Le Comte de Chanteleine/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Le Comte de Chanteleine
Musée des Familles32 (p. 37-39).


VI. — l’auberge du triangle égalitaire.

La position de Kernan était terrible ; il fallait mettre le comte à l’abri de tout regard avant qu’il reprît connaissance. Ses premières paroles ne pouvaient manquer de le trahir ! Il redemanderait sa fille à grands cris et décèlerait le comte de Chanteleine sous l’habit du paysan breton.

En courant à travers les rues, Kernan avisa une sorte d’auberge devant laquelle il s’arrêta, traînant ou plutôt portant son maître.

L’auberge avait une enseigne ornée de tous les agréments de l’époque, tels que piques et faisceaux romains, avec ces mots :

au triangle égalitaire.
CHEZ MUTIUS SCÉVOLA,
loge à pied et à cheval.

« Une auberge de bandits, se dit-il, eh bien ! nous y serons plus en sûreté. D’ailleurs je n’ai pas le choix. »

L’auberge du citoyen Mutius Scévola. Dessin de V. Foulquier.

Il avait si peu le choix, qu’il n’eût pas rencontré dans la ville un cabaret sans une enseigne civique.

Il entra donc dans la salle basse, déposa son fardeau inerte sur une chaise et demanda une chambre. L’hôtelier, Mutius Scévola en personne, arriva :

— Que veux-tu, citoyen ? demanda-t-il d’un ton bourru au Breton.

— Une chambre.

— Et tu payes ?

— Pardieu ! répondit Kernan, on n’a pas dévalisé les chouans pour rien. Tiens, d’avance ! ajouta-t-il en jetant quelques pièces de monnaie sur la table.

— De l’argent ! fit l’aubergiste, plus habitué au papier qu’au métal.

— Et du bon, avec la face de la République dessus.

— Bien ! on va te servir. Mais qu’a-t-il donc, ton ami ?…

— Mon frère, entends-tu, si ça ne t’écorche pas trop le gosier ; en fouaillant notre bidet pour arriver à temps…

À l’exécution ! dit l’aubergiste en se frottant les mains.

— Comme tu dis, répondit Kernan sans sourciller ; nous avons fait un saut dans le fossé ! la bête s’est tuée du coup, et celui-là n’en vaut guère mieux ! Mais assez causé pour le moment. J’ai payé ! Ma chambre ?

— Bon ! bon ! on va te servir. Tu n’as pas besoin de faire le méchant. Ce n’est pas de ma faute si tu es arrivé trop tard. Mais puisque tu as manqué l’exécution des brigands, je te donnerai des détails.

— Tu y étais ?

— Parbleu ! à deux pas du citoyen Guermeur.

— Un rude lapin, celui-là ! riposta Kernan, qui ne connaissait pas même ce nom.

— Je t’en réponds ! répondit l’aubergiste.

— Eh bien ! à tout à l’heure, citoyen Scévola !

Scévola fit monter au second étage le Breton qui avait repris son fardeau.

— As-tu besoin de moi ? demanda-t-il quand il fut arrivé.

— Ni de toi, ni de personne, répondit le Breton.

— Il n’est pas poli, mais il paye ! murmura Scévola, c’est une compensation.

Quelques instants plus tard, Kernan se trouvait seul en présence de son maître inanimé, et il donnait enfin un libre cours à ses larmes ; tout en pleurant cependant il prodigua au comte ses soins les plus intelligents ; il humecta son front décoloré et il parvint à le ramener au sentiment. Mais il eut la précaution de lui mettre la main sur la bouche et d’arrêter la première explosion de sa douleur.

— Oui, notre maître, lui dit-il, pleurons ! mais pleurons tout bas ; il ne nous est pas permis de gémir ici !

— Ma femme ! ma fille ! répétait le comte au milieu de ses sanglots, est-ce donc vrai ? est-ce possible ? Mortes ! assassinées !… Et j’étais là !… et je n’ai pu !… Ah ! j’irai trouver leur assassin…

Le comte se démenait comme un fou. Kernan, malgré sa force herculéenne, avait beaucoup de peine à le contenir et à étouffer ses cris.

— Notre maître, disait-il, vous vous ferez arrêter !

— Que m’importe ! répétait le comte en se débattant.

— On vous guillotinera !

— Tant mieux ! tant mieux !

— Et moi aussi ! dit le Breton.

— Toi ! toi ! fit le comte, qui retomba dans une prostration profonde.

Pendant quelques minutes de gros sanglots soulevèrent sa poitrine ; enfin il se calma, se mit à genoux sur les carreaux nus de la chambre, et pria pour ceux qu’il aimait tant et qui n’étaient plus.

Kernan s’agenouilla près de lui et mêla ses larmes aux siennes. Après une longue prière, il se releva et dit au comte :

— Maintenant, notre maître, laissez-moi courir la ville ; restez ici ; priez et pleurez ; il faut que je sache ce qui s’est passé.

— Kernan, tu me diras tout ce que tu auras appris, répondit le comte en saisissant les mains de son serviteur.

— Tout, je vous le jure, notre maître !… Mais vous ne quitterez pas cette chambre ?

— Je te le promets ! Va, Kernan, va !

Et le comte laissa retomber sa tête dans ses mains, à travers lesquelles filtraient de grosses larmes.

Kernan redescendit dans la salle basse et trouva Scévola sur sa porte.

— Eh bien !… et ton frère ? lui demanda l’aubergiste patriote.

— Il dort ! cela ne sera rien ! mais qu’on ne me le dérange pas ! tu entends ?

— Sois tranquille !

— Maintenant, dit Kernan, je t’écoute.

— Ah ! tu veux que je te raconte la pièce ? Oui, je conçois cela ! ajouta-t-il en riant. Tu as fait queue, mais tu n’as pu entrer ! il y avait trop de monde !

— Précisément.

— Mais est-ce que tu peux écouter sans boire, toi, citoyen ? Moi, je ne peux pas parler sans humecter mes paroles !

— Eh bien ! apporte une bouteille, dit Kernan, et même une miche de pain. Je t’écouterai en mangeant un morceau.

— C’est dit, répliqua Mutius Scévola.

Un instant après, les deux hommes étaient accoudés devant une table, et le citoyen Scévola en faisait les honneurs à son profit.

— Voilà donc la chose, dit-il après avoir avalé un verre de vin. Depuis deux mois, les prisons de la ville regorgeaient. Les fuyards de la Vendée donnaient beaucoup, et on voyait le moment où l’on ne pourrait plus faire de prisonniers faute de prisons ; il fallait donc les vider plus vite que ça. Malheureusement, le citoyen Guermeur est un bon patriote, mais il n’a pas l’imagination de Carrier ou de Lebon, et il voulait procéder dans les formes.

Les poings de Kernan se crispaient sous la table en entendant ces paroles. Cependant il eut assez d’empire sur lui-même, non-seulement pour se contenir, mais aussi pour répondre :

— Un bon là, Carrier !

— Oui, je t’en réponds ! avec ses noyades ! — Après cela, il a un si beau fleuve à sa disposition ! — Enfin, nous avons fait ce que nous avons pu, pendant deux mois ; on procédait par canton ; les ci-devant n’avaient pas le droit de se plaindre ; tous les pays mouraient ensemble ! — Enfin, on a marché si bien, qu’on est à peu près parvenu à vider les prisons ; mais on s’occupe de les remplir.

— Et ce matin, demanda Kernan, n’a-t-on pas exécuté une ci-devant demoiselle de Chanteleine ?

— Oui, un beau brin de fille, ma foi ! et son curé avec elle, pour lui montrer le chemin ! — C’est Karval qui a fait ce coup-là !

— Ah ! le fameux Karval ?

— Lui-même ! voilà un gars qui va bien ! Est-ce que tu le connais ?

— Si je le connais ! deux amis ! les deux doigts de la main ! répondit tranquillement Kernan ; est-ce qu’il est ici ?

— Non ! il est reparti depuis huit jours en tournée ! Il faut dire que son coup n’a pas été complet ! Quand il a fait sa pointe à Chanteleine, il espérait arrêter le ci-devant comte sur lequel il a des idées. Mais envolé l’oiseau !

— Alors ? demanda Kernan.

— Alors il a rejoint l’armée de Kléber, dans la pensée de pincer son homme, et je ne serais pas étonné que, pendant la déroute de Savenay, il ne fût arrivé à ses fins.

— C’est possible, car on les a frottés là, les Blancs !… répondit le Breton. Mais dis-moi, et la jeune fille ?

— Quelle jeune fille ?

— La ci-devant de ce matin… comment a-t-elle pris la chose ?

— Peuh !… assez mal, répondit l’aubergiste en portant son verre à ses lèvres, il n’y a pas eu de plaisir avec elle ; elle était à moitié morte de peur.

— Ainsi, dit Kernan, se contenant à peine, elle est bien morte ?

— Dame ! à moins qu’elle n’ait eu un secret !… dit en riant l’aubergiste. Ah ! mais, par exemple, il s’est passé un fait curieux pendant la cérémonie.

— Et lequel donc, citoyen Scévola ? répondit Kernan ; tu es très-intéressant !

— Oui, fit le monstre en se rengorgeant, mais j’aimerais mieux ne pas avoir à raconter ce que je vais te dire.

— Pourquoi donc ?

— Parce que ce n’est pas à l’honneur du Comité de salut public.

— Quoi ! le Comité ?…

— L’un de ses membres a fait grâce !

— Et qui cela ?

— Le vertueux Couthon !

— Pas possible ?

— Juges-en ! Ce matin, la machine allait tranquillement son train ; les paysans, les nobles, les prêtres, tout cela basculait avec une égalité républicaine ; la petite Chanteleine y avait passé, et il ne restait plus que deux ou trois condamnés, quand un bruit se produisit dans la foule ; un jeune homme, les cheveux en désordre, monté sur un cheval qui tombe mort sur place, accourt en criant : « Grâce ! grâce pour ma sœur ! » Il fend la foule, arrive auprès du citoyen Guermeur, il lui remet un papier signé Couthon et portant la grâce de sa sœur.

— Eh bien ?

— Eh bien ! il n’y avait pas à résister ! et cependant, ce garçon-là c’était un ci-devant !

— Qui se nomme ?

— Le chevalier de Trégolan, m’a-t-on dit.

— Je ne le connais pas, répondit Kernan.

— Il s’avança vers la guillotine, et cela lui fit un singulier effet, car il leva les bras avec désespoir ; on eût dit qu’il allait s’évanouir de sensiblerie ! Mais il a bien fait de ne pas perdre de temps, car sa sœur montait déjà les marches, évanouie au bras du citoyen bourreau. « Ma sœur ! ma sœur ! » s’est-il écrié, et il a bien fallu la lui rendre ! Ainsi, si son cheval avait fait un faux pas en route, c’était fini !

— C’est donc cela qui a causé du trouble dans la foule ?

— Oui ; on criait : « Non ! non ! » Mais Guermeur, devant la signature du vertueux Couthon, a dû s’incliner. N’importe ! c’est une tache, cela, pour le Comité de salut public.

— Eh bien, répondit Kernan, il a eu de la chance, ce Trégolan… Et après ?

— Après, il a emmené sa sœur, et on a continué la besogne !…

— Eh bien ! à ta santé, Scévola ! dit Kernan.

À la tienne, mon gars ! répondit l’aubergiste.

Les deux causeurs trinquèrent ensemble.

— Et maintenant, que vas-tu faire ? demanda le patriote.

— Je vais voir si mon frère dort toujours, puis j’irai faire un tour dans la ville.

À ton aise, ne te gêne pas.

— Je ne me gêne pas non plus.

— Est-ce que tu comptes rester quelque temps ici ?

— J’aurais voulu voir Karval et lui serrer la main, répondit Kernan d’un air dégagé.

— Mais il peut revenir à Quimper d’un jour à l’autre.

— Si j’en étais sûr, j’attendrais, dit le Breton.

— Dame ! je ne peux pas t’en dire davantage.

— En tout cas, dit le Breton, je le trouverai un jour ou l’autre.

— Bon !

— Est-ce qu’il descend chez toi ?

— Non, il demeure à l’évêché, chez le citoyen Guermeur.

— Eh bien, j’irai le voir.

Là-dessus, Kernan quitta l’aubergiste ; l’effort qu’il avait fait pour se contenir, pendant toute cette conversation, l’avait brisé au point qu’il ne pouvait monter l’escalier.

— Oui, Karval ! répéta-t-il, je te retrouverai !

L’accent dont il prononça ces paroles est impossible à rendre.

Enfin, il revint près du comte ; il le trouva abîmé dans une douleur profonde, mais résignée. Il fallut que Kernan rapportât tout ce qu’il avait appris ; après avoir bien vérifié si on ne pouvait l’entendre, après avoir sondé les murailles, il fit à voix basse son douloureux récit, pendant lequel les larmes ne cessèrent de couler sur le visage altéré du comte.

Puis Kernan appela son attention sur ce qu’il restait à faire.

— Je n’ai plus de femme, plus d’enfant, répondit le comte, il ne me reste plus qu’à mourir, et je mourrai pour la sainte cause !

— Oui, dit Kernan, nous irons dans l’Anjou, rejoindre les chouans qui s’agitent.

— Nous irons.

— Dès aujourd’hui.

— Demain ; j’ai ce soir un dernier devoir à remplir.

— Et lequel, notre maître ?

— Je veux aller au cimetière, cette nuit, prier sur cette fosse commune où ils ont jeté le corps de mon enfant.

— Mais… fit Kernan.

— Je le veux, répondit le comte d’une voix douce.

— Nous prierons ensemble, dit doucement le Breton.

Le reste de la journée se passa à pleurer ; ces deux pauvres hommes, la main de l’un dans la main de l’autre, ne furent tirés de leur douloureux silence que par des chants, des démonstrations de joie, qui retentirent dans la rue.

Le comte ne bougea pas ! rien ne pouvait le distraire ; Kernan alla vers la fenêtre ; un cri terrible faillit lui échapper, mais il se contint et ne voulut même pas faire part au comte de ce qu’il venait de voir.

Karval, accompagné de sa horde sanglante, rentrait dans Quimper, hideux, ensanglanté, presque ivre, poussant devant lui des vieillards, des blessés, des femmes, des enfants, pauvres prisonniers vendéens arrachés à la déroute de la grande armée et destinés à l’échafaud.

Il était à cheval, et tous les bandits de la ville le suivaient, en l’accablant de bruyantes acclamations.

Décidément, ce Karval devenait un personnage.

Quand il fut passé, Kernan revint près du comte et lui dit à voix basse :

— Vous avez raison, notre maître, ce n’est pas aujourd’hui qu’il faut partir !