa reconnaissance. « Que Dieu me garde, » s’écrie le comte avec humilité,
« de reprendre jamais pour le combat ou pour la chasse
« un cheval qui a porté mon Créateur ! Si vous ne pouvez
« le garder pour vous-même, qu’il soit consacré au ser-
« vice divin ; car je l’ai donné à celui dont je tiens l’hon-
« neur, les biens, le corps, l’âme et la vie.

« — Eh bien, que puisse Dieu, le protecteur de tous,
« qui écoute les prières du faible, vous honorer dans ce
« monde et dans l’autre comme aujourd’hui vous l’honorez !
« Vous êtes un puissant comte, célèbre par vos exploits
« dans la Suisse ; six aimables filles fleurissent autour de
« vous : puissent-elles, ajouta-t-il avec inspiration, ap-
« porter six couronnes dans votre maison et perpétuer
« votre race éclatante ! »

Et l’empereur, assis, méditait dans son esprit et semblait se reporter à des temps déjà loin… Tout à coup il fixe ses yeux attentivement sur les traits du troubadour ; frappé du sens de ses paroles, il reconnaît en lui le prêtre, et cache avec son manteau de pourpre les larmes qui viennent baigner son visage. Tous les regards se portent alors sur le prince : ce qu’on vient d’entendre n’est plus un mystère, et chacun bénit les décrets de la Providence.