Le Comte de Chanteleine/Chapitre IV

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Le Comte de Chanteleine
Musée des Familles32 (p. 9-12).
Le château de Chanteleine. Dessin de Bar.

IV. — le château de chanteleine.


Le château de Chanteleine était situé à trois lieues du bourg du Fouesnant, entre Pont-Labbé et Plougastel, à moins d’une lieue de la côte de Bretagne.

Les biens composant la propriété de Chanteleine appartenaient depuis un temps immémorial à la famille du comte, l’une des plus vieilles de Bretagne. Le château ne datait que du temps de Louis XIII, mais il était empreint de cette rudesse campagnarde que les murailles de granit donnent aux édifices ; on le sentait lourd, imposant, mais indestructible comme les roches de la côte. Cependant, il n’avait ni tours, ni mâchicoulis, ni poterne, ni guérite suspendue à l’angle des murs, comme des nids d’aigle, et il n’éveillait pas l’idée de forteresse ; dans la paisible terre de Bretagne, les seigneurs n’avaient jamais eu à se défendre contre personne, pas même contre leurs vassaux.

Depuis de longues années, la famille du comte exerçait une influence féodale presque sans conteste sur le pays. Les Chanteleine furent peu courtisans, n’étant pas d’humeur souple, et ils n’allèrent pas deux fois, en trois cents ans, faire leur cour au roi ; ils se croyaient Bretons avant tout et séparés du reste de la France. Pour eux, le mariage de Louis XII et d’Anne de Bretagne n’avait jamais eu lieu, et ils en voulurent toujours à cette fière duchesse de ce qu’ils appelaient à haute voix « une mésalliance, » pis même, une trahison.

Mais s’ils régnaient chez eux, les Chanteleine pouvaient être cités comme modèles aux rois de France et leur donner des leçons de gouvernement. D’ailleurs, le résultat le prouvait sans réplique, car ils étaient et furent toujours aimés de leurs paysans.

Cette noble et estimable famille, d’humeur fort pacifique, fournit peu d’illustres capitaines ; les Chanteleine n’étaient pas nés soldats ; à une époque où endosser le harnais de guerre semblait être le premier devoir du gentilhomme, ils demeurèrent paisiblement dans leurs terres et se rendirent heureux du bonheur qu’ils créaient autour d’eux. Depuis Philippe Auguste, où la croisade, c’est-à-dire la défense de la religion, entraîna leurs ancêtres en Terre sainte, pas un Chanteleine ne revêtit l’armure ou ne ceignit le baudrier. On comprend dès lors qu’ils fussent peu connus de la Cour, à laquelle ils ne demandèrent jamais aucune faveur, ne se souciant pas de les mériter.

Leurs biens patrimoniaux, sagement administrés, avaient acquis une importance considérable.

Aussi la propriété de Chanteleine, en prés, en marais salants et en terres labourées, comptait parmi les plus considérables du pays, tout en demeurant inconnue au delà d’un rayon de cinq ou six lieues ; grâce à cette situation, et quoique les communes environnantes, le Fouesnant, Concarneau, Pont-Labbé eussent déjà reçu la sanglante visite des républicains de Brest et du Finistère, le château de Chanteleine avait échappé comme par miracle à l’attention des municipalités, quand le comte le quitta pour la première fois.

Peu guerrier de son naturel, le comte cependant déploya de grandes qualités militaires pendant cette campagne de la Vendée. Avec la foi et le courage, on est partout soldat. Le comte se conduisit en héros, lui dont le caractère paisible n’annonçait pas de telles dispositions ; en effet, les premières tendances de son esprit le dirigèrent vers la carrière ecclésiastique, et il avait passé deux ans au grand séminaire de Rennes ; il était même occupé de ses études théologiques, lorsque son mariage avec sa cousine, Mlle  de La Contrie, le jeta dans une voie tout opposée.

Mais le comte ne pouvait rencontrer une plus digne compagne de sa vie. Cette jeune fille si séduisante devint une femme courageuse et dévouée. Les premières années du mariage du comte et de la comtesse, avec leur fille Marie à élever, dans cette vieille propriété de famille, au milieu de serviteurs, humbles amis vieillis au paternel service des Chanteleine, furent aussi heureuses qu’il est donné à un homme d’en passer en ce monde.

Ce bonheur rejaillissait sur tout le pays, qui vénérait son seigneur. Les habitants se croyaient plutôt les sujets du comte que ceux du roi de France, et cela se conçoit ; ils n’avaient avec ce dernier que des relations désagréables, tandis qu’en toute occasion la famille de Chanteleine leur venait en aide. Aussi ne rencontrait-on pas un malheureux dans le pays, pas un mendiant ; depuis un temps immémorial, aucun crime n’avait été commis dans cette partie reculée de la Bretagne. On comprend donc l’effet que produisit le vol de ce Karval, un Breton cependant, entré depuis deux ans au service du comte, quand celui-ci fut obligé de le chasser du château. En agissant ainsi, d’ailleurs, le comte ne fit que prévenir la justice des paysans, qui n’auraient pas souffert un voleur dans le pays.

Ce Karval était bien un Breton, mais un Breton qui avait voyagé, vu du pays, et sans doute de vilains exemples avec ; on disait qu’il avait visité Paris, que ces paysans regardaient comme un endroit chimérique, et même, les plus superstitieux, comme l’antichambre de l’enfer ; il fallait bien qu’il y eût quelque chose de cela, puisque le seul d’entre eux à y avoir hasardé le pied en revint mauvais et criminel.

Cette affaire, qui fit un si grand scandale, s’était passée deux ans auparavant, et Karval avait quitté le pays en proférant des menaces de vengeance. On en haussa les épaules.

Mais ce que l’on pouvait mépriser de la part d’un voleur obscur méritait attention, quand ce voleur fut devenu un des agents bas et terribles du comité de salut public. Aussi le comte, en pressant sa marche vers le château, commençait à soupçonner de sinistres événements auxquels les paroles de Karval avaient fait allusion. Cependant, la bonté de sa femme devait être une sauvegarde pour elle ; en effet, pendant vingt années de sa vie, de 1773 à 1793, Mme  de Chanteleine se consacra tout entière au bonheur de ceux qui l’approchaient. Elle savait qu’elle rendait son mari heureux en faisant le bien. Aussi la voyait-on sans cesse au chevet des malades, recueillant les vieillards, faisant instruire les enfants, fondant des écoles, et plus tard, quand Marie atteignit l’âge de quinze ans, elle l’associa à toutes ses bonnes œuvres.

Cette mère et cette fille, unies dans un même esprit de charité, et accompagnées de l’abbé Fermont, le chapelain du château, couraient les villages de la côte, depuis la baie de la Forêt jusqu’à la pointe du Raz ; elles consolaient et répandaient leurs délicates aumônes sur ces familles de pêcheurs si souvent éprouvées par les tempêtes.

— Notre maîtresse, l’appelaient les paysans.

— Notre bonne dame, disaient les paysannes.

— Notre bonne mère, répétaient les enfants.

On comprend donc combien Kernan devait être envié de tous, lui que Marie appelait son oncle, lui qui la nommait sa nièce, lui, le propre frère de lait du comte.

Lorsque celui-ci quitta le château après le soulèvement de Saint-Florent, ce fut sa première absence du foyer domestique, la première séparation du comte et de la comtesse ; elle fut douloureuse, mais Humbert de Chanteleine, emporté par le sentiment du devoir, partit, et sa courageuse femme ne put qu’approuver son départ.

Pendant les premiers mois de la guerre, les deux époux eurent souvent des nouvelles l’un de l’autre par des émissaires dévoués ; mais le comte ne put abandonner un seul jour l’armée catholique pour venir embrasser les siens ; des événements impérieux le clouèrent toujours à son poste ; depuis dix longs mois, il n’avait pas revu sa chère famille ; depuis trois mois même, depuis les désastres de Grandville, du Mans, de Chollet, il était sans nouvelles du château.

Son inquiétude se comprend donc, quand, accompagné de son fidèle Kernan, il revint vers le domaine de ses aïeux. On devine avec quelle émotion il mit le pied sur la côte du Fouesnant. Il n’était plus qu’à deux heures des embrassements de sa femme et des baisers de sa fille.

— Allons, Kernan, marchons, dit-il.

— Marchons ! répondit le Breton, et vite, cela nous réchauffera. Un quart d’heure après, le maître et le serviteur traversèrent le bourg du Fouesnant, encore profondément endormi, et prirent le long du cimetière, dévasté pendant la dernière visite des Bleus.

Car les gens du Fouesnant avaient donné des premiers contre la Révolution, à propos des prêtres jureurs qui leur furent envoyés par les municipalités ; le 19 juillet 1792, trois cents d’entre eux, conduits par leur juge de paix, Alain Nedelec, se battirent dans le bourg même contre les gardes nationaux de Quimper. Ils furent écrasés ; les vainqueurs firent paître leurs chevaux dans le cimetière, et bivouaquèrent au milieu de l’église ; le lendemain, trois charretées de vaincus rentraient à Quimper, et le premier martyr de la Bretagne, Alain Nedelec, étrennait le nouvel instrument de mort, que les administrateurs bretons appelaient la « machine à décapiter », et sur laquelle le procureur général syndic leur adressait de sa main des instructions soigneusement détaillées touchant la manière de s’en servir. Depuis, le bourg ne s’était pas relevé de sa défaite.

— On voit que les Bleus ont passé par là, dit Kernan ! des ruines et des profanations !…

Le comte ne répondit pas, et prit à travers ces longues plaines qui venaient mourir à la mer. Il était alors six heures du matin ; un froid assez vif avait succédé à la pluie ; la terre était dure ; il faisait très-obscur encore sur les landes désertes et les vastes champs d’ajoncs rebelles à toute culture ; les flaques d’eau avaient été saisies par la gelée, et les broussailles, revêtues de blanc, paraissaient pétrifiées.

À mesure que les fugitifs s’éloignaient de la mer, quelques arbres amaigris se voyaient de loin en loin, et, courbés sous les violentes rafales de l’ouest, ils dressaient à l’horizon leur squelette blanchâtre.

Bientôt aux plaines succédèrent des champs de blé noir, fortifiés de douves, de fossés, et séparés par des rangées de chênes trapus ; il fallait gagner à travers ces champs, et franchir des barrières pivotantes, équilibrées par une grosse pierre et tout embroussaillées d’épine sèche. Kernan les ouvrait devant le comte, et, au choc de l’échalier qui se refermait, les branches des arbres laissaient tomber une grêle blanche qui crépitait sur le sol.

Alors le comte et son compagnon s’élançaient par les étroites sentes piétinées entre les sillons et la haie des champs ; il y avait des instants où ils couraient malgré eux.

Vers sept heures, le jour commença à poindre ; le château n’était pas à une demi-lieue. Le pays paraissaient tranquille et désert, et même d’une tranquillité suspecte. Le comte ne put s’empêcher de remarquer ce singulier silence de la campagne :

— Pas un paysan, pas un cheval allant au pré ! dit-il d’un air inquiet.

— Il est encore grand matin, répondit Kernan, également frappé de la physionomie du pays, mais qui ne voulait pas effrayer le comte. On se lève tard en décembre !

En ce moment, ils pénétrèrent dans un grand bois de hauts sapins ; cette vaste sapinière, toujours verte, appartenant à la propriété du comte, s’apercevait de loin en mer.

Une foule de pommes sèches, grisâtres, et non écorcées, couvraient la terre au milieu des branches mortes à peau rugueuse ; il ne semblait pas que depuis longtemps un pied humain eût foulé le sol ; chaque année cependant, les enfants des villages environnants venaient ramasser toutes ces pommes de pin avec grande joie, et les ménagères y faisaient une provision de bois, que le comte leur abandonnait généreusement.

Or, cette année, les pauvres n’avaient pas fait leur récolte habituelle, et cette moisson de branches et de pommes sèches était encore intacte.

— Tu vois, dit le comte au Breton, ils ne sont pas venus ! ni les femmes ! ni les enfants !

Kernan secoua la tête sans répondre, il sentait quelque chose d’inquiétant dans l’air. Son cœur battait à se rompre dans sa poitrine. Il allongea le pas.

À mesure que les deux compagnons de route s’avançaient, des lièvres, des lapins, des perdrix se levaient en grand nombre sous leurs pas, en trop grand nombre même !… Évidemment les chasseurs avaient été rares cette année, et cependant chassait qui voulait sur les terres du comte.

Il y avait donc là des symptômes d’abandon et de délaissement qu’on ne pouvait méconnaître. La figure du comte pâlissait malgré le froid intense de cette matinée d’hiver.

— Enfin ! le château ! s’écria le Breton en montrant la pointe des deux tourelles qui perçait au-dessus d’un massif éloigné.

En ce moment, le comte et Kernan étaient près de la ferme de la Bordière, tenue par l’un des métayers du comte ; au tournant du bois, on allait l’apercevoir ; Louis Hégonec, le métayer, était un homme actif, matinal, assez bruyant dans ses travaux, et pourtant on ne l’entendait pas chanter en harnachant ses bœufs ou ses chevaux, ni même crier dans sa cour après sa vieille femme.

Non, rien ! Un silence de mort régnait partout ; le comte, saisi de terribles pressentiments, fut forcé de s’appuyer sur le bras de son fidèle Breton.

Au détour du bois, leurs regards se portèrent vivement vers la métairie.

Un spectacle horrible frappa leurs yeux. Quelques pans de murs ébranlés, avec des bouts de poutre noircis, l’extrémité d’un faîtage calciné, des restes de cheminées juchés au sommet d’un pignon, d’étroits sentiers de suie qui serpentaient sur les murailles, des portes brisées, et des gonds sortant comme des poings menaçants de l’interstice des pierres, toutes les traces d’un incendie récent apparurent à la fois. La ferme avait été brûlée ; les arbres portaient les traces d’une lutte violente ; des empreintes de coups de hache sur les portes, des éraflures de balles sur les vieux troncs de chêne, des instruments de labourage brisés, tordus, des charrettes culbutées, des roues dépourvues de leurs jantes, attestaient la violence de la bataille ; les cadavres d’animaux, de vaches, de chevaux abandonnés, infectaient l’air !

Le comte sentit ses jambes fléchir sous lui.

— Les Bleus ! toujours les Bleus ! répéta Kernan d’une voix sourde.

— Au château ! s’écria le comte en poussant un cri terrible.

Et cet homme qui, tout à l’heure, se soutenait à peine, Kernan avait maintenant de la peine à le suivre.

Pendant cette course, pas un être humain n’apparut dans les chemins défoncés ; le pays était non pas désert, mais déserté.

Le comte traversa le village. La plupart des maisons étaient brûlées ; quelques-unes encore debout, mais vides. Pour que ce pays fût ainsi dépeuplé, il fallait qu’un souffle de vengeance eût passé sur lui.

— Oh ! Karval ! Karval ! murmurait le Breton entre ses dents.

Enfin, le comte et Kernan arrivèrent devant la porte du château ; l’incendie l’avait respecté ; mais il demeurait sombre, silencieux ; pas une cheminée qui lançât dans l’air son panache de fumée matinale.

Le comte et Kernan se précipitèrent vers la porte, et s’arrêtèrent épouvantés.

— Vois ! vois ! dit le comte.

Une affiche énorme était collée sur l’un des montants ; elle portait en tête l’œil de la loi, des faisceaux de piques et de rameaux surmontés du bonnet phrygien. D’un côté se trouvait la description du domaine, de l’autre son évaluation.

Le château de Chanteleine, confisqué par la République, était à vendre.

— Les misérables ! s’écria Kernan.

Il essaya d’ébranler la porte ; mais, malgré sa force prodigieuse, il ne put y parvenir. Elle résistait obstinément ; le comte de Chanteleine ne pouvait pas même se reposer un instant dans le manoir de ses ancêtres ! sa propre porte restait fermée pour lui. Il était en proie au plus affreux désespoir !

— Ma femme ! ma fille ! s’écriait-il avec un accent impossible à rendre ! Où est ma femme ? mon enfant ? ils les ont tuées ! ils les ont tuées !…

De grosses larmes roulèrent sur les joues de Kernan, qui tâchait en vain de consoler son maître.

— Il est inutile, dit-il enfin, de nous obstiner devant cette porte qui ne s’ouvrira pas !…

— Où sont-elles ? où sont-elles ? criait le comte.

En ce moment, une vieille femme, blottie dans le fossé, se leva tout d’un coup. Elle eût fait mal à voir à des yeux moins consternés ; sa tête d’idiote remuait stupidement.

Le comte courut à elle.

— Où est ma femme ? dit-il.

Après de longs efforts, la vieille répondit :

— Morte dans l’attaque du château !

— Morte ! s’écria le comte avec un rugissement.

— Et ma nièce ? demanda Kernan en secouant violemment la vieille femme.

— Dans les prisons de Quimper ! dit enfin celle-ci.

— Qui a fait cela ? demanda Kernan avec un accent terrible.

— Karval ! répondit la vieille femme.

À Quimper ! s’écria le comte. Viens, Kernan, viens !

Et ils quittèrent cette malheureuse, qui, seule, presque à son dernier souffle, représentait tout ce qui restait de vivant au bourg de Chanteleine.