Le Comte de Chanteleine/Chapitre XII

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Le Comte de Chanteleine
Musée des Familles32 (p. 76-78).

XII. — le départ.

On comprend l’effet que produisit la lecture de ces quelques mots sur ses auditeurs ! Marie ne put s’empêcher d’éclater en sanglots, et Henry ne parvint pas sans peine à la consoler.

Où était allé le comte de Chanteleine ? pourquoi ce départ précipité ? pourquoi ce secret, que son fidèle Kernan n’avait pu percer ?

— Il est allé se battre ! il est allé rejoindre les Blancs ! furent les premiers mots de Marie.

— Sans moi ! s’écria Kernan.

Mais en considérant que Marie était seule au monde, il comprit que le comte avait dû lui laisser le soin de la protéger.

On discuta donc cette supposition, que le comte eût rejoint les débris de l’armée catholique. Cette hypothèse était fort plausible.

En effet, la lutte continuait, plus ardente et plus opiniâtre, malgré toutes ces guerres que la Convention avait sur les bras, malgré la Terreur qui existait à Paris depuis l’exécution des Girondins ; bien que les membres de ce gouvernement fussent en lutte ouverte avec certains députés de la Convention et que, quelques semaines plus tard, Danton dût succomber, le Comité de salut public faisait des prodiges d’activité.

Il est bon de connaître ce que certains hommes de partis contraires ont pensé de ce Comité, qui, par ses moyens terribles et sanguinaires, a sauvé la France, livrée à toutes les horreurs de la guerre civile et à tous les périls de la coalition.

À Sainte-Hélène, Napoléon a dit :

« Le Comité de salut public est le seul gouvernement qu’ait eu la France pendant la Révolution. »

M. de Maistre, l’homme du parti légitimiste, a eu le courage d’en convenir également, disant que les émigrés, après avoir livré la France aux rois, n’auraient jamais eu la force de l’arracher de leurs mains.

Chateaubriand pensait ainsi de ces douze hommes nommés Barrère, Billaud-Varennes, Carnot, Collot-d’Herbois, Prieur de la Marne, Robert Lindet, Robespierre aîné, Couthon, Saint-Just, Jean-Bon Saint-André, Prieur de la Côte-d’Or et Héraut-Séchelles, dont les noms sont pour la plupart voués à l’exécration publique.

Quoi qu’il en soit, le Comité, voulant en finir avec la Vendée, entra dans la voie des plus horribles dévastations ; les colonnes infernales, dirigées par les généraux Turreau et Grignon, s’avancèrent sur le pays après la défaite de Savenay. Elles pillèrent, elles massacrèrent, elles ruinèrent ; femmes, enfants, vieillards, personne n’échappa à leurs sanglantes représailles.

Le prince de Talmont fut pris et exécuté devant le château de ses ancêtres ; d’Elbée, malade, fusillé sur son fauteuil, entre deux de ses parents. Henri de La Rochejaquelein, le 29 janvier 1794, après une dernière victoire remportée à Nouaillé sur les colonnes incendiaires, s’avança vers deux soldats Bleus surpris dans un champ :

— Rendez-vous, leur dit-il, je vous fais grâce.

Mais l’un de ces misérables, le couchant en joue, le tua roide d’une balle au milieu du front.

Pendant ce temps, les plus sanguinaires agents du comité étaient envoyés dans les provinces ; Carrier, à Nantes, depuis le 8 octobre, imaginait ces moyens qu’il appelait les déportations verticales, et, le 22 janvier, il inaugurait ses bateaux à soupapes en l’honneur des prisonniers de l’armée vendéenne.

Mais plus on les décimait, plus les royalistes se montraient ardents à combattre la révolution. Il était donc possible que le comte de Chanteleine eût rejoint soit Charette, qui avait repris la campagne après avoir évacué l’île de Noirmoutier, soit Stofflet, qui venait de succéder à La Rochejaquelein.

L’armée catholique était démembrée ; il se faisait alors une terrible guerre de partisans. Stofflet et Charette, ces deux illustres Vendéens, battaient les généraux de la république. Charette, avec dix mille hommes, pendant trois mois vainqueur des troupes républicaines, défit et tua le général Haxo.

Ces nouvelles arrivaient jusqu’au fond de la Bretagne, et Douarnenez tressaillit souvent au bruit des batailles.

Si le comte n’était pas en Vendée, il pouvait s’être jeté dans le mouvement de la chouannerie. Jean Chouan, pendant les derniers mois de cette funeste année de 93, s’était levé, entraînant toutes les populations du bas Maine, et se ruant depuis le fond de la Mayenne jusqu’au fond du Morbihan.

Il y avait là un grand rôle à jouer pour le comte de Chanteleine ; pourquoi ne l’aurait-il pas accepté ? Trégolan et Kernan discutèrent toutes ces probabilités. Cependant le secret gardé par le comte faisait hésiter Kernan.

— Il ne se serait pas caché de nous, disait-il, s’il était retourné sur les champs de bataille.

— Qui sait ?

— Non, il faut qu’il y ait autre chose.

Alors l’un ou l’autre allait aux nouvelles ; ils s’exposaient même pour savoir ce qui se passait dans la Vendée ou dans le Morbihan ; le bruit d’un engagement leur mettait la mort dans l’âme. Cependant, malgré tous leurs efforts, ils ne purent apprendre quoi que ce fût.

Marie tremblait et priait pour son père, et, en regardant autour d’elle, elle arrivait à se considérer comme presque isolée dans le monde.

Alors il lui prenait des moments de désespoir. Kernan et le chevalier essayaient de la rassurer, sans y réussir.

Les jours se passèrent ; les nouvelles du comte manquaient toujours ; les bruits du dehors étaient alarmants.

Le comte avait disparu le 20 mars, et, six jours après, les Vendéens reprenaient l’offensive par un coup d’éclat.

Le 26 mars, la ville de Mortagne venait d’être enlevée aux Bleus ; or, à cette affaire, Marigny commandait en chef ; Marigny, l’ancien compagnon de Chanteleine, qui, après trois mois d’une existence vagabonde, reparaissait en vainqueur.

En apprenant ce fait, Kernan s’écria :

— Notre maître est là ! il est à Mortagne !

Mais en connaissant les détails de la sanglante bataille qui avait eu lieu, comment les meilleurs soldats des Blancs y trouvèrent la mort, l’inquiétude des deux hommes et de la jeune fille fut au comble, et quand, quinze jours après la prise de Mortagne, on fut encore sans nouvelles, Marie, désespérée, s’écria :

— Mon père ! mon pauvre père est mort !

— Ma chère Marie, répondit Trégolan, calmez-vous ! non, votre père n’est pas mort ! rien ne le prouve.

— Je vous répète qu’il est mort ! répéta la jeune fille sans vouloir l’entendre.

— Ma nièce, reprit Kernan, on n’envoie pas de ses nouvelles comme on veut, dans les temps de guerre ; au bout du compte, c’est une victoire qui vient d’être remportée sur les républicains.

— Non ! Kernan ! il ne faut pas espérer ! ma mère morte dans son château ! mon père mort sur le champ de bataille ! je suis seule au monde ! seule, seule !

Marie sanglotait. Cette épreuve l’avait brisée ; sa frêle nature ne pouvait résister à tant de coups répétés. Et quoiqu’elle n’eût aucune preuve de la mort de son père, comme il arrive dans certains moments de désespoir, elle se fit à cet endroit une conviction que rien ne put ébranler.

Cependant, lorsque Marie s’écria qu’elle était seule au monde, Kernan sentit une grosse larme couler le long de sa joue, son cœur saigna, et il ne put s’empêcher de dire :

— Ma nièce Marie, ton oncle est encore près de toi.

— Kernan, mon bon Kernan, répondit la jeune fille en serrant la main du Breton.

— Tu auras toujours un ami pour t’aimer, reprit-il.

— Deux, s’écria Trégolan, auquel cette parole échappait malgré lui ; deux ! ma chère Marie, car je vous aime !

— Monsieur Henry ! dit Kernan.

— Pardonnez-moi, Marie ; pardonnez-moi, Kernan, mais ces paroles m’étouffaient ! non ! ma chère bien-aimée n’est pas seule au monde ! non ! je serai heureux de lui consacrer ma vie tout entière.

Le retour du comte. Dessin de V. Foulquier.

— Henry ! s’écria la jeune fille.

— Oui, je l’aime, vous le savez, Kernan, et vous à qui son père l’a confiée, vous approuvez mon amour !

— Monsieur Henry, pourquoi dire ces choses, puisque… ?

— Ne craignez rien, Kernan, ni vous, ma chère Marie ; si j’ai parlé ainsi, c’est que je vais partir.

— Partir ! s’écria Marie.

— Oui, m’éloigner de vous, de vous que j’aime et de qui j’aurais voulu emporter quelque bonne parole. Si j’avais dû rester, j’aurais renfermé ce secret dans mon cœur, comme je l’avais promis à Kernan ; mais je pars, pour combien de temps ? je l’ignore ; et maintenant me pardonnez-vous d’avoir parlé ?

— Mais où allez-vous donc, Henry ? demanda Mlle  de Chanteleine avec un accent qui pénétra l’âme du jeune homme.

— Où je vais ? Dans le Poitou, dans la Vendée, à Mortagne, partout où je pourrai rencontrer votre père, partout où je pourrai avoir de ses nouvelles, afin de vous dire si vous avez encore pour vous aimer sur terre un autre cœur que celui de Kernan et le mien !

— Quoi ! dit Kernan, vous voulez rejoindre le comte ?

— Oui, et j’y parviendrai, je le retrouverai, ou je mourrai à la peine !

— Henry ! s’écria la jeune fille.

— Eh bien, allez ! monsieur Henry, dit Kernan d’une voix profondément émue, et que le Ciel vous protège ; pendant votre absence, je veillerai sur cette chère enfant ; mais soyez prudent, car vous savez que nous comptons sur votre retour.

— Soyez tranquille, Kernan ; j’ai une tâche à remplir, non pour me faire tuer là-bas, mais pour rejoindre le comte de Chanteleine, et il ne sera pas si bien caché que je ne le retrouve. Le rang qu’il occupait dans l’armée royaliste ne permet pas qu’il y soit inconnu. J’irai à Mortagne, Marie, et je vous rapporterai des nouvelles de votre père.

— Henry, reprit la jeune fille, vous allez braver bien des dangers pour nous ! que Dieu vous accompagne, et qu’il vous récompense.

— Quand partez-vous ? demanda Kernan.

— Ce soir même, à la nuit, je voyagerai à cheval ou à pied, suivant les circonstances, mais j’arriverai.

Les préparatifs du départ ne furent pas longs. La jeune fille, au moment arrivé, prit la main du chevalier dans les siennes et la garda longtemps sans pouvoir parler. Kernan était très-ému. Mais Henry puisa dans les yeux de la jeune fille une force surhumaine, et, après un long adieu, il se dirigea vers la porte.

À ce moment celle-ci s’ouvrit rapidement et un homme enveloppé d’un manteau parut.

C’était le comte.

— Mon père ! s’écria Marie.

— Ma fille bien-aimée ! répondit le comte en pressant Marie sur son cœur.

— Oh ! que nous avons été inquiets de votre absence, mon père, et M. Henry allait partir pour vous retrouver et vous ramener à nous.

— Brave enfant, fit le comte en tendant la main au chevalier. Vous vouliez encore vous dévouer.

— Allons ! tout va bien, dit Kernan. Je crois décidément que la chance s’en mêle.

Le comte, qui s’était tu sur le motif de son absence, ne parla pas davantage du but qu’il avait atteint. Il parut évident au Breton que ce voyage se rattachait à une intrigue royaliste, une sorte de conspiration nouvelle, mais il n’interrogea pas son maître à cet égard.

Seulement, il crut devoir mettre le père au courant de ce qui s’était passé ; il lui dépeignit l’amour dont il avait été le confident, et comment, pendant le désespoir de Marie, l’aveu de cet amour avait quitté les lèvres du jeune homme ; il ne doutait pas que la jeune fille ne l’aimât.

— Et certes jamais homme n’était plus digne d’être aimé ! ajouta le Breton. Après tout, notre maître, si ce mariage se décidait, il ne pourrait pas être célébré, car il n’y a pas de prêtre dans le pays, et il faudrait attendre.

Le comte secoua la tête sans répondre.