Le Comte de Monte-Cristo/Texte entier/2

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LE COMTE
DE
MONTE-CRISTO
PAR
ALEXANDRE DUMAS
III
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
CALMANN LEVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1889


I

LES CONVIVES.

Dans cette maison de la rue du Helder, où Albert de Morcerf avait donné rendez-vous, à Rome, au comte de Monte-Cristo, tout se préparait dans la matinée du 21 mai pour faire honneur à la parole du jeune homme.

Albert de Morcerf habitait un pavillon situé à l’angle d’une grande cour et faisant face à un autre bâtiment destiné aux communs. Deux fenêtres de ce pavillon seulement donnaient sur la rue, les autres étaient percées, trois sur la cour et deux autres en retour sur le jardin.

Entre cette cour et ce jardin s’élevait, bâtie avec le mauvais goût de l’architecture impériale, l’habitation fashionable et vaste du comte et de la comtesse de Morcerf.

Sur toute la largeur de la propriété régnait, donnant sur la rue, un mur surmonté, de distance en distance, de vases de fleurs, et coupé au milieu par une grande grille aux lances dorées, qui servait aux entrées d’apparat ; une petite porte presque accolée à la loge du concierge donnait passage aux gens de service ou aux maîtres entrant ou sortant à pied.

On devinait, dans ce choix du pavillon destiné à l’habitation d’Albert, la délicate prévoyance d’une mère, qui, ne voulant pas se séparer de son fils, avait cependant compris qu’un jeune homme de l’âge du vicomte avait besoin de sa liberté tout entière. On y reconnaissait aussi, d’un autre côté, nous devons le dire, l’intelligent égoïsme du jeune homme, épris de cette vie libre et oisive, qui est celle des fils de famille, et qu’on lui dorait comme à l’oiseau sa cage.

Par ces deux fenêtres donnant sur la rue, Albert de Morcerf pouvait faire ses explorations au dehors. La vue du dehors est si nécessaire aux jeunes gens qui veulent toujours voir le monde traverser leur horizon, cet horizon ne fût-il que celui de la rue ! Puis, son exploration faite, si cette exploration paraissait mériter un examen plus approfondi, Albert de Morcerf pouvait, pour se livrer à ses recherches, sortir par une petite porte faisant pendant à celle que nous avons indiquée près de la loge du portier, et qui mérite une mention particulière.

C’était une petite porte qu’on eût dit oubliée de tout le monde depuis le jour où la maison avait été bâtie et qu’on eût cru condamnée à tout jamais, tant elle semblait discrète et poudreuse, mais dont la serrure et les gonds, soigneusement huilés, annonçaient une pratique mystérieuse et suivie. Cette petite porte sournoise faisait concurrence aux deux autres et se moquait du concierge, à la vigilance et à la juridiction duquel elle échappait, s’ouvrant comme la fameuse porte de la caverne des Mille et une Nuits, comme la Sésame enchantée d’Ali-Baba, au moyen de quelques mots cabalistiques, ou de quelques grattements convenus, prononcés par les plus douces voix ou opérés par les doigts les plus effilés du monde.

Au bout d’un corridor vaste et calme, auquel communiquait cette petite porte et qui faisait antichambre, s’ouvraient, à droite, la salle à manger d’Albert donnant sur la cour, et, à gauche, son petit salon donnant sur le jardin. Des massifs, des plantes grimpantes s’élargissant en éventail devant les fenêtres, cachaient à la cour et au jardin l’intérieur de ces deux pièces, les seules, placées au rez-de-chaussée comme elles l’étaient, où pussent pénétrer les regards indiscrets.

Au premier, ces deux pièces se répétaient, enrichies d’une troisième prise sur l’antichambre. Ces trois pièces étaient un salon, une chambre à coucher et un boudoir.

Le salon d’en bas n’était qu’une espèce de divan algérien destiné aux fumeurs.

Le boudoir du premier donnait dans la chambre à coucher, et, par une porte invisible, communiquait avec l’escalier. On voit que toutes les mesures de précaution étaient prises.

Au-dessus de ce premier étage régnait un vaste atelier, que l’on avait agrandi en jetant bas murailles et cloisons, pandémonium que l’artiste disputait au dandy. Là se réfugiaient et s’entassaient tous les caprices successifs d’Albert, les cors de chasse, les basses, les flûtes, un orchestre complet, car Albert avait eu un instant, non pas le goût, mais la fantaisie de la musique ; les chevalets, les palettes, les pastels, car à la fantaisie de la musique avait succédé la fatuité de la peinture ; enfin les fleurets, les gants de boxe, les espadons et les cannes de tout genre, car enfin, suivant les traditions des jeunes gens à la mode de l’époque où nous sommes arrivés, Albert de Morcerf cultivait, avec infiniment plus de persévérance qu’il n’avait fait de la musique et de la peinture, ces trois arts qui complètent l’éducation léonine, c’est-à-dire l’escrime, la boxe et le bâton, et il recevait successivement dans cette pièce, destinée à tous les exercices du corps, Grisier, Cooks et Charles Lecour.

Le reste des meubles de cette pièce privilégiée étaient de vieux bahuts du temps de François Ier, bahuts pleins de porcelaines de Chine, de vases du Japon, de faïences de Luca de la Robbia et de plats de Bernard de Palissy ; d’antiques fauteuils où s’étaient peut-être assis Henri IV ou Sully, Louis XIII ou Richelieu, car deux de ces fauteuils, ornés d’un écusson sculpté où brillaient sur l’azur les trois fleurs de lis de France surmontées d’une couronne royale, sortaient visiblement des garde-meubles du Louvre, ou tout au moins de celui de quelque château royal. Sur ces fauteuils aux fonds sombres et sévères, étaient jetées pêle-mêle de riches étoffes aux vives couleurs, teintes au soleil de la Perse ou écloses sous les doigts des femmes de Calcutta ou de Chandernagor. Ce que faisaient là ces étoffes, on n’eût pas pu le dire ; elles attendaient, en récréant les yeux, une destination inconnue à leur propriétaire lui-même, et, en attendant, elles illuminaient l’appartement de leurs reflets soyeux et dorés.

À la place la plus apparente se dressait un piano, taillé par Roller et Blanchet dans du bois de rose, piano à la taille de nos salons de Lilliputiens, renfermant cependant un orchestre dans son étroite et sonore cavité, et gémissant sous le poids des chefs d’œuvre de Beethoven, de Weber, de Mozart, d’Haydn, de Grétry et de Porpora.

Puis, partout, le long des murailles, au-dessus des portes, au plafond, des épées, des poignards, des criks, des masses, des haches, des armures complètes dorées, damasquinées, incrustées ; des herbiers, des blocs de minéraux, des oiseaux bourrés de crin, ouvrant pour un vol immobile leurs ailes couleur de feu et leur bec qu’ils ne ferment jamais.

Il va sans dire que cette pièce était la pièce de prédilection d’Albert.

Cependant, le jour du rendez-vous, le jeune homme, en demi-toilette, avait établi son quartier général dans le petit salon du rez-de-chaussée. Là, sur une table entourée à distance d’un divan large et moelleux, tous les tabacs connus, depuis le tabac jaune de Pétersbourg, jusqu’au tabac noir du Sinaï, en passant par le maryland, le porto-ricco et le latakié, resplendissaient dans les pots de faïence craquelée qu’adorent les Hollandais. À côté d’eux, dans des cases de bois odorant, étaient rangés, par ordre de taille et de qualité, les puros, les régalia, les havane et les manille ; enfin dans une armoire tout ouverte, une collection de pipes allemandes, de chibouques aux bouquins d’ambre, ornées de corail, et de narguilés incrustés d’or, aux longs tuyaux de maroquin roulés comme des serpents, attendaient le caprice ou la sympathie des fumeurs. Albert avait présidé lui même à l’arrangement ou plutôt au désordre symétrique qu’après le café les convives d’un déjeuner moderne aiment à contempler à travers la vapeur qui s’échappe de leur bouche et qui monte au plafond en longues et capricieuses spirales.

À dix heures moins un quart, un valet de chambre entra. C’était un petit groom de quinze ans, ne parlant qu’anglais et répondant au nom de John, tout le domestique de Morcerf. Bien entendu que dans les jours ordinaires le cuisinier de l’hôtel était à sa disposition, et que dans les grandes occasions le chasseur du comte était mis à sa disposition.

Ce valet de chambre, qui s’appelait Germain et qui jouissait de la confiance entière de son jeune maître, tenait à la main une liasse de journaux qu’il déposa sur une table, et un paquet de lettres qu’il remit à Albert.

Albert jeta un coup d’œil distrait sur ces différentes missives, en choisit deux aux écritures fines et aux enveloppes parfumées, les décacheta et les lut avec une certaine attention.

— Comment sont venues ces lettres ? demanda-t-il.

— L’une est venue par la poste, l’autre a été apportée par le valet de chambre de madame Danglars.

— Faites dire à madame Danglars que j’accepte la place qu’elle m’offre dans sa loge… Attendez donc… puis, dans la journée, vous passerez chez Rosa ; vous lui direz que j’irai, comme elle m’y invite, souper avec elle en sortant de l’Opéra, et vous lui porterez six bouteilles de vins assortis, de Chypre, de Xérès, de Malaga, et un baril d’huîtres d’Ostende… ; prenez les huîtres chez Borel, et dites surtout que c’est pour moi.

— À quelle heure Monsieur veut-il être servi ?

— Quelle heure avons-nous ?

— Dix heures moins un quart.

— Eh bien, servez pour dix heures et demie précises. Debray sera peut-être forcé d’aller à son ministère… Et d’ailleurs… (Albert consulta ses tablettes), c’est bien l’heure que j’ai indiquée au comte, le 21 mai, à dix heures et demie du matin, et quoique je ne fasse pas grand fond sur sa promesse, je veux être exact. À propos, savez-vous si madame la comtesse est levée ?

— Si monsieur le vicomte le désire, je m’en informerai ?

— Oui… vous lui demanderez une de ses caves à liqueurs, la mienne est incomplète, et vous lui direz que j’aurai l’honneur de passer chez elle vers trois heures, et que je lui fais demander la permission de lui présenter quelqu’un.

Le valet sortit. Albert se jeta sur le divan, déchira l’enveloppe de deux ou trois journaux, regarda les spectacles, fit la grimace en reconnaissant que l’on jouait un opéra et non un ballet, chercha vainement dans les annonces de parfumerie un opiat pour les dents dont on lui avait parlé, et rejeta l’une après l’autre les trois feuilles les plus courues de Paris, en murmurant au milieu d’un bâillement prolongé :

— En vérité, ces journaux deviennent de plus en plus assommants.

En ce moment une voiture légère s’arrêta devant la porte, et un instant après le valet de chambre rentra pour annoncer M. Lucien Debray. Un grand jeune homme blond, pâle, à l’œil gris et assuré, aux lèvres minces et froides, à l’habit bleu aux boutons d’or ciselés, à la cravate blanche, au lorgnon d’écaille suspendu par un fil de soie, et que, par un effort du nerf sourcilier et du nerf zygomatique, il parvenait à fixer de temps en temps dans la cavité de son œil droit, entra sans sourire, sans parler et d’un air demi officiel.

— Bonjour, Lucien… Bonjour ! dit Albert. Ah ! vous m’effrayez, mon cher, avec votre exactitude ! Que dis-je ? exactitude ! Vous que je n’attendais que le dernier, vous arrivez à dix heures moins cinq minutes, lorsque le rendez-vous définitif n’est qu’à dix heures et demie ! C’est miraculeux ! Le ministère serait-il renversé, par hasard ?

— Non, très cher, dit le jeune homme en s’incrustant dans le divan ; rassurez-vous, nous chancelons toujours, mais nous ne tombons jamais, et je commence à croire que nous passons tout bonnement à l’inamovibilité, sans compter que les affaires de la Péninsule vont nous consolider tout à fait.

— Ah ! oui, c’est vrai, vous chassez don Carlos d’Espagne.

— Non pas, très cher, ne confondons point ; nous le ramenons de l’autre côté de la frontière de France, et nous lui offrons une hospitalité royale à Bourges.

— À Bourges ?

— Oui, il n’a pas à se plaindre, que diable ! Bourges est la capitale du roi Charles VII. Comment ! vous ne saviez pas cela ? C’est connu depuis hier de tout Paris, et avant-hier la chose avait déjà transpiré à la Bourse, car M. Danglars (je ne sais point par quel moyen cet homme sait les nouvelles en même temps que nous), car M. Danglars a joué à la hausse et a gagné un million.

— Et vous, un ruban nouveau, à ce qu’il paraît ; car je vois un liséré bleu ajouté à votre brochette ?

— Heu ! ils m’ont envoyé la plaque de Charles III, répondit négligemment Debray.

— Allons, ne faites donc pas l’indifférent, et avouez que la chose vous a fait plaisir à recevoir.

— Ma foi, oui ; comme complément de toilette, une plaque fait bien sur un habit noir boutonné ; c’est élégant.

— Et, dit Morcerf en souriant, on a l’air du prince de Galles ou du duc de Reichstadt.

— Voilà donc pourquoi vous me voyez si matin, très cher.

— Parce que vous avez la plaque de Charles III et que vous vouliez m’annoncer cette bonne nouvelle ?

— Non ; parce que j’ai passé la nuit à expédier des lettres : vingt-cinq dépêches diplomatiques. Rentré chez moi ce matin au jour, j’ai voulu dormir ; mais le mal de tête m’a pris, et je me suis relevé pour monter à cheval une heure. À Boulogne, l’ennui et la faim m’ont saisi, deux ennemis qui vont rarement ensemble, et qui cependant se sont ligués contre moi ; une espèce d’alliance carlo-républicaine ; je me suis alors souvenu que l’on festinait chez vous ce matin, et me voilà : j’ai faim, nourrissez-moi ; je m’ennuie, amusez-moi.

— C’est mon devoir d’amphitryon, cher ami, dit Albert en sonnant le valet de chambre ; tandis que Lucien faisait sauter, avec le bout de sa badine à pomme d’or incrustée de turquoise, les journaux dépliés. Germain, un verre de xérès et un biscuit. En attendant, mon cher Lucien, voici des cigares de contrebande, bien entendu ; je vous engage à en goûter et à inviter votre ministre à nous en vendre de pareils, au lieu de ces espèces de feuilles de noyer qu’il condamne les bons citoyens à fumer.

— Peste ! je m’en garderais bien. Du moment où ils vous viendraient du gouvernement vous n’en voudriez plus et les trouveriez exécrables. D’ailleurs, cela ne regarde point l’intérieur, cela regarde les finances : adressez-vous à M. Humann, section des contributions indirectes, corridor A, no 26.

— En vérité, dit Albert, vous m’étonnez par l’étendue de vos connaissances. Mais prenez donc un cigare !

— Ah ! cher vicomte, dit Lucien en allumant un manille à une bougie rose brûlant dans un bougeoir de vermeil et en se renversant sur le divan, ah ! cher vicomte, que vous êtes heureux de n’avoir rien à faire ! en vérité, vous ne connaissez pas votre bonheur !

— Et que feriez-vous donc, mon cher pacificateur de royaumes, reprit Morcerf avec une légère ironie, si vous ne faisiez rien ? Comment ! secrétaire particulier d’un ministre, lancé à la fois dans la grande cabale européenne et dans les petites intrigues de Paris ; ayant des rois, et, mieux que cela, des reines à protéger, des partis à réunir, des élections à diriger ; faisant plus de votre cabinet avec votre plume et votre télégraphe, que Napoléon ne faisait de ses champs de bataille avec son épée et ses victoires ; possédant vingt-cinq mille livres de rente en dehors de votre place ; un cheval dont Château-Renaud vous a offert quatre cents louis, et que vous n’avez pas voulu donner ; un tailleur qui ne vous manque jamais un pantalon ; ayant l’Opéra, le Jockey-Club et le théâtre des Variétés, vous ne trouvez pas dans tout cela de quoi vous distraire ? Eh bien, soit, je vous distrairai, moi.

— Comment cela ?

— En vous faisant faire une connaissance nouvelle.

— En homme ou en femme ?

— En homme.

— Oh ! j’en connais déjà beaucoup !

— Mais vous n’en connaissez pas comme celui dont je vous parle.

— D’où vient-il donc ? du bout du monde ?

— De plus loin peut-être.

— Ah diable ! j’espère qu’il n’apporte pas notre déjeuner ?

— Non, soyez tranquille, notre déjeuner se confectionne dans les cuisines maternelles. Mais vous avez donc faim ?

— Oui, je l’avoue, si humiliant que cela soit à dire. Mais j’ai dîné hier chez M. de Villefort ; et avez-vous remarqué cela, cher ami ? on dîne très mal chez tous ces gens du parquet ; on dirait toujours qu’ils ont des remords.

— Ah ! pardieu ! dépréciez les dîners des autres, avec cela qu’on dîne bien chez vos ministres.

— Oui, mais nous n’invitons pas les gens comme il faut, au moins ; et si nous n’étions pas obligés de faire les honneurs de notre table à quelques croquants qui pensent et surtout qui votent bien, nous nous garderions comme de la peste de dîner chez nous, je vous prie de croire.

— Alors, mon cher, prenez un second verre de xérès et un autre biscuit.

— Volontiers, votre vin d’Espagne est excellent ; vous voyez bien que nous avons eu tout à fait raison de pacifier ce pays-là.

— Oui, mais don Carlos ?

— Eh bien, don Carlos boira du vin de Bordeaux, et dans dix ans nous marierons son fils à la petite reine.

— Ce qui vous vaudra la Toison d’Or, si vous êtes encore au ministère.

— Je crois, Albert, que vous avez adopté pour système ce matin de me nourrir de fumée.

— Eh ! c’est encore ce qui amuse le mieux l’estomac, convenez-en ; mais, tenez, justement j’entends la voix de Beauchamp dans l’antichambre, vous vous disputerez, cela vous fera prendre patience.

— À propos de quoi ?

— À propos de journaux.

— Oh ! cher ami, dit Lucien avec un souverain mépris, est-ce que je lis les journaux !

— Raison de plus, alors vous vous disputerez bien davantage.

— M. Beauchamp ! annonça le valet de chambre.

— Entrez, entrez ! plume terrible ! dit Albert en se levant et en allant au-devant du jeune homme. Tenez, voici Debray qui vous déteste sans vous lire, à ce qu’il dit du moins.

— Il a bien raison, dit Beauchamp, c’est comme moi, je le critique sans savoir ce qu’il fait. Bonjour, commandeur.

— Ah ! vous savez déjà cela, répondit le secrétaire particulier en échangeant avec le journaliste une poignée de main et un sourire.

— Pardieu ! reprit Beauchamp.

— Et qu’en dit-on dans le monde ?

— Dans quel monde ? Nous avons beaucoup de mondes en l’an de grâce 1838.

— Eh ! dans le monde critico-politique, dont vous êtes un des lions.

— Mais on dit que c’est chose fort juste, et que vous semez assez de rouge pour qu’il pousse un peu de bleu.

— Allons, allons, pas mal, dit Lucien : pourquoi n’êtes-vous pas des nôtres, mon cher Beauchamp ? ayant de l’esprit comme vous en avez, vous feriez fortune en trois ou quatre ans.

— Aussi, je n’attends qu’une chose pour suivre votre conseil : c’est un ministère qui soit assuré pour six mois. Maintenant, un seul mot, mon cher Albert, car aussi bien faut-il que je laisse respirer le pauvre Lucien. Déjeunons-nous ou dînons-nous ? J’ai la Chambre, moi. Tout n’est pas rose, comme vous le voyez, dans notre métier.

— On déjeunera seulement ; nous n’attendons plus que deux personnes, et l’on se mettra à table aussitôt qu’elles seront arrivées.

— Et quelles sortes de personnes attendez-vous à déjeuner ? dit Beauchamp.

— Un gentilhomme et un diplomate, reprit Albert.

— Alors c’est l’affaire de deux petites heures pour le gentilhomme et de deux grandes heures pour le diplomate. Je reviendrai au dessert. Gardez-moi des fraises, du café et des cigares. Je mangerai une côtelette à la Chambre.

— N’en faites rien, Beauchamp, car le gentilhomme fût-il un Montmorency, et le diplomate un Metternich, nous déjeunerons à dix heures et demie précises ; en attendant faites comme Debray, goûtez mon xérès et mes biscuits.

— Allons donc, soit, je reste. Il faut absolument que je me distraie ce matin.

— Bon, vous voilà comme Debray ! Il me semble cependant que lorsque le ministère est triste l’opposition doit être gaie.

— Ah ! voyez-vous, cher ami, c’est que vous ne savez point ce qui me menace. J’entendrai ce matin un discours de M. Danglars à la Chambre des députés, et ce soir, chez sa femme, une tragédie d’un pair de France. Le diable emporte le gouvernement constitutionnel ! Et puisque nous avions le choix, à ce qu’on dit, comment avons-nous choisi celui-là ?

— Je comprends ; vous avez besoin de faire provision d’hilarité.

— Ne dites donc pas de mal des discours de M. Danglars, dit Debray : il vote pour vous, il fait de l’opposition.

— Voilà, pardieu, bien le mal ! aussi j’attends que vous l’envoyiez discourir au Luxembourg pour en rire tout à mon aise.

— Mon cher, dit Albert à Beauchamp, on voit bien que les affaires d’Espagne sont arrangées, vous êtes ce matin d’une aigreur révoltante. Rappelez-vous donc que la chronique parisienne parle d’un mariage entre moi et mademoiselle Eugénie Danglars. Je ne puis donc pas, en conscience, vous laisser mal parler de l’éloquence d’un homme qui doit me dire un jour : « Monsieur le vicomte, vous savez que je donne deux millions à ma fille. »

— Allons donc ! dit Beauchamp, ce mariage ne se fera jamais. Le roi a pu le faire baron, il pourra le faire pair, mais il ne le fera point gentilhomme, et le comte de Morcerf est une épée trop aristocratique pour consentir, moyennant deux pauvres millions, à une mésalliance. Le vicomte de Morcerf ne doit épouser qu’une marquise.

— Deux millions ! c’est cependant joli ! reprit Morcerf.

— C’est le capital social d’un théâtre de boulevard ou d’un chemin de fer du jardin des Plantes à la Râpée.

— Laissez-le dire, Morcerf, reprit nonchalamment Debray, et mariez-vous. Vous épousez l’étiquette d’un sac, n’est-ce pas ? eh bien, que vous importe ! mieux vaut alors sur cette étiquette un blason de moins et un zéro de plus ; vous avez sept merlettes dans vos armes, vous en donnerez trois à votre femme et il en restera encore quatre. C’est une de plus qu’a M. de Guise, qui a failli être roi de France, et dont le cousin germain était empereur d’Allemagne.

— Ma foi, je crois que vous avez raison, Lucien, répondit distraitement Albert.

— Et certainement ! D’ailleurs tout millionnaire est noble comme un bâtard, c’est-à-dire qu’il peut l’être.

— Chut ! ne dites pas cela, Debray, reprit en riant Beauchamp, car voici Château-Renaud qui, pour vous guérir de votre manie de paradoxer, vous passera au travers du corps l’épée de Renaud de Montauban, son ancêtre.

— Il dérogerait alors, répondit Lucien, car je suis vilain et très vilain.

— Bon ! s’écria Beauchamp, voilà le ministère qui chante du Béranger, où allons-nous, mon Dieu ?

— M. de Château-Renaud ! M. Maximilien Morrel ! dit le valet de chambre, en annonçant deux nouveaux convives.

— Complets alors ! dit Beauchamp, et nous allons déjeuner ; car, si je ne me trompe, vous n’attendiez plus que deux personnes, Albert ?

— Morrel ! murmura Albert surpris ; Morrel ! qu’est-ce que cela ?

Mais avant qu’il eût achevé, M. de Château-Renaud, beau jeune homme de trente ans, gentilhomme des pieds à la tête, c’est-à-dire avec la figure d’un Guiche et l’esprit d’un Mortemart, avait pris Albert par la main.

— Permettez-moi, mon cher, lui dit-il, de vous présenter M. le capitaine de spahis Maximilien Morrel, mon ami, et de plus mon sauveur. Au reste, l’homme se présente assez bien par lui même. Saluez mon héros, vicomte.

Et il se rangea pour démasquer ce grand et noble jeune homme au front large, à l’œil perçant, aux moustaches noires, que nos lecteurs se rappellent avoir vu à Marseille, dans une circonstance assez dramatique pour qu’ils ne l’aient point encore oublié. Un riche uniforme, demi-français, demi-oriental, admirablement porté faisait valoir sa large poitrine décorée de la croix de la Légion d’honneur, et ressortir la cambrure hardie de sa taille. Le jeune officier s’inclina avec une politesse d’élégance ; Morrel était gracieux dans chacun de ses mouvements, parce qu’il était fort.

— Monsieur, dit Albert avec une affectueuse courtoisie, M. le baron de Château-Renaud savait d’avance tout le plaisir qu’il me procurait en me faisant faire votre connaissance ; vous êtes de ses amis, Monsieur, soyez des nôtres.

— Très bien, dit Château-Renaud, et souhaitez, mon cher vicomte, que le cas échéant il fasse pour vous ce qu’il a fait pour moi.

— Et qu’a-t-il donc fait ? demanda Albert.

— Oh ! dit Morrel, cela ne vaut pas la peine d’en parler, et Monsieur exagère.

— Comment ! dit Château-Renaud, cela ne vaut pas la peine d’en parler ! La vie ne vaut pas la peine qu’on en parle !… En vérité, c’est par trop philosophique ce que vous dites là, mon cher monsieur Morrel… Bon pour vous qui exposez votre vie tous les jours, mais pour moi qui l’expose une fois par hasard…

— Ce que je vois de plus clair dans tout cela, baron, c’est que M. le capitaine Morrel vous a sauvé la vie.

— Oh ! mon Dieu, oui, tout bonnement, reprit Château-Renaud.

— Et à quelle occasion ? demanda Beauchamp.

— Beauchamp, mon ami, vous saurez que je meurs de faim, dit Debray, ne donnez donc pas dans les histoires.

— Eh bien, mais, dit Beauchamp, je n’empêche pas qu’on se mette à table, moi… Château-Renaud nous racontera cela à table.

— Messieurs, dit Morcerf, il n’est encore que dix heures un quart, remarquez bien cela, et nous attendons un dernier convive.

— Ah ! c’est vrai, un diplomate, reprit Debray.

— Un diplomate, ou autre chose, je n’en sais rien, ce que je sais, c’est que pour mon compte je l’ai chargé d’une ambassade qu’il a si bien terminée à ma satisfaction, que si j’avais été roi, je l’eusse fait à l’instant même chevalier de tous mes ordres, eussé-je eu à la fois la disposition de la Toison-d’Or et de la Jarretière.

— Alors, puisqu’on ne se met point encore à table, dit Debray, versez-vous un verre de xérès comme nous avons fait, et racontez-nous cela, baron.

— Vous savez tous que l’idée m’était venue d’aller en Afrique.

— C’est un chemin que vos ancêtres vous ont tracé, mon cher Château-Renaud, répondit galamment Morcerf.

— Oui, mais je doute que cela fût, comme eux, pour délivrer le tombeau du Christ.

— Et vous avez raison, Beauchamp, dit le jeune aristocrate ; c’était tout bonnement pour faire le coup de pistolet en amateur. Le duel me répugne, comme vous savez, depuis que deux témoins, que j’avais choisis pour accommoder une affaire, m’ont forcé de casser le bras à un de mes meilleurs amis… eh pardieu ! à ce pauvre Franz d’Épinay, que vous connaissez tous.

— Ah oui ! c’est vrai, dit Debray, vous vous êtes battu dans le temps… À quel propos ?

— Le diable m’emporte si je m’en souviens ! dit Château-Renaud ; mais ce que je me rappelle parfaitement, c’est qu’ayant honte de laisser dormir un talent comme le mien, j’ai voulu essayer sur les Arabes des pistolets neufs dont on venait de me faire cadeau. En conséquence je m’embarquai pour Oran ; d’Oran je gagnai Constantine, et j’arrivai juste pour voir lever le siège. Je me mis en retraite comme les autres. Pendant quarante-huit heures je supportai assez bien la pluie le jour, la neige la nuit ; enfin, dans la troisième matinée, mon cheval mourut de froid. Pauvre bête ! accoutumée aux couvertures et au poêle de l’écurie… un cheval arabe qui seulement s’est trouvé un peu dépaysé en rencontrant dix degrés de froid en Arabie.

— C’est pour cela que vous voulez m’acheter mon cheval anglais, dit Debray ; vous supposez qu’il supportera mieux le froid que votre arabe.

— Vous vous trompez, car j’ai fait vœu de ne plus retourner en Afrique.

— Vous avez donc eu bien peur ? demanda Beauchamp.

— Ma foi, oui, je l’avoue, répondit Château-Renaud ; et il y avait de quoi ! Mon cheval était donc mort ; je faisais ma retraite à pied ; six Arabes vinrent au galop pour me couper la tête, j’en abattis deux de mes deux coups de fusil, deux de mes deux coups de pistolet, mouches pleines ; mais il en restait deux, et j’étais désarmé. L’un me prit par les cheveux, c’est pour cela que je les porte courts maintenant, on ne sait pas ce qui peut arriver, l’autre m’enveloppa le cou de son yatagan, et je sentais déjà le froid aigu du fer, quand monsieur, que vous voyez, chargea à son tour sur eux, tua celui qui me tenait par les cheveux d’un coup de pistolet, et fendit la tête de celui qui s’apprêtait à me couper la gorge d’un coup de sabre. Monsieur s’était donné pour tâche de sauver un homme ce jour-là, le hasard a voulu que ce fût moi ; quand je serai riche, je ferai faire par Klagmann ou par Marochetti une statue du Hasard.

— Oui, dit en souriant Morrel ; c’était le 5 septembre, c’est-à-dire l’anniversaire d’un jour où mon père fut miraculeusement sauvé ; aussi, autant qu’il est en mon pouvoir, je célèbre tous les ans ce jour-là par quelque action…

— Héroïque, n’est-ce pas ? interrompit Château-Renaud ; bref, je fus l’élu, mais ce n’est pas tout. Après m’avoir sauvé du fer, il me sauva du froid, en me donnant, non pas la moitié de son manteau, comme faisait saint Martin, mais en me le donnant tout entier ; puis de la faim, en partageant avec moi, devinez quoi ?

— Un pâté de chez Félix ? demanda Beauchamp.

— Non pas, son cheval, dont nous mangeâmes chacun un morceau de grand appétit : c’était dur.

— Le cheval ? demanda en riant Morcerf.

— Non, le sacrifice, répondit Château-Renaud. Demandez à Debray s’il sacrifierait son anglais pour un étranger ?

— Pour un étranger, non, dit Debray, mais pour un ami, peut-être.

— Je devinai que vous deviendriez le mien, monsieur le baron, dit Morrel ; d’ailleurs, j’ai déjà eu l’honneur de vous le dire, héroïsme ou non, sacrifice ou non, ce jour-là je devais une offrande à la mauvaise fortune en récompense de la faveur que nous avait faite autrefois la bonne.

— Cette histoire à laquelle M. Morrel fait allusion, continua Château-Renaud, est toute une admirable histoire qu’il vous racontera un jour, quand vous aurez fait avec lui plus ample connaissance ; pour aujourd’hui, garnissons l’estomac et non la mémoire. À quelle heure déjeunez-vous, Albert ?

— À dix heures et demie.

— Précises ? demanda Debray en tirant sa montre.

— Oh ! vous m’accorderez bien les cinq minutes de grâce, dit Morcerf, car, moi aussi, j’attends un sauveur.

— À qui ?

— À moi, parbleu ! répondit Morcerf. Croyez-vous donc qu’on ne puisse pas me sauver comme un autre et qu’il n’y a que les Arabes qui coupent la tête ! Notre déjeuner est un déjeuner philanthropique, et nous aurons à notre table, je l’espère du moins, deux bienfaiteurs de l’humanité.

— Comment ferons-nous ? dit Debray, nous n’avons qu’un prix Montyon ?

— Eh bien, mais on le donnera à quelqu’un qui n’aura rien fait pour l’avoir, dit Beauchamp. C’est de cette façon-là que d’ordinaire l’Académie se tire d’embarras.

— Et d’où vient-il ? demanda Debray ; excusez l’insistance ; vous avez déjà, je le sais bien, répondu à cette question, mais assez vaguement pour que je me permette de la poser une seconde fois.

— En vérité, dit Albert, je n’en sais rien. Quand je l’ai invité, il y a trois mois de cela, il était à Rome ; mais depuis ce temps-là, qui peut dire le chemin qu’il a fait !

— Et le croyez-vous capable d’être exact ? demanda Debray.

— Je le crois capable de tout, répondit Morcerf.

— Faites attention qu’avec les cinq minutes de grâce, nous n’avons plus que dix minutes.

— Eh bien ! j’en profiterai pour vous dire un mot de mon convive.

— Pardon, dit Beauchamp, y a-t-il matière à un feuilleton dans ce que vous allez nous raconter ?

— Oui, certes, dit Morcerf, et des plus curieux, même.

— Dites alors, car je vois bien que je manquerai la Chambre ; il faut bien que je me rattrape.

— J’étais à Rome au carnaval dernier.

— Nous savons cela, dit Beauchamp.

— Oui, mais ce que vous ne savez pas, c’est que j’avais été enlevé par des brigands.

— Il n’y a pas de brigands, dit Debray.

— Si fait, il y en a, et de hideux même, c’est-à-dire d’admirables, car je les ai trouvés beaux à faire peur.

— Voyons, mon cher Albert, dit Debray, avouez que votre cuisinier est en retard, que les huîtres ne sont pas arrivées de Marennes ou d’Ostende, et qu’à l’exemple de madame de Maintenon, vous voulez remplacer le plat par un conte. Dites-le, mon cher, nous sommes d’assez bonne compagnie pour vous le pardonner et pour écouter votre histoire, toute fabuleuse qu’elle promet d’être.

— Et, moi, je vous dis, toute fabuleuse qu’elle est, que je vous la donne pour vraie d’un bout à l’autre. Les brigands m’avaient donc enlevé et m’avaient conduit dans un endroit fort triste qu’on appelle les catacombes de Saint-Sébastien.

— Je connais cela, dit Château-Renaud ; j’ai manqué d’y attraper la fièvre.

— Et, moi, j’ai fait mieux que cela, dit Morcerf, je l’ai eue réellement. On m’avait annoncé que j’étais prisonnier sauf rançon, une misère, quatre mille écus romains, vingt-six mille livres tournois. Malheureusement je n’en avais plus que quinze cents ; j’étais au bout de mon voyage et mon crédit était épuisé. J’écrivis à Franz. Et, pardieu ! tenez, Franz en était, et vous pouvez lui demander si je mens d’une virgule ; j’écrivis à Franz que s’il n’arrivait pas à six heures du matin avec les quatre mille écus, à six heures dix minutes j’aurais rejoint les bienheureux saints et les glorieux martyrs dans la compagnie desquels j’avais eu l’honneur de me trouver. Et M. Luigi Vampa, c’est le nom de mon chef de brigands, m’aurait, je vous prie de le croire, tenu scrupuleusement parole.

— Mais Franz arriva avec les quatre mille écus ? dit Château-Renaud. Que diable ! on n’est pas embarrassé pour quatre mille écus quand on s’appelle Franz d’Épinay ou Albert de Morcerf.

— Non, il arriva purement et simplement accompagné du convive que je vous annonce et que j’espère vous présenter.

— Ah çà ! mais c’est donc un Hercule tuant Cacus, que ce monsieur, un Persée délivrant Andromède ?

— Non, c’est un homme de ma taille à peu près.

— Armé jusqu’aux dents ?

— Il n’avait pas même une aiguille à tricoter.

— Mais il traita de votre rançon ?

— Il dit deux mots à l’oreille du chef, et je fus libre.

— On lui fit même des excuses de t’avoir arrêté, dit Beauchamp.

— Justement, dit Morcerf.

— Ah çà ! mais c’était donc l’Arioste que cet homme ?

— Non, c’était tout simplement le comte de Monte-Cristo.

— On ne s’appelle pas le comte de Monte-Cristo, dit Debray.

— Je ne crois pas, ajouta Château-Renaud avec le sang-froid d’un homme qui connaît sur le bout du doigt son nobiliaire européen ; qui est-ce qui connaît quelque part un comte de Monte-Cristo ?

— Il vient peut-être de Terre Sainte, dit Beauchamp ; un de ses aïeux aura possédé le Calvaire, comme les Mortemart la mer Morte.

— Pardon, dit Maximilien, mais je crois que je vais vous tirer d’embarras, Messieurs : Monte-Cristo est une petite île dont j’ai souvent entendu parler aux marins qu’employait mon père : un grain de sable au milieu de la Méditerranée, un atome dans l’infini.

— C’est parfaitement cela, monsieur, dit Albert. Eh bien, de ce grain de sable, de cet atome, est seigneur et roi celui dont je vous parle ; il aura acheté ce brevet de comte quelque part en Toscane.

— Il est donc riche, votre comte ?

— Ma foi, je le crois.

— Mais cela doit se voir, ce me semble ?

— Voilà ce qui vous trompe, Debray.

— Je ne vous comprends plus.

— Avez-vous lu les Mille et une Nuits ?

— Parbleu ! belle question !

— Eh bien, savez-vous donc si les gens qu’on y voit sont riches ou pauvres ? si leurs grains de blé ne sont pas des rubis ou des diamants ? Ils ont l’air de misérables pêcheurs, n’est-ce pas ? vous les traitez comme tels, et tout à coup ils vous ouvrent quelque caverne mystérieuse, où vous trouvez un trésor à acheter l’Inde.

— Après ?

— Après, mon comte de Monte-Cristo est un de ces pêcheurs-là. Il a même un nom tiré de la chose, il s’appelle Simbad le marin et possède une caverne pleine d’or.

— Et vous avez vu cette caverne, Morcerf ? demanda Beauchamp.

— Non, pas moi, Franz. Mais, chut ! il ne faut pas dire un mot de cela devant lui. Franz y est descendu les yeux bandés, et il a été servi par des muets et par des femmes près desquelles, à ce qu’il paraît, Cléopâtre n’est qu’une lorette. Seulement des femmes il n’en est pas bien sûr, vu qu’elles ne sont entrées qu’après qu’il eut mangé du hatchis ; de sorte qu’il se pourrait bien que ce qu’il a pris pour des femmes fût tout bonnement un quadrille de statues.

Les jeunes gens regardèrent Morcerf d’un œil qui voulait dire :

— Ah çà, mon cher, devenez-vous insensé, ou vous moquez-vous de nous ?

— En effet, dit Morrel pensif, j’ai entendu raconter encore par un vieux marin nommé Penelon quelque chose de pareil à ce que dit là M. de Morcerf.

— Ah ! fit Albert, c’est bien heureux que M. Morrel me vienne en aide. Cela vous contrarie, n’est-ce pas, qu’il jette ainsi un peloton de fil dans mon labyrinthe ?

— Pardon, cher ami, dit Debray, c’est que vous nous racontez des choses si invraisemblables…

— Ah parbleu ! parce que vos ambassadeurs, vos consuls ne vous en parlent pas ! Ils n’ont pas le temps, il faut bien qu’ils molestent leurs compatriotes qui voyagent.

— Ah ! bon, voilà que vous vous fâchez, et que vous tombez sur nos pauvres agents. Eh ! mon Dieu ! avec quoi voulez-vous qu’ils vous protègent ? la Chambre leur rogne tous les jours leurs appointements ; c’est au point qu’on n’en trouve plus. Voulez-vous être ambassadeur, Albert ? je vous fais nommer à Constantinople.

— Non pas ! pour que le sultan, à la première démonstration que je ferai en faveur de Méhémet-Ali, m’envoie le cordon et que mes secrétaires m’étranglent.

— Vous voyez bien, dit Debray.

— Oui, mais tout cela n’empêche pas mon comte de Monte-Cristo d’exister !

— Pardieu ! tout le monde existe, le beau miracle !

— Tout le monde existe, sans doute, mais pas dans des conditions pareilles. Tout le monde n’a pas des esclaves noirs, des galeries princières, des armes comme à la casauba, des chevaux de six mille francs pièce, des maîtresses grecques !

— L’avez-vous vue, la maîtresse grecque ?

— Oui, je l’ai vue et entendue. Vue au théâtre Valle, entendue un jour que j’ai déjeuné chez le comte.

— Il mange donc, votre homme extraordinaire ?

— Ma foi, s’il mange, c’est si peu, que ce n’est point la peine d’en parler.

— Vous verrez que c’est un vampire.

— Riez si vous voulez. C’était l’opinion de la comtesse G…, qui, comme vous le savez, a connu Lord Ruthwen.

— Ah ! joli ! dit Beauchamp, voilà pour un homme non journaliste le pendant du fameux serpent de mer du Constitutionnel ; un vampire, c’est parfait !

— Œil fauve dont la prunelle diminue et se dilate à volonté, dit Debray ; angle facial développé, front magnifique, teint livide, barbe noire, dents blanches et aiguës, politesse toute pareille.

— Eh bien, c’est justement cela, Lucien, dit Morcerf, et le signalement est tracé trait pour trait. Oui, politesse aiguë et incisive. Cet homme m’a souvent donné le frisson ; un jour entre autres, que nous regardions ensemble une exécution, j’ai cru que j’allais me trouver mal, bien plus de le voir et de l’entendre causer froidement sur tous les supplices de la terre, que de voir le bourreau remplir son office et que d’entendre les cris du patient.

— Ne vous a-t-il pas conduit un peu dans les ruines du Colisée pour vous sucer le sang, Morcerf ? demanda Beauchamp.

— Ou, après vous avoir délivré, ne vous a-t-il pas fait signer quelque parchemin couleur de feu, par lequel vous lui cédiez votre âme, comme Ésaü son droit d’aînesse ?

— Raillez ! raillez tant que vous voudrez, messieurs ! dit Morcerf un peu piqué. Quand je vous regarde, vous autres beaux Parisiens, habitués du boulevard de Gand, promeneurs du bois de Boulogne, et que je me rappelle cet homme, eh bien, il me semble que nous ne sommes pas de la même espèce.

— Je m’en flatte ! dit Beauchamp.

— Toujours est-il, ajouta Château-Renaud, que votre comte de Monte-Cristo est un galant homme dans ses moments perdus, sauf toutefois ses petits arrangements avec les bandits italiens.

— Eh ! il n’y a pas de bandits italiens ! dit Debray.

— Pas de vampires ! ajouta Beauchamp.

— Pas de comte de Monte-Cristo, ajouta Debray. Tenez, cher Albert, voilà dix heures et demie qui sonnent.

— Avouez que vous avez eu le cauchemar, et allons déjeuner, dit Beauchamp.

Mais la vibration de la pendule ne s’était pas encore éteinte, lorsque la porte s’ouvrit, et que Germain annonça :

— Son Excellence le comte de Monte-Cristo !

Tous les auditeurs firent malgré eux un bond qui dénotait la préoccupation que le récit de Morcerf avait infiltrée dans leurs âmes. Albert lui même ne put se défendre d’une émotion soudaine.

On n’avait entendu ni voiture dans la rue, ni pas dans l’antichambre ; la porte elle-même s’était ouverte sans bruit.

Le comte parut sur le seuil, vêtu avec la plus grande simplicité, mais le lion le plus exigeant n’eût rien trouvé à reprendre à sa toilette. Tout était d’un goût exquis, tout sortait des mains des plus élégants fournisseurs, habits, chapeau et linge.

Il paraissait âgé de trente-cinq ans à peine, et, ce qui frappa tout le monde, ce fut son extrême ressemblance avec le portrait qu’avait tracé de lui Debray.

Le comte s’avança en souriant au milieu du salon, et vint droit à Albert, qui, marchant au-devant de lui, lui offrit la main avec empressement.

— L’exactitude, dit Monte-Cristo, est la politesse des rois, à ce qu’a prétendu, je crois, un de nos souverains. Mais quelle que soit leur bonne volonté, elle n’est pas toujours celle des voyageurs. Cependant j’espère, mon cher vicomte, que vous excuserez, en faveur de ma bonne volonté, les deux ou trois secondes de retard que je crois avoir mises à paraître au rendez-vous. Cinq cents lieues ne se font pas sans quelque contrariété, surtout en France, où il est défendu, à ce qu’il paraît, de battre les postillons.

— Monsieur le comte, répondit Albert, j’étais en train d’annoncer votre visite à quelques-uns de mes amis que j’ai réunis à l’occasion de la promesse que vous avez bien voulu me faire, et que j’ai l’honneur de vous présenter. Ce sont M. le comte de Château-Renaud, dont la noblesse remonte aux douze pairs et dont les ancêtres ont eu leur place à la Table-Ronde ; M. Lucien Debray, secrétaire particulier du ministre de l’Intérieur ; M. Beauchamp, terrible journaliste, l’effroi du gouvernement français, mais dont peut-être, malgré sa célébrité nationale, vous n’avez jamais entendu parler en Italie, attendu que son journal n’y entre pas ; enfin M. Maximilien Morrel, capitaine de spahis.

À ce nom le comte, qui avait jusque-là salué courtoisement, mais avec une froideur et une impassibilité tout anglaise, fit malgré lui un pas en avant, et un léger ton de vermillon passa comme l’éclair sur ses joues pâles.

— Monsieur porte l’uniforme des nouveaux vainqueurs français, dit-il ; c’est un bel uniforme.

On n’eût pas pu dire quel était le sentiment qui donnait à la voix du comte une si profonde vibration, et qui faisait briller, comme malgré lui, son œil si beau, si calme et si limpide, quand il n’avait point un motif quelconque pour le voiler.

— Vous n’aviez jamais vu nos Africains, monsieur ? dit Albert.

— Jamais, répliqua le comte, redevenu parfaitement libre de lui.

— Eh bien ! Monsieur, sous cet uniforme bat un des cœurs les plus braves et les plus nobles de l’armée.

— Oh ! monsieur le comte, interrompit Morrel.

— Laissez-moi dire, capitaine… Et nous venons, continua Albert, d’apprendre de monsieur un fait si héroïque, que, quoique je l’aie vu aujourd’hui pour la première fois, je réclame de lui la faveur de vous le présenter comme mon ami.

Et l’on put encore, à ces paroles, remarquer chez Monte-Cristo ce regard étrange de fixité, cette rougeur fugitive et ce léger tremblement de la paupière qui, chez lui, décelaient l’émotion.

— Ah ! Monsieur est un noble cœur, dit le comte, tant mieux !

Cette espèce d’exclamation, qui répondait à la propre pensée du comte plutôt qu’à ce que venait de dire Albert, surprit tout le monde et surtout Morrel, qui regarda Monte-Cristo avec étonnement. Mais en même temps l’intonation était si douce et pour ainsi dire si suave que, quelque étrange que fût cette exclamation, il n’y avait pas moyen de s’en fâcher.

— Pourquoi en douterait-il ? dit Beauchamp à Château-Renaud.

— En vérité, répondit celui-ci, qui, avec son habitude du monde et la netteté de son œil aristocratique, avait pénétré de Monte-Cristo tout ce qui était pénétrable en lui, en vérité Albert ne nous a point trompés, et c’est un singulier personnage que le comte ; qu’en dites-vous, Morrel ?

— Ma foi, dit celui-ci, il a l’œil franc et la voix sympathique, de sorte qu’il me plaît, malgré la réflexion bizarre qu’il vient de faire à mon endroit.

— Messieurs, dit Albert, Germain m’annonce que vous êtes servis. Mon cher comte, permettez-moi de vous montrer le chemin.

On passa silencieusement dans la salle à manger. Chacun prit sa place.

— Messieurs, dit le comte en s’asseyant, permettez-moi un aveu qui sera mon excuse pour toutes les inconvenances que je pourrai faire : je suis étranger, mais étranger à tel point que c’est la première fois que je viens à Paris. La vie française m’est donc parfaitement inconnue, et je n’ai guère jusqu’à présent pratiqué que la vie orientale, la plus antipathique aux bonnes traditions parisiennes. Je vous prie donc de m’excuser si vous trouvez en moi quelque chose de trop turc, de trop napolitain ou de trop arabe. Cela dit, Messieurs, déjeunons.

— Comme il dit tout cela ! murmura Beauchamp ; c’est décidément un grand seigneur.

— Un grand seigneur étranger, ajouta Debray.

— Un grand seigneur de tous les pays, monsieur Debray, dit Château-Renaud.



II

LE DÉJEUNER.

Le comte, on se le rappelle, était un sobre convive. Albert en fit la remarque en témoignant la crainte que, dès son commencement, la vie parisienne ne déplût au voyageur par son côté le plus matériel, mais en même temps le plus nécessaire.

— Mon cher comte, dit-il, vous me voyez atteint d’une crainte, c’est que la cuisine de la rue du Helder ne vous plaise pas autant que celle de la place d’Espagne. J’aurais dû vous demander votre goût et vous faire préparer quelques plats à votre fantaisie.

— Si vous me connaissiez davantage, monsieur, répondit en souriant le comte, vous ne vous préoccuperiez pas d’un soin presque humiliant pour un voyageur comme moi, qui a successivement vécu avec du macaroni à Naples, de la polenta à Milan, de l’olla podrida à Valence, du pilau à Constantinople, du karrick dans l’Inde, et des nids d’hirondelle dans la Chine. Il n’y a pas de cuisine pour un cosmopolite comme moi. Je mange de tout et partout, seulement je mange peu ; et aujourd’hui que vous me reprochez ma sobriété, je suis dans mon jour d’appétit, car depuis hier matin je n’ai point mangé.

— Comment, depuis hier matin ! s’écrièrent les convives ; vous n’avez point mangé depuis vingt-quatre heures ?

— Non, répondit Monte-Cristo ; j’avais été obligé de m’écarter de ma route et de prendre des renseignements aux environs de Nîmes, de sorte que j’étais un peu en retard, et je n’ai pas voulu m’arrêter.

— Et vous avez mangé dans votre voiture ? demanda Morcerf.

— Non, j’ai dormi comme cela m’arrive quand je m’ennuie sans avoir le courage de me distraire, ou quand j’ai faim sans avoir envie de manger.

— Mais vous commandez donc au sommeil, Monsieur ? demanda Morrel.

— À peu près.

— Vous avez une recette pour cela ?

— Infaillible.

— Voilà qui serait excellent pour nous autres Africains, qui n’avons pas toujours de quoi manger, et qui avons rarement de quoi boire, dit Morrel.

— Oui, dit Monte-Cristo ; malheureusement ma recette, excellente pour un homme comme moi, qui mène une vie tout exceptionnelle, serait fort dangereuse appliquée à une armée, qui ne se réveillerait plus quand on aurait besoin d’elle.

— Et peut-on savoir quelle est cette recette ? demanda Debray.

— Oh ! mon Dieu, oui, dit Monte-Cristo, je n’en fais pas de secret : c’est un mélange d’excellent opium que j’ai été chercher moi même à Canton pour être certain de l’avoir pur, et du meilleur hatchis qui se récolte en Orient, c’est-à-dire entre le Tigre et l’Euphrate ; on réunit ces deux ingrédients en portions égales, et on fait des espèces de pilules qui s’avalent au moment où l’on en a besoin. Dix minutes après l’effet est produit. Demandez à M. le baron Franz d’Épinay ; je crois qu’il en a goûté un jour.

— Oui, répondit Morcerf, il m’en a dit quelques mots et il en a gardé même un fort agréable souvenir.

— Mais, dit Beauchamp, qui en sa qualité de journaliste était fort incrédule, vous portez donc toujours cette drogue sur vous ?

— Toujours, répondit Monte-Cristo.

— Serait-il indiscret de vous demander à voir ces précieuses pilules ? continua Beauchamp, espérant prendre l’étranger en défaut.

— Non, Monsieur, répondit le comte. Et il tira de sa poche une merveilleuse bonbonnière creusée dans une seule émeraude et fermée par un écrou d’or qui, en se dévissant, donnait passage à une petite boule de couleur verdâtre et de la grosseur d’un pois. Cette boule avait une odeur âcre et pénétrante ; il y en avait quatre ou cinq pareilles dans l’émeraude, et elle pouvait en contenir une douzaine.

La bonbonnière fit le tour de la table, mais c’était bien plus pour examiner cette admirable émeraude que pour voir ou pour flairer les pilules, que les convives se la faisaient passer.

— Et c’est votre cuisinier qui vous prépare ce régal ? demanda Beauchamp.

— Non pas, monsieur, dit Monte-Cristo, je ne livre pas comme cela mes jouissances réelles à la merci de mains indignes. Je suis assez bon chimiste, et je prépare mes pilules moi-même.

— Voilà une admirable émeraude et la plus grosse que j’aie jamais vue, quoique ma mère ait quelques bijoux de famille assez remarquables, dit Château-Renaud.

— J’en avais trois pareilles, reprit Monte-Cristo : j’ai donné l’une au Grand-Seigneur, qui l’a fait monter sur son sabre ; l’autre à notre saint-père le pape, qui l’a fait incruster sur sa tiare en face d’une émeraude à peu près pareille, mais moins belle cependant, qui avait été donnée à son prédécesseur, Pie VII, par l’empereur Napoléon ; j’ai gardé la troisième pour moi, et je l’ai fait creuser, ce qui lui a ôté la moitié de sa valeur, mais ce qui l’a rendue plus commode pour l’usage que j’en voulais faire.

Chacun regardait Monte-Cristo avec étonnement ; il parlait avec tant de simplicité, qu’il était évident qu’il disait la vérité ou qu’il était fou ; cependant l’émeraude qui était restée entre ses mains faisait que l’on penchait naturellement vers la première supposition.

— Et que vous ont donné ces deux souverains en échange de ce magnifique cadeau ? demanda Debray.

— Le Grand-Seigneur, la liberté d’une femme, répondit le comte ; notre saint-père le pape, la vie d’un homme. De sorte qu’une fois dans mon existence j’ai été aussi puissant que si Dieu m’eût fait naître sur les marches d’un trône.

— Et c’est Peppino que vous avez délivré, n’est-ce pas ? s’écria Morcerf ; c’est à lui que vous avez fait l’application de votre droit de grâce ?

— Peut-être, dit Monte-Cristo en souriant.

— Monsieur le comte, vous ne vous faites pas l’idée du plaisir que j’éprouve à vous entendre parler ainsi ! dit Morcerf. Je vous avais annoncé d’avance à mes amis comme un homme fabuleux, comme un enchanteur des Mille et une Nuits, comme un sorcier du Moyen Âge ; mais les Parisiens sont gens tellement subtils en paradoxes, qu’ils prennent pour des caprices de l’imagination les vérités les plus incontestables, quand ces vérités ne rentrent pas dans toutes les conditions de leur existence quotidienne. Par exemple, voici Debray qui lit, et Beauchamp qui imprime tous les jours qu’on a arrêté et qu’on a dévalisé sur le boulevard un membre du Jockey-Club attardé ; qu’on a assassiné quatre personnes rue Saint-Denis ou faubourg Saint-Germain ; qu’on a arrêté dix, quinze, vingt voleurs, soit dans un café du boulevard du Temple, soit dans les Thermes de Julien, et qui contestent l’existence des bandits des Maremmes, de la campagne de Rome ou des marais Pontins. Dites-leur donc vous-même, je vous en prie, monsieur le comte, que j’ai été pris par ces bandits, et que, sans votre généreuse intercession, j’attendrais, selon toute probabilité, aujourd’hui, la résurrection éternelle dans les catacombes de Saint-Sébastien, au lieu de leur donner à dîner dans mon indigne petite maison de la rue du Helder.

— Bah ! dit Monte-Cristo, vous m’aviez promis de ne jamais me parler de cette misère.

— Ce n’est pas moi, monsieur le comte ! s’écria Morcerf, c’est quelque autre à qui vous aurez rendu le même service qu’à moi et que vous aurez confondu avec moi. Parlons-en, au contraire, je vous en prie ; car si vous vous décidez à parler de cette circonstance, peut-être non seulement me redirez-vous un peu de ce que je sais, mais encore beaucoup de ce que je ne sais pas.

— Mais il me semble, dit en souriant le comte, que vous avez joué dans toute cette affaire un rôle assez important pour savoir aussi bien que moi ce qui s’est passé.

— Voulez-vous me promettre, si je dis tout ce que je sais, dit Morcerf, de dire à votre tour tout ce que je ne sais pas ?

— C’est trop juste, répondit Monte-Cristo.

— Eh bien, reprit Morcerf, dût mon amour-propre en souffrir, je me suis cru pendant trois jours l’objet des agaceries d’un masque que je prenais pour quelque descendante des Tullie ou des Poppée, tandis que j’étais tout purement et simplement l’objet des agaceries d’une contadine ; et remarquez que je dis contadine pour ne pas dire paysanne. Ce que je sais, c’est que, comme un niais, plus niais encore que celui dont je parlais tout à l’heure, j’ai pris pour cette paysanne un jeune bandit de quinze ou seize ans, au menton imberbe, à la taille fine, qui, au moment où je voulais m’émanciper jusqu’à déposer un baiser sur sa chaste épaule, m’a mis le pistolet sous la gorge, et, avec l’aide de sept ou huit de ses compagnons, m’a conduit ou plutôt traîné au fond des catacombes de Saint-Sébastien, où j’ai trouvé un chef de bandits fort lettré, ma foi, lequel lisait les Commentaires de César, et qui a daigné interrompre sa lecture pour me dire que si le lendemain, à six heures du matin, je n’avais pas versé quatre mille écus dans sa caisse, le lendemain à six heures et un quart j’aurais parfaitement cessé d’exister. La lettre existe, elle est entre les mains de Franz, signée de moi, avec un post-scriptum de maître Luigi Vampa. Si vous en doutez, j’écris à Franz, qui fera légaliser les signatures. Voilà ce que je sais. Maintenant, ce que je ne sais pas, c’est comment vous êtes parvenu, monsieur le comte, à frapper d’un si grand respect les bandits de Rome, qui respectent si peu de chose. Je vous avoue que, Franz et moi, nous en fûmes ravis d’admiration.

— Rien de plus simple, monsieur, répondit le comte, je connaissais le fameux Vampa depuis plus de dix ans. Tout jeune et quand il était encore berger, un jour que je lui donnai je ne sais plus quelle monnaie d’or parce qu’il m’avait montré mon chemin, il me donna, lui, pour ne rien avoir à moi, un poignard sculpté par lui et que vous avez dû voir dans ma collection d’armes. Plus tard, soit qu’il eût oublié cet échange de petits cadeaux qui eût dû entretenir l’amitié entre nous, soit qu’il ne m’eût pas reconnu, il tenta de m’arrêter ; mais ce fut moi tout au contraire qui le pris avec une douzaine de ses gens. Je pouvais le livrer à la justice romaine, qui est expéditive et qui se serait encore hâtée en sa faveur, mais je n’en fis rien. Je le renvoyai, lui et les siens.

— À la condition qu’ils ne pécheraient plus, dit le journaliste en riant. Je vois avec plaisir qu’ils ont scrupuleusement tenu leur parole.

— Non, Monsieur, répondit Monte-Cristo, à la simple condition qu’ils me respecteraient toujours, moi et les miens. Peut-être ce que je vais vous dire vous paraîtra-t-il étrange, à vous, messieurs les socialistes, les progressifs, les humanitaires ; mais je ne m’occupe jamais de mon prochain, mais je n’essaye jamais de protéger la société qui ne me protège pas, et, je dirai même plus, qui généralement ne s’occupe de moi que pour me nuire ; et, en les supprimant dans mon estime et en gardant la neutralité vis-à-vis d’eux, c’est encore la société et mon prochain qui me doivent du retour.

— À la bonne heure ! s’écria Château-Renaud, voilà le premier homme courageux que j’entends prêcher loyalement et brutalement l’égoïsme : c’est très beau, cela ! bravo, monsieur le comte !

— C’est franc du moins, dit Morrel ; mais je suis sûr que monsieur le comte ne s’est pas repenti d’avoir manqué une fois aux principes qu’il vient cependant de nous exposer d’une façon si absolue.

— Comment ai-je manqué à ces principes, Monsieur ? demanda Monte-Cristo, qui de temps en temps ne pouvait s’empêcher de regarder Maximilien avec tant d’attention, que deux ou trois fois déjà le hardi jeune homme avait baissé les yeux devant le regard clair et limpide du comte.

— Mais il me semble, reprit Morrel, qu’en délivrant M. de Morcerf que vous ne connaissiez pas, vous serviez votre prochain et la société.

— Dont il fait le plus bel ornement, dit gravement Beauchamp en vidant d’un seul trait un verre de vin de Champagne.

— Monsieur le comte ! s’écria Morcerf, vous voilà pris par le raisonnement, vous, c’est-à-dire un des plus rudes logiciens que je connaisse ; et vous allez voir qu’il va vous être clairement démontré tout à l’heure que, loin d’être un égoïste, vous êtes au contraire un philanthrope. Ah ! monsieur le comte, vous vous dites Oriental, Levantin, Malais, Indien, Chinois, Sauvage ; vous vous appelez Monte-Cristo de votre nom de famille, Simbad le marin de votre nom de baptême, et voilà que du jour où vous mettez le pied à Paris vous possédez d’instinct le plus grand mérite ou le plus grand défaut de nos excentriques Parisiens, c’est-à-dire que vous usurpez les vices que vous n’avez pas et que vous cachez les vertus que vous avez !

— Mon cher vicomte, dit Monte-Cristo, je ne vois pas dans tout ce que j’ai dit ou fait un seul mot qui me vaille, de votre part et de celle de ces messieurs, le prétendu éloge que je viens de recevoir. Vous n’étiez pas un étranger pour moi, puisque je vous connaissais, puisque je vous avais cédé deux chambres, puisque je vous avais donné à déjeuner, puisque je vous avais prêté une de mes voitures, puisque nous avions vu passer les masques ensemble dans la rue du Cours, et puisque nous avions regardé d’une fenêtre de la place del Popolo cette exécution qui vous a si fort impressionné que vous avez failli vous trouver mal. Or, je le demande à tous ces Messieurs, pouvais-je laisser mon hôte entre les mains de ces affreux bandits, comme vous les appelez ? D’ailleurs, vous le savez, j’avais, en vous sauvant, une arrière-pensée qui était de me servir de vous pour m’introduire dans les salons de Paris quand je viendrais visiter la France. Quelque temps vous avez pu considérer cette résolution comme un projet vague et fugitif ; mais aujourd’hui, vous le voyez, c’est une bonne et belle réalité, à laquelle il faut vous soumettre sous peine de manquer à votre parole.

— Et je la tiendrai, dit Morcerf ; mais je crains bien que vous ne soyez fort désenchanté, mon cher comte, vous, habitué aux sites accidentés, aux événements pittoresques, aux fantastiques horizons. Chez nous, pas le moindre épisode du genre de ceux auxquels votre vie aventureuse vous a habitué. Notre Chimborazzo, c’est Montmartre ; notre Himalaya, c’est le mont Valérien ; notre Grand-Désert, c’est la plaine de Grenelle, encore y perce-t-on un puits artésien pour que les caravanes y trouvent de l’eau. Nous avons des voleurs, beaucoup même, quoique nous n’en ayons pas autant qu’on le dit, mais ces voleurs redoutent infiniment davantage le plus petit mouchard que le plus grand seigneur ; enfin, la France est un pays si prosaïque, et Paris une ville si fort civilisée, que vous ne trouverez pas, en cherchant dans nos quatre-vingt-cinq départements, je dis quatre vingt-cinq départements, car, bien entendu, j’excepte la Corse de la France, que vous ne trouverez pas dans nos quatre-vingt-cinq départements la moindre montagne sur laquelle il n’y ait un télégraphe, et la moindre grotte un peu noire dans laquelle un commissaire de police n’ait fait poser un bec de gaz. Il n’y a donc qu’un seul service que je puisse vous rendre, mon cher comte, et pour celui-là je me mets à votre disposition : vous présenter partout, ou vous faire présenter par mes amis, cela va sans dire. D’ailleurs, vous n’avez besoin de personne pour cela ; avec votre nom, votre fortune et votre esprit (Monte-Cristo s’inclina avec un sourire légèrement ironique), on se présente partout soi-même, et l’on est bien reçu partout. Je ne peux donc en réalité vous être bon qu’à une chose. Si quelque habitude de la vie parisienne, quelque expérience du confortable, quelque connaissance de nos bazars, peuvent me recommander à vous, je me mets à votre disposition pour vous trouver une maison convenable. Je n’ose vous proposer de partager mon logement comme j’ai partagé le vôtre à Rome, moi qui ne professe pas l’égoïsme, mais qui suis égoïste par excellence ; car chez moi, excepté moi, il ne tiendrait pas une ombre, à moins que cette ombre ne fût celle d’une femme.

— Ah ! fit le comte, voici une réserve toute conjugale. Vous m’avez en effet, Monsieur, dit à Rome quelques mots d’un mariage ébauché ; dois-je vous féliciter sur votre prochain bonheur ?

— La chose est toujours à l’état de projet, monsieur le comte.

— Et qui dit projet, reprit Debray, veut dire éventualité.

— Non pas ! dit Morcerf ; mon père y tient, et j’espère bien, avant peu, vous présenter, sinon ma femme, du moins ma future : mademoiselle Eugénie Danglars.

— Eugénie Danglars ! reprit Monte-Cristo ; attendez donc : son père n’est-il pas M. le baron Danglars ?

— Oui, répondit Morcerf ; mais baron de nouvelle création.

— Oh ! qu’importe ? répondit Monte-Cristo, s’il a rendu à l’État des services qui lui aient mérité cette distinction.

— D’énormes, dit Beauchamp. Il a, quoique libéral dans l’âme, complété en 1829 un emprunt de six millions pour le roi Charles X, qui l’a, ma foi, fait baron et chevalier de la Légion d’honneur, de sorte qu’il porte le ruban, non pas à la poche de son gilet, comme on pourrait le croire, mais bel et bien à la boutonnière de son habit.

— Ah ! dit Morcerf en riant, Beauchamp, Beauchamp, gardez cela pour le Corsaire et le Charivari ; mais devant moi épargnez mon futur beau-père.

Puis se retournant vers Monte-Cristo :

— Mais vous avez tout à l’heure prononcé son nom comme quelqu’un qui connaîtrait le baron ? dit-il.

— Je ne le connais pas, dit négligemment Monte-Cristo ; mais je ne tarderai pas probablement à faire sa connaissance, attendu que j’ai un crédit ouvert sur lui par les maisons Richard et Blount de Londres, Arstein et Eskeles de Vienne, et Thomson et French de Rome.

Et en prononçant ces deux derniers noms, Monte-Cristo regarda du coin de l’œil Maximilien Morrel.

Si l’étranger s’était attendu à produire de l’effet sur Maximilien Morrel, il ne s’était pas trompé. Maximilien tressaillit comme s’il eût reçu une commotion électrique.

— Thomson et French, dit-il : connaissez-vous cette maison, Monsieur ?

— Ce sont mes banquiers dans la capitale du monde chrétien, répondit tranquillement le comte ; puis-je vous être bon à quelque chose auprès d’eux ?

— Oh ! monsieur le comte, vous pourriez nous aider peut-être dans des recherches jusqu’à présent infructueuses ; cette maison a autrefois rendu un service à la nôtre, et a toujours, je ne sais pourquoi, nié nous avoir rendu ce service.

— À vos ordres, Monsieur, répondit Monte-Cristo en s’inclinant.

— Mais, dit Morcerf, nous nous sommes singulièrement écartés, à propos de M. Danglars, du sujet de notre conversation. Il était question de trouver une habitation convenable au comte de Monte-Cristo ; voyons, Messieurs, cotisons-nous pour avoir une idée. Où logerons-nous cet hôte nouveau du grand Paris ?

— Faubourg Saint-Germain, dit Château-Renaud : Monsieur trouvera là un charmant petit hôtel entre cour et jardin.

— Bah ! Château-Renaud, dit Debray, vous ne connaissez que votre triste et maussade faubourg Saint-Germain ; ne l’écoutez pas, monsieur le comte, logez-vous Chaussée d’Antin : c’est le véritable centre de Paris.

— Boulevard de l’Opéra, dit Beauchamp ; au premier, une maison à balcon. Monsieur le comte y fera apporter des coussins de drap d’argent, et verra, en fumant sa chibouque, ou en avalant ses pilules, toute la capitale défiler sous ses yeux.

— Vous n’avez donc pas d’idées, vous, Morrel, dit Château-Renaud, que vous ne proposez rien ?

— Si fait, dit en souriant le jeune homme ; au contraire, j’en ai une, mais j’attendais que monsieur se laissât tenter par quelqu’une des offres brillantes qu’on vient de lui faire. Maintenant, comme il n’a pas répondu, je crois pouvoir lui offrir un appartement dans un petit hôtel tout charmant, tout Pompadour, que ma sœur vient de louer depuis un an dans la rue Meslay.

— Vous avez une sœur ? demanda Monte-Cristo.

— Oui, monsieur, et une excellente sœur.

— Mariée ?

— Depuis bientôt neuf ans.

— Heureuse ? demanda de nouveau le comte.

— Aussi heureuse qu’il est permis à une créature humaine de l’être, répondit Maximilien : elle a épousé l’homme qu’elle aimait, celui qui nous est resté fidèle dans notre mauvaise fortune : Emmanuel Herbaut.

Monte-Cristo sourit imperceptiblement.

— J’habite là pendant mon semestre, continua Maximilien, et je serai, avec mon beau-frère Emmanuel, à la disposition de monsieur le comte pour tous les renseignements dont il aura besoin.

— Un moment ! s’écria Albert avant que Monte-Cristo eût eu le temps de répondre, prenez garde à ce que vous faites, monsieur Morrel, vous allez claquemurer un voyageur, Simbad le marin, dans la vie de famille ; un homme qui est venu pour voir Paris vous allez en faire un patriarche.

— Oh ! que non pas, répondit Morrel en souriant, ma sœur a vingt-cinq ans, mon beau-frère en a trente : ils sont jeunes, gais et heureux ; d’ailleurs monsieur le comte sera chez lui, et il ne rencontrera ses hôtes qu’autant qu’il lui plaira de descendre chez eux.

— Merci, monsieur, merci, dit Monte-Cristo, je me contenterai d’être présenté par vous à votre sœur et à votre beau-frère, si vous voulez bien me faire cet honneur ; mais je n’ai accepté l’offre d’aucun de ces messieurs, attendu que j’ai déjà mon habitation toute prête.

— Comment ! s’écria Morcerf, vous allez donc descendre à l’hôtel ? Ce sera fort maussade pour vous, cela.

— Étais-je donc si mal à Rome ? demanda Monte-Cristo.

— Parbleu ! à Rome, dit Morcerf, vous aviez dépensé cinquante mille piastres pour vous faire meubler un appartement ; mais je présume que vous n’êtes pas disposé à renouveler tous les jours une pareille dépense.

— Ce n’est pas cela qui m’a arrêté, répondit Monte-Cristo ; mais j’étais résolu d’avoir une maison à Paris, une maison à moi, j’entends. J’ai envoyé d’avance mon valet de chambre et il a dû acheter cette maison et me la faire meubler.

— Mais dites-nous donc que vous avez un valet de chambre qui connaît Paris ! s’écria Beauchamp.

— C’est la première fois comme moi qu’il vient en France ; il est Noir et ne parle pas, dit Monte-Cristo.

— Alors, c’est Ali ? demanda Albert au milieu de la surprise générale.

— Oui, monsieur, c’est Ali lui-même, mon Nubien, mon muet, que vous avez vu à Rome, je crois.

— Oui, certainement, répondit Morcerf, je me le rappelle à merveille. Mais comment avez-vous chargé un Nubien de vous acheter une maison à Paris, et un muet de vous la meubler ? Il aura fait toutes choses de travers, le pauvre malheureux.

— Détrompez-vous, monsieur, je suis certain, au contraire, qu’il aura choisi toutes choses selon mon goût ; car, vous le savez, mon goût n’est pas celui de tout le monde. Il est arrivé il y a huit jours ; il aura couru toute la ville avec cet instinct que pourrait avoir un bon chien chassant tout seul ; il connaît mes caprices, mes fantaisies, mes besoins ; il aura tout organisé à ma guise. Il savait que j’arriverais aujourd’hui à dix heures ; depuis neuf heures il m’attendait à la barrière de Fontainebleau ; il m’a remis ce papier ; c’est ma nouvelle adresse : tenez, lisez.

Et Monte-Cristo passa un papier à Albert.

— Champs-Élysées, 30, lut Morcerf.

— Ah ! voilà qui est vraiment original ! ne put s’empêcher de dire Beauchamp.

— Et très princier, ajouta Château-Renaud.

— Comment ! vous ne connaissez pas votre maison ? demanda Debray.

— Non, dit Monte-Cristo, je vous ai déjà dit que je ne voulais pas manquer l’heure. J’ai fait ma toilette dans ma voiture et je suis descendu à la porte du vicomte.

Les jeunes gens se regardèrent ; ils ne savaient si c’était une comédie jouée par Monte-Cristo ; mais tout ce qui sortait de la bouche de cet homme avait, malgré son caractère original, un tel cachet de simplicité, que l’on ne pouvait supposer qu’il dût mentir. D’ailleurs pourquoi aurait-il menti ?

— Il faudra donc nous contenter, dit Beauchamp, de rendre à M. le comte tous les petits services qui seront en notre pouvoir. Moi, en ma qualité de journaliste, je lui ouvre tous les théâtres de Paris.

— Merci, monsieur, dit en souriant Monte-Cristo ; mon intendant a déjà l’ordre de me louer une loge dans chacun d’eux.

— Et votre intendant est-il aussi un Nubien, un muet ? demanda Debray.

— Non, monsieur, c’est tout bonnement un compatriote à vous, si tant est cependant qu’un Corse soit compatriote de quelqu’un : mais vous le connaissez, monsieur de Morcerf.

— Serait-ce par hasard le brave signor Bertuccio, qui s’entend si bien à louer les fenêtres ?

— Justement, et vous l’avez vu chez moi le jour où j’ai eu l’honneur de vous recevoir à déjeuner. C’est un fort brave homme, qui a été un peu soldat, un peu contrebandier, un peu de tout ce qu’on peut être enfin. Je ne jurerais même pas qu’il n’a point eu quelques démêlés avec la police pour une misère, quelque chose comme un coup de couteau.

— Et vous avez choisi cet honnête citoyen du monde pour votre intendant, monsieur le comte ? dit Debray ; combien vous vole-t-il par an ?

— Eh bien, parole d’honneur, dit le comte, pas plus qu’un autre, j’en suis sûr ; mais il fait mon affaire, ne connaît pas d’impossibilité, et je le garde.

— Alors, dit Château-Renaud, vous voilà avec une maison montée : vous avez un hôtel aux Champs-Élysées, domestiques, intendant, il ne vous manque plus qu’une maîtresse.

Albert sourit : il songeait à la belle Grecque qu’il avait vue dans la loge du comte au théâtre Valle et au théâtre Argentina.

— J’ai mieux que cela, dit Monte-Cristo : j’ai une esclave. Vous louez vos maîtresses au théâtre de l’Opéra, au théâtre du Vaudeville, au théâtre des Variétés ; moi, j’ai acheté la mienne à Constantinople ; cela m’a coûté plus, mais, sous ce rapport-là, je n’ai plus besoin de m’inquiéter de rien.

— Mais vous oubliez, dit en riant Debray, que nous sommes, comme l’a dit le roi Charles, francs de nom, francs de nature ; qu’en mettant le pied sur la terre de France, votre esclave est devenue libre ?

— Qui le lui dira ? demanda Monte-Cristo.

— Mais, dame ! le premier venu.

— Elle ne parle que le romaïque.

— Alors c’est autre chose.

— Mais la verrons-nous, au moins ? demanda Beauchamp, ou, ayant déjà un muet, avez-vous aussi des eunuques ?

— Ma foi non, dit Monte-Cristo, je ne pousse pas l’orientalisme jusque-là : tout ce qui m’entoure est libre de me quitter, et en me quittant n’aura plus besoin de moi ni de personne ; voilà peut-être pourquoi on ne me quitte pas.

Depuis longtemps on était passé au dessert et aux cigares.

— Mon cher, dit Debray en se levant, il est deux heures et demie, votre convive est charmant, mais il n’y a si bonne compagnie qu’on ne quitte, et quelquefois même pour la mauvaise ; il faut que je retourne à mon ministère. Je parlerai du comte au ministre, et il faudra bien que nous sachions qui il est.

— Prenez garde, dit Morcerf, les plus malins y ont renoncé.

— Bah ! nous avons trois millions pour notre police : il est vrai qu’ils sont presque toujours dépensés à l’avance ; mais n’importe ; il restera toujours bien une cinquantaine de mille francs à mettre à cela.

— Et quand vous saurez qui il est, vous me le direz ?

— Je vous le promets. Au revoir, Albert ; messieurs, votre très humble.

Et, en sortant, Debray cria très haut dans l’antichambre :

— Faites avancer !

— Bon, dit Beauchamp à Albert, je n’irai pas à la Chambre, mais j’ai à offrir à mes lecteurs mieux qu’un discours de M. Danglars.

— De grâce, Beauchamp, dit Morcerf, pas un mot, je vous en supplie ; ne m’ôtez pas le mérite de le présenter et de l’expliquer : N’est-ce pas qu’il est curieux ?

— Il est mieux que cela, répondit Château-Renaud, et c’est vraiment un des hommes les plus extraordinaires que j’aie vus de ma vie. Venez-vous, Morrel ?

— Le temps de donner ma carte à M. le comte, qui veut bien me promettre de venir nous faire une petite visite, rue Meslay, 14.

— Soyez sûr que je n’y manquerai pas, Monsieur, dit en s’inclinant le comte.

Et Maximilien Morrel sortit avec le baron de Château-Renaud, laissant Monte-Cristo seul avec Morcerf.



III

LA PRÉSENTATION.

Quand Albert se trouva en tête-à-tête avec Monte-Cristo :

— Monsieur le comte, lui dit-il, permettez-moi de commencer avec vous mon métier de cicerone en vous donnant le spécimen d’un appartement de garçon. Habitué aux palais d’Italie, ce sera pour vous une étude à faire que de calculer dans combien de pieds carrés peut vivre un des jeunes gens de Paris qui ne passe pas pour être le plus mal logé. À mesure que nous passerons d’une chambre à l’autre, nous ouvrirons les fenêtres pour que vous respiriez.

Monte-Cristo connaissait déjà la salle à manger et le salon du rez-de-chaussée. Albert le conduisit d’abord à son atelier ; c’était, on se le rappelle, sa pièce de prédilection.

Monte-Cristo était un digne appréciateur de toutes les choses qu’Albert avait entassés dans cette pièce : vieux bahuts, porcelaines du Japon, étoffes d’Orient, verroteries de Venise, armes de tous les pays du monde, tout lui était familier, et, au premier coup d’œil, il reconnaissait le siècle, le pays et l’origine. Morcerf avait cru être l’explicateur, et c’était lui au contraire qui faisait, sous la direction du comte, un cours d’archéologie, de minéralogie et d’histoire naturelle. On descendit au premier. Albert introduisit son hôte dans le salon. Ce salon était tapissé des œuvres des peintres modernes ; il y avait des paysages de Dupré, aux longs roseaux, aux arbres élancés, aux vaches beuglantes et aux ciels merveilleux ; il y avait des cavaliers arabes de Delacroix, aux longs burnous blancs, aux ceintures brillantes, aux armes damasquinées, dont les chevaux se mordaient avec rage, tandis que les hommes se déchiraient avec des masses de fer ; des aquarelles de Boulanger, représentant tout Notre-Dame de Paris avec cette vigueur qui fait du peintre l’émule du poète ; il y avait des toiles de Diaz, qui fait les fleurs plus belles que les fleurs, le soleil plus brillant que le soleil ; des dessins de Decamps, aussi colorés que ceux de Salvator Rosa, mais plus poétiques ; des pastels de Giraud et de Müller, représentant des enfants aux têtes d’ange, des femmes aux traits de vierge ; des croquis arrachés à l’album du voyage d’Orient de Dauzats, qui avaient été crayonnés en quelques secondes sur la selle d’un chameau ou sous le dôme d’une mosquée ; enfin tout ce que l’art moderne peut donner en échange et en dédommagement de l’art perdu et envolé avec les siècles précédents.

Albert s’attendait à montrer, cette fois du moins, quelque chose de nouveau à l’étrange voyageur ; mais, à son grand étonnement, celui-ci, sans avoir besoin de chercher les signatures, dont quelques unes d’ailleurs n’étaient présentes que par des initiales, appliqua à l’instant même le nom de chaque auteur à son œuvre, de façon qu’il était facile de voir que non seulement chacun de ces noms lui était connu, mais encore que chacun de ces talents avait été apprécié et étudié par lui.

Du salon on passa dans la chambre à coucher. C’était à la fois un modèle d’élégance et de goût sévère : là un seul portrait, mais signé Léopold Robert, resplendissait dans son cadre d’or mat.

Ce portrait attira tout d’abord les regards du comte de Monte-Cristo, car il fit trois pas rapides dans la chambre et s’arrêta tout à coup devant lui.

C’était celui d’une jeune femme de vingt-cinq à vingt-six ans, au teint brun, au regard de feu, voilé sous une paupière languissante ; elle portait le costume pittoresque des pêcheuses catalanes avec son corset rouge et noir et ses aiguilles d’or piquées dans les cheveux ; elle regardait la mer, et sa silhouette élégante se détachait sur le double azur des flots et du ciel.

Il faisait sombre dans la chambre, sans quoi Albert eût pu voir la pâleur livide qui s’étendit sur les joues du comte, et surprendre le frisson nerveux qui effleura ses épaules et sa poitrine.

Il se fit un instant de silence, pendant lequel Monte-Cristo demeura l’œil obstinément fixé sur cette peinture.

— Vous avez là une belle maîtresse, vicomte, dit Monte-Cristo d’une voix parfaitement calme ; et ce costume, costume de bal sans doute, lui sied vraiment à ravir.

— Ah ! monsieur, dit Albert, voilà une méprise que je ne vous pardonnerais pas, si à côté de ce portrait vous en eussiez vu quelque autre. Vous ne connaissez pas ma mère, monsieur ; c’est elle que vous voyez dans ce cadre ; elle se fit peindre ainsi, il y a six ou huit ans. Ce costume est un costume de fantaisie, à ce qu’il paraît, et la ressemblance est si grande, que je crois encore voir ma mère telle qu’elle était en 1830. La comtesse fit faire ce portrait pendant une absence du comte. Sans doute elle croyait lui préparer pour son retour une gracieuse surprise ; mais, chose bizarre, ce portrait déplut à mon père ; et la valeur de la peinture, qui est, comme vous le voyez, une des belles toiles de Léopold Robert, ne put le faire passer sur l’antipathie dans laquelle il l’avait prise. Il est vrai de dire entre nous, mon cher comte, que M. de Morcerf est un des pairs les plus assidus au Luxembourg, un général renommé pour la théorie, mais un amateur d’art des plus médiocres ; il n’en est pas de même de ma mère, qui peint d’une façon remarquable, et qui, estimant trop une pareille œuvre pour s’en séparer tout à fait, me l’a donnée pour que chez moi elle fût moins exposée à déplaire à M. de Morcerf, dont je vous ferai voir à son tour le portrait peint par Gros. Pardonnez-moi si je vous parle ainsi ménage et famille ; mais, comme je vais avoir l’honneur de vous conduire chez le comte, je vous dis cela pour qu’il ne vous échappe pas de vanter ce portrait devant lui. Au reste, il a une funeste influence ; car il est bien rare que ma mère vienne chez moi sans le regarder, et plus rare encore qu’elle le regarde sans pleurer. Le nuage qu’amena l’apparition de cette peinture dans l’hôtel est du reste le seul qui se soit élevé entre le comte et la comtesse, qui, quoique mariés depuis plus de vingt ans, sont encore unis comme au premier jour.

Monte-Cristo jeta un regard rapide sur Albert, comme pour chercher une intention cachée à ses paroles ; mais il était évident que le jeune homme les avait dites dans toute la simplicité de son âme.

— Maintenant, dit Albert, vous avez vu toutes mes richesses, monsieur le comte, permettez-moi de vous les offrir, si indignes qu’elles soient ; regardez-vous comme étant ici chez vous, et, pour vous mettre plus à votre aise encore, veuillez m’accompagner jusque chez M. de Morcerf, à qui j’ai écrit de Rome le service que vous m’avez rendu, à qui j’ai annoncé la visite que vous m’aviez promise ; et, je puis le dire, le comte et la comtesse attendaient avec impatience qu’il leur fût permis de vous remercier. Vous êtes un peu blasé sur toutes choses, je le sais, monsieur le comte, et les scènes de famille n’ont pas sur Simbad le marin beaucoup d’action : vous avez vu d’autres scènes ! Cependant acceptez que je vous propose, comme initiation à la vie parisienne, la vie de politesses, de visites et de présentations.

Monte-Cristo s’inclina pour répondre ; il acceptait la proposition sans enthousiasme et sans regrets, comme une des convenances de société dont tout homme comme il faut se fait un devoir. Albert appela son valet de chambre, et lui ordonna d’aller prévenir M. et madame de Morcerf de l’arrivée prochaine du comte de Monte-Cristo.

Albert le suivit avec le comte.

En arrivant dans l’antichambre du comte, on voyait au-dessus de la porte qui donnait dans le salon un écusson qui, par son entourage riche et son harmonie avec l’ornementation de la pièce, indiquait l’importance que le propriétaire de l’hôtel attachait à ce blason.

Monte-Cristo s’arrêta devant ce blason, qu’il examina avec attention.

— D’azur à sept merlettes d’or posées en bande. C’est sans doute l’écusson de votre famille, monsieur ? demanda-t-il. À part la connaissance des pièces du blason qui me permet de le déchiffrer, je suis fort ignorant en matière héraldique, moi, comte de hasard, fabriqué par la Toscane à l’aide d’une commanderie de saint-Étienne, et qui me fusse passé d’être grand seigneur si l’on ne m’eût répété que, lorsqu’on voyage beaucoup, c’est chose absolument nécessaire. Car enfin il faut bien, ne fût-ce que pour que les douaniers ne vous visitent pas, avoir quelque chose sur les panneaux de sa voiture. Excusez-moi donc si je vous fais une pareille question.

— Elle n’est aucunement indiscrète, monsieur, dit Morcerf avec la simplicité de la conviction, et vous aviez deviné juste : ce sont nos armes, c’est-à-dire celles du chef de mon père ; mais elles sont, comme vous voyez, accolées à un écusson qui est de gueule à la tour d’argent, et qui est du chef de ma mère ; par les femmes je suis Espagnol, mais la maison de Morcerf est française, et, à ce que j’ai entendu dire, même une des plus anciennes du Midi de la France.

— Oui, reprit Monte-Cristo, c’est ce qu’indiquent les merlettes. Presque tous les pèlerins armés qui tentèrent ou qui firent la conquête de la Terre Sainte prirent pour armes ou des croix, signe de la mission à laquelle ils s’étaient voués, ou des oiseaux voyageurs, symbole du long voyage qu’ils allaient entreprendre et qu’ils espéraient accomplir sur les ailes de la foi. Un de vos aïeux paternels aura été de quelqu’une de vos croisades, et, en supposant que ce ne soit que celle de saint Louis, cela nous fait déjà remonter au treizième siècle, ce qui est encore fort joli.

— C’est possible, dit Morcerf, il y a quelque part dans le cabinet de mon père un arbre généalogique qui nous dira cela, et sur lequel j’avais autrefois des commentaires qui eussent fort édifié d’Hozier et Jaucourt. À présent, je n’y pense plus ; cependant je vous dirai, monsieur le comte, et ceci rentre dans mes attributions de cicerone, que l’on commence à s’occuper beaucoup de ces choses-là sous notre gouvernement populaire.

— Eh bien, alors, votre gouvernement aurait bien dû choisir dans son passé quelque chose de mieux que ces deux pancartes que j’ai remarquées sur vos monuments, et qui n’ont aucun sens héraldique. Quant à vous, vicomte, reprit Monte-Cristo en revenant à Morcerf, vous êtes plus heureux que votre gouvernement, car vos armes sont vraiment belles et parlent à l’imagination. Oui, c’est bien cela, vous êtes à la fois de Provence et d’Espagne ; c’est ce qui explique, si le portrait que vous m’avez montré est ressemblant, cette belle couleur brune que j’admirais si fort sur le visage de la noble Catalane.

Il eût fallu être Œdipe ou le Sphinx lui-même pour deviner l’ironie que mit le comte dans ces paroles, empreintes en apparence de la plus grande politesse ; aussi Morcerf le remercia-t-il d’un sourire, et, passant le premier pour lui montrer le chemin, poussa-t-il la porte qui s’ouvrait au-dessous de ses armes, et qui, ainsi que nous l’avons dit, donnait dans le salon.

Dans l’endroit le plus apparent de ce salon se voyait aussi un portrait ; c’était celui d’un homme de trente-cinq à trente-huit ans, vêtu d’un uniforme d’officier général, portant cette double épaulette en torsade, signe des grades supérieurs, le ruban de la Légion d’honneur au cou, ce qui indiquait qu’il était commandeur, et sur la poitrine, à droite, la plaque de grand officier de l’ordre du Sauveur, et, à gauche, celle de grand-croix de Charles III, ce qui indiquait que la personne représentée par ce portrait avait dû faire les guerres de Grèce et d’Espagne, ou, ce qui revient absolument au même en matière de cordons, avoir rempli quelque mission diplomatique dans les deux pays.

Monte-Cristo était occupé à détailler ce portrait avec non moins de soin qu’il avait fait de l’autre, lorsqu’une porte latérale s’ouvrit, et qu’il se trouva en face du comte de Morcerf lui-même.

C’était un homme de quarante à quarante-cinq ans, mais qui en paraissait au moins cinquante, et dont la moustache et les sourcils noirs tranchaient étrangement avec des cheveux presque blancs coupés en brosse à la mode militaire ; il était vêtu en bourgeois et portait à sa boutonnière un ruban dont les différents lisérés rappelaient les différents ordres dont il était décoré. Cet homme entra d’un pas assez noble et avec une sorte d’empressement. Monte-Cristo le vit venir à lui sans faire un seul pas ; on eût dit que ses pieds étaient cloués au parquet comme ses yeux sur le visage du comte de Morcerf.

— Mon père, dit le jeune homme, j’ai l’honneur de vous présenter M. le comte de Monte-Cristo, ce généreux ami que j’ai eu le bonheur de rencontrer dans les circonstances difficiles que vous savez.

— Monsieur est le bienvenu parmi nous, dit le comte de Morcerf en saluant Monte-Cristo avec un sourire, et il a rendu à notre maison, en lui conservant son unique héritier, un service qui sollicitera éternellement notre reconnaissance.

Et en disant ces paroles le comte de Morcerf indiquait un fauteuil à Monte-Cristo, en même temps que lui-même s’asseyait en face de la fenêtre.

Quant à Monte-Cristo, tout en prenant le fauteuil désigné par le comte de Morcerf, il s’arrangea de manière à demeurer caché dans l’ombre des grands rideaux de velours, et à lire de là sur les traits empreints de fatigue et de soucis du comte toute une histoire de secrètes douleurs écrites dans chacune de ses rides venues avec le temps.

— Madame la comtesse, dit Morcerf, était à sa toilette lorsque le vicomte l’a fait prévenir de la visite qu’elle allait avoir le bonheur de recevoir ; elle va descendre, et dans dix minutes elle sera au salon.

— C’est beaucoup d’honneur pour moi, dit Monte-Cristo, d’être ainsi, dès le jour de mon arrivée à Paris, mis en rapport avec un homme dont le mérite égale la réputation, et pour lequel la fortune, juste une fois, n’a pas fait d’erreur ; mais n’a-t-elle pas encore, dans les plaines de la Mitidja ou dans les montagnes de l’Atlas, un bâton de maréchal à vous offrir ?

— Oh ! répliqua Morcerf en rougissant un peu, j’ai quitté le service, monsieur. Nommé pair sous la Restauration, j’étais de la première campagne, et je servais sous les ordres du maréchal de Bourmont ; je pouvais donc prétendre à un commandement supérieur, et qui sait ce qui fût arrivé si la branche aînée fût restée sur le trône ! Mais la révolution de Juillet était, à ce qu’il paraît, assez glorieuse pour se permettre d’être ingrate ; elle le fut pour tout service qui ne datait pas de la période impériale ; je donnai donc ma démission, car, lorsqu’on a gagné ses épaulettes sur le champ de bataille, on ne sait guère manœuvrer sur le terrain glissant des salons ; j’ai quitté l’épée, je me suis jeté dans la politique, je me voue à l’industrie, j’étudie les arts utiles. Pendant les vingt années que j’étais resté au service, j’en avais bien eu le désir, mais je n’en avais pas eu le temps.

— Ce sont de pareilles idées qui entretiennent la supériorité de votre nation sur les autres pays, monsieur, répondit Monte-Cristo ; gentilhomme issu de grande maison, possédant une belle fortune, vous avez d’abord consenti à gagner les premiers grades en soldat obscur, c’est fort rare ; puis, devenu général, pair de France, commandeur de la Légion d’honneur, vous consentez à recommencer un second apprentissage, sans autre espoir, sans autre récompense que celle d’être un jour utile à vos semblables… Ah ! monsieur, voilà qui est vraiment beau ; je dirai plus, voilà qui est sublime.

Albert regardait et écoutait Monte-Cristo avec étonnement ; il n’était pas habitué à le voir s’élever à de pareilles idées d’enthousiasme.

— Hélas ! continua l’étranger, sans doute pour faire disparaître l’imperceptible nuage que ces paroles venaient de faire passer sur le front de Morcerf, nous ne faisons pas ainsi en Italie, nous croissons selon notre race et notre espèce, et nous gardons même feuillage, même taille, et souvent même inutilité toute notre vie.

— Mais, monsieur, répondit le comte de Morcerf, pour un homme de votre mérite, l’Italie n’est pas une patrie, et la France ne sera peut-être pas ingrate pour tout le monde ; elle traite mal ses enfants, mais d’habitude elle accueille grandement les étrangers.

— Eh ! mon père, dit Albert avec un sourire, on voit bien que vous ne connaissez pas M. le comte de Monte-Cristo. Ses satisfactions à lui sont en dehors de ce monde ; il n’aspire point aux honneurs, et en prend seulement ce qui peut tenir sur un passeport.

— Voilà, à mon égard, l’expression la plus juste que j’aie jamais entendue, répondit l’étranger.

— Monsieur a été le maître de son avenir, dit le comte de Morcerf avec un soupir, et il a choisi le chemin de fleurs.

— Justement, monsieur, répliqua Monte-Cristo avec un de ces sourires qu’un peintre ne rendra jamais, et qu’un physiologiste désespérera toujours d’analyser.

— Si je n’eusse craint de fatiguer monsieur le comte, dit le général, évidemment charmé des manières de Monte-Cristo, je l’eusse emmené à la Chambre ; il y a aujourd’hui séance curieuse pour quiconque ne connaît pas nos sénateurs modernes.

— Je vous serai fort reconnaissant, monsieur, si vous voulez bien me renouveler cette offre une autre fois ; mais aujourd’hui l’on m’a flatté de l’espoir d’être présenté à madame la comtesse, et j’attendrai.

— Ah ! voici ma mère ! s’écria le vicomte.

En effet, Monte-Cristo, en se retournant vivement, vit madame de Morcerf à l’entrée du salon, au seuil de la porte opposée à celle par laquelle était entré son mari : immobile et pâle, elle laissa, lorsque Monte-Cristo se retourna de son côté, tomber son bras qui, on ne sait pourquoi, s’était appuyé sur le chambranle doré ; elle était là depuis quelques secondes, et avait entendu les dernières paroles prononcées par le visiteur ultramontain.

Celui-ci se leva et salua profondément la comtesse, qui s’inclina à son tour, muette et cérémonieuse.

— Eh, mon Dieu ! madame, demanda le comte, qu’avez-vous donc ? serait-ce par hasard la chaleur de ce salon qui vous fait mal ?

— Souffrez-vous, ma mère ? s’écria le vicomte en s’élançant au-devant de Mercédès. Elle les remercia tous deux avec un sourire.

— Non, dit-elle, mais j’ai éprouvé quelque émotion en voyant pour la première fois celui sans l’intervention duquel nous serions en ce moment dans les larmes et dans le deuil. Monsieur, continua la comtesse en s’avançant avec la majesté d’une reine, je vous dois la vie de mon fils, et pour ce bienfait je vous bénis. Maintenant je vous rends grâce pour le plaisir que vous me faites en me procurant l’occasion de vous remercier comme je vous ai béni, c’est-à-dire du fond du cœur.

Le comte s’inclina encore, mais plus profondément que la première fois ; il était plus pâle encore que Mercédès.

— Madame, dit-il, M. le comte et vous me récompensez trop généreusement d’une action bien simple. Sauver un homme, épargner un tourment à un père, ménager la sensibilité d’une femme, ce n’est point faire une bonne œuvre, c’est faire acte d’humanité.

À ces mots, prononcés avec une douceur et une politesse exquises, Mme de Morcerf répondit avec un accent profond :

— Il est bien heureux pour mon fils, monsieur, de vous avoir pour ami, et je remercie Dieu qui a fait les choses ainsi.

Et Mercédès leva ses beaux yeux au ciel avec une gratitude si infinie, que le comte crut y voir trembler deux larmes.

M. de Morcerf s’approcha d’elle.

— Madame, dit-il, j’ai déjà fait mes excuses à monsieur le comte d’être obligé de le quitter, et vous les lui renouvellerez, je vous prie. La séance ouvre à deux heures, il en est trois, et je dois parler.

— Allez, monsieur, je tâcherai de faire oublier votre absence à notre hôte, dit la comtesse avec le même accent de sensibilité. Monsieur le comte, continua-t-elle en se retournant vers Monte-Cristo, nous fera-t-il l’honneur de passer le reste de la journée avec nous ?

— Merci, madame, et vous me voyez, croyez-le bien, on ne peut plus reconnaissant de votre offre, mais je suis descendu ce matin à votre porte, de ma voiture de voyage. Comment suis-je installé à Paris, je l’ignore ; où le suis-je, je le sais à peine. C’est une inquiétude légère, je le sais, mais appréciable cependant.

— Nous aurons ce plaisir une autre fois, au moins, vous nous le promettez ? demanda la comtesse.

Monte-Cristo s’inclina sans répondre, mais le geste pouvait passer pour un assentiment.

— Alors, je ne vous retiens pas, monsieur, dit la comtesse, car je ne veux pas que ma reconnaissance devienne ou une indiscrétion ou une importunité.

— Mon cher comte, dit Albert, si vous le voulez bien, je vais essayer de vous rendre à Paris votre gracieuse politesse de Rome, et mettre mon coupé à votre disposition jusqu’à ce que vous ayez eu le temps de monter vos équipages.

— Merci mille fois de votre obligeance, vicomte, dit Monte-Cristo ; mais je présume que M. Bertuccio aura convenablement employé les quatre heures et demie que je viens de lui laisser, et que je trouverai à la porte une voiture quelconque tout attelée.

Albert était habitué à ces façons de la part du comte : il savait qu’il était, comme Néron, à la recherche de l’impossible, et il ne s’étonnait plus de rien ; seulement, il voulut juger par lui-même de quelle façon ses ordres avaient été exécutés ; il l’accompagna donc jusqu’à la porte de l’hôtel.

Monte-Cristo ne s’était pas trompé : dès qu’il avait paru dans l’antichambre du comte de Morcerf, un valet de pied, le même qui à Rome était venu apporter la carte du comte aux deux jeunes gens et leur annoncer sa visite, s’était élancé hors du péristyle, de sorte qu’en arrivant au perron l’illustre voyageur trouva effectivement sa voiture qui l’attendait.

C’était un coupé sortant des ateliers de Keller, et un attelage dont Drake avait, à la connaissance de tous les lions de Paris, refusé la veille encore dix-huit mille francs.

— Monsieur, dit le comte à Albert, je ne vous propose pas de m’accompagner jusque chez moi, et je ne pourrais vous montrer qu’une maison improvisée, et j’ai, vous le savez, sous le rapport des improvisations, une réputation à ménager. Accordez-moi un jour et permettez-moi alors de vous inviter. Je serai plus sûr de ne pas manquer aux lois de l’hospitalité.

— Si vous me demandez un jour, monsieur le comte, je suis tranquille, ce ne sera plus une maison que vous me montrerez, ce sera un palais. Décidément, vous avez quelque génie à votre disposition.

— Ma foi, laissez-le croire, dit Monte-Cristo en mettant le pied sur les degrés garnis de velours de son splendide équipage, cela me fera quelque bien auprès des dames.

Et il s’élança dans sa voiture, qui se referma derrière lui, et partit au galop, mais pas si rapidement que le comte n’aperçut le mouvement imperceptible qui fit trembler le rideau du salon où il avait laissé madame de Morcerf.

Lorsque Albert rentra chez sa mère, il trouva la comtesse au boudoir, plongée dans un grand fauteuil de velours : toute la chambre, noyée d’ombre, ne laissait apercevoir que la paillette étincelante attachée çà et là au ventre de quelque potiche ou à l’angle de quelque cadre d’or.

Albert ne put voir le visage de la comtesse perdu dans un nuage de gaze qu’elle avait roulée autour de ses cheveux comme une auréole de vapeur ; mais il lui sembla que sa voix était altérée : il distingua aussi, parmi les parfums des roses et des héliotropes de la jardinière, la trace âpre et mordante des sels de vinaigre ; sur une des coupes ciselées de la cheminée, en effet, le flacon de la comtesse, sorti de sa gaine de chagrin, attira l’attention inquiète du jeune homme.

— Souffrez-vous, ma mère ? s’écria-t-il en entrant, et vous seriez-vous trouvée mal pendant mon absence ?

— Moi ? non pas, Albert ; mais, vous comprenez, ces roses, ces tubéreuses et ces fleurs d’oranger dégagent pendant ces premières chaleurs, auxquelles on n’est pas habitué, de si violents parfums…

— Alors, ma mère, dit Morcerf en portant la main à la sonnette, il faut les faire porter dans votre antichambre. Vous êtes vraiment indisposée ; déjà tantôt, quand vous êtes entrée, vous étiez fort pâle.

— J’étais pâle, dites-vous, Albert ?

— D’une pâleur qui vous sied à merveille, ma mère, mais qui ne nous a pas moins effrayés pour cela, mon père et moi.

— Votre père vous en a-t-il parlé ? demanda vivement Mercédès.

— Non, madame, mais c’est à vous-même, souvenez-vous, qu’il a fait cette observation.

— Je ne me souviens pas, dit la comtesse.

Un valet entra : il venait au bruit de la sonnette tirée par Albert.

— Portez ces fleurs dans l’antichambre ou dans le cabinet de toilette, dit le vicomte ; elles font mal à madame la comtesse.

Le valet obéit.

Il y eut un assez long silence, et qui dura pendant tout le temps que se fit le déménagement.

— Qu’est-ce donc que ce nom de Monte-Cristo ? demanda la comtesse quand le domestique fut sorti emportant le dernier vase de fleurs, est-ce un nom de famille, un nom de terre, un titre simple ?

— C’est, je crois, un titre, ma mère, et voilà tout. Le comte a acheté une île dans l’archipel toscan, et a, d’après ce qu’il a dit lui-même ce matin, fondé une commanderie. Vous savez que cela se fait ainsi pour Saint-Étienne de Florence, pour Saint-Georges-Constantinien de Parme, et même pour l’ordre de Malte. Au reste, il n’a aucune prétention à la noblesse et s’appelle un comte de hasard, quoique l’opinion générale de Rome soit que le comte est un très grand seigneur.

— Ses manières sont excellentes, dit la comtesse, du moins d’après ce que j’ai pu en juger par les courts instants pendant lesquels il est resté ici.

— Oh ! parfaites, ma mère, si parfaites même qu’elles surpassent de beaucoup tout ce que j’ai connu de plus aristocratique dans les trois noblesses les plus fières de l’Europe, c’est-à-dire dans la noblesse anglaise, dans la noblesse espagnole et dans la noblesse allemande.

La comtesse réfléchit un instant, puis après cette courte hésitation elle reprit :

— Vous avez vu, mon cher Albert, c’est une question de mère que je vous adresse là, vous le comprenez, vous avez vu M. de Monte-Cristo dans son intérieur ; vous avez de la perspicacité, vous avez l’habitude du monde, plus de tact qu’on n’en a d’ordinaire à votre âge ; croyez-vous que le comte soit ce qu’il paraît réellement être ?

— Et que paraît-il ?

— Vous l’avez dit vous-même à l’instant, un grand seigneur.

— Je vous ai dit, ma mère, qu’on le tenait pour tel.

— Mais qu’en pensez-vous, vous, Albert ?

— Je n’ai pas, je vous l’avouerai, d’opinion bien arrêtée sur lui ; je le crois Maltais.

— Je ne vous interroge pas sur son origine ; je vous interroge sur sa personne.

— Ah ! sur sa personne, c’est autre chose ; et j’ai vu tant de choses étranges de lui, que si vous voulez que je vous dise ce que je pense, je vous répondrai que je le regarderais volontiers comme un des hommes de Byron, que le malheur a marqué d’un sceau fatal ; quelque Manfred, quelque Lara, quelque Werner ; comme un de ces débris enfin de quelque vieille famille qui, déshérités de leur fortune paternelle, en ont trouvé une par la force de leur génie aventureux qui les a mis au-dessus des lois de la société.

— Vous dites ?…

— Je dis que Monte-Cristo est une île au milieu de la Méditerranée, sans habitants, sans garnison, repaire de contrebandiers de toutes nations, de pirates de tous pays. Qui sait si ces dignes industriels ne payent pas à leur seigneur un droit d’asile ?

— C’est possible, dit la comtesse rêveuse.

— Mais n’importe, reprit le jeune homme, contrebandier ou non, vous en conviendrez, ma mère, puisque vous l’avez vu, M. le comte de Monte-Cristo est un homme remarquable et qui aura les plus grands succès dans les salons de Paris. Et tenez, ce matin même, chez moi, il a commencé son entrée dans le monde en frappant de stupéfaction jusqu’à Château-Renaud.

— Et quel âge peut avoir le comte ? demanda Mercédès, attachant visiblement une grande importance à cette question.

— Il a trente-cinq à trente-six ans, ma mère.

— Si jeune ! c’est impossible, dit Mercédès répondant en même temps à ce que lui disait Albert et à ce que lui disait sa propre pensée.

— C’est la vérité, cependant. Trois ou quatre fois il m’a dit, et certes sans préméditation, à telle époque cinq ans, à telle autre j’avais dix ans, à telle douze ; moi, que la curiosité tenait éveillé sur ces détails, je rapprochais les dates, et jamais je ne l’ai trouvé en défaut. L’âge de cet homme singulier, qui n’a pas d’âge, est donc, j’en suis sûr, de trente-cinq ans. Au surplus, rappelez-vous, ma mère, combien son œil est vif, combien ses cheveux sont noirs et combien son front, quoique pâle, est exempt de rides ; c’est une nature non seulement vigoureuse, mais encore jeune.

La comtesse baissa la tête comme sous un flot trop lourd d’arrières pensées.

— Et cet homme s’est pris d’amitié pour vous, demanda-t-elle avec un frissonnement nerveux.

— Je le crois, madame.

— Et vous… l’aimez-vous aussi ?

— Il me plaît, madame, quoi qu’en dise Franz d’Épinay, qui voulait le faire passer à mes yeux pour un homme revenant de l’autre monde.

La comtesse fit un mouvement de terreur.

— Albert, dit-elle d’une voix altérée, je vous ai toujours mis en garde contre les nouvelles connaissances. Maintenant vous êtes homme, et vous pourriez me donner des conseils à moi-même ; cependant je vous répète : Soyez prudent, Albert.

— Encore faudrait-il, chère mère, pour que le conseil me fût profitable, que je susse d’avance de quoi me méfier. Le comte ne joue jamais, le comte ne boit que de l’eau dorée par une goutte de vin d’Espagne ; le comte s’est annoncé si riche que, sans se faire rire au nez, il ne pourrait m’emprunter d’argent : que voulez-vous que je craigne de la part du comte ?

— Vous avez raison, dit la comtesse, et mes terreurs sont folles, ayant pour objet surtout un homme qui vous a sauvé la vie. À propos, votre père l’a-t-il bien reçu, Albert ? Il est important que nous soyons plus que convenables avec le comte. M. de Morcerf est parfois occupé, ses affaires le rendent soucieux, il se pourrait que, sans le vouloir…

— Mon père a été parfait, madame, interrompit Albert ; je dirai plus : il a paru infiniment flatté de deux ou trois compliments des plus adroits que le comte lui a glissés avec autant de bonheur que d’à-propos, comme s’il l’eût connu depuis trente ans. Chacune de ces petites flèches louangeuses a dû toucher mon père, ajouta Albert en riant, de sorte qu’ils se sont quittés les meilleurs amis du monde, et que M. de Morcerf voulait même l’emmener à la Chambre pour lui faire entendre son discours.

La comtesse ne répondit pas ; elle était absorbée dans une rêverie si profonde que ses yeux s’étaient fermés peu à peu. Le jeune homme, debout devant elle, la regardait avec cet amour filial plus tendre et plus affectueux chez les enfants dont les mères sont jeunes et belles encore ; puis, après avoir vu ses yeux se fermer, il l’écouta respirer un instant dans sa douce immobilité, et, la croyant assoupie, il s’éloigna sur la pointe du pied, poussant avec précaution la porte de la chambre où il laissait sa mère.

— Ce diable d’homme, murmura-t-il en secouant la tête, je lui ai bien prédit là-bas qu’il ferait sensation dans le monde : je mesure son effet sur un thermomètre infaillible. Ma mère l’a remarqué, donc il faut qu’il soit bien remarquable.

Et il descendit à ses écuries, non sans un dépit secret de ce que, sans y avoir même songé, le comte de Monte-Cristo avait mis la main sur un attelage qui renvoyait ses bais au numéro 2 dans l’esprit des connaisseurs.

— Décidément, dit-il, les hommes ne sont pas égaux ; il faudra que je prie mon père de développer ce théorème à la Chambre haute.



IV

MONSIEUR BERTUCCIO.

Pendant ce temps le comte était arrivé chez lui ; il avait mis six minutes pour faire le chemin. Ces six minutes avaient suffi pour qu’il fût vu de vingt jeunes gens qui, connaissant le prix de l’attelage qu’ils n’avaient pu acheter eux-mêmes, avaient mis leur monture au galop pour entrevoir le splendide seigneur qui se donnait des chevaux de 10,000 fr. la pièce.

La maison choisie par Ali, et qui devait servir de résidence de ville à Monte-Cristo, était située à droite en montant les Champs-Élysées, placée entre cour et jardin ; un massif fort touffu, qui s’élevait au milieu de la cour, masquait une partie de la façade ; autour de ce massif s’avançaient, pareilles à deux bras, deux allées qui, s’étendant à droite et à gauche, amenaient à partir de la grille, les voitures à un double perron supportant à chaque marche un vase de porcelaine plein de fleurs. Cette maison, isolée au milieu d’un large espace, avait, outre l’entrée principale, une autre entrée donnant sur la rue de Ponthieu.

Avant même que le cocher eût hélé le concierge, la grille massive roula sur ses gonds ; on avait vu venir le comte, et à Paris comme à Rome, comme partout, il était servi avec la rapidité de l’éclair. Le cocher entra donc, décrivit le demi-cercle sans avoir ralenti son allure, et la grille était refermée déjà que les roues criaient encore sur le sable de l’allée.

Au côté gauche du perron la voiture s’arrêta ; deux hommes parurent à la portière : l’un était Ali, qui sourit à son maître avec une incroyable franchise de joie, et qui se trouva payé par un simple regard de Monte-Cristo.

L’autre salua humblement et présenta son bras au comte pour l’aider à descendre de la voiture.

— Merci, monsieur Bertuccio, dit le comte en sautant légèrement les trois degrés du marchepied ; et le notaire ?

— Il est dans le petit salon, Excellence, répondit Bertuccio.

— Et les cartes de visite que je vous ai dit de faire graver dès que vous auriez le numéro de la maison ?

— Monsieur le comte, c’est déjà fait ; j’ai été chez le meilleur graveur du Palais-Royal, qui a exécuté la planche devant moi ; la première carte tirée a été portée à l’instant même, selon votre ordre, à M. le baron Danglars, député, rue de la Chaussée-d’Antin no 7 ; les autres sont sur la cheminée de la chambre à coucher de Votre Excellence.

— Bien. Quelle heure est-il ?

— Quatre heures.

Monte-Cristo donna ses gants, son chapeau et sa canne à ce même laquais français qui s’était élancé hors de l’antichambre du comte de Morcerf pour appeler la voiture, puis il passa dans le petit salon, conduit par Bertuccio, qui lui montra le chemin.

— Voilà de pauvres marbres dans cette chambre, dit Monte-Cristo, j’espère bien qu’on m’enlèvera tout cela.

Bertuccio s’inclina.

Comme l’avait dit l’intendant, le notaire attendait dans le petit salon.

C’était une honnête figure de deuxième clerc de Paris, élevé à la dignité infranchissable de tabellion de la banlieue.

— Monsieur est le notaire chargé de vendre la maison de campagne que je veux acheter ? demanda Monte-Cristo.

— Oui, monsieur le comte, répliqua le notaire.

— L’acte de vente est-il prêt ?

— Oui, monsieur le comte.

— L’avez-vous apporté ?

— Le voici.

— Parfaitement. Et où est cette maison que j’achète ? demanda négligemment Monte-Cristo, s’adressant moitié à Bertuccio, moitié au notaire.

L’intendant fit un geste qui signifiait : Je ne sais pas.

Le notaire regarda Monte-Cristo avec étonnement.

— Comment, dit-il, monsieur le comte ne sait pas où est la maison qu’il achète ?

— Non, ma foi, dit le comte.

— Monsieur le comte ne la connaît pas ?

— Et comment diable la connaîtrais-je ? j’arrive de Cadix ce matin, je ne suis jamais venu à Paris, c’est même la première fois que je mets le pied en France.

— Alors c’est autre chose, répondit le notaire ; la maison que monsieur le comte achète est située à Auteuil.

À ces mots, Bertuccio pâlit visiblement.

— Et où prenez-vous Auteuil ? demanda Monte-Cristo.

— À deux pas d’ici, monsieur le comte, dit le notaire, un peu après Passy, dans une situation charmante, au milieu du bois de Boulogne.

— Si près que cela ! dit Monte-Cristo, mais ce n’est pas la campagne. Comment diable m’avez-vous été choisir une maison à la porte de Paris, monsieur Bertuccio ?

— Moi ! s’écria l’intendant avec un étrange empressement ; non, certes, ce n’est pas moi que monsieur le comte a chargé de choisir cette maison ; que monsieur le comte veuille bien se rappeler, chercher dans sa mémoire, interroger ses souvenirs.

— Ah ! c’est juste, dit Monte-Cristo ; je me rappelle maintenant ; j’ai lu cette annonce dans un journal, et je me suis laissé séduire par ce titre menteur : Maison de campagne.

— Il est encore temps, dit vivement Bertuccio, et si votre Excellence veut me charger de chercher partout ailleurs, je lui trouverai ce qu’il y aura de mieux, soit à Enghien, soit à Fontenay-aux-Roses, soit à Bellevue.

— Non, ma foi, dit insoucieusement Monte-Cristo ; puisque j’ai celle-là je la garderai.

— Et monsieur a raison, dit vivement le notaire, qui craignait de perdre ses honoraires. C’est une charmante propriété : eaux vives, bois touffus, habitation confortable, quoique abandonnée depuis longtemps ; sans compter le mobilier, qui, si vieux qu’il soit, a de la valeur, surtout aujourd’hui que l’on recherche les antiquailles. Pardon, mais je crois que monsieur le comte a le goût de son époque.

— Dites toujours, fit Monte-Cristo ; c’est convenable, alors.

— Ah ! monsieur, c’est mieux que cela, c’est magnifique !

— Peste ! ne manquons pas une pareille occasion, dit Monte-Cristo ; le contrat, s’il vous plaît, monsieur le notaire ?

Et il signa rapidement, après avoir jeté un regard à l’endroit de l’acte où étaient désignés la situation de la maison et les noms des propriétaires.

— Bertuccio, dit-il, donnez cinquante-cinq mille francs à monsieur.

L’intendant sortit d’un pas mal assuré, et revint avec une liasse de billets de banque que le notaire compta en homme qui a l’habitude de ne recevoir son argent qu’après la purge légale.

— Et maintenant, demanda le comte, toutes les formalités sont-elles remplies ?

— Toutes, monsieur le comte.

— Avez-vous les clefs ?

— Elles sont aux mains du concierge qui garde la maison ; mais voici l’ordre que je lui ai donné d’installer monsieur dans sa nouvelle propriété.

— Fort bien.

Et Monte-Cristo fit au notaire un signe de tête qui voulait dire :

— Je n’ai plus besoin de vous, allez-vous-en.

— Mais, hasarda l’honnête tabellion, monsieur le comte s’est trompé, il me semble ; ce n’est que cinquante mille francs, tout compris.

— Et vos honoraires ?

— Se trouvent payés moyennant cette somme, monsieur le comte.

— Mais n’êtes-vous pas venu d’Auteuil ici ?

— Oui, sans doute.

— Eh bien, il faut bien vous payer votre dérangement, dit le comte.

Et il le congédia du geste.

Le notaire sortit à reculons et en saluant jusqu’à terre ; c’était la première fois, depuis le jour où il avait pris ses inscriptions, qu’il rencontrait un pareil client.

— Conduisez monsieur, dit le comte à Bertuccio.

Et l’intendant sortit derrière le notaire.

À peine le comte fut-il seul qu’il sortit de sa poche un portefeuille à serrure, qu’il ouvrit avec une petite clef attachée à son cou et qui ne le quittait jamais.

Après avoir cherché un instant, il s’arrêta à un feuillet qui portait quelques notes, confronta ces notes avec l’acte de vente déposé sur la table, et, recueillant ses souvenirs :

— Auteuil, rue de la Fontaine, no 28 ; c’est bien cela, dit-il ; maintenant dois-je m’en rapporter à un aveu arraché par la terreur religieuse ou par la terreur physique ? Au reste, dans une heure je saurai tout.

— Bertuccio ! cria-t-il en frappant avec une espèce de petit marteau à manche pliant sur un timbre qui rendit un son aigu et prolongé pareil à celui d’un tam-tam, Bertuccio !

L’intendant parut sur le seuil.

— Monsieur Bertuccio, dit le comte, ne m’avez-vous pas dit autrefois que vous aviez voyagé en France ?

— Dans certaines parties de la France, oui, Excellence.

— Vous connaissez les environs de Paris, sans doute ?

— Non, Excellence, non, répondit l’intendant avec une sorte de tremblement nerveux que Monte-Cristo, connaisseur en fait d’émotions, attribua avec raison à une vive inquiétude.

— C’est fâcheux, dit-il, que vous n’ayez jamais visité les environs de Paris, car je veux aller ce soir même voir ma nouvelle propriété, et en venant avec moi vous m’eussiez donné sans doute d’utiles renseignements.

— À Auteuil ? s’écria Bertuccio dont le teint cuivré devint presque livide. Moi, aller à Auteuil !

— Eh bien ! qu’y a-t-il d’étonnant que vous veniez à Auteuil, je vous le demande ? Quand je demeurerai à Auteuil, il faudra bien que vous y veniez, puisque vous faites partie de la maison.

Bertuccio baissa la tête devant le regard impérieux du maître, et il demeura immobile et sans réponse.

— Ah çà ! mais, que vous arrive-t-il ? Vous allez donc me faire sonner une seconde fois pour la voiture ? dit Monte-Cristo du ton que Louis XIV mit à prononcer le fameux : « J’ai failli attendre ! »

Bertuccio ne fit qu’un bond du petit salon à l’antichambre, et cria d’une voix rauque :

— Les chevaux de Son Excellence !

Monte-Cristo écrivit deux ou trois lettres ; comme il cachetait la dernière, l’intendant reparut.

— La voiture de Son Excellence est à la porte, dit-il.

— Eh bien ! prenez vos gants et votre chapeau, dit Monte-Cristo.

— Est-ce que je vais avec monsieur le comte ? s’écria Bertuccio.

— Sans doute, il faut bien que vous donniez vos ordres, puisque je compte habiter cette maison.

Il était sans exemple que l’on eût répliqué à une injonction du comte ; aussi l’intendant, sans faire aucune objection, suivit-il son maître, qui monta dans la voiture et lui fit signe de le suivre. L’intendant s’assit respectueusement sur la banquette du devant.



V

LA MAISON D’AUTEUIL.

Monte-Cristo avait remarqué, qu’en descendant le perron, Bertuccio s’était signé à la manière des Corses, c’est-à-dire en coupant l’air en croix avec le pouce, et qu’en prenant place dans la voiture il avait marmotté tout bas une courte prière. Tout autre qu’un homme curieux eût eu pitié de la singulière répugnance manifestée par le digne intendant pour la promenade méditée extra muros par le comte ; mais, à ce qu’il paraît, celui-ci était trop curieux pour dispenser Bertuccio de ce petit voyage. En vingt minutes on fut à Auteuil. L’émotion de l’intendant avait toujours été croissant. En entrant dans le village, Bertuccio, rencogné dans l’angle de la voiture, commença à examiner avec une émotion fiévreuse chacune des maisons devant lesquelles on passait.

— Vous ferez arrêter rue de la Fontaine, au no 28, dit le comte en fixant impitoyablement son regard sur l’intendant, auquel il donnait cet ordre.

La sueur monta au visage de Bertuccio ; cependant il obéit, et, se penchant en dehors de la voiture, il cria au cocher :

— Rue de la Fontaine, no 28.

Ce no 28 était situé à l’extrémité du village. Pendant le voyage, la nuit était venue, ou plutôt un nuage noir tout chargé d’électricité donnait à ces ténèbres prématurées l’apparence et la solennité d’un épisode dramatique. La voiture s’arrêta et le valet de pied se précipita à la portière, qu’il ouvrit.

— Eh bien ! dit le comte, vous ne descendez pas, monsieur Bertuccio ? vous restez donc dans la voiture alors ? Mais à quoi diable songez-vous donc ce soir ?

Bertuccio se précipita par la portière et présenta son épaule au comte qui, cette fois, s’appuya dessus et descendit un à un les trois degrés du marchepied.

— Frappez, dit le comte, et annoncez-moi.

Bertuccio frappa, la porte s’ouvrit et le concierge parut.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— C’est votre nouveau maître, brave homme, dit le valet de pied.

Et il tendit au concierge le billet de reconnaissance donné par le notaire.

— La maison est donc vendue ? demanda le concierge, et c’est monsieur qui vient l’habiter ?

— Oui, mon ami, dit le comte, et je tâcherai que vous n’ayez pas à regretter votre ancien maître.

— Oh ! monsieur, dit le concierge, je n’aurai pas à le regretter beaucoup, car nous le voyons bien rarement ; il y a plus de cinq ans qu’il n’est venu, et il a, ma foi ! bien fait de vendre une maison qui ne lui rapportait absolument rien.

— Et comment se nommait votre ancien maître ? demanda Monte-Cristo.

— M. le marquis de Saint-Méran ; ah ! il n’a pas vendu la maison ce qu’elle lui a coûté, j’en suis sûr.

— Le marquis de Saint-Méran ! reprit Monte-Cristo ; mais il me semble que ce nom ne m’est pas inconnu, dit le comte ; le marquis de Saint-Méran…

Et il parut chercher.

— Un vieux gentilhomme continua le concierge, un fidèle serviteur des Bourbons ; il avait une fille unique qu’il avait mariée à M. de Villefort, qui a été procureur du roi à Nîmes et ensuite à Versailles.

Monte-Cristo jeta un regard qui rencontra Bertuccio plus livide que le mur contre lequel il s’appuyait pour ne pas tomber.

— Et cette fille n’est-elle pas morte ? demanda Monte-Cristo ; il me semble que j’ai entendu dire cela.

— Oui, monsieur, il y a vingt et un ans, et depuis ce temps-là nous n’avons pas revu trois fois le pauvre cher marquis.

— Merci, merci, dit Monte-Cristo, jugeant à la prostration de l’intendant qu’il ne pouvait tendre davantage cette corde sans risquer de la briser ; merci ! Donnez-moi de la lumière, brave homme.

— Accompagnerai-je monsieur ?

— Non, c’est inutile, Bertuccio m’éclairera. Et Monte-Cristo accompagna ces paroles du don de deux pièces d’or qui soulevèrent une explosion de bénédictions et de soupirs.

— Ah ! monsieur ! dit le concierge après avoir cherché inutilement sur le rebord de la cheminée et sur les planches y attenantes, c’est que je n’ai pas de bougies ici.

— Prenez une des lanternes de la voiture, Bertuccio, et montrez-moi les appartements, dit le comte.

L’intendant obéit sans observation, mais il était facile à voir, au tremblement de la main qui tenait la lanterne, ce qu’il lui en coûtait pour obéir.

On parcourut un rez-de-chaussée assez vaste ; un premier étage composé d’un salon, d’une salle de bains et de deux chambres à coucher. Par une de ces chambres à coucher, on arrivait à un escalier tournant dont l’extrémité aboutissait au jardin.

— Tiens, voilà un escalier de dégagement, dit le comte, c’est assez commode. Éclairez-moi, monsieur Bertuccio ; passez devant, et allons où cet escalier nous conduira.

— Monsieur, dit Bertuccio, il va au jardin.

— Et comment savez-vous cela, je vous prie ?

— C’est-à-dire qu’il doit y aller.

— Eh bien, assurons-nous-en.

Bertuccio poussa un soupir et marcha devant. L’escalier aboutissait effectivement au jardin.

À la porte extérieure l’intendant s’arrêta.

— Allons donc, monsieur Bertuccio ! dit le comte.

Mais celui auquel il s’adressait était abasourdi, stupide, anéanti. Ses yeux égarés cherchaient tout autour de lui comme les traces d’un passé terrible, et de ses mains crispées il semblait essayer de repousser des souvenirs affreux.

— Eh bien ? insista le comte.

— Non ! non ! s’écria Bertuccio en posant la main à l’angle du mur intérieur ; non, monsieur, je n’irai pas plus loin, c’est impossible !

— Qu’est-ce à dire ? articula la voix irrésistible de Monte-Cristo.

— Mais vous voyez bien, monsieur, s’écria l’intendant, que cela n’est point naturel ; qu’ayant une maison à acheter à Paris, vous l’achetiez justement à Auteuil, et que l’achetant à Auteuil, cette maison soit le no 28 de la rue de la Fontaine ! Ah ! pourquoi ne vous ai-je pas tout dit là-bas, monseigneur ! Vous n’auriez certes pas exigé que je vinsse. J’espérais que la maison de monsieur le comte serait une autre maison que celle-ci. Comme s’il n’y avait d’autre maison à Auteuil que celle de l’assassinat !

— Oh ! oh ! fit Monte-Cristo s’arrêtant tout à coup, quel vilain mot venez-vous de prononcer là ! Diable d’homme ! Corse enraciné ! toujours des mystères ou des superstitions ! Voyons, prenez cette lanterne et visitons le jardin ; avec moi vous n’aurez pas peur, j’espère !

Bertuccio ramassa la lanterne et obéit. La porte, en s’ouvrant, découvrit un ciel blafard dans lequel la lune s’efforçait vainement de lutter contre une mer de nuages qui la couvraient de leurs flots sombres qu’elle illuminait un instant, et qui allaient ensuite se perdre, plus sombres encore, dans les profondeurs de l’infini.

L’intendant voulut appuyer sur la gauche.

— Non pas, monsieur, dit Monte-Cristo, à quoi bon suivre les allées ? voici une belle pelouse, allons devant nous.

Bertuccio essuya la sueur qui coulait de son front, mais obéit ; cependant, il continuait de prendre à gauche.

Monte-Cristo, au contraire, appuyait à droite. Arrivé près d’un massif d’arbres, il s’arrêta.

L’intendant n’y put tenir.

— Éloignez-vous, monsieur ! s’écria-t-il, éloignez-vous, je vous en supplie, vous êtes justement à la place !

— À quelle place ?

— À la place même où il est tombé.

— Mon cher monsieur Bertuccio, dit Monte-Cristo en riant, revenez à vous, je vous y engage ; nous ne sommes pas ici à Sartène ou à Corte. Ceci n’est point un maquis, mais un jardin anglais, mal entretenu, j’en conviens, mais qu’il ne faut pas calomnier pour cela.

— Monsieur, ne restez pas là ! ne restez pas là ! je vous en supplie.

— Je crois que vous devenez fou, maître Bertuccio, dit froidement le comte ; si cela est, prévenez-moi, car je vous ferai enfermer dans quelque maison de santé avant qu’il n’arrive un malheur.

— Hélas ! Excellence, dit Bertuccio en secouant la tête et en joignant les mains avec une attitude qui eût fait rire le comte, si des pensées d’un intérêt supérieur ne l’eussent captivé en ce moment et rendu fort attentif aux moindres expansions de cette conscience timorée, hélas ! Excellence, le malheur est arrivé.

— Monsieur Bertuccio, dit le comte, je suis fort aise de vous dire que, tout en gesticulant, vous vous tordez les bras, et que vous roulez des yeux comme un possédé du corps duquel le diable ne veut pas sortir ; or, j’ai presque toujours remarqué que le diable le plus entêté à rester à son poste, c’est un secret. Je vous savais Corse, je vous savais sombre et ruminant toujours quelque vieille histoire de vendetta, et je vous passais cela en Italie, parce qu’en Italie ces sortes de choses sont de mise, mais en France on trouve généralement l’assassinat de fort mauvais goût : il y a des gendarmes qui s’en occupent, des juges qui le condamnent et des échafauds qui le vengent.

Bertuccio joignit les mains et, comme en exécutant ces différentes évolutions il ne quittait point sa lanterne, la lumière éclaira son visage bouleversé.

Monte-Cristo l’examina du même œil qu’à Rome il avait examiné le supplice d’Andrea ; puis, d’un ton de voix qui fit courir un nouveau frisson par le corps du pauvre intendant :

— L’abbé Busoni m’avait donc menti, dit-il, lorsque après son voyage en France, en 1829, il vous envoya vers moi, muni d’une lettre de recommandation dans laquelle il me recommandait vos précieuses qualités. Eh bien ! je vais écrire à l’abbé ; je le rendrai responsable de son protégé, et je saurai sans doute ce que c’est que toute cette affaire d’assassinat. Seulement, je vous préviens, monsieur Bertuccio, que lorsque je vis dans un pays, j’ai l’habitude de me conformer à ses lois, et que je n’ai pas envie de me brouiller pour vous avec la justice de France.

— Oh ! ne faites pas cela, Excellence, je vous ai servi fidèlement, n’est-ce pas ? s’écria Bertuccio au désespoir ; j’ai toujours été honnête homme, et j’ai même, le plus que j’ai pu, fait de bonnes actions.

— Je ne dis pas non, reprit le comte, mais pourquoi diable êtes-vous agité de la sorte ? C’est mauvais signe : une conscience pure n’amène pas tant de pâleur sur les joues, tant de fièvre dans les mains d’un homme…

— Mais, monsieur le comte, reprit en hésitant Bertuccio, ne m’avez-vous pas dit vous-même que M. l’abbé Busoni, qui a entendu ma confession dans les prisons de Nîmes, vous avait prévenu, en m’envoyant chez vous, que j’avais un lourd reproche à me faire ?

— Oui, mais comme il vous adressait à moi en me disant que vous feriez un excellent intendant, j’ai cru que vous aviez volé, voilà tout !

— Oh ! monsieur le comte ! fit Bertuccio avec mépris.

— Ou que, comme vous étiez Corse, vous n’aviez pu résister au désir de faire une peau, comme on dit dans le pays par antiphrase, quand au contraire on en défait une.

— Eh bien, oui, monseigneur, oui, mon bon seigneur, c’est cela ! s’écria Bertuccio en se jetant aux genoux du comte ; oui, c’est une vengeance, je le jure, une simple vengeance.

— Je comprends, mais ce que je ne comprends pas, c’est que ce soit cette maison justement qui vous galvanise à ce point.

— Mais, monseigneur, n’est-ce pas bien naturel, reprit Bertuccio, puisque c’est dans cette maison que la vengeance s’est accomplie ?

— Quoi ! ma maison !

— Oh ! monseigneur, elle n’était pas encore à vous, répondit naïvement Bertuccio.

— Mais à qui donc était-elle ? à M. le marquis de Saint-Méran, nous a dit, je crois, le concierge. Que diable aviez-vous donc à vous venger du marquis de Saint-Méran ?

— Oh ! ce n’était pas de lui, monseigneur, c’était d’un autre.

— Voilà une étrange rencontre, dit Monte-Cristo paraissant céder à ses réflexions, que vous vous trouviez comme cela par hasard, sans préparation aucune, dans une maison où s’est passée une scène qui vous donne de si affreux remords.

— Monseigneur, dit l’intendant, c’est la fatalité qui amène tout cela, j’en suis bien sûr : d’abord, vous achetez une maison juste à Auteuil, cette maison est celle où j’ai commis un assassinat ; vous descendez au jardin juste par l’escalier où il est descendu ; vous vous arrêtez juste à l’endroit où il reçut le coup ; à deux pas, sous ce platane, était la fosse où il venait d’enterrer l’enfant : tout cela n’est pas du hasard, non, car en ce cas le hasard ressemblerait trop à la Providence.

— Eh bien ! voyons, monsieur le Corse, supposons que ce soit la Providence ; je suppose toujours tout ce qu’on veut, moi ; d’ailleurs aux esprits malades il faut faire des concessions. Voyons, rappelez vos esprits et racontez-moi cela.

— Je ne l’ai jamais raconté qu’une fois, et c’était à l’abbé Busoni. De pareilles choses, ajouta Bertuccio en secouant la tête, ne se disent que sous le sceau de la confession.

— Alors, mon cher Bertuccio, dit le comte, vous trouverez bon que je vous renvoie à votre confesseur ; vous vous ferez avec lui chartreux ou bernardin, et vous causerez de vos secrets. Mais, moi, j’ai peur d’un hôte effrayé par de pareils fantômes ; je n’aime point que mes gens n’osent point se promener le soir dans mon jardin. Puis, je l’avoue, je serais peu curieux de quelque visite de commissaire de police ; car, apprenez ceci, maître Bertuccio : en Italie, on ne paie la justice que si elle se tait, mais en France on ne la paie au contraire que quand elle parle. Peste ! je vous croyais bien un peu Corse, beaucoup contrebandier, fort habile intendant, mais je vois que vous avez encore d’autres cordes à votre arc. Vous n’êtes plus à moi, monsieur Bertuccio.

— Oh ! monseigneur ! monseigneur ! s’écria l’intendant frappé de terreur à cette menace ; oh ! s’il ne tient qu’à cela que je demeure à votre service, je parlerai, je dirai tout ; et si je vous quitte, eh bien, alors ce sera pour marcher à l’échafaud.

— C’est différent alors, dit Monte-Cristo ; mais si vous voulez mentir, réfléchissez-y : mieux vaut que vous ne parliez pas du tout.

— Non, monsieur, je vous le jure sur le salut de mon âme, je vous dirai tout ! car l’abbé Busoni lui même n’a su qu’une partie de mon secret. Mais d’abord, je vous en supplie, éloignez-vous de ce platane ; tenez, la lune va blanchir ce nuage, et là, placé comme vous l’êtes, enveloppé de ce manteau qui me cache votre taille et qui ressemble à celui de M. de Villefort !…

— Comment ! s’écria Monte-Cristo, c’est M. de Villefort…

— Votre Excellence le connaît ?

— L’ancien procureur du roi de Nîmes ?

— Oui.

— Qui avait épousé la fille du marquis de Saint-Méran ?

— Oui.

— Et qui avait dans le barreau la réputation du plus honnête, du plus sévère, du plus rigide magistrat.

— Eh bien, monsieur, s’écria Bertuccio, cet homme à la réputation irréprochable…

— Oui.

— C’était un infâme.

— Bah ! dit Monte-Cristo, impossible.

— Cela est pourtant comme je vous le dis.

— Ah ! vraiment ! dit Monte-Cristo, et vous en avez la preuve ?

— Je l’avais du moins.

— Et vous l’avez perdue, maladroit ?

— Oui ; mais en cherchant bien on peut la retrouver.

— En vérité ! dit le comte, contez-moi cela, monsieur Bertuccio, car cela commence véritablement à m’intéresser.

Et le comte, en chantonnant un petit air de la Lucia, alla s’asseoir sur un banc, tandis que Bertuccio le suivait en rappelant ses souvenirs.

Bertuccio resta debout devant lui.



VI

LA VENDETTA.

— D’où monsieur le comte désire-t-il que je reprenne les choses ? demanda Bertuccio.

— Mais d’où vous voudrez, dit Monte-Cristo, puisque je ne sais absolument rien.

— Je croyais cependant que M. l’abbé Busoni avait dit à Votre Excellence…

— Oui, quelques détails, sans doute, mais sept ou huit ans ont passé là-dessus, et j’ai oublié tout cela.

— Alors je puis donc, sans crainte d’ennuyer Votre Excellence…

— Allez, monsieur Bertuccio, allez, vous me tiendrez lieu de journal du soir.

— Les choses remontent à 1815.

— Ah ! ah ! fit Monte-Cristo, ce n’est pas hier, 1815.

— Non, monsieur, et cependant les moindres détails me sont aussi présents à la mémoire que si nous étions seulement au lendemain. J’avais un frère, un frère aîné, qui était au service de l’empereur. Il était devenu lieutenant dans un régiment composé entièrement de Corses. Ce frère était mon unique ami ; nous étions restés orphelins, moi à cinq ans, lui à dix-huit ; il m’avait élevé comme si j’eusse été son fils. En 1814, sous les Bourbons, il s’était marié ; l’Empereur revint de l’île d’Elbe, mon frère reprit aussitôt du service, et, blessé légèrement à Waterloo, il se retira avec l’armée derrière la Loire.

— Mais c’est l’histoire des Cent-Jours que vous me faites là, monsieur Bertuccio, dit le comte, et elle est déjà faite, si je ne me trompe.

— Excusez-moi, Excellence, mais ces premiers détails sont nécessaires, et vous m’avez promis d’être patient.

— Allez ! allez ! je n’ai qu’une parole.

— Un jour, nous reçûmes une lettre ; il faut dire que nous habitions le petit village de Rogliano, à l’extrémité du cap Corse : cette lettre était de mon frère ; il nous disait que l’armée était licenciée et qu’il revenait par Châteauroux, Clermont-Ferrand, le Puy et Nîmes ; si j’avais quelque argent, il me priait de le lui faire tenir à Nîmes, chez un aubergiste de connaissance, avec lequel j’avais quelques relations.

— De contrebande, reprit Monte-Cristo.

— Eh ! mon Dieu ! monsieur le comte, il faut vivre.

— Certainement ; continuez donc.

— J’aimais tendrement mon frère, je vous l’ai dit, Excellence ; aussi je résolus non pas de lui donner l’argent, mais de le lui porter moi même. Je possédais un millier de francs, j’en laissai cinq cents à Assunta, c’était ma belle-sœur ; je pris les cinq cents autres, je me mis en route pour Nîmes. C’était chose facile, j’avais ma barque, un chargement à faire en mer ; tout secondait mon projet.

Mais le chargement fait, le vent devint contraire, de sorte que nous fûmes quatre ou cinq jours sans pouvoir entrer dans le Rhône. Enfin nous y parvînmes ; nous remontâmes jusqu’à Arles ; je laissai la barque entre Bellegarde et Beaucaire, et je pris le chemin de Nîmes.

— Nous arrivons, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur : excusez-moi, mais, comme Votre Excellence le verra, je ne lui dis que les choses absolument nécessaires. Or, c’était le moment où avaient lieu les fameux massacres du Midi. Il y avait là deux ou trois brigands que l’on appelait Trestaillon, Truphemy et Graffan, qui égorgeaient dans les rues tous ceux qu’on soupçonnait de bonapartisme. Sans doute, monsieur le comte a entendu parler de ces assassinats ?

— Vaguement, j’étais fort loin de la France à cette époque. Continuez.

— En entrant à Nîmes, on marchait littéralement dans le sang ; à chaque pas on rencontrait des cadavres : les assassins, organisés par bandes, tuaient, pillaient et brûlaient.

À la vue de ce carnage, un frisson me prit, non pas pour moi ; moi, simple pêcheur corse, je n’avais pas grand-chose à craindre ; au contraire, ce temps-là c’était notre bon temps, à nous autres contrebandiers, mais pour mon frère, pour mon frère soldat de l’Empire, revenant de l’armée de la Loire avec son uniforme et ses épaulettes, et qui par conséquent, avait tout à craindre.

Je courus chez notre aubergiste. Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé : mon frère était arrivé la veille à Nîmes, et à la porte même de celui à qui il venait demander l’hospitalité, il avait été assassiné.

Je fis tout au monde pour connaître les meurtriers ; mais personne n’osa me dire leurs noms, tant ils étaient redoutés.

Je songeai alors à cette justice française, dont on m’avait tant parlé, qui ne redoute rien, elle, et je me présentai chez le procureur du roi.

— Et ce procureur du roi se nommait Villefort ? demanda négligemment Monte-Cristo.

— Oui, Excellence : il venait de Marseille, où il avait été substitut. Son zèle lui avait valu de l’avancement. Il était un des premiers, disait-on, qui eussent annoncé au gouvernement le débarquement de l’île d’Elbe.

— Donc, reprit Monte-Cristo, vous vous présentâtes chez lui.

— « Monsieur, lui dis-je, mon frère a été assassiné hier dans les rues de Nîmes, je ne sais point par qui, mais c’est votre mission de le savoir. Vous êtes ici chef de la justice, et c’est à la justice de venger ceux qu’elle n’a pas su défendre.

— « Et qu’était votre frère ? demanda le procureur du roi.

— « Lieutenant au bataillon corse.

— « Un soldat de l’usurpateur, alors ?

— « Un soldat des armées françaises.

— « Eh bien, répliqua-t-il, il s’est servi de l’épée et il a péri par l’épée.

— « Vous vous trompez, monsieur ; il a péri par le poignard.

— « Que voulez-vous que j’y fasse ? répondit le magistrat.

— « Mais je vous l’ai dit : je veux que vous le vengiez.

— « Et de qui ?

— « De ses assassins.

— « Est-ce que je les connais, moi ?

— « Faites-les chercher.

— « Pourquoi faire ? Votre frère aura eu quelque querelle et se sera battu en duel. Tous ces anciens soldats se portent à des excès qui leur réussissaient sous l’Empire, mais qui tournent mal pour eux maintenant ; or, nos gens du Midi n’aiment ni les soldats, ni les excès.

— « Monsieur, repris-je, ce n’est pas pour moi que je vous prie. Moi, je pleurerai ou je me vengerai, voilà tout ; mais mon pauvre frère avait une femme. S’il m’arrivait malheur à mon tour, cette pauvre créature mourrait de faim, car le travail seul de mon frère la faisait vivre. Obtenez pour elle une petite pension du gouvernement.

— « Chaque révolution a ses catastrophes, répondit M. de Villefort ; votre frère a été victime de celle-ci, c’est un malheur, et le gouvernement ne doit rien à votre famille pour cela. Si nous avions à juger toutes les vengeances que les partisans de l’usurpateur ont exercées sur les partisans du roi quand à leur tour ils disposaient du pouvoir, votre frère serait peut-être aujourd’hui condamné à mort. Ce qui s’accomplit est chose toute naturelle, car c’est la loi des représailles.

— « Eh quoi ! monsieur, m’écriai-je, il est possible que vous me parliez ainsi, vous, un magistrat !…

— « Tous ces Corses sont fous, ma parole d’honneur ! répondit M. de Villefort, et ils croient encore que leur compatriote est empereur. Vous vous trompez de temps, mon cher ; il fallait venir me dire cela il y a deux mois. Aujourd’hui il est trop tard ; allez-vous-en donc, et si vous ne vous en allez pas, moi, je vais vous faire reconduire. »

Je le regardai un instant pour voir si par une nouvelle supplication il y avait quelque chose à espérer.

Cet homme était de pierre. Je m’approchai de lui :

— « Eh bien, lui dis-je à demi voix, puisque vous connaissez les Corses, vous devez savoir comment ils tiennent leur parole. Vous trouvez qu’on a bien fait de tuer mon frère qui était bonapartiste, parce que vous êtes royaliste, vous ; eh bien, moi, qui suis bonapartiste aussi, je vous déclare une chose : c’est que je vous tuerai, vous. À partir de ce moment je vous déclare la vendetta ; ainsi, tenez-vous bien, et gardez-vous de votre mieux, car la première fois que nous nous trouverons face à face, c’est que votre dernière heure sera venue. »

Et là-dessus, avant qu’il fût revenu de sa surprise j’ouvris la porte et je m’enfuis.

— Ah ! Ah ! dit Monte-Cristo, avec votre honnête figure, vous faites de ces choses-là, monsieur Bertuccio, et à un procureur du roi, encore ! Fi donc ! et savait-il au moins ce que cela voulait dire ce mot vendetta ?

— Il le savait si bien qu’à partir de ce moment il ne sortit plus seul et se calfeutra chez lui, me faisant chercher partout. Heureusement j’étais si bien caché qu’il ne put me trouver. Alors la peur le prit ; il trembla de rester plus longtemps à Nîmes ; il sollicita son changement de résidence, et, comme c’était en effet un homme influent, il fut nommé à Versailles ; mais, vous le savez, il n’y a pas de distance pour un Corse qui a juré de se venger de son ennemi, et sa voiture, si bien menée qu’elle fût, n’a jamais eu plus d’une demi-journée d’avance sur moi, qui cependant la suivis à pied.

L’important n’était pas de le tuer, cent fois j’en avais trouvé l’occasion ; mais il fallait le tuer sans être découvert et surtout sans être arrêté. Désormais je ne m’appartenais plus : j’avais à protéger et à nourrir ma belle-sœur. Pendant trois mois je guettai M. de Villefort ; pendant trois mois il ne fit pas un pas, une démarche, une promenade, que mon regard ne le suivît là où il allait. Enfin, je découvris qu’il venait mystérieusement à Auteuil : je le suivis encore et je le vis entrer dans cette maison où nous sommes ; seulement, au lieu d’entrer comme tout le monde par la grande porte de la rue, il venait soit à cheval, soit en voiture, laissait voiture ou cheval à l’auberge, et entrait par cette petite porte que vous voyez là.

Monte-Cristo fit de la tête un signe qui prouvait qu’au milieu de l’obscurité il distinguait en effet l’entrée indiquée par Bertuccio.

— Je n’avais plus besoin de rester à Versailles, je me fixai à Auteuil et je m’informai. Si je voulais le prendre, c’était évidemment là qu’il me fallait tendre mon piège.

La maison appartenait, comme le concierge l’a dit à Votre Excellence, à M. de Saint-Méran, beau père de Villefort. M. de Saint-Méran habitait Marseille ; par conséquent, cette campagne lui était inutile : aussi disait-on qu’il venait de la louer à une jeune veuve que l’on ne connaissait que sous le nom de la baronne.

En effet, un soir, en regardant par-dessus le mur, je vis une femme jeune et belle qui se promenait seule dans ce jardin, que nulle fenêtre étrangère ne dominait ; elle regardait fréquemment du côté de la petite porte, et je compris que ce soir-là elle attendait M. de Villefort. Lorsqu’elle fut assez près de moi pour que malgré l’obscurité je pusse distinguer ses traits, je vis une belle jeune femme de dix-huit à dix-neuf ans, grande et blonde. Comme elle était en simple peignoir et que rien ne gênait sa taille, je pus remarquer qu’elle était enceinte et que sa grossesse même paraissait avancée.

Quelques moments après, on ouvrit la petite porte ; un homme entra ; la jeune femme courut le plus vite qu’elle put à sa rencontre ; ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, s’embrassèrent tendrement et regagnèrent ensemble la maison.

Cet homme, c’était M. de Villefort. Je jugeai qu’en sortant, surtout s’il sortait la nuit, il devait traverser seul le jardin dans toute sa longueur.

— Et, demanda le comte, avez-vous su depuis le nom de cette femme ?

— Non, Excellence, répondit Bertuccio ; vous allez voir que je n’eus pas le temps de l’apprendre.

— Continuez.

— Ce soir-là, reprit Bertuccio, j’aurais pu tuer peut-être le procureur du roi ; mais je ne connaissais pas encore assez le jardin dans tous ses détails. Je craignis de ne pas le tuer raide, et, si quelqu’un accourait à ses cris, de ne pouvoir fuir. Je remis la partie au prochain rendez-vous, et, pour que rien ne m’échappât, je pris une petite chambre donnant sur la rue que longeait le mur du jardin.

Trois jours après, vers sept heures du soir, je vis sortir de la maison un domestique à cheval qui prit au galop le chemin qui conduisait à la route de Sèvres ; je présumai qu’il allait à Versailles. Je ne me trompais pas. Trois heures après, l’homme revint tout couvert de poussière ; son message était terminé.

Dix minutes après, un autre homme à pied, enveloppé d’un manteau, ouvrit la petite porte du jardin, qui se referma sur lui.

Je descendis rapidement. Quoique je n’eusse pas vu le visage de Villefort, je le reconnus au battement de mon cœur : je traversai la rue, je gagnai une borne placée à l’angle du mur et à l’aide de laquelle j’avais regardé une première fois dans le jardin.

Cette fois je ne me contentai pas de regarder, je tirai mon couteau de ma poche, je m’assurai que la pointe était bien affilée, et je sautai par-dessus le mur.

Mon premier soin fut de courir à la porte ; il avait laissé la clef en dedans, en prenant la simple précaution de donner un double tour à la serrure.

Rien n’entravait donc ma fuite de ce côté-là. Je me mis à étudier les localités. Le jardin formait un carré long, une pelouse de fin gazon anglais s’étendait au milieu, aux angles de cette pelouse étaient des massifs d’arbres au feuillage touffu et tout entremêlé de fleurs d’automne.

Pour se rendre de la maison à la petite porte, ou de la petite porte à la maison, soit qu’il entrât, soit qu’il sortît, M. de Villefort était obligé de passer près d’un de ces massifs.

On était à la fin de septembre ; le vent soufflait avec force ; un peu de lune pâle, et voilée à chaque instant par de gros nuages qui glissaient rapidement au ciel, blanchissait le sable des allées qui conduisaient à la maison, mais ne pouvait percer l’obscurité de ces massifs touffus dans lesquels un homme pouvait demeurer caché sans qu’il y eût crainte qu’on ne l’aperçût.

Je me cachai dans celui le plus près duquel devait passer Villefort ; à peine y étais-je, qu’au milieu des bouffées de vent qui courbaient les arbres au-dessus de mon front, je crus distinguer comme des gémissements. Mais vous savez, ou plutôt vous ne savez pas, monsieur le comte, que celui qui attend le moment de commettre un assassinat croit toujours entendre pousser des cris sourds dans l’air. Deux heures s’écoulèrent pendant lesquelles, à plusieurs reprises, je crus entendre les mêmes gémissements. Minuit sonna.

Comme le dernier son vibrait encore lugubre et retentissant, j’aperçus une lueur illuminant les fenêtres de l’escalier dérobé par lequel nous sommes descendus tout à l’heure.

La porte s’ouvrit, et l’homme au manteau reparut.

C’était le moment terrible ; mais depuis si longtemps je m’étais préparé à ce moment, que rien en moi ne faiblit : je tirai mon couteau, je l’ouvris et je me tins prêt.

L’homme au manteau vint droit à moi ; mais à mesure qu’il avançait dans l’espace découvert, je croyais remarquer qu’il tenait une arme de la main droite : j’eus peur, non pas d’une lutte, mais d’un insuccès. Lorsqu’il fut à quelques pas de moi seulement, je reconnus que ce que j’avais pris pour une arme n’était rien autre chose qu’une bêche.

Je n’avais pas encore pu deviner dans quel but M. de Villefort tenait une bêche à la main, lorsqu’il s’arrêta sur la lisière du massif, jeta un regard autour de lui, et se mit à creuser un trou dans la terre. Ce fut alors que je m’aperçus qu’il y avait quelque chose dans son manteau, qu’il venait de déposer sur la pelouse pour être plus libre de ses mouvements.

Alors, je l’avoue, un peu de curiosité se glissa dans ma haine : je voulus voir ce que venait faire là Villefort ; je restai immobile, sans haleine ; j’attendis.

Puis une idée m’était venue, qui se confirma en voyant le procureur du roi tirer de son manteau un petit coffre long de deux pieds et large de six à huit pouces.

Je le laissai déposer le coffre dans le trou, sur lequel il repoussa la terre ; puis, sur cette terre fraîche, il appuya ses pieds pour faire disparaître la trace de l’œuvre nocturne. Je m’élançai alors sur lui et je lui enfonçai mon couteau dans la poitrine en lui disant :

— « Je suis Giovanni Bertuccio ! ta mort pour mon frère, ton trésor pour sa veuve : tu vois bien que ma vengeance est plus complète que je ne l’espérais. »

Je ne sais s’il entendit ces paroles ; je ne le crois pas, car il tomba sans pousser un cri ; je sentis les flots de son sang rejaillir brûlants sur mes mains et sur mon visage ; mais j’étais ivre, j’étais en délire ; ce sang me rafraîchissait au lieu de me brûler. En une seconde, j’eus déterré le coffret à l’aide de la bêche ; puis, pour qu’on ne vît pas que je l’avais enlevé, je comblai à mon tour le trou, je jetai la bêche par dessus le mur, je m’élançai par la porte, que je fermai à double tour en dehors et dont j’emportai la clef.

— Bon ! dit Monte-Cristo, c’était, à ce que je vois, un petit assassinat doublé de vol.

— Non, Excellence, répondit Bertuccio, c’était une vendetta suivie de restitution.

— Et la somme était ronde, au moins ?

— Ce n’était pas de l’argent.

— Ah ! oui, je me rappelle, dit Monte-Cristo ; n’avez-vous pas parlé d’un enfant ?

— Justement, Excellence. Je courus jusqu’à la rivière, je m’assis sur le talus, et, pressé de savoir ce que contenait le coffre, je fis sauter la serrure avec mon couteau.

Dans un lange de fine batiste était enveloppé un enfant qui venait de naître ; son visage empourpré, ses mains violettes annonçaient qu’il avait dû succomber à une asphyxie causée par des ligaments naturels roulés autour de son cou ; cependant, comme il n’était pas froid encore, j’hésitai à le jeter dans cette eau qui coulait à mes pieds. En effet, au bout d’un instant je crus sentir un léger battement vers la région du cœur ; je dégageai son cou du cordon qui l’enveloppait, et, comme j’avais été infirmier à l’hôpital de Bastia, je fis ce qu’aurait pu faire un médecin en pareille circonstance ; c’est-à-dire que je lui insufflai courageusement de l’air dans les poumons, qu’après un quart d’heure d’efforts inouïs je le vis respirer, et j’entendis un cri s’échapper de sa poitrine.

À mon tour, je jetai un cri, mais un cri de joie. « Dieu ne me maudit donc pas, me dis-je, puisqu’il permet que je rende la vie à une créature humaine en échange de la vie que j’ai ôtée à une autre ! »

— Et que fîtes-vous donc de cet enfant ? demanda Monte-Cristo ; c’était un bagage assez embarrassant pour un homme qui avait besoin de fuir.

— Aussi n’eus-je point un instant l’idée de le garder. Mais je savais qu’il existait à Paris un hospice où on reçoit ces pauvres créatures. En passant à la barrière, je déclarai avoir trouvé cet enfant sur la route, et je m’informai. Le coffre était là qui faisait foi ; les langes de batiste indiquaient que l’enfant appartenait à des parents riches ; le sang dont j’étais couvert pouvait aussi bien appartenir à l’enfant qu’à tout autre individu. On ne me fit aucune objection ; on m’indiqua l’hospice, qui était situé tout au bout de la rue d’Enfer, et, après avoir pris la précaution de couper le lange en deux, de manière qu’une des deux lettres qui le marquaient continuât d’envelopper le corps de l’enfant, je déposai mon fardeau dans le tour, je sonnai et je m’enfuis à toutes jambes. Quinze jours après, j’étais de retour à Rogliano, et je disais à Assunta :

— « Console-toi, ma sœur ; Israël est mort, mais je l’ai vengé. »

Alors elle me demanda l’explication de ces paroles, et je lui racontai tout ce qui s’était passé.

— « Giovanni, me dit Assunta, tu aurais dû rapporter cet enfant, nous lui eussions tenu lieu des parents qu’il a perdus, nous l’eussions appelé Benedetto, et en faveur de cette bonne action Dieu nous eût bénis effectivement. »

Pour toute réponse je lui donnai la moitié de lange que j’avais conservée, afin de faire réclamer l’enfant si nous étions plus riches.

— Et de quelles lettres était marqué ce lange ? demanda Monte-Cristo.

— D’un H et d’un N surmontés d’un tortil de baron.

— Je crois, Dieu me pardonne ! que vous vous servez de termes de blason, monsieur Bertuccio ! Où diable avez-vous fait vos études héraldiques ?

— À votre service, monsieur le comte, où l’on apprend toutes choses.

— Continuez, je suis curieux de savoir deux choses.

— Lesquelles, monseigneur ?

— Ce que devint ce petit garçon ; ne m’avez-vous pas dit que c’était un petit garçon, monsieur Bertuccio ?

— Non, Excellence ; je ne me rappelle pas avoir parlé de cela.

— Ah ! je croyais avoir entendu, je me serai trompé.

— Non, vous ne vous êtes pas trompé ; car c’était effectivement un petit garçon ; mais Votre Excellence désirait, disait-elle, savoir deux choses : quelle est la seconde ?

— La seconde était le crime dont vous étiez accusé quand vous demandâtes un confesseur, et que l’abbé Busoni alla vous trouver sur cette demande dans la prison de Nîmes.

— Peut-être ce récit sera-t-il bien long, Excellence.

— Qu’importe ? il est dix heures à peine, vous savez que je ne dors pas, et je suppose que de votre côté vous n’avez pas grande envie de dormir.

Bertuccio s’inclina et reprit sa narration.

— Moitié pour chasser les souvenirs qui m’assiégeaient, moitié pour subvenir aux besoins de la pauvre veuve, je me remis avec ardeur à ce métier de contrebandier, devenu plus facile par le relâchement des lois qui suit toujours les révolutions. Les côtes du Midi, surtout, étaient mal gardées, à cause des émeutes éternelles qui avaient lieu, tantôt à Avignon, tantôt à Nîmes, tantôt à Uzès. Nous profitâmes de cette espèce de trêve qui nous était accordée par le gouvernement pour lier des relations avec tout le littoral. Depuis l’assassinat de mon frère dans les rues de Nîmes, je n’avais pas voulu rentrer dans cette ville. Il en résulta que l’aubergiste avec lequel nous faisions des affaires, voyant que nous ne voulions plus venir à lui, était venu à nous et avait fondé une succursale de son auberge sur la route de Bellegarde à Beaucaire, à l’enseigne du Pont du Gard. Nous avions ainsi, soit du côté d’Aigue-Mortes, soit aux Martigues, soit à Bouc, une douzaine d’entrepôts où nous déposions nos marchandises et où, au besoin, nous trouvions un refuge contre les douaniers et les gendarmes. C’est un métier qui rapporte beaucoup que celui de contrebandier, lorsqu’on y applique une certaine intelligence secondée par quelque vigueur ; quant à moi, je vivais dans les montagnes ayant maintenant une double raison de craindre gendarmes et douaniers, attendu que toute comparution devant les juges pouvait amener une enquête, que cette enquête est toujours une excursion dans le passé, et que dans mon passé, à moi, on pouvait rencontrer maintenant quelque chose plus grave que des cigares entrés en contrebande ou des barils d’eau-de-vie circulant sans laissez-passer. Aussi, préférant mille fois la mort à une arrestation, j’accomplissais des choses étonnantes, et qui, plus d’une fois, me donnèrent cette preuve, que le trop grand soin que nous prenons de notre corps est à peu près le seul obstacle à la réussite de ceux de nos projets qui ont besoin d’une décision rapide et d’une exécution vigoureuse et déterminée. En effet, une fois qu’on a fait le sacrifice de sa vie, on n’est plus l’égal des autres hommes, ou plutôt les autres hommes ne sont plus vos égaux, et quiconque a pris cette résolution sent, à l’instant même, décupler ses forces et s’agrandir son horizon.

— De la philosophie, monsieur Bertuccio ! interrompit le comte ; mais vous avez donc fait un peu de tout dans votre vie ?

— Oh ! pardon, Excellence !

— Non ! non ! c’est que la philosophie à dix heures et demie du soir, c’est un peu tard. Mais je n’ai pas d’autre observation à faire, attendu que je la trouve exacte, ce qu’on ne peut pas dire de toutes les philosophies.

— Mes courses devinrent donc de plus en plus étendues, de plus en plus fructueuses. Assunta était ménagère, et notre petite fortune s’arrondissait. Un jour que je partais pour une course : — « Va, dit-elle et à ton retour je te ménage une surprise. »

Je l’interrogeais inutilement : elle ne voulut rien me dire et je partis.

La course dura près de six semaines ; nous avions été à Lucques charger de l’huile, et à Livourne prendre des cotons anglais ; notre débarquement se fit sans événement contraire, nous réalisâmes nos bénéfices et nous revînmes tout joyeux.

En rentrant dans la maison, la première chose que je vis à l’endroit le plus apparent de la chambre d’Assunta, dans un berceau somptueux relativement au reste de l’appartement, fut un enfant de sept à huit mois. Je jetai un cri de joie. Les seuls moments de tristesse que j’eusse éprouvés depuis l’assassinat du procureur du roi m’avaient été causés par l’abandon de cet enfant. Il va sans dire que de remords de l’assassinat lui-même je n’en avais point eu.

La pauvre Assunta avait tout deviné : elle avait profité de mon absence, et, munie de la moitié du lange, ayant inscrit, pour ne point l’oublier, le jour et l’heure précis où l’enfant avait été déposé à l’hospice, elle était partie pour Paris et avait été elle-même le réclamer. Aucune objection ne lui avait été faite, et l’enfant lui avait été remis.

Ah ! j’avoue, monsieur le comte, qu’en voyant cette pauvre créature dormant dans son berceau, ma poitrine se gonfla, et que des larmes sortirent de mes yeux.

« — En vérité, Assunta, m’écriai-je, tu es une digne femme, et la Providence te bénira. »

— Ceci, dit Monte-Cristo, est moins exact que votre philosophie ; il est vrai que ce n’est que la foi.

— Hélas ! Excellence, reprit Bertuccio, vous avez bien raison, et ce fut cet enfant lui-même que Dieu chargea de ma punition. Jamais nature plus perverse ne se déclara plus prématurément, et cependant on ne dira pas qu’il fut mal élevé, car ma sœur le traitait comme le fils d’un prince ; c’était un garçon d’une figure charmante, avec des yeux d’un bleu clair comme ces tons de faïences chinoises qui s’harmonisent si bien avec le blanc laiteux du ton général ; seulement ses cheveux d’un blond trop vif donnaient à sa figure un caractère étrange, qui doublait la vivacité de son regard et la malice de son sourire. Malheureusement il y a un proverbe qui dit que le roux est tout bon ou tout mauvais ; le proverbe ne mentit pas pour Benedetto, et dès sa jeunesse il se montra tout mauvais. Il est vrai aussi que la douceur de sa mère encouragea ses premiers penchants ; l’enfant, pour qui ma pauvre sœur allait au marché de la ville, située à quatre ou cinq lieues de là, acheter les premiers fruits et les sucreries les plus délicates, préférait aux oranges de Palma et aux conserves de Gênes les châtaignes volées au voisin en franchissant les haies, ou les pommes séchées dans son grenier, tandis qu’il avait à sa disposition les châtaignes et les pommes de notre verger.

Un jour, Benedetto pouvait avoir cinq ou six ans, le voisin Wasilio, qui, selon les habitudes de notre pays, n’enfermait ni sa bourse ni ses bijoux, car, monsieur le comte le sait aussi bien que personne, en Corse il n’y a pas de voleurs, le voisin Wasilio se plaignit à nous qu’un louis avait disparu de sa bourse ; on crut qu’il avait mal compté, mais lui prétendait être sûr de son fait. Ce jour-là Benedetto avait quitté la maison dès le matin, et c’était une grande inquiétude chez nous, lorsque le soir nous le vîmes revenir traînant un singe qu’il avait trouvé, disait-il, tout enchaîné au pied d’un arbre.

Depuis un mois la passion du méchant enfant, qui ne savait quelle chose s’imaginer, était d’avoir un singe. Un bateleur qui était passé à Rogliano, et qui avait plusieurs de ces animaux dont les exercices l’avaient fort réjoui, lui avait inspiré sans doute cette malheureuse fantaisie.

— On ne trouve pas de singe dans nos bois, lui dis-je, et surtout de singe enchaîné ; avoue-moi donc comment tu t’es procuré celui-ci.

Benedetto soutint son mensonge, et l’accompagna de détails qui faisaient plus d’honneur à son imagination qu’à sa véracité ; je m’irritai, il se mit à rire ; je le menaçai, il fit deux pas en arrière.

— Tu ne peux pas me battre, dit-il, tu n’en as pas le droit, tu n’es pas mon père.

Nous ignorâmes toujours qui lui avait révélé ce fatal secret, que nous lui avions caché cependant avec tant de soin ; quoi qu’il en soit, cette réponse, dans laquelle l’enfant se révéla tout entier, m’épouvanta presque, mon bras levé retomba effectivement sans toucher le coupable ; l’enfant triompha, et cette victoire lui donna une telle audace qu’à partir de ce moment tout l’argent d’Assunta, dont l’amour semblait augmenter pour lui à mesure qu’il en était moins digne, passa en caprices qu’elle ne savait pas combattre, en folies qu’elle n’avait pas le courage d’empêcher. Quand j’étais à Rogliano, les choses marchaient encore assez convenablement ; mais dès que j’étais parti, c’était Benedetto qui était devenu le maître de la maison, et tout tournait à mal. Âgé de onze ans à peine, tous ses camarades étaient choisis parmi des jeunes gens de dix-huit ou vingt ans, les plus mauvais sujets de Bastia et de Corte, et déjà, pour quelques espiègleries qui méritaient un nom plus sérieux, la justice nous avait donné des avertissements.

Je fus effrayé ; toute information pouvait avoir des suites funestes : j’allais justement être forcé de m’éloigner de la Corse pour une expédition importante. Je réfléchis longtemps, et, dans le pressentiment d’éviter quelque malheur, je me décidai à emmener Benedetto avec moi. J’espérais que la vie active et rude de contrebandier, la discipline sévère du bord, changeraient ce caractère prêt à se corrompre, s’il n’était pas déjà affreusement corrompu.

Je tirai donc Benedetto à part et lui fis la proposition de me suivre, en entourant cette proposition de toutes les promesses qui peuvent séduire un enfant de douze ans.

Il me laissa aller jusqu’au bout, et lorsque j’eus finis, éclatant de rire :

— Êtes-vous fou, mon oncle ? dit-il (il m’appelait ainsi quand il était de belle humeur) ; moi changer la vie que je mène contre celle que vous menez, ma bonne et excellente paresse contre l’horrible travail que vous vous êtes imposé ! passer la nuit au froid, le jour au chaud ; se cacher sans cesse ; quand on se montre recevoir des coups de fusil, et tout cela pour gagner un peu d’argent ! L’argent, j’en ai tant que j’en veux ! mère Assunta m’en donne quand je lui en demande. Vous voyez donc bien que je serais un imbécile si j’acceptais ce que vous me proposez.

J’étais stupéfait de cette audace et de ce raisonnement. Benedetto retourna jouer avec ses camarades, et je le vis de loin me montrant à eux comme un idiot.

— Charmant enfant ! murmura Monte-Cristo.

— Oh ! s’il eût été à moi, répondit Bertuccio, s’il eût été mon fils, ou tout au moins mon neveu, je l’eusse bien ramené au droit sentier, car la conscience donne la force. Mais l’idée que j’allais battre un enfant dont j’avais tué le père me rendait toute correction impossible. Je donnai de bons conseils à ma sœur, qui, dans nos discussions, prenait sans cesse la défense du petit malheureux, et comme elle m’avoua que plusieurs fois des sommes assez considérables lui avaient manqué, je lui indiquai un endroit où elle pouvait cacher notre petit trésor. Quant à moi, ma résolution était prise. Benedetto savait parfaitement lire, écrire et compter, car lorsqu’il voulait s’adonner par hasard au travail, il apprenait en un jour ce que les autres apprenaient en une semaine. Ma résolution, dis-je, était prise ; je devais l’engager comme secrétaire sur quelque navire au long cours, et, sans le prévenir de rien, le faire prendre un beau matin et le faire transporter à bord ; de cette façon, et en le recommandant au capitaine, tout son avenir dépendait de lui.

Ce plan arrêté, je partis pour la France.

Toutes nos opérations devaient cette fois s’exécuter dans le golfe du Lion, et ces opérations devenaient de plus en plus difficiles, car nous étions en 1829. La tranquillité était parfaitement rétablie, et par conséquent le service des côtes était redevenu plus régulier et plus sévère que jamais. Cette surveillance était encore augmentée momentanément par la foire de Beaucaire, qui venait de s’ouvrir.

Les commencements de notre expédition s’exécutèrent sans encombre. Nous amarrâmes notre barque, qui avait un double fond dans lequel nous cachions nos marchandises de contrebande, au milieu d’une quantité de bateaux qui bordaient les deux rives du Rhône, depuis Beaucaire jusqu’à Arles. Arrivés là, nous commençâmes à décharger nuitamment nos marchandises prohibées, et à les faire passer dans la ville par l’intermédiaire des gens qui étaient en relations avec nous, ou des aubergistes chez lesquels nous faisions des dépôts. Soit que la réussite nous eût rendus imprudents, soit que nous ayons été trahis, un soir, vers les cinq heures de l’après-midi, comme nous allions nous mettre à goûter, notre petit mousse accourut tout effaré en disant qu’il avait vu une escouade de douaniers se diriger de notre côté. Ce n’était pas précisément l’escouade qui nous effrayait : à chaque instant, surtout dans ce moment-là, des compagnies entières rôdaient sur les bords du Rhône ; mais c’étaient les précautions qu’au dire de l’enfant cette escouade prenait pour ne pas être vue. En un instant nous fûmes sur pied, mais il était déjà trop tard ; notre barque, évidemment l’objet des recherches, était entourée. Parmi les douaniers, je remarquai quelques gendarmes ; et, aussi timide à la vue de ceux-ci que j’étais brave ordinairement à la vue de tout autre corps militaire, je descendis dans la cale, et, me glissant par un sabord, je me laissai couler dans le fleuve, puis je nageai entre deux eaux, ne respirant qu’à de longs intervalles, si bien que je gagnai sans être vu une tranchée que l’on venait de faire, et qui communiquait du Rhône au canal qui se rend de Beaucaire à Aigues-Mortes. Une fois arrivé là, j’étais sauvé, car je pouvais suivre sans être vu cette tranchée. Je gagnai donc le canal sans accident. Ce n’était pas par hasard et sans préméditation que j’avais suivi ce chemin ; j’ai déjà parlé à Votre Excellence d’un aubergiste de Nîmes qui avait établi sur la route de Bellegarde à Beaucaire une petite hôtellerie.

— Oui, dit Monte-Cristo, je me souviens parfaitement. Ce digne homme, si je ne me trompe, était même votre associé ?

— C’est cela, répondit Bertuccio ; mais depuis sept ou huit ans, il avait cédé son établissement à un ancien tailleur de Marseille qui, après s’être ruiné dans son état, avait voulu essayer de faire sa fortune dans un autre. Il va sans dire que les petits arrangements que nous avions faits avec le premier propriétaire furent maintenus avec le second ; c’était donc à cet homme que je comptais demander asile.

— Et comment se nommait cet homme ? demanda le comte, qui paraissait commencer à reprendre quelque intérêt au récit de Bertuccio.

— Il s’appelait Gaspard Caderousse, il était marié à une femme du village de la Carconte, et que nous ne connaissions pas sous un autre nom que celui de son village ; c’était une pauvre femme atteinte de la fièvre des marais, qui s’en allait mourant de langueur. Quant à l’homme, c’était un robuste gaillard de quarante à quarante-cinq ans, qui plus d’une fois nous avait, dans des circonstances difficiles, donné des preuves de sa présence d’esprit et de son courage.

— Et vous dites, demanda Monte-Cristo, que ces choses se passaient vers l’année…

— 1829, monsieur le comte.

— En quel mois ?

— Au mois de juin.

— Au commencement ou à la fin.

— C’était le 3 au soir.

— Ah ! fit Monte-Cristo, le 3 juin 1829… Bien, continuez.

— C’était donc à Caderousse que je comptais demander asile ; mais, comme d’habitude, et même dans les circonstances ordinaires, nous n’entrions pas chez lui par la porte qui donnait sur la route, je résolus de ne pas déroger à cette coutume, j’enjambai la haie du jardin, je me glissai en rampant à travers les oliviers rabougris et les figuiers sauvages, et je gagnai, dans la crainte que Caderousse n’eût quelque voyageur dans son auberge, une espèce de soupente dans laquelle plus d’une fois j’avais passé la nuit aussi bien que dans le meilleur lit. Cette soupente n’était séparée de la salle commune du rez-de-chaussée de l’auberge que par une cloison en planches dans laquelle des jours avaient été ménagés à notre intention, afin que de là nous pussions guetter le moment opportun de faire reconnaître que nous étions dans le voisinage. Je comptais, si Caderousse était seul, le prévenir de mon arrivée, achever chez lui le repas interrompu par l’apparition des douaniers, et profiter de l’orage qui se préparait pour regagner les bords du Rhône et m’assurer de ce qu’étaient devenus la barque et ceux qui la montaient. Je me glissai donc dans la soupente et bien m’en prit, car à ce moment même Caderousse rentrait chez lui avec un inconnu.

Je me tins coi et j’attendis, non point dans l’intention de surprendre les secrets de mon hôte, mais parce que je ne pouvais faire autrement ; d’ailleurs, dix fois même chose était déjà arrivée.

L’homme qui accompagnait Caderousse était évidemment étranger au Midi de la France : c’était un de ces négociants forains qui viennent vendre des bijoux à la foire de Beaucaire et qui, pendant un mois que dure cette foire, où affluent des marchands et des acquéreurs de toutes les parties de l’Europe, font quelquefois pour cent ou cent cinquante mille francs d’affaires.

Caderousse entra vivement et le premier.

Puis voyant la salle d’en bas vide comme d’habitude et simplement gardée par son chien, il appela sa femme.

— Hé ! la Carconte, dit-il, ce digne homme de prêtre ne nous avait pas trompés ; le diamant était bon.

Une exclamation joyeuse se fit entendre, et presque aussitôt l’escalier craqua sous un pas alourdi par la faiblesse et la maladie.

— Qu’est-ce que tu dis ? demanda la femme plus pâle qu’une morte.

— Je dis que le diamant était bon, que voilà monsieur, un des premiers bijoutiers de Paris, qui est prêt à nous en donner cinquante mille francs.

Seulement, pour être sûr que le diamant est bien à nous, il demande que tu lui racontes, comme je l’ai déjà fait, de quelle façon miraculeuse le diamant est tombé entre nos mains. En attendant, Monsieur, asseyez-vous, s’il vous plaît, et comme le temps est lourd, je vais aller chercher de quoi vous rafraîchir.

Le bijoutier examinait avec attention l’intérieur de l’auberge et la pauvreté bien visible de ceux qui allaient lui vendre un diamant qui semblait sortir de l’écrin d’un prince.

— Racontez, madame, dit-il, voulant sans doute profiter de l’absence du mari pour qu’aucun signe de la part de celui-ci n’influençât la femme, et pour voir si les deux récits cadreraient bien l’un avec l’autre.

— Eh ! mon Dieu ! dit la femme avec volubilité, c’est une bénédiction du ciel à laquelle nous étions loin de nous attendre. Imaginez-vous, mon cher monsieur, que mon mari a été lié en 1814 ou 1815 avec un marin nommé Edmond Dantès : ce pauvre garçon, que Caderousse avait complètement oublié, ne l’a pas oublié, lui, et lui a laissé en mourant le diamant que vous venez de voir.

— Mais comment était-il devenu possesseur de ce diamant ? demanda le bijoutier. Il l’avait donc avant d’entrer en prison ?

— Non, monsieur, répondit la femme ; mais en prison il a fait, à ce qu’il paraît, la connaissance d’un Anglais très riche ; et comme en prison son compagnon de chambre est tombé malade, et que Dantès en prit les mêmes soins que si c’était son frère, l’Anglais, en sortant de captivité, laissa au pauvre Dantès, qui, moins heureux que lui, est mort en prison, ce diamant qu’il nous a légué à son tour en mourant, et qu’il a chargé le digne abbé qui est venu ce matin de nous remettre.

— C’est bien la même chose, murmura le bijoutier ; et, au bout du compte, l’histoire peut être vraie, tout invraisemblable qu’elle paraisse au premier abord. Il n’y a donc que le prix sur lequel nous ne sommes pas d’accord.

— Comment ! pas d’accord, dit Caderousse ; je croyais que vous aviez consenti au prix que j’en demandais.

— C’est-à-dire, reprit le bijoutier, que j’en ai offert quarante mille francs.

— Quarante mille ! s’écria la Carconte ; nous ne le donnerons certainement pas pour ce prix-là. L’abbé nous a dit qu’il valait cinquante mille francs, et sans la monture encore.

— Et comment se nommait cet abbé ? demanda l’infatigable questionneur.

— L’abbé Busoni, répondit la femme.

— C’était donc un étranger ?

— C’était un Italien des environs de Mantoue, je crois.

— Montrez-moi ce diamant, reprit le bijoutier, que je le revoie une seconde fois ; souvent on juge mal les pierres à une première vue.

Caderousse tira de sa poche un petit étui de chagrin noir, l’ouvrit et le passa au bijoutier. À la vue du diamant, qui était gros comme une petite noisette, je me le rappelle comme si je le voyais encore, les yeux de la Carconte étincelèrent de cupidité.

— Et que pensiez-vous de tout cela, monsieur l’écouteur aux portes ? demanda Monte-Cristo ; ajoutiez-vous foi à cette belle fable ?

— Oui, Excellence ; je ne regardais pas Caderousse comme un méchant homme, et je le croyais incapable d’avoir commis un crime ou même un vol.

— Cela fait plus honneur à votre cœur qu’à votre expérience, monsieur Bertuccio. Aviez-vous connu cet Edmond Dantès dont il était question ?

— Non, Excellence, je n’en avais jamais entendu parler jusqu’alors, et je n’en ai jamais entendu reparler depuis qu’une seule fois par l’abbé Busoni lui même, quand je le vis dans les prisons de Nîmes.

— Bien ! continuez.

Le bijoutier prit la bague des mains de Caderousse, et tira de sa poche une petite pince en acier et une petite paire de balances de cuivre ; puis, écartant les crampons d’or qui retenaient la pierre dans la bague, il fit sortir le diamant de son alvéole, et le pesa minutieusement dans les balances.

— J’irai jusqu’à quarante-cinq mille francs, dit-il, mais je ne donnerai pas un sou avec ; d’ailleurs, comme c’était ce que valait le diamant, j’ai pris juste cette somme sur moi.

— Oh ! qu’à cela ne tienne, dit Caderousse, je retournerai avec vous à Beaucaire pour chercher les cinq autres mille francs.

— Non, dit le bijoutier en rendant l’anneau et le diamant à Caderousse ; non, cela ne vaut pas davantage, et encore je suis fâché d’avoir offert cette somme, attendu qu’il y a dans la pierre un défaut que je n’avais pas vu d’abord ; mais n’importe, je n’ai qu’une parole, j’ai dit quarante cinq mille francs, je ne m’en dédis pas.

— Au moins remettez le diamant dans la bague, dit aigrement la Carconte.

— C’est juste, dit le bijoutier.

Et il replaça la pierre dans le chaton.

— Bon, bon, bon, dit Caderousse remettant l’étui dans sa poche, on le vendra à un autre.

— Oui, reprit le bijoutier, mais un autre ne sera pas si facile que moi ; un autre ne se contentera pas des renseignements que vous m’avez donnés ; il n’est pas naturel qu’un homme comme vous possède un diamant de cinquante mille francs ; il ira prévenir les magistrats, il faudra retrouver l’abbé Busoni, et les abbés qui donnent des diamants de deux mille louis sont rares ; la justice commencera par mettre la main dessus, on vous enverra en prison, et si vous êtes reconnu innocent, qu’on vous mette dehors après trois ou quatre mois de captivité, la bague se sera égarée au greffe, ou l’on vous donnera une pierre fausse qui vaudra trois francs au lieu d’un diamant qui en vaut cinquante mille, cinquante-cinq mille peut-être, mais que, vous en conviendrez, mon brave homme, on court certains risques à acheter.

Caderousse et sa femme s’interrogèrent du regard.

— Non, dit Caderousse, nous ne sommes pas assez riches pour perdre cinq mille francs.

— Comme vous voudrez, mon cher ami, dit le bijoutier ; j’avais cependant, comme vous le voyez, apporté de la belle monnaie.

Et, il tira d’une de ses poches une poignée d’or qu’il fit briller aux yeux éblouis de l’aubergiste, et, de l’autre, un paquet de billets de banque.

Un rude combat se livrait visiblement dans l’esprit de Caderousse : il était évident que ce petit étui de chagrin qu’il tournait et retournait dans sa main ne lui paraissait pas correspondre comme valeur à la somme énorme qui fascinait ses yeux.

Il se retourna vers sa femme.

— Qu’en dis-tu ? lui demanda-t-il tout bas.

— Donne, donne, dit-elle ; s’il retourne à Beaucaire sans le diamant, il nous dénoncera et comme il le dit, qui sait si nous pourrons jamais remettre la main sur l’abbé Busoni.

— Eh bien, soit, dit Caderousse, prenez donc le diamant pour quarante-cinq mille francs ; mais ma femme veut une chaîne d’or, et moi une paire de boucles d’argent.

Le bijoutier tira de sa poche une boîte longue et plate qui contenait plusieurs échantillons des objets demandés.

— Tenez, dit-il, je suis rond en affaires ; choisissez.

La femme choisit une chaîne d’or qui pouvait valoir cinq louis, et le mari une paire de boucles qui pouvait valoir quinze francs.

— J’espère que vous ne vous plaindrez pas, dit le bijoutier.

— L’abbé avait dit qu’il valait cinquante mille francs, murmura Caderousse.

— Allons, allons, donnez donc ! Quel homme terrible ! reprit le bijoutier en lui tirant des mains le diamant, je lui compte quarante-cinq mille francs, deux mille cinq cents livres de rente, c’est-à-dire une fortune comme je voudrais bien en avoir une, moi, et il n’est pas encore content.

— Et les quarante-cinq mille francs, demanda Caderousse d’une voix rauque ; voyons, où sont-ils ?

— Les voilà, dit le bijoutier.

Et il compta sur la table quinze mille francs en or et trente mille francs en billets de banque.

— Attendez que j’allume la lampe, dit la Carconte, il n’y fait plus clair, et on pourrait se tromper.

En effet, la nuit était venue pendant cette discussion, et, avec la nuit, l’orage qui menaçait depuis une demi-heure. On entendait gronder sourdement le tonnerre dans le lointain ; mais ni le bijoutier, ni Caderousse, ni la Carconte, ne paraissaient s’en occuper, possédés qu’ils étaient tous les trois du démon du gain.

Moi-même, j’éprouvais une étrange fascination à la vue de tout cet or et de tous ces billets. Il me semblait que je faisais un rêve, et, comme il arrive dans un rêve, je me sentais enchaîné à ma place.

Caderousse compta et recompta l’or et les billets, puis il les passa à sa femme, qui les compta et recompta à son tour.

Pendant ce temps, le bijoutier faisait miroiter le diamant sous les rayons de la lampe, et le diamant jetait des éclairs qui lui faisaient oublier ceux qui, précurseurs de l’orage, commençaient à enflammer les fenêtres.

— Eh bien ! le compte y est-il ? demanda le bijoutier.

— Oui, dit Caderousse ; donne le portefeuille et cherche un sac, Carconte.

La Carconte alla à une armoire et revint apportant un vieux portefeuille de cuir, duquel on tira quelques lettres graisseuses à la place desquelles on remit les billets, et un sac dans lequel étaient enfermés deux ou trois écus de six livres, qui composaient probablement toute la fortune du misérable ménage.

— Là, dit Caderousse, quoique vous nous ayez soulevé une dizaine de mille francs, peut-être, voulez-vous souper avec nous ? c’est de bon cœur.

— Merci, dit le bijoutier, il doit se faire tard, et il faut que je retourne à Beaucaire ; ma femme serait inquiète ; il tira sa montre. Morbleu ! s’écria-t-il, neuf heures bientôt, je ne serai pas à Beaucaire avant minuit ; adieu, mes petits enfants ; s’il vous revient par hasard des abbés Busoni, pensez à moi.

— Dans huit jours, vous ne serez plus à Beaucaire, dit Caderousse, puisque la foire finit la semaine prochaine.

— Non, mais cela ne fait rien ; écrivez-moi à Paris, à M. Joannès, au Palais-Royal, galerie de Pierre, no 45, je ferai le voyage exprès si cela en vaut la peine.

Un coup de tonnerre retentit, accompagné d’un éclair si violent qu’il effaça presque la clarté de la lampe.

— Oh ! oh ! dit Caderousse, vous allez partir par ce temps-là ?

— Oh ! je n’ai pas peur du tonnerre, dit le bijoutier.

— Et des voleurs ? demanda la Carconte. La route n’est jamais bien sûre pendant la foire.

— Oh ! quant aux voleurs, dit Joannès, voilà pour eux.

Et il tira de sa poche une paire de petits pistolets chargés jusqu’à la gueule.

— Voici, dit-il, des chiens qui aboient et mordent en même temps : c’est pour les deux premiers qui auraient envie de votre diamant, père Caderousse.

Caderousse et sa femme échangèrent un regard sombre. Il paraît qu’ils avaient en même temps quelque terrible pensée.

— Alors, bon voyage ! dit Caderousse.

— Merci ! dit le bijoutier.

Il prit sa canne qu’il avait posée contre un vieux bahut, et sortit. Au moment où il ouvrit la porte, une telle bouffée de vent entra qu’elle faillit éteindre la lampe.

— Oh ! dit-il, il va faire un joli temps, et deux lieues de pays à faire avec ce temps-là !

— Restez, dit Caderousse, vous coucherez ici.

— Oui, restez, dit la Carconte d’une voix tremblante, nous aurons bien soin de vous.

— Non pas, il faut que j’aille coucher à Beaucaire. Adieu.

Caderousse alla lentement jusqu’au seuil.

— Il ne fait ni ciel ni terre, dit le bijoutier déjà hors de la maison. Faut-il prendre à droite ou à gauche ?

— À droite, dit Caderousse ; il n’y a pas à s’y tromper, la route est bordée d’arbres de chaque côté.

— Bon, j’y suis, dit la voix presque perdue dans le lointain.

— Ferme donc la porte, dit la Carconte, je n’aime pas les portes ouvertes quand il tonne.

— Et quand il y a de l’argent dans la maison, n’est-ce pas ? dit Caderousse en donnant un double tour à la serrure.

Il rentra, alla à l’armoire, retira le sac et le portefeuille, et tous deux se mirent à recompter pour la troisième fois leur or et leurs billets.

Je n’ai jamais vu expression pareille à ces deux visages dont cette maigre lampe éclairait la cupidité. La femme surtout était hideuse ; le tremblement fiévreux qui l’animait habituellement avait redoublé. Son visage de pâle était devenu livide ; ses yeux caves flamboyaient.

— Pourquoi donc, demanda-t-elle d’une voix sourde, lui avais-tu offert de coucher ici ?

— Mais, répondit Caderousse en tressaillant, pour… pour qu’il n’eût pas la peine de retourner à Beaucaire.

— Ah ! dit la femme avec une expression impossible à rendre, je croyais que c’était pour autre chose, moi.

— Femme ! femme ! s’écria Caderousse, pourquoi as-tu de pareilles idées, et pourquoi les ayant ne les gardes-tu pas pour toi ?

— C’est égal, dit la Carconte après un instant de silence, tu n’es pas un homme.

— Comment cela ? fit Caderousse.

— Si tu avais été un homme, il ne serait pas sorti d’ici.

— Femme !

— Ou bien il n’arriverait pas à Beaucaire.

— Femme !

— La route fait un coude et il est obligé de suivre la route, tandis qu’il y a le long du canal un chemin qui raccourcit.

— Femme, tu offenses le Bon Dieu. Tiens, écoute…

En effet, on entendit un effroyable coup de tonnerre en même temps qu’un éclair bleuâtre enflammait toute la salle, et la foudre, décroissant lentement, sembla s’éloigner comme à regret de la maison maudite.

— Jésus ! dit la Carconte en se signant.

Au même instant, et au milieu de ce silence de terreur qui suit ordinairement les coups de tonnerre, on entendit frapper à la porte.

Caderousse et sa femme tressaillirent et se regardèrent épouvantés.

— Qui va là ? s’écria Caderousse en se levant et en réunissant en un seul tas l’or et les billets épars sur la table et qu’il couvrit de ses deux mains.

— Moi ! dit une voix.

— Qui, vous ?

— Et pardieu ! Joannès le bijoutier.

— Eh bien, que disais-tu donc, reprit la Carconte avec un effroyable sourire, que j’offensais le Bon Dieu !… Voilà le Bon Dieu qui nous le renvoie.

Caderousse retomba pâle et haletant sur sa chaise.

La Carconte, au contraire, se leva, et alla d’un pas ferme à la porte qu’elle ouvrit.

— Entrez donc, cher monsieur Joannès, dit-elle.

— Ma foi, dit le bijoutier ruisselant de pluie, il paraît que le diable ne veut pas que je retourne à Beaucaire ce soir. Les plus courtes folies sont les meilleures, mon cher monsieur Caderousse ; vous m’avez offert l’hospitalité, je l’accepte et je reviens coucher chez vous.

Caderousse balbutia quelques mots en essuyant la sueur qui coulait sur son front.

La Carconte referma la porte à double tour derrière le bijoutier.



VII

LA PLUIE DE SANG.

En entrant, le bijoutier jeta un regard interrogateur autour de lui ; mais rien ne semblait faire naître les soupçons s’il n’en avait pas, rien ne semblait les confirmer s’il en avait.

Caderousse tenait toujours des deux mains ses billets et son or. La Carconte souriait à son hôte le plus agréablement qu’elle pouvait.

— Ah ! ah ! dit le bijoutier, il paraît que vous aviez peur de ne pas avoir votre compte, que vous repassiez votre trésor après mon départ ?

— Non pas, dit Caderousse ; mais l’événement qui nous en fait possesseur est si inattendu que nous n’y pouvons croire, et que, lorsque nous n’avons pas la preuve matérielle sous les yeux, nous croyons faire encore un rêve.

Le bijoutier sourit.

— Est-ce que vous avez des voyageurs dans votre auberge ? demanda-t-il.

— Non, répondit Caderousse, nous ne donnions point à coucher ; nous sommes trop près de la ville, et personne ne s’arrête.

— Alors, je vais vous gêner horriblement ?

— Nous gêner, vous ! mon cher monsieur ! dit gracieusement la Carconte, pas du tout, je vous jure.

— Voyons, où me mettez-vous ?

— Dans la chambre là-haut.

— Mais n’est-ce pas votre chambre ?

— Oh ! n’importe ; nous avons un second lit dans la pièce à côté de celle-ci.

Caderousse regarda avec étonnement sa femme.

Le bijoutier chantonna un petit air en se chauffant le dos à un fagot que la Carconte venait d’allumer dans la cheminée pour sécher son hôte.

Pendant ce temps, elle apportait sur un coin de la table où elle avait étendu une serviette les maigres restes d’un dîner, auxquels elle joignit deux ou trois œufs frais.

Caderousse avait renfermé de nouveau les billets dans son portefeuille, son or dans un sac, et le tout dans son armoire. Il se promenait de long en large, sombre et pensif, levant de temps en temps la tête sur le bijoutier, qui se tenait tout fumant devant l’âtre, et qui, à mesure qu’il se séchait d’un côté, se tournait de l’autre.

— Là, dit la Carconte en posant une bouteille de vin sur la table, quand vous voudrez souper tout est prêt.

— Et vous ? demanda Joannès.

— Moi, je ne souperai pas, répondit Caderousse.

— Nous avons dîné très tard, se hâta de dire la Carconte.

— Je vais donc souper seul ? fit le bijoutier.

— Nous vous servirons, répondit la Carconte avec un empressement qui ne lui était pas habituel, même envers ses hôtes payants.

De temps en temps Caderousse lançait sur elle un regard rapide comme un éclair.

L’orage continuait.

— Entendez-vous, entendez-vous ? dit la Carconte ; vous avez, ma foi, bien fait de revenir.

— Ce qui n’empêche pas, dit le bijoutier, que si, pendant mon souper, l’ouragan s’apaise, je me remettrai en route.

— C’est le mistral, dit Caderousse en secouant la tête ; nous en avons pour jusqu’à demain.

Et il poussa un soupir.

— Ma foi, dit le bijoutier en se mettant à table, tant pis pour ceux qui sont dehors.

— Oui, reprit la Carconte, ils passeront une mauvaise nuit.

Le bijoutier commença de souper, et la Carconte continua d’avoir pour lui tous les petits soins d’une hôtesse attentive ; elle d’ordinaire si quinteuse et si revêche, elle était devenue un modèle de prévenance et de politesse. Si le bijoutier l’eût connue auparavant, un si grand changement l’eût certes étonné et n’eût pas manqué de lui inspirer quelque soupçon. Quant à Caderousse, il ne disait pas une parole, continuant sa promenade et paraissant hésiter même à regarder son hôte.

Lorsque le souper fut terminé, Caderousse alla lui-même ouvrir la porte.

— Je crois que l’orage se calme, dit-il.

Mais en ce moment, comme pour lui donner un démenti, un coup de tonnerre terrible ébranla la maison, et une bouffée de vent mêlée de pluie entra, qui éteignit la lampe.

Caderousse referma la porte ; sa femme alluma une chandelle au brasier mourant.

— Tenez, dit-elle au bijoutier, vous devez être fatigué ; j’ai mis des draps blancs au lit, montez vous coucher et dormez bien.

Joannès resta encore un instant pour s’assurer que l’ouragan ne se calmait point, et lorsqu’il eut acquis la certitude que le tonnerre et la pluie ne faisaient qu’aller en augmentant, il souhaita le bonjour à ses hôtes et monta l’escalier.

Il passait au-dessus de ma tête, et j’entendais chaque marche craquer sous ses pas.

La Carconte le suivit d’un œil avide, tandis qu’au contraire Caderousse lui tournait le dos et ne regardait pas même de son côté.

Tous ces détails, qui sont revenus à mon esprit depuis ce temps-là, ne me frappèrent point au moment où ils se passaient sous mes yeux ; il n’y avait, à tout prendre, rien que de naturel dans ce qui arrivait, et, à part l’histoire du diamant qui me paraissait un peu invraisemblable, tout allait de source.

Aussi comme j’étais écrasé de fatigue, que je comptais profiter moi-même du premier répit que la tempête donnerait aux éléments, je résolus de dormir quelques heures et de m’éloigner au milieu de la nuit.

J’entendais dans la pièce au-dessus le bijoutier, qui prenait de son côté toutes ses dispositions pour passer la meilleure nuit possible. Bientôt son lit craqua sous lui ; il venait de se coucher.

Je sentais mes yeux qui se fermaient malgré moi, et comme je n’avais conçu aucun soupçon, je ne tentai point de lutter contre le sommeil ; je jetai un dernier regard sur l’intérieur de la cuisine. Caderousse était assis à côté d’une longue table, sur un de ces bancs de bois qui, dans les auberges de village, remplacent les chaises ; il me tournait le dos, de sorte que je ne pouvais voir sa physionomie ; d’ailleurs eût-il été dans la position contraire, la chose m’eût encore été impossible, attendu qu’il tenait sa tête ensevelie dans ses deux mains.

La Carconte le regarda quelque temps, haussa les épaules et vint s’asseoir en face de lui.

En ce moment la flamme mourante gagna un reste de bois sec oublié par elle ; une lueur un peu plus vive éclaira le sombre intérieur. La Carconte tenait ses yeux fixés sur son mari, et comme celui-ci restait toujours dans la même position, je la vis étendre vers lui sa main crochue, et elle le toucha au front.

Caderousse tressaillit. Il me sembla que la femme remuait les lèvres, mais, soit qu’elle parlât tout à fait bas, soit que mes sens fussent déjà engourdis par le sommeil, le bruit de sa parole n’arriva point jusqu’à moi. Je ne voyais même plus qu’à travers un brouillard et avec ce doute précurseur du sommeil pendant lequel on croit que l’on commence un rêve. Enfin mes yeux se fermèrent, et je perdis conscience de moi-même.

J’étais au plus profond de mon sommeil, lorsque je fus réveillé par un coup de pistolet, suivi d’un cri terrible. Quelques pas chancelants retentirent sur le plancher de la chambre, et une masse inerte vint s’abattre dans l’escalier, juste au-dessus de ma tête.

Je n’étais pas encore bien maître de moi. J’entendais des gémissements, puis des cris étouffés comme ceux qui accompagnent une lutte.

Un dernier cri, plus prolongé que les autres et qui dégénéra en gémissements, vint me tirer complètement de ma léthargie.

Je me soulevai sur un bras, j’ouvris les yeux, qui ne virent rien dans les ténèbres, et je portai la main à mon front, sur lequel il me semblait que dégouttait à travers les planches de l’escalier une pluie tiède et abondante.

Le plus profond silence avait succédé à ce bruit affreux. J’entendis les pas d’un homme qui marchait au-dessus de ma tête ; ses pas firent craquer l’escalier. L’homme descendit dans la salle inférieure, s’approcha de la cheminée et alluma une chandelle.

Cet homme, c’était Caderousse ; il avait le visage pâle, et sa chemise était tout ensanglantée.

La chandelle allumée, il remonta rapidement l’escalier, et j’entendis de nouveau ses pas rapides et inquiets.

Un instant après il redescendit. Il tenait à la main l’écrin ; il s’assura que le diamant était bien dedans, chercha un instant dans laquelle de ses poches il le mettait ; puis, sans doute, ne considérant point sa poche comme une cachette assez sûre, il le roula dans son mouchoir rouge, qu’il tourna autour de son cou.

Puis il courut à l’armoire, en tira ses billets et son or, mit les uns dans le gousset de son pantalon, l’autre dans la poche de sa veste, prit deux ou trois chemises, et, s’élançant vers la porte, il disparut dans l’obscurité. Alors tout devint clair et lucide pour moi ; je me reprochai ce qui venait d’arriver, comme si j’eusse été le vrai coupable. Il me sembla entendre des gémissements : le malheureux bijoutier pouvait n’être pas mort ; peut-être était-il en mon pouvoir, en lui portant secours, de réparer une partie du mal non pas que j’avais fait, mais que j’avais laissé faire. J’appuyai mes épaules contre une de ces planches mal jointes qui séparaient l’espèce de tambour dans lequel j’étais couché, de la salle inférieure ; les planches cédèrent, et je me trouvai dans la maison.

Je courus à la chandelle, et je m’élançai dans escalier ; un corps le barrait en travers, c’était le cadavre de la Carconte.

Le coup de pistolet que j’avais entendu avait été tiré sur elle : elle avait la gorge traversée de part en part, et outre sa double blessure qui coulait à flots, elle vomissait le sang par la bouche.

Elle était tout à fait morte.

J’enjambai par-dessus son corps, et je passai.

La chambre offrait l’aspect du plus affreux désordre. Deux ou trois meubles étaient renversés ; les draps, auxquels le malheureux bijoutier s’était cramponné, traînaient par la chambre : lui-même était couché à terre, la tête appuyée contre le mur, nageant dans une mare de sang qui s’échappait de trois larges blessures reçues dans la poitrine.

Dans la quatrième était resté un long couteau de cuisine, dont on ne voyait que le manche.

Je marchai sur le second pistolet qui n’était point parti, la poudre étant probablement mouillée.

Je m’approchai du bijoutier ; il n’était pas mort effectivement : au bruit que je fis, à l’ébranlement du plancher surtout, il rouvrit des yeux hagards, parvint à les fixer un instant sur moi, remua les lèvres comme s’il voulait parler, et expira.

Cet affreux spectacle m’avait rendu presque insensé ; du moment où je ne pouvais plus porter de secours à personne je n’éprouvais plus qu’un besoin, celui de fuir. Je me précipitai dans l’escalier, en enfonçant mes mains dans mes cheveux et en poussant un rugissement de terreur.

Dans la salle inférieure, il y avait cinq ou six douaniers et deux ou trois gendarmes, toute une troupe armée.

On s’empara de moi ; je n’essayai même pas de faire résistance, je n’étais plus le maître de mes sens. J’essayai de parler, je poussai quelques cris inarticulés, voilà tout.

Je vis que les douaniers et les gendarmes me montraient du doigt ; j’abaissai les yeux sur moi-même, j’étais tout couvert de sang. Cette pluie que j’avais sentie tomber sur moi à travers les planches de l’escalier, c’était le sang de la Carconte.

Je montrai du doigt l’endroit où j’étais caché.

— Que veut-il dire ? demanda un gendarme.

Un douanier alla voir.

— Il veut dire qu’il est passé par là, répondit-il.

Et il montra le trou par lequel j’avais passé effectivement.

Alors, je compris qu’on me prenait pour l’assassin. Je retrouvai la voix, je retrouvai la force ; je me dégageai des mains des deux hommes qui me tenaient, en m’écriant : Ce n’est pas moi ! ce n’est pas moi !

Deux gendarmes me mirent en joue avec leurs carabines.

— Si tu fais un mouvement, dirent-ils, tu es mort.

— Mais, m’écriai-je, puisque je vous répète que ce n’est pas moi !

— Tu conteras ta petite histoire aux juges de Nîmes, répondirent-ils. En attendant, suis-nous ; et si nous avons un conseil à te donner, c’est de ne pas faire résistance.

Ce n’était point mon intention, j’étais brisé par l’étonnement et par la terreur. On me mit les menottes, on m’attacha à la queue d’un cheval, et l’on me conduisit à Nîmes.

J’avais été suivi par un douanier ; il m’avait perdu de vue aux environs de la maison, il s’était douté que j’y passerais la nuit ; il avait été prévenir ses compagnons, et ils étaient arrivés juste pour entendre le coup de pistolet et pour me prendre au milieu de telles preuves de culpabilité, que je compris tout de suite la peine que j’aurais à faire reconnaître mon innocence.

Aussi, ne m’attachai-je qu’à une chose : ma première demande au juge d’instruction fut pour le prier de faire chercher partout un certain abbé Busoni, qui s’était arrêté dans la journée à l’auberge du Pont-du-Gard. Si Caderousse avait inventé une histoire, si cet abbé n’existait pas, il était évident que j’étais perdu, à moins que Caderousse ne fût pris à son tour et n’avouât tout.

Deux mois s’écoulèrent pendant lesquels, je dois le dire à la louange de mon juge, toutes les recherches furent faites pour retrouver celui que je lui demandais. J’avais déjà perdu tout espoir. Caderousse n’avait point été pris. J’allais être jugé à la première session, lorsque le 8 septembre, c’est-à-dire trois mois et cinq jours après l’événement, l’abbé Busoni, sur lequel je n’espérais plus, se présenta à la geôle, disant qu’il avait appris qu’un prisonnier désirait lui parler. Il avait su, disait-il, la chose à Marseille, et il s’empressait de se rendre à mon désir.

Vous comprenez avec quelle ardeur je le reçus ; je lui racontai tout ce dont j’avais été témoin, j’abordai avec inquiétude l’histoire du diamant ; contre mon attente elle était vraie de point en point ; contre mon attente encore, il ajouta une foi entière à tout ce que je lui dis. Ce fut alors qu’entraîné par sa douce charité, reconnaissant en lui une profonde connaissance des mœurs de mon pays, pensant que le pardon du seul crime que j’eusse commis pouvait peut-être descendre de ses lèvres si charitables, je lui racontai, sous le sceau de la confession, l’aventure d’Auteuil dans tous ses détails. Ce que j’avais fait par entraînement obtint le même résultat que si je l’eusse fait par calcul ; l’aveu de ce premier assassinat, que rien ne me forçait de lui révéler, lui prouva que je n’avais pas commis le second, et il me quitta en m’ordonnant d’espérer, et en promettant de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour convaincre mes juges de mon innocence.

J’eus la preuve qu’en effet il s’était occupé de moi quand je vis ma prison s’adoucir graduellement, et quand j’appris qu’on attendrait pour me juger les assises qui devaient suivre celles pour lesquelles on se rassemblait.

Dans cet intervalle, la Providence permit que Caderousse fût pris à l’étranger et ramené en France. Il avoua tout, rejetant la préméditation et surtout l’instigation sur sa femme. Il fut condamné aux galères perpétuelles, et moi mis en liberté.

— Et ce fut alors, dit Monte-Cristo, que vous vous présentâtes chez moi porteur d’une lettre de l’abbé Busoni ?

— Oui, Excellence, il avait pris à moi un intérêt visible. « Votre état de contrebandier vous perdra, me dit-il ; si vous sortez d’ici, quittez-le. »

— Mais mon père, demandai-je, comment voulez-vous que je vive et que je fasse vivre ma pauvre sœur ?

— Un de mes pénitents, me répondit-il, a une grande estime pour moi, et m’a chargé de lui chercher un homme de confiance. Voulez-vous être cet homme ? je vous adresserai à lui.

— Ô mon père ! m’écriai-je, que de bonté !

— Mais vous me jurez que je n’aurai jamais à me repentir.

J’étendis la main pour faire serment.

— C’est inutile, dit-il, je connais et j’aime les Corses, voici ma recommandation.

Et il écrivit les quelques lignes que je vous remis, et sur lesquelles Votre Excellence eut la bonté de me prendre à son service. Maintenant, je le demande avec orgueil à Votre Excellence, a-t-elle jamais eu à se plaindre de moi ?

— Non, répondit le comte ; et, je le confesse avec plaisir, vous êtes un bon serviteur, Bertuccio, quoique vous manquiez de confiance.

— Moi, monsieur le comte !

— Oui, vous. Comment se fait-il que vous ayez une sœur et un fils adoptif, et que, cependant vous ne m’ayez jamais parlé ni de l’une ni de l’autre !

— Hélas ! Excellence, c’est qu’il me reste à vous dire la partie la plus triste de ma vie. Je partis pour la Corse. J’avais hâte, vous le comprenez bien, de revoir et de consoler ma pauvre sœur ; mais quand j’arrivai à Rogliano, je trouvai la maison en deuil ; il y avait eu une scène horrible et dont les voisins gardent encore le souvenir ! Ma pauvre sœur, selon mes conseils, résistait aux exigences de Benedetto, qui, à chaque instant, voulait se faire donner tout l’argent qu’il y avait à la maison. Un matin, il la menaça, et disparut pendant toute la journée. Elle pleura, car cette chère Assunta avait pour le misérable un cœur de mère. Le soir vint, elle l’attendît sans se coucher. Lorsque à onze heures il rentra avec deux de ses amis, compagnons ordinaires de toutes ses folies, alors elle lui tendit les bras ; mais eux s’emparèrent d’elle, et l’un des trois, je tremble que ce ne soit cet infernal enfant, l’un des trois s’écria :

— Jouons à la question, et il faudra bien qu’elle avoue où est son argent.

Justement le voisin Wasilio était à Bastia ; sa femme seule était restée à la maison. Nul, excepté elle, ne pouvait ni voir ni entendre ce qui se passait chez ma sœur. Deux retinrent la pauvre Assunta, qui, ne pouvant croire à la possibilité d’un pareil crime, souriait à ceux qui allaient devenir ses bourreaux ; le troisième alla barricader portes et fenêtres, puis il revint, et tous trois réunis, étouffant les cris que la terreur lui arrachait devant ces préparatifs plus sérieux, approchèrent les pieds d’Assunta du brasier sur lequel ils comptaient pour lui faire avouer où était caché notre petit trésor ; mais, dans la lutte, le feu prit à ses vêtements : ils lâchèrent alors la patiente, pour ne pas être brûlés eux-mêmes. Tout en flammes elle courut à la porte, mais la porte était fermée.

Elle s’élança vers la fenêtre ; mais la fenêtre était barricadée. Alors la voisine entendit des cris affreux : c’était Assunta qui appelait au secours. Bientôt sa voix fut étouffée ; les cris devinrent des gémissements, et le lendemain, après une nuit de terreur et d’angoisses, quand la femme de Wasilio se hasarda de sortir de chez elle et fit ouvrir la porte de notre maison par le juge, on trouva Assunta à moitié brûlée, mais respirant encore, les armoires forcées, l’argent disparu. Quant à Benedetto, il avait quitté Rogliano pour n’y plus revenir ; depuis ce jour je ne l’ai pas revu, et je n’ai pas même entendu parler de lui.

— Ce fut, reprit Bertuccio, après avoir appris ces tristes nouvelles, que j’allai à Votre Excellence. Je n’avais plus à vous parler de Benedetto, puisqu’il avait disparu, ni de ma sœur, puisqu’elle était morte.

— Et qu’avez-vous pensé de cet événement ? demanda Monte-Cristo.

— Que c’était le châtiment du crime que j’avais commis, répondit Bertuccio. Ah ! ces Villefort, c’était une race maudite !

— Je le crois, murmura le comte avec un accent lugubre.

— Et maintenant, n’est-ce pas, reprit Bertuccio, Votre Excellence comprend que cette maison que je n’ai pas revue depuis, que ce jardin où je me suis retrouvé tout à coup, que cette place où j’ai tué un homme, ont pu me causer ces sombres émotions dont vous avez voulu connaître la source ; car enfin je ne suis pas bien sûr que devant moi, là, à mes pieds, M. de Villefort ne soit pas couché dans la fosse qu’il avait creusé pour son enfant.

— En effet, tout est possible, dit Monte-Cristo en se levant du banc où il était assis ; même, ajouta-t-il tout bas, que le procureur du roi ne soit pas mort. L’abbé Busoni a bien fait de vous envoyer à moi. Vous avez bien fait de me raconter votre histoire, car je n’aurai pas de mauvaises pensées à votre sujet. Quant à ce Benedetto si mal nommé, n’avez-vous jamais essayé de retrouver sa trace ? n’avez-vous jamais cherché à savoir ce qu’il était devenu ?

— Jamais, si j’avais su où il était, au lieu d’aller à lui, j’aurais fui comme devant un monstre. Non, heureusement, jamais je n’en ai entendu parler par qui que ce soit au monde ; j’espère qu’il est mort.

— N’espérez pas, Bertuccio, dit le comte ; les méchants ne meurent pas ainsi, car Dieu semble les prendre sous sa garde pour en faire l’instrument de ses vengeances.

— Soit, dit Bertuccio. Tout ce que je demande au ciel seulement, c’est de ne le revoir jamais. Maintenant, continua l’intendant en baissant la tête, vous savez tout, monsieur le comte ; vous êtes mon juge ici-bas comme Dieu le sera là-haut ; ne me direz-vous point quelques paroles de consolation ?

— Vous avez raison, en effet, et je puis vous dire ce que vous dirait l’abbé Busoni : celui que vous avez frappé, ce Villefort, méritait un châtiment pour ce qu’il avait fait à vous et peut-être pour autre chose encore. Benedetto, s’il vit, servira, comme je vous l’ai dit, à quelque vengeance divine, puis sera puni à son tour. Quant à vous, vous n’avez en réalité qu’un reproche à vous adresser : demandez-vous pourquoi, ayant enlevé cet enfant à la mort, vous ne l’avez pas rendu à sa mère : là est le crime, Bertuccio.

— Oui, monsieur, là est le crime et le véritable crime, car en cela j’ai été un lâche. Une fois que j’eus rappelé l’enfant à la vie, je n’avais qu’une chose à faire, vous l’avez dit, c’était de le renvoyer à sa mère. Mais, pour cela, il me fallait faire des recherches, attirer l’attention, me livrer peut-être ; je n’ai pas voulu mourir, je tenais à la vie par ma sœur, par l’amour-propre inné chez nous autres de rester entiers et victorieux dans notre vengeance ; et puis enfin, peut-être, tenais-je simplement à la vie par l’amour même de la vie. Oh ! moi, je ne suis pas un brave comme mon pauvre frère !

Bertuccio cacha son visage dans ses deux mains, et Monte-Cristo attacha sur lui un long et indéfinissable regard.

Puis, après un instant de silence, rendu plus solennel encore par l’heure et par le lieu :

— Pour terminer dignement cet entretien, qui sera le dernier sur ces aventures, monsieur Bertuccio, dit le comte avec un accent de mélancolie qui ne lui était pas habituel, retenez bien mes paroles, je les ai souvent entendu prononcer par l’abbé Busoni lui même : À tous maux il est deux remèdes : le temps et le silence. Maintenant, monsieur Bertuccio, laissez moi me promener un instant dans ce jardin. Ce qui est une émotion poignante pour vous, acteur dans cette scène, sera pour moi une sensation presque douce et qui donnera un double prix à cette propriété. Les arbres, voyez-vous, monsieur Bertuccio, ne plaisent que parce qu’ils font de l’ombre, et l’ombre elle-même ne plaît que parce qu’elle est pleine de rêveries et de visions. Voilà que j’ai acheté un jardin croyant acheter un simple enclos fermé de murs, et point du tout ; tout à coup cet enclos se trouve être un jardin tout plein de fantômes, qui n’étaient point portés sur le contrat. Or, j’aime les fantômes ; je n’ai jamais entendu dire que les morts eussent fait en six mille ans autant de mal que les vivants en font en un jour. Rentrez donc, monsieur Bertuccio, et allez dormir en paix. Si votre confesseur, au moment suprême, est moins indulgent que ne le fut l’abbé Busoni, faites-moi venir si je suis encore de ce monde, je vous trouverai des paroles qui berceront doucement votre âme au moment où elle sera prête à se mettre en route pour faire ce rude voyage qu’on appelle l’éternité.

Bertuccio s’inclina respectueusement devant le comte, et s’éloigna en poussant un soupir.

Monte-Cristo resta seul ; et, faisant quatre pas en avant :

— Ici, près de ce platane, murmura-t-il, la fosse où l’enfant fut déposé : là-bas, la petite porte par laquelle on entrait dans le jardin ; à cet angle, l’escalier dérobé qui conduit à la chambre à coucher. Je ne crois pas avoir besoin d’inscrire tout cela sur mes tablettes, car voilà devant mes yeux, autour de moi, sous mes pieds, le plan en relief, le plan vivant.

Et le comte, après un dernier tour dans ce jardin, alla retrouver sa voiture. Bertuccio, qui le voyait rêveur, monta sans rien dire sur le siège auprès du cocher.

La voiture reprit le chemin de Paris.

Le soir même, à son arrivée à la maison des Champs-Élysées, le comte de Monte-Cristo visita toute l’habitation comme eût pu le faire un homme familiarisé avec elle depuis de longues années ; pas une seule fois, quoiqu’il marchât le premier, il n’ouvrit une porte pour une autre, et ne prit un escalier ou un corridor qui ne le conduisît pas directement où il comptait aller. Ali l’accompagnait dans cette revue nocturne. Le comte donna à Bertuccio plusieurs ordres pour l’embellissement ou la distribution nouvelle du logis, et tirant sa montre, il dit au Nubien attentif :

— Il est onze heures et demie, Haydée ne peut tarder à arriver. A-t-on prévenu les femmes françaises ?

Ali étendit la main vers l’appartement destiné à la belle Grecque, et qui était tellement isolé qu’en cachant la porte derrière une tapisserie on pouvait visiter toute la maison sans se douter qu’il y eût là un salon et deux chambres habités ; Ali, disons-nous donc, étendit la main vers l’appartement, montra le nombre trois avec les doigts de sa main gauche, et sur cette même main, mise à plat, appuyant sa tête, ferma les yeux en guise de sommeil.

— Ah ! fit Monte-Cristo, habitué à ce langage, elles sont trois qui attendent dans la chambre à coucher, n’est-ce pas ?

— Oui, fit Ali en agitant la tête de haut en bas.

— Madame sera fatiguée ce soir, continua Monte-Cristo, et sans doute elle voudra dormir ; qu’on ne la fasse pas parler : les suivantes françaises doivent seulement saluer leur nouvelle maîtresse et se retirer ; vous veillerez à ce que la suivante grecque ne communique pas avec les suivantes françaises.

Ali s’inclina.

Bientôt on entendit héler le concierge ; la grille s’ouvrit, une voiture roula dans l’allée et s’arrêta devant le perron. Le comte descendit ; la portière était déjà ouverte ; il tendit la main à une jeune femme enveloppée d’une mante de soie verte toute brodée d’or qui lui couvrait la tête.

La jeune femme prit la main qu’on lui tendait, la baisa avec un certain amour mêlé de respect, et quelques mots furent échangés, tendrement de la part de la jeune femme et avec une douce gravité de la part du comte, dans cette langue sonore que le vieil Homère a mise dans la bouche de ses dieux.

Alors, précédé d’Ali qui portait un flambeau de cire rose, la jeune femme, laquelle n’était autre que cette belle Grecque, compagne ordinaire de Monte-Cristo en Italie, fut conduite à son appartement, puis le comte se retira dans le pavillon qu’il s’était réservé.

À minuit et demi, toutes les lumières étaient éteintes dans la maison, et l’on eût pu croire que tout le monde dormait.



VIII

LE CRÉDIT ILLIMITÉ.

Le lendemain, vers deux heures de l’après-midi, une calèche, attelée de deux magnifiques chevaux s’arrêta devant la porte de Monte-Cristo ; un homme vêtu d’un habit bleu, à boutons de soie de même couleur, d’un gilet blanc sillonné par une énorme chaîne d’or et d’un pantalon couleur noisette, coiffé de cheveux si noirs et descendant si bas sur les sourcils, qu’on eût pu hésiter à les croire naturels tant ils semblaient peu en harmonie avec celles des rides inférieures qu’ils ne parvenaient point à cacher ; un homme enfin de cinquante à cinquante cinq ans, et qui cherchait à en paraître quarante, passa sa tête par la portière d’un coupé sur le panneau duquel était peinte une couronne de baron, et envoya son groom demander au concierge si le comte de Monte-Cristo était chez lui.

En attendant, cet homme considérait, avec une attention si minutieuse qu’elle devenait presque impertinente, l’extérieur de la maison, ce que l’on pouvait distinguer du jardin, et la livrée de quelques domestiques que l’on pouvait apercevoir allant et venant. L’œil de cet homme était vif, mais plutôt rusé que spirituel. Ses lèvres étaient si minces, qu’au lieu de saillir en dehors elles rentraient dans la bouche ; enfin la largeur et la proéminence des pommettes, signe infaillible d’astuce, la dépression du front, le renflement de l’occiput, qui dépassait de beaucoup de larges oreilles des moins aristocratiques, contribuaient à donner, pour tout physionomiste, un caractère presque repoussant à la figure de ce personnage fort recommandable aux yeux du vulgaire par ses chevaux magnifiques, l’énorme diamant qu’il portait à sa chemise et le ruban rouge qui s’étendait d’une boutonnière à l’autre de son habit.

Le groom frappa au carreau du concierge et demanda :

— N’est-ce point ici que demeure M. le comte de Monte-Cristo ?

— C’est ici que demeure Son Excellence, répondit le concierge ; mais… Il consulta Ali du regard.

Ali fit un signe négatif.

— Mais ?… demanda le groom.

— Mais Son Excellence n’est pas visible, répondit le concierge.

— En ce cas, voici la carte de mon maître, M. le baron Danglars. Vous la remettrez au comte de Monte-Cristo, et vous lui direz qu’en allant à la Chambre mon maître s’est détourné pour avoir l’honneur de le voir.

— Je ne parle pas à Son Excellence, dit le concierge ; le valet de chambre fera la commission.

Le groom retourna vers la voiture.

— Eh bien ? demanda Danglars.

L’enfant, assez honteux de la leçon qu’il venait de recevoir, apporta à son maître la réponse qu’il avait reçue du concierge.

— Oh ! fit celui-ci, c’est donc un prince que ce monsieur, qu’on l’appelle Excellence, et qu’il n’y ait que son valet de chambre qui ait le droit de lui parler ; n’importe, puisqu’il a un crédit sur moi, il faudra bien que je le voie quand il voudra de l’argent.

Et Danglars se rejeta dans le fond de sa voiture en criant au cocher, de manière qu’on pût l’entendre de l’autre côté de la route :

— À la Chambre des députés !

Au travers d’une jalousie de son pavillon, Monte-Cristo, prévenu à temps, avait vu le baron et l’avait étudié, à l’aide d’une excellente lorgnette, avec non moins d’attention que M. Danglars en avait mis lui-même à analyser la maison, le jardin et les livrées.

— Décidément, fit-il avec un geste de dégoût et en faisant rentrer les tuyaux de sa lunette dans leur fourreau d’ivoire, décidément c’est une laide créature que cet homme ; comment, dès la première fois qu’on le voit, ne reconnaît-on pas le serpent au front aplati, le vautour au crâne bombé et la buse au bec tranchant !

— Ali ! cria-t-il, puis il frappa un coup sur le timbre de cuivre. Ali parut. Appelez Bertuccio, dit-il.

Au même moment Bertuccio entra.

— Votre Excellence me faisait demander ? dit l’intendant.

— Oui, monsieur, dit le comte. Avez-vous vu les chevaux qui viennent de s’arrêter devant ma porte ?

— Certainement, Excellence, ils sont même fort beaux.

— Comment se fait-il, dit Monte-Cristo en fronçant le sourcil, quand je vous ai demandé les deux plus beaux chevaux de Paris, qu’il y ait à Paris deux autres chevaux aussi beaux que les miens, et que ces chevaux ne soient pas dans mes écuries ?

Au froncement de sourcil et à l’intonation sévère de cette voix, Ali baissa la tête.

— Ce n’est pas ta faute, bon Ali, dit en arabe le comte avec une douceur qu’on n’aurait pas cru pouvoir rencontrer ni dans sa voix, ni sur son visage ; tu ne te connais pas en chevaux anglais, toi.

La sérénité reparut sur les traits d’Ali.

— Monsieur le comte, dit Bertuccio, les chevaux dont vous me parlez n’étaient pas à vendre.

Monte-Cristo haussa les épaules.

— Sachez, monsieur l’intendant, que tout est toujours à vendre pour qui sait y mettre le prix.

— M. Danglars les a payés seize mille francs, monsieur le comte.

— Eh bien, il fallait lui en offrir trente-deux mille ; il est banquier, et un banquier ne manque jamais une occasion de doubler son capital.

— Monsieur le comte parle-t-il sérieusement ? demanda Bertuccio.

Monte-Cristo regarda l’intendant en homme étonné qu’on ose lui faire une question.

— Ce soir, dit-il, j’ai une visite à rendre ; je veux que ces deux chevaux soient attelés à ma voiture avec un harnais neuf.

Bertuccio se retira en saluant ; près de la porte, il s’arrêta :

— À quelle heure, dit-il, Son Excellence compte-t-elle faire cette visite ?

— À cinq heures, dit Monte-Cristo.

— Je ferai observer à Votre Excellence qu’il est deux heures, hasarda l’intendant.

— Je le sais, se contenta de répondre Monte-Cristo ; puis se retournant vers Ali :

— Faites passer tous les chevaux devant madame, dit-il, qu’elle choisisse l’attelage qui lui conviendra le mieux, et qu’elle me fasse dire si elle veut dîner avec moi : dans ce cas on servira chez elle ; allez ; en descendant, vous m’enverrez le valet de chambre.

Ali venait à peine de disparaître, que le valet de chambre entra à son tour.

— Monsieur Baptistin, dit le comte, depuis un an vous êtes à mon service ; c’est le temps d’épreuve que j’impose d’ordinaire à mes gens : vous me convenez.

Baptistin s’inclina.

— Reste à savoir si je vous conviens.

— Oh ! monsieur le comte ! se hâta de dire Baptistin.

— Écoutez jusqu’au bout, reprit le comte. Vous gagnez par an quinze cents francs, c’est-à-dire les appointements d’un bon et brave officier qui risque tous les jours sa vie ; vous avez une table telle que beaucoup de chefs de bureau, malheureux serviteurs infiniment plus occupés que vous, en désireraient une pareille. Domestique, vous avez vous-même des domestiques qui ont soin de votre linge et de vos effets. Outre vos quinze cents francs de gages, vous me volez, sur les achats que vous faites pour ma toilette, à peu près quinze cents autres francs par an.

— Oh ! Excellence !

— Je ne m’en plains pas, monsieur Baptistin, c’est raisonnable ; cependant je désire que cela s’arrête là. Vous ne retrouveriez donc nulle part un poste pareil à celui que votre bonne fortune vous a donné. Je ne bats jamais mes gens, je ne jure jamais, je ne me mets jamais en colère, je pardonne toujours une erreur, jamais une négligence ou un oubli. Mes ordres sont d’ordinaire courts, mais clairs et précis ; j’aime mieux les répéter à deux fois et même à trois, que de les voir mal interprétés. Je suis assez riche pour savoir tout ce que je veux savoir, et je suis fort curieux, je vous en préviens. Si j’apprenais donc que vous ayez parlé de moi en bien ou en mal, commenté mes actions, surveillé ma conduite, vous sortiriez de chez moi à l’instant même. Je n’avertis jamais mes domestiques qu’une seule fois ; vous voilà averti, allez !

Baptistin s’inclina et fit trois ou quatre pas pour se retirer.

— À propos, reprit le comte, j’oubliais de vous dire que, chaque année, je place une certaine somme sur la tête de mes gens. Ceux que je renvoie perdent nécessairement cet argent, qui profite à ceux qui restent et qui y auront droit après ma mort. Voilà un an que vous êtes chez moi, votre fortune est commencée, continuez-la.

Cette allocution, faite devant Ali, qui demeurait impassible, attendu qu’il n’entendait pas un mot de français, produisit sur M. Baptistin un effet que comprendront tous ceux qui ont étudié la psychologie du domestique français.

— Je tâcherai de me conformer en tous points aux désirs de Votre Excellence, dit-il ; d’ailleurs je me modèlerai sur M. Ali.

— Oh ! pas du tout, dit le comte avec une froideur de marbre. Ali a beaucoup de défauts mêlés à ses qualités ; ne prenez donc pas exemple sur lui, car Ali est une exception ; il n’a pas de gages, ce n’est pas un domestique, c’est mon esclave, c’est mon chien ; s’il manquait à son devoir, je ne le chasserais pas, lui, je le tuerais.

Baptistin ouvrit de grands yeux.

— Vous doutez ? dit Monte-Cristo.

Et il répéta à Ali les mêmes paroles qu’il venait de dire en français à Baptistin.

Ali écouta, sourit, s’approcha de son maître, mit un genou à terre, et lui baisa respectueusement la main.

Ce petit corollaire de la leçon mit le comble à la stupéfaction de M. Baptistin.

Le comte fit signe à Baptistin de sortir, et à Ali de le suivre. Tous deux passèrent dans son cabinet, et là ils causèrent longtemps.

À cinq heures, le comte frappa trois coups sur son timbre. Un coup appelait Ali, deux coups Baptistin, trois coups Bertuccio.

L’intendant entra.

— Mes chevaux ! dit Monte-Cristo.

— Ils sont à la voiture, Excellence, répliqua Bertuccio. Accompagnerai-je monsieur le comte ?

— Non, le cocher, Baptistin et Ali, voilà tout.

Le comte descendit et vit attelés à sa voiture, les chevaux qu’il avait admirés le matin à la voiture de Danglars.

En passant près d’eux il leur jeta un coup d’œil.

— Ils sont beaux, en effet, dit-il, et vous avez bien fait de les acheter ; seulement c’était un peu tard.

— Excellence, dit Bertuccio, j’ai eu bien de la peine à les avoir, et ils ont coûté bien cher.

— Les chevaux en sont-ils moins beaux ? demanda le comte en haussant les épaules.

— Si Votre Excellence est satisfaite, dit Bertuccio, tout est bien. Où va Votre Excellence ?

— Rue de la Chaussée-d’Antin, chez M. le baron Danglars.

Cette conversation se passait sur le haut du perron. Bertuccio fit un pas pour descendre la première marche.

— Attendez, monsieur, dit Monte-Cristo en l’arrêtant, j’ai besoin d’une terre sur le bord de la mer, en Normandie, par exemple, entre Le Havre et Boulogne. Je vous donne de l’espace, comme vous voyez. Il faudrait que, dans cette acquisition, il y eût un petit point, une petite crique, une petite baie, où puisse entrer et se tenir ma corvette ; elle ne tire que quinze pieds d’eau. Le bâtiment sera toujours prêt à mettre à la mer, à quelque heure du jour ou de la nuit qu’il me plaise de lui donner le signal. Vous vous informerez chez tous les notaires d’une propriété dans les conditions que je vous explique ; quand vous en aurez connaissance, vous irez la visiter, et si vous êtes content, vous l’achèterez à votre nom. La corvette doit être en route pour Fécamp, n’est-ce pas ?

— Le soir même où nous avons quitté Marseille, je l’ai vu mettre à la mer.

— Et le yacht ?

— Le yacht a ordre de demeurer aux Martigues.

— Bien ! Vous correspondrez de temps en temps avec les deux patrons qui les commandent, afin qu’ils ne s’endorment pas.

— Et pour le bateau à vapeur ?…

— Qui est à Châlons ?

— Oui.

— Même ordres que pour les deux navires à voiles.

— Bien !

— Aussitôt cette propriété achetée, j’aurai des relais de dix lieues en dix lieues sur la route du Nord et sur la route du Midi.

— Votre Excellence peut compter sur moi.

Le comte fit un signe de satisfaction, descendit les degrés, sauta dans sa voiture, qui, entraînée au trot du magnifique attelage, ne s’arrêta que devant l’hôtel du banquier.

Danglars présidait une commission nommée pour un chemin de fer, lorsqu’on vint lui annoncer la visite du comte de Monte-Cristo. La séance, au reste, était presque finie.

Au nom du comte, il se leva.

— Messieurs, dit-il en s’adressant à ses collègues, dont plusieurs étaient des honorables membres de l’une ou l’autre Chambre, pardonnez-moi si je vous quitte ainsi ; mais imaginez-vous que la maison Thomson et French, de Rome, m’adresse un certain comte de Monte-Cristo, en lui ouvrant chez moi un crédit illimité. C’est la plaisanterie la plus drôle que mes correspondants de l’étranger se soient encore permise vis-à-vis de moi. Ma foi, vous le comprenez, la curiosité m’a saisi et me tient encore ; je suis passé ce matin chez le prétendu comte. Si c’était un vrai comte, vous comprenez qu’il ne serait pas si riche. Monsieur n’était pas visible. Que vous en semble ? ne sont-ce point des façons d’altesse ou de jolie femme que se donne là maître Monte-Cristo ? Au reste, la maison située aux Champs-Élysées et qui est à lui, je m’en suis informé, m’a paru propre. Mais un crédit illimité, reprit Danglars en riant de son vilain sourire, rend bien exigeant le banquier chez qui le crédit est ouvert. J’ai donc hâte de voir notre homme. Je me crois mystifié. Mais ils ne savent point là-bas à qui ils ont affaire ; rira bien qui rira le dernier.

En achevant ces mots et en leur donnant une emphase qui gonfla les narines de M. le baron, celui-ci quitta ses hôtes et passa dans un salon blanc et or qui faisait grand bruit dans la Chaussée-d’Antin.

C’est là qu’il avait ordonné d’introduire le visiteur pour l’éblouir du premier coup.

Le comte était debout, considérant quelques copies de l’Albane et du Fattore qu’on avait fait passer au banquier pour des originaux, et qui, toutes copies qu’elles étaient, juraient fort avec les chicorées d’or de toutes couleurs qui garnissaient les plafonds.

Au bruit que fit Danglars en entrant, le comte se retourna.

Danglars salua légèrement de la tête, et fit signe au comte de s’asseoir dans un fauteuil de bois doré garni de satin blanc broché d’or.

Le comte s’assit.

— C’est à monsieur de Monte-Cristo que j’ai l’honneur de parler ?

— Et moi, répondit le comte, à monsieur le baron Danglars, chevalier de la Légion d’honneur, membre de la Chambre des députés ?

Monte-Cristo redisait tous les titres qu’il avait trouvés sur la carte du baron.

Danglars sentit la botte et se mordit les lèvres.

— Excusez-moi, monsieur, dit-il, de ne pas vous avoir donné du premier coup le titre sous lequel vous m’avez été annoncé ; mais, vous le savez, nous vivons sous un gouvernement populaire, et moi, je suis un représentant des intérêts du peuple.

— De sorte, répondit Monte-Cristo, que, tout en conservant l’habitude de vous faire appeler baron, vous avez perdu celle d’appeler les autres comte.

— Ah ! je n’y tiens pas même pour moi, monsieur, répondit négligemment Danglars ; ils m’ont nommé baron et fait chevalier de la Légion d’honneur pour quelques services rendus, mais…

— Mais vous avez abdiqué vos titres, comme ont fait autrefois MM. de Montmorency et de Lafayette ? c’était un bel exemple à suivre, monsieur.

— Pas tout à fait, cependant, reprit Danglars embarrassé ; pour les domestiques, vous comprenez…

— Oui, vous vous appelez monseigneur pour vos gens ; pour les journalistes, vous vous appelez monsieur ; et pour vos commettants, citoyen. Ce sont des nuances très applicables au gouvernement constitutionnel. Je comprends parfaitement.

Danglars se pinça les lèvres : il vit que, sur ce terrain-là, il n’était pas de force avec Monte-Cristo ; il essaya donc de revenir sur un terrain qui lui était plus familier.

— Monsieur le comte, dit-il en s’inclinant, j’ai reçu une lettre d’avis de la maison Thomson et French.

— J’en suis charmé, monsieur le baron. Permettez-moi de vous traiter comme vous traitent vos gens, c’est une mauvaise habitude prise dans des pays où il y a encore des barons, justement parce qu’on n’en fait plus. J’en suis charmé, dis-je ; je n’aurai pas besoin de me présenter moi-même, ce qui est toujours assez embarrassant. Vous aviez donc, disiez-vous, reçu une lettre d’avis ?

— Oui, dit Danglars ; mais je vous avoue que je n’en ai pas parfaitement compris le sens.

— Bah !

— Et j’avais même eu l’honneur de passer chez vous pour vous demander quelques explications.

— Faites, monsieur, me voilà, j’écoute et suis prêt à vous entendre.

— Cette lettre, dit Danglars, je l’ai sur moi, je crois (il fouilla dans sa poche). Oui, la voici : cette lettre ouvre à M. le comte de Monte-Cristo un crédit illimité sur ma maison.

— Eh bien ! monsieur le baron, que voyez-vous d’obscur là-dedans ?

— Rien, monsieur ; seulement le mot illimité

— Eh bien, ce mot n’est-il pas français ?… Vous comprenez, ce sont des Anglo-Allemands qui écrivent.

— Oh ! si fait, monsieur, et du côté de la syntaxe il n’y a rien à redire, mais il n’en est pas de même du côté de la comptabilité.

— Est-ce que la maison Thomson et French, demanda Monte-Cristo de l’air le plus naïf qu’il put prendre, n’est point parfaitement sûre, à votre avis, monsieur le baron ? Diable ! cela me contrarierait, car j’ai quelques fonds placés chez elle.

— Ah ! parfaitement sûre, répondit Danglars avec un sourire presque railleur ; mais le sens du mot illimité, en matière de finances, est tellement vague…

— Qu’il est illimité, n’est-ce pas ? dit Monte-Cristo.

— C’est justement cela, monsieur, que je voulais dire. Or, le vague, c’est le doute, et, dit le sage, dans le doute abstiens-toi.

— Ce qui signifie, reprit Monte-Cristo, que si la maison Thomson et French est disposée à faire des folies, la maison Danglars ne l’est pas à suivre son exemple.

— Comment cela, monsieur le comte ?

— Oui, sans doute ; MM. Thomson et French font les affaires sans chiffres ; mais M. Danglars a une limite aux siennes ; c’est un homme sage, comme il le disait tout à l’heure.

— Monsieur, répondit orgueilleusement le banquier, personne n’a encore compté avec ma caisse.

— Alors, répondit froidement Monte-Cristo, il paraît que c’est moi qui commencerai.

— Qui vous dit cela ?

— Les explications que vous me demandez, monsieur, et qui ressemblent fort à des hésitations.

Danglars se mordit les lèvres ; c’était la seconde fois qu’il était battu par cet homme et cette fois sur un terrain qui était le sien. Sa politesse railleuse n’était qu’affectée, et touchait à cet extrême si voisin qui est l’impertinence.

Monte-Cristo, au contraire, souriait de la meilleure grâce du monde, et possédait, quand il le voulait, un certain air naïf qui lui donnait bien des avantages.

— Enfin, monsieur, dit Danglars après un moment de silence, je vais essayer de me faire comprendre en vous priant de fixer vous-même la somme que vous comptez toucher chez moi.

— Mais, monsieur, reprit Monte-Cristo décidé à ne pas perdre un pouce de terrain dans la discussion, si j’ai demandé un crédit illimité sur vous, c’est que je ne savais justement pas de quelles sommes j’aurais besoin.

Le banquier crut que le moment était venu enfin de prendre le dessus ; il se renversa dans son fauteuil, et avec un lourd et orgueilleux sourire :

— Oh ! monsieur, dit-il, ne craignez pas de désirer ; vous pourrez vous convaincre alors que le chiffre de la maison Danglars, tout limité qu’il est, peut satisfaire les plus larges exigences, et dussiez-vous demander un million…

— Plaît-il ? fit Monte-Cristo.

— Je dis un million, répéta Danglars avec l’aplomb de la sottise.

— Et que ferais-je d’un million ? dit le comte. Bon Dieu ! monsieur, s’il ne m’eût fallu qu’un million, je ne me serais pas fait ouvrir un crédit pour une pareille misère. Un million ? mais j’ai toujours un million dans mon portefeuille ou dans mon nécessaire de voyage.

Et Monte-Cristo retira d’un petit carnet où étaient ses cartes de visite deux bons de cinq cent mille francs chacun, payables au porteur, sur le Trésor.

Il fallait assommer et non piquer un homme comme Danglars. Le coup de massue fit son effet : le banquier chancela et eut le vertige ; il ouvrit sur Monte-Cristo deux yeux hébétés dont la prunelle se dilata effroyablement.

— Voyons, avouez-moi, dit Monte-Cristo, que vous vous défiez de la maison Thomson et French. Mon Dieu ! c’est tout simple ; j’ai prévu le cas, et, quoique assez étranger aux affaires, j’ai pris mes précautions. Voici donc deux autres lettres pareilles à celle qui vous est adressée : l’une est de la maison Arestein et Eskoles, de Vienne, sur M. le baron de Rothschild, l’autre est de la maison Baring, de Londres, sur M. Laffitte. Dites un mot, monsieur, et je vous ôterai toute préoccupation, en me présentant dans l’une ou l’autre de ces deux maisons.

C’en était fait, Danglars était vaincu ; il ouvrit avec un tremblement visible la lettre de Vienne et la lettre de Londres, que lui tendait du bout des doigts le comte, vérifia l’authenticité des signatures avec une minutie qui eût été insultante pour Monte-Cristo, s’il n’eût pas fait la part de l’égarement du banquier.

— Oh ! monsieur, voilà trois signatures qui valent bien des millions, dit Danglars en se levant comme pour saluer la puissance de l’or personnifiée en cet homme qu’il avait devant lui. Trois crédits illimités sur nos maisons ! Pardonnez-moi, monsieur le comte, mais tout en cessant d’être défiant, on peut demeurer encore étonné.

— Oh ! ce n’est pas une maison comme la vôtre qui s’étonnerait ainsi, dit Monte-Cristo avec toute sa politesse ; ainsi, vous pourrez donc m’envoyer quelque argent, n’est-ce pas ?

— Parlez, monsieur le comte ; je suis à vos ordres.

— Eh bien, reprit Monte-Cristo, à présent que nous nous entendons, car nous nous entendons, n’est-ce pas ?

Danglars fit un signe de tête affirmatif.

— Et vous n’avez plus aucune défiance ? continua Monte-Cristo.

— Ô monsieur le comte ! s’écria le banquier, je n’en ai jamais eu.

— Non ; vous désiriez une preuve, voilà tout. Eh bien, répéta le comte, maintenant que nous nous entendons, maintenant que vous n’avez plus aucune défiance, fixons, si vous le voulez bien, une somme générale pour la première année : six millions, par exemple.

— Six millions, soit ! dit Danglars suffoqué.

— S’il me faut plus, reprit machinalement Monte-Cristo, nous mettrons plus ; mais je ne compte rester qu’une année en France, et pendant cette année je ne crois pas dépasser ce chiffre… enfin nous verrons… veuillez, pour commencer, me faire porter cinq cent mille francs demain, je serai chez moi jusqu’à midi, et d’ailleurs, si je n’y étais pas, je laisserais un reçu à mon intendant.

— L’argent sera chez vous demain à dix heures du matin, monsieur le comte, répondit Danglars. Voulez-vous de l’or, ou des billets de banque, ou de l’argent ?

— Or et billets par moitié, s’il vous plaît.

Et le comte se leva.

— Je dois vous confesser une chose, monsieur le comte, dit Danglars à son tour ; je croyais avoir des notions exactes sur toutes les belles fortunes de l’Europe, et cependant la vôtre, qui me paraît considérable, m’était, je l’avoue, tout à fait inconnue ; elle est récente ?

— Non, monsieur, répondit Monte-Cristo, elle est, au contraire, de fort vieille date : c’était une espèce de trésor de famille auquel il était défendu de toucher, et dont les intérêts accumulés ont triplé le capital ; l’époque fixée par le testateur est révolue depuis quelques années seulement : ce n’est donc que depuis quelques années que j’en use, et votre ignorance à ce sujet n’a rien que de naturel ; au reste, vous la connaîtrez mieux dans quelque temps.

Et le comte accompagna ces mots d’un de ces sourires pâles qui faisaient si grand-peur à Franz d’Épinay.

— Avec vos goûts et vos intentions, monsieur, continua Danglars, vous allez déployer dans la capitale un luxe qui va nous écraser tous, nous autres pauvres petits millionnaires ; cependant comme vous me paraissez amateur, car lorsque je suis entré vous regardiez mes tableaux, je vous demande la permission de vous faire voir ma galerie : tous tableaux anciens, tous tableaux de maîtres garantis comme tels ; je n’aime pas les modernes.

— Vous avez raison, monsieur, car ils ont en général un grand défaut : c’est celui de n’avoir pas encore eu le temps de devenir des anciens.

— Puis-je vous montrer quelques statues de Thorwaldsen, de Bartoloni, de Canova, tous artistes étrangers ? Comme vous voyez, je n’apprécie pas les artistes français.

— Vous avez le droit d’être injuste avec eux, monsieur, ce sont vos compatriotes.

— Mais tout cela sera pour plus tard, quand nous aurons fait meilleure connaissance ; pour aujourd’hui, je me contenterai, si vous le permettez toutefois, de vous présenter à Mme la baronne Danglars ; excusez mon empressement, monsieur le comte, mais un client comme vous fait presque partie de la famille.

Monte-Cristo s’inclina, en signe qu’il acceptait l’honneur que le financier voulait bien lui faire.

Danglars sonna : un laquais, vêtu d’une livrée éclatante, parut.

— Madame la baronne est-elle chez elle ? demanda Danglars.

— Oui, monsieur le baron, répondit le laquais.

— Seule ?

— Non, madame a du monde.

— Ce ne sera pas indiscret de vous présenter devant quelqu’un n’est-ce pas, monsieur le comte ? Vous ne gardez pas l’incognito ?

— Non, monsieur le baron, dit en souriant Monte-Cristo, je ne me reconnais pas ce droit-là.

— Et qui est près de madame ? M. Debray ? demanda Danglars avec une bonhomie qui fit sourire intérieurement Monte-Cristo, déjà renseigné sur les transparents secrets d’intérieur du financier.

— M. Debray, oui, monsieur le baron, répondit le laquais.

Danglars fit un signe de tête.

Puis se tournant vers Monte-Cristo :

— M. Lucien Debray, dit-il, est un ancien ami à nous, secrétaire intime du ministre de l’Intérieur ; quant à ma femme, elle a dérogé en m’épousant, car elle appartient à une ancienne famille ; c’est une demoiselle de Servières, veuve en premières noces de M. le colonel marquis de Nargonne.

— Je n’ai pas l’honneur de connaître madame Danglars ; mais j’ai déjà rencontré M. Lucien Debray.

— Bah ! dit Danglars, où donc cela ?

— Chez M. de Morcerf.

— Ah ! vous connaissez le petit vicomte, dit Danglars.

— Nous nous sommes trouvés ensemble à Rome à l’époque du carnaval.

— Ah ! oui, dit Danglars ; n’ai-je pas entendu parler de quelque chose comme une aventure singulière avec des bandits, des voleurs dans les ruines ? Il a été tiré de là miraculeusement. Je crois qu’il a raconté quelque chose de tout cela à ma femme et à ma fille à son retour d’Italie.

— Madame la baronne attend ces messieurs, revint dire le laquais.

— Je passe devant pour vous montrer le chemin, fit Danglars en saluant.

— Et moi, je vous suis, dit Monte-Cristo.



IX

L’ATTELAGE GRIS-POMMELÉ.

Le baron, suivi du comte, traversa une longue file d’appartements remarquables par leur lourde somptuosité et leur fastueux mauvais goût, et arriva jusqu’au boudoir de madame Danglars, petite pièce octogone tendue de satin rose recouvert de mousseline des Indes ; les fauteuils étaient en vieux bois doré et en vieilles étoffes ; les dessus des portes représentaient des bergeries dans le genre de Boucher ; enfin deux jolis pastels en médaillon, en harmonie avec le reste de l’ameublement, faisaient de cette chambre la seule pièce de l’hôtel qui eût quelque caractère ; il est vrai qu’elle avait échappé au plan général arrêté entre M. Danglars et son architecte, une des plus hautes et des plus éminentes célébrités de l’empire, et que c’étaient la baronne et Lucien Debray seulement qui s’en étaient réservé la décoration. Aussi M. Danglars, grand admirateur de l’antique à la manière dont le comprenait le Directoire, méprisait-il fort ce coquet réduit où, au reste, il n’était admis en général qu’à la condition qu’il ferait excuser sa présence en amenant quelqu’un ; ce n’était donc pas en réalité Danglars qui présentait, c’était au contraire lui qui était présenté et qui était bien ou mal reçu selon que le visage du visiteur était agréable ou désagréable à la baronne.

Madame Danglars, dont la beauté pouvait encore être citée, malgré ses trente-six ans, était à son piano, petit chef-d’œuvre de marqueterie, tandis que Lucien Debray, assis devant une table à ouvrage, feuilletait un album.

Lucien avait déjà, avant son arrivée, eu le temps de raconter à la baronne bien des choses relatives au comte. On sait combien, pendant le déjeuner chez Albert, Monte-Cristo avait fait impression sur ses convives : cette impression, si peu impressionnable qu’il fût, n’était pas encore effacée chez Debray, et les renseignements qu’il avait donnés à la baronne sur le comte s’en étaient ressentis. La curiosité de madame Danglars, excitée par les anciens détails venus de Morcerf et les nouveaux détails venus de Lucien, était donc portée à son comble. Aussi cet arrangement de piano et d’album n’était-il qu’une de ces petites ruses du monde à l’aide desquelles on voile les plus fortes précautions. La baronne reçut en conséquence M. Danglars avec un sourire, ce qui de sa part n’était pas chose habituelle. Quant au comte, il eut, en échange de son salut, une cérémonieuse, mais en même temps gracieuse révérence.

Lucien, de son côté, échangea avec le comte un salut de demi-connaissance, et avec Danglars un geste d’intimité.

— Madame la baronne, dit Danglars, permettez que je vous présente M. le comte de Monte-Cristo, qui m’est adressé par mes correspondants de Rome avec les recommandations les plus instantes : je n’ai qu’un mot à en dire et qui va en un instant le rendre la coqueluche de toutes nos belles dames ; il vient à Paris avec l’intention d’y rester un an et de dépenser six millions pendant cette année ; cela promet une série de bals, de dîners, de médianoches, dans lesquels j’espère que M. le comte ne nous oubliera pas plus que nous ne l’oublierons nous-mêmes dans nos petites fêtes.

Quoique la présentation fût assez grossièrement louangeuse, c’est, en général, une chose si rare qu’un homme venant à Paris pour dépenser en une année la fortune d’un prince, que madame Danglars jeta sur le comte un coup d’œil qui n’était pas dépourvu d’un certain intérêt.

— Et vous êtes arrivé, monsieur ?… demanda la baronne.

— Depuis hier matin, madame.

— Et vous venez, selon votre habitude, à ce qu’on m’a dit, du bout du monde ?

— De Cadix cette fois, madame, purement et simplement.

— Oh ! vous arrivez dans une affreuse saison. Paris est détestable l’été ; il n’y a plus ni bals, ni réunions, ni fêtes. L’Opéra italien est à Londres, l’Opéra français est partout, excepté à Paris ; et quant au Théâtre-Français, vous savez qu’il n’est plus nulle part. Il nous reste donc pour toute distraction quelques malheureuses courses au Champ-de-Mars et à Satory. Ferez-vous courir, monsieur le comte ?

— Moi, madame, dit Monte-Cristo, je ferai tout ce qu’on fait à Paris, si j’ai le bonheur de trouver quelqu’un qui me renseigne convenablement sur les habitudes françaises.

— Vous êtes amateur de chevaux, monsieur le comte ?

— J’ai passé une partie de ma vie en Orient, madame, et les Orientaux, vous le savez, n’estiment que deux choses au monde : la noblesse des chevaux et la beauté des femmes.

— Ah ! monsieur le comte, dit la baronne, vous auriez dû avoir la galanterie de mettre les femmes les premières.

— Vous voyez, madame, que j’avais bien raison quand tout à l’heure je souhaitais un précepteur qui pût me guider dans les habitudes françaises.

En ce moment la camériste favorite de madame la baronne Danglars entra, et s’approchant de sa maîtresse, lui glissa quelques mots à l’oreille.

Madame Danglars pâlit.

— Impossible ! dit-elle.

— C’est l’exacte vérité, cependant, madame, répondit la camériste.

Mme Danglars se retourna du côté de son mari.

— Est-ce vrai, monsieur ?

— Quoi, madame ? demanda Danglars visiblement agité.

— Ce que me dit cette fille…

— Et que vous dit-elle ?

— Elle me dit qu’au moment où mon cocher a été pour mettre mes chevaux à ma voiture, il ne les a pas trouvés à l’écurie ; que signifie cela, je vous le demande ?

— Madame, dit Danglars, écoutez-moi.

— Oh ! je vous écoute, monsieur, car je suis curieuse de savoir ce que vous allez me dire ; je ferai ces messieurs juges entre nous, et je vais commencer par leur dire ce qu’il en est. Messieurs, continua la baronne, M. le baron Danglars a dix chevaux à l’écurie ; parmi ces dix chevaux, il y en a deux qui sont à moi, des chevaux charmants, les plus beaux chevaux de Paris ; vous les connaissez, monsieur Debray, mes gris-pommelé ! Eh bien, au moment où madame de Villefort m’emprunte ma voiture, où je la lui promets pour aller demain au Bois, voilà les deux chevaux qui ne se retrouvent plus ! M. Danglars aura trouvé à gagner dessus quelques milliers de francs, et il les aura vendus. Oh ! la vilaine race, mon Dieu ! que celle des spéculateurs !

— Madame, répondit Danglars, les chevaux étaient trop vifs, ils avaient quatre ans à peine, ils me faisaient pour vous des peurs horribles.

— Eh ! monsieur, dit la baronne, vous savez bien que j’ai depuis un mois à mon service le meilleur cocher de Paris, à moins toutefois que vous ne l’ayez vendu avec les chevaux.

— Chère amie, je vous trouverai les pareils, de plus beaux même, s’il y en a ; mais des chevaux doux, calmes, et qui ne m’inspirent plus pareille terreur.

La baronne haussa les épaules avec un air de profond mépris.

Danglars ne parut point s’apercevoir de ce geste plus que conjugal, et se retournant vers Monte-Cristo :

— En vérité, je regrette de ne pas vous avoir connu plus tôt, monsieur le comte, dit-il ; vous montez votre maison ?

— Mais oui, dit le comte.

— Je vous les eusse proposés. Imaginez-vous que je les ai donnés pour rien ; mais, comme je vous l’ai dit, je voulais m’en défaire : ce sont des chevaux de jeune homme.

— Monsieur, dit le comte, je vous remercie ; j’en ai acheté ce matin d’assez bons et pas trop cher. Tenez, voyez, monsieur Debray, vous êtes amateur, je crois ?

Pendant que Debray s’approchait de la fenêtre, Danglars s’approcha de sa femme.

— Imaginez-vous, madame, lui dit-il tout bas, qu’on est venu m’offrir un prix exorbitant de ces chevaux. Je ne sais quel est le fou en train de se ruiner qui m’a envoyé ce matin son intendant, mais le fait est que j’ai gagné seize mille francs dessus ; ne me boudez pas, et je vous en donnerai quatre mille, et deux mille à Eugénie.

Madame Danglars laissa tomber sur son mari un regard écrasant.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria Debray.

— Quoi donc ? demanda la baronne.

— Mais je ne me trompe pas, ce sont vos chevaux, vos propres chevaux attelés à la voiture du comte.

— Mes gris-pommelé ! s’écria Mme Danglars.

Et elle s’élança vers la fenêtre. En effet, ce sont eux, dit-elle.

Danglars était stupéfait.

— Est-ce possible ? dit Monte-Cristo en jouant l’étonnement.

— C’est incroyable ! murmura le banquier.

La baronne dit deux mots à l’oreille de Debray, qui s’approcha à son tour de Monte-Cristo.

— La baronne vous fait demander combien son mari vous a vendu son attelage.

— Mais je ne sais trop, dit le comte, c’est une surprise que mon intendant m’a faite, et… qui m’a coûté trente mille francs, je crois.

Debray alla reporter la réponse à la baronne.

Danglars était si pâle et si décontenancé, que le comte eut l’air de le prendre en pitié.

— Voyez, lui dit-il, combien les femmes sont ingrates : cette prévenance de votre part n’a pas touché un instant la baronne ; ingrate n’est pas le mot, c’est folle que je devrais dire. Mais que voulez-vous, on aime toujours ce qui nuit ; aussi, le plus court, croyez-moi, cher baron, est toujours de les laisser faire à leur tête ; si elles se la brisent, au moins, ma foi ! elles ne peuvent s’en prendre qu’à elles.

Danglars ne répondit rien, il prévoyait dans un prochain avenir une scène désastreuse ; déjà le sourcil de madame la baronne s’était froncé, et, comme celui de Jupiter olympien, présageait un orage ; Debray, qui le sentait grossir, prétexta une affaire et partit. Monte-Cristo, qui ne voulait pas gâter la position qu’il voulait conquérir en demeurant plus longtemps, salua madame Danglars et se retira, livrant le baron à la colère de sa femme.

— Bon ! pensa Monte-Cristo en se retirant, j’en suis arrivé où j’en voulais venir ; voilà que je tiens dans mes mains la paix du ménage et que je vais gagner d’un seul coup le cœur de monsieur et le cœur de madame ; quel bonheur ! Mais, ajouta-t-il, dans tout cela, je n’ai point été présenté à mademoiselle Eugénie Danglars, que j’eusse été cependant fort aise de connaître.

— Mais, reprit-il avec ce sourire qui lui était particulier, nous voici à Paris, et nous avons du temps devant nous… Ce sera pour plus tard !…

Sur cette réflexion, le comte monta en voiture et rentra chez lui.

Deux heures après, madame Danglars reçut une lettre charmante du comte de Monte-Cristo, dans laquelle il lui déclarait que, ne voulant pas commencer ses débuts dans le monde parisien en désespérant une jolie femme, il la suppliait de reprendre ses chevaux.

Ils avaient le même harnais qu’elle leur avait vu le matin ; seulement, au centre de chaque rosette qu’ils portaient sur l’oreille, le comte avait fait coudre un diamant.

Danglars, aussi, eut sa lettre.

Le comte lui demandait la permission de passer à la baronne ce caprice de millionnaire, le priant d’excuser les façons orientales dont le renvoi des chevaux était accompagné.

Pendant la soirée, Monte-Cristo partit pour Auteuil, accompagné d’Ali.

Le lendemain, vers trois heures, Ali, appelé par un coup de timbre, entra dans le cabinet du comte.

— Ali, lui dit-il, tu m’as souvent parlé de ton adresse à lancer le lasso ?

Ali fit signe que oui et se redressa fièrement.

— Bien !… Ainsi, avec le lasso, tu arrêterais un bœuf ?

Ali fit signe de la tête que oui.

— Un tigre ?

Ali fit le même signe.

— Un lion ?

Ali fit le geste d’un homme qui lance le lasso, et imita un rugissement étranglé.

— Bien, je comprends, dit Monte-Cristo, tu as chassé le lion ?

Ali fit un signe de tête orgueilleux.

— Mais arrêterais-tu, dans leur course, deux chevaux emportés ?

Ali sourit.

— Eh bien ! écoute, dit Monte-Cristo. Tout à l’heure une voiture passera emportée par deux chevaux gris-pommelé, les mêmes que j’avais hier. Dusses-tu te faire écraser, il faut que tu arrêtes cette voiture devant ma porte.

Ali descendit dans la rue et traça devant la porte une ligne sur le pavé : puis il rentra et montra la ligne au comte, qui l’avait suivi des yeux.

Le comte lui frappa doucement sur l’épaule : c’était sa manière de remercier Ali. Puis le Nubien alla fumer sa chibouque sur la borne qui formait l’angle de la maison et de la rue, tandis que Monte-Cristo rentrait sans plus s’occuper de rien.

Cependant, vers cinq heures, c’est-à-dire l’heure où le comte attendait la voiture ; on eût pu voir naître en lui les signes presque imperceptibles d’une légère impatience : il se promenait dans une chambre donnant sur la rue, prêtant l’oreille par intervalles, et de temps en temps se rapprochant de la fenêtre, par laquelle il apercevait Ali poussant des bouffées de tabac avec une régularité indiquant que le Nubien était tout entier à cette importante occupation.

Tout à coup on entendit un roulement lointain, mais qui se rapprochait avec la rapidité de la foudre ; puis une calèche apparut dont le cocher essayait inutilement de retenir les chevaux, qui s’avançaient furieux, hérissés, bondissant avec des élans insensés.

Dans la calèche, une jeune femme et un enfant de sept à huit ans, se tenant embrassés, avaient perdu par l’excès de la terreur jusqu’à la force de pousser un cri ; il eût suffi d’une pierre sous la roue ou d’un arbre accroché pour briser tout à fait la voiture, qui craquait. La voiture tenait le milieu du pavé, et on entendait dans la rue les cris de terreur de ceux qui la voyaient venir.

Soudain Ali pose sa chibouque, tire de sa poche le lasso, le lance, enveloppe d’un triple tour les jambes de devant du cheval de gauche, se laisse entraîner trois ou quatre pas par la violence de l’impulsion ; mais, au bout de trois ou quatre pas, le cheval enchaîné s’abat, tombe sur la flèche, qu’il brise, et paralyse les efforts que fait le cheval resté debout pour continuer sa course. Le cocher saisit cet instant de répit pour sauter en bas de son siège ; mais déjà Ali a saisi les naseaux du second cheval avec ses doigts de fer, et l’animal, hennissant de douleur, s’est allongé convulsivement près de son compagnon.

Il a fallu à tout cela le temps qu’il faut à la balle pour frapper le but.

Cependant il a suffi pour que de la maison en face de laquelle l’accident est arrivé un homme se soit élancé suivi de plusieurs serviteurs. Au moment où le cocher ouvre la portière, il enlève de la calèche la dame, qui d’une main se cramponne au coussin, tandis que de l’autre elle serre contre sa poitrine son fils évanoui. Monte-Cristo les emporta tous les deux dans le salon, et les déposant sur un canapé :

— Ne craignez plus rien, madame, dit-il ; vous êtes sauvée.

La femme revint à elle, et pour réponse elle lui présenta son fils, avec un regard plus éloquent que toutes les prières.

En effet, l’enfant était toujours évanoui.

— Oui, madame, je comprends, dit le comte en examinant l’enfant ; mais, soyez tranquille, il ne lui est arrivé aucun mal, et c’est la peur seule qui l’a mis dans cet état.

— Oh ! monsieur, s’écria la mère, ne me dites-vous pas cela pour me rassurer ? Voyez comme il est pâle ! mon fils, mon enfant ! mon Édouard ! réponds donc à ta mère ? Ah ! monsieur ! envoyez chercher un médecin. Ma fortune à qui me rend mon fils !

Monte-Cristo fit de la main un geste pour calmer la mère éplorée ; et, ouvrant un coffret, il en tira un flacon de Bohême, incrusté d’or, contenant une liqueur rouge comme du sang et dont il laissa tomber une seule goutte sur les lèvres de l’enfant.

L’enfant, quoique toujours pâle, rouvrit aussitôt les yeux.

À cette vue, la joie de la mère fut presque un délire.

— Où suis-je ? s’écria-t-elle, et à qui dois-je tant de bonheur après une si cruelle épreuve ?

— Vous êtes, madame, répondit Monte-Cristo, chez l’homme le plus heureux d’avoir pu vous épargner un chagrin.

— Oh ! maudite curiosité ! dit la dame. Tout Paris parlait de ces magnifiques chevaux de madame Danglars, et j’ai eu la folie de vouloir les essayer.

— Comment ! s’écria le comte avec une surprise admirablement jouée, ces chevaux sont ceux de la baronne ?

— Oui, monsieur, la connaissez-vous ?

— Madame Danglars ?… j’ai cet honneur, et ma joie est double de vous voir sauvée du péril que ces chevaux vous ont fait courir ; car ce péril, c’est à moi que vous eussiez pu l’attribuer : j’avais acheté hier ces chevaux au baron ; mais la baronne a paru tellement les regretter, que je les lui ai renvoyés hier en la priant de les accepter de ma main.

— Mais alors vous êtes donc le comte de Monte-Cristo dont Hermine m’a tant parlé hier ?

— Oui, madame, fit le comte.

— Moi, monsieur, je suis madame Héloïse de Villefort.

Le comte salua en homme devant lequel on prononce un nom parfaitement inconnu.

— Oh ! que M. de Villefort sera reconnaissant ! reprit Héloïse ; car enfin il vous devra notre vie à tous deux : vous lui avez rendu sa femme et son fils. Assurément, sans votre généreux serviteur, ce cher enfant et moi, nous étions tués.

— Hélas ! madame ! je frémis encore du péril que vous avez couru.

— Oh ! j’espère que vous me permettrez de récompenser dignement le dévouement de cet homme.

— Madame, répondit Monte-Cristo, ne me gâtez pas Ali, je vous prie, ni par des louanges, ni par des récompenses : ce sont des habitudes que je ne veux pas qu’il prenne. Ali est mon esclave ; en vous sauvant la vie il me sert, et c’est son devoir de me servir.

— Mais il a risqué sa vie, dit madame de Villefort, à qui ce ton de maître imposait singulièrement.

— J’ai sauvé cette vie, madame, répondit Monte-Cristo ; par conséquent elle m’appartient.

Madame de Villefort se tut : peut-être réfléchissait-elle à cet homme qui, du premier abord, faisait une si profonde impression sur les esprits.

Pendant cet instant de silence, le comte put considérer à son aise l’enfant que sa mère couvrait de baisers. Il était petit, grêle, blanc de peau comme les enfants roux, et cependant une forêt de cheveux noirs, rebelles à toute frisure, couvrait son front bombé, et, tombant sur ses épaules en encadrant son visage, redoublait la vivacité de ses yeux pleins de malice sournoise et de juvénile méchanceté ; sa bouche, à peine redevenue vermeille, était fine de lèvres et large d’ouverture ; les traits de cet enfant de huit ans annonçaient déjà douze ans au moins. Son premier mouvement fut de se débarrasser par une brusque secousse des bras de sa mère, et d’aller ouvrir le coffret d’où le comte avait tiré le flacon d’élixir ; puis aussitôt, sans en demander la permission à personne, et en enfant habitué à satisfaire tous ses caprices, il se mit à déboucher les fioles.

— Ne touchez pas à cela, mon ami, dit vivement le comte, quelques-unes de ces liqueurs sont dangereuses, non seulement à boire, mais même à respirer.

Madame de Villefort pâlit et arrêta le bras de son fils qu’elle ramena vers elle ; mais, sa crainte calmée, elle jeta aussitôt sur le coffret un court mais expressif regard que le comte saisit au passage.

En ce moment Ali entra.

Madame de Villefort fit un mouvement de joie, et ramena l’enfant plus près d’elle encore :

— Édouard, dit-elle, vois-tu ce bon serviteur : il a été bien courageux, car il a exposé sa vie pour arrêter les chevaux qui nous emportaient et la voiture qui allait se briser. Remercie-le donc, car probablement sans lui, à cette heure, serions-nous morts tous les deux.

L’enfant allongea les lèvres et tourna dédaigneusement la tête.

— Il est trop laid, dit-il.

Le comte sourit comme si l’enfant venait de remplir une de ses espérances ; quant à madame de Villefort, elle gourmanda son fils avec une modération qui n’eût, certes, pas été du goût de Jean-Jacques Rousseau si le petit Édouard se fut appelé Émile.

— Vois-tu, dit en arabe le comte à Ali, cette dame prie son fils de te remercier pour la vie que tu leur as sauvée à tous deux, et l’enfant répond que tu es trop laid.

Ali détourna un instant sa tête intelligente et regarda l’enfant sans expression apparente ; mais un simple frémissement de sa narine apprit à Monte-Cristo que l’Arabe venait d’être blessé au cœur.

— Monsieur, demanda madame de Villefort en se levant pour se retirer, est-ce votre demeure habituelle que cette maison ?

— Non, madame, répondit le comte, c’est une espèce de pied-à-terre que j’ai acheté : j’habite avenue des Champs-Élysées, no 30. Mais je vois que vous êtes tout à fait remise, et que vous désirez vous retirer. Je viens d’ordonner qu’on attelle ces mêmes chevaux à ma voiture, et Ali, ce garçon si laid, dit-il en souriant à l’enfant, va avoir l’honneur de vous reconduire chez vous, tandis que votre cocher restera ici pour faire raccommoder la calèche. Aussitôt cette besogne indispensable terminée, un de mes attelages la reconduira directement chez madame Danglars.

— Mais, dit madame de Villefort, avec ces mêmes chevaux je n’oserai jamais m’en aller.

— Oh ! vous allez voir, madame, dit Monte-Cristo ; sous la main d’Ali, ils vont devenir doux comme des agneaux.

En effet, Ali s’était approché des chevaux qu’on avait remis sur leurs jambes avec beaucoup de peine. Il tenait à la main une petite éponge imbibée de vinaigre aromatique ; il en frotta les naseaux et les tempes des chevaux, couverts de sueur et d’écume, et presque aussitôt ils se mirent à souffler bruyamment et à frissonner de tout leur corps durant quelques secondes.

Puis, au milieu d’une foule nombreuse que les débris de la voiture et le bruit de l’événement avaient attirée devant la maison, Ali fit atteler les chevaux au coupé du comte, rassembla les rênes, monta sur le siège, et, au grand étonnement des assistants qui avaient vu ces chevaux emportés comme par un tourbillon, il fut obligé d’user vigoureusement du fouet pour les faire partir, et encore ne put-il obtenir des fameux gris-pommelé, maintenant stupides, pétrifiés, morts, qu’un trot si mal assuré et si languissant qu’il fallut près de deux heures à madame de Villefort pour regagner le faubourg Saint-Honoré, où elle demeurait.

À peine arrivée chez elle, et les premières émotions de famille apaisées, elle écrivit le billet suivant à madame Danglars :


« Chère Hermine,


« Je viens d’être miraculeusement sauvée avec mon fils par ce même comte de Monte-Cristo dont nous avons tant parlé hier soir, et que j’étais loin de me douter que je verrais aujourd’hui. Hier vous m’avez parlé de lui avec un enthousiasme que je n’ai pu m’empêcher de railler de toute la force de mon pauvre petit esprit, mais aujourd’hui je trouve cet enthousiasme bien au-dessous de l’homme qui l’inspirait. Vos chevaux s’étaient emportés au Ranelagh comme s’ils eussent été pris de frénésie, et nous allions probablement être mis en morceaux, mon pauvre Édouard et moi, contre le premier arbre de la route ou la première borne du village, quand un Arabe, un Nègre, un Nubien, un homme noir enfin, au service du comte, a, sur un signe de lui, je crois, arrêté l’élan des chevaux, au risque d’être brisé lui même, et c’est vraiment un miracle qu’il ne l’ait pas été. Alors le comte est accouru, nous a emportés chez lui, Édouard et moi, et là a rappelé mon fils à la vie. C’est dans sa propre voiture que j’ai été ramenée à l’hôtel ; la vôtre vous sera renvoyée demain. Vous trouverez vos chevaux bien affaiblis depuis cet accident ; ils sont comme hébétés ; on dirait qu’ils ne peuvent se pardonner à eux-mêmes de s’être laissé dompter par un homme. Le comte m’a chargée de vous dire que deux jours de repos sur la litière et de l’orge pour toute nourriture les remettront dans un état aussi florissant, ce qui veut dire aussi effrayant qu’hier.

« Adieu ! Je ne vous remercie pas de ma promenade, et, quand je réfléchis, c’est pourtant de l’ingratitude que de vous garder rancune pour les caprices de votre attelage ; car c’est à l’un de ces caprices que je dois d’avoir vu le comte de Monte-Cristo, et l’illustre étranger me paraît, à part les millions dont il dispose, un problème si curieux et si intéressant, que je compte l’étudier à tout prix, dussé-je recommencer une promenade au Bois avec vos propres chevaux.

« Édouard a supporté l’accident avec un courage miraculeux. Il s’est évanoui, mais il n’a pas poussé un cri auparavant et n’a pas versé une larme après. Vous me direz encore que mon amour maternel m’aveugle ; mais il y a une âme de fer dans ce pauvre petit corps si frêle et si délicat.

« Notre chère Valentine dit bien des choses à votre chère Eugénie ; moi, je vous embrasse de tout cœur.

« Héloïse de Villefort.


« P.-S. Faites-moi donc trouver chez vous d’une façon quelconque avec ce comte de monte-Cristo, je veux absolument le revoir. Au reste, je viens d’obtenir de M. de Villefort qu’il lui fasse une visite ; j’espère bien qu’il la lui rendra. »


Le soir, l’événement d’Auteuil faisait le sujet de toutes les conversations : Albert le racontait à sa mère, Château-Renaud au Jockey-Club, Debray dans le salon du ministre ; Beauchamp lui même fit au comte la galanterie, dans son journal, d’un fait-divers de vingt lignes, qui posa le noble étranger en héros auprès de toutes les femmes de l’aristocratie.

Beaucoup de gens allèrent se faire inscrire chez madame de Villefort afin d’avoir le droit de renouveler leur visite en temps utile et d’entendre alors de sa bouche tous les détails de cette pittoresque aventure.

Quant à M. de Villefort, comme l’avait dit Héloïse, il prit un habit noir, des gants blancs, sa plus belle livrée, et monta dans son carrosse qui vint, le même soir, s’arrêter à la porte du numéro 30 de la maison des Champs-Élysées.



X

IDÉOLOGIE.

Si le comte de Monte-Cristo eût vécu depuis longtemps dans le monde parisien, il eût apprécié en toute sa valeur la démarche que faisait près de lui M. de Villefort.

Bien en cour, que le roi régnant fût de la branche aînée ou de la branche cadette, que le ministre gouvernant fût doctrinaire, libéral ou conservateur ; réputé habile par tous, comme on répute généralement habiles les gens qui n’ont jamais éprouvé d’échecs politiques ; haï par beaucoup, mais chaudement protégé par quelques-uns sans cependant être aimé de personne, M. de Villefort avait une des hautes positions de la magistrature, et se tenait à cette hauteur comme un Harlay ou comme un Molé. Son salon, régénéré par une jeune femme et par une fille de son premier mariage à peine âgée de dix-huit ans, n’en était pas moins un de ces salons sévères de Paris où l’on observe le culte des traditions et la religion de l’étiquette. La politesse froide, la fidélité absolue aux principes gouvernementaux, un mépris profond des théories et des théoriciens, la haine profonde des idéologues, tels étaient les éléments de la vie intérieure et publique affichés par M. de Villefort.

M. de Villefort n’était pas seulement magistrat, c’était presque un diplomate. Ses relations avec l’ancienne cour, dont il parlait toujours avec dignité et déférence, le faisaient respecter de la nouvelle, et il savait tant de choses que non seulement on le ménageait toujours, mais encore qu’on le consultait quelquefois. Peut-être n’en eût-il pas été ainsi si l’on eût pu se débarrasser de M. de Villefort ; mais il habitait, comme ces seigneurs féodaux rebelles à leur suzerain, une forteresse inexpugnable. Cette forteresse, c’était sa charge de procureur du roi, dont il exploitait merveilleusement tous les avantages, et qu’il n’eût quittée que pour se faire élire député et pour remplacer ainsi la neutralité par de l’opposition.

En général, M. de Villefort faisait ou rendait peu de visites. Sa femme visitait pour lui : c’était chose reçue dans le monde, où l’on mettait sur le compte des graves et nombreuses occupations du magistrat ce qui n’était en réalité qu’un calcul d’orgueil, qu’une quintessence d’aristocratie, l’application enfin de cet axiome : Fais semblant de t’estimer, et on t’estimera, axiome plus utile cent fois dans notre société que celui des Grecs : Connais-toi toi-même, remplacé de nos jours par l’art moins difficile et plus avantageux de connaître les autres.

Pour ses amis, M. de Villefort était un protecteur puissant ; pour ses ennemis, c’était un adversaire sourd, mais acharné ; pour les indifférents, c’était la statue de la loi faite homme : abord hautain, physionomie impassible, regard terne et dépoli, ou insolemment perçant et scrutateur, tel était l’homme dont quatre révolutions habilement entassées l’une sur l’autre avaient d’abord construit, puis cimenté le piédestal.

M. de Villefort avait la réputation d’être l’homme le moins curieux et le moins banal de France ; il donnait un bal tous les ans et n’y paraissait qu’un quart d’heure, c’est-à-dire quarante-cinq minutes de moins que ne le fait le roi aux siens ; jamais on ne le voyait ni aux théâtres, ni aux concerts, ni dans aucun lieu public ; quelquefois, mais rarement, il faisait une partie de whist, et l’on avait soin alors de lui choisir des joueurs dignes de lui : c’était quelque ambassadeur, quelque archevêque, quelque prince, quelque président, ou enfin quelque duchesse douairière.

Voilà quel était l’homme dont la voiture venait de s’arrêter devant la porte de Monte-Cristo.

Le valet de chambre annonça M. de Villefort au moment où le comte, incliné sur une grande table, suivait sur une carte un itinéraire de Saint-Pétersbourg en Chine.

Le procureur du roi entra du même pas grave et compassé qu’il entrait au tribunal ; c’était bien le même homme, ou plutôt la suite du même homme que nous avons vu autrefois substitut à Marseille. La nature, conséquente avec ses principes, n’avait rien changé pour lui au cours qu’elle devait suivre. De mince, il était devenu maigre, de pâle il était devenu jaune ; ses yeux enfoncés étaient caves, et ses lunettes aux branches d’or, en posant sur l’orbite, semblaient faire partie de la figure ; excepté sa cravate blanche, le reste de son costume était parfaitement noir, et cette couleur funèbre n’était tranchée que par le léger liséré de ruban rouge qui passait imperceptible par sa boutonnière et qui semblait une ligne de sang tracée au pinceau.

Si maître de lui que fût Monte-Cristo, il examina avec une visible curiosité, en lui rendant son salut, le magistrat qui, défiant par habitude et peu crédule surtout quant aux merveilles sociales, était plus disposé à voir dans le noble étranger, c’était ainsi qu’on appelait déjà Monte-Cristo, un chevalier d’industrie venant exploiter un nouveau théâtre, ou un malfaiteur en état de rupture de ban, qu’un prince du Saint-Siège ou un sultan des Mille et une Nuits.

— Monsieur, dit Villefort avec ce ton glapissant affecté par les magistrats dans leurs périodes oratoires, et dont ils ne peuvent ou ne veulent pas se défaire dans la conversation, monsieur, le service signalé que vous avez rendu hier à ma femme et à mon fils me fait un devoir de vous remercier. Je viens donc m’acquitter de ce devoir et vous exprimer toute ma reconnaissance.

Et, en prononçant ces paroles, l’œil sévère du magistrat n’avait rien perdu de son arrogance habituelle. Ces paroles qu’il venait de dire, il les avait articulées avec sa voix de procureur général, avec cette raideur inflexible de cou et d’épaules qui faisait, comme nous le répétons, dire à ses flatteurs qu’il était la statue vivante de la loi.

— Monsieur, répliqua le comte à son tour avec une froideur glaciale, je suis fort heureux d’avoir pu conserver un fils à sa mère, car on dit que le sentiment de la maternité est le plus saint de tous, et ce bonheur qui m’arrive vous dispensait, monsieur, de remplir un devoir dont l’exécution m’honore sans doute, car je sais que M. de Villefort ne prodigue pas la faveur qu’il me fait, mais qui, si précieuse qu’elle soit cependant, ne vaut pas pour moi la satisfaction intérieure.

Villefort, étonné de cette sortie à laquelle il ne s’attendait pas, tressaillit comme un soldat qui sent le coup qu’on lui porte sous l’armure dont il est couvert, et un pli de sa lèvre dédaigneuse indiqua que dès l’abord il ne tenait pas le comte de Monte-Cristo pour un gentilhomme bien civil.

Il jeta les yeux autour de lui pour raccrocher à quelque chose la conversation tombée, et qui semblait s’être brisée en tombant.

Il vit la carte qu’interrogeait Monte-Cristo au moment où il était entré, et il reprit :

— Vous vous occupez de géographie, monsieur ? c’est une riche étude, pour vous surtout qui, à ce qu’on assure, avez vu autant de pays qu’il y en a de gravés sur cet atlas.

— Oui, monsieur, répondit le comte, j’ai voulu faire sur l’espèce humaine, prise en masse, ce que vous pratiquez chaque jour sur des exceptions, c’est-à-dire une étude physiologique. J’ai pensé qu’il me serait plus facile de descendre ensuite du tout à la partie, que de la partie au tout. C’est un axiome algébrique qui veut que l’on procède du connu à l’inconnu, et non de l’inconnu au connu… Mais asseyez-vous donc, monsieur, je vous en supplie.

Et Monte-Cristo indiqua de la main au procureur du roi un fauteuil que celui-ci fut obligé de prendre la peine d’avancer lui même, tandis que lui n’eut que celle de se laisser retomber dans celui sur lequel il était agenouillé quand le procureur du roi était entré : de cette façon le comte se trouva à demi tourné vers son visiteur, ayant le dos à la fenêtre et le coude appuyé sur la carte géographique qui faisait, pour le moment, l’objet de la conversation, conversation qui prenait, comme elle l’avait fait chez Morcerf et chez Danglars, une tournure tout à fait analogue, sinon à la situation, du moins aux personnages.

— Ah ! vous philosophez, reprit Villefort après un instant de silence, pendant lequel, comme un athlète qui rencontre un rude adversaire, il avait fait provision de force. Eh bien, monsieur, parole d’honneur ! si, comme vous, je n’avais rien à faire, je chercherais une moins triste occupation.

— C’est vrai, monsieur, reprit Monte-Cristo, et l’homme est une laide chenille pour celui qui l’étudie au microscope solaire. Mais vous venez de dire, je crois, que je n’avais rien à faire. Voyons, par hasard, croyez-vous avoir quelque chose à faire, vous, monsieur ? ou, pour parler plus clairement, croyez-vous que ce que vous faites vaille la peine de s’appeler quelque chose ?

L’étonnement de Villefort redoubla à ce second coup si rudement porté par cet étrange adversaire ; il y avait longtemps que le magistrat ne s’était entendu dire un paradoxe de cette force, ou plutôt, pour parler plus exactement, c’était la première fois qu’il l’entendait.

Le procureur du roi se mit à l’œuvre pour répondre.

— Monsieur, dit-il, vous êtes étranger, et, vous le dites vous-même, je crois, une portion de votre vie s’est écoulée dans les pays orientaux ; vous ne savez donc pas combien la justice humaine, expéditive en ces contrées barbares, a chez nous des allures prudentes et compassées.

— Si fait, monsieur, si fait ; c’est le pede claudo antique. Je sais tout cela, car c’est surtout de la justice de tous les pays que je me suis occupé, c’est la procédure criminelle de toutes les nations que j’ai comparée à la justice naturelle ; et, je dois le dire, monsieur, c’est encore cette loi des peuples primitifs, c’est-à-dire la loi du talion, que j’ai le plus trouvée selon le cœur de Dieu.

— Si cette loi était adoptée, monsieur, dit le procureur du roi, elle simplifierait fort nos codes, et c’est pour le coup que nos magistrats n’auraient, comme vous le disiez tout à l’heure, plus grand-chose à faire.

— Cela viendra peut-être, dit Monte-Cristo ; vous savez que les inventions humaines marchent du composé au simple, et que le simple est toujours la perfection.

— En attendant, monsieur, dit le magistrat, nos codes existent avec leurs articles contradictoires, tirés des coutumes gauloises, des lois romaines, des usages francs ; or, la connaissance de toutes ces lois-là, vous en conviendrez, ne s’acquiert pas sans de longs travaux, et il faut une longue étude pour acquérir cette connaissance, et une grande puissance de tête, cette connaissance une fois acquise, pour ne pas l’oublier.

— Je suis de cet avis-là, monsieur ; mais tout ce que vous savez, vous, à l’égard de ce code français, je le sais, moi, non seulement à l’égard de ce code, mais à l’égard du code de toutes les nations : les lois anglaises, turques, japonaises, hindoues, me sont aussi familières que les lois françaises ; et j’avais donc raison de dire que, relativement (vous savez que tout est relatif, monsieur), que relativement à tout ce que j’ai fait, vous avez bien peu de chose à faire, et que relativement à ce que j’ai appris, vous avez encore bien des choses à apprendre.

— Mais dans quel but avez-vous appris tout cela ? reprit Villefort étonné.

Monte-Cristo sourit.

— Bien, monsieur, dit-il ; je vois que, malgré la réputation qu’on vous a faite d’homme supérieur, vous voyez toute chose au point de vue matériel et vulgaire de la société, commençant à l’homme et finissant à l’homme, c’est-à-dire au point de vue le plus restreint et le plus étroit qu’il ait été permis à l’intelligence humaine d’embrasser.

— Expliquez-vous, monsieur, dit Villefort de plus en plus étonné, je ne vous comprends pas… très bien.

— Je dis, monsieur, que, les yeux fixés sur l’organisation sociale des nations, vous ne voyez que les ressorts de la machine, et non l’ouvrier sublime qui la fait agir ; je dis que vous ne reconnaissez devant vous et autour de vous que les titulaires des places dont les brevets ont été signés par des ministres ou par un roi, et que les hommes que Dieu a mis au-dessus des titulaires, des ministres et des rois, en leur donnant une mission à poursuivre au lieu d’une place à remplir, je dis que ceux-là échappent à votre courte vue. C’est le propre de la faiblesse humaine aux organes débiles et incomplets. Tobie prenait l’ange qui venait lui rendre la vue pour un jeune homme ordinaire. Les nations prenaient Attila, qui devait les anéantir, pour un conquérant comme tous les conquérants et il a fallu que tous révélassent leurs missions célestes pour qu’on les reconnût ; il a fallu que l’un dît : « Je suis l’ange du Seigneur ; » et l’autre : « Je suis le marteau de Dieu, » pour que l’essence divine de tous deux fût révélée.

— Alors, dit Villefort de plus en plus étonné et croyant parler à un illuminé ou à un fou, vous vous regardez comme un de ces êtres extraordinaires que vous venez de citer ?

— Pourquoi pas ? dit froidement Monte-Cristo.

— Pardon, monsieur, reprit Villefort abasourdi, mais vous m’excuserez si, en me présentant chez vous, j’ignorais me présenter chez un homme dont les connaissances et dont l’esprit dépassent de si loin les connaissances ordinaires et l’esprit habituel des hommes. Ce n’est point l’usage chez nous, malheureux corrompus de la civilisation, que les gentilshommes possesseurs comme vous d’une fortune immense, du moins à ce qu’on assure, remarquez que je n’interroge pas, que seulement je répète, ce n’est pas l’usage, dis-je, que ces privilégiés des richesses perdent leur temps à des spéculations sociales, à des rêves philosophiques, faits tout au plus pour consoler ceux que le sort a déshérités des biens de la terre.

— Eh ! monsieur, reprit le comte, en êtes-vous donc arrivé à la situation éminente que vous occupez sans avoir admis, et même sans avoir rencontré des exceptions, et n’exercez-vous jamais votre regard, qui aurait cependant tant besoin de finesse et de sûreté, à deviner d’un seul coup sur quel homme est tombé votre regard ? Un magistrat ne devrait-il pas être, non pas le meilleur applicateur de la loi, non pas le plus rusé interprète des obscurités de la chicane, mais une sonde d’acier pour éprouver les cœurs, mais une pierre de touche pour essayer l’or dont chaque âme est toujours faite avec plus ou moins d’alliage ?

— Monsieur, dit Villefort, vous me confondez, sur ma parole, et je n’ai jamais entendu parler personne comme vous faites.

— C’est que vous êtes constamment resté enfermé dans le cercle des conditions générales, et que vous n’avez jamais osé vous élever d’un coup d’aile dans les sphères supérieures que Dieu a peuplées d’êtres invisibles ou exceptionnels.

— Et vous admettez, monsieur, que ces sphères existent, et que les êtres exceptionnels et invisibles se mêlent à nous ?

— Pourquoi pas ? est-ce que vous voyez l’air que vous respirez et sans lequel vous ne pourriez pas vivre ?

— Alors, nous ne voyons pas ces êtres dont vous parlez ?

— Si fait, vous les voyez quand Dieu permet qu’ils se matérialisent ; vous les touchez, vous les coudoyez, vous leur parlez et ils vous répondent.

— Ah ! dit Villefort en souriant, j’avoue que je voudrais bien être prévenu quand un de ces êtres se trouvera en contact avec moi.

— Vous avez été servi à votre guise, monsieur ; car vous avez été prévenu tout à l’heure, et maintenant encore, je vous préviens.

— Ainsi, vous-même ?

— Je suis un de ces êtres exceptionnels, oui, monsieur, et je crois que, jusqu’à ce jour, aucun homme ne s’est trouvé dans une position semblable à la mienne. Les royaumes des rois sont limités, soit par des montagnes, soit par des rivières, soit par un changement de mœurs, soit par une mutation de langage. Mon royaume, à moi, est grand comme le monde, car je ne suis ni Italien, ni Français, ni Hindou, ni Américain, ni Espagnol : je suis cosmopolite. Nul pays ne peut dire qu’il m’a vu naître. Dieu seul sait quelle contrée me verra mourir. J’adopte tous les usages, je parle toutes les langues. Vous me croyez Français, vous, n’est-ce pas, car je parle français avec la même facilité et la même pureté que vous ? eh bien ! Ali, mon Nubien, me croit Arabe ; Bertuccio, mon intendant, me croit Romain ; Haydée, mon esclave, me croit Grec. Donc vous comprenez, n’étant d’aucun pays, ne demandant protection à aucun gouvernement, ne reconnaissant aucun homme pour mon frère, pas un seul des scrupules qui arrêtent les puissants ou des obstacles qui paralysent les faibles ne me paralyse ou ne m’arrête. Je n’ai que deux adversaires ; je ne dirai pas deux vainqueurs, car avec la persistance je les soumets : c’est la distance et le temps. Le troisième, et le plus terrible, c’est ma condition d’homme mortel. Celle-là seule peut m’arrêter dans le chemin où je marche, et avant que j’aie atteint le but auquel je tends : tout le reste, je l’ai calculé. Ce que les hommes appellent les chances du sort, c’est-à-dire la ruine, le changement, les éventualités, je les ai toutes prévues ; et si quelques-unes peuvent m’atteindre, aucune ne peut me renverser. À moins que je ne meure, je serai toujours ce que je suis ; voilà pourquoi je vous dis des choses que vous n’avez jamais entendues, même de la bouche des rois, car les rois ont besoin de vous et les autres hommes en ont peur. Qui est-ce qui ne se dit pas, dans une société aussi ridiculement organisée que la nôtre : « Peut-être un jour aurai-je affaire au procureur du roi ! »

— Mais vous-même, monsieur, pouvez-vous dire cela, car, du moment où vous habitez la France, vous êtes naturellement soumis aux lois françaises.

— Je le sais, monsieur, répondit Monte-Cristo ; mais quand je dois aller dans un pays, je commence à étudier, par des moyens qui me sont propres, tous les hommes dont je puis avoir quelque chose à espérer ou à craindre, et j’arrive à les connaître aussi bien, et même mieux peut-être qu’ils ne se connaissent eux-mêmes. Cela amène ce résultat que le procureur du roi, quel qu’il fût, à qui j’aurais affaire, serait certainement plus embarrassé que moi-même.

— Ce qui veut dire, reprit avec hésitation Villefort, que la nature humaine étant faible, tout homme, selon vous, a commis des… fautes ?

— Des fautes… ou des crimes, répondit négligemment Monte-Cristo.

— Et que vous seul, parmi les hommes que vous ne reconnaissez pas pour vos frères, vous l’avez dit vous-même, reprit Villefort d’une voix légèrement altérée, et que vous seul êtes parfait ?

— Non point parfait, répondit le comte ; impénétrable, voilà tout. Mais brisons là-dessus, monsieur, si la conversation vous déplaît ; je ne suis pas plus menacé de votre justice que vous ne l’êtes de ma double vue.

— Non, non, monsieur ! dit vivement Villefort, qui sans doute craignait de paraître abandonner le terrain ; non ! Par votre brillante et presque sublime conversation, vous m’avez élevé au-dessus des niveaux ordinaires ; nous ne causons plus, nous dissertons. Or, vous savez combien les théologiens en chaire de Sorbonne, ou les philosophes dans leurs disputes, se disent parfois de cruelles vérités : supposons que nous faisons de la théologie sociale et de la philosophie théologique, je vous dirai donc celle-ci, toute rude qu’elle est : Mon frère, vous sacrifiez à l’orgueil ; vous êtes au-dessus des autres, mais au-dessus de vous il y a Dieu.

— Au-dessus de tous, monsieur ! répondit Monte-Cristo avec un accent si profond que Villefort frissonna involontairement. J’ai mon orgueil pour les hommes, serpents toujours prêts à se dresser contre celui qui les dépasse du front sans les écraser du pied. Mais je dépose cet orgueil devant Dieu, qui m’a tiré du néant pour me faire ce que je suis.

— Alors, monsieur le comte, je vous admire, dit Villefort, qui pour la première fois dans cet étrange dialogue venait d’employer cette formule aristocratique vis-à-vis de l’étranger qu’il n’avait jusque-là appelé que monsieur. Oui, je vous le dis, si vous êtes réellement fort, réellement supérieur, réellement saint ou impénétrable, ce qui, vous avez raison, revient à peu près au même, soyez superbe, monsieur ; c’est la loi des dominations. Mais vous avez bien cependant une ambition quelconque ?

— J’en ai une, monsieur.

— Laquelle ?

— Moi aussi, comme cela est arrivé à tout homme une fois dans sa vie, j’ai été enlevé par Satan sur la plus haute montagne de la terre ; arrivé là, il me montra le monde tout entier, et, comme il avait dit autrefois au Christ, il me dit à moi : « Voyons, enfant des hommes, pour m’adorer que veux-tu ? » Alors j’ai réfléchi longtemps, car depuis longtemps une terrible ambition dévorait effectivement mon cœur ; puis je lui répondis : « Écoute, j’ai toujours entendu parler de la Providence, et cependant je ne l’ai jamais vue, ni rien qui lui ressemble, ce qui me fait croire qu’elle n’existe pas ; je veux être la Providence, car ce que je sais de plus beau, de plus grand et de plus sublime au monde, c’est de récompenser et de punir. » Mais Satan baissa la tête et poussa un soupir. « Tu te trompes, dit-il, la Providence existe ; seulement tu ne la vois pas, parce que, fille de Dieu, elle est invisible comme son père. Tu n’as rien vu qui lui ressemble, parce qu’elle procède par des ressorts cachés et marche par des voies obscures ; tout ce que je puis faire pour toi, c’est de te rendre un des agents de cette Providence. » Le marché fut fait ; j’y perdrai peut-être mon âme mais n’importe, reprit Monte-Cristo, et le marché serait à refaire que je le ferais encore.

Villefort regardait Monte-Cristo avec un sublime étonnement.

— Monsieur le comte, dit-il, avez-vous des parents ?

— Non, monsieur, je suis seul au monde.

— Tant pis !

— Pourquoi ? demanda Monte-Cristo.

— Parce que vous auriez pu voir un spectacle propre à briser votre orgueil. Vous ne craignez que la mort, dites-vous ?

— Je ne dis pas que je la craigne, je dis qu’elle seule peut m’arrêter.

— Et la vieillesse ?

— Ma mission sera remplie avant que je ne sois vieux.

— Et la folie ?

— J’ai manqué de devenir fou, et vous connaissez l’axiome : non bis in idem ; c’est un axiome criminel, et qui, par conséquent, est de votre ressort.

— Monsieur, reprit Villefort, il y a encore autre chose à craindre que la mort, que la vieillesse ou que la folie : il y a, par exemple, l’apoplexie, ce coup de foudre qui vous frappe sans vous détruire, et après lequel, cependant, tout est fini. C’est toujours vous, et cependant vous n’êtes plus vous ; vous qui touchiez, comme Ariel, à l’ange, vous n’êtes plus qu’une masse inerte qui, comme Caliban, touche à la bête ; cela s’appelle tout bonnement, comme je vous le disais, dans la langue humaine, une apoplexie. Venez, s’il vous plaît, continuer cette conversation chez moi, monsieur le comte, un jour que vous aurez envie de rencontrer un adversaire capable de vous comprendre et avide de vous réfuter, et je vous montrerai mon père, M. Noirtier de Villefort, un des plus fougueux jacobins de la Révolution française, c’est-à-dire la plus brillante audace mise au service de la plus vigoureuse organisation ; un homme qui, comme vous, n’avait peut-être pas vu tous les royaumes de la terre, mais avait aidé à bouleverser un des plus puissants ; un homme qui, comme vous, se prétendait un des envoyés, non pas de Dieu, mais de l’Être suprême, non pas de la Providence, mais de la Fatalité ; eh bien, monsieur, la rupture d’un vaisseau sanguin dans un lobe du cerveau a brisé tout cela, non pas en un jour, non pas en une heure, mais en une seconde. La veille, M. Noirtier, ancien jacobin, ancien sénateur, ancien carbonaro, riant de la guillotine, riant du canon, riant du poignard, M. Noirtier, riant avec les révolutions. M. Noirtier, pour qui la France n’était qu’un vaste échiquier duquel pions, tours, cavaliers et reine devaient disparaître pourvu que le roi fût mat, M. Noirtier, si redoutable, était le lendemain ce pauvre monsieur Noirtier, vieillard immobile, livré aux volontés de l’être le plus faible de la maison, c’est-à-dire de sa petite-fille Valentine ; un cadavre muet et glacé enfin, qui ne vit sans souffrance que pour donner le temps à la matière d’arriver sans secousse à son entière décomposition.

— Hélas ! monsieur, dit Monte-Cristo, ce spectacle n’est étrange ni à mes yeux ni à ma pensée ; je suis quelque peu médecin, et j’ai, comme mes confrères, cherché plus d’une fois l’âme dans la matière vivante ou dans la matière morte ; et, comme la Providence, elle est restée invisible à mes yeux, quoique présente à mon cœur. Cent auteurs, depuis Socrate, depuis Sénèque, depuis saint Augustin, depuis Gall, ont fait en prose ou en vers le rapprochement que vous venez de faire ; mais cependant je comprends que les souffrances d’un père puissent opérer de grands changements dans l’esprit de son fils. J’irai, monsieur, puisque vous voulez bien m’y engager, contempler au profit de mon humilité ce terrible spectacle qui doit fort attrister votre maison.

— Cela serait sans doute, si Dieu ne m’avait point donné une large compensation. En face du vieillard qui descend en se traînant vers la tombe sont deux enfants qui entrent dans la vie : Valentine, une fille de mon premier mariage avec mademoiselle de Saint-Méran, et Édouard, ce fils à qui vous avez sauvé la vie.

— Et que concluez-vous de cette compensation, monsieur ? demanda Monte-Cristo.

— Je conclus, monsieur, répondit Villefort, que mon père, égaré par les passions, a commis quelques unes de ces fautes qui échappent à la justice humaine, mais qui relèvent de la justice de Dieu, et que Dieu, ne voulant punir qu’une seule personne, n’a frappé que lui seul.

Monte-Cristo, le sourire sur les lèvres, poussa au fond du cœur un rugissement qui eût fait fuir Villefort, si Villefort eût pu l’entendre.

— Adieu, monsieur, reprit le magistrat, qui depuis quelque temps déjà s’était levé et parlait debout ; je vous quitte, emportant de vous un souvenir d’estime qui, je l’espère, pourra vous être agréable lorsque vous me connaîtrez mieux, car je ne suis point un homme banal, tant s’en faut. Vous vous êtes fait d’ailleurs dans madame de Villefort une amie éternelle.

Le comte salua et se contenta de reconduire jusqu’à la porte de son cabinet seulement Villefort, lequel regagna sa voiture précédé de deux laquais qui, sur un signe de leur maître, s’empressaient de la lui ouvrir.

Puis, quand le procureur du roi eut disparu :

— Allons, dit Monte-Cristo en tirant avec effort un sourire de sa poitrine oppressée ; allons, assez de poison comme cela, et maintenant que mon cœur en est plein, allons chercher l’antidote.

Et frappant un coup sur le timbre retentissant :

— Je monte chez madame, dit-il à Ali ; que dans une demi-heure la voiture soit prête !



XI

HAYDÉE.

On se rappelle quelles étaient les nouvelles ou plutôt les anciennes connaissances du comte de Monte-Cristo qui demeuraient rue Meslay : c’étaient Maximilien, Julie et Emmanuel.

L’espoir de cette bonne visite qu’il allait faire, de ces quelques moments heureux qu’il allait passer, de cette lueur de paradis glissant dans l’enfer où il s’était volontairement engagé, avait répandu, à partir du moment où il avait perdu de vue Villefort, la plus charmante sérénité sur le visage du comte, et Ali, qui était accouru au bruit du timbre, en voyant ce visage aussi rayonnant d’une joie si rare, s’était retiré sur la pointe du pied et la respiration suspendue, comme pour ne pas effaroucher les bonnes pensées qu’il croyait voir voltiger autour de son maître.

Il était midi : le comte s’était réservé une heure pour monter chez Haydée ; on eût dit que la joie ne pouvait rentrer tout à coup dans cette âme si longtemps brisée, et qu’elle avait besoin de se préparer aux émotions douces, comme les autres âmes ont besoin de se préparer aux émotions violentes.

La jeune Grecque était, comme nous l’avons dit, dans un appartement entièrement séparé de l’appartement du comte. Cet appartement était tout entier meublé à la manière orientale : c’est-à-dire que les parquets étaient couverts d’épais tapis de Turquie, que des étoffes de brocart retombaient le long des murailles, et que, dans chaque pièce, un large divan régnait tout autour de la chambre avec des piles de coussins qui se déplaçaient à la volonté de ceux qui en usaient.

Haydée avait trois femmes françaises et une femme grecque. Les trois femmes françaises se tenaient dans la première pièce, prêtes à accourir au bruit d’une petite sonnette d’or et à obéir aux ordres de l’esclave romaïque, laquelle savait assez de français pour transmettre les volontés de sa maîtresse à ses trois caméristes, auxquelles Monte-Cristo avait recommandé d’avoir pour Haydée les égards que l’on aurait pour une reine.

La jeune fille était dans la pièce la plus reculée de son appartement, c’est-à-dire dans une espèce de boudoir rond, éclairé seulement par le haut, et dans lequel le jour ne pénétrait qu’à travers des carreaux de verre rose. Elle était couchée à terre sur des coussins de satin bleu brochés d’argent, à demi renversée en arrière sur le divan, encadrant sa tête avec son bras droit mollement arrondi, tandis que, du gauche, elle fixait à ses lèvres le tube de corail dans lequel était enchâssé le tuyau flexible d’un narguilé, qui ne laissait arriver la vapeur à sa bouche que parfumée par l’eau de benjoin, à travers laquelle sa douce aspiration la forçait de passer.

Sa pose, toute naturelle pour une femme d’Orient, eût été pour une Française d’une coquetterie peut-être un peu affectée.

Quant à sa toilette, c’était celle des femmes épirotes, c’est-à-dire un caleçon de satin blanc broché de fleurs roses, et qui laissait à découvert deux pieds d’enfant qu’on eût crus de marbre de Paros, si on ne les eût vus se jouer avec deux petites sandales à la pointe recourbée brodées d’or et de perles ; une veste à longues raies bleues et blanches, à larges manches tendues par les bras, avec des boutonnières d’argent et des boutons de perles ; enfin une espèce de corset laissant, par sa coupe ouverte en cœur, voir le cou et tout le haut de la poitrine, et se boutonnant au-dessous du sein par trois boutons de diamant. Quant au bas du corset et au haut du caleçon, ils étaient perdus dans une des ceintures aux franges soyeuses qui font l’ambition de nos élégantes Parisiennes.

La tête était coiffée d’une petite calotte d’or brodée de perles, inclinée sur le côté, et au-dessous de la calotte, du côté où elle inclinait, une belle rose naturelle de couleur pourpre ressortait mêlée à des cheveux si noirs qu’ils paraissaient bleus.

Quant à la beauté de ce visage, c’était la beauté grecque dans toute la perfection de son type, avec ses grands yeux noirs veloutés, son nez droit, ses lèvres de corail et ses dents de perles.

Puis, sur ce charmant ensemble, la fleur de la jeunesse était répandue avec tout son éclat et tout son parfum ; Haydée pouvait avoir dix-neuf ou vingt ans.

Monte-Cristo appela la suivante grecque, et fit demander à Haydée la permission d’entrer auprès d’elle.

Pour toute réponse, Haydée fit signe à la suivante de relever la tapisserie qui pendait devant la porte, dont le chambranle carré encadra la jeune fille couchée comme un charmant tableau. Monte-Cristo s’avança.

Haydée se souleva sur le coude qui tenait le narguillé, et tendant au comte sa main en même temps qu’elle l’accueillait avec un sourire :

— Pourquoi, dit-elle dans la langue sonore des filles de Sparte et d’Athènes, pourquoi me fais-tu demander la permission d’entrer chez moi ? N’es-tu plus mon maître, ne suis-je plus ton esclave ?

Monte-Cristo sourit à son tour.

— Haydée, dit-il, vous savez…

— Pourquoi ne me dis-tu pas tu comme d’habitude ? interrompit la jeune Grecque ; ai-je donc commis quelque faute ? En ce cas il faut me punir, mais non pas me dire vous.

— Haydée, reprit le comte, tu sais que nous sommes en France, et par conséquent que tu es libre.

— Libre de quoi faire ? demanda la jeune fille.

— Libre de me quitter.

— Te quitter !… et pourquoi te quitterais-je ?

— Que sais-je, moi ? nous allons voir le monde.

— Je ne veux voir personne.

— Et si parmi les beaux jeunes gens que tu rencontreras, tu en trouvais quelqu’un qui te plût, je ne serais pas assez injuste…

— Je n’ai jamais vu d’hommes plus beaux que toi, et je n’ai jamais aimé que mon père et toi.

— Pauvre enfant, dit Monte-Cristo, c’est que tu n’as guère parlé qu’à ton père et à moi.

— Eh bien ! qu’ai-je besoin de parler à d’autres ? Mon père m’appelait sa joie, toi tu m’appelles ton amour, et tous deux vous m’appelez votre enfant.

— Tu te rappelles ton père, Haydée ?

La jeune fille sourit.

— Il est là et là, dit-elle, en mettant la main sur ses yeux et sur son cœur.

— Et moi, où suis-je ? demanda en souriant Monte-Cristo.

— Toi, dit-elle, tu es partout.

Monte-Cristo prit la main d’Haydée pour la baiser ; mais la naïve enfant retira sa main et présenta son front.

— Maintenant, Haydée, lui dit-il, tu sais que tu es libre, que tu es maîtresse, que tu es reine ; tu peux garder ton costume ou le quitter à ta fantaisie ; tu resteras ici quand tu voudras rester, tu sortiras quand tu voudras sortir ; il y aura toujours une voiture attelée pour toi ; Ali et Myrto t’accompagneront partout et seront à tes ordres ; seulement, une seule chose, je te prie.

— Dis.

— Garde le secret sur ta naissance, ne dis pas un mot de ton passé ; ne prononce dans aucune occasion le nom de ton illustre père ni celui de ta pauvre mère.

— Je te l’ai déjà dit, seigneur, je ne verrai personne.

— Écoute, Haydée ; peut-être cette réclusion tout orientale sera-t-elle impossible à Paris : continue d’apprendre la vie de nos pays du Nord comme tu as fait à Rome, à Florence, à Milan et à Madrid ; cela te servira toujours, que tu continues à vivre ici ou que tu retournes en Orient.

La jeune fille leva sur le comte ses grands yeux humides et répondit :

— Ou que nous retournions en Orient, veux-tu dire, n’est-ce pas, mon seigneur ?

— Oui, ma fille, dit Monte-Cristo ; tu sais bien que ce n’est jamais moi qui te quitterai. Ce n’est point l’arbre qui quitte la fleur, c’est la fleur qui quitte l’arbre.

— Je ne te quitterai jamais, seigneur, dit Haydée, car je suis sûre que je ne pourrais pas vivre sans toi.

— Pauvre enfant ! dans dix ans je serai vieux, et dans dix ans tu seras jeune encore.

— Mon père avait une longue barbe blanche, cela ne m’empêchait point de l’aimer ; mon père avait soixante ans, et il me paraissait plus beau que tous les jeunes hommes que je voyais.

— Mais voyons, dis-moi, crois-tu que tu t’habitueras ici ?

— Te verrai-je ?

— Tous les jours.

— Eh bien ! que me demandes-tu donc, seigneur ?

— Je crains que tu ne t’ennuies.

— Non, seigneur, car le matin je penserai que tu viendras, et le soir je me rappellerai que tu es venu ; d’ailleurs, quand je suis seule, j’ai de grands souvenirs, je revois d’immenses tableaux, de grands horizons avec le Pinde et l’Olympe dans le lointain ; puis j’ai dans le cœur trois sentiments avec lesquels, on ne s’ennuie jamais : de la tristesse, de l’amour et de la reconnaissance.

— Tu es une digne fille de l’Épire, Haydée, gracieuse et poétique, et l’on voit que tu descends de cette famille de déesses qui est née dans ton pays. Sois donc tranquille, ma fille, je ferai en sorte que ta jeunesse ne soit pas perdue, car si tu m’aimes comme ton père, moi je t’aime comme mon enfant.

— Tu te trompes, seigneur ; je n’aimais point mon père comme je t’aime ; mon amour pour toi est un autre amour : mon père est mort et je ne suis pas morte ; tandis que toi, si tu mourais, je mourrais.

Le comte tendit la main à la jeune fille avec un sourire de profonde tendresse ; elle y imprima ses lèvres, comme d’habitude.

Et le comte, ainsi disposé à l’entrevue qu’il allait avoir avec Morrel et sa famille, partit en murmurant ces vers de Pindare :

« La jeunesse est une fleur dont l’amour est le fruit… Heureux le vendangeur qui le cueille après l’avoir vu lentement mûrir. »

Selon ses ordres, la voiture était prête. Il y monta, et la voiture, comme toujours, partit au galop.



XII

LA FAMILLE MORREL.

Le comte arriva en quelques minutes rue Meslay, no 7.

La maison était blanche, riante et précédée d’une cour dans laquelle deux petits massifs contenaient d’assez belles fleurs.

Dans le concierge qui lui ouvrit cette porte le comte reconnut le vieux Coclès. Mais comme celui-ci, on se le rappelle, n’avait qu’un œil, et que depuis neuf ans cet œil avait encore considérablement faibli, Coclès ne reconnut pas le comte.

Les voitures, pour s’arrêter devant l’entrée, devaient tourner, afin d’éviter un petit jet d’eau jaillissant d’un bassin en rocaille, magnificence qui avait excité bien des jalousies dans le quartier, et qui était cause qu’on appelait cette maison le petit-Versailles.

Inutile de dire que dans le bassin manœuvrait une foule de poissons rouges et jaunes.

La maison, élevée au-dessus d’un étage de cuisines et de caveaux, avait, outre le rez-de-chaussée, deux étages pleins et des combles ; les jeunes gens l’avaient achetée avec les dépendances, qui consistaient en un immense atelier, en deux pavillons au fond d’un jardin et dans le jardin lui-même. Emmanuel avait, du premier coup d’œil, vu dans cette disposition une petite spéculation à faire ; il s’était réservé la maison, la moitié du jardin, et avait tiré une ligne, c’est-à-dire qu’il avait bâti un mur entre lui et les ateliers qu’il avait loués à bail avec les pavillons et la portion du jardin qui y était afférente ; de sorte qu’il se trouvait logé pour une somme assez modique, et aussi bien clos chez lui que le plus minutieux propriétaire d’un hôtel du faubourg Saint-Germain.

La salle à manger était de chêne ; le salon d’acajou et de velours bleu ; la chambre à coucher de citronnier et de damas vert ; il y avait en outre un cabinet de travail pour Emmanuel, qui ne travaillait pas, et un salon de musique pour Julie, qui n’était pas musicienne.

Le second étage tout entier était consacré à Maximilien : il y avait là une répétition exacte du logement de sa sœur, la salle à manger seulement avait été convertie en une salle de billard où il amenait ses amis.

Il surveillait lui-même le pansage de son cheval, et fumait son cigare à l’entrée du jardin quand la voiture du comte s’arrêta à la porte.

Coclès ouvrit la porte, comme nous l’avons dit, et Baptistin, s’élançant de son siège, demanda si madame Herbault et M. Maximilien Morrel étaient visibles pour le comte de Monte-Cristo.

— Pour le comte de Monte-Cristo ! s’écria Morrel en jetant son cigare et en s’élançant au-devant de son visiteur : je le crois bien que nous sommes visibles pour lui ! Ah ! merci, cent fois merci, monsieur le comte, de ne pas avoir oublié votre promesse.

Et le jeune officier serra si cordialement la main du comte, que celui-ci ne put se méprendre à la franchise de la manifestation, et il vit bien qu’il avait été attendu avec impatience et reçu avec empressement.

— Venez, venez, dit Maximilien, je veux vous servir d’introducteur ; un homme comme vous ne doit pas être annoncé par un domestique ; ma sœur est dans son jardin, elle casse ses roses fanées ; mon frère lit ses deux journaux, la Presse et les Débats, à six pas d’elle, car partout où l’on voit madame Herbault, on n’a qu’à regarder dans un rayon de quatre mètres, M. Emmanuel s’y trouve, et réciproquement, comme on dit à l’école polytechnique.

Le bruit des pas fit lever la tête à une jeune femme de vingt à vingt-cinq ans, vêtue d’une robe de chambre de soie, et épluchant avec un soin tout particulier un rosier noisette.

Cette femme, c’était notre petite Julie, devenue, comme le lui avait prédit le mandataire de la maison Thomson et French, madame Emmanuel Herbault.

Elle poussa un cri en voyant un étranger. Maximilien se mit à rire.

— Ne te dérange pas, ma sœur, dit-il, monsieur le comte n’est que depuis deux ou trois jours à Paris, mais il sait déjà ce que c’est qu’une rentière du Marais, et s’il ne le sait pas, tu vas le lui apprendre.

— Ah ! monsieur, dit Julie, vous amener ainsi, c’est une trahison de mon frère, qui n’a pas pour sa pauvre sœur la moindre coquetterie… Penelon !… Penelon !…

Un vieillard qui bêchait une plate-bande de rosiers du Bengale ficha sa bêche en terre et s’approcha, la casquette à la main, en dissimulant du mieux qu’il le pouvait une chique enfoncée momentanément dans les profondeurs de ses joues. Quelques mèches blanches argentaient sa chevelure encore épaisse, tandis que son teint bronzé et son œil hardi et vif annonçaient le vieux marin, bruni au soleil de l’équateur et hâlé au souffle des tempêtes.

— Je crois que vous m’avez hélé, mademoiselle Julie, dit-il : me voilà.

Penelon avait conservé l’habitude d’appeler la fille de son patron mademoiselle Julie, et n’avait jamais pu prendre celle de l’appeler madame Herbault.

— Penelon, dit Julie, allez prévenir M. Emmanuel de la bonne visite qui nous arrive, tandis que M. Maximilien conduira monsieur au salon.

Puis se tournant vers Monte-Cristo :

— Monsieur me permettra bien de m’enfuir une minute, n’est-ce pas ?

Et sans attendre l’assentiment du comte, elle s’élança derrière un massif et gagna la maison par une allée latérale.

— Ah çà ! mon cher monsieur Morrel, dit Cristo, je m’aperçois avec douleur que je fais la révolution dans votre famille.

— Tenez, tenez, dit Maximilien en riant, vous voyez là-bas le mari qui, de son côté, va troquer sa veste contre une redingote ? Oh ! c’est qu’on vous connaît rue Meslay, vous étiez annoncé, je vous prie de le croire.

— Vous me paraissez avoir là, monsieur, une heureuse famille, dit le comte, répondant à sa pensée.

— Oh ! oui, je vous en réponds, monsieur le comte ; que voulez-vous ? il ne leur manque rien pour être heureux : ils sont jeunes, ils sont gais, ils s’aiment, et avec leurs vingt-cinq mille livres de rente ils se figurent, eux qui ont cependant côtoyé tant d’immenses fortunes, ils se figurent posséder la richesse des Rothschild.

— C’est peu, cependant, vingt-cinq mille livres de rente, dit Monte-Cristo avec une douceur si suave qu’elle pénétra le cœur de Maximilien comme eût pu le faire la voix d’un tendre père ; mais ils ne s’arrêteront pas là, nos jeunes gens, ils deviendront à leur tour millionnaires. Monsieur votre beau-frère est avocat… médecin ?…

— Il était négociant, monsieur le comte, et avait pris la maison de mon pauvre père. M. Morrel est mort en laissant cinq cent mille francs de fortune ; j’en avais une moitié et ma sœur l’autre, car nous n’étions que deux enfants. Son mari, qui l’avait épousée sans avoir d’autre patrimoine que sa noble probité, son intelligence de premier ordre et sa réputation sans tache, a voulu posséder autant que sa femme. Il a travaillé jusqu’à ce qu’il eût amassé deux cent cinquante mille francs ; six ans ont suffi. C’était, je vous le jure, monsieur le comte, un touchant spectacle que celui de ces deux enfants si laborieux, si unis, destinés par leur capacité à la plus haute fortune, et qui, n’ayant rien voulu changer aux habitudes de la maison paternelle, ont mis six ans à faire ce que les novateurs eussent pu faire en deux ou trois ; aussi Marseille retentit encore des louanges qu’on n’a pu refuser à tant de courageuse abnégation. Enfin, un jour, Emmanuel vint trouver sa femme, qui achevait de payer l’échéance.

— Julie, lui dit-il, voici le dernier rouleau de cent francs que vient de me remettre Coclès et qui complète les deux cent cinquante mille francs que nous avons fixés comme limite de nos gains. Seras-tu contente de ce peu dont il va falloir nous contenter désormais ? Écoute, la maison fait pour un million d’affaires par an, et peut rapporter quarante mille francs de bénéfices. Nous vendrons, si nous le voulons, la clientèle, trois cent mille francs dans une heure, car voici une lettre de M. Delaunay, qui nous les offre en échange de notre fonds qu’il veut réunir au sien. Vois ce que tu penses qu’il y ait à faire.

— Mon ami, dit ma sœur, la maison Morrel ne peut être tenue que par un Morrel. Sauver à tout jamais des mauvaises chances de la fortune le nom de notre père, cela ne vaut-il pas bien trois cent mille francs ?

— Je le pensais, répondit Emmanuel ; cependant je voulais prendre ton avis.

— Eh bien, mon ami, le voilà. Toutes nos rentrées sont faites, tous nos billets sont payés ; nous pouvons tirer une barre au-dessous du compte de cette quinzaine et fermer nos comptoirs ; tirons cette barre et fermons-le. Ce qui fut fait à l’instant même. Il était trois heures : à trois heures un quart, un client se présenta pour faire assurer le passage de deux navires ; c’était un bénéfice de quinze mille francs comptant.

— Monsieur, dit Emmanuel, veuillez vous adresser pour cette assurance à notre confrère M. Delaunay. Quant à nous, nous avons quitté les affaires.

— Et depuis quand ? demanda le client étonné.

— Depuis un quart d’heure.

— Et voilà, monsieur, continua en souriant Maximilien, comment ma sœur et mon beau-frère n’ont que vingt-cinq mille livres de rente.

Maximilien achevait à peine sa narration pendant laquelle le cœur du comte s’était dilaté de plus en plus, lorsque Emmanuel reparut, restauré d’un chapeau et d’une redingote. Il salua en homme qui connaît la qualité du visiteur ; puis, après avoir fait faire au comte le tour du petit enclos fleuri, il le ramena vers la maison.

Le salon était déjà embaumé de fleurs contenues à grand-peine dans un immense vase du Japon à anses naturelles. Julie, convenablement vêtue et coquettement coiffée (elle avait accompli ce tour de force en dix minutes), se présenta pour recevoir le comte à son entrée.

On entendait caqueter les oiseaux d’une volière voisine ; les branches des faux ébéniers et des roses venaient border de leurs grappes les rideaux de velours bleu : tout dans cette charmante retraite respirait le calme, depuis le chant de l’oiseau jusqu’au sourire des maîtres.

Le comte, depuis son entrée dans la maison, s’était déjà imprégné de ce bonheur ; aussi restait-il muet, rêveur, oubliant qu’on l’attendait pour reprendre la conversation interrompue après les premiers compliments.

Il s’aperçut de ce silence devenu presque inconvenant, et s’arrachant avec effort à sa rêverie :

— Madame, dit-il enfin, pardonnez-moi une émotion qui doit vous étonner, vous, accoutumée à cette paix et à ce bonheur que je rencontre ici ; mais pour moi, c’est chose si nouvelle que la satisfaction sur un visage humain, que je ne me lasse pas de vous regarder, vous et votre mari.

— Nous sommes bien heureux, en effet, monsieur, répliqua Julie ; mais nous avons été longtemps à souffrir, et peu de gens ont acheté leur bonheur aussi cher que nous.

La curiosité se peignit sur les traits du comte.

— Oh ! c’est toute une histoire de famille, comme vous le disait l’autre jour Château-Renaud, reprit Maximilien ; pour vous, monsieur le comte, habitué à voir d’illustres malheurs et des joies splendides, il y aura peu d’intérêt dans ce tableau d’intérieur. Toutefois nous avons, comme vient de vous le dire Julie, souffert de bien vives douleurs, quoiqu’elles fussent dans ce petit cadre…

— Et Dieu vous a versé, comme il le fait pour tous, la consolation sur la souffrance ? demanda Monte-Cristo.

— Oui, monsieur le comte, dit Julie ; nous pouvons le dire, car il a fait pour nous ce qu’il ne fait que pour ses élus ; il nous a envoyé un de ses anges.

Le rouge monta aux joues du comte, et il toussa pour avoir un moyen de dissimuler son émotion en portant son mouchoir à sa bouche.

— Ceux qui sont nés dans un berceau de pourpre et n’ont jamais rien désiré, dit Emmanuel, ne savent ce que c’est que le bonheur de vivre ; de même ceux-là ne connaissent pas le prix d’un ciel pur, qui n’ont jamais livré leur vie à la merci de quatre planches jetées sur une mer en fureur.

Monte-Cristo se leva, et, sans rien répondre, car au tremblement de sa voix on eût pu reconnaître l’émotion dont il était agité, il se mit à parcourir pas à pas le salon.

— Notre magnificence vous fait sourire, monsieur le comte, dit Maximilien, qui suivait Monte-Cristo des yeux.

— Non, non, répondit Monte-Cristo fort pâle et comprimant d’une main les battements de son cœur, tandis que, de l’autre, il montrait au jeune homme un globe de cristal sous lequel une bourse de soie reposait précieusement couchée sur un coussin de velours noir. Je me demandais seulement à quoi sert cette bourse, qui, d’un côté, contient un papier, ce me semble, et de l’autre un assez beau diamant.

Maximilien prit un air grave et répondit :

— Ceci, monsieur le comte, c’est le plus précieux de nos trésors de famille.

— En effet, ce diamant est assez beau, répliqua Monte-Cristo.

— Oh ! mon frère ne vous parle pas du prix de la pierre, quoiqu’elle soit estimée cent mille francs, monsieur le comte ; il veut seulement vous dire que les objets que renferme cette bourse sont les reliques de l’ange dont nous vous parlions tout à l’heure.

— Voilà ce que je ne saurais comprendre, et cependant ce que je ne dois pas demander, madame, répliqua Monte-Cristo en s’inclinant ; pardonnez-moi, je n’ai pas voulu être indiscret.

— Indiscret, dites-vous ? oh ! que vous nous rendez heureux, monsieur le comte, au contraire, nous offrant une occasion de nous étendre sur le sujet ! Si nous cachions comme un secret la belle action que rappelle cette bourse nous ne l’exposerions pas ainsi à la vue. Oh ! nous voudrions pouvoir la publier dans tout l’univers, pour qu’un tressaillement de notre bienfaiteur inconnu nous révélât sa présence.

— Ah ! vraiment ! fit Monte-Cristo d’une voix étouffée.

— Monsieur, dit Maximilien en soulevant le globe de cristal et en baisant religieusement la bourse de soie, ceci a touché la main d’un homme par lequel mon père a été sauvé de la mort, nous de la ruine, notre nom de la honte ; d’un homme grâce auquel nous autres, pauvres enfants voués à la misère et aux larmes, nous pouvons entendre aujourd’hui des gens s’extasier sur notre bonheur. Cette lettre, et Maximilien tirant un billet de la bourse le présenta au comte, cette lettre fut écrite par lui un jour où mon père avait pris une résolution bien désespérée, et ce diamant fut donné en dot à ma sœur par ce généreux inconnu.

Monte-Cristo ouvrit la lettre et la lut avec une indéfinissable expression de bonheur ; c’était le billet que nos lecteurs connaissent, adressé à Julie et signé Simbad le marin.

— Inconnu, dites-vous ? Ainsi l’homme qui vous a rendu ce service est resté inconnu pour vous ?

— Oui, monsieur, jamais nous n’avons eu le bonheur de serrer sa main ; ce n’est pas faute cependant d’avoir demandé à Dieu cette faveur, reprit Maximilien, mais il y a eu dans toute cette aventure une mystérieuse direction que nous ne pouvons pas comprendre encore ; tout a été conduit par une main puissante comme celle d’un enchanteur.

— Oh ! dit Julie, je n’ai pas encore perdu tout espoir de baiser un jour cette main comme je baise la bourse qu’elle a touchée. Il y a quatre ans, Penelon était à Trieste : Penelon, monsieur le comte, c’est ce marin que vous avez vu une bêche à la main, et qui de contremaître, s’est fait jardinier. Penelon, étant donc à Trieste, vit sur le quai un Anglais qui allait s’embarquer sur un yacht, et il reconnut celui qui vint chez mon père le 5 juin 1829, et qui m’écrivit ce billet le 5 septembre. C’était bien le même, à ce qu’il assure, mais il n’osa point lui parler.

— Un Anglais ! fit Monte-Cristo rêveur et qui s’inquiétait de chaque regard de Julie ; un Anglais, dites-vous ?

— Oui, reprit Maximilien, un Anglais qui se présenta chez nous comme mandataire de la maison Thomson et French de Rome. Voilà pourquoi, lorsque vous avez dit l’autre jour chez M. de Morcerf que MM. Thomson et French étaient vos banquiers, vous m’avez vu tressaillir. Au nom du ciel, monsieur, cela se passait, comme nous vous l’avons dit, en 1829 ; avez-vous connu cet Anglais ?

— Mais ne m’avez-vous pas dit aussi que la maison Thomson et French avait constamment nié vous avoir rendu ce service ?

— Oui.

— Alors cet Anglais ne serait-il pas un homme qui, reconnaissant envers votre père de quelque bonne action qu’il aurait oubliée lui-même, aurait pris ce prétexte pour lui rendre un service ?

— Tout est supposable, monsieur, en pareille circonstance, même un miracle.

— Comment s’appelait-il ? demanda Monte-Cristo.

— Il n’a laissé d’autre nom, répondit Julie en regardant le comte avec une profonde attention, que le nom qu’il a signé au bas du billet : Simbad le marin.

— Ce qui n’est pas un nom évidemment, mais un pseudonyme.

Puis, comme Julie le regardait plus attentivement encore et essayait de saisir au vol et de rassembler quelques notes de sa voix :

— Voyons, continua-t-il, n’est-ce point un homme de ma taille à peu près, un peu plus grand un peu plus mince, emprisonné dans une haute cravate, boutonné, corseté, sanglé et toujours le crayon à la main ?

— Oh ! mais vous le connaissez donc ? s’écria Julie, les yeux étincelants de joie.

— Non, dit Monte-Cristo, je suppose seulement. J’ai connu un Lord Wilmore qui semait ainsi des traits de générosité.

— Sans se faire connaître !

— C’était un homme bizarre qui ne croyait pas à la reconnaissance.

— Oh ! s’écria Julie avec un accent sublime et joignant les mains, à quoi croit-il donc, le malheureux !

— Il n’y croyait pas, du moins à l’époque où je l’ai connu, dit Monte-Cristo, que cette voix partie du fond de l’âme avait remué jusqu’à la dernière fibre, mais depuis ce temps peut-être a-t-il eu la preuve que la reconnaissance existait.

— Et vous connaissez cet homme, monsieur ? demanda Emmanuel.

— Oh ! si vous le connaissez, monsieur, s’écria Julie, dites, dites, pouvez-vous nous mener à lui, nous le montrer, nous dire où il est ? Dis donc, Maximilien, dis donc, Emmanuel ; si nous le retrouvions jamais, il faudrait bien qu’il crût à la mémoire du cœur.

Monte-Cristo sentit deux larmes rouler dans ses yeux ; il fit encore quelques pas dans le salon.

— Au nom du ciel ! monsieur, dit Maximilien, si vous savez quelque chose de cet homme, dites-nous ce que vous en savez !

— Hélas ! dit Monte-Cristo en comprimant l’émotion de sa voix, si c’est Lord Wilmore votre bienfaiteur, je crains bien que jamais vous ne le retrouviez. Je l’ai quitté il y a deux ou trois ans à Palerme et il partait pour les pays les plus fabuleux ; si bien que je doute fort qu’il en revienne jamais.

— Ah ! monsieur, vous êtes cruel ! s’écria Julie avec effroi.

Et les larmes vinrent aux yeux de la jeune femme.

— Madame, dit gravement Monte-Cristo en dévorant du regard les deux perles liquides qui roulaient sur les joues de Julie, si Lord Wilmore avait vu ce que viens de voir ici, il aimerait encore la vie, car les larmes que vous versez le raccommoderaient avec le genre humain.

Et il tendit la main à Julie, qui lui donna la sienne, entraînée qu’elle se trouvait par le regard et par l’accent du comte.

— Mais ce Lord Wilmore, dit-elle, se rattachant à cette dernière espérance, il avait un pays, une famille, des parents, il était connu enfin ? Est-ce que nous ne pourrions pas… ?

— Oh ! ne cherchez point, madame, dit le comte, ne bâtissez point de douces chimères sur cette parole que j’ai laissé échapper. Non, Lord Wilmore n’est pas l’homme que vous cherchez : il était mon ami, je connaissais tous ses secrets, il m’eût raconté celui-là.

— Et il ne vous en a rien dit ? s’écria Julie.

— Rien.

— Jamais un mot qui pût vous faire supposer ?…

— Jamais.

— Cependant vous l’avez nommé tout de suite.

— Ah ! vous savez… en pareil cas, on suppose.

— Ma sœur, ma sœur, dit Maximilien venant en aide au comte, monsieur a raison. Rappelle-toi ce que nous a dit si souvent notre bon père : Ce n’est pas un Anglais qui nous a fait ce bonheur.

Monte-Cristo tressaillit.

— Votre père vous disait… M. Morrel ?… reprit-il vivement.

— Mon père, monsieur, voyait dans cette action un miracle. Mon père croyait à un bienfaiteur sorti pour nous de la tombe. Oh ! la touchante superstition, monsieur, que celle-là, et comme, tout en n’y croyant pas moi-même, j’étais loin de vouloir détruire cette croyance dans son noble cœur ! Aussi combien de fois y rêva-t-il en prononçant tout bas un nom d’ami bien cher, un nom d’ami perdu ; et lorsqu’il fut près de mourir, lorsque l’approche de l’éternité eût donné à son esprit quelque chose de l’illumination de la tombe, cette pensée, qui n’avait jusque-là été qu’un doute, devint une conviction, et les dernières paroles qu’il prononça en mourant furent celles-ci : « Maximilien, c’était Edmond Dantès ! »

La pâleur du comte, qui depuis quelques secondes allait croissant, devint effrayante à ces paroles. Tout son sang venait d’affluer au cœur, il ne pouvait parler ; il tira sa montre comme s’il eût oublié l’heure, prit son chapeau, présenta à madame Herbault un compliment brusque et embarrassé, et serrant les mains d’Emmanuel et de Maximilien :

— Madame, dit-il, permettez-moi de venir quelquefois vous rendre mes devoirs. J’aime votre maison, et je vous suis reconnaissant de votre accueil, car voici la première fois que je me suis oublié depuis bien des années.

Et il sortit à grands pas.

— C’est un homme singulier que ce comte de Monte-Cristo, dit Emmanuel.

— Oui, répondit Maximilien, mais je crois qu’il a un cœur excellent, et je suis sûr qu’il nous aime.

— Et moi ! dit Julie, sa voix m’a été au cœur, et deux ou trois fois il m’a semblé que ce n’était point la première fois que je l’entendais.



XIII

PYRAME ET THISBÉ.

Aux deux tiers du faubourg Saint-Honoré, derrière un bel hôtel, remarquable entre les remarquables habitations de ce riche quartier, s’étend un vaste jardin dont les marronniers touffus dépassent les énormes murailles, hautes comme des remparts, et laissent, quand vient le printemps, tomber leurs fleurs roses et blanches dans deux vases de pierre cannelée placés parallèlement sur deux pilastres quadrangulaires dans lesquels s’enchâsse une grille de fer du temps de Louis XIII.

Cette entrée grandiose est condamnée, malgré les magnifiques géraniums qui poussent dans les deux vases et qui balancent au vent leurs feuilles marbrées et leurs fleurs de pourpre, depuis que les propriétaires de l’hôtel, et cela date de longtemps déjà, se sont restreints à la possession de l’hôtel, de la cour plantée d’arbres qui donne sur le faubourg, et du jardin que ferme cette grille, laquelle donnait autrefois sur un magnifique potager d’un arpent annexé à la propriété. Mais le démon de la spéculation ayant tiré une ligne, c’est-à-dire une rue à l’extrémité de ce potager et la rue, avant d’exister, ayant déjà grâce à une plaque de fer bruni, reçu un nom, on pensa vendre ce potager pour bâtir sur la rue, et faire concurrence à cette grande artère de Paris qu’on appelle le faubourg Saint-Honoré.

Mais, en matière de spéculation, l’homme propose et l’argent dispose ; la rue baptisée mourut au berceau ; l’acquéreur du potager, après l’avoir parfaitement payé, ne put trouver à le revendre la somme qu’il en voulait, et, en attendant une hausse de prix qui ne peut manquer, un jour ou l’autre, de l’indemniser bien au-delà de ses pertes passées et de son capital au repos, il se contenta de louer cet enclos à des maraîchers, moyennant la somme de cinq cents francs par an.

C’est de l’argent placé à un demi pour cent, ce qui n’est pas cher par le temps qui court, où il y a tant de gens qui le placent à cinquante, et qui trouvent encore que l’argent est d’un bien pauvre rapport.

Néanmoins, comme nous l’avons dit, la grille du jardin, qui autrefois donnait sur le potager, est condamnée, et la rouille ronge ses gonds ; il y a même plus : pour que d’ignobles maraîchers ne souillent pas de leurs regards vulgaires l’intérieur de l’enclos aristocratique, une cloison de planches est appliquée aux barreaux jusqu’à la hauteur de six pieds. Il est vrai que les planches ne sont pas si jointes qu’on ne puisse glisser un regard furtif dans les intervalles ; mais cette maison est une maison sévère, et qui ne craint point les indiscrétions.

Dans ce potager, au lieu de choux, de carottes, de radis, de pois et de melons, poussent de grandes luzernes, seule culture qui annonce que l’on songe encore à ce lieu abandonné. Une petite porte basse s’ouvrant sur la rue projetée, donne entrée en ce terrain clos de murs, que ses locataires viennent d’abandonner à cause de sa stérilité et qui, depuis huit jours, au lieu de rapporter un demi pour cent comme par le passé, ne rapporte plus rien du tout.

Du côté de l’hôtel, les marronniers dont nous avons parlé couronnent la muraille, ce qui n’empêche pas d’autres arbres luxuriants et fleuris de glisser dans leurs intervalles leurs branches avides d’air. À un angle où le feuillage devient tellement touffu qu’à peine si la lumière y pénètre, un large banc de pierre et des sièges de jardin indiquent un lieu de réunion ou une retraite favorite à quelque habitant de l’hôtel situé à cent pas, et que l’on aperçoit à peine à travers le rempart de verdure qui l’enveloppe. Enfin, le choix de cet asile mystérieux est à la fois justifié par l’absence du soleil, par la fraîcheur éternelle, même pendant les jours les plus brûlants de l’été, par le gazouillement des oiseaux et par l’éloignement de la maison et de la rue, c’est-à-dire des affaires et du bruit.

Vers le soir d’une des plus chaudes journées que le printemps eût encore accordées aux habitants de Paris, il y avait sur ce banc de pierre un livre, une ombrelle, un panier à ouvrage et un mouchoir de batiste dont la broderie était commencée ; et non loin de ce banc, près de la grille, debout devant les planches, l’œil appliqué à la cloison à claire-voie, une jeune femme, dont le regard plongeait par une fente dans le jardin désert que nous connaissons.

Presque au même moment, la petite porte de ce terrain se refermait sans bruit, et un jeune homme, grand, vigoureux, vêtu d’une blouse de toile écrue, d’une casquette de velours, mais dont les moustaches, la barbe et les cheveux noirs extrêmement soignés juraient quelque peu avec ce costume populaire, après un rapide coup d’œil jeté autour de lui pour s’assurer que personne ne l’épiait, passant par cette porte, qu’il referma derrière lui, se dirigeait d’un pas précipité vers la grille.

À la vue de celui qu’elle attendait, mais non pas probablement sous ce costume, la jeune fille eut peur et se rejeta en arrière.

Et cependant déjà, à travers les fentes de la porte, le jeune homme, avec ce regard qui n’appartient qu’aux amants, avait vu flotter la robe blanche et la longue ceinture bleue. Il s’élança vers la cloison, et appliquant sa bouche à une ouverture :

— N’ayez pas peur, Valentine, dit-il, c’est moi.

La jeune fille s’approcha.

— Oh ! monsieur, dit-elle, pourquoi donc êtes-vous venu si tard aujourd’hui ? Savez-vous que l’on va dîner bientôt, et qu’il m’a fallu bien de la diplomatie et bien de la promptitude pour me débarrasser de ma belle-mère, qui m’épie, de ma femme de chambre qui m’espionne, et de mon frère qui me tourmente pour venir travailler ici à cette broderie, qui, j’en ai bien peur, ne sera pas finie de longtemps ? Puis, quand vous vous serez excusé sur votre retard, vous me direz quel est ce nouveau costume qu’il vous a plu d’adopter et qui presque a été cause que je ne vous ai pas reconnu.

— Chère Valentine, dit le jeune homme, vous êtes trop au-dessus de mon amour pour que j’ose vous en parler, et cependant, toutes les fois que je vous vois, j’ai besoin de vous dire que je vous adore, afin que l’écho de mes propres paroles me caresse doucement le cœur lorsque je ne vous vois plus. Maintenant je vous remercie de votre gronderie : elle est toute charmante, car elle me prouve, je n’ose pas dire que vous m’attendiez, mais que vous pensiez à moi. Vous vouliez savoir la cause de mon retard et le motif de mon déguisement ; je vais vous les dire, et j’espère que vous les excuserez : j’ai fait choix d’un état…

— D’un état !… Que voulez-vous dire, Maximilien ? Et sommes-nous donc assez heureux pour que vous parliez de ce qui nous regarde en plaisantant ?

— Oh ! Dieu me préserve, dit le jeune homme, de plaisanter avec ce qui est ma vie ; mais fatigué d’être un coureur de champs et un escaladeur de murailles, sérieusement effrayé de l’idée que vous me fîtes naître l’autre soir que votre père me ferait juger un jour comme voleur, ce qui compromettrait l’honneur de l’armée française tout entière, non moins effrayé de la possibilité que l’on s’étonne de voir éternellement tourner autour de ce terrain, où il n’y a pas la plus petite citadelle à assiéger ou le plus petit blockhaus à défendre, un capitaine de spahis, je me suis fait maraîcher, et j’ai adopté le costume de ma profession.

— Bon, quelle folie !

— C’est au contraire la chose la plus sage, je crois, que j’aie faite de ma vie, car elle nous donne toute sécurité.

— Voyons, expliquez-vous.

— Eh bien, j’ai été trouver le propriétaire de cet enclos ; le bail avec les anciens locataires était fini, et je le lui ai loué à nouveau. Toute cette luzerne que vous voyez m’appartient, Valentine ; rien ne m’empêche de me faire bâtir une cabane dans les foins et de vivre désormais à vingt pas de vous. Oh ! ma joie et mon bonheur, je ne puis les contenir. Comprenez-vous, Valentine, que l’on parvienne à payer ces choses-là ? C’est impossible, n’est-ce pas ? Eh bien ! toute cette félicité, tout ce bonheur, toute cette joie, pour lesquels j’eusse donné dix ans de ma vie, me coûtent, devinez combien ?… Cinq cents francs par an, payables par trimestre. Ainsi, vous le voyez, désormais plus rien à craindre. Je suis ici chez moi, je puis mettre des échelles contre mon mur et regarder par-dessus, et j’ai, sans crainte qu’une patrouille vienne me déranger, le droit de vous dire que je vous aime, tant que votre fierté ne se blessera pas d’entendre sortir ce mot de la bouche d’un pauvre journalier vêtu d’une blouse et coiffé d’une casquette.

Valentine poussa un petit cri de surprise joyeuse ; puis tout à coup :

— Hélas, Maximilien, dit-elle tristement et comme si un nuage jaloux était soudain venu voiler le rayon de soleil qui illuminait son cœur, maintenant nous serons trop libres, notre bonheur nous fera tenter Dieu ; nous abuserons de notre sécurité, et notre sécurité nous perdra.

— Pouvez-vous me dire cela, mon amie, à moi qui, depuis que je vous connais, vous prouve chaque jour que j’ai subordonné mes pensées et ma vie à votre vie et à vos pensées ? Qui vous a donné confiance en moi ? Mon bonheur, n’est-ce pas ? Quand vous m’avez dit qu’un vague instinct vous assurait que vous couriez quelque grand danger, j’ai mis mon dévouement à votre service, sans vous demander d’autre récompense que le bonheur de vous servir. Depuis ce temps, vous ai-je, par un mot, par un signe, donné l’occasion de vous repentir de m’avoir distingué au milieu de ceux qui eussent été heureux de mourir pour vous ? Vous m’avez dit, pauvre enfant, que vous étiez fiancée à M. d’Épinay, que votre père avait décidé cette alliance, c’est-à-dire qu’elle était certaine ; car tout ce que veut M. de Villefort arrive infailliblement. Eh bien ! je suis resté dans l’ombre, attendant tout, non pas de ma volonté, non pas de la vôtre, mais des événements, de la Providence, de Dieu, et cependant vous m’aimez, vous avez eu pitié de moi, Valentine, et vous me l’avez dit ; merci pour cette douce parole que je ne vous demande que de me répéter de temps en temps, et qui me fera tout oublier.

— Et voilà ce qui vous a enhardi, Maximilien, voilà ce qui me fait à la fois une vie bien douce et bien malheureuse, au point que je me demande souvent lequel vaut mieux pour moi, du chagrin que me causait autrefois la rigueur de ma belle-mère et sa préférence aveugle pour son enfant, ou du bonheur plein de dangers que je goûte en vous voyant.

— Du danger ! s’écria Maximilien ; pouvez-vous dire un mot si dur et si injuste ? Avez-vous jamais vu un esclave plus soumis que moi ? Vous m’avez permis de vous adresser quelquefois la parole, Valentine, mais vous m’avez défendu de vous suivre ; j’ai obéi. Depuis que j’ai trouvé le moyen de me glisser dans cet enclos, de causer avec vous à travers cette porte, d’être enfin si près de vous sans vous voir, ai-je jamais, dites-le-moi, demandé à toucher le bas de votre robe à travers ces grilles ? ai-je jamais fait un pas pour franchir ce mur, ridicule obstacle pour ma jeunesse et ma force ? Jamais un reproche sur votre rigueur, jamais un désir exprimé tout haut ; j’ai été rivé à ma parole comme un chevalier des temps passés. Avouez cela du moins, pour que je ne vous croie pas injuste.

— C’est vrai, dit Valentine, en passant entre deux planches le bout d’un de ses doigts effilés sur lequel Maximilien posa ses lèvres ; c’est vrai, vous êtes un honnête ami. Mais enfin vous n’avez agi qu’avec le sentiment de votre intérêt, mon cher Maximilien ; vous saviez bien que, du jour où l’esclave deviendrait exigeant, il lui faudrait tout perdre. Vous m’avez promis l’amitié d’un frère, à moi qui n’ai pas d’amis, à moi que mon père oublie, à moi que ma belle-mère persécute, et qui n’ai pour consolation que le vieillard immobile, muet, glacé, dont la main ne peut serrer ma main, dont l’œil seul peut me parler, et dont le cœur bat sans doute pour moi d’un reste de chaleur. Dérision amère du sort qui me fait ennemie et victime de tous ceux qui sont plus forts que moi, et qui me donne un cadavre pour soutien et pour ami ! Oh ! vraiment, Maximilien, je vous le répète, je suis bien malheureuse, et vous avez raison de m’aimer pour moi et non pour vous.

— Valentine, dit le jeune homme avec une émotion profonde, je ne dirai pas que je n’aime que vous au monde, car j’aime aussi ma sœur et mon beau-frère, mais c’est d’un amour doux et calme, qui ne ressemble en rien au sentiment que j’éprouve pour vous : quand je pense à vous, mon sang bout, ma poitrine se gonfle, mon cœur déborde ; mais cette force, cette ardeur, cette puissance surhumaine, je les emploierai à vous aimer seulement jusqu’au jour où vous me direz de les employer à vous servir. M. Franz d’Épinay sera absent un an encore, dit-on ; en un an, que de chances favorables peuvent nous servir, que d’événements peuvent nous seconder ! Espérons donc toujours, c’est si bon et si doux d’espérer ! Mais en attendant, vous, Valentine, vous qui me reprochez mon égoïsme, qu’avez-vous été pour moi ? la belle et fluide statue de la Vénus pudique. En échange de ce dévouement, de cette obéissance, de cette retenue, que m’avez-vous promis, vous ? Rien ; que m’avez vous accordé ? Bien peu de chose. Vous me parlez de M. d’Épinay, votre fiancé, et vous soupirez à cette idée d’être un jour à lui. Voyons, Valentine, est-ce là tout ce que vous avez dans l’âme ? Quoi ! je vous engage ma vie, je vous donne mon âme, je vous consacre jusqu’au plus insignifiant battement de mon cœur, et quand je suis tout à vous, moi, quand je me dis tout bas que je mourrai si je vous perds, vous ne vous épouvantez pas, vous, à la seule idée d’appartenir à un autre ! Oh ! Valentine ! Valentine, si j’étais ce que vous êtes, si je me sentais aimé comme vous êtes sûre que je vous aime, déjà cent fois j’eusse passé ma main entre les barreaux de cette grille, et j’eusse serré la main du pauvre Maximilien en lui disant : « À vous, à vous seul, Maximilien, dans ce monde et dans l’autre. »

Valentine ne répondit rien, mais le jeune homme l’entendit soupirer et pleurer.

La réaction fut prompte sur Maximilien.

— Oh ! s’écria-t-il, Valentine ! Valentine ! oubliez mes paroles, s’il y a dans mes paroles quelque chose qui ait pu vous blesser !

— Non, dit-elle, vous avez raison ; mais ne voyez-vous pas que je suis une pauvre créature, abandonnée dans une maison presque étrangère, car mon père m’est presque un étranger, et dont la volonté a été brisée depuis dix ans, jour par jour, heure par heure, minute par minute, par la volonté de fer des maîtres qui pèsent sur moi ? Personne ne voit ce que je souffre et je ne l’ai dit à personne qu’à vous. En apparence, et aux yeux de tout le monde, tout m’est bon, tout m’est affectueux ; en réalité, tout m’est hostile. Le monde dit : M. de Villefort est trop grave et trop sévère pour être bien tendre envers sa fille ; mais elle a eu du moins le bonheur de retrouver dans madame de Villefort une seconde mère. Eh bien, le monde se trompe, mon père m’abandonne avec indifférence, et ma belle-mère me hait avec un acharnement d’autant plus terrible qu’il est voilé par un éternel sourire.

— Vous haïr ! vous, Valentine ! Et comment peut-on vous haïr ?

— Hélas ! mon ami, dit Valentine, je suis forcée d’avouer que cette haine pour moi vient d’un sentiment presque naturel. Elle adore son fils, mon frère Édouard.

— Eh bien ?

— Eh bien, cela me semble étrange de mêler à ce que nous disions une question d’argent, eh bien, mon ami, je crois que sa haine vient de là du moins. Comme elle n’a pas de fortune de son côté, que moi je suis déjà riche du chef de ma mère, et que cette fortune sera encore plus que doublée par celle de M. et de Mme de Saint-Méran, qui doit me revenir un jour, eh bien, je crois qu’elle est envieuse. Oh ! mon Dieu ! Si je pouvais lui donner la moitié de cette fortune et me retrouver chez M. de Villefort comme une fille dans la maison de son père, certes je le ferais à l’instant même.

— Pauvre Valentine !

— Oui, je me sens enchaînée, et en même temps je me sens si faible, qu’il me semble que ces liens me soutiennent, et que j’ai peur de les rompre. D’ailleurs, mon père n’est pas un homme dont on puisse enfreindre impunément les ordres : il est puissant contre moi, il le serait contre vous, il le serait contre le roi lui-même, protégé qu’il est par un irréprochable passé et par une position presque inattaquable. Oh ! Maximilien ! Je vous le jure, je ne lutte pas, parce que c’est vous autant que moi que je crains de briser dans cette lutte.

— Mais enfin, Valentine, reprit Maximilien, pourquoi désespérer ainsi, et voir l’avenir toujours sombre ?

— Ah ! mon ami, parce que je le juge par le passé.

— Voyons cependant, si je ne suis pas un parti illustre au point de vue aristocratique, je tiens cependant, par beaucoup de points, au monde dans lequel vous vivez ; le temps où il y avait deux France dans la France n’existe plus ; les plus hautes familles de la monarchie se sont fondues dans les familles de l’Empire : l’aristocratie de la lance a épousé la noblesse du canon. Eh bien ! moi, j’appartiens à cette dernière : j’ai un bel avenir dans l’armée, je jouis d’une fortune bornée, mais indépendante ; la mémoire de mon père, enfin, est vénérée dans notre pays comme celle d’un des plus honnêtes négociants qui aient existé. Je dis notre pays, Valentine, parce que vous êtes presque de Marseille.

— Ne me parlez pas de Marseille, Maximilien, ce seul mot me rappelle ma bonne mère, cet ange que tout le monde a regretté, et qui, après avoir veillé sur sa fille pendant son court séjour sur la terre, veille encore sur elle, je l’espère du moins, pendant son éternel séjour au ciel. Oh ! Si ma pauvre mère vivait, Maximilien, je n’aurais plus rien à craindre ; je lui dirais que je vous aime, et elle nous protégerait.

— Hélas ! Valentine, reprit Maximilien, si elle vivait, je ne vous connaîtrais pas sans doute, car, vous l’avez dit, vous seriez heureuse si elle vivait, et Valentine heureuse m’eût regardé bien dédaigneusement du haut de sa grandeur.

— Ah ! mon ami, s’écria Valentine, c’est vous qui êtes injuste à votre tour… Mais, dites-moi…

— Que voulez-vous que je vous dise ? reprit Maximilien, voyant que Valentine hésitait.

— Dites-moi, continua la jeune fille, est-ce qu’autrefois à Marseille il y a eu quelque sujet de mésintelligence entre votre père et le mien ?

— Non, pas que je sache, répondit Maximilien, si ce n’est que votre père était un partisan plus que zélé des Bourbons, et le mien un homme dévoué à l’Empereur. C’est, je le présume, tout ce qu’il y a jamais eu de dissidence entre eux. Mais pourquoi cette question, Valentine ?

— Je vais vous le dire, reprit la jeune fille, car vous devez tout savoir. Eh bien, c’était le jour où votre nomination d’officier de la Légion d’honneur fut publiée dans le journal. Nous étions tous chez mon grand-père, M. Noirtier, et de plus il y avait encore M. Danglars, vous savez ce banquier dont les chevaux ont avant-hier failli tuer ma mère et mon frère ? Je lisais le journal tout haut à mon grand-père pendant que ces messieurs causaient du mariage de mademoiselle Danglars. Lorsque j’en vins au paragraphe qui vous concernait et que j’avais déjà lu, car dès la veille au matin vous m’aviez annoncé cette bonne nouvelle ; lorsque j’en vins, dis-je, au paragraphe qui vous concernait, j’étais bien heureuse… mais aussi bien tremblante d’être forcée de prononcer tout haut votre nom et certainement je l’eusse omis sans la crainte que j’éprouvais qu’on interprétât mal mon silence ; donc je rassemblai tout mon courage, et je lus.

— Chère Valentine !

— Eh bien, aussitôt que résonna votre nom, mon père tourna la tête. J’étais si persuadée (voyez comme je suis folle !) que tout le monde allait être frappé de ce nom comme d’un coup de foudre, que je crus voir tressaillir mon père et même (pour celui-là c’était une illusion, j’en suis sûre), et même M. Danglars.

— Morrel, dit mon père, attendez donc ! (Il fronça le sourcil.) Serait-ce un de ces Morrel de Marseille, un de ces enragés bonapartistes qui nous ont donné tant de mal en 1815 ?

— Oui, répondit M. Danglars ; je crois même que c’est le fils de l’ancien armateur.

— Vraiment ! fit Maximilien. Et que répondit votre père, dites, Valentine ?

— Oh ! une chose affreuse et que je n’ose vous redire.

— Dites toujours, reprit Maximilien en souriant.

— Leur Empereur, continua-t-il en fronçant le sourcil, savait les mettre à leur place, tous ces fanatiques : il les appelait de la chair à canon, et c’était le seul nom qu’ils méritassent. Je vois avec joie que le gouvernement nouveau remet en vigueur ce salutaire principe. Quand ce ne serait que pour cela qu’il garde l’Algérie, j’en féliciterais le gouvernement, quoiqu’elle nous coûte un peu cher.

— C’est en effet d’une politique assez brutale, dit Maximilien. Mais ne rougissez point, chère amie, de ce qu’a dit là M. de Villefort ; mon brave père ne cédait en rien au vôtre sur ce point, et il répétait sans cesse : « Pourquoi donc l’Empereur, qui fait tant de belles choses, ne fait-il pas un régiment de juges et d’avocats, et ne les envoie-t-il pas toujours au premier feu ? » Vous le voyez, chère amie, les partis se valent pour le pittoresque de l’expression et pour la douceur de la pensée. Mais M. Danglars, que dit-il à cette sortie du procureur du roi ?

— Oh ! lui se mit à rire de ce rire sournois qui lui est particulier et que je trouve féroce ; puis ils se levèrent l’instant d’après et partirent. Je vis alors seulement que mon bon grand-père était tout agité. Il faut vous dire, Maximilien, que moi seule je devine ses agitations, à ce pauvre paralytique, et je me doutais d’ailleurs que la conversation qui avait eu lieu devant lui (car on ne fait plus attention à lui, pauvre grand-père !) l’avait fort impressionné, attendu qu’on avait dit du mal de son Empereur, et que, à ce qu’il paraît, il a été fanatique de l’Empereur.

— C’est, en effet, dit Maximilien, un des noms connus de l’empire : il a été sénateur, et, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas, Valentine, il fut à peu près de toutes les conspirations bonapartistes que l’on fit sous la Restauration.

— Oui, j’entends quelquefois dire tout bas de ces choses-là, qui me semblent étranges : le grand-père bonapartiste, le père royaliste ; enfin, que voulez-vous ?… Je me retournai donc vers lui.

Il me montra le journal du regard.

— Qu’avez-vous, papa ? lui dis-je ; êtes-vous content ?

Il me fit de la tête signe que oui.

— De ce que mon père vient de dire ? demandai-je.

Il fit signe que non.

— De ce que M. Danglars a dit ?

Il fit signe que non encore.

— C’est donc de ce que M. Morrel, je n’osai pas dire Maximilien, est nommé officier de la Légion d’honneur ?

Il fit signe que oui.

— Le croiriez-vous, Maximilien ? il était content que vous fussiez nommé officier de la Légion d’honneur, lui qui ne vous connaît pas. C’est peut-être de la folie de sa part, car il tourne, dit-on, à l’enfance ; mais je l’aime bien pour ce oui-là.

— C’est bizarre, pensa Maximilien. Votre père me haïrait donc, tandis qu’au contraire, votre grand-père… Étranges choses que ces amours et ces haines de parti !

— Chut ! s’écria tout à coup Valentine. Cachez-vous, sauvez-vous ; on vient !

Maximilien sauta sur une bêche et se mit à retourner impitoyablement la luzerne.

— Mademoiselle ! Mademoiselle ! cria une voix derrière les arbres, madame de Villefort vous cherche partout et vous appelle ; il y a une visite au salon.

— Une visite ! dit Valentine tout agitée ; et qui nous fait cette visite ?

— Un grand seigneur, un prince, à ce qu’on dit, M. le comte de Monte-Cristo.

— J’y vais, dit tout haut Valentine.

Ce nom fit tressaillir de l’autre côté de la grille celui à qui le j’y vais de Valentine servait d’adieu à la fin de chaque entrevue.

— Tiens ! se dit Maximilien en s’appuyant tout pensif sur sa bêche, comment le comte de Monte-Cristo connaît-il M. de Villefort ?



XIV

TOXICOLOGIE.

C’était bien réellement M. le comte de Monte-Cristo qui venait d’entrer chez madame de Villefort, dans l’intention de rendre à M. le procureur du roi la visite qu’il lui avait faite, et à ce nom toute la maison, comme on le comprend bien, avait été mise en émoi.

Madame de Villefort, qui était seule au salon lorsqu’on annonça le comte, fit aussitôt venir son fils pour que l’enfant réitérât ses remerciements au comte, et Édouard, qui n’avait cessé d’entendre parler depuis deux jours du grand personnage, se hâta d’accourir, non par obéissance pour sa mère, non pour remercier le comte, mais par curiosité et pour faire quelque remarque à l’aide de laquelle il pût placer un de ces lazzis qui faisaient dire à sa mère : « Ô le méchant enfant : mais il faut bien que je lui pardonne, il a tant d’esprit ! »

Après les premières politesses d’usage, le comte s’informa de M. de Villefort.

— Mon mari dîne chez M. le Chancelier, répondit la jeune femme ; il vient de partir à l’instant même, et il regrettera bien, j’en suis sûre, d’avoir été privé du bonheur de vous voir.

Deux visiteurs qui avaient précédé le comte dans le salon, et qui le dévoraient des yeux, se retirèrent après le temps raisonnable exigé à la fois par la politesse et par la curiosité.

— À propos, que fait donc ta sœur Valentine ? dit madame de Villefort à Édouard ; qu’on la prévienne afin que j’aie l’honneur de la présenter à M. le comte.

— Vous avez une fille, Madame ? demanda le comte, mais ce doit être une enfant ?

— C’est la fille de M. de Villefort, répliqua la jeune femme ; une fille d’un premier mariage, une grande et belle personne.

— Mais mélancolique, interrompit le jeune Édouard en arrachant, pour en faire une aigrette à son chapeau, les plumes de la queue d’un magnifique ara qui criait de douleur sur son perchoir doré.

Madame de Villefort se contenta de dire :

— Silence, Édouard !

Puis elle ajouta :

— Ce jeune étourdi a presque raison, et répète là ce qu’il m’a bien des fois entendue dire avec douleur ; car mademoiselle de Villefort est, malgré tout ce que nous pouvons faire pour la distraire, d’un caractère triste et d’une humeur taciturne qui nuisent souvent à l’effet de sa beauté. Mais elle ne vient pas ; Édouard, voyez donc pourquoi cela.

— Parce qu’on la cherche où elle n’est pas.

— Où la cherche-t-on ?

— Chez grand-papa Noirtier.

— Et elle n’est pas là, vous croyez ?

— Non, non, non, non, non, elle n’y est pas, répondit Édouard en chantonnant.

— Et où est-elle ? Si vous le savez, dites-le.

— Elle est sous le grand marronnier, continua le méchant garçon, en présentant, malgré les cris de sa mère, des mouches vivantes au perroquet, qui paraissait fort friand de cette sorte de gibier.

Madame de Villefort étendait la main pour sonner, et pour indiquer à la femme de chambre le lieu où elle trouverait Valentine, lorsque celle-ci entra. Elle semblait triste, en effet, et en la regardant attentivement on eût même pu voir dans ses yeux des traces de larmes.

Valentine, que nous avons, entraîné par la rapidité du récit, présentée à nos lecteurs sans la faire connaître, était une grande et svelte jeune fille de dix-neuf ans, aux cheveux châtain clair, aux yeux bleu foncé, à la démarche languissante et empreinte de cette exquise distinction qui caractérisait sa mère ; ses mains blanches et effilées, son cou nacré, ses joues marbrées de fugitives couleurs, lui donnaient au premier aspect l’air d’une de ces belles Anglaises qu’on a comparées assez poétiquement dans leurs allures à des cygnes qui se mirent.

Elle entra donc, et, voyant près de sa mère l’étranger dont elle avait tant entendu parler déjà, elle salua sans aucune minauderie de jeune fille et sans baisser les yeux, avec une grâce qui redoubla l’attention du comte.

Celui-ci se leva.

— Mademoiselle de Villefort, ma belle-fille, dit madame de Villefort à Monte-Cristo, en se penchant sur son sofa et en montrant de la main Valentine.

— Et monsieur le comte de Monte-Cristo, roi de la Chine, empereur de la Cochinchine, dit le jeune drôle en lançant un regard sournois à sa sœur.

Pour cette fois, madame de Villefort pâlit, et faillit s’irriter contre ce fléau domestique qui répondait au nom d’Édouard ; mais, tout au contraire, le comte sourit et parut regarder l’enfant avec complaisance, ce qui porta au comble la joie et l’enthousiasme de sa mère.

— Mais, madame, reprit le comte en renouant la conversation et en regardant tour à tour madame de Villefort et Valentine, est-ce que je n’ai pas déjà eu l’honneur de vous voir quelque part, vous et mademoiselle ? Tout à l’heure j’y songeais déjà ; et quand mademoiselle est entrée, sa vue a été une lueur de plus jetée sur un souvenir confus, pardonnez-moi ce mot.

— Cela n’est pas probable, monsieur ; mademoiselle de Villefort aime peu le monde, et nous sortons rarement, dit la jeune femme.

— Aussi n’est-ce point dans le monde que j’ai vu mademoiselle, ainsi que vous, madame, ainsi que ce charmant espiègle. Le monde parisien, d’ailleurs, m’est absolument inconnu, car, je crois avoir eu l’honneur de vous le dire, je suis à Paris depuis quelques jours. Non, si vous permettez que je me rappelle… attendez…

Le comte mit sa main sur son front comme pour concentrer tous ses souvenirs :

— Non, c’est au-dehors… c’est… je ne sais pas… mais il me semble que ce souvenir est inséparable d’un beau soleil et d’une espèce de fête religieuse… Mademoiselle tenait des fleurs à la main ; l’enfant courait après un beau paon dans un jardin, et vous, madame, vous étiez sous une treille en berceau… Aidez-moi donc, madame ; est-ce que les choses que je vous dis là ne vous rappellent rien ?

— Non, en vérité, répondit madame de Villefort ; et cependant il me semble, monsieur, que si je vous avais rencontré quelque part, votre souvenir serait resté présent à ma mémoire.

— Monsieur le comte nous a vus peut-être en Italie, dit timidement Valentine.

— En effet, en Italie… c’est possible, dit Monte-Cristo. Vous avez voyagé en Italie, mademoiselle ?

— Madame et moi, nous y allâmes il y a deux ans. Les médecins craignaient pour ma poitrine et m’avaient recommandé l’air de Naples. Nous passâmes par Bologne, par Pérouse et par Rome.

— Ah ! c’est vrai, mademoiselle, s’écria Monte-Cristo, comme si cette simple indication suffisait à fixer tous ses souvenirs. C’est à Pérouse, le jour de la Fête-Dieu, dans le jardin de l’hôtellerie de la Poste, où le hasard nous a réunis, vous, mademoiselle, votre fils et moi, que je me rappelle avoir eu l’honneur de vous voir.

— Je me rappelle parfaitement Pérouse, monsieur, et l’hôtellerie de la Poste, et la fête dont vous me parlez, dit madame de Villefort ; mais j’ai beau interroger mes souvenirs, et, j’ai honte de mon peu de mémoire, je ne me souviens pas d’avoir eu l’honneur de vous voir.

— C’est étrange, ni moi non plus, dit Valentine en levant ses beaux yeux sur Monte-Cristo.

— Ah ! moi, je m’en souviens, dit Édouard.

— Je vais vous aider, madame, reprit le comte. La journée avait été brûlante ; vous attendiez des chevaux qui n’arrivaient pas à cause de la solennité. Mademoiselle s’éloigna dans les profondeurs du jardin, et votre fils disparut, courant après l’oiseau.

— Je l’ai attrapé, maman ; tu sais, dit Édouard, je lui ai arraché trois plumes de la queue.

— Vous, Madame, vous demeurâtes sous le berceau de vigne ; ne vous souvient-il plus, pendant que vous étiez assise sur un banc de pierre et pendant que, comme je vous l’ai dit, mademoiselle de Villefort et monsieur votre fils étaient absents, d’avoir causé assez longtemps avec quelqu’un ?

— Oui vraiment, oui, dit la jeune femme en rougissant, je m’en souviens, avec un homme enveloppé d’un long manteau de laine… avec un médecin, je crois.

— Justement, madame ; cet homme, c’était moi ; depuis quinze jours j’habitais dans cette hôtellerie, j’avais guéri mon valet de chambre de la fièvre et mon hôte de la jaunisse, de sorte que l’on me regardait comme un grand docteur. Nous causâmes longtemps, madame, de choses différentes, du Pérugin, de Raphaël, des mœurs, des costumes, de cette fameuse aqua-tofana, dont quelques personnes, vous avait-on dit, je crois, conservaient encore le secret à Pérouse.

— Ah ! c’est vrai, dit vivement madame de Villefort avec une certaine inquiétude, je me rappelle.

— Je ne sais plus ce que vous me dîtes en détail, Madame, reprit le comte avec une parfaite tranquillité, mais je me souviens parfaitement que, partageant à mon sujet l’erreur générale, vous me consultâtes sur la santé de mademoiselle de Villefort.

— Mais cependant, monsieur, vous étiez bien réellement médecin, dit madame de Villefort, puisque vous avez guéri des malades.

— Molière ou Beaumarchais vous répondraient, madame, que c’est justement parce que je ne l’étais pas que j’ai, non point guéri mes malades, mais que mes malades ont guéri ; moi, je me contenterai de vous dire que j’ai assez étudié à fond la chimie et les sciences naturelles, mais en amateur seulement… vous comprenez.

En ce moment six heures sonnèrent.

— Voilà six heures, dit madame de Villefort, visiblement agitée ; n’allez-vous pas voir, Valentine, si votre grand-père est prêt à dîner ?

Valentine se leva, et, saluant le comte, elle sortit de la chambre sans prononcer un mot.

— Oh ! mon Dieu, madame, serait-ce donc à cause de moi que vous congédiez mademoiselle de Villefort ? dit le comte lorsque Valentine fut partie.

— Pas le moins du monde, reprit vivement la jeune femme ; mais c’est l’heure à laquelle nous faisons faire à M. Noirtier le triste repas qui soutient sa triste existence. Vous savez, monsieur, dans quel état lamentable est le père de mon mari ?

— Oui, madame, M. de Villefort m’en a parlé ; une paralysie, je crois.

— Hélas ! oui ; il y a chez ce pauvre vieillard absence complète du mouvement, l’âme seule veille dans cette machine humaine, et encore pâle et tremblante, et comme une lampe prête à s’éteindre. Mais pardon, monsieur, de vous entretenir de nos infortunes domestiques, je vous ai interrompu au moment où vous me disiez que vous étiez un habile chimiste.

— Oh ! je ne disais pas cela, madame, répondit le comte avec un sourire ; bien au contraire, j’ai étudié la chimie parce que, décidé à vivre particulièrement en Orient, j’ai voulu suivre l’exemple du roi Mithridate.

Mithridates, rex Ponticus, dit l’étourdi en découpant des silhouettes dans un magnifique album ; le même qui déjeunait tous les matins avec une tasse de poison à la crème.

— Édouard ! méchant enfant ! s’écria madame de Villefort en arrachant le livre mutilé des mains de son fils, vous êtes insupportable, vous nous étourdissez. Laissez-nous, et allez rejoindre votre sœur Valentine chez bon-papa Noirtier.

— L’album… dit Édouard.

— Comment, l’album ?

— Oui : je veux l’album…

— Pourquoi avez-vous découpé les dessins ?

— Parce que cela m’amuse.

— Allez-vous-en ! allez !

— Je ne m’en irai pas si l’on ne me donne pas l’album, fit, en s’établissant dans un grand fauteuil, l’enfant, fidèle à son habitude de ne jamais céder.

— Tenez, et laissez-nous tranquilles, dit madame de Villefort ; et elle donna l’album à Édouard, qui partit accompagné de sa mère.

Le comte suivit des yeux madame de Villefort.

— Voyons si elle fermera la porte derrière lui, murmura-t-il.

Madame de Villefort ferma la porte avec le plus grand soin derrière l’enfant ; le comte ne parut pas s’en apercevoir.

Puis, en jetant un dernier regard autour d’elle, la jeune femme revint s’asseoir sur sa causeuse.

— Permettez-moi de vous faire observer, madame, dit le comte avec cette bonhomie que nous lui connaissons, que vous êtes bien sévère pour ce charmant espiègle.

— Il le faut bien, monsieur, répliqua madame de Villefort avec un véritable aplomb de mère.

— C’est son Cornelius Nepos que récitait M. Édouard en parlant du roi Mithridate, dit le comte, et vous l’avez interrompu dans une citation qui prouve que son précepteur n’a point perdu son temps avec lui, et que votre fils est fort avancé pour son âge.

— Le fait est, monsieur le comte, répondit la mère flattée doucement, qu’il a une grande facilité et qu’il apprend tout ce qu’il veut. Il n’a qu’un défaut, c’est d’être trop volontaire ; mais, à propos de ce qu’il disait, est-ce que vous croyez, par exemple, monsieur le comte, que Mithridate usât de ces précautions et que ces précautions pussent être efficaces ?

— J’y crois si bien, madame, que, moi qui vous parle, j’en ai usé pour ne pas être empoisonné à Naples, à Palerme et à Smyrne, c’est-à-dire dans trois occasions où, sans cette précaution, j’aurais pu laisser ma vie.

— Et le moyen vous a réussi ?

— Parfaitement.

— Oui, c’est vrai ; je me rappelle que vous m’avez déjà raconté quelque chose de pareil à Pérouse.

— Vraiment ! fit le comte avec une surprise admirablement jouée ; je ne me rappelle pas, moi.

— Je vous demandais si les poisons agissaient également et avec une semblable énergie sur les hommes du Nord et sur les hommes du Midi, et vous me répondîtes même que les tempéraments froids et lymphatiques des Septentrionaux ne présentaient pas la même aptitude que la riche et énergique nature des gens du Midi.

— C’est vrai, dit Monte-Cristo ; j’ai vu des Russes dévorer, sans être incommodés, des substances végétales qui eussent tué infailliblement un Napolitain ou un Arabe.

— Ainsi, vous le croyez, le résultat serait encore plus sûr chez nous qu’en Orient, et au milieu de nos brouillards et de nos pluies, un homme s’habituerait plus facilement que sous une chaude latitude à cette absorption progressive du poison ?

— Certainement ; bien entendu, toutefois, qu’on ne sera prémuni que contre le poison auquel on se sera habitué.

— Oui, je comprends ; et comment vous habitueriez-vous, vous, par exemple, ou plutôt comment vous êtes-vous habitué ?

— C’est bien facile. Supposez que vous sachiez d’avance de quel poison on doit user contre vous… supposez que ce poison soit de la… brucine, par exemple…

— La brucine se tire de la fausse angusture[1], je crois, dit madame de Villefort.

— Justement, madame, répondit Monte-Cristo ; mais je crois qu’il ne me reste pas grand-chose à vous apprendre ; recevez mes compliments : de pareilles connaissances sont rares chez les femmes.

— Oh ! je l’avoue, dit madame de Villefort, j’ai la plus violente passion pour les sciences occultes qui parlent à l’imagination comme une poésie, et se résolvent en chiffres comme une équation algébrique ; mais continuez, je vous prie : ce que vous me dites m’intéresse au plus haut point.

— Eh bien, reprit Monte-Cristo, supposez que ce poison soit de la brucine, par exemple, et que vous en preniez un milligramme le premier jour, deux milligrammes le second, eh bien, au bout de dix jours vous aurez un centigramme ; au bout de vingt jours, en augmentant d’un autre milligramme, vous aurez trois centigrammes, c’est-à-dire une dose que vous supporterez sans inconvénient, et qui serait déjà fort dangereuse pour une autre personne qui n’aurait pas pris les mêmes précautions que vous ; enfin, au bout d’un mois, en buvant de l’eau dans la même carafe, vous tuerez la personne qui aura bu cette eau en même temps que vous, sans vous apercevoir autrement que par un simple malaise qu’il y ait eu une substance vénéneuse quelconque mêlée à cette eau.

— Vous ne connaissez pas d’autre contre-poison ?

— Je n’en connais pas.

— J’avais souvent lu et relu cette histoire de Mithridate, dit madame de Villefort pensive, et je l’avais prise pour une fable.

— Non, madame ; contre l’habitude de l’histoire, c’est une vérité. Mais ce que vous me dites là, ce que vous me demandez n’est point le résultat d’une question capricieuse, puisqu’il y a deux ans déjà vous m’avez fait des questions pareilles, et que vous me dites que depuis longtemps cette histoire de Mithridate vous préoccupait.

— C’est vrai, monsieur, les deux études favorites de ma jeunesse ont été la botanique et la minéralogie, et puis, quand j’ai su plus tard que l’emploi des simples expliquait souvent toute l’histoire des peuples et toute la vie des individus d’Orient, comme les fleurs expliquent toute leur pensée amoureuse, j’ai regretté de n’être pas homme pour devenir un Flamel, un Fontana ou un Cabanis.

— D’autant plus, madame, reprit Monte-Cristo, que les Orientaux ne se bornent point, comme Mithridate, à se faire des poisons une cuirasse, ils s’en font aussi un poignard ; la science devient entre leurs mains non seulement une arme défensive, mais encore fort souvent offensive ; l’une sert contre les souffrances physiques, l’autre contre leurs ennemis ; avec l’opium, avec la belladone, avec la fausse augusture, le bois de couleuvre, le laurier-cerise, ils endorment ceux qui voudraient les réveiller. Il n’est pas une de ces femmes, égyptienne, turque ou grecque qu’ici vous appelez de bonnes femmes, qui ne sache en fait de chimie de quoi stupéfier un médecin, et en fait de psychologie de quoi épouvanter un confesseur.

— Vraiment ! dit madame de Villefort, dont les yeux brillaient d’un feu étrange à cette conversation.

— Eh ! mon Dieu ! oui, madame, continua Monte-Cristo, les drames secrets de l’Orient se nouent et se dénouent ainsi, depuis la plante qui fait aimer jusqu’à la plante qui fait mourir ; depuis le breuvage qui ouvre le ciel jusqu’à celui qui vous plonge un homme dans l’enfer. Il y a autant de nuances de tous genres qu’il y a de caprices et de bizarreries dans la nature humaine, physique et morale ; et je dirai plus, l’art de ces chimistes sait accommoder admirablement le remède et le mal à ses besoins d’amour ou à ses désirs de vengeance.

— Mais, monsieur, reprit la jeune femme, ces sociétés orientales au milieu desquelles vous avez passé une partie de votre existence sont donc fantastiques comme les contes qui nous viennent de leur beau pays ? un homme y peut donc être supprimé impunément ? c’est donc en réalité la Bagdad ou la Bassora de M. Galland ? Les sultans et les vizirs qui régissent ces sociétés, et qui constituent ce qu’on appelle en France le gouvernement, sont donc sérieusement des Haroun-al-Raschid et des Giaffar qui non seulement pardonnent à un empoisonneur, mais encore le font premier ministre si le crime a été ingénieux, et qui, dans ce cas, en font graver l’histoire en lettres d’or pour se divertir aux heures de leur ennui ?

— Non, madame, le fantastique n’existe plus même en Orient : il y a là-bas aussi, déguisés sous d’autres noms et cachés sous d’autres costumes, des commissaires de police, des juges d’instruction, des procureurs du roi et des experts. On y pend, on y décapite et l’on y empale très agréablement les criminels ; mais ceux-ci, en fraudeurs adroits, ont su dépister la justice humaine et assurer le succès de leurs entreprises par des combinaisons habiles. Chez nous, un niais possédé du démon de la haine ou de la cupidité qui a un ennemi à détruire ou un grand-parent à annihiler, s’en va chez un épicier, lui donne un faux nom qui le fait découvrir bien mieux que son nom véritable, et achète, sous prétexte que les rats l’empêchent de dormir, cinq à six grammes d’arsenic ; s’il est très adroit, il va chez cinq ou six épiciers, et n’en est que cinq ou six fois mieux reconnu ; puis, quand il possède son spécifique, il administre à son ennemi, à son grand-parent, une dose d’arsenic qui ferait crever un mammouth ou un mastodonte, et sans rime ni raison, fait pousser à la victime des hurlements qui mettent tout le quartier en émoi. Alors arrive une nuée d’agents de police et de gendarmes ; on envoie chercher un médecin qui ouvre le mort et récolte dans son estomac et dans ses entrailles l’arsenic à la cuiller. Le lendemain, cent journaux racontent le fait avec le nom de la victime et du meurtrier. Dès le soir même, l’épicier ou les épiciers vient ou viennent dire : « C’est moi qui ai vendu l’arsenic à monsieur. » Et plutôt que de ne pas reconnaître l’acquéreur, ils en reconnaîtront vingt ; alors le niais criminel est pris, emprisonné, interrogé, confronté, confondu, condamné et guillotiné ; ou si c’est une femme de quelque valeur, on l’enferme pour la vie. Voilà comme vos Septentrionaux entendent la chimie, madame. Desrues cependant était plus fort que cela, je dois l’avouer.

— Que voulez-vous ! monsieur, dit en riant la jeune femme, on fait ce qu’on peut. Tout le monde n’a pas le secret des Médicis ou des Borgia.

— Maintenant, dit le comte en haussant les épaules, voulez-vous que je vous dise ce qui cause toutes ces inepties ? C’est que sur vos théâtres, à ce dont j’ai pu juger du moins en lisant les pièces qu’on y joue, on voit toujours des gens avaler le contenu d’une fiole ou mordre le chaton d’une bague et tomber raides morts : cinq minutes après, le rideau baisse ; les spectateurs sont dispersés. On ignore les suites du meurtre ; on ne voit jamais ni le commissaire de police avec son écharpe, ni le caporal avec ses quatre hommes, et cela autorise beaucoup de pauvres cerveaux à croire que les choses se passent ainsi. Mais sortez un peu de France, allez soit à Alep soit au Caire, soit seulement à Naples et à Rome, et vous verrez passer par la rue des gens droits, frais et roses dont le Diable boiteux, s’il vous effleurait de son manteau, pourrait vous dire : « Ce monsieur est empoisonné depuis trois semaines, et il sera tout à fait mort dans un mois. »

— Mais alors, dit madame de Villefort, ils ont donc retrouvé le secret de cette fameuse aqua-tofana que l’on me disait perdu à Pérouse.

— Eh, mon Dieu ! madame, est-ce que quelque chose se perd chez les hommes ! Les arts se déplacent et font le tour du monde ; les choses changent de nom ; voilà tout, et le vulgaire s’y trompe ; mais c’est toujours le même résultat ; le poison porte particulièrement sur tel ou tel organe ; l’un sur l’estomac, l’autre sur le cerveau, l’autre sur les intestins. Eh bien ! le poison détermine une toux, cette toux une fluxion de poitrine ou telle autre maladie cataloguée au livre de la science, ce qui ne l’empêche pas d’être parfaitement mortelle, et qui, ne le fût-elle pas, le deviendrait grâce aux remèdes que lui administrent les naïfs médecins, en général fort mauvais chimistes, et qui tourneront pour ou contre la maladie, comme il vous plaira ; et voilà un homme tué avec art et dans toutes les règles, sur lequel la justice n’a rien à apprendre, comme disait un horrible chimiste de mes amis, l’excellent abbé Adelmonte de Taormine, en Sicile, lequel avait fort étudié ces phénomènes nationaux.

— C’est effrayant, mais c’est admirable, dit la jeune femme immobile d’attention ; je croyais, je l’avoue, toutes ces histoires des inventions du moyen âge.

— Oui, sans doute, mais qui se sont encore perfectionnées de nos jours. À quoi donc voulez-vous que servent le temps, les encouragements, les médailles, les croix, les prix Montyon, si ce n’est pour mener la société vers sa plus grande perfection ? Or, l’homme ne sera parfait que lorsqu’il saura créer et détruire comme Dieu ; il sait déjà détruire, c’est la moitié du chemin de fait.

— De sorte, reprit madame de Villefort revenant invariablement à son but, que les poisons des Borgia, des Médicis, des René, des Ruggieri, et plus tard probablement du baron de Trenk, dont ont tant abusé le drame moderne et le roman…

— Étaient des objets d’art, madame, pas autre chose, répondit le comte. Croyez-vous que le vrai savant s’adresse banalement à l’individu même ? Non pas. La science aime les ricochets, les tours de force, la fantaisie, si l’on peut dire cela. Ainsi, par exemple, cet excellent abbé Adelmonte, dont je vous parlais tout à l’heure, avait fait, sous ce rapport, des expériences étonnantes.

— Vraiment !

— Oui, je vous en citerai une seule. Il avait un fort beau jardin plein de légumes, de fleurs et de fruits ; parmi ces légumes, il choisissait le plus honnête de tous, un chou, par exemple. Pendant trois jours il arrosait ce chou avec une dissolution d’arsenic ; le troisième jour, le chou tombait malade et jaunissait, c’était le moment de le couper ; pour tous il paraissait mûr et conservait son apparence honnête : pour l’abbé Adelmonte seul il était empoisonné. Alors, il apportait le chou chez lui, prenait un lapin, l’abbé Adelmonte avait une collection de lapins, de chats et de cochons d’Inde qui ne le cédait en rien à sa collection de légumes, de fleurs et de fruits : l’abbé Adelmonte prenait donc un lapin et lui faisait manger une feuille de chou, le lapin mourait. Quel est le juge d’instruction qui oserait trouver à redire à cela, et quel est le procureur du roi qui s’est jamais avisé de dresser contre M. Magendie ou M. Flourens un réquisitoire à propos des lapins, des cochons d’Inde et des chats qu’ils ont tués ? Aucun. Voilà donc le lapin mort sans que la justice s’en inquiète. Ce lapin mort, l’abbé Adelmonte le fait vider par sa cuisinière et jette les intestins sur un fumier. Sur ce fumier, il y a une poule, elle becquète ces intestins, tombe malade à son tour et meurt le lendemain. Au moment où elle se débat dans les convulsions de l’agonie, un vautour passe (il y a beaucoup de vautours dans le pays d’Adelmonte), celui-là fond sur le cadavre, l’emporte sur un rocher et en dîne. Trois jours après, le pauvre vautour, qui, depuis ce repas, s’est trouvé constamment indisposé, se sent pris d’un étourdissement au plus haut de la nue ; il roule dans le vide et vient tomber lourdement dans votre vivier ; le brochet, l’anguille et la murène mangent goulûment, vous savez cela, ils mordent le vautour. Eh bien, supposez que le lendemain l’on serve sur votre table cette anguille, ce brochet ou cette murène, empoisonnés à la quatrième génération, votre convive, lui, sera empoisonné à la cinquième et mourra au bout de huit ou dix jours de douleurs d’entrailles, de maux de cœur, d’abcès au pylore. On fera l’autopsie, et les médecins diront :

« Le sujet est mort d’une tumeur au foie ou d’une fièvre typhoïde. »

— Mais, dit madame de Villefort, toutes ces circonstances, que vous enchaînez les unes aux autres, peuvent être rompues par le moindre accident ; le vautour peut ne pas passer à temps ou tomber à cent pas du vivier.

— Ah ! voilà justement où est l’art : pour être un grand chimiste en Orient, il faut diriger le hasard ; on y arrive.

Madame de Villefort était rêveuse et écoutait.

— Mais, dit-elle, l’arsenic est indélébile ; de quelque façon qu’on l’absorbe, il se retrouvera dans le corps de l’homme, du moment où il sera entré en quantité suffisante pour donner la mort.

— Bien ! s’écria Monte-Cristo, bien ! voilà justement ce que je dis à ce bon Adelmonte.

Il réfléchit, sourit, et me répondit par un proverbe sicilien, qui est aussi, je crois, un proverbe français : « Mon enfant, le monde n’a pas été fait en un jour, mais en sept ; revenez dimanche. »

Le dimanche suivant, je revins ; au lieu d’avoir arrosé son chou avec de l’arsenic, il l’avait arrosé avec une dissolution de sel à base de strychnine, strychnos colubrina, comme disent les savants. Cette fois le chou n’avait pas l’air malade le moins du monde ; aussi le lapin ne s’en défia-t-il point ; aussi cinq minutes après le lapin était-il mort ; la poule mangea le lapin, et le lendemain elle était trépassée. Alors nous fîmes les vautours, nous emportâmes la poule et nous l’ouvrîmes. Cette fois tous les symptômes particuliers avaient disparu, et il ne restait que les symptômes généraux. Aucune indication particulière dans aucun organe ; exaspération du système nerveux, voilà tout, et trace de congestion cérébrale, pas davantage ; la poule n’avait pas été empoisonnée, elle était morte d’apoplexie. C’est un cas rare chez les poules, je le sais bien, mais fort commun chez les hommes.

Madame de Villefort paraissait de plus en plus rêveuse.

— C’est bien heureux, dit-elle, que de pareilles substances ne puissent être préparées que par des chimistes, car, en vérité, la moitié du monde empoisonnerait l’autre.

— Par des chimistes ou des personnes qui s’occupent de chimie, répondit négligemment Monte-Cristo.

— Et puis, dit madame de Villefort s’arrachant elle-même et avec effort à ses pensées, si savamment préparé qu’il soit, le crime est toujours le crime : et s’il échappe à l’investigation humaine, il n’échappe pas au regard de Dieu. Les Orientaux sont plus forts que nous sur les cas de conscience, et ont prudemment supprimé l’enfer ; voilà tout.

— Eh ! madame, ceci est un scrupule qui doit naturellement naître dans une âme honnête comme la vôtre, mais qui en serait bientôt déraciné par le raisonnement. Le mauvais côté de la pensée humaine sera toujours résumé par ce paradoxe de Jean Jacques Rousseau, vous savez : « Le mandarin qu’on tue à cinq mille lieues en levant le bout du doigt. » La vie de l’homme se passe à faire de ces choses-là, et son intelligence s’épuise à les rêver. Vous trouvez fort peu de gens qui s’en aillent brutalement planter un couteau dans le cœur de leur semblable ou qui administrent, pour le faire disparaître de la surface du globe, cette quantité d’arsenic que nous disions tout à l’heure. C’est là réellement une excentricité ou une bêtise. Pour en arriver là, il faut que le sang se chauffe à trente-six degrés, que le pouls batte à quatre-vingt-dix pulsations, et que l’âme sorte de ses limites ordinaires ; mais si, passant, comme cela se pratique en philologie, du mot au synonyme mitigé, vous faites une simple élimination ; au lieu de commettre un ignoble assassinat, si vous écartez purement et simplement de votre chemin celui qui vous gêne, et cela sans choc, sans violence, sans l’appareil de ces souffrances, qui, devenant un supplice, font de la victime un martyr, et de celui qui agit un carnifex dans toute la force du mot ; s’il n’y a ni sang, ni hurlements, ni contorsions, ni surtout cette horrible et compromettante instantanéité de l’accomplissement, alors vous échappez au coup de la loi humaine qui vous dit : Ne trouble pas la société ! Voilà comment procèdent et réussissent les gens d’Orient, personnages graves et flegmatiques, qui s’inquiètent peu des questions de temps dans les conjonctures d’une certaine importance.

— Il reste la conscience, dit madame de Villefort d’une voix émue et avec un soupir étouffé.

— Oui, dit Monte-Cristo, oui, heureusement, il reste la conscience, sans quoi l’on serait fort malheureux. Après toute action un peu vigoureuse, c’est la conscience qui nous sauve, car elle nous fournit mille bonnes excuses dont seuls nous sommes juges ; et ces raisons, si excellentes qu’elles soient pour nous conserver le sommeil, seraient peut-être médiocres devant un tribunal pour nous conserver la vie. Ainsi Richard III, par exemple, a dû être merveilleusement servi par la conscience après la suppression des deux enfants d’Édouard IV ; en effet, il pouvait se dire : Ces deux enfants d’un roi cruel et persécuteur, et qui avaient hérité des vices de leur père, que moi seul ai su reconnaître dans leurs inclinations juvéniles ; ces deux enfants me gênaient pour faire la félicité du peuple anglais, dont ils eussent infailliblement fait le malheur. Ainsi fut servie par sa conscience Lady Macbeth, qui voulait, quoi qu’en ait dit Shakespeare, donner un trône, non à son mari, mais à son fils. Ah ! l’amour maternel est une si grande vertu, un si puissant mobile, qu’il fait excuser bien des choses ; aussi, après la mort de Duncan, Lady Macbeth eût-elle été fort malheureuse sans sa conscience.

Madame de Villefort absorbait avec avidité ces effrayantes maximes et ces horribles paradoxes débités par le comte avec cette naïve ironie qui lui était particulière.

Puis après un instant de silence :

— Savez-vous, dit-elle, monsieur le comte, que vous êtes un terrible argumentateur, et que vous voyez le monde sous un jour quelque peu livide ! Est-ce donc en regardant l’humanité à travers les alambics et les cornues que vous l’avez jugée telle ? Car vous aviez raison, vous êtes un grand chimiste, et cet élixir que vous avez fait prendre à mon fils, et qui l’a si rapidement rappelé à la vie…

— Oh ! ne vous y fiez pas, madame, dit Monte-Cristo, une goutte de cet élixir a suffi pour rappeler à la vie cet enfant qui se mourait, mais trois gouttes eussent poussé le sang à ses poumons de manière à lui donner des battements de cœur ; six lui eussent coupé la respiration, et causé une syncope beaucoup plus grave que celle dans laquelle il se trouvait ; dix enfin l’eussent foudroyé. Vous savez, madame, comme je l’ai écarté vivement de ces flacons auxquels il avait l’imprudence de toucher ?

— C’est donc un poison terrible ?

— Oh ! mon Dieu, non ! D’abord, admettons ceci, que le mot poison n’existe pas, puisqu’on se sert en médecine des poisons les plus violents, qui deviennent, par la façon dont ils sont administrés, des remèdes salutaires.

— Qu’était-ce donc alors ?

— C’était une savante préparation de mon ami, cet excellent abbé Adelmonte, et dont il m’a appris à me servir.

— Oh ! dit madame de Villefort, ce doit être un excellent antispasmodique.

— Souverain, madame, vous l’avez vu, répondit le comte, et j’en fais un usage fréquent, avec toute la prudence possible, bien entendu, ajouta-t-il en riant.

— Je le crois, répliqua sur le même ton madame de Villefort. Quant à moi, si nerveuse et si prompte à m’évanouir, j’aurais besoin d’un docteur Adelmonte pour m’inventer des moyens de respirer librement et me tranquilliser sur la crainte que j’éprouve de mourir un beau jour suffoquée. En attendant, comme la chose est difficile à trouver en France, et que votre abbé n’est probablement pas disposé à faire pour moi le voyage de Paris, je m’en tiens aux antispasmodiques de M. Planche ; et la menthe et les gouttes d’Hoffmann jouent chez moi un grand rôle. Tenez, voici des pastilles que je me fais faire exprès ; elles sont à double dose.

Monte-Cristo ouvrit la boîte d’écaille que lui présentait la jeune femme, et respira l’odeur des pastilles en amateur digne d’apprécier cette préparation.

— Elles sont exquises, dit-il, mais soumises à la nécessité de la déglutition, fonction qui souvent est impossible à accomplir de la part de la personne évanouie. J’aime mieux mon spécifique.

— Mais, bien certainement, moi aussi, je le préférerais d’après les effets que j’en ai vus surtout ; mais c’est un secret sans doute, et je ne suis pas assez indiscrète pour vous le demander.

— Mais moi, madame, dit Monte-Cristo en se levant, je suis assez galant pour vous l’offrir.

— Oh ! monsieur.

— Seulement rappelez-vous une chose : c’est qu’à petite dose c’est un remède, à forte dose c’est un poison. Une goutte rend la vie, comme vous l’avez vu ; cinq ou six tueraient infailliblement, et d’une façon d’autant plus terrible, qu’étendues dans un verre de vin elles n’en changeraient aucunement le goût. Mais je m’arrête, madame, j’aurais presque l’air de vous conseiller.

Six heures et demie venaient de sonner, on annonça une amie de madame de Villefort, qui venait dîner avec elle.

— Si j’avais l’honneur de vous voir pour la troisième ou quatrième fois, monsieur le comte, au lieu de vous voir pour la seconde, dit madame de Villefort ; si j’avais l’honneur d’être votre amie, au lieu d’avoir tout bonnement le bonheur d’être votre obligée, j’insisterais pour vous retenir à dîner, et je ne me laisserais pas battre par un premier refus.

— Mille grâces, madame, répondit Monte-Cristo, j’ai moi même un engagement auquel je ne puis manquer. J’ai promis de conduire au spectacle une princesse grecque de mes amies, qui n’a pas encore vu le Grand Opéra, et qui compte sur moi pour l’y mener.

— Allez, monsieur, mais n’oubliez pas ma recette.

— Comment donc, madame ! il faudrait pour cela oublier l’heure de conversation que je viens de passer près de vous : ce qui est tout à fait impossible. Monte-Cristo salua et sortit.

Madame de Villefort demeura rêveuse.

— Voilà un homme étrange, dit-elle, et qui m’a tout l’air de s’appeler, de son nom de baptême, Adelmonte.

Quant à Monte-Cristo, le résultat avait dépassé son attente.

— Allons, dit-il en s’en allant, voilà une bonne terre, je suis convaincu que le grain qu’on y laisse tomber n’y avorte pas.

Et le lendemain, fidèle à sa promesse, il envoya la recette demandée.



XV

ROBERT-LE-DIABLE.

La raison de l’Opéra était d’autant meilleure à donner, qu’il y avait ce soir-là solennité à l’Académie royale de musique. Levasseur, après une longue indisposition, rentrait par le rôle de Bertram, et, comme toujours, l’œuvre du maëstro à la mode avait attiré la plus brillante société de Paris.

Morcerf, comme la plupart des jeunes gens riches, avait sa stalle d’orchestre, plus dix loges de personnes de sa connaissance auxquelles il pouvait aller demander une place, sans compter celle à laquelle il avait droit dans sa loge des lions.

Château-Renaud avait la stalle voisine de la sienne.

Beauchamp, en sa qualité de journaliste, était roi de la salle et avait sa place partout.

Ce soir-là Lucien Debray avait la disposition de la loge du ministre, et il l’avait offerte au comte de Morcerf, lequel, sur le refus de Mercédès, l’avait envoyée à Danglars, en lui faisant dire qu’il irait probablement faire dans la soirée une visite à la baronne et à sa fille, si ces dames voulaient bien accepter la loge qu’il leur proposait. Ces dames n’avaient eu garde de refuser. Nul n’est friand de loges qui ne coûtent rien comme un millionnaire.

Quant à Danglars, il avait déclaré que ses principes politiques et sa qualité de député de l’opposition ne lui permettaient pas d’aller dans la loge du ministre. En conséquence, la baronne avait écrit à Lucien de la venir prendre, attendu qu’elle ne pouvait pas aller à l’Opéra seule avec Eugénie.

En effet, si les deux femmes y eussent été seules, on eût, certes, trouvé cela fort mauvais ; tandis que mademoiselle Danglars allant à l’Opéra avec sa mère et l’amant de sa mère il n’y avait rien à dire : il faut bien prendre le monde comme il est fait.

La toile se leva, comme d’habitude, sur une salle à peu près vide. C’est encore une habitude de notre fashion parisienne, d’arriver au spectacle quand le spectacle est commencé : il en résulte que le premier acte se passe, de la part des spectateurs arrivés, non pas à regarder ou à écouter la pièce, mais à regarder entrer les spectateurs qui arrivent, et à ne rien entendre que le bruit des portes et celui des conversations.

— Tiens ! dit tout à coup Albert en voyant s’ouvrir une loge de côté de premier rang ; tiens ! la comtesse G… !

— Qu’est-ce que c’est que la comtesse G… ? demanda Château-Renaud.

— Oh ! par exemple, baron, voici une question que je ne vous pardonne pas ; vous demandez ce que c’est que la comtesse G… ?

— Ah ! c’est vrai, dit Château-Renaud ; n’est-ce pas cette charmante Vénitienne ?

— Justement.

En ce moment la comtesse G… aperçut Albert et échangea avec lui un salut accompagné d’un sourire.

— Vous la connaissez ? dit Château-Renaud.

— Oui, fit Albert ; je lui ai été présenté à Rome par Franz.

— Voudrez-vous me rendre à Paris le même service que Franz vous a rendu à Rome ?

— Bien volontiers.

— Chut ! cria le public.

Les deux jeunes gens continuèrent leur conversation, sans paraître s’inquiéter le moins du monde du désir que paraissait éprouver le parterre d’entendre la musique.

— Elle était aux courses du Champ-de-Mars, dit Château-Renaud.

— Aujourd’hui ?

— Oui.

— Tiens ! au fait, il y avait courses. Étiez-vous engagé ?

— Oh ! pour une misère, pour cinquante louis.

— Et qui a gagné ?

Nautilus ; je pariais pour lui.

— Mais il y avait trois courses ?

— Oui. Il y avait le prix du Jockey-Club, une coupe d’or. Il s’est même passé une chose assez bizarre.

— Laquelle ?

— Chut donc ! cria le public.

— Laquelle ? répéta Albert.

— C’est un cheval et un jockey complètement inconnus qui ont gagné cette course.

— Comment ?

— Oh ! mon Dieu, oui ; personne n’avait fait attention à un cheval inscrit sous le nom de Vampa et à un jockey inscrit sous le nom de Job, quand on a vu s’avancer tout à coup un admirable alezan et un jockey gros comme le poing ; on a été obligé de lui fourrer vingt livres de plomb dans ses poches, ce qui ne l’a pas empêché d’arriver au but trois longueurs de cheval avant Ariel et Barbaro, qui couraient avec lui.

— Et l’on n’a pas su à qui appartenaient le cheval et le jockey ?

— Non.

— Vous dites que ce cheval était inscrit sous le nom de…

Vampa.

— Alors, dit Albert, je suis plus avancé que vous, je sais à qui il appartenait, moi.

— Silence donc ! cria pour la troisième fois le parterre.

Cette fois la levée de boucliers était si grande, que les deux jeunes gens s’aperçurent enfin que c’était à eux que le public s’adressait. Ils se retournèrent un instant, cherchant dans cette foule un homme qui prît la responsabilité de ce qu’ils regardaient comme une impertinence ; mais personne ne réitéra l’invitation, et ils se retournèrent vers la scène.

En ce moment la loge du ministre s’ouvrait, et madame Danglars, sa fille et Lucien Debray prenaient leurs places.

— Ah ! ah ! dit Château-Renaud, voilà des personnes de votre connaissance vicomte. Que diable regardez-vous donc à droite ? On vous cherche.

Albert se retourna et ses yeux rencontrèrent effectivement ceux de la baronne Danglars, qui lui fit avec son éventail un petit salut. Quant à mademoiselle Eugénie, ce fut à peine si ses grands yeux noirs daignèrent s’abaisser jusqu’à l’orchestre.

— En vérité, mon cher, dit Château-Renaud, je ne comprends point, à part la mésalliance, et je ne crois point que ce soit cela qui vous préoccupe beaucoup ; je ne comprends pas, dis-je, à part la mésalliance, ce que vous pouvez avoir contre mademoiselle Danglars ; c’est en vérité une fort belle personne.

— Fort belle, certainement, dit Albert ; mais je vous avoue qu’en fait de beauté j’aimerais mieux quelque chose de plus doux, de plus suave, de plus féminin, enfin.

— Voilà bien les jeunes gens, dit Château-Renaud qui, en sa qualité d’homme de trente ans, prenait avec Morcerf des airs paternels ; ils ne sont jamais satisfaits. Comment, mon cher ! on vous trouve une fiancée bâtie sur le modèle de la Diane chasseresse, et vous n’êtes pas content !

— Eh bien ! justement, j’aurais mieux aimé quelque chose dans le genre de la Vénus de Milo ou de Capoue. Cette Diane chasseresse, toujours au milieu de ses nymphes, m’épouvante un peu ; j’ai peur qu’elle ne me traite en Actéon.

En effet, un coup d’œil jeté sur la jeune fille pouvait presque expliquer le sentiment que venait d’avouer Morcerf. Mademoiselle Danglars était belle, mais, comme l’avait dit Albert, d’une beauté un peu arrêtée : ses cheveux étaient d’un beau noir, mais dans leurs ondes naturelles on remarquait une certaine rébellion à la main qui voulait leur imposer sa volonté ; ses yeux, noirs comme ses cheveux, encadrés sous de magnifiques sourcils qui n’avaient qu’un défaut, celui de se froncer quelquefois, étaient surtout remarquables par une expression de fermeté qu’on était étonné de trouver dans le regard d’une femme ; son nez avait les proportions exactes qu’un statuaire eût données à celui de Junon : sa bouche seule était trop grande, mais garnie de belles dents que faisaient ressortir encore des lèvres dont le carmin trop vif tranchait avec la pâleur de son teint ; enfin un signe noir placé au coin de la bouche, et plus large que ne le sont d’ordinaire ces sortes de caprices de la nature, achevait de donner à cette physionomie ce caractère décidé qui effrayait quelque peu Morcerf.

D’ailleurs, tout le reste de la personne d’Eugénie s’alliait avec cette tête que nous venons d’essayer de décrire. C’était, comme l’avait dit Château-Renaud, la Diane chasseresse, mais avec quelque chose encore de plus ferme et de plus musculeux dans sa beauté.

Quant à l’éducation qu’elle avait reçue, s’il y avait un reproche à lui faire, c’est que, comme certains points de sa physionomie, elle semblait un peu appartenir à un autre sexe. En effet, elle parlait deux ou trois langues, dessinait facilement, faisait des vers et composait de la musique. Elle était surtout passionnée pour ce dernier art, qu’elle étudiait avec une de ses amies de pension, jeune personne sans fortune, mais ayant toutes les dispositions possibles pour devenir, à ce que l’on assurait, une excellente cantatrice. Un grand compositeur portait, disait-on, à cette dernière, un intérêt presque paternel, et la faisait travailler avec l’espoir qu’elle trouverait un jour une fortune dans sa voix.

Cette possibilité que mademoiselle Louise d’Armilly, c’était le nom de la jeune virtuose, entrât un jour au théâtre faisait que mademoiselle Danglars, quoique la recevant chez elle, ne se montrait point en public en sa compagnie. Du reste, sans avoir dans la maison du banquier la position indépendante d’une amie, Louise avait une position supérieure à celle des institutrices ordinaires.

Quelques secondes après l’entrée de madame Danglars dans sa loge, la toile avait baissé, et, grâce à cette faculté, laissée par la longueur des entractes, de se promener au foyer ou de faire des visites pendant une demi-heure, l’orchestre s’était à peu près dégarni.

Morcerf et Château-Renaud étaient sortis des premiers. Un instant madame Danglars avait pensé que cet empressement d’Albert avait pour but de lui venir présenter ses compliments, et elle s’était penchée à l’oreille de sa fille pour lui annoncer cette visite, mais celle-ci s’était contentée de secouer la tête en souriant ; et en même temps, comme pour prouver combien la dénégation d’Eugénie était fondée, Morcerf apparut dans une loge de côté du premier rang. Cette loge était celle de la comtesse G…

— Ah ! vous voilà, monsieur le voyageur, dit celle-ci en lui tendant la main avec toute la cordialité d’une vieille connaissance ; c’est bien aimable à vous de m’avoir reconnue, et surtout de m’avoir donné la préférence pour votre première visite.

— Croyez, madame, répondit Albert, que si j’eusse su votre arrivée à Paris et connu votre adresse, je n’eusse point attendu si tard. Mais veuillez me permettre de vous présenter M. le baron de Château-Renaud, mon ami, un des rares gentilshommes qui restent encore en France, et par lequel je viens d’apprendre que vous étiez aux courses du Champ-de-Mars.

Château-Renaud salua.

— Ah ! vous étiez aux courses, monsieur ? dit vivement la comtesse.

— Oui, madame.

— Eh bien, reprit vivement Mme G…, pouvez-vous me dire à qui appartenait le cheval, qui a gagné le prix du Jockey-Club ?

— Non, madame, dit Château-Renaud, et je faisais tout à l’heure la même question à Albert.

— Y tenez-vous beaucoup, madame la comtesse ? demanda Albert.

— À quoi ?

— À connaître le maître du cheval ?

— Infiniment. Imaginez-vous… Mais sauriez-vous qui, par hasard, vicomte ?

— Madame, vous alliez raconter une histoire : imaginez-vous, avez-vous dit.

— Eh bien, imaginez-vous que ce charmant cheval alezan et ce joli petit jockey à casaque rose m’avaient, à la première vue, inspiré une si vive sympathie, que je faisais des vœux pour l’un et pour l’autre, exactement comme si j’avais engagé sur eux la moitié de ma fortune ; aussi, lorsque je les vis arriver au but, devançant les autres coureurs de trois longueurs de cheval, je fus si joyeuse que je me mis à battre des mains comme une folle. Figurez-vous mon étonnement lorsque, en rentrant chez moi, je rencontrai sur mon escalier le petit jockey rose ! Je crus que le vainqueur de la course demeurait par hasard dans la même maison que moi, lorsque, en ouvrant la porte de mon salon, la première chose que je vis fut la coupe d’or qui formait le prix gagné par le cheval et le jockey inconnus. Dans la coupe il y avait un petit papier sur lequel étaient écrits ces mots : « À la comtesse G…, Lord Ruthwen. »

— C’est justement cela, dit Morcerf.

— Comment ! c’est justement cela ; que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que c’est lord Ruthwen en personne.

— Quel lord Ruthwen ?

— Le nôtre, le vampire, celui du théâtre Argentina.

— Vraiment ! s’écria la comtesse ; il est donc ici ?

— Parfaitement.

— Et vous le voyez ? Vous le recevez ? Vous allez chez lui ?

— C’est mon ami intime, et M. de Château-Renaud lui-même a l’honneur de le connaître.

— Qui peut vous faire croire que c’est lui qui a gagné ?

— Son cheval inscrit sous le nom de Vampa.

— Eh bien, après ?

— Eh bien, vous ne vous rappelez pas le nom du fameux bandit qui m’avait fait prisonnier ?

— Ah ! c’est vrai.

— Et des mains duquel le comte m’a miraculeusement tiré ?

— Si fait.

— Il s’appelait Vampa. Vous voyez bien que c’est lui.

— Mais pourquoi m’a-t-il envoyé cette coupe, à moi ?

— D’abord, madame la comtesse, parce que je lui avais fort parlé de vous, comme vous pouvez le croire ; ensuite parce qu’il aura été enchanté de retrouver une compatriote, et heureux de l’intérêt que cette compatriote prenait à lui.

— J’espère bien que vous ne lui avez jamais raconté les folies que nous avons dites à son sujet !

— Ma foi, je n’en jurerais pas, et cette façon de vous offrir cette coupe sous le nom de lord Ruthwen…

— Mais c’est affreux, il va m’en vouloir mortellement.

— Son procédé est-il celui d’un ennemi ?

— Non, je l’avoue.

— Eh bien !

— Ainsi, il est à Paris ?

— Oui.

— Et quelle sensation a-t-il faite ?

— Mais, dit Albert, on en a parlé huit jours, puis sont arrivés le couronnement de la reine d’Angleterre et le vol des diamants de mademoiselle Mars, et l’on n’a plus parlé que de cela.

— Mon cher, dit Château-Renaud, on voit bien que le comte est votre ami, vous le traitez en conséquence. Ne croyez pas ce que vous dit Albert, madame la comtesse, il n’est au contraire question que du comte de Monte-Cristo à Paris. Il a d’abord débuté par envoyer à madame Danglars des chevaux de trente mille francs ; puis il a sauvé la vie à madame de Villefort ; puis il a gagné la course du Jockey-Club à ce qu’il paraît. Je maintiens au contraire, moi, quoi qu’en dise Morcerf, qu’on s’occupe encore du comte en ce moment, et qu’on ne s’occupera même plus que de lui dans un mois, s’il veut continuer de faire de l’excentricité, ce qui, au reste, paraît être sa manière de vivre ordinaire.

— C’est possible, dit Morcerf ; en attendant, qui donc a repris la loge de l’ambassadeur de Russie ?

— Laquelle ? demanda la comtesse.

— L’entre-colonne du premier rang ; elle me semble parfaitement remise à neuf.

— En effet, dit Château-Renaud. Est-ce qu’il y avait quelqu’un pendant le premier acte ?

— Où ?

— Dans cette loge ?

— Non, reprit la comtesse, je n’ai vu personne ; ainsi, continua-t-elle, revenant à la première conversation, vous croyez que c’est votre comte de Monte-Cristo qui a gagné le prix ?

— J’en suis sûr.

— Et qui m’a envoyé cette coupe ?

— Sans aucun doute.

— Mais je ne le connais pas, moi, dit la comtesse, et j’ai fort envie de la lui renvoyer.

— Oh ! n’en faites rien ; il vous en enverrait une autre, taillée dans quelque saphir ou creusée dans quelque rubis. Ce sont ses manières d’agir ; que voulez-vous, il faut le prendre comme il est.

En ce moment on entendit la sonnette qui annonçait que le deuxième acte allait commencer. Albert se leva pour regagner sa place.

— Vous verrai-je ? demanda la comtesse.

— Dans les entractes, si vous le permettez, je viendrai m’informer si je puis vous être bon à quelque chose à Paris.

— Messieurs, dit la comtesse, tous les samedis soir, rue de Rivoli, 22, je suis chez moi pour mes amis. Vous voilà prévenus.

Les jeunes gens saluèrent et sortirent.

En entrant dans la salle, ils virent le parterre debout et les yeux fixés sur un seul point de la salle ; leurs regards suivirent la direction générale, et s’arrêtèrent sur l’ancienne loge de l’ambassadeur de Russie. Un homme habillé de noir, de trente-cinq à quarante ans, venait d’y entrer avec une femme vêtue d’un costume oriental. La femme était de la plus grande beauté, et le costume d’une telle richesse, que, comme nous l’avons dit, tous les yeux s’étaient à l’instant tournés vers elle.

— Eh ! dit Albert, c’est Monte-Cristo et sa Grecque.

En effet, c’était le comte et Haydée.

Au bout d’un instant, la jeune femme était l’objet de l’attention non seulement du parterre, mais de toute la salle ; les femmes se penchaient hors des loges pour voir ruisseler sous les feux des lustres cette cascade de diamants.

Le second acte se passa au milieu de cette rumeur sourde qui indique dans les masses assemblées un grand événement. Personne ne songea à crier silence. Cette femme si jeune, si belle, si éblouissante, était le plus curieux spectacle qu’on pût voir.

Cette fois, un signe de madame Danglars indiqua clairement à Albert que la baronne désirait avoir sa visite dans l’entracte suivant.

Morcerf était de trop bon goût pour se faire attendre quand on lui indiquait clairement qu’il était attendu. L’acte fini, il se hâta donc de monter dans l’avant-scène.

Il salua les deux dames et tendit la main à Debray.

La baronne l’accueillit avec un charmant sourire, et Eugénie avec sa froideur habituelle.

— Ma foi, mon cher, dit Debray, vous voyez un homme à bout, et qui vous appelle en aide pour le relayer. Voici madame qui m’écrase de questions sur le comte, et qui veut que je sache d’où il est, d’où il vient, où il va ; ma foi, je ne suis pas Cagliostro, moi, et pour me tirer d’affaire, j’ai dit : Demandez tout cela à Morcerf, il connaît son Monte-Cristo sur le bout du doigt ; alors on vous a fait signe.

— N’est-il pas incroyable, dit la baronne, que lorsqu’on a un demi-million de fonds secrets à sa disposition on ne soit pas mieux instruit que cela ?

— Madame, dit Lucien, je vous prie de croire que si j’avais un demi-million à ma disposition, je l’emploierais à autre chose qu’à prendre des informations sur M. de Monte-Cristo, qui n’a d’autre mérite à mes yeux que d’être deux fois riche comme un nabab ; mais j’ai passé la parole à mon ami Morcerf ; arrangez-vous avec lui, cela ne me regarde plus.

— Un nabab ne m’eût certainement pas envoyé une paire de chevaux de trente mille francs, avec quatre diamants aux oreilles, de cinq mille francs chacun.

— Oh ! les diamants, dit en riant Morcerf, c’est sa manie. Je crois que, pareil à Potemkin, il en a toujours dans ses poches, et qu’il en sème sur son chemin comme le petit Poucet faisait de ses cailloux.

— Il aura trouvé quelque mine, dit Mme Danglars ; vous savez qu’il a un crédit illimité sur la maison du baron ?

— Non, je ne le savais pas, répondit Albert, mais cela doit être.

— Et qu’il a annoncé à M. Danglars qu’il comptait rester un an à Paris et y dépenser six millions ?

— C’est le schah de Perse qui voyage incognito.

— Et cette femme, monsieur Lucien, dit Eugénie, avez-vous remarqué comme elle est belle ?

— En vérité, mademoiselle, je ne connais que vous pour faire si bonne justice aux personnes de votre sexe.

Lucien approcha son lorgnon de son œil.

— Charmante ! dit-il.

— Et cette femme, M. de Morcerf sait-il qui elle est ?

— Mademoiselle, dit Albert, répondant à cette interpellation presque directe, je le sais à peu près, comme tout ce qui regarde le personnage mystérieux dont nous nous occupons. Cette femme est une Grecque.

— Cela se voit facilement à son costume, et vous ne m’apprenez là que ce que toute la salle sait déjà comme nous.

— Je suis fâché, dit Morcerf, d’être un cicerone si ignorant, mais je dois avouer que là se bornent mes connaissances ; je sais, en outre, qu’elle est musicienne, car un jour que j’ai déjeuné chez le comte, j’ai entendu les sons d’une guzla qui ne pouvaient venir certainement que d’elle.

— Il reçoit donc, votre comte ? demanda madame Danglars.

— Et d’une façon splendide, je vous le jure.

— Il faut que je pousse Danglars à lui offrir quelque dîner, quelque bal, afin qu’il nous les rende.

— Comment, vous irez chez lui ? dit Debray en riant.

— Pourquoi pas ? avec mon mari !

— Mais il est garçon, ce mystérieux comte.

— Vous voyez bien que non, dit en riant à son tour la baronne, en montrant la belle Grecque.

— Cette femme est une esclave, à ce qu’il nous a dit lui-même, vous rappelez-vous, Morcerf, à votre déjeuner ?

— Convenez, mon cher Lucien, dit la baronne, qu’elle a bien plutôt l’air d’une princesse.

— Des Mille et une Nuits.

— Des Mille et une Nuits, je ne dis pas ; mais qu’est-ce qui fait les princesses, mon cher ? Ce sont les diamants, et celle-ci en est couverte.

— Elle en a même trop, dit Eugénie ; elle serait plus belle sans cela, car on verrait son cou et ses poignets, qui sont charmants de forme.

— Oh ! l’artiste. Tenez, dit Mme Danglars, la voyez-vous qui se passionne ?

— J’aime tout ce qui est beau, dit Eugénie.

— Mais que dites-vous du comte alors ? dit Debray, il me semble qu’il n’est pas mal non plus.

— Le comte ? dit Eugénie, comme si elle n’eût point encore pensé à le regarder, le comte, il est bien pâle.

— Justement, dit Morcerf, c’est dans cette pâleur qu’est le secret que nous cherchons. La comtesse G… prétend, vous le savez, que c’est un vampire.

— Elle est donc de retour, la comtesse G… ? demanda la baronne.

— Dans cette loge de côté, dit Eugénie, presque en face de nous, ma mère ; cette femme, avec ces admirables cheveux blonds, c’est elle.

— Oh ! oui, dit madame Danglars ; vous ne savez pas ce que vous devriez faire, Morcerf ?

— Ordonnez, madame.

— Vous devriez aller faire une visite à votre comte de Monte-Cristo et nous l’amener.

— Pour quoi faire ? dit Eugénie.

— Mais pour que nous lui parlions ; n’es-tu pas curieuse de le voir ?

— Pas le moins du monde.

— Étrange enfant ! murmura la baronne.

— Oh ! dit Morcerf, il viendra probablement de lui-même. Tenez, il vous a vue, madame, et il vous salue.

La baronne rendit au comte son salut, accompagné d’un charmant sourire.

— Allons, dit Morcerf, je me sacrifie ; je vous quitte et vais voir s’il n’y a pas moyen de lui parler.

— Allez dans sa loge ; c’est bien simple.

— Mais je ne suis pas présenté.

— À qui ?

— À la belle Grecque.

— C’est une esclave, dites-vous ?

— Oui, mais vous prétendez, vous, que c’est une princesse… Non. J’espère que lorsqu’il me verra sortir il sortira.

— C’est possible. Allez !

— J’y vais.

Morcerf salua et sortit. Effectivement, au moment où il passait devant la loge du comte, la porte s’ouvrit ; le comte dit quelques mots en arabe à Ali, qui se tenait dans le corridor, et prit le bras de Morcerf.

Ali referma la porte, et se tint debout devant elle ; il y avait dans le corridor un rassemblement autour du Nubien.

— En vérité, dit Monte-Cristo, votre Paris est une étrange ville, et vos Parisiens un singulier peuple. On dirait que c’est la première fois qu’ils voient un Nubien. Regardez-les donc se presser autour de ce pauvre Ali, qui ne sait pas ce que cela veut dire. Je vous réponds d’une chose, par exemple, c’est qu’un Parisien peut aller à Tunis, à Constantinople, à Bagdad ou au Caire, on ne fera pas cercle autour de lui.

— C’est que vos Orientaux sont des gens sensés, et qu’ils ne regardent que ce qui vaut la peine d’être vu ; mais croyez-moi, Ali ne jouit de cette popularité que parce qu’il vous appartient, et qu’en ce moment vous êtes l’homme à la mode.

— Vraiment ! et qui me vaut cette faveur ?

— Parbleu ! vous-même, vous donnez des attelages de mille louis ; vous sauvez la vie à des femmes de procureur du roi ; vous faites courir, sous le nom du major Brack, des chevaux pur sang et des jockeys gros comme des ouistitis ; enfin, vous gagnez des coupes d’or, et vous les envoyez aux jolies femmes.

— Et qui diable vous a conté toutes ces folies ?

— Dame ! La première, madame Danglars, qui meurt d’envie de vous voir dans sa loge, ou plutôt qu’on vous y voie ; la seconde, le journal de Beauchamp, et la troisième, ma propre imaginative. Pourquoi appelez-vous votre cheval Vampa, si vous voulez garder l’incognito ?

— Ah ! c’est vrai ! dit le comte, c’est une imprudence. Mais dites-moi donc, le comte de Morcerf ne vient-il point quelquefois à l’Opéra ? Je l’ai cherché des yeux, et je ne l’ai aperçu nulle part.

— Il viendra ce soir.

— Où cela ?

— Dans la loge de la baronne, je crois.

— Cette charmante personne qui est avec elle, c’est sa fille ?

— Oui.

— Je vous en fais mon compliment.

Morcerf sourit.

— Nous reparlerons de cela plus tard et en détail, dit-il. Que dites-vous de la musique ?

— De quelle musique ?

— Mais de celle que vous venez d’entendre.

— Je dis que c’est de fort belle musique pour de la musique composée par un compositeur humain, et chantée par des oiseaux à deux pieds et sans plumes, comme disait feu Diogène.

— Ah çà ! mais, mon cher comte, il semblerait que vous pourriez entendre à votre caprice les sept chœurs du paradis ?

— Mais c’est un peu de cela. Quand je veux entendre d’admirable musique, vicomte, de la musique comme jamais l’oreille mortelle n’en a entendu, je dors.

— Eh bien, mais, vous êtes à merveille ici ; dormez, mon cher comte, dormez, l’Opéra n’a pas été inventé pour autre chose.

— Non, en vérité, votre orchestre fait trop de bruit. Pour que je dorme du sommeil dont je vous parle, il me faut le calme et le silence, et puis une certaine préparation…

— Ah ! le fameux hatchis ?

— Justement, vicomte, quand vous voudrez entendre de la musique, venez souper avec moi.

— Mais j’en ai déjà entendu en y allant déjeuner, dit Morcerf.

— À Rome ?

— Oui.

— Ah ! c’était la guzla d’Haydée. Oui, la pauvre exilée s’amuse quelquefois à me jouer des airs de son pays.

Morcerf n’insista pas davantage ; de son côté, le comte se tut.

En ce moment la sonnette retentit.

— Vous m’excusez ? dit le comte en reprenant le chemin de sa loge.

— Comment donc !

— Emportez bien des choses pour la comtesse G… de la part de son vampire.

— Et à la baronne ?

— Dites-lui que j’aurai l’honneur, si elle le permet, d’aller lui présenter mes hommages dans la soirée.

Le troisième acte commença. Pendant le troisième acte le comte de Morcerf vint, comme il l’avait promis, rejoindre madame Danglars.

Le comte n’était point un de ces hommes qui font révolution dans une salle ; aussi personne ne s’aperçut-il de son arrivée que ceux dans la loge desquels il venait prendre une place.

Monte-Cristo le vit cependant, et un léger sourire effleura ses lèvres.

Quant à Haydée, elle ne voyait rien tant que la toile était levée ; comme toutes les natures primitives, elle adorait tout ce qui parle à l’oreille et à la vue.

Le troisième acte s’écoula comme d’habitude ; mesdemoiselles Noblet, Julia et Leroux exécutèrent leurs entrechats ordinaire ; le prince de Grenade fut défié par Robert-Mario ; enfin ce majestueux roi que vous savez fit le tour de la salle pour montrer son manteau de velours, en tenant sa fille par la main ; puis la toile tomba, et la salle se dégorgea aussitôt dans le foyer et les corridors.

Le comte sortit de sa loge, et un instant après apparut dans celle de la baronne Danglars.

La baronne ne put s’empêcher de jeter un cri de surprise légèrement mêlé de joie.

— Ah ! venez donc, monsieur le comte ! s’écria-t-elle, car, en vérité, j’avais hâte de joindre mes grâces verbales aux remerciements écrits que je vous ai déjà faits.

— Oh ! Madame, dit le comte, vous vous rappelez encore cette misère ? Je l’avais déjà oubliée, moi.

— Oui, mais ce qu’on n’oublie pas, monsieur le comte, c’est que vous avez le lendemain sauvé ma bonne amie madame de Villefort du danger que lui faisaient courir ces mêmes chevaux.

— Cette fois encore, madame, je ne mérite pas vos remerciements ; c’est Ali, mon Nubien, qui a eu le bonheur de rendre à madame de Villefort cet éminent service.

— Et est-ce aussi Ali, dit le comte de Morcerf, qui a tiré mon fils des bandits romains ?

— Non, monsieur le comte, dit Monte-Cristo en serrant la main que le général lui tendait, non ; cette fois je prends les remerciements pour mon compte ; mais vous me les avez déjà faits, je les ai déjà reçus, et, en vérité, je suis honteux de vous retrouver encore si reconnaissant. Faites-moi donc l’honneur, je vous prie, madame la baronne, de me présenter à mademoiselle votre fille.

— Oh ! vous êtes tout présenté, de nom du moins, car il y a deux ou trois jours que nous ne parlons que de vous. Eugénie, continua la baronne en se retournant vers sa fille, monsieur le comte de Monte-Cristo !

Le comte s’inclina : mademoiselle Danglars fit un léger mouvement de tête.

— Vous êtes là avec une admirable personne, monsieur le comte, dit Eugénie ; est-ce votre fille ?

— Non, mademoiselle, dit Monte-Cristo étonné de cette extrême ingénuité ou de cet étonnant aplomb, c’est une pauvre Grecque dont je suis le tuteur.

— Et qui se nomme ?…

— Haydée, répondit Monte-Cristo.

— Une Grecque ! murmura le comte de Morcerf.

— Oui, comte, dit madame Danglars ; et dites-moi si vous avez jamais vu à la cour d’Ali-Tebelin, que vous avez si glorieusement servi, un aussi admirable costume que celui que nous avons là devant les yeux.

— Ah ! dit Monte-Cristo, vous avez servi à Janina, monsieur le comte ?

— J’ai été général-inspecteur des troupes du pacha, répondit Morcerf, et mon peu de fortune, je ne le cache pas, vient des libéralités de l’illustre chef albanais.

— Regardez donc ! insista madame Danglars.

— Où cela ? balbutia Morcerf.

— Tenez ! dit Monte-Cristo.

Et, enveloppant le comte de son bras, il se pencha avec lui hors la loge.

En ce moment, Haydée, qui cherchait le comte des yeux, aperçut sa tête pâle près de celle de M. de Morcerf, qu’il tenait embrassé.

Cette vue produisit sur la jeune fille l’effet de la tête de Méduse ; elle fit un mouvement en avant comme pour les dévorer tous deux du regard, puis, presque aussitôt, elle se rejeta en arrière en poussant un faible cri, qui fut cependant entendu des personnes qui étaient les plus proches d’elle et d’Ali, qui aussitôt ouvrit la porte.

— Tiens, dit Eugénie, que vient-il donc d’arriver à votre pupille, monsieur le comte ? On dirait qu’elle se trouve mal.

— En effet, dit le comte, mais ne vous effrayez point, mademoiselle : Haydée est très nerveuse et par conséquent très sensible aux odeurs : un parfum qui lui est antipathique suffit pour la faire évanouir ; mais, ajouta le comte en tirant un flacon de sa poche, j’ai là le remède.

Et, après avoir salué la baronne et sa fille d’un seul et même salut, il échangea une dernière poignée de main avec le comte et avec Debray, et sortit de la loge de madame Danglars.

Quand il entra dans la sienne, Haydée était encore fort pâle ; à peine parut-il qu’elle lui saisit la main.

Monte-Cristo s’aperçut que les mains de la jeune fille étaient humides et glacées à la fois.

— Avec qui donc causais-tu là, seigneur ? demanda la jeune fille.

— Mais, répondit Monte-Cristo, avec le comte de Morcerf, qui a été au service de ton illustre père, et qui avoue lui devoir sa fortune.

— Ah ! le misérable ! s’écria Haydée, c’est lui qui l’a vendu aux Turcs ; et cette fortune, c’est le prix de sa trahison. Ne savais-tu donc pas cela, mon cher seigneur ?

— J’avais bien déjà entendu dire quelques mots de cette histoire en Épire, dit Monte-Cristo, mais j’en ignore les détails. Viens, ma fille, tu me les donneras, ce doit être curieux.

— Oh ! oui, viens, viens ; il me semble que je mourrais si je restais plus longtemps en face de cet homme.

Et Haydée, se levant vivement, s’enveloppa de son burnous de cachemire blanc brodé de perles et de corail, et sortit vivement au moment où la toile se levait.

— Voyez si cet homme fait rien comme un autre ! dit la comtesse G… à Albert, qui était retourné près d’elle ; il écoute religieusement le troisième acte de Robert, et il s’en va au moment où le quatrième va commencer.



XVI

LA HAUSSE ET LA BAISSE.

Quelques jours après cette rencontre, Albert de Morcerf vint faire visite au comte de Monte-Cristo dans sa maison des Champs-Élysées, qui avait déjà pris cette allure de palais que le comte, grâce à son immense fortune, donnait à ses habitations même les plus passagères.

Il venait lui renouveler les remerciements de madame Danglars, que lui avait déjà apportés une lettre signée baronne Danglars, née Herminie de Servieux.

Albert était accompagné de Lucien Debray, lequel joignit aux paroles de son ami quelques compliments qui n’étaient pas officiels sans doute, mais dont, grâce à la finesse de son coup d’œil, le comte ne pouvait suspecter la source.

Il lui sembla même que Lucien venait le voir, mû par un double sentiment de curiosité, et que la moitié de ce sentiment émanait de la rue de la Chaussée-d’Antin. En effet, il pouvait supposer, sans crainte de se tromper, que madame Danglars, ne pouvant connaître par ses propres yeux l’intérieur d’un homme qui donnait des chevaux de trente mille francs, et qui allait à l’Opéra avec une esclave grecque portant un million de diamants, avait chargé les yeux par lesquels elle avait l’habitude de voir de lui donner des renseignements sur cet intérieur.

Mais le comte ne parut pas soupçonner la moindre corrélation entre la visite de Lucien et la curiosité de la baronne.

— Vous êtes en rapports presque continuels avec le baron Danglars ? demanda-t-il à Albert de Morcerf.

— Mais oui, monsieur le comte ; vous savez ce que je vous ai dit.

— Cela tient donc toujours ?

— Plus que jamais, dit Lucien ; c’est une affaire arrangée.

Et Lucien, jugeant sans doute que ce mot mêlé à la conversation lui donnait le droit d’y demeurer étranger, plaça son lorgnon d’écaille dans son œil, et mordant la pomme d’or de sa badine, se mit à faire le tour de la chambre en examinant les armes et les tableaux.

— Ah ! dit Monte-Cristo ; mais, à vous entendre, je n’avais pas cru à une si prompte solution.

— Que voulez-vous ? Les choses marchent sans qu’on s’en doute ; pendant que vous ne songez pas à elles, elles songent à vous ; et quand vous vous retournez vous êtes étonné du chemin qu’elles ont fait. Mon père et M. Danglars ont servi ensemble en Espagne, mon père dans l’armée, M. Danglars dans les vivres. C’est là que mon père, ruiné par la Révolution, et M. Danglars, qui n’avait, lui, jamais eu de patrimoine, ont jeté les fondements, mon père, de sa fortune politique et militaire, qui est belle, M. Danglars, de sa fortune politique et financière, qui est admirable.

— Oui, en effet, dit Monte-Cristo, je crois que, pendant la visite que je lui ai faite, M. Danglars m’a parlé de cela ; et, continua-t-il en jetant un coup d’œil sur Lucien, qui feuilletait un album, et elle est jolie, mademoiselle Eugénie ? car je crois me rappeler que c’est Eugénie qu’elle s’appelle.

— Fort jolie, ou plutôt fort belle, répondit Albert, mais d’une beauté que je n’apprécie pas. Je suis un indigne !

— Vous en parlez déjà comme si vous étiez son mari !

— Oh ! fit Albert, en regardant autour de lui pour voir à son tour ce que faisait Lucien.

— Savez-vous, dit Monte-Cristo en baissant la voix, que vous ne me paraissez pas enthousiaste de ce mariage !

— Mademoiselle Danglars est trop riche pour moi, dit Morcerf, cela m’épouvante.

— Bah ! dit Monte-Cristo, voilà une belle raison ; n’êtes-vous pas riche vous-même ?

— Mon père a quelque chose comme une cinquantaine de mille livres de rente, et m’en donnera peut-être dix ou douze en me mariant.

— Le fait est que c’est modeste, dit le comte, à Paris surtout ; mais tout n’est pas dans la fortune en ce monde, et c’est bien quelque chose aussi qu’un beau nom et une haute position sociale. Votre nom est célèbre, votre position magnifique, et puis le comte de Morcerf est un soldat, et l’on aime à voir s’allier cette intégrité de Bayard à la pauvreté de Duguesclin ; le désintéressement est le plus beau rayon de soleil auquel puisse reluire une noble épée. Moi, tout au contraire, je trouve cette union on ne peut plus sortable : mademoiselle Danglars vous enrichira et vous l’anoblirez !

Albert secoua la tête et demeura pensif.

— Il y a encore autre chose, dit-il.

— J’avoue, reprit Monte-Cristo, que j’ai peine à comprendre cette répugnance pour une jeune fille riche et belle.

— Ô mon Dieu ! dit Morcerf, cette répugnance, si répugnance il y a, ne vient pas toute de mon côté.

— Mais de quel côté donc ? car vous m’avez dit que votre père désirait ce mariage.

— Du côté de ma mère, et ma mère est un œil prudent et sûr. Eh bien, elle ne sourit pas à cette union ; elle a je ne sais quelle prévention contre les Danglars.

— Oh ! dit le comte avec un ton un peu forcé, cela se conçoit ; madame la comtesse de Morcerf, qui est la distinction, l’aristocratie, la finesse en personne, hésite un peu à toucher une main roturière, épaisse et brutale : c’est naturel.

— Je ne sais si c’est cela, en effet, dit Albert ; mais ce que je sais, c’est qu’il me semble que ce mariage, s’il se fait, la rendra malheureuse. Déjà l’on devait s’assembler pour parler d’affaires il y a six semaines ; mais j’ai été tellement pris de migraines…

— Réelles ? dit le comte en souriant.

— Oh ! bien réelles, la peur sans doute… que l’on a remis le rendez-vous à deux mois. Rien ne presse, vous comprenez ; je n’ai pas encore vingt et un ans, et Eugénie n’en a que dix-sept ; mais les deux mois expirent la semaine prochaine. Il faudra s’exécuter. Vous ne pouvez vous imaginer, mon cher comte, combien je suis embarrassé… Ah ! que vous êtes heureux d’être libre !

— Eh bien, mais soyez libre aussi ; qui vous en empêche, je vous le demande un peu ?

— Oh ! ce serait une trop grande déception pour mon père si je n’épouse pas mademoiselle Danglars.

— Épousez-la alors, dit le comte avec un singulier mouvement d’épaules.

— Oui, dit Morcerf ; mais pour ma mère ce ne sera pas de la déception, mais de la douleur.

— Alors ne l’épousez pas, fit le comte.

— Je verrai, j’essaierai, vous me donnerez un conseil, n’est-ce pas ? et, s’il vous est possible, vous me tirerez de cet embarras. Oh ! pour ne pas faire de peine à mon excellente mère, je me brouillerais avec le comte, je crois.

Monte-Cristo se détourna ; il semblait ému.

— Eh ! dit-il à Debray, assis dans un fauteuil profond à l’extrémité du salon, et qui tenait de la main droite un crayon et de la gauche un carnet, que faites-vous donc, un croquis d’après le Poussin ?

— Moi ? dit-il tranquillement, oh ! bien oui ! un croquis, j’aime trop la peinture pour cela ! Non pas, je fais tout l’opposé de la peinture, je fais des chiffres.

— Des chiffres ?

— Oui, je calcule ; cela vous regarde indirectement, vicomte ; je calcule ce que la maison Danglars a gagné sur la dernière hausse d’Haïti : de deux cent six le fonds est monté à quatre cent neuf en trois jours, et le prudent banquier avait acheté beaucoup à deux cent six. Il a dû gagner trois cent mille livres.

— Ce n’est pas son meilleur coup, dit Morcerf ; n’a-t-il pas gagné un million cette année avec les bons d’Espagne ?

— Écoutez, mon cher, dit Lucien, voici M. le comte de Monte-Cristo qui vous dira comme les Italiens :

Danaro e santia
Metà della metà[2].


Et c’est encore beaucoup. Aussi, quand on me fait de pareilles histoires, je hausse les épaules.

— Mais vous parliez d’Haïti ? dit Monte-Cristo.

— Oh ! Haïti, c’est autre chose ; Haïti, c’est l’écarté de l’agiotage français. On peut aimer la bouillotte, chérir le whist, raffoler du boston, et se lasser cependant de tout cela ; mais on en revient toujours à l’écarté : c’est un hors-d’œuvre. Ainsi M. Danglars a vendu hier à quatre cent six et empoché trois cent mille francs ; s’il eût attendu à aujourd’hui, le fonds retombait à deux cent cinq, et au lieu de gagner trois cent mille francs, il en perdait vingt ou vingt-cinq mille.

— Et pourquoi le fonds est-il retombé de quatre cent neuf à deux cent cinq ? demanda Monte-Cristo. Je vous demande pardon, je suis fort ignorant de toutes ces intrigues de Bourse.

— Parce que, répondit en riant Albert, les jours se suivent et ne se ressemblent pas.

— Ah ! diable, fit le comte, M. Danglars joue à gagner ou à perdre trois cent mille francs en un jour ! Ah çà, mais il est donc énormément riche ?

— Ce n’est pas lui qui joue ! s’écria Lucien, c’est madame Danglars ; elle est véritablement intrépide.

— Mais vous qui êtes raisonnable, Lucien, et qui connaissez le peu de stabilité des nouvelles, vous qui êtes à la source, vous devriez l’empêcher, dit Morcerf avec un sourire.

— Comment le pourrais-je, si son mari ne réussit pas ? demanda Lucien. Vous connaissez le caractère de la baronne ; personne n’a d’influence sur elle, et elle ne fait absolument que ce qu’elle veut.

— Oh ! si j’étais à votre place, dit Albert.

— Eh bien !

— Je la guérirais, moi ; ce serait un service à rendre à son futur gendre.

— Comment cela ?

— Ah pardieu ! c’est bien facile, je lui donnerais une leçon.

— Une leçon ?

— Oui. Votre position de secrétaire du ministre vous donne une grande autorité pour les nouvelles ; vous n’ouvrez pas la bouche que les agents de change ne sténographient au plus vite vos paroles ; faites-lui perdre une centaine de mille francs coup sur coup, et cela la rendra prudente.

— Je ne comprends pas, balbutia Lucien.

— C’est cependant limpide, répondit le jeune homme avec une naïveté qui n’avait rien d’affecté ; annoncez-lui un beau matin quelque chose d’inouï, une nouvelle télégraphique que vous seul puissiez savoir ; que Henri IV, par exemple, a été vu avant-hier chez Gabrielle ; cela fera monter les fonds, elle établira son coup de bourse là-dessus, et elle perdra certainement lorsque Beauchamp écrira le lendemain dans son journal :

« C’est à tort que les gens bien informés prétendent que le roi Henri IV a été vu avant-hier chez Gabrielle, ce fait est complètement inexact ; le roi Henri IV n’a pas quitté le pont neuf. »

Lucien se mit à rire du bout des lèvres. Monte-Cristo quoique indifférent en apparence, n’avait pas perdu un mot de cet entretien, et son œil perçant avait même cru lire un secret dans l’embarras du secrétaire intime.

Il résulta de cet embarras de Lucien, qui avait complètement échappé à Albert, que Lucien abrégea sa visite.

Il se sentait évidemment mal à l’aise. Le comte lui dit en le reconduisant quelques mots à voix basse auxquels il répondit :

— Bien volontiers, monsieur le comte, j’accepte.

Le comte revint au jeune de Morcerf.

— Ne pensez-vous pas, en y réfléchissant, lui dit-il, que vous avez eu tort de parler comme vous l’avez fait de votre belle-mère devant M. Debray ?

— Tenez, comte, dit Morcerf, je vous en prie, ne dites pas d’avance ce mot-là.

— Vraiment, et sans exagération, la comtesse est à ce point contraire à ce mariage ?

— À ce point que la baronne vient rarement à la maison, et que ma mère, je crois, n’a pas été deux fois dans sa vie chez madame Danglars.

— Alors, dit le comte, me voilà enhardi à vous parler à cœur ouvert : M. Danglars est mon banquier, M. de Villefort m’a comblé de politesse en remerciement d’un service qu’un heureux hasard m’a mis à même de lui rendre. Je devine sous tout cela une avalanche de dîners et de raouts. Or, pour ne pas paraître brocher fastueusement sur le tout, et pour avoir le mérite de prendre les devants, si vous voulez, j’ai projeté de réunir dans ma maison de campagne d’Auteuil M. et madame Danglars, M. et madame de Villefort. Si je vous invite à ce dîner, ainsi que M. le comte et madame la comtesse de Morcerf, cela n’aura-t-il pas l’air d’une espèce de rendez-vous matrimonial, ou du moins madame la comtesse de Morcerf n’envisagera-t-elle point la chose ainsi, surtout si M. le baron Danglars me fait l’honneur d’amener sa fille ? Alors votre mère me prendra en horreur, et je ne veux aucunement de cela, moi ; je tiens, au contraire, dites-le-lui toutes les fois que l’occasion s’en présentera, à rester au mieux dans son esprit.

— Ma foi, comte, dit Morcerf, je vous remercie d’y mettre avec moi cette franchise, et j’accepte l’exclusion que vous me proposez. Vous dites que vous tenez à rester au mieux dans l’esprit de ma mère, où vous êtes déjà à merveille.

— Vous croyez ? fit Monte-Cristo avec intérêt.

— Oh ! j’en suis sûr. Quand vous nous avez quittés l’autre jour, nous avons causé une heure de vous ; mais j’en reviens à ce que nous disions. Eh bien, si ma mère pouvait savoir cette attention de votre part, et je me hasarderai à la lui dire, je suis sûr qu’elle vous en serait on ne peut plus reconnaissante. Il est vrai que, de son côté, mon père serait furieux.

Le comte se mit à rire.

— Eh bien, dit-il à Morcerf, vous voilà prévenu. Mais, j’y pense, il n’y aura pas que votre père qui sera furieux ; M. et madame Danglars vont me considérer comme un homme de fort mauvaise façon. Ils savent que je vous vois avec une certaine intimité, que vous êtes même ma plus ancienne connaissance parisienne, et ils ne vous trouveront pas chez moi ; ils me demanderont pourquoi je ne vous ai pas invité. Songez au moins à vous munir d’un engagement antérieur qui ait quelque apparence de probabilité, et dont vous me ferez part au moyen d’un petit mot, vous le savez, avec les banquiers les écrits seuls sont valables.

— Je ferai mieux que cela, monsieur le comte, dit Albert. Ma mère veut aller respirer l’air de la mer. À quel jour est fixé votre dîner ?

— À samedi.

— Nous sommes à mardi, bien ; demain soir nous partons ; après-demain nous serons au Tréport. Savez-vous, monsieur le comte, que vous êtes un homme charmant de mettre ainsi les gens à leur aise !

— Moi ! en vérité vous me tenez pour plus que je ne vaux ; je désire vous être agréable, voilà tout.

— Quel jour avez-vous fait vos invitations ?

— Aujourd’hui même.

— Bien ! Je cours chez M. Danglars, je lui annonce que nous quittons Paris demain, ma mère et moi. Je ne vous ai pas vu ; par conséquent je ne sais rien de votre dîner.

— Fou que vous êtes ! et M. Debray, qui vient de vous voir chez moi, lui !

— Ah ! c’est juste.

— Au contraire, je vous ai vu et invité ici sans cérémonie, et vous m’avez tout naïvement répondu que vous ne pouviez pas être mon convive, parce que vous partiez pour le Tréport.

— Eh bien ! voilà qui est conclu. Mais vous, viendrez-vous voir ma mère avant demain ?

— Avant demain, c’est difficile ; puis je tomberais au milieu de vos préparatifs de départ.

— Eh bien, faites mieux que cela ; vous n’étiez qu’un homme charmant, vous serez un homme adorable.

— Que faut-il que je fasse pour arriver à cette sublimité ?

— Ce qu’il faut que vous fassiez ?

— Je le demande.

— Vous êtes aujourd’hui libre comme l’air ; venez dîner avec moi : nous serons en petit comité, vous, ma mère et moi seulement. Vous avez à peine aperçu ma mère ; mais vous la verrez de près. C’est une femme fort remarquable, et je ne regrette qu’une chose : c’est que sa pareille n’existe pas avec vingt ans de moins ; il y aurait bientôt, je vous le jure, une comtesse et une vicomtesse de Morcerf. Quant à mon père, vous ne le trouverez pas : il est de commission ce soir et dîne chez le grand référendaire. Venez, nous causerons voyages. Vous qui avez vu le monde tout entier, vous nous raconterez vos aventures ; vous nous direz l’histoire de cette belle Grecque qui était l’autre soir avec vous à l’Opéra, que vous appelez votre esclave et que vous traitez comme une princesse. Nous parlerons italien, espagnol. Voyons, acceptez ; ma mère vous remerciera.

— Mille grâces, dit le comte ; l’invitation est des plus gracieuses, et je regrette vivement de ne pouvoir l’accepter. Je ne suis pas libre comme vous le pensiez, et j’ai au contraire un rendez-vous des plus importants.

— Ah ! prenez garde ; vous m’avez appris tout à l’heure comment, en fait de dîner, on se décharge d’une chose désagréable. Il me faut une preuve. Je ne suis heureusement pas banquier comme M. Danglars ; mais je suis, je vous en préviens, aussi incrédule que lui.

— Aussi vais-je vous la donner, dit le comte.

Et il sonna.

— Hum ! fit Morcerf, voilà déjà deux fois que vous refusez de dîner avec ma mère. C’est un parti pris, comte.

Monte-Cristo tressaillit.

— Oh ! vous ne le croyez pas, dit-il ; d’ailleurs voici ma preuve qui vient.

Baptistin entra et se tint sur la porte debout et attendant.

— Je n’étais pas prévenu de votre visite, n’est-ce pas ?

— Dame ! vous êtes un homme si extraordinaire que je n’en répondrais pas.

— Je ne pouvais point deviner que vous m’inviteriez à dîner, au moins.

— Oh ! quant à cela, c’est probable.

— Eh bien, écoutez, Baptistin… que vous ai-je dit ce matin quand je vous ai appelé dans mon cabinet de travail ?

— De faire fermer la porte de M. le comte une fois cinq heures sonnées.

— Ensuite ?

— Oh ! monsieur le comte… dit Albert.

— Non, non, je veux absolument me débarrasser de cette réputation mystérieuse que vous m’avez faite, mon cher vicomte. Il est trop difficile de jouer éternellement le Manfred. Je veux vivre dans une maison de verre. Ensuite… Continuez, Baptistin.

— Ensuite, de ne recevoir que M. le major Bartolomeo Cavalcanti et son fils.

— Vous entendez, M. le major Bartolomeo Cavalcanti, un homme de la plus vieille noblesse d’Italie et dont Dante a pris la peine d’être le d’Hozier… Vous vous rappelez ou vous ne vous rappelez pas, dans le Xe chant de l’Enfer ; de plus, son fils, un charmant jeune homme de votre âge à peu près, vicomte, portant le même titre que vous, et qui fait son entrée dans le monde parisien avec les millions de son père. Le major m’amène ce soir son fils Andrea, le contino, comme nous disons en Italie. Il me le confie. Je le pousserai s’il a quelque mérite. Vous m’aiderez, n’est-ce pas ?

— Sans doute ! C’est donc un ancien ami à vous que ce major Cavalcanti ? demanda Albert.

— Pas du tout, c’est un digne seigneur, très poli, très modeste, très discret, comme il y en a une foule en Italie ; des descendants très descendus des vieilles familles. Je l’ai vu plusieurs fois, soit à Florence, soit à Bologne, soit à Lucques, et il m’a prévenu de son arrivée. Les connaissances de voyage sont exigeantes : elles réclament de vous, en tout lieu, l’amitié qu’on leur a témoignée une fois par hasard ; comme si l’homme civilisé, qui sait vivre une heure avec n’importe qui, n’avait pas toujours son arrière-pensée ! Ce bon major Cavalcanti va revoir Paris, qu’il n’a vu qu’en passant, sous l’Empire, en allant se faire geler à Moscou. Je lui donnerai un bon dîner, il me laissera son fils ; je lui promettrai de veiller sur lui ; je lui laisserai faire toutes les folies qu’il lui conviendra de faire, et nous serons quittes.

— À merveille ! dit Albert, et je vois que vous êtes un précieux mentor. Adieu donc, nous serons de retour dimanche. À propos, j’ai reçu des nouvelles de Franz.

— Ah ! vraiment ! dit Monte-Cristo ; et se plaît-il toujours en Italie ?

— Je pense que oui ; cependant il vous y regrette. Il dit que vous étiez le soleil de Rome, et que sans vous il y fait gris. Je ne sais même pas s’il ne va point jusqu’à dire qu’il y pleut.

— Il est donc revenu sur mon compte, votre ami Franz ?

— Au contraire, il persiste à vous croire fantastique au premier chef ; voilà pourquoi il vous regrette.

— Charmant jeune homme ! dit Monte-Cristo, pour lequel je me suis senti une vive sympathie le premier soir où je l’ai vu cherchant un souper quelconque, et où il a bien voulu accepter le mien. C’est, je crois, le fils du général d’Épinay ?

— Justement.

— Le même qui a été si misérablement tué en 1815 ?

— Par les bonapartistes.

— C’est cela ! Ma foi, je l’aime ! N’y a-t-il pas pour lui aussi des projets de mariage ?

— Oui, il doit épouser mademoiselle de Villefort.

— C’est vrai ?

— Comme moi je dois épouser mademoiselle Danglars, reprit Albert en riant.

— Vous riez…

— Oui.

— Pourquoi riez-vous ?

— Je ris parce qu’il me semble voir de ce côté-là autant de sympathie pour le mariage qu’il y en a d’un autre côté entre mademoiselle Danglars et moi. Mais vraiment, mon cher comte, nous causons de femmes comme les femmes causent d’hommes ; c’est impardonnable !

Albert se leva.

— Vous vous en allez ?

— La question est bonne ! il y a deux heures que je vous assomme, et vous avez la politesse de me demander si je m’en vais ! En vérité, comte, vous êtes l’homme le plus poli de la terre ! Et vos domestiques, comme ils sont dressés ! M. Baptistin surtout ! je n’ai jamais pu en avoir un comme cela. Les miens semblent tous prendre exemple sur ceux du Théâtre-Français, qui justement parce qu’ils n’ont qu’un mot à dire, viennent toujours le dire sur la rampe. Ainsi, si vous vous défaites de M. Baptistin, je vous demande la préférence.

— C’est dit, vicomte.

— Ce n’est pas tout, attendez : faites bien mes compliments à votre discret Lucquois, au seigneur Cavalcante dei Cavalcanti ; et si par hasard il tenait à établir son fils, trouvez-lui une femme bien riche, bien noble, du chef de sa mère, du moins, et bien baronne du chef de son père. Je vous y aiderai, moi.

— Oh ! oh ! répondit Monte-Cristo, en vérité, vous en êtes là ?

— Oui.

— Ma foi, il ne faut jurer de rien.

— Ah ! comte, s’écria Morcerf, quel service vous me rendriez et comme je vous aimerais cent fois davantage si grâce à vous, je restais garçon, ne fût-ce que dix ans.

— Tout est possible, répondit gravement Monte-Cristo.

Et prenant congé d’Albert, il rentra chez lui et frappa trois fois sur son timbre.

Bertuccio parut.

— Monsieur Bertuccio, dit-il, vous saurez que je reçois samedi dans ma maison d’Auteuil.

Bertuccio eut un léger frisson.

— Bien, monsieur, dit-il.

— J’ai besoin de vous, continua le comte, pour que tout soit préparé convenablement. Cette maison est fort belle, ou du moins peut être fort belle.

— Il faudrait tout changer pour en arriver là, monsieur le comte, car les tentures ont vieilli.

— Changez donc tout, à l’exception d’une seule, celle de la chambre à coucher de damas rouge : vous la laisserez même absolument telle qu’elle est.

Bertuccio s’inclina.

— Vous ne toucherez pas au jardin non plus ; mais de la cour, par exemple, faites-en tout ce que vous voudrez ; il me sera même agréable qu’on ne la puisse pas reconnaître.

— Je ferai tout mon possible pour que monsieur le comte soit content ; je serais plus rassuré cependant si monsieur le comte me voulait dire ses intentions pour le dîner.

— En vérité, mon cher monsieur Bertuccio, dit le comte, depuis que vous êtes à Paris je vous trouve dépaysé, trembleur ; mais vous ne me connaissez donc plus ?

— Mais enfin Son Excellence pourrait me dire qui elle reçoit !

— Je n’en sais rien encore, et vous n’avez pas besoin de le savoir non plus. Lucullus dîne chez Lucullus voilà tout.

Bertuccio s’inclina et sortit.



XVII

LE MAJOR CAVALCANTI.

Ni le comte, ni Baptistin n’avaient menti en annonçant à Morcerf cette visite du major Lucquois, qui servait à Monte-Cristo de prétexte pour refuser le dîner qui lui était offert.

Sept heures venaient de sonner, et M. Bertuccio, selon l’ordre qu’il en avait reçu, était parti depuis deux heures pour Auteuil, lorsqu’un fiacre s’arrêta à la porte de l’hôtel, et sembla s’enfuir tout honteux aussitôt qu’il eut déposé près de la grille un homme de cinquante-deux ans environ, vêtu d’une de ces redingotes vertes à brandebourgs noirs dont l’espèce est impérissable, à ce qu’il paraît, en Europe. Un large pantalon de drap bleu, une botte encore assez propre, quoique d’un vernis incertain et un peu trop épaisse de semelle, des gants de daim, un chapeau se rapprochant pour la forme d’un chapeau de gendarme, un col noir, brodé d’un liséré blanc, qui, si son propriétaire ne l’eût porté de sa pleine et entière volonté, eût pu passer pour un carcan : tel était le costume pittoresque sous lequel se présenta le personnage qui sonna à la grille en demandant si ce n’était point au no 30 de l’avenue des Champs-Élysées que demeurait M. le comte de Monte-Cristo, et qui, sur la réponse affirmative du concierge, entra, ferma la porte derrière lui et se dirigea vers le perron.

La tête petite et anguleuse de cet homme, ses cheveux blanchissants, sa moustache épaisse et grise le firent reconnaître par Baptistin, qui avait l’exact signalement du visiteur et qui l’attendait au bas du vestibule. Aussi, à peine eut-il prononcé son nom devant le serviteur intelligent, que Monte-Cristo était prévenu de son arrivée.

On introduisit l’étranger dans le salon le plus simple. Le comte l’y attendait et alla au-devant de lui d’un air riant.

— Ah ! cher monsieur, dit-il, soyez le bienvenu. Je vous attendais.

— Vraiment ! dit le Lucquois, Votre Excellence m’attendait.

— Oui, j’avais été prévenu de votre arrivée pour aujourd’hui à sept heures.

— De mon arrivée ? Ainsi vous étiez prévenu ?

— Parfaitement.

— Ah ! tant mieux ! Je craignais, je l’avoue, que l’on eût oublié cette petite précaution.

— Laquelle ?

— De vous prévenir.

— Oh ! non pas !

— Mais vous êtes sûr de ne pas vous tromper ?

— J’en suis sûr.

— C’est bien moi que Votre Excellence attendait aujourd’hui à sept heures ?

— C’est bien vous. D’ailleurs, vérifions.

— Oh ! si vous m’attendiez, dit le Lucquois, ce n’est pas la peine.

— Si fait ! si fait ! dit Monte-Cristo.

Le Lucquois parut légèrement inquiet.

— Voyons, dit Monte-Cristo, n’êtes-vous pas monsieur le marquis Bartolomeo Cavalcanti ?

— Bartolomeo Cavalcanti, répéta le Lucquois joyeux, c’est bien cela.

— Ex-major au service d’Autriche ?

— Était-ce major que j’étais ? demanda timidement le vieux militaire.

— Oui, dit Monte-Cristo, c’était major. C’est le nom que l’on donne en France au grade que vous occupiez en Italie.

— Bon, dit le Lucquois, je ne demande pas mieux, moi, vous comprenez…

— D’ailleurs, vous ne venez pas ici de votre propre mouvement, reprit Monte-Cristo.

— Oh ! bien certainement.

— Vous m’êtes adressé par quelqu’un.

— Oui.

— Par cet excellent abbé Busoni ?

— C’est cela ! s’écria le major joyeux.

— Et vous avez une lettre ?

— La voilà.

— Eh pardieu ! vous voyez bien. Donnez donc.

Et Monte-Cristo prit la lettre qu’il ouvrit et qu’il lut.

Le major regardait le comte avec de gros yeux étonnés qui se portaient curieusement sur chaque partie de l’appartement, mais qui revenaient invariablement à son propriétaire.

— C’est bien cela… ce cher abbé, « Le major Cavalcanti, un digne praticien de Lucques, descendant des Cavalcanti de Florence, continua Monte-Cristo tout en lisant, jouissant d’une fortune d’un demi-million de revenu. »

Monte-Cristo leva les yeux de dessus le papier et salua.

— D’un demi-million, dit-il ; peste ! mon cher monsieur Cavalcanti.

— Y a-t-il un demi-million ? demanda le Lucquois.

— En toutes lettres ; et cela doit être, l’abbé Busoni est l’homme qui connaît le mieux toutes les grandes fortunes de l’Europe.

— Va pour un demi-million, dit le Lucquois ; mais, ma parole d’honneur, je ne croyais pas que cela montât si haut.

— Parce que vous avez un intendant qui vous vole ; que voulez-vous, cher monsieur Cavalcanti, il faut bien passer par là !

— Vous venez de m’éclairer, dit gravement le Lucquois, je mettrai le drôle à la porte.

Monte-Cristo continua :

— « Et auquel il ne manquerait qu’une chose pour être heureux. »

— Oh ! mon Dieu, oui ! une seule, dit le Lucquois avec un soupir.

— « De retrouver un fils adoré. »

— Un fils adoré !

— « Enlevé dans sa jeunesse, soit par un ennemi de sa noble famille, soit par des Bohémiens. »

— À l’âge de cinq ans, monsieur, dit le Lucquois avec un profond soupir et en levant les yeux au ciel.

— Pauvre père ! dit Monte-Cristo.

Le comte continua :

— « Je lui rends l’espoir, je lui rends la vie, monsieur le comte, en lui annonçant que ce fils, que depuis quinze ans il cherche vainement, vous pouvez le lui faire retrouver. »

Le Lucquois regarda Monte-Cristo avec une indéfinissable expression d’inquiétude.

— Je le puis, répondit Monte-Cristo.

Le major se redressa.

— Ah ! ah ! dit-il, la lettre était donc vraie jusqu’au bout ?

— En aviez-vous douté, cher monsieur Bartolomeo ?

— Non pas, jamais ! Comment donc ! un homme grave, un homme revêtu d’un caractère religieux comme l’abbé Busoni, ne se serait pas permis une plaisanterie pareille ; mais vous n’avez pas tout lu, Excellence.

— Ah ! c’est vrai, dit Monte-Cristo, il y a un post-scriptum.

— Oui, répéta le Lucquois… oui… il… y… a… un… post-scriptum.

— « Pour ne point causer au major Cavalcanti l’embarras de déplacer des fonds chez son banquier, je lui envoie une traite de deux mille francs pour ses frais de voyage, et le crédit sur vous de la somme de quarante-huit mille francs que vous restez me redevoir. »

Le major suivit des yeux ce post-scriptum avec une visible anxiété.

— Bon ! se contenta de dire le comte.

— Il a dit bon, murmura le Lucquois. Ainsi… monsieur, reprit-il.

— Ainsi ?… demanda Monte-Cristo.

— Ainsi, le post-scriptum

— Eh bien, le post-scriptum ?

— Est accueilli par vous aussi favorablement que le reste de la lettre ?

— Certainement. Nous sommes en compte, l’abbé Busoni et moi ; je ne sais pas si c’est quarante-huit mille livres précisément que je reste lui redevoir, nous n’en sommes pas entre nous à quelques billets de banque. Ah çà ! vous attachiez donc une si grande importance à ce post-scriptum, cher monsieur Cavalcanti ?

— Je vous avouerai, répondit le Lucquois, que plein de confiance dans la signature de l’abbé Busoni, je ne m’étais pas muni d’autres fonds ; de sorte que si cette ressource m’eût manqué, je me serais trouvé fort embarrassé à Paris.

— Est-ce qu’un homme comme vous est embarrassé quelque part ? dit Monte-Cristo ! allons donc !

— Dame ! ne connaissant personne, fit le Lucquois.

— Mais on vous connaît, vous.

— Oui, l’on me connaît, de sorte que…

— Achevez, cher monsieur Cavalcanti !

— De sorte que vous me remettrez ces quarante huit mille livres ?

— À votre première réquisition.

Le major roulait de gros yeux ébahis.

— Mais asseyez-vous donc, dit Monte-Cristo : en vérité, je ne sais ce que je fais… je vous tiens debout depuis un quart d’heure.

— Ne faites pas attention.

Le major tira un fauteuil et s’assit.

— Maintenant, dit le comte, voulez-vous prendre quelque chose ; un verre de xérès, de porto, d’alicante ?

— D’alicante, puisque vous le voulez bien, c’est mon vin de prédilection.

— J’en ai d’excellent. Avec un biscuit, n’est-ce pas ?

— Avec un biscuit, puisque vous m’y forcez.

Monte-Cristo sonna ; Baptistin parut.

Le comte s’avança vers lui.

— Eh bien ?… demanda-t-il tout bas.

— Le jeune homme est là, répondit le valet de chambre sur le même ton.

— Bien ; où l’avez-vous fait entrer ?

— Dans le salon bleu, comme l’avait ordonné Son Excellence.

— À merveille. Apportez du vin d’Alicante et des biscuits.

Baptistin sortit.

— En vérité, dit le Lucquois, je vous donne une peine qui me remplit de confusion.

— Allons donc ! dit Monte-Cristo.

Baptistin rentra avec les verres, le vin et les biscuits.

Le comte emplit un verre et versa dans le second quelques gouttes seulement du rubis liquide que contenait la bouteille, toute couverte de toiles d’araignée et de tous les autres signes qui indiquent la vieillesse du vin bien plus sûrement que ne le font les rides pour l’homme.

Le major ne se trompa point au partage, il prit le verre plein et un biscuit.

Le comte ordonna à Baptistin de poser le plateau à la portée de la main de son hôte, qui commença par goûter l’alicante du bout de ses lèvres, fit une grimace de satisfaction, et introduisit délicatement le biscuit dans le verre.

— Ainsi, monsieur, dit Monte-Cristo, vous habitiez Lucques, vous étiez riche, vous êtes noble, vous jouissiez de la considération générale, vous aviez tout ce qui peut rendre un homme heureux.

— Tout, Excellence, dit le major en engloutissant son biscuit, tout absolument.

— Et il ne manquait qu’une chose à votre bonheur ?

— Qu’une seule, dit le Lucquois.

— C’était de retrouver votre enfant ?

— Ah ! fit le major en prenant un second biscuit ; mais aussi cela me manquait bien.

Le digne Lucquois leva les yeux et tenta un effort pour soupirer.

— Maintenant, voyons, cher monsieur Cavalcanti, dit Monte-Cristo, qu’était-ce que ce fils tant regretté ? car on m’avait dit, à moi, que vous étiez resté célibataire.

— On le croyait, monsieur, dit le major, et moi-même…

— Oui, reprit Monte-Cristo, et vous-même aviez accrédité ce bruit. Un péché de jeunesse que vous vouliez cacher à tous les yeux.

Le Lucquois se redressa, prit son air le plus calme et le plus digne, en même temps qu’il baissait modestement les yeux, soit pour assurer sa contenance, soit pour aider à son imagination, tout en regardant en dessous le comte, dont le sourire stéréotypé sur les lèvres annonçait toujours la même bienveillante curiosité.

— Oui, monsieur, dit-il, je voulais cacher cette faute à tous les yeux.

— Pas pour vous, dit Monte-Cristo, car un homme est au-dessus de ces choses-là.

— Oh ! non, pas pour moi certainement, dit le major avec un sourire et en hochant la tête.

— Mais pour sa mère, dit le comte.

— Pour sa mère ! s’écria le Lucquois en prenant un troisième biscuit, pour sa pauvre mère !

— Buvez donc, cher monsieur Cavalcanti, dit Monte-Cristo en versant au Lucquois un second verre d’alicante ; l’émotion vous étouffe.

— Pour sa pauvre mère ! murmura le Lucquois en essayant si la puissance de la volonté ne pourrait pas, en agissant sur la glande lacrymale, mouiller le coin de son œil d’une fausse larme.

— Qui appartenait à l’une des premières familles de l’Italie, je crois ?

— Patricienne de Fiesole, monsieur le comte, patricienne de Fiesole !

— Et se nommant ?

— Vous désirez savoir son nom ?

— Oh ! mon Dieu ! dit Monte-Cristo, c’est inutile que vous me le disiez, je le connais.

— Monsieur le comte sait tout, dit le Lucquois en s’inclinant.

— Olivia Corsinari, n’est-ce pas ?

— Olivia Corsinari !

— Marquise ?

— Marquise !

— Et vous avez fini par l’épouser cependant, malgré les oppositions de la famille ?

— Mon Dieu ! oui, j’ai fini par là.

— Et, reprit Monte-Cristo, vous apportez vos papiers bien en règle ?

— Quels papiers ? demanda le Lucquois.

— Mais votre acte de mariage avec Olivia Corsinari, et l’acte de naissance de l’enfant.

— L’acte de naissance de l’enfant ?

— L’acte de naissance d’Andrea Cavalcanti, de votre fils ; ne s’appelle-t-il pas Andrea ?

— Je crois que oui, dit le Lucquois.

— Comment ! vous le croyez ?

— Dame ! je n’ose pas affirmer, il y a si longtemps qu’il est perdu.

— C’est juste, dit Monte-Cristo. Enfin vous avez tous ces papiers ?

— Monsieur le comte, c’est avec regret que je vous annonce que, n’étant pas prévenu de me munir de ces pièces, j’ai négligé de les prendre avec moi.

— Ah ! diable, fit Monte-Cristo.

— Étaient-elles donc tout à fait nécessaires ?

— Indispensables !

Le Lucquois se gratta le front.

— Ah ! per Baccho ! dit-il, indispensables !

— Sans doute ; si l’on allait élever ici quelque doute sur la validité de votre mariage, sur la légitimité de votre enfant !

— C’est juste, dit le Lucquois, on pourrait élever des doutes.

— Ce serait fâcheux pour ce jeune homme.

— Ce serait fatal.

— Cela pourrait lui faire manquer quelque magnifique mariage.

O peccato !

— En France, vous comprenez, on est sévère ; il ne suffit pas, comme en Italie, d’aller trouver un prêtre et de lui dire : Nous nous aimons, unissez-nous. Il y a mariage civil en France, et, pour se marier civilement, il faut des pièces qui constatent l’identité.

— Voilà le malheur : ces papiers, je ne les ai pas.

— Heureusement que je les ai, moi, dit Monte-Cristo.

— Vous ?

— Oui.

— Vous les avez ?

— Je les ai.

— Ah ! par exemple, dit le Lucquois, qui, voyant le but de son voyage manqué par l’absence de ses papiers, craignait que cet oubli n’amenât quelque difficulté au sujet des quarante-huit mille livres ; ah ! par exemple, voilà un bonheur ! Oui, reprit-il, voilà un bonheur, car je n’y eusse pas songé, moi.

— Pardieu ! je crois bien, on ne songe pas à tout. Mais heureusement l’abbé Busoni y a songé pour vous.

— Voyez-vous, ce cher abbé !

— C’est un homme de précaution.

— C’est un homme admirable, dit le Lucquois ; et il vous les a envoyés ?

— Les voici.

Le Lucquois joignit les mains en signe d’admiration.

— Vous avez épousé Olivia Corsinari dans l’église de Sainte-Paule de Monte-Cattini ; voici le certificat du prêtre.

— Oui, ma foi ! le voilà, dit le major en le regardant avec étonnement.

— Et voici l’acte de baptême d’Andrea Cavalcanti, délivré par le curé de Saravezza.

— Tout est en règle, dit le major.

— Alors prenez ces papiers, dont je n’ai que faire, vous les donnerez à votre fils qui les gardera soigneusement.

— Je le crois bien !… S’il les perdait…

— Eh bien, s’il les perdait ? demanda Monte-Cristo.

— Eh bien, reprit le Lucquois, on serait obligé d’écrire là-bas, et ce serait fort long de s’en procurer d’autres.

— En effet, ce serait difficile, dit Monte-Cristo.

— Presque impossible, répondit le Lucquois.

— Je suis bien aise que vous compreniez la valeur de ces papiers.

— C’est-à-dire que je les regarde comme impayables.

— Maintenant, dit Monte-Cristo, quant à la mère du jeune homme ?…

— Quant à la mère du jeune homme… répéta le major avec inquiétude.

— Quant à la marquise Corsinari ?…

— Mon Dieu ! dit le Lucquois, sous les pas duquel les difficultés semblaient naître, est-ce qu’on aurait besoin d’elle ?

— Non, monsieur, reprit Monte-Cristo ; d’ailleurs, n’a-t-elle point ?…

— Si fait, si fait, dit le major, elle a…

— Payé son tribut à la nature ?…

— Hélas ! oui, dit vivement le Lucquois.

— J’ai su cela, reprit Monte-Cristo ; elle est morte il y a dix ans.

— Et je pleure encore sa mort, monsieur, dit le major en tirant de sa poche un mouchoir à carreaux et en s’essuyant alternativement d’abord l’œil gauche et ensuite l’œil droit.

— Que voulez-vous, dit Monte-Cristo, nous sommes tous mortels. Maintenant vous comprenez, cher monsieur Cavalcanti, vous comprenez qu’il est inutile qu’on sache en France que vous êtes séparé de votre fils depuis quinze ans. Toutes ces histoires de Bohémiens qui enlèvent les enfants n’ont pas de vogue chez nous. Vous l’avez envoyé faire son éducation dans un collège de province, et vous voulez qu’il achève cette éducation dans le monde parisien. Voilà pourquoi vous avez quitté Via-Reggio, que vous habitiez depuis la mort de votre femme. Cela suffira.

— Vous croyez ?

— Certainement.

— Très bien, alors.

— Si l’on apprenait quelque chose de cette séparation…

— Ah ! oui. Que dirais-je ?

— Qu’un précepteur infidèle, vendu aux ennemis de votre famille…

— Aux Corsinari ?

— Certainement… avait enlevé cet enfant pour que votre nom s’éteignît.

— C’est juste, puisqu’il est fils unique.

— Eh bien ! maintenant que tout est arrêté, que vos souvenirs, remis à neuf, ne vous trahiront pas, vous avez deviné sans doute que je vous ai ménagé une surprise ?

— Agréable ? demanda le Lucquois.

— Ah ! dit Monte-Cristo, je vois bien qu’on ne trompe pas plus l’œil que le cœur d’un père.

— Hum ! fit le major.

— On vous a fait quelque révélation indiscrète, ou plutôt vous avez deviné qu’il était là.

— Qui, là ?

— Votre enfant, votre fils, votre Andrea.

— Je l’ai deviné, répondit le Lucquois avec le plus grand flegme du monde : ainsi il est ici ?

— Ici même, dit Monte-Cristo ; en entrant tout à l’heure, le valet de chambre m’a prévenu de son arrivée.

— Ah ! fort bien ! ah ! fort bien ! dit le major en resserrant à chaque exclamation les brandebourgs de sa polonaise.

— Mon cher monsieur, dit Monte-Cristo, je comprends toute votre émotion, il faut vous donner le temps de vous remettre ; je veux aussi préparer le jeune homme à cette entrevue tant désirée, car je présume qu’il n’est pas moins impatient que vous.

— Je le crois, dit Cavalcanti.

— Eh bien, dans un petit quart d’heure nous sommes à vous.

— Vous me l’amenez donc ? vous poussez donc la bonté jusqu’à me le présenter vous-même ?

— Non, je ne veux point me placer entre un père et son fils, vous serez seuls, monsieur le major ; mais soyez tranquille, au cas même où la voix du sang resterait muette, il n’y aurait pas à vous tromper : il entrera par cette porte. C’est un beau jeune homme blond, un peu trop blond peut-être, de manières toutes prévenantes ; vous verrez.

— À propos, dit le major, vous savez que je n’ai emporté avec moi que les deux mille francs que ce bon abbé Busoni m’avait fait passer. Là-dessus j’ai fait le voyage, et…

— Et vous avez besoin d’argent… c’est trop juste, cher monsieur Cavalcanti. Tenez, voici pour faire un compte, huit billets de mille francs.

Les yeux du major brillèrent comme des escarboucles.

— C’est quarante mille francs que je vous redois, dit Monte-Cristo.

— Votre Excellence veut-elle un reçu ? dit le major en glissant les billets dans la poche intérieure de sa polonaise.

— À quoi bon ? dit le comte.

— Mais pour vous décharger vis-à-vis de l’abbé Busoni.

— Eh bien, vous me donnerez un reçu général en touchant les quarante derniers mille francs. Entre honnêtes gens, de pareilles précautions sont inutiles.

— Ah ! oui, c’est vrai, dit le major, entre honnêtes gens.

— Maintenant, un dernier mot, marquis.

— Dites.

— Vous permettez une petite recommandation, n’est-ce pas ?

— Comment donc ! Je la demande.

— Il n’y aurait pas de mal que vous quittassiez cette polonaise.

— Vraiment ! dit le major en regardant le vêtement avec une certaine complaisance.

— Oui, cela se porte encore à Via-Reggio, mais à Paris il y a déjà longtemps que ce costume, quelque élégant qu’il soit, a passé de mode.

— C’est fâcheux, dit le Lucquois.

— Oh ! si vous y tenez, vous le reprendrez en vous en allant.

— Mais que mettrai-je ?

— Ce que vous trouverez dans vos malles.

— Comment, dans mes malles ! je n’ai qu’un portemanteau.

— Avec vous sans doute. À quoi bon s’embarrasser ? D’ailleurs, un vieux soldat aime à marcher en leste équipage.

— Voilà justement pourquoi…

— Mais vous êtes homme de précaution, et vous avez envoyé vos malles en avant. Elles sont arrivées hier à l’hôtel des Princes, rue Richelieu. C’est là que vous avez retenu votre logement.

— Alors dans ces malles ?

— Je présume que vous avez eu la précaution de faire enfermer par votre valet de chambre tout ce qu’il vous faut : habits de ville, habits d’uniforme. Dans les grandes circonstances, vous mettrez l’habit d’uniforme, cela fait bien. N’oubliez pas votre croix. On s’en moque encore en France, mais on en porte toujours.

— Très bien, très bien, très bien ! dit le major qui marchait d’éblouissements en éblouissements.

— Et maintenant, dit Monte-Cristo, que votre cœur est affermi contre les émotions trop vives, préparez-vous, cher monsieur Cavalcanti, à revoir votre fils Andrea.

Et faisant un charmant salut au Lucquois, ravi en extase, Monte-Cristo disparut derrière la tapisserie.



XVIII

ANDREA CAVALCANTI.

Le comte de Monte-Cristo entra dans le salon voisin que Baptistin avait désigné sous le nom de salon bleu, et où venait de le précéder un jeune homme de tournure dégagée, assez élégamment vêtu, et qu’un cabriolet de place avait, une demi-heure auparavant, jeté à la porte de l’hôtel. Baptistin n’avait pas eu de peine à le reconnaître ; c’était bien ce grand jeune homme aux cheveux blonds, à la barbe rousse, aux yeux noirs, dont le teint vermeil et la peau éblouissante de blancheur lui avaient été signalés par son maître.

Quand le comte entra dans le salon, le jeune homme était négligemment étendu sur un sofa, fouettant avec distraction sa botte d’un petit jonc à pomme d’or.

En apercevant Monte-Cristo, il se leva vivement.

— Monsieur est le comte de Monte-Cristo ? dit-il.

— Oui, monsieur, répondit celui-ci, et j’ai l’honneur de parler, je crois, à monsieur le vicomte Andrea Cavalcanti ?

— Le vicomte Andrea Cavalcanti, répéta le jeune homme en accompagnant ces mots d’un salut plein de désinvolture.

— Vous devez avoir une lettre qui vous accrédite près de moi ? dit Monte-Cristo.

— Je ne vous en parlais pas à cause de la signature, qui m’a paru étrange.

— Simbad le marin, n’est-ce pas ?

— Justement. Or, comme je n’ai jamais connu d’autre Simbad le marin que celui des Mille et une Nuits

— Eh bien, c’est un de ses descendants, un de mes amis fort riche, un Anglais plus qu’original, presque fou, dont le véritable nom est Lord Wilmore.

— Ah ! voilà qui m’explique tout, dit Andrea. Alors cela va à merveille. C’est ce même Anglais que j’ai connu… à… oui, très bien !… Monsieur le comte, je suis votre serviteur.

— Si ce que vous me faites l’honneur de me dire est vrai, répliqua en souriant le comte, j’espère que vous serez assez bon pour me donner quelques détails sur vous et votre famille.

— Volontiers, monsieur le comte, répondit le jeune homme avec une volubilité qui prouvait la solidité de sa mémoire. Je suis, comme vous l’avez dit, le vicomte Andrea Cavalcanti, fils du major Bartolomeo Cavalcanti descendant des Cavalcanti inscrits au livre d’or de Florence. Notre famille, quoique très riche encore puisque mon père possède un demi-million de rente, a éprouvé bien des malheurs, et moi-même, monsieur, j’ai été à l’âge de cinq ou six ans enlevé par un gouverneur infidèle ; de sorte que depuis quinze ans je n’ai point revu l’auteur de mes jours. Depuis que j’ai l’âge de raison, depuis que je suis libre et maître de moi, je le cherche, mais inutilement. Enfin cette lettre de votre ami Simbad m’annonce qu’il est à Paris, et m’autorise à m’adresser à vous pour en obtenir des nouvelles.

— En vérité, monsieur, tout ce que vous me racontez là est fort intéressant, dit le comte, regardant avec une sombre satisfaction cette mine dégagée, empreinte d’une beauté pareille à celle du mauvais ange, et vous avez fort bien fait de vous conformer en toutes choses à l’invitation de mon ami Simbad, car votre père est en effet ici et vous cherche.

Le comte, depuis son entrée au salon, n’avait pas perdu de vue le jeune homme ; il avait admiré l’assurance de son regard et la sûreté de sa voix ; mais à ces mots si naturels : Votre père est en effet ici et vous cherche, le jeune Andrea fit un bond et s’écria :

— Mon père ! mon père ici ?

— Sans doute, répondit Monte-Cristo, votre père, le major Bartolomeo Cavalcanti.

L’impression de terreur répandue sur les traits du jeune homme s’effaça presque aussitôt.

— Ah ! oui, c’est vrai, dit-il, le major Bartolomeo Cavalcanti. Et vous dites, monsieur le comte, qu’il est ici, ce cher père.

— Oui, monsieur. J’ajouterai même que je le quitte à l’instant, que l’histoire qu’il m’a contée de ce fils chéri, perdu autrefois, m’a fort touché ; en vérité, ses douleurs, ses craintes, ses espérances à ce sujet composeraient un poème attendrissant. Enfin il reçut un jour des nouvelles qui lui annonçaient que les ravisseurs de son fils offraient de le rendre, ou d’indiquer où il était, moyennant une somme assez forte.

Mais rien ne retint ce bon père ; cette somme fut envoyée à la frontière du Piémont, avec un passeport tout visé pour l’Italie. Vous étiez dans le Midi de la France, je crois ?

— Oui, monsieur, répondit Andrea d’un air assez embarrassé ; oui, j’étais dans le Midi de la France.

— Une voiture devait vous attendre à Nice ?

— C’est bien cela, monsieur ; elle m’a conduit de Nice à Gênes, de Gênes à Turin, de Turin à Chambéry, de Chambéry à Pont-de-Beauvoisin, et de Pont-de-Beauvoisin à Paris.

— À merveille ! Il espérait toujours vous rencontrer en chemin, car c’était la route qu’il suivait lui-même ; voilà pourquoi votre itinéraire avait été tracé ainsi.

— Mais, dit Andrea, s’il m’eût rencontré, ce cher père, je doute qu’il m’eût reconnu ; je suis quelque peu changé depuis que je l’ai perdu de vue.

— Oh ! la voix du sang, dit Monte-Cristo.

— Ah ! oui, c’est vrai, reprit le jeune homme, je n’y songeais pas à la voix du sang.

— Maintenant, reprit Monte-Cristo, une seule chose inquiète le marquis Cavalcanti, c’est ce que vous avez fait pendant que vous avez été éloigné de lui ; c’est de quelle façon vous avez été traité par vos persécuteurs ; c’est si l’on a conservé pour votre naissance tous les égards qui lui étaient dus ; c’est enfin s’il ne vous est pas resté de cette souffrance morale à laquelle vous avez été exposé, souffrance pire cent fois que la souffrance physique, quelque affaiblissement des facultés dont la nature vous a si largement doué, et si vous croyez vous-même pouvoir reprendre et soutenir dignement dans le monde le rang qui vous appartient.

— Monsieur, balbutia le jeune homme étourdi, j’espère qu’aucun faux rapport…

— Moi ! J’ai entendu parler de vous pour la première fois par mon ami Wilmore, le philanthrope. J’ai su qu’il vous avait trouvé dans une position fâcheuse, j’ignore laquelle, et ne lui ai fait aucune question : je ne suis pas curieux. Vos malheurs l’ont intéressé, donc vous étiez intéressant. Il m’a dit qu’il voulait vous rendre dans le monde la position que vous aviez perdue, qu’il chercherait votre père, qu’il le trouverait ; il l’a cherché, il l’a trouvé, à ce qu’il paraît, puisqu’il est là ; enfin il m’a prévenu hier de votre arrivée, en me donnant encore quelques autres instructions relatives à votre fortune ; voilà tout. Je sais que c’est un original, mon ami Wilmore, mais en même temps, comme c’est un homme sûr, riche comme une mine d’or, et qui, par conséquent, peut se passer ses originalités sans qu’elles le ruinent, j’ai promis de suivre ses instructions. Maintenant, monsieur, ne vous blessez pas de ma question : comme je serai obligé de vous patronner quelque peu, je désirerais savoir si les malheurs qui vous sont arrivés, malheurs indépendants de votre volonté et qui ne diminuent en aucune façon la considération que je vous porte, ne vous ont pas rendu quelque peu étranger à ce monde dans lequel votre fortune et votre nom vous appelaient à faire si bonne figure.

— Monsieur, répondit le jeune homme reprenant son aplomb au fur et à mesure que le comte parlait, rassurez-vous sur ce point : les ravisseurs qui m’ont éloigné de mon père, et qui, sans doute, avaient pour but de me vendre plus tard à lui comme ils l’ont fait, ont calculé que, pour tirer un bon parti de moi, il fallait me laisser toute ma valeur personnelle, et même l’augmenter encore, s’il était possible ; j’ai donc reçu une assez bonne éducation, et j’ai été traité par les larrons d’enfants à peu près comme l’étaient dans l’Asie Mineure les esclaves dont leurs maîtres faisaient des grammairiens, des médecins et des philosophes, pour les vendre plus cher au marché de Rome.

Monte-Cristo sourit avec satisfaction ; il n’avait pas tant espéré, à ce qu’il paraît, de M. Andrea Cavalcanti.

— D’ailleurs, reprit le jeune homme, s’il y avait en moi quelque défaut d’éducation ou plutôt d’habitude du monde, on aurait, je suppose, l’indulgence de les excuser, en considération des malheurs qui ont accompagné ma naissance et poursuivi ma jeunesse.

— Eh bien, dit négligemment Monte-Cristo, vous en ferez ce que vous voudrez, vicomte, car vous êtes le maître, et cela vous regarde ; mais, ma parole, au contraire, je ne dirais pas un mot de toutes ces aventures, c’est un roman que votre histoire, et le monde, qui adore les romans serrés entre deux couvertures de papier jaune, se défie étrangement de ceux qu’il voit reliés en vélin vivant, fussent-ils dorés comme vous pouvez l’être. Voilà la difficulté que je me permettrai de vous signaler, monsieur le vicomte ; à peine aurez-vous raconté à quelqu’un votre touchante histoire, qu’elle courra dans le monde complètement dénaturée. Vous serez obligé de vous poser en Antony, et le temps des Antony est un peu passé. Peut-être aurez-vous un succès de curiosité, mais tout le monde n’aime pas à se faire centre d’observations et cible à commentaires. Cela vous fatiguera peut-être.

— Je crois que vous avez raison, monsieur le comte, dit le jeune homme en pâlissant malgré lui, sous l’inflexible regard de Monte-Cristo ; c’est là un grave inconvénient.

— Oh ! il ne faut pas non plus se l’exagérer, dit Monte-Cristo ; car, pour éviter une faute, on tomberait dans une folie. Non, c’est un simple plan de conduite à arrêter ; et, pour un homme intelligent comme vous, ce plan est d’autant plus facile à adopter, qu’il est conforme à vos intérêts ; il faudra combattre, par des témoignages et par d’honorables amitiés, tout ce que votre passé peut avoir d’obscur.

Andrea perdit visiblement contenance.

— Je m’offrirais bien à vous comme répondant et caution, dit Monte-Cristo ; mais c’est chez moi une habitude morale de douter de mes meilleurs amis, et un besoin de chercher à faire douter les autres ; aussi jouerais-je là un rôle hors de mon emploi, comme disent les tragédiens, et je risquerais de me faire siffler, ce qui est inutile.

— Cependant, monsieur le comte, dit Andrea avec audace, en considération de lord Wilmore qui m’a recommandé à vous…

— Oui, certainement, reprit Monte-Cristo ; mais lord Wilmore ne m’a pas laissé ignorer, cher monsieur Andrea, que vous aviez eu une jeunesse quelque peu orageuse. Oh ! dit le comte en voyant le mouvement que faisait Andrea, je ne vous demande pas de confession ; d’ailleurs, c’est pour que vous n’ayez besoin de personne que l’on a fait venir de Lucques M. le marquis Cavalcanti, votre père. Vous allez le voir, il est un peu raide, un peu guindé ; mais c’est une question d’uniforme, et quand on saura que depuis dix-huit ans il est au service de l’Autriche, tout s’excusera ; nous ne sommes pas, en général, exigeants pour les Autrichiens. En somme, c’est un père fort suffisant, je vous assure.

— Ah ! vous me rassurez, monsieur ; je l’avais quitté depuis si longtemps, que je n’avais de lui aucun souvenir.

— Et puis, vous savez, une grande fortune fait passer sur bien des choses.

— Mon père est donc réellement riche, monsieur ?

— Millionnaire… cinq cent mille livres de rente.

— Alors, demanda le jeune homme avec anxiété, je vais me trouver dans une position… agréable ?

— Des plus agréables, mon cher monsieur ; il vous fait cinquante mille livres de rente par an pendant tout le temps que vous resterez à Paris.

— Mais j’y resterai toujours, en ce cas.

— Heu ! qui peut répondre des circonstances, mon cher monsieur ? l’homme propose et Dieu dispose…

Andrea poussa un soupir.

— Mais enfin, dit-il, tout le temps que je resterai à Paris, et… qu’aucune circonstance ne me forcera pas de m’éloigner, cet argent dont vous me parliez tout à l’heure m’est-il assuré ?

— Oh ! Parfaitement.

— Par mon père ? demanda Andrea avec inquiétude.

— Oui, mais garanti par lord Wilmore, qui vous a, sur la demande de votre père, ouvert un crédit de cinq mille francs par mois chez M. Danglars, un des plus sûrs banquiers de Paris.

— Et mon père compte rester longtemps à Paris ? demanda Andrea avec inquiétude.

— Quelques jours seulement, répondit Monte-Cristo, son service ne lui permet pas de s’absenter plus de deux ou trois semaines.

— Oh ! ce cher père ! dit Andrea visiblement enchanté de ce prompt départ.

— Aussi, dit Monte-Cristo, faisant semblant de se tromper à l’accent de ces paroles ; aussi, je ne veux pas retarder d’un instant l’heure de votre réunion. Êtes-vous préparé à embrasser ce digne M. Cavalcanti ?

— Vous n’en doutez pas, je l’espère ?

— Eh bien, entrez donc dans le salon, mon cher ami, et vous trouverez votre père, qui vous attend.

Andrea fit un profond salut au comte et entra dans le salon.

Le comte le suivit des yeux, et, l’ayant vu disparaître, poussa un ressort correspondant à un tableau, lequel, en s’écartant du cadre, laissait, par un interstice habilement ménagé, pénétrer la vue dans le salon.

Andrea referma la porte derrière lui et s’avança vers le major, qui se leva dès qu’il entendit le bruit des pas qui s’approchaient.

— Ah ! monsieur et cher père, dit Andrea à haute voix et de manière que le comte l’entendît à travers la porte fermée, est-ce bien vous ?

— Bonjour, mon cher fils, fit gravement le major.

— Après tant d’années de séparation, dit Andrea en continuant de regarder du côté de la porte, quel bonheur de nous revoir !

— En effet, la séparation a été longue.

— Ne nous embrassons-nous pas, monsieur ? reprit Andrea.

— Comme vous voudrez, mon fils, dit le major.

Et les deux hommes s’embrassèrent comme on s’embrasse au Théâtre-Français, c’est-à-dire en se passant la tête par-dessus l’épaule.

— Ainsi donc nous voici réunis ! dit Andrea.

— Nous voici réunis, reprit le major.

— Pour ne plus nous séparer ?

— Si fait ; je crois, mon cher fils, que vous regardez maintenant la France comme une seconde patrie ?

— Le fait est, dit le jeune homme, que je serais désespéré de quitter Paris.

— Et moi, vous comprenez, je ne saurais vivre hors de Lucques. Je retournerai donc en Italie aussitôt que je pourrai.

— Mais avant de partir, très cher père, vous me remettrez sans doute des papiers à l’aide desquels il me sera facile de constater le sang dont je sors.

— Sans aucun doute, car je viens exprès pour cela, et j’ai eu trop de peine à vous rencontrer, afin de vous les remettre, pour que nous recommencions encore à nous chercher ; cela prendrait la dernière partie de ma vie.

— Et ces papiers ?

— Les voici.

Andrea saisit avidement l’acte de mariage de son père, son certificat de baptême à lui, et, après avoir ouvert le tout avec une avidité naturelle à un bon fils, il parcourut les deux pièces avec une rapidité et une habitude qui dénotaient le coup d’œil le plus exercé en même temps que l’intérêt le plus vif.

Lorsqu’il eut fini, une indéfinissable expression de joie brilla sur son front ; et regardant le major avec un étrange sourire :

— Ah çà ! dit-il en excellent toscan, il n’y a donc pas de galère en Italie ?…

Le major se redressa.

— Et pourquoi cela ? dit-il.

— Qu’on y fabrique impunément de pareilles pièces ? Pour la moitié de cela, mon très cher père, en France on nous enverrait prendre l’air à Toulon pour cinq ans.

— Plaît-il ? dit le Lucquois en essayant de conquérir un air majestueux.

— Mon cher monsieur Cavalcanti, dit Andrea en pressant le bras du major, combien vous donne-t-on pour être mon père ?

Le major voulut parler.

— Chut ! dit Andrea en baissant la voix, je vais vous donner l’exemple de la confiance ; on me donne cinquante mille francs par an pour être votre fils : par conséquent, vous comprenez bien que ce n’est pas moi qui serai disposé à nier que vous soyez mon père.

Le major regarda avec inquiétude autour de lui.

— Eh ! soyez tranquille, nous sommes seuls, dit Andrea ; d’ailleurs nous parlons italien.

— Eh bien, à moi, dit le Lucquois, on me donne cinquante mille francs une fois payés.

— Monsieur Cavalcanti, dit Andrea, avez-vous foi aux contes de fées ?

— Non, pas autrefois, mais maintenant il faut bien que j’y croie.

— Vous avez donc eu des preuves ?

Le major tira de son gousset une poignée d’or.

— Palpables, comme vous voyez.

— Vous pensez donc que je puis croire aux promesses qu’on m’a faites ?

— Je le crois.

— Et que ce brave homme de comte les tiendra ?

— De point en point ; mais, vous comprenez, pour arriver à ce but, il faut jouer notre rôle.

— Comment donc ?…

— Moi de tendre père…

— Moi de fils respectueux.

— Puisqu’ils désirent que vous descendiez de moi…

— Qui, ils ?

— Dame, je n’en sais rien, ceux qui vous ont écrit ; n’avez-vous pas reçu une lettre ?

— Si fait.

— De qui ?

— D’un certain abbé Busoni.

— Que vous ne connaissez pas ?

— Que je n’ai jamais vu.

— Que vous disait cette lettre ?

— Vous ne me trahirez pas ?

— Je m’en garderai bien, nos intérêts sont les mêmes.

— Alors lisez.

Et le major passa une lettre au jeune homme.

Andrea lut à voix basse :


« Vous êtes pauvre, une vieillesse malheureuse vous attend. Voulez-vous devenir sinon riche, du moins indépendant ?

« Partez pour Paris à l’instant même, et allez réclamer à M. le comte de Monte-Cristo, avenue des Champs-Élysées, no 30, le fils que vous avez eu de la marquise de Corsinari, et qui vous a été enlevé à l’âge de cinq ans.

« Ce fils se nomme Andrea Cavalcanti.

« Pour que vous ne révoquiez pas en doute l’attention qu’a le soussigné de vous être agréable, vous trouverez ci-joint :

« 1o Un bon de deux mille quatre cents livres toscanes, payable chez M. Gozzi, à Florence ;

« 2o Une lettre d’introduction près de M. le comte de Monte-Cristo sur lequel je vous crédite d’une somme de quarante-huit mille francs.

« Soyez chez le comte le 26 mai, à sept heures du soir.

« Signé abbé Busoni. »


— C’est cela.

— Comment, c’est cela ? Que voulez-vous dire ? demanda le major.

— Je dis que j’ai reçu la pareille à peu près.

— Vous ?

— Oui, moi.

— De l’abbé Busoni ?

— Non.

— De qui donc ?

— D’un Anglais, d’un certain lord Wilmore, qui prend le nom de Simbad le marin.

— Et que vous ne connaissez pas plus que je ne connais l’abbé Busoni ?

— Si fait ; moi, je suis plus avancé que vous.

— Vous l’avez vu ?

— Oui, une fois.

— Où cela ?

— Ah ! justement voici ce que je ne puis pas vous dire ; vous seriez aussi savant que moi, et c’est inutile.

— Et cette lettre vous disait ?…

— Lisez.


« Vous êtes pauvre, et vous n’avez qu’un avenir misérable : voulez-vous avoir un nom, être libre, être riche ? »


— Parbleu ! fit le jeune homme en se balançant sur ses talons, comme si une pareille question se faisait !


« Prenez la chaise de poste que vous trouverez tout attelée en sortant de Nice par la porte de Gênes. Passez par Turin, Chambéry et Pont-de-Beauvoisin. Présentez-vous chez M. le comte de Monte-Cristo, avenue des Champs-Élysées, le 26 mai, à sept heures du soir, et demandez-lui votre père.

« Vous êtes le fils du marquis Bartolomeo Cavalcanti et de la marquise Olivia Corsinari, ainsi que le constateront les papiers qui vous seront remis par le marquis, et qui vous permettront de vous présenter sous ce nom dans le monde parisien.

« Quant à votre rang, un revenu de cinquante mille livres par an vous mettra à même de le soutenir.

« Ci-joint un bon de cinq mille livres payable sur M. Ferrea, banquier à Nice, et une lettre d’introduction près du comte de Monte-Cristo, chargé par moi de pourvoir à vos besoins.

« Simbad le Marin. »

— Hum ! fit le major, c’est fort beau !

— N’est-ce pas ?

— Vous avez vu le comte ?

— Je le quitte.

— Et il a ratifié ?

— Tout.

— Y comprenez-vous quelque chose ?

— Ma foi non.

— Il y a une dupe dans tout cela.

— En tout cas, ce n’est ni vous ni moi ?

— Non, certainement.

— Et bien, alors ! …

— Peu nous importe, n’est-ce pas ?

— Justement, c’est ce que je voulais dire ; allons jusqu’au bout et jouons serré.

— Soit ; vous verrez que je suis digne de faire votre partie.

— Je n’en ai pas douté un seul instant, mon cher père.

— Vous me faites honneur, mon cher fils.

Monte-Cristo choisit ce moment pour rentrer dans le salon. En entendant le bruit de ses pas, les deux hommes se jetèrent dans les bras l’un de l’autre ; le comte les trouva embrassés.

— Eh bien, monsieur le marquis, dit Monte-Cristo, il paraît que vous avez retrouvé un fils selon votre cœur ?

— Ah ! monsieur le comte, je suffoque de joie.

— Et vous, jeune homme ?

— Ah ! monsieur le comte, j’étouffe de bonheur.

— Heureux père ! heureux enfant ! dit le comte.

— Une seule chose m’attriste, dit le major ; c’est la nécessité où je suis de quitter Paris si vite.

— Oh ! cher monsieur Cavalcanti, dit Monte-Cristo, vous ne partirez pas, je l’espère, que je ne vous aie présenté à quelques amis.

— Je suis aux ordres de monsieur le comte, dit le major.

— Maintenant, voyons, jeune homme, confessez-vous.

— À qui ?

— Mais à monsieur votre père ; dites-lui quelques mots de l’état de vos finances.

— Ah ! diable, fit Andrea, vous touchez la corde sensible.

— Entendez-vous, major ? dit Monte-Cristo.

— Sans doute que je l’entends.

— Oui, mais comprenez-vous ?

— À merveille.

— Il dit qu’il a besoin d’argent, ce cher enfant.

— Que voulez-vous que j’y fasse ?

— Que vous lui en donniez, parbleu !

— Moi ?

— Oui, vous.

Monte-Cristo passa entre les deux hommes.

— Tenez ! dit-il à Andrea en lui glissant un paquet de billets de banque à la main.

— Qu’est-ce que cela ?

— La réponse de votre père.

— De mon père ?

— Oui. Ne venez-vous pas de laisser entendre que vous aviez besoin d’argent ?

— Oui. Eh bien ?

— Eh bien, il me charge de vous remettre cela.

— À compte sur mes revenus ?

— Non, pour vos frais d’installation.

— Oh ! cher père !

— Silence, dit Monte-Cristo, vous voyez bien qu’il ne veut pas que je dise que cela vient de lui.

— J’apprécie cette délicatesse, dit Andrea, en enfonçant ses billets de banque dans le gousset de son pantalon.

— C’est bien, dit Monte-Cristo, maintenant, allez !

— Et quand aurons-nous l’honneur de revoir M. le comte ? demanda Cavalcanti.

— Ah ! oui, demanda Andrea, quand aurons-nous cet honneur ?

— Samedi, si vous voulez… oui… tenez… samedi. J’ai à dîner à ma maison d’Auteuil, rue de la Fontaine, no 28, plusieurs personnes, et entre autres M. Danglars, votre banquier, je vous présenterai à lui, il faut bien qu’il vous connaisse tous les deux pour vous compter votre argent.

— Grande tenue ? demanda à demi-voix le major.

— Grande tenue : uniforme, croix, culotte courte.

— Et moi ? demanda Andrea.

— Oh ! vous, très simplement : pantalon noir, bottes vernies, gilet blanc, habit noir ou bleu, cravate longue ; prenez Blin ou Véronique pour vous habiller. Si vous ne connaissez pas leurs adresses, Baptistin vous les donnera. Moins vous affecterez de prétention dans votre mise, étant riche comme vous l’êtes, meilleur effet cela fera. Si vous achetez des chevaux, prenez-les chez Devedeux ; si vous achetez un phaéton, allez chez Baptiste.

— À quelle heure pourrons-nous nous présenter ? demanda le jeune homme.

— Mais vers six heures et demie.

— C’est bien, on y sera, dit le major en portant la main à son chapeau.

Les deux Cavalcanti saluèrent le comte et sortirent.

Le comte s’approcha de la fenêtre, et les vit qui traversaient la cour, bras dessus, bras dessous.

— En vérité, dit-il, voilà deux grands misérables ! Quel malheur que ce ne soit pas véritablement le père et le fils !

Puis après un instant de sombre réflexion :

— Allons chez les Morrel, dit-il ; je crois que le dégoût m’écœure encore plus que la haine.



XIX

L’ENCLOS À LA LUZERNE.

Il faut que nos lecteurs nous permettent de les ramener à cet enclos qui confine à la maison de M. de Villefort, et, derrière la grille envahie par des marronniers, nous retrouverons des personnages de notre connaissance.

Cette fois Maximilien est arrivé le premier. C’est lui qui a collé son œil contre la cloison, et qui guette dans le jardin profond une ombre entre les arbres et le craquement d’un brodequin de soie sur le sable des allées.

Enfin, le craquement tant désiré se fit entendre, et au lieu d’une ombre ce furent deux ombres qui s’approchèrent. Le retard de Valentine avait été occasionné par une visite de madame Danglars et d’Eugénie, visite qui s’était prolongée au-delà de l’heure où Valentine était attendue. Alors, pour ne pas manquer à son rendez-vous, la jeune fille avait proposé à mademoiselle Danglars une promenade au jardin, voulant montrer à Maximilien qu’il n’y avait point de sa faute dans le retard dont sans doute il souffrait.

Le jeune homme comprit tout avec cette rapidité d’intuition particulière aux amants et son cœur fut soulagé. D’ailleurs, sans arriver à la portée de la voix, Valentine dirigea sa promenade de manière que Maximilien pût la voir passer et repasser, et chaque fois qu’elle passait et repassait, un regard inaperçu de sa compagne, mais jeté de l’autre côté de la grille et recueilli par le jeune homme, lui disait :

« Prenez patience, ami, vous voyez qu’il n’y a point de ma faute. »

Et Maximilien, en effet, prenait patience tout en admirant ce contraste entre les deux jeunes filles : entre cette blonde aux yeux languissants et à la taille inclinée comme un beau saule, et cette brune aux yeux fiers et à la taille droite comme un peuplier ; puis il va sans dire que dans cette comparaison entre deux natures si opposées, tout l’avantage, dans le cœur du jeune homme du moins, était pour Valentine.

Au bout d’une demi-heure de promenade, les deux jeunes filles s’éloignèrent. Maximilien comprit que le terme de la visite de madame Danglars était arrivé.

En effet, un instant après, Valentine reparut seule. De crainte qu’un regard indiscret ne suivit son retour, elle venait lentement ; et, au lieu de s’avancer directement vers la grille, elle alla s’asseoir sur un banc, après avoir sans affectation interrogé chaque touffe de feuillage et plongé son regard dans le fond de toutes les allées.

Ces précautions prises, elle courut à la grille.

— Bonjour, Valentine, dit une voix.

— Bonjour, Maximilien ; je vous ai fait attendre, mais vous avez vu la cause ?

— Oui, j’ai reconnu mademoiselle Danglars, je ne vous croyais pas si liée avec cette jeune personne.

— Qui vous a donc dit que nous étions liées, Maximilien ?

— Personne ; mais il m’a semblé que cela ressortait de la façon dont vous vous donniez le bras, de la façon dont vous causiez : on eût dit deux compagnes de pension se faisant des confidences.

— Nous nous faisions nos confidences, en effet, dit Valentine, elle m’avouait sa répugnance pour un mariage avec M. de Morcerf, et moi, je lui avouais de mon côté que je regardais comme un malheur d’épouser M. d’Épinay.

— Chère Valentine !

— Voilà pourquoi, mon ami, continua la jeune fille, vous avez vu cette apparence d’abandon entre moi et Eugénie ; c’est que, tout en parlant de l’homme que je ne puis aimer, je pensais à l’homme que j’aime.

— Que vous êtes bonne en toutes choses, Valentine, et que vous avez en vous une chose que mademoiselle Danglars n’aura jamais : c’est ce charme indéfini qui est à la femme ce que le parfum est à la fleur, ce que la saveur est au fruit ; car ce n’est pas le tout pour une fleur que d’être belle, ce n’est pas le tout pour un fruit que d’être beau.

— C’est votre amour qui vous fait voir les choses ainsi, Maximilien.

— Non, Valentine, je vous jure. Tenez, je vous regardais toutes deux tout à l’heure, et, sur mon honneur, tout en rendant justice à la beauté de mademoiselle Danglars, je ne comprenais pas qu’un homme devînt amoureux d’elle.

— C’est que, comme vous le disiez, Maximilien, j’étais là, et que ma présence vous rendait injuste.

— Non… mais dites-moi… une question de simple curiosité, et qui émane de certaines idées que je me suis faites sur mademoiselle Danglars.

— Oh ! bien injustes, sans que je sache lesquelles certainement. Quand vous nous jugez, nous autres pauvres femmes, nous ne devons pas nous attendre à l’indulgence.

— Avec cela qu’entre vous vous êtes bien justes les unes envers les autres !

— Parce que, presque toujours, il y a de la passion dans nos jugements. Mais revenez à votre question.

— Est-ce parce que mademoiselle Danglars aime quelqu’un qu’elle redoute son mariage avec M. de Morcerf ?

— Maximilien, je vous ai dit que je n’étais pas l’amie d’Eugénie.

— Eh ! mon Dieu ! dit Morrel, sans être amies, les jeunes filles se font des confidences ; convenez que vous lui avez fait quelques questions là-dessus. Ah ! je vous vois sourire.

— S’il en est ainsi, Maximilien, ce n’est pas la peine que nous ayons entre nous cette cloison de planches.

— Voyons, que vous a-t-elle dit ?

— Elle m’a dit qu’elle n’aimait personne, dit Valentine ; qu’elle avait le mariage en horreur ; que sa plus grande joie eût été de mener une vie libre et indépendante, et qu’elle désirait presque que son père perdît sa fortune pour se faire artiste comme son amie, mademoiselle Louise d’Armilly.

— Ah ! vous voyez !

— Eh bien, qu’est-ce que cela prouve ? demanda Valentine.

— Rien, répondit en souriant Maximilien.

— Alors, dit Valentine, pourquoi souriez-vous à votre tour ?

— Ah ! dit Maximilien, vous voyez bien que, vous aussi, vous regardez, Valentine.

— Voulez-vous que je m’éloigne ?

— Oh ! non ! non pas ! Mais revenons à vous.

— Ah ! oui, c’est vrai, car à peine avons-nous dix minutes à passer ensemble.

— Mon Dieu ! s’écria Maximilien consterné.

— Oui, Maximilien, vous avez raison, dit avec mélancolie Valentine, et vous avez là une pauvre amie. Quelle existence je vous fais passer, pauvre Maximilien, vous si bien fait pour être heureux ! Je me le reproche amèrement, croyez-moi.

— Eh bien ! que vous importe, Valentine : si je me trouve heureux ainsi ; si cette attente éternelle me semble payée, à moi, par cinq minutes de votre vue, par deux mots de votre bouche, et par cette conviction profonde, éternelle, que Dieu n’a pas créé deux cœurs aussi en harmonie que les nôtres, et ne les a pas presque miraculeusement réunis, surtout, pour les séparer.

— Bon, merci, espérez pour nous deux, Maximilien : cela me rend à moitié heureuse.

— Que vous arrive-t-il donc encore, Valentine, que vous me quittez si vite ?

— Je ne sais ; madame de Villefort m’a fait prier de passer chez elle pour une communication de laquelle dépend, m’a-t-elle fait dire, une portion de ma fortune. Eh ! mon Dieu, qu’ils la prennent, ma fortune, je suis trop riche, et qu’après me l’avoir prise ils me laissent tranquille et libre ; vous m’aimerez tout autant pauvre, n’est-ce pas, Morrel ?

— Oh ! je vous aimerai toujours, moi ; que m’importe richesse ou pauvreté, si ma Valentine était près de moi et que je fusse sûr que personne ne me la pût ôter ! Mais cette communication, Valentine, ne craignez-vous point que ce ne soit quelque nouvelle relative à votre mariage ?

— Je ne le crois pas.

— Cependant, écoutez-moi, Valentine, et ne vous effrayez pas, car tant que je vivrai je ne serai pas à une autre.

— Vous croyez me rassurer en me disant cela, Maximilien ?

— Pardon ! vous avez raison, je suis un brutal. Eh bien ! je voulais donc vous dire que l’autre jour j’ai rencontré M. de Morcerf.

— Eh bien ?

— M. Franz est son ami, comme vous savez.

— Oui ; eh bien ?

— Eh bien, il a reçu une lettre de Franz, qui lui annonce son prochain retour.

Valentine pâlit et appuya sa main contre la grille.

— Ah ! mon Dieu ! dit-elle, si c’était cela ! Mais non, la communication ne viendrait pas de madame de Villefort.

— Pourquoi cela ?

— Pourquoi… je n’en sais rien… mais il me semble que madame de Villefort, tout en ne s’y opposant point franchement, n’est pas sympathique à ce mariage.

— Eh bien ! mais, Valentine, il me semble que je vais l’adorer, madame de Villefort.

— Oh ! ne vous pressez pas, Maximilien, dit Valentine avec un triste sourire.

— Enfin, si elle est antipathique à ce mariage, ne fût-ce que pour le rompre, peut-être ouvrirait-elle l’oreille à quelque autre proposition.

— Ne croyez point cela, Maximilien ; ce ne sont point les maris que madame de Villefort repousse, c’est le mariage.

— Comment ? le mariage ! Si elle déteste si fort le mariage, pourquoi s’est-elle mariée elle-même ?

— Vous ne me comprenez pas, Maximilien ; ainsi, lorsqu’il y a un an j’ai parlé de me retirer dans un couvent, elle avait, malgré les observations qu’elle avait cru devoir faire, adopté ma proposition avec joie ; mon père même y avait consenti, à son instigation, j’en suis sûre ; il n’y eut que mon pauvre grand-père qui m’a retenue. Vous ne pouvez vous figurer, Maximilien, quelle expression il y a dans les yeux de ce pauvre vieillard, qui n’aime que moi au monde, et qui, Dieu me pardonne si c’est un blasphème, et qui n’est aimé au monde que de moi. Si vous saviez, quand il a appris ma résolution, comme il m’a regardée, ce qu’il y avait de reproche dans ce regard et de désespoir dans ces larmes qui roulaient sans plaintes, sans soupirs, le long de ses joues immobiles ! Ah ! Maximilien, j’ai éprouvé quelque chose comme un remords ; je me suis jetée à ses pieds en lui criant : Pardon ! pardon ! mon père ! on fera de moi ce qu’on voudra, mais je ne vous quitterai jamais. Alors il leva les yeux au ciel ! Maximilien, je puis souffrir beaucoup ; ce regard de mon vieux grand-père m’a payée d’avance pour ce que je souffrirai.

— Chère Valentine ! vous êtes un ange, et je ne sais vraiment pas comment j’ai mérité, en sabrant à droite et à gauche des Bédouins, à moins que Dieu ait considéré que ce sont des infidèles, je ne sais pas comment j’ai mérité que vous vous révéliez à moi. Mais enfin, voyons, Valentine, quel est donc l’intérêt de madame de Villefort à ce que vous ne vous mariiez pas ?

— N’avez-vous pas entendu tout à l’heure que je vous disais que j’étais riche, Maximilien, trop riche ? J’ai, du chef de ma mère, près de cinquante mille livres de rente ; mon grand-père et ma grand-mère, le marquis et la marquise de Saint-Méran, doivent m’en laisser autant ; M. Noirtier a bien visiblement l’intention de me faire sa seule héritière. Il en résulte donc que, comparativement à moi, mon frère Édouard, qui n’attend, du côté de madame de Villefort, aucune fortune, est pauvre. Or, madame de Villefort aime cet enfant avec adoration, et si je fusse entrée en religion, toute ma fortune, concentrée sur mon père, qui héritait du marquis, de la marquise et de moi, revenait à son fils.

— Oh ! que c’est étrange cette cupidité dans une jeune et belle femme !

— Remarquez que ce n’est point pour elle, Maximilien, mais pour son fils, et que ce que vous lui reprochez comme un défaut, au point de vue de l’amour maternel, est presque une vertu.

— Mais voyons, Valentine, dit Morrel, si vous abandonniez une portion de cette fortune à ce fils ?

— Le moyen de faire une pareille proposition, dit Valentine, et surtout à une femme qui a sans cesse à la bouche le mot de désintéressement ?

— Valentine, mon amour m’est toujours resté sacré, et comme toute chose sacrée, je l’ai couvert du voile de mon respect et enfermé dans mon cœur ; personne au monde, pas même ma sœur, ne se doute donc de cet amour que je n’ai confié à qui que ce soit au monde. Valentine, me permettez-vous de parler de cet amour à un ami ?

Valentine tressaillit.

— À un ami ? dit-elle. Oh ! mon Dieu ! Maximilien, je frissonne rien qu’à vous entendre parler ainsi ! À un ami ? et qui donc est cet ami ?

— Écoutez, Valentine : avez-vous jamais senti pour quelqu’un une de ces sympathies irrésistibles qui font que, tout en voyant cette personne pour la première fois, vous croyez la connaître depuis longtemps, et vous vous demandez où et quand vous l’avez vue, si bien que, ne pouvant vous rappeler ni le lieu ni le temps, vous arrivez à croire que c’est dans un monde antérieur au nôtre, et que cette sympathie n’est qu’un souvenir qui se réveille ?

— Oui.

— Eh bien, voilà ce que j’ai éprouvé la première fois que j’ai vu cet homme extraordinaire.

— Un homme extraordinaire ?

— Oui.

— Que vous connaissez depuis longtemps alors ?

— Depuis huit ou dix jours à peine.

— Et vous appelez votre ami un homme que vous connaissez depuis huit jours ? Oh ! Maximilien, je vous croyais plus avare de ce beau nom d’ami.

— Vous avez raison en logique, Valentine ; mais dites ce que vous voudrez, rien ne me fera revenir sur ce sentiment instinctif. Je crois que cet homme sera mêlé à tout ce qui m’arrivera de bien dans l’avenir, que parfois son regard profond semble connaître et sa main puissante diriger.

— C’est donc un devin ? dit en souriant Valentine.

— Ma foi, dit Maximilien, je suis tenté de croire souvent qu’il devine… le bien surtout.

— Oh ! dit Valentine tristement, faites-moi connaître cet homme, Maximilien, que je sache de lui si je serai assez aimée pour me dédommager de tout ce que j’ai souffert.

— Pauvre amie ! mais vous le connaissez !

— Moi ?

— Oui. C’est celui qui a sauvé la vie à votre belle-mère et à son fils.

— Le comte de Monte-Cristo ?

— Lui-même.

— Oh ! s’écria Valentine, il ne peut jamais être mon ami, il est trop celui de ma belle-mère.

— Le comte, l’ami de votre belle-mère, Valentine ? Mon instinct ne faillirait pas à ce point ; je suis sûr que vous vous trompez.

— Oh ! si vous saviez, Maximilien ! mais ce n’est plus Édouard qui règne à la maison, c’est le comte : recherché de madame de Villefort, qui voit en lui le résumé des connaissances humaines ; admiré, entendez-vous, admiré de mon père, qui dit n’avoir jamais entendu formuler avec plus d’éloquence des idées plus élevées ; idolâtré d’Édouard, qui, malgré sa peur des grands yeux noirs du comte, court à lui aussitôt qu’il le voit arriver, et lui ouvre la main, où il trouve toujours quelque jouet admirable : M. de Monte-Cristo n’est pas ici chez mon père ; M. de Monte-Cristo n’est pas ici chez madame de Villefort : M. de Monte-Cristo est chez lui.

— Eh bien, chère Valentine, si les choses sont ainsi que vous dites, vous devez déjà ressentir ou vous ressentirez bientôt les effets de sa présence. Il rencontre Albert de Morcerf en Italie, c’est pour le tirer des mains des brigands ; il aperçoit madame Danglars, c’est pour lui faire un cadeau royal ; votre belle-mère et votre frère passent devant sa porte, c’est pour que son Nubien leur sauve la vie. Cet homme a évidemment reçu le pouvoir d’influer sur les choses. Je n’ai jamais vu des goûts plus simples alliés à une haute magnificence. Son sourire est si doux, quand il me l’adresse, que j’oublie combien les autres trouvent son sourire amer. Oh ! dites-moi, Valentine, vous a-t-il souri ainsi ? S’il l’a fait, vous serez heureuse.

— Moi ! dit la jeune fille ; oh ! mon Dieu ! Maximilien, il ne me regarde seulement pas, ou plutôt, si je passe par hasard, il détourne la vue de moi. Oh ! il n’est pas généreux, allez ! ou il n’a pas ce regard profond qui lit au fond des cœurs, et que vous lui supposez à tort ; car s’il eût été généreux, me voyant seule et triste au milieu de toute cette maison, il m’eût protégée de cette influence qu’il exerce ; et puisqu’il joue, à ce que vous prétendez, le rôle de soleil, il eût réchauffé mon cœur à l’un de ses rayons. Vous dites qu’il vous aime, Maximilien ; eh ! mon Dieu, qu’en savez-vous ? les hommes font gracieux visage à un officier de cinq pieds six pouces comme vous, qui a une longue moustache et un grand sabre, mais ils croient pouvoir écraser sans crainte une pauvre fille qui pleure.

— Oh ! Valentine ! vous vous trompez, je vous jure.

— S’il en était autrement, voyons, Maximilien, s’il me traitait diplomatiquement, c’est-à-dire en homme qui, d’une façon ou de l’autre, veut s’impatroniser dans la maison, il m’eût, ne fût-ce qu’une seule fois honorée de ce sourire que vous me vantez si fort ; mais non, il m’a vue malheureuse, il comprend que je ne puis lui être bonne à rien, et il ne fait pas même attention à moi. Qui sait même si, pour faire sa cour à mon père, à madame de Villefort ou à mon frère, il ne me persécutera point aussi en tant qu’il sera en son pouvoir de le faire ? Voyons, franchement, je ne suis pas une femme que l’on doive mépriser ainsi sans raison ; vous me l’avez dit. Ah ! pardonnez-moi, continua la jeune fille en voyant l’impression que ces paroles produisaient sur Maximilien, je suis mauvaise, et je vous dis là sur cet homme des choses que je ne savais pas même avoir dans le cœur. Tenez, je ne nie pas que cette influence dont vous me parlez existe, et qu’il ne l’exerce même sur moi ; mais s’il l’exerce, c’est d’une manière nuisible et corruptrice, comme vous le voyez, de bonnes pensées.

— C’est bien, Valentine, dit Morrel avec un soupir, n’en parlons plus ; je ne lui dirai rien.

— Hélas ! mon ami, dit Valentine, je vous afflige, je le vois. Oh ! que ne puis-je vous serrer la main pour vous demander pardon ! Mais enfin je ne demande pas mieux que d’être convaincue ; dites, qu’a donc fait pour vous ce comte de Monte-Cristo ?

— Vous m’embarrassez fort, je l’avoue, Valentine, en me demandant ce que le comte a fait pour moi : rien d’ostensible, je le sais bien. Aussi, comme je vous l’ai déjà dit, mon affection pour lui est-elle tout instinctive et n’a-t-elle rien de raisonné. Est-ce que le soleil m’a fait quelque chose ? Non ; il me réchauffe, et à sa lumière je vous vois, voilà tout. Est-ce que tel ou tel parfum a fait quelque chose pour moi ? Non ; son odeur récrée agréablement un de mes sens. Je n’ai pas autre chose à dire quand on me demande pourquoi je vante ce parfum, mon amitié pour lui est étrange comme la sienne pour moi. Une voix secrète m’avertit qu’il y a plus que du hasard dans cette amitié imprévue et réciproque. Je trouve de la corrélation jusque dans ses plus simples actions, jusque dans ses plus secrètes pensées entre mes actions et mes pensées. Vous allez encore rire de moi, Valentine, mais depuis que je connais cet homme, l’idée absurde m’est venue que tout ce qui m’arrive de bien émane de lui. Cependant, j’ai vécu trente ans sans avoir eu besoin de ce protecteur, n’est-ce pas ? n’importe, tenez, un exemple : il m’a invité à dîner pour samedi, c’est naturel au point où nous en sommes, n’est-ce pas ? Eh bien, qu’ai-je su depuis ? Votre père est invité à ce dîner, votre mère y viendra. Je me rencontrerai avec eux, et qui sait ce qui résultera dans l’avenir de cette entrevue ? Voilà des circonstances fort simples en apparence ; cependant, moi, je vois là-dedans quelque chose qui m’étonne ; j’y puise une confiance étrange. Je me dis que le comte, cet homme singulier qui devine tout, a voulu me faire trouver avec M. et madame de Villefort, et quelquefois je cherche, je vous le jure, à lire dans ses yeux s’il a deviné mon amour.

— Mon bon ami, dit Valentine, je vous prendrais pour un visionnaire, et j’aurais véritablement peur pour votre bon sens, si je n’écoutais de vous que de semblables raisonnements. Quoi ! vous voyez autre chose que du hasard dans cette rencontre ? En vérité, réfléchissez donc. Mon père, qui ne sort jamais, a été sur le point dix fois de refuser cette invitation à madame de Villefort, qui, au contraire, brûle du désir de voir chez lui ce nabab extraordinaire, et c’est à grand-peine qu’elle a obtenu qu’il l’accompagnerait. Non, non, croyez-moi, je n’ai, à part vous, Maximilien, d’autre secours à demander dans ce monde qu’à mon grand-père, un cadavre ! d’autre appui à chercher que dans ma pauvre mère, une ombre !

— Je sens que vous avez raison, Valentine, et que la logique est pour vous, dit Maximilien ; mais votre douce voix, toujours si puissante sur moi, aujourd’hui, ne me convainc pas.

— Ni la vôtre non plus, dit Valentine, et j’avoue que si vous n’avez pas d’autre exemple à me citer…

— J’en ai un, dit Maximilien en hésitant ; mais en vérité, Valentine, je suis forcé de l’avouer moi-même, il est encore plus absurde que le premier.

— Tant pis, dit en souriant Valentine.

— Et cependant, continua Morrel, il n’en est pas moins concluant pour moi, homme tout d’inspiration et de sentiment, et qui ai quelquefois, depuis dix ans que je sers, dû la vie à un de ces éclairs intérieurs qui vous dictent un mouvement en avant ou en arrière, pour que la balle qui devait vous tuer passe à côté de vous.

— Cher Maximilien, pourquoi ne pas faire honneur à mes prières de cette déviation des balles ? Quand vous êtes là-bas, ce n’est plus pour moi que je prie Dieu et ma mère, c’est pour vous.

— Oui, depuis que je vous connais, dit en souriant Morrel ; mais avant que je vous connusse, Valentine ?

— Voyons, puisque vous ne voulez rien me devoir, méchant, revenez donc à cet exemple que vous-même avouez être absurde.

— Eh bien, regardez par les planches, et voyez là-bas, à cet arbre, le cheval nouveau avec lequel je suis venu.

— Oh ! l’admirable bête ! s’écria Valentine, pourquoi ne l’avez-vous pas amené près de la grille ? je lui eusse parlé et il m’eût entendue.

— C’est en effet, comme vous le voyez, une bête d’un assez grand prix, dit Maximilien. Eh bien ! vous savez que ma fortune est bornée, Valentine, et que je suis ce qu’on appelle un homme raisonnable. Eh bien ! j’avais vu chez un marchand de chevaux ce magnifique Médéah, je le nomme ainsi. Je demandai quel était son prix : on me répondit quatre mille cinq cents francs ; je dus m’abstenir, comme vous le comprenez bien, de le trouver beau plus longtemps, et je partis, je l’avoue, le cœur assez gros, car le cheval m’avait tendrement regardé, m’avait caressé avec sa tête et avait caracolé sous moi de la façon la plus coquette et la plus charmante. Le même soir j’avais quelques amis à la maison : M. de Château-Renaud, M. Debray et cinq ou six autres mauvais sujets que vous avez le bonheur de ne pas connaître, même de nom. On proposa une bouillotte ; je ne joue jamais, car je ne suis pas assez riche pour pouvoir perdre, ni assez pauvre pour désirer gagner. Mais j’étais chez moi, vous comprenez, je n’avais autre chose à faire que d’envoyer chercher des cartes, et c’est ce que je fis.

Comme on se mettait à table, M. de Monte-Cristo arriva. Il prit sa place, on joua, et, moi, je gagnai ; j’ose à peine vous avouer cela, Valentine, je gagnai cinq mille francs. Nous nous quittâmes à minuit. Je n’y pus tenir, je pris un cabriolet et me fis conduire chez mon marchand de chevaux. Tout palpitant, tout fiévreux, je sonnai ; celui qui vint m’ouvrir dut me prendre pour un fou. Je m’élançai de l’autre côté de la porte à peine ouverte. J’entrai dans l’écurie, je regardai au râtelier. Ô bonheur ! Médéah grignotait son foin. Je saute sur une selle ; je la lui applique moi-même sur le dos, je lui passe la bride, Médéah se prête de la meilleure grâce du monde à cette opération ! Puis, déposant les quatre mille cinq cents francs entre les mains du marchand stupéfait, je reviens ou plutôt je passe la nuit à me promener dans les Champs-Élysées. Eh bien, j’ai vu de la lumière à la fenêtre du comte, il m’a semblé apercevoir son ombre derrière les rideaux. Maintenant, Valentine, je jurerais que le comte a su que je désirais ce cheval, et qu’il a perdu exprès pour me le faire gagner.

— Mon cher Maximilien, dit Valentine, vous êtes trop fantastique, en vérité… vous ne m’aimerez pas longtemps… Un homme qui fait ainsi de la poésie ne saurait s’étioler à plaisir dans une passion monotone comme la nôtre… Mais, grand Dieu ! tenez, on m’appelle… entendez-vous ?

— Oh ! Valentine, dit Maximilien, par le petit jour de la cloison… votre doigt le plus petit, que je le baise.

— Maximilien, nous avions dit que nous serions l’un pour l’autre deux voix, deux ombres !

— Comme il vous plaira, Valentine.

— Serez-vous heureux si je fais ce que vous voulez ?

— Oh ! oui.

Valentine monta sur un banc et passa, non pas son petit doigt à travers l’ouverture, mais sa main tout entière par-dessus la cloison.

Maximilien poussa un cri, et s’élançant à son tour sur la borne, saisit cette main adorée et y appliqua ses lèvres ardentes ; mais aussitôt la petite main glissa entre les siennes, et le jeune homme entendit fuir Valentine, effrayée peut-être de la sensation qu’elle venait d’éprouver !


fin du troisième volume.
TABLE
DU TROISIÈME VOLUME


Pages.
I. 
Les convives 
 1
II. 
Le déjeuner 
 30
La présentation 
 47
IV. 
Monsieur Bertuccio 
 66
V. 
La maison d’Auteuil 
 73
VI. 
La vendetta 
 83
La pluie de sang 
 115
Le crédit illimité 
 131
IX. 
L’attelage gris-pommelé 
 149
X. 
Idéologie 
 165
XI. 
Haydée 
 181
La famille Morrel 
 187
Pyrame et Thysbé 
 201
Toxicologie 
 215
XV. 
Robert-le-Diable 
 237
La hausse et la baisse 
 258
Le major Cavalcanti 
 273
Andrea Cavalcanti 
 288
L’enclos à la luzerne 
 304


LE COMTE
DE
MONTE-CRISTO
PAR
ALEXANDRE DUMAS
IV
NOUVELLE ÉDITION
PARIS
CALMANN LEVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1889


I

M. NOIRTIER DE VILLEFORT.

Voici ce qui s’était passé dans la maison du procureur du roi après le départ de madame Danglars et de sa fille, et pendant la conversation que nous venons de rapporter.

M. de Villefort était entré chez son père, suivi de madame de Villefort ; quant à Valentine, nous savons où elle était.

Tous deux, après avoir salué le vieillard, après avoir congédié Barrois, vieux domestique depuis plus de vingt-cinq ans à son service, avaient pris place à ses côtés.

M. Noirtier, assis dans son grand fauteuil à roulettes, où on le plaçait le matin et d’où on le tirait le soir, assis devant une glace qui réfléchissait tout l’appartement et lui permettait de voir, sans même tenter un mouvement devenu impossible, qui entrait dans sa chambre, qui en sortait, et ce qu’on faisait tout autour de lui ; M. Noirtier, immobile comme un cadavre, regardait avec des yeux intelligents et vifs ses enfants, dont la cérémonieuse révérence lui annonçait quelque démarche officielle inattendue.

La vue et l’ouïe étaient les deux seuls sens qui animassent encore, comme deux étincelles, cette matière humaine déjà aux trois quarts façonnée pour la tombe ; encore, de ces deux sens, un seul pouvait-il révéler au dehors la vie intérieure qui animait la statue : et le regard qui dénonçait cette vie intérieure était semblable à une de ces lumières lointaines qui, durant la nuit, apprennent au voyageur perdu dans un désert qu’il y a encore un être existant qui veille dans ce silence et cette obscurité.

Aussi, dans cet œil noir du vieux Noirtier, surmonté d’un sourcil noir, tandis que toute la chevelure, qu’il portait longue et pendante sur les épaules, était blanche ; dans cet œil, comme cela arrive pour tout organe de l’homme exercé aux dépens des autres organes, s’étaient concentrées toute l’activité, toute l’adresse, toute la force, toute l’intelligence répandues autrefois dans ce corps et dans cet esprit. Certes, le geste du bras, le son de la voix, l’attitude du corps manquaient, mais cet œil puissant suppléait à tout : il commandait avec les yeux ; il remerciait avec les yeux ; c’était un cadavre avec des yeux vivants, et rien n’était plus effrayant parfois que ce visage de marbre au haut duquel s’allumait une colère ou luisait une joie. Trois personnes seulement savaient comprendre ce langage du pauvre paralytique : c’étaient Villefort, Valentine et le vieux domestique dont nous avons déjà parlé. Mais comme Villefort ne voyait que rarement son père, et, pour ainsi dire, quand il ne pouvait faire autrement ; comme, lorsqu’il le voyait, il ne cherchait pas à lui plaire en le comprenant, tout le bonheur du vieillard reposait en sa petite-fille, et Valentine était parvenue, à force de dévouement, d’amour et de patience, à comprendre du regard toutes les pensées de Noirtier. À ce langage muet ou inintelligible pour tout autre, elle répondait avec toute sa voix, toute sa physionomie, toute son âme, de sorte qu’il s’établissait des dialogues animés entre cette jeune fille et cette prétendue argile, à peu près redevenue poussière, et qui cependant était encore un homme d’un savoir immense, d’une pénétration inouïe et d’une volonté aussi puissante que peut l’être l’âme enfermée dans une matière par laquelle elle a perdu le pouvoir de se faire obéir.

Valentine avait donc résolu cet étrange problème de comprendre la pensée du vieillard, pour lui faire comprendre sa pensée à elle ; et, grâce à cette étude, il était bien rare que, pour les choses ordinaires de la vie, elle ne tombât point avec précision sur le désir de cette âme vivante, ou sur le besoin de ce cadavre à moitié insensible.

Quant au domestique, comme depuis vingt-cinq ans, ainsi que nous l’avons dit, il servait son maître, il connaissait si bien toutes ses habitudes, qu’il était rare que Noirtier eût besoin de lui demander quelque chose.

Villefort n’avait en conséquence besoin du secours ni de l’un ni de l’autre pour entamer avec son père l’étrange conversation qu’il venait provoquer. Lui-même, nous l’avons dit, connaissait parfaitement le vocabulaire du vieillard, et s’il ne s’en servait point plus souvent, c’était par ennui et par indifférence. Il laissa donc Valentine descendre au jardin, il éloigna donc Barrois, et après avoir pris sa place à la droite de son père, tandis que madame de Villefort s’asseyait à sa gauche :

— Monsieur, dit-il, ne vous étonnez pas que Valentine ne soit pas montée avec nous et que j’aie éloigné Barrois, car la conférence que nous allons avoir ensemble est de celles qui ne peuvent avoir lieu devant une jeune fille ou un domestique ; madame de Villefort et moi avons une communication à vous faire.

Le visage de Noirtier resta impassible pendant ce préambule, tandis qu’au contraire l’œil de Villefort semblait vouloir plonger jusqu’au plus profond du cœur du vieillard.

— Cette communication, continua le procureur du roi avec son ton glacé et qui semblait ne jamais admettre la contestation, nous sommes sûrs, madame de Villefort et moi, qu’elle vous agréera.

L’œil du vieillard continua de demeurer atone ; il écoutait : voilà tout.

— Monsieur, reprit Villefort, nous marions Valentine.

Une figure de cire ne fût pas restée plus froide à cette nouvelle que ne resta la figure du vieillard.

— Le mariage aura lieu avant trois mois, reprit Villefort.

L’œil du vieillard continua d’être inanimé.

Madame de Villefort prit la parole à son tour, et se hâta d’ajouter :

— Nous avons pensé que cette nouvelle aurait de l’intérêt pour vous, monsieur ; d’ailleurs Valentine a toujours semblé attirer votre affection ; il nous reste donc à vous dire seulement le nom du jeune homme qui lui est destiné. C’est un des plus honorables partis auxquels Valentine puisse prétendre ; il y a de la fortune, un beau nom et des garanties parfaites de bonheur dans la conduite et les goûts de celui que nous lui destinons, et dont le nom ne doit pas vous être inconnu. Il s’agit de M. Franz de Quesnel, baron d’Épinay.

Villefort, pendant le petit discours de sa femme, attachait sur le vieillard un regard plus attentif que jamais. Lorsque madame de Villefort prononça le nom de Franz, l’œil de Noirtier, que son fils connaissait si bien, frissonna, et les paupières se dilatant comme eussent pu faire des lèvres pour laisser passer des paroles, laissèrent, elles, passer un éclair.

Le procureur du roi, qui savait les anciens rapports d’inimitié publique qui avaient existé entre son père et le père de Franz, comprit ce feu et cette agitation ; mais cependant il les laissa passer comme inaperçus, et reprenant la parole où sa femme l’avait laissée :

— Monsieur, dit-il, il est important, vous le comprenez bien, près comme elle est d’atteindre sa dix-neuvième année, que Valentine soit enfin établie. Néanmoins, nous ne vous avons point oublié dans les conférences, et nous nous sommes assurés d’avance que le mari de Valentine accepterait, sinon de vivre près de nous, qui gênerions peut-être un jeune ménage, du moins que vous, que Valentine chérit particulièrement, et qui, de votre côté, paraissez lui rendre cette affection, vivriez près d’eux, de sorte que vous ne perdrez aucune de vos habitudes, et que vous aurez seulement deux enfants au lieu d’un pour veiller sur vous.

L’éclair du regard de Noirtier devint sanglant.

Assurément il se passait quelque chose d’affreux dans l’âme de ce vieillard ; assurément le cri de la douleur et de la colère montait à sa gorge ; et, ne pouvant éclater, l’étouffait, car son visage s’empourpra et ses lèvres devinrent bleues.

Villefort ouvrit tranquillement une fenêtre en disant :

— Il fait bien chaud ici, et cette chaleur fait mal à M. Noirtier.

Puis il revint, mais sans se rasseoir.

— Ce mariage, ajouta madame de Villefort, plaît à M. d’Épinay et à sa famille ; d’ailleurs sa famille se compose seulement d’un oncle et d’une tante. Sa mère étant morte au moment où elle le mettait au monde, et son père ayant été assassiné en 1815, c’est-à-dire quand l’enfant avait deux ans à peine, il ne relève donc que de sa propre volonté.

— Assassinat mystérieux, dit Villefort, et dont les auteurs sont restés inconnus, quoique le soupçon ait plané sans s’abattre au-dessus de la tête de beaucoup de gens.

Noirtier fit un tel effort que ses lèvres se contractèrent comme pour sourire.

— Or, continua Villefort, les véritables coupables, ceux-là qui savent qu’ils ont commis le crime, ceux-là sur lesquels peut descendre la justice des hommes pendant leur vie et la justice de Dieu après leur mort, seraient bien heureux d’être à notre place, et d’avoir une fille à offrir à M. Franz d’Épinay pour éteindre jusqu’à l’apparence du soupçon.

Noirtier s’était calmé avec une puissance que l’on n’aurait pas dû attendre de cette organisation brisée.

— Oui, je comprends, répondit-il du regard à Villefort ; et ce regard exprimait tout ensemble le dédain profond et la colère intelligente.

Villefort, de son côté, répondit à ce regard, dans lequel il avait lu ce qu’il contenait, par un léger mouvement d’épaules.

Puis il fit signe à sa femme de se lever.

— Maintenant, monsieur, dit madame de Villefort, agréez tous mes respects. Vous plaît-il qu’Édouard vienne vous présenter ses respects ?

Il était convenu que le vieillard exprimait son approbation en fermant les yeux, son refus en les clignant à plusieurs reprises, et avait quelques désirs à exprimer quand il les levait au ciel.

S’il demandait Valentine, il fermait l’œil droit seulement.

S’il demandait Barrois, il fermait l’œil gauche.

À la proposition de madame de Villefort, il cligna vivement les yeux.

Madame de Villefort, accueillie par un refus évident, se pinça les lèvres.

— Je vous enverrai donc Valentine, alors ? dit-elle.

— Oui, fit le vieillard en fermant les yeux avec vivacité.

M. et madame de Villefort saluèrent et sortirent en ordonnant qu’on appelât Valentine, déjà prévenue au reste qu’elle aurait quelque chose à faire dans la journée près de M. Noirtier.

Derrière eux, Valentine, toute rose encore d’émotion, entra chez le vieillard. Il ne lui fallut qu’un regard pour qu’elle comprît combien souffrait son aïeul et combien de choses il avait à lui dire.

— Oh ! bon papa, s’écria-t-elle, qu’est-il donc arrivé ? On t’a fâché, n’est-ce pas, et tu es en colère ?

— Oui, fit-il en fermant les yeux.

— Contre qui donc ? contre mon père ? non ; contre madame, de Villefort ? non ; contre moi ?

Le vieillard fit signe que oui.

— Contre moi ? reprit Valentine étonnée.

Le vieillard renouvela le signe.

— Et que t’ai-je donc fait, cher bon papa ? s’écria Valentine.

Pas de réponse ; elle continua :

— Je ne t’ai pas vu de la journée ; on t’a donc rapporté quelque chose de moi ?

— Oui, dit le regard du vieillard avec vivacité.

— Voyons donc que je cherche. Mon Dieu, je te jure, bon père… Ah !… M. et madame de Villefort sortent d’ici, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et ce sont eux qui t’ont dit ces choses qui te fâchent ? Qu’est-ce donc ? Veux-tu que j’aille le leur demander pour que je puisse m’excuser près de toi ?

— Non, non, fit le regard.

— Oh ! mais tu m’effrayes. Qu’ont-ils pu dire, mon Dieu !

Et elle chercha.

— Oh ! j’y suis, dit-elle, en baissant la voix et en se rapprochant du vieillard. Ils ont parlé de mon mariage peut-être ?

— Oui, répliqua le regard courroucé.

— Je comprends ; tu m’en veux de mon silence. Oh ! vois-tu, c’est qu’ils m’avaient bien recommandé de ne t’en rien dire ; c’est qu’ils ne m’en avaient rien dit à moi-même, et que j’avais surpris en quelque sorte ce secret par indiscrétion ; voilà pourquoi j’ai été si réservée avec toi. Pardonne-moi, bon papa Noirtier.

Redevenu fixe et atone, le regard sembla répondre : « Ce n’est pas seulement ton silence qui m’afflige. »

— Qu’est-ce donc ? demanda la jeune fille : tu crois peut-être que je t’abandonnerais, bon père, et que mon mariage me rendrait oublieuse ?

— Non, dit le vieillard.

— Ils t’ont dit alors que M. d’Épinay consentait à ce que nous demeurassions ensemble ?

— Oui.

— Alors pourquoi es-tu fâché ?

Les yeux du vieillard prirent une expression de douceur infinie.

— Oui, je comprends, dit Valentine ; parce que tu m’aimes ?

Le vieillard fit signe que oui.

— Et tu as peur que je ne sois malheureuse ?

— Oui.

— Tu n’aimes pas M. Franz ?

Les yeux répétèrent trois ou quatre fois :

— Non, non, non.

— Alors tu as bien du chagrin, bon père ?

— Oui.

— Eh bien ! écoute, dit Valentine en se mettant à genoux devant Noirtier et en lui passant ses bras autour du cou, moi aussi, j’ai bien du chagrin, car moi non plus je n’aime pas M. Franz d’Épinay.

Un éclair de joie passa dans les yeux de l’aïeul.

— Quand j’ai voulu me retirer au couvent, tu te rappelles bien, que tu as été si fort fâché contre moi ?

Une larme humecta la paupière aride du vieillard.

— Eh bien ! continua Valentine, c’était pour échapper à ce mariage, qui fait mon désespoir.

La respiration de Noirtier devint haletante.

— Alors, ce mariage te fait bien du chagrin, bon père ? mon Dieu, si tu pouvais m’aider, si nous pouvions à nous deux rompre leur projet ! Mais tu es sans force contre eux, toi dont l’esprit cependant est si vif et la volonté si ferme, mais quand il s’agit de lutter tu es aussi faible et même plus faible que moi. Hélas ! tu eusses été pour moi un protecteur si puissant aux jours de ta force et de ta santé ; mais aujourd’hui tu ne peux plus que me comprendre et te réjouir ou t’affliger avec moi. C’est un dernier bonheur que Dieu a oublié de m’enlever avec les autres.

Il y eut à ces paroles, dans les yeux de Noirtier, une telle expression de malice et de profondeur, que la jeune fille crut y lire ces mots :

— Tu te trompes, je puis encore beaucoup pour toi.

— Tu peux quelque chose pour moi, cher bon papa ? traduisit Valentine.

— Oui.

Noirtier leva les yeux au ciel. C’était le signe convenu entre lui et Valentine lorsqu’il désirait quelque chose.

— Que veux-tu, cher père ? voyons.

Valentine chercha un instant dans son esprit, exprima tout haut ses pensées à mesure qu’elles se présentaient à elle, et voyant qu’à tout ce qu’elle pouvait dire, le vieillard répondait constamment non :

— Allons, fit-elle, les grands moyens, puisque je suis si sotte !

Alors elle récita l’une après l’autre toutes les lettres de l’alphabet depuis A jusqu’à N, tandis que son sourire interrogeait l’œil du paralytique ; à N, Noirtier fit signe que oui.

— Ah ! dit Valentine, la chose que vous désirez commence par la lettre N ; c’est à l’N que nous avons affaire ? Eh bien ! voyons, que lui voulons-nous à l’N ? Na, ne, ni, no.

— Oui, oui, oui, fit le vieillard.

— Ah ! c’est no ?

— Oui.

Valentine alla chercher un dictionnaire qu’elle posa sur un pupitre devant Noirtier ; elle l’ouvrit, et quand elle eut vu l’œil du vieillard fixé sur les feuilles, son doigt courut vivement du haut en bas des colonnes.

L’exercice, depuis six ans que Noirtier était tombé dans le fâcheux état où il se trouvait, lui avait rendu les épreuves si faciles, qu’elle devinait aussi vite la pensée du vieillard que si lui-même eût pu chercher dans le dictionnaire.

Au mot notaire, Noirtier fit signe de s’arrêter.

Notaire, dit-elle ; tu veux un notaire, bon papa ?

Le vieillard fit signe que c’était effectivement un notaire qu’il désirait.

— Il faut donc envoyer chercher un notaire ? demanda Valentine.

— Oui, fit le paralytique.

— Mon père doit-il le savoir ?

— Oui.

— Es-tu pressé d’avoir ton notaire ?

— Oui.

— Alors on va te l’envoyer chercher tout de suite, cher père. Est-ce tout ce que tu veux ?

— Oui.

Valentine courut à la sonnette et appela un domestique pour le prier de faire venir M. ou madame de Villefort chez le grand-père.

— Es-tu content ? dit Valentine ; oui… je le crois bien : hein ? ce n’était pas facile à trouver, cela ?

Et la jeune fille sourit à l’aïeul comme elle eût pu faire à un enfant.

M. de Villefort entra ramené par Barrois.

— Que voulez-vous, Monsieur ? demanda-t-il au paralytique.

— Monsieur, dit Valentine, mon grand-père désire un notaire.

À cette demande étrange et surtout inattendue, M. de Villefort échangea un regard avec le paralytique.

— Oui, fit ce dernier avec une fermeté qui indiquait qu’avec l’aide de Valentine et de son vieux serviteur, qui savait maintenant ce qu’il désirait, il était prêt à soutenir la lutte.

— Vous demandez le notaire ? répéta Villefort.

— Oui.

— Pour quoi faire ?

Noirtier ne répondit pas.

— Mais qu’avez-vous besoin d’un notaire ? demanda Villefort.

Le regard du paralytique demeura immobile et par conséquent muet, ce qui voulait dire : Je persiste dans ma volonté.

— Pour nous faire quelques mauvais tour ? dit Villefort ; est-ce la peine ?

— Mais enfin, dit Barrois, prêt à insister avec la persévérance habituelle aux vieux domestiques, si monsieur veut un notaire, c’est apparemment qu’il en a besoin. Ainsi je vais chercher un notaire.

Barrois ne reconnaissait d’autre maître que Noirtier et n’admettait jamais que ses volontés fussent contestées en rien.

— Oui, je veux un notaire, fit le vieillard en fermant les yeux d’un air de défi et comme s’il eût dit : Voyons si l’on osera me refuser ce que je veux.

— On aura un notaire, puisque vous en voulez absolument un, monsieur ; mais je m’excuserai près de lui et vous excuserai vous-même, car la scène sera fort ridicule.

— N’importe, dit Barrois, je vais toujours l’aller chercher.

Et le vieux serviteur sortit triomphant.



II

LE TESTAMENT.

Au moment où Barrois sortit, Noirtier regarda Valentine avec cet intérêt malicieux qui annonçait tant de choses. La jeune fille comprit ce regard et Villefort aussi, car son front se rembrunit et son sourcil se fronça.

Il prit un siège, s’installa dans la chambre du paralytique et attendit.

Noirtier le regardait faire avec une parfaite indifférence ; mais, du coin de l’œil, il avait ordonné à Valentine de ne point s’inquiéter et de rester aussi.

Trois quarts d’heure après, le domestique rentra avec le notaire.

— Monsieur, dit Villefort après les premières salutations, vous êtes mandé par M. Noirtier de Villefort, que voici ; une paralysie générale lui a ôté l’usage des membres et de la voix, et nous seuls à grand-peine parvenons à saisir quelques lambeaux de ses pensées.

Noirtier fit de l’œil un appel à Valentine, appel si sérieux et si impératif, qu’elle répondit sur-le-champ :

— Moi, monsieur, je comprends tout ce que veut dire mon grand-père.

— C’est vrai, ajouta Barrois, tout, absolument tout, comme je le disais à monsieur en venant.

— Permettez, monsieur, et vous aussi, mademoiselle, dit le notaire en s’adressant à Villefort et à Valentine, c’est là un de ces cas où l’officier public ne peut inconsidérément procéder sans assumer une responsabilité dangereuse. La première nécessité, pour qu’un acte soit valable, est que le notaire soit bien convaincu qu’il a fidèlement interprété la volonté de celui qui le dicte. Or, je ne puis pas moi-même être sûr de l’approbation ou de l’improbation d’un client qui ne parle pas ; et comme l’objet de ses désirs et de ses répugnances, vu son mutisme, ne peut m’être prouvé clairement, mon ministère est plus qu’inutile et serait illégalement exercé.

Le notaire fit un pas pour se retirer. Un imperceptible sourire de triomphe se dessina sur les lèvres du procureur du roi. De son côté, Noirtier regarda Valentine avec une telle expression de douleur, qu’elle se plaça sur le chemin du notaire.

— Monsieur, dit-elle, la langue que je parle avec mon grand-père est une langue qui se peut apprendre facilement, et de même que je le comprends, je puis en quelques minutes vous amener à le comprendre. Que vous faut-il, voyons, monsieur, pour arriver à la parfaite édification de votre conscience ?

— Ce qui est nécessaire pour que nos actes soient valables, mademoiselle, répondit le notaire ; c’est-à-dire la certitude de l’approbation ou de l’improbation. On peut tester malade de corps, mais il faut tester sain d’esprit.

— Eh bien ! monsieur, avec deux signes vous acquerrez cette certitude que mon grand-père n’a jamais mieux joui qu’à cette heure de la plénitude de son intelligence. M. Noirtier, privé de la voix, privé du mouvement, ferme les yeux quand il veut dire oui, et les cligne à plusieurs reprises quand il veut dire non. Vous en savez assez maintenant pour causer avec M. Noirtier, essayez.

Le regard que lança le vieillard à Valentine était si humide de tendresse et de reconnaissance, qu’il fut compris du notaire lui-même.

— Vous avez entendu et compris ce que vient de dire votre petite-fille, Monsieur ? demanda le notaire.

Noirtier ferma doucement les yeux, et les rouvrit après un instant.

— Et vous approuvez ce qu’elle a dit ? c’est-à-dire que les signes indiqués par elle sont bien ceux à l’aide desquels vous faites comprendre votre pensée ?

— Oui, fit encore le vieillard.

— C’est vous qui m’avez fait demander ?

— Oui.

— Pour faire votre testament ?

— Oui.

— Et vous ne voulez pas que je me retire sans avoir fait ce testament ?

Le paralytique cligna vivement et à plusieurs reprises ses yeux.

— Eh bien ! monsieur, comprenez-vous, maintenant, demanda la jeune fille, et votre conscience sera-t-elle en repos ?

Mais avant que le notaire n’eût pu répondre, Villefort le tira à part :

— Monsieur, dit-il, croyez-vous qu’un homme puisse supporter impunément un choc physique aussi terrible que celui qu’a éprouvé M. Noirtier de Villefort, sans que le moral ait reçu lui-même une grave atteinte ?

— Ce n’est point cela précisément qui m’inquiète, monsieur, répondit le notaire, mais je me demande comment nous arriverons à deviner les pensées, afin de provoquer les réponses.

— Vous voyez donc que c’est impossible, dit Villefort.

Valentine et le vieillard entendaient cette conversation. Noirtier arrêta son regard si fixe et si ferme sur Valentine, que ce regard appelait évidemment une riposte.

— Monsieur, dit-elle, que cela ne vous inquiète point ; si difficile qu’il soit, ou plutôt qu’il vous paraisse de découvrir la pensée de mon grand-père, je vous la révélerai, moi, de façon à lever tous les doutes à cet égard. Voilà six ans que je suis près de M. Noirtier, et, qu’il le dise lui-même, si, depuis six ans, un seul de ses désirs est resté enseveli dans son cœur faute de pouvoir me le faire comprendre ?

— Non, fit le vieillard.

— Essayons donc, dit le notaire ; vous acceptez mademoiselle pour votre interprète ?

Le paralytique fit signe que oui.

— Bien ; voyons, monsieur, que désirez-vous de moi, et quel est l’acte que vous désirez faire ?

Valentine nomma toutes les lettres de l’alphabet jusqu’à la lettre T.

À cette lettre, l’éloquent coup d’œil de Noirtier l’arrêta.

— C’est la lettre T que monsieur demande, dit le notaire ; la chose est visible.

— Attendez, dit Valentine ; puis, se retournant vers son grand-père : Ta… te…

Le vieillard l’arrêta à la seconde de ces syllabes.

Alors Valentine prit le dictionnaire, et aux yeux du notaire attentif elle feuilleta les pages.

— Testament, dit son doigt arrêté par le coup d’œil de Noirtier.

— Testament ! s’écria le notaire, la chose est visible ; monsieur veut tester.

— Oui, fit Noirtier à plusieurs reprises.

— Voilà qui est merveilleux, monsieur, convenez-en, dit le notaire à Villefort stupéfait.

— En effet, répliqua-t-il, et plus merveilleux encore serait ce testament ; car, enfin, je ne pense pas que les articles se viennent ranger sur le papier, mot par mot, sans l’intelligente aspiration de ma fille. Or, Valentine sera peut-être un peu trop intéressée à ce testament pour être un interprète convenable des obscures volontés de M. Noirtier de Villefort.

— Non, non ! fit le paralytique.

— Comment ! dit M. de Villefort, Valentine n’est point intéressée à votre testament ?

— Non, fit Noirtier.

— Monsieur, dit le notaire, qui, enchanté de cette épreuve, se promettait de raconter dans le monde les détails de cet épisode pittoresque ; monsieur, rien ne me paraît plus facile maintenant que ce que tout à l’heure je regardais comme une chose impossible, et ce testament sera tout simplement un testament mystique, c’est-à-dire prévu et autorisé par la loi pourvu qu’il soit lu en face de sept témoins, approuvé par le testateur devant eux, et fermé par le notaire, toujours devant eux. Quant au temps, il durera à peine plus longtemps qu’un testament ordinaire ; il y a d’abord les formules consacrées et qui sont toujours les mêmes, et quant aux détails, la plupart seront fournis par l’état même des affaires du testateur et par vous qui, les ayant gérées, les connaissez. Mais d’ailleurs, pour que cet acte demeure inattaquable, nous allons lui donner l’authenticité la plus complète ; l’un de mes confrères me servira d’aide et, contre les habitudes, assistera à la dictée. Êtes-vous satisfait, monsieur ? continua le notaire en s’adressant au vieillard.

— Oui, répondit Noirtier, radieux d’être compris.

— Que va-t-il faire ? se demanda Villefort à qui sa haute position commandait tant de réserve, et qui, d’ailleurs, ne pouvait deviner vers quel but tendait son père.

Il se retourna donc pour envoyer chercher le deuxième notaire désigné par le premier ; mais Barrois, qui avait tout entendu et qui avait deviné le désir de son maître, était déjà parti.

Alors le procureur du roi fit dire à sa femme de monter.

Au bout d’un quart d’heure, tout le monde était réuni dans la chambre du paralytique, et le second notaire était arrivé.

En peu de mots les deux officiers ministériels furent d’accord. On lut à Noirtier une formule de testament vague, banale ; puis pour commencer, pour ainsi dire, l’investigation de son intelligence, le premier notaire, se retournant de son côté, lui dit :

— Lorsqu’on fait son testament, monsieur, c’est en faveur de quelqu’un.

— Oui, fit Noirtier.

— Avez-vous quelque idée du chiffre auquel se monte votre fortune ?

— Oui.

— Je vais vous nommer plusieurs chiffres qui monteront successivement ; vous m’arrêterez quand j’aurai atteint celui que vous croirez être le vôtre.

— Oui.

Il y avait dans cet interrogatoire une espèce de solennité ; d’ailleurs jamais la lutte de l’intelligence contre la matière n’avait peut-être été plus visible ; et si ce n’était un sublime, comme nous allions le dire, c’était au moins un curieux spectacle.

On faisait cercle autour de Villefort ; le second notaire était assis à une table, tout prêt à écrire ; le premier notaire se tenait debout devant lui et interrogeait.

— Votre fortune dépasse trois cent mille francs, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

Noirtier fit signe que oui.

— Possédez-vous quatre cent mille francs ? demanda le notaire.

Noirtier resta immobile.

— Cinq cent mille ?

Même immobilité.

— Six cent mille ? sept cent mille ? huit cent mille ? neuf cent mille ?

Noirtier fit signe que oui.

— Vous possédez neuf cent mille francs ?

— Oui.

— En immeubles ? demanda le notaire.

Noirtier fit signe que non.

— En inscriptions de rentes ?

Noirtier fit signe que oui.

— Ces inscriptions sont entre vos mains ?

Un coup d’œil adressé à Barrois fit sortir le vieux serviteur, qui revint un instant après avec une petite cassette.

— Permettez-vous qu’on ouvre cette cassette ? demanda le notaire.

Noirtier fit signe que oui.

On ouvrit la cassette et l’on trouva pour neuf cent mille francs d’inscriptions sur le Grand-Livre.

Le premier notaire passa, les unes après les autres, chaque inscription à son collègue ; le compte y était, comme l’avait accusé Noirtier.

— C’est bien cela, dit-il ; il est évident que l’intelligence est dans toute sa force et dans toute son étendue.

Puis, se retournant vers le paralytique :

— Donc, lui dit-il, vous possédez neuf cent mille francs de capital, qui, à la façon dont ils sont placés, doivent vous produire quarante mille livres de rentes à peu près ?

— Oui, fit Noirtier.

— À qui désirez-vous laisser cette fortune ?

— Oh ! dit madame de Villefort, cela n’est point douteux ; M. Noirtier aime uniquement sa petite-fille, mademoiselle Valentine de Villefort : c’est elle qui le soigne depuis six ans ; elle a su captiver par ses soins assidus l’affection de son grand-père, et je dirai presque sa reconnaissance ; il est donc juste qu’elle recueille le prix de son dévouement.

L’œil de Noirtier lança un éclair comme s’il n’était pas dupe de ce faux assentiment donné par madame de Villefort aux attentions qu’elle lui supposait.

— Est-ce donc à mademoiselle Valentine de Villefort que vous laissez ces neuf cent mille francs ? demanda le notaire, qui croyait n’avoir plus qu’à enregistrer cette clause, mais qui tenait à s’assurer cependant de l’assentiment de Noirtier, et voulait faire constater cet assentiment par tous les témoins de cette étrange scène.

Valentine avait fait un pas en arrière et pleurait les yeux baissés ; le vieillard la regarda un instant avec l’expression d’une profonde tendresse ; puis se retournant vers le notaire, il cligna des yeux de la façon la plus significative.

— Non ? dit le notaire ; comment, ce n’est pas mademoiselle Valentine de Villefort que vous instituez pour votre légataire universelle ?

Noirtier fit signe que non.

— Vous ne vous trompez pas ? s’écria le notaire étonné ; vous dites bien non ?

— Non ! répéta Noirtier, non !

Valentine releva la tête ; elle était stupéfaite, non pas de son exhérédation, mais d’avoir provoqué le sentiment qui dicte d’ordinaire de pareils actes.

Mais Noirtier la regarda avec une si profonde expression de tendresse qu’elle s’écria :

— Oh ! mon bon père, je le vois bien, ce n’est que votre fortune que vous m’ôtez, mais vous me laissez toujours votre cœur ?

— Oh ! oui, bien certainement, dirent les yeux du paralytique, se fermant avec une expression à laquelle Valentine ne pouvait se tromper.

— Merci ! merci ! murmura la jeune fille.

Cependant ce refus avait fait naître dans le cœur de madame de Villefort une espérance inattendue ; elle se rapprocha du vieillard.

— Alors c’est donc à votre petit-fils Édouard de Villefort que vous laissez votre fortune, cher monsieur Noirtier ? demanda la mère.

Le clignement des yeux fut terrible : il exprimait presque la haine.

— Non, fit le notaire ; alors c’est à monsieur votre fils ici présent ?

— Non, répliqua le vieillard.

Les deux notaires se regardèrent stupéfaits ; Villefort et sa femme se sentaient rougir, l’un de honte, l’autre de colère.

— Mais, que vous avons-nous donc fait, père, dit Valentine ; vous ne nous aimez donc plus ?

Le regard du vieillard passa rapidement sur son fils, sur sa belle-fille, et s’arrêta sur Valentine avec une expression de profonde tendresse.

— Eh bien ! dit-elle, si tu m’aimes, voyons, bon père, tâche d’allier cet amour avec ce que tu fais en ce moment. Tu me connais, tu sais que je n’ai jamais songé à la fortune : d’ailleurs, on dit que je suis riche du côté de ma mère, trop riche même ; explique-toi donc.

Noirtier fixa son regard ardent sur la main de Valentine.

— Ma main ? dit-elle.

— Oui, fit Noirtier.

— Sa main ! répétèrent tous les assistants.

— Ah ! Messieurs, vous voyez bien que tout est inutile, et que mon pauvre père est fou, dit Villefort.

— Oh ! s’écria tout à coup Valentine, je comprends ! Mon mariage, n’est-ce pas, bon père ?

— Oui, oui, oui, répéta trois fois le paralytique, lançant un éclair à chaque fois que se relevait sa paupière.

— Tu nous en veux pour le mariage, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mais c’est absurde, dit Villefort.

— Pardon, monsieur, dit le notaire, tout cela au contraire est très logique et me fait l’effet de s’enchaîner parfaitement.

— Tu ne veux pas que j’épouse M. Franz d’Épinay ?

— Non, je ne veux pas, exprima l’œil du vieillard.

— Et vous déshéritez votre petite-fille, s’écria le notaire, parce qu’elle fait un mariage contre votre gré ?

— Oui, répondit Noirtier.

— De sorte que sans ce mariage elle serait votre héritière ?

— Oui.

Il se fit alors un silence profond autour du vieillard.

Les deux notaires se consultaient ; Valentine, les mains jointes, regardait son grand-père avec un sourire reconnaissant ; Villefort mordait ses lèvres minces ; madame de Villefort ne pouvait réprimer un sentiment joyeux qui, malgré elle, s’épanouissait sur son visage.

— Mais, dit enfin Villefort, rompant le premier ce silence, il me semble que je suis seul juge des convenances qui plaident en faveur de cette union. Seul maître de la main de ma fille, je veux qu’elle épouse M. Franz d’Épinay, et elle l’épousera.

Valentine tomba pleurante sur un fauteuil.

— Monsieur, dit le notaire, s’adressant au vieillard, que comptez-vous faire de votre fortune au cas où mademoiselle Valentine épouserait M. Franz ?

Le vieillard resta immobile.

— Vous comptez en disposer, cependant ?

— Oui, fit Noirtier.

— En faveur de quelqu’un de votre famille ?

— Non.

— En faveur des pauvres, alors ?

— Oui.

— Mais, dit le notaire, vous savez que la loi s’oppose à ce que vous dépouilliez entièrement votre fils ?

— Oui.

— Vous ne disposerez donc que de la partie que la loi vous autorise à distraire.

Noirtier demeura immobile.

— Vous continuez à vouloir disposer de tout ?

— Oui.

— Mais après votre mort on attaquera le testament ?

— Non.

— Mon père me connaît, monsieur, dit M. de Villefort, il sait que sa volonté sera sacrée pour moi ; d’ailleurs il comprend que dans ma position je ne puis plaider contre les pauvres.

L’œil de Noirtier exprima le triomphe.

— Que décidez-vous, monsieur ? demanda le notaire à Villefort.

— Rien, Monsieur, c’est une résolution prise dans l’esprit de mon père, et je sais que mon père ne change pas de résolution. Je me résigne donc. Ces neuf cent mille francs sortiront de la famille pour aller enrichir les hôpitaux ; mais je ne céderai pas à un caprice de vieillard, et je ferai selon ma conscience.

Et Villefort se retira avec sa femme, laissant son père libre de tester comme il l’entendrait.

Le même jour le testament fut fait ; on alla chercher les témoins, il fut approuvé par le vieillard, fermé en leur présence et déposé chez M. Deschamps, le notaire de la famille.



III

LE TÉLÉGRAPHE.

M. et madame de Villefort apprirent, en rentrant chez eux, que M. le comte de Monte-Cristo, qui était venu pour leur faire visite, avait été introduit dans le salon, où il les attendait ; madame de Villefort, trop émotionnée pour entrer ainsi tout à coup, passa par sa chambre à coucher, tandis que le procureur du roi, plus sûr de lui-même, s’avança directement vers le salon.

Mais si maître qu’il fût de ses sensations, si bien qu’il sût composer son visage, M. de Villefort ne put si bien écarter le nuage de son front que le comte, dont le sourire brillait radieux, ne remarquât cet air sombre et rêveur.

— Oh ! mon Dieu ! dit Monte-Cristo après les premiers compliments, qu’avez-vous donc, monsieur de Villefort ? et suis-je arrivé au moment où vous dressiez quelque accusation un peu trop capitale ?

Villefort essaya de sourire.

— Non, monsieur le comte, dit-il, il n’y a d’autre victime ici que moi. C’est moi qui perds mon procès, et c’est le hasard, l’entêtement, la folie qui a lancé le réquisitoire.

— Que voulez-vous dire ? demanda Monte-Cristo avec un intérêt parfaitement joué. Vous est-il, en réalité, arrivé quelque malheur grave ?

— Oh ! monsieur le comte, dit Villefort avec un calme plein d’amertume, cela ne vaut pas la peine d’en parler ; presque rien, une simple perte d’argent.

— En effet, répondit Monte-Cristo, une perte d’argent est peu de chose avec une fortune comme celle que vous possédez et avec un esprit philosophique et élevé comme l’est le vôtre !

— Aussi, répondit Villefort, n’est-ce point la question d’argent qui me préoccupe, quoique, après tout, neuf cent mille francs vaillent bien un regret, ou tout au moins un mouvement de dépit. Mais je me blesse surtout de cette disposition du sort, du hasard, de la fatalité, je ne sais comment nommer la puissance qui dirige le coup qui me frappe et qui renverse mes espérances de fortune et détruit peut-être l’avenir de ma fille par le caprice d’un vieillard tombé en enfance.

— Eh ! mon Dieu ! qu’est ce donc ? s’écria le comte. Neuf cent mille francs, avez-vous dit ? Mais, en vérité, comme vous le dites, la somme mérite d’être regrettée, même par un philosophe. Et qui vous donne ce chagrin ?

— Mon père, dont je vous ai parlé.

— M. Noirtier ! vraiment ! Mais vous m’aviez dit, ce me semble, qu’il était en paralysie complète, et que toutes ses facultés étaient anéanties ?

— Oui, ses facultés physiques, car il ne peut pas marcher, il ne peut point parler, et avec tout cela, cependant, il pense, il veut, il agit, comme vous voyez. Je le quitte il y a cinq minutes, et, dans ce moment, il est occupé à dicter un testament à deux notaires.

— Mais alors il a parlé ?

— Il a fait mieux, il s’est fait comprendre.

— Comment cela ?

— À l’aide du regard ; ses yeux ont continué de vivre, et vous voyez, ils tuent.

— Mon ami, dit madame de Villefort qui venait d’entrer à son tour, peut-être vous exagérez-vous la situation ?

— Madame… dit le comte en s’inclinant.

Madame de Villefort salua avec son plus gracieux sourire.

— Mais que me dit donc là M. de Villefort ? demanda Monte-Cristo, et quelle disgrâce incompréhensible ?…

— Incompréhensible, c’est le mot ! reprit le procureur du roi en haussant les épaules, un caprice de vieillard !

— Et il n’y a pas moyen de le faire revenir sur cette décision ?

— Si fait, dit madame de Villefort ; et il dépend même de mon mari que ce testament, au lieu d’être fait au détriment de Valentine, soit fait au contraire en sa faveur.

Le comte, voyant que les deux époux commençaient à parler par paraboles, prit l’air distrait, et regarda avec l’attention la plus profonde et l’approbation la plus marquée Édouard qui versait de l’encre dans l’abreuvoir des oiseaux.

— Ma chère, dit Villefort répondant à sa femme, vous savez que j’aime peu me poser chez moi en patriarche, et que je n’ai jamais cru que le sort de l’univers dépendît d’un signe de ma tête. Cependant il importe que mes décisions soient respectées dans ma famille, et que la folie d’un vieillard et le caprice d’un enfant ne renversent pas un projet arrêté dans mon esprit depuis longues années. Le baron d’Épinay était mon ami, vous le savez, et une alliance avec son fils était des plus convenables.

— Vous croyez, dit madame de Villefort, que Valentine est d’accord avec lui ?… En effet… elle a toujours été opposée à ce mariage, et je ne serais pas étonnée que tout ce que nous venons de voir et d’entendre ne soit que l’exécution d’un plan concerté entre eux.

— Madame, dit Villefort, on ne renonce pas ainsi, croyez-moi, à une fortune de neuf cent mille francs.

— Elle renoncerait au monde, monsieur, puisqu’il y a un an elle voulait entrer dans un couvent.

— N’importe, reprit de Villefort, je dis que ce mariage doit se faire, madame !

— Malgré la volonté de votre père ? dit madame de Villefort, attaquant une autre corde : c’est bien grave !

Monte-Cristo faisait semblant de ne point écouter, et ne perdait point un mot de ce qui se disait.

— Madame, reprit Villefort, je puis dire que j’ai toujours respecté mon père, parce qu’au sentiment naturel de la descendance se joignait chez moi la conscience de sa supériorité morale ; parce qu’enfin un père est sacré à deux titres, sacré comme notre créateur, sacré comme notre maître ; mais aujourd’hui je dois renoncer à reconnaître une intelligence dans le vieillard qui, sur un simple souvenir de haine pour le père, poursuit ainsi le fils ; il serait donc ridicule à moi de conformer ma conduite à ses caprices. Je continuerai d’avoir le plus grand respect pour M. Noirtier ; je subirai sans me plaindre la punition pécuniaire qu’il m’inflige ; mais je resterai immuable dans ma volonté, et le monde appréciera de quel côté était la saine raison. En conséquence, je marierai ma fille au baron Franz d’Épinay, parce que ce mariage est, à mon sens, bon et honorable, et qu’en définitive je veux marier ma fille à qui me plaît.

— Eh quoi ! dit le comte, dont le procureur du roi avait constamment sollicité l’approbation du regard ; eh quoi ! M. Noirtier déshérite, dites-vous, mademoiselle Valentine, parce qu’elle va épouser M. le baron Franz d’Épinay ?

— Eh ! mon Dieu ! oui, monsieur ; voilà la raison, dit Villefort en haussant les épaules.

— La raison visible, du moins, ajouta madame de Villefort.

— La raison réelle, madame. Croyez-moi, je connais mon père.

— Conçoit-on cela ? répondit la jeune femme ; en quoi, je vous le demande, M. d’Épinay déplaît-il plus qu’un autre à M. Noirtier ?

— En effet, dit le comte, j’ai connu M. Franz d’Épinay, le fils du général de Quesnel, n’est-ce pas, qui a été fait baron d’Épinay par le roi Charles X ?

— Justement, reprit Villefort.

— Eh bien ! mais c’est un jeune homme charmant, ce me semble !

— Aussi n’est-ce qu’un prétexte, j’en suis certaine, dit madame de Villefort ; les vieillards sont tyrans de leurs affections ; M. Noirtier ne veut pas que sa petite-fille se marie.

— Mais, dit Monte-Cristo, ne connaissez-vous pas une cause à cette haine ?

— Eh ! mon Dieu ! qui peut savoir ?

— Quelque antipathie politique peut-être ?

— En effet, mon père et le père de M. d’Épinay ont vécu dans des temps orageux dont je n’ai vu que les derniers jours, dit Villefort.

— Votre père n’était-il pas bonapartiste ? demanda Monte-Cristo. Je crois me rappeler que vous m’avez dit quelque chose comme cela.

— Mon père a été jacobin avant toutes choses, reprit Villefort, emporté par son émotion hors des bornes de la prudence, et la robe de sénateur que Napoléon lui avait jetée sur les épaules ne faisait que déguiser le vieil homme, mais sans l’avoir changé. Quand mon père conspirait, ce n’était pas pour l’empereur, c’était contre les Bourbons ; car mon père avait cela de terrible en lui, qu’il n’a jamais combattu pour les utopies irréalisables, mais pour les choses possibles, et qu’il a appliqué à la réussite de ces choses possibles ces terribles théories de la Montagne, qui ne reculaient devant aucun moyen.

— Eh bien ! dit Monte-Cristo, voyez-vous, c’est cela, M. Noirtier et M. d’Épinay se seront rencontrés sur le sol de la politique. M. le général d’Épinay, quoique ayant servi sous Napoléon, n’avait-il pas au fond du cœur gardé des sentiments royalistes, et n’est-ce pas le même qui fut assassiné un soir sortant d’un club napoléonien, où on l’avait attiré dans l’espérance de trouver en lui un frère ?

Villefort regarda le comte presque avec terreur.

— Est-ce que je me trompe ? dit Monte-Cristo.

— Non pas, monsieur, dit madame de Villefort, et c’est bien cela, au contraire ; et c’est justement à cause de ce que vous venez de dire que, pour voir s’éteindre de vieilles haines, M. de Villefort avait eu l’idée de faire aimer deux enfants dont les pères s’étaient haïs.

— Idée sublime ! dit Monte-Cristo, idée pleine de charité et à laquelle le monde devait applaudir. En effet, c’était beau de voir mademoiselle Noirtier de Villefort s’appeler madame Franz d’Épinay !

Villefort tressaillit et regarda Monte-Cristo comme s’il eût voulu lire au fond de son cœur l’intention qui avait dicté les paroles qu’il venait de prononcer.

Mais le comte garda le bienveillant sourire stéréotypé sur ses lèvres ; et cette fois encore, malgré la profondeur de son regard, le procureur du roi ne vit pas au delà de l’épiderme.

— Aussi, reprit Villefort, quoique ce soit un grand malheur pour Valentine que de perdre la fortune de son grand-père, je ne crois pas cependant que pour cela le mariage manque ; je ne crois pas que M. d’Épinay recule devant cet échec pécuniaire ; il verra que je vaux peut-être mieux que la somme, moi qui la sacrifie au désir de lui tenir ma parole ; il calculera que Valentine, d’ailleurs, est riche du bien de sa mère, administré par M. et madame de Saint-Méran, ses aïeuls maternels, qui la chérissent tous deux tendrement.

— Et qui valent bien qu’on les aime et qu’on les soigne comme Valentine a fait pour M. Noirtier, dit madame de Villefort ; d’ailleurs, ils vont venir à Paris dans un mois au plus, et Valentine, après un tel affront, sera dispensée de s’enterrer comme elle l’a fait jusqu’ici auprès de M. Noirtier.

Le comte écoutait avec complaisance la voix discordante de ces amours-propres blessés et de ces intérêts meurtris.

— Mais il me semble, dit Monte-Cristo après un instant de silence, et je vous demande pardon d’avance de ce que je vais dire ; il me semble que si M. Noirtier déshérite mademoiselle de Villefort, coupable de se vouloir marier avec un jeune homme dont il a détesté le père, il n’a pas le même tort à reprocher à ce cher Édouard.

— N’est-ce pas, monsieur ? s’écria madame de Villefort avec une intonation impossible à décrire : n’est-ce pas que c’est injuste, odieusement injuste ? Ce pauvre Édouard, il est aussi bien le petit-fils de M. Noirtier que Valentine, et cependant si Valentine n’avait pas dû épouser M. Franz, M. Noirtier lui laissait tout son bien ; et de plus, enfin, Édouard porte le nom de la famille, ce qui n’empêche pas que, même en supposant que Valentine soit effectivement déshéritée par son grand-père elle sera encore trois fois plus riche que lui.

Ce coup porté, le comte écouta et ne parla plus.

— Tenez, reprit Villefort, tenez, monsieur le comte, cessons, je vous prie, de nous entretenir de ces misères de famille ; oui, c’est vrai, ma fortune va grossir le revenu des pauvres, qui sont aujourd’hui les véritables riches. Oui, mon père m’aura frustré d’un espoir légitime, et cela sans raison ; mais moi j’aurai agi comme un homme de sens, comme un homme de cœur. M. d’Épinay, à qui j’avais promis le revenu de cette somme, le recevra, dussé-je m’imposer les plus cruelles privations.

— Cependant, reprit madame de Villefort, revenant à la seule idée qui murmurât sans cesse au fond de son cœur, peut-être vaudrait-il mieux que l’on confiât cette mésaventure à M. d’Épinay, et qu’il rendît lui-même sa parole.

— Oh ! ce serait un grand malheur ! s’écria Villefort.

— Un grand malheur ? répéta Monte-Cristo.

— Sans doute, reprit Villefort en se radoucissant ; un mariage manqué, même pour des raisons d’argent, jette de la défaveur sur une jeune fille ; puis, d’anciens bruits que je voulais éteindre reprendraient de la consistance. Mais non, il n’en sera rien. M. d’Épinay, s’il est honnête homme, se verra encore plus engagé par l’exhérédation de Valentine qu’auparavant ; autrement il agirait donc dans un simple but d’avarice : non, c’est impossible.

— Je pense comme M. de Villefort, dit Monte-Cristo en fixant son regard sur madame de Villefort ; et si j’étais assez de ses amis pour me permettre de lui donner un conseil, je l’inviterais, puisque M. d’Épinay va revenir, à ce que l’on m’a dit du moins, à nouer cette affaire si fortement qu’elle ne se pût dénouer ; j’engagerais enfin une partie dont l’issue doit être si honorable pour M. de Villefort.

Ce dernier se leva, transporté d’une joie visible, tandis que sa femme pâlissait légèrement.

— Bien, dit-il, voilà tout ce que je demandais et je me prévaudrai de l’opinion d’un conseiller tel que vous, dit-il en tendant la main à Monte-Cristo. Ainsi donc, que tout le monde ici considère ce qui est arrivé aujourd’hui comme non avenu ; il n’y a rien de changé à nos projets.

— Monsieur, dit le comte, le monde, tout injuste qu’il est, vous saura, je vous en réponds, gré de votre résolution ; vos amis en seront fiers, et M. d’Épinay, dût-il prendre mademoiselle de Villefort sans dot, ce qui ne saurait être, sera charmé d’entrer dans une famille où l’on sait s’élever à la hauteur de tels sacrifices pour tenir sa parole et remplir son devoir.

En disant ces mots, le comte s’était levé et s’apprêtait à partir.

— Vous nous quittez, monsieur le comte ? dit madame de Villefort.

— J’y suis forcé, madame, je venais seulement vous rappeler votre promesse pour samedi.

— Craignez-vous que nous l’oubliassions ?

— Vous êtes trop bonne, madame ; mais M. de Villefort a de si graves et parfois de si urgentes occupations…

— Mon mari a donné sa parole, monsieur, dit madame de Villefort, vous venez de voir qu’il la tient quand il a tout à perdre, à plus forte raison quand il a tout à gagner.

— Et, demanda Villefort, est-ce à votre maison des Champs-Élysées que la réunion a lieu ?

— Non pas, dit Monte-Cristo, et c’est ce qui rend encore votre dévouement plus méritoire : c’est à la campagne.

— À la campagne ?

— Oui.

— Et où cela ? près de Paris, n’est-ce pas ?

— Aux portes, à une demi-lieue de la barrière, à Auteuil.

— À Auteuil ! s’écria Villefort. Ah ! c’est vrai, madame m’a dit que vous demeuriez à Auteuil, puisque c’est chez vous qu’elle a été transportée. Et à quel endroit d’Auteuil ?

— Rue de la Fontaine !

— Rue de la Fontaine ! reprit Villefort d’une voix étranglée ; et à quel numéro ?

— Au no 28.

— Mais, s’écria Villefort, c’est donc à vous que l’on a vendu la maison de M. de Saint-Méran ?

— De M. de Saint-Méran ? demanda Monte-Cristo. Cette maison appartenait-elle donc à M. de Saint-Méran ?

— Oui, reprit madame de Villefort, et croyez-vous une chose, monsieur le comte ?

— Laquelle ?

— Vous trouvez cette maison jolie, n’est-ce pas ?

— Charmante.

— Eh bien ! mon mari n’a jamais voulu l’habiter.

— Oh ! reprit Monte-Cristo, en vérité, monsieur, c’est une prévention dont je ne me rends pas compte.

— Je n’aime pas Auteuil, Monsieur, répondit le procureur du roi, en faisant un effort sur lui-même.

— Mais je ne serai pas assez malheureux, je l’espère, dit avec inquiétude Monte-Cristo, pour que cette antipathie me prive du bonheur de vous recevoir ?

— Non, monsieur le comte… j’espère bien… croyez que je ferai tout ce que je pourrai, balbutia Villefort.

— Oh ! répondit Monte-Cristo, je n’admets pas d’excuse. Samedi, à six heures, je vous attends, et si vous ne veniez pas, je croirais, que sais-je, moi ? qu’il y a sur cette maison inhabitée depuis plus de vingt ans quelque lugubre tradition, quelque sanglante légende.

— J’irai, monsieur le comte, j’irai, dit vivement Villefort.

— Merci, dit Monte-Cristo. Maintenant il faut que vous me permettiez de prendre congé de vous.

— En effet, vous avez dit que vous étiez forcé de nous quitter, monsieur le comte, dit madame de Villefort, et vous alliez même, je crois, nous dire pourquoi faire, quand vous vous êtes interrompu pour passer à une autre idée.

— En vérité, madame, dit Monte-Cristo, je ne sais si j’oserai vous dire où je vais.

— Bah ! dites toujours.

— Je vais, en véritable badaud que je suis, visiter une chose qui m’a bien souvent fait rêver des heures entières.

— Laquelle ?

— Un télégraphe. Ma foi tant pis, voilà le mot lâché.

— Un télégraphe ! répéta madame de Villefort.

— Eh mon Dieu, oui, un télégraphe. J’ai vu parfois au bout d’un chemin, sur un tertre, par un beau soleil, se lever ces bras noirs et pliants pareils aux pattes d’un immense coléoptère, et jamais ce ne fut sans émotion, je vous jure, car je pensais que ces signes bizarres fendant l’air avec précision, et portant à trois cents lieues la volonté inconnue d’un homme assis devant une table, à un autre homme assis à l’extrémité de la ligne devant une autre table, se dessinaient sur le gris du nuage ou sur l’azur du ciel, par la seule force du vouloir de ce chef tout-puissant : je croyais alors aux génies, aux sylphes, aux gnomes, aux pouvoirs occultes enfin, et je riais. Or, jamais l’envie ne m’était venue de voir de près ces gros insectes au ventre blanc, aux pattes noires et maigres, car je craignais de trouver sous leurs ailes de pierre le petit génie humain, bien gourmé, bien pédant, bien bourré de science, de cabale ou de sorcellerie. Mais voilà qu’un beau matin j’ai appris que le moteur de chaque télégraphe était un pauvre diable d’employé à douze cents francs par an, occupé tout le jour à regarder, non pas le ciel comme l’astronome, non pas l’eau comme le pêcheur, non pas le paysage comme un cerveau vide, mais bien l’insecte au ventre blanc, aux pattes noires, son correspondant, placé à quelque quatre ou cinq lieues de lui. Alors je me suis senti pris d’un désir curieux de voir de près cette chrysalide vivante et d’assister à la comédie que du fond de sa coque elle donne à cette autre chrysalide, en tirant les uns après les autres quelques bouts de ficelle.

— Et vous allez là ?

— J’y vais.

— À quel télégraphe ? À celui du ministère de l’intérieur ou de l’Observatoire ?

— Oh ! non pas, je trouverais là des gens qui voudraient me forcer de comprendre des choses que je veux ignorer, et qui m’expliqueraient malgré moi un mystère qu’ils ne connaissent pas. Peste ! je veux garder les illusions que j’ai encore sur les insectes ; c’est bien assez d’avoir déjà perdu celles que j’avais sur les hommes. Je n’irai donc ni au télégraphe du ministère de l’intérieur, ni au télégraphe de l’Observatoire. Ce qu’il me faut, c’est le télégraphe en plein champ, pour y trouver le pur bonhomme pétrifié dans sa tour.

— Vous êtes un singulier grand seigneur, dit Villefort.

— Quelle ligne me conseillez-vous d’étudier ?

— Mais la plus occupée à cette heure.

— Bon ! celle d’Espagne, alors ?

— Justement. Voulez-vous une lettre du ministre pour qu’on vous explique…

— Mais non, dit Monte-Cristo, puisque je vous dis, au contraire, que je n’y veux rien comprendre. Du moment où j’y comprendrai quelque chose, il n’y aura plus de télégraphe, il n’y aura plus qu’un signe de M. Duchâtel ou de M. de Montalivet, transmis au préfet de Bayonne et travesti en deux mots grecs : τῆλε, γράφειν. C’est la bête aux pattes noires et le mot effrayant que je veux conserver dans toute sa pureté et dans toute ma vénération.

— Allez donc, car dans deux heures il fera nuit, et vous ne verrez plus rien.

— Diable ! vous m’effrayez. Quel est le plus proche ?

— Sur la route de Bayonne ?

— Oui, va pour la route de Bayonne.

— C’est celui de Châtillon.

— Et après celui de Châtillon ?

— Celui de la tour de Montlhéry, je crois.

— Merci, au revoir ! Samedi je vous raconterai mes impressions.

À la porte, le comte se trouva avec les deux notaires qui venaient de déshériter Valentine, et qui se retiraient enchantés d’avoir fait un acte qui ne pouvait manquer de leur faire grand honneur.



IV

LE MOYEN DE DÉLIVRER UN JARDINIER DES LOIRS QUI MANGENT SES PÊCHES.

Non pas le même soir, comme il l’avait dit, mais le lendemain matin, le comte de Monte-Cristo sortit par la barrière d’Enfer, prit la route d’Orléans, dépassa le village de Linas sans s’arrêter au télégraphe qui, justement au moment où le comte passait, faisait mouvoir ses longs bras décharnés, et gagna la tour de Montlhéry, située, comme chacun sait, sur l’endroit le plus élevé de la plaine de ce nom.

Au pied de la colline, le comte mit pied à terre, et par un petit sentier circulaire, large de dix-huit pouces, commença de gravir la montagne ; arrivé au sommet, il se trouva arrêté par une haie sur laquelle des fruits verts avaient succédé aux fleurs roses et blanches.

Monte-Cristo chercha la porte du petit enclos, et ne tarda point à la trouver. C’était une petite herse en bois, roulant sur des gonds d’osier et se fermant avec un clou et une ficelle. En un instant le comte fut au courant du mécanisme et la porte s’ouvrit.

Le comte se trouva alors dans un petit jardin de vingt pieds de long sur douze de large, borné d’un côté par la partie de la haie dans laquelle était encadrée l’ingénieuse machine que nous avons décrite sous le nom de porte et de l’autre par la vieille tour ceinte de lierre, toute parsemée de ravenelles et de giroflées.

On n’eût pas dit, à la voir ainsi ridée et fleurie comme une aïeule à qui ses petits-enfants viennent de souhaiter sa fête, qu’elle pourrait raconter bien des drames terribles si elle joignait une voix aux oreilles menaçantes qu’un vieux proverbe donne aux murailles.

On parcourait ce jardin en suivant une allée sablée de sable rouge, sur lequel mordait, avec des tons qui eussent réjoui l’œil de Delacroix, notre Rubens moderne, une bordure de gros buis, vieille de plusieurs années. Cette allée avait la forme d’un 8, et tournait en s’élançant, de manière à faire dans un jardin de vingt pieds une promenade de soixante. Jamais Flore, la riante et fraîche déesse des bons jardiniers latins, n’avait été honorée d’un culte aussi minutieux et aussi pur que l’était celui qu’on lui rendait dans ce petit enclos.

En effet, de vingt rosiers qui composaient le parterre, pas une feuille ne portait la trace de la mouche, pas un filet la petite grappe de pucerons verts qui désolent et rongent les plantes grandissant sur un terrain humide. Ce n’était cependant point l’humidité qui manquait à ce jardin ; la terre noire comme de la suie, l’opaque feuillage des arbres, le disaient assez ; d’ailleurs l’humidité factice eût promptement suppléé à l’humidité naturelle, grâce au tonneau plein d’eau croupissante qui creusait un des angles du jardin, et dans lequel stationnaient, sur une nappe verte, une grenouille et un crapaud qui, par incompatibilité d’humeur, sans doute, se tenaient toujours, en se tournant le dos, aux deux points opposés du cercle.

D’ailleurs, pas une herbe dans les allées, pas un rejeton parasite dans les plates-bandes ; une petite-maîtresse polit et émonde avec moins de soin les géraniums, les cactus et les rhododendrons de sa jardinière de porcelaine que ne le faisait le maître jusqu’alors invisible du petit enclos.

Monte-Cristo s’arrêta après avoir refermé la porte en agrafant la ficelle à son clou, et embrassa d’un regard toute la propriété.

— Il paraît, dit-il, que l’homme du télégraphe a des jardiniers à l’année, ou se livre passionnément à l’agriculture.

Tout à coup il se heurta à quelque chose, tapi derrière une brouette chargée de feuillage : ce quelque chose se redressa en laissant échapper une exclamation qui peignait son étonnement, et Monte-Cristo se trouva en face d’un bonhomme d’une cinquantaine d’années qui ramassait des fraises qu’il plaçait sur des feuilles de vigne.

Il y avait douze feuilles de vigne et presque autant de fraises.

Le bonhomme, en se relevant, faillit laisser choir fraises, feuilles et assiette.

— Vous faites votre récolte, monsieur ? dit Monte-Cristo en souriant.

— Pardon, monsieur, répondit le bonhomme en portant la main à sa casquette, je ne suis pas là-haut, c’est vrai, mais je viens d’en descendre à l’instant même.

— Que je ne vous gêne en rien, mon ami, dit le comte ; cueillez vos fraises, si toutefois il vous en reste encore.

— J’en ai encore dix, dit l’homme, car en voici onze, et j’en avais vingt et une, cinq de plus que l’année dernière. Mais ce n’est pas étonnant, le printemps a été chaud cette année, et ce qu’il faut aux fraises voyez-vous, monsieur, c’est la chaleur. Voilà pourquoi, au lieu de seize que j’ai eues l’année passée, j’en ai cette année, voyez-vous, onze déjà cueillies, douze, treize, quatorze, quinze, seize, dix-sept, dix-huit. Oh ! mon Dieu ! il m’en manque deux, elles y étaient encore hier, monsieur, elles y étaient, j’en suis sûr, je les ai comptées. Il faut que ce soit le fils de la mère Simon qui me les ait soufflées ; je l’ai vu rôder par ici ce matin. Ah ! le petit drôle, voler dans un enclos ! il ne sait donc pas où cela peut le mener.

— En effet, dit Monte-Cristo, c’est grave, mais vous ferez la part de la jeunesse du délinquant et de sa gourmandise.

— Certainement, dit le jardinier ; cependant ce n’en est pas moins fort désagréable. Mais, encore une fois, pardon, monsieur : c’est peut-être un chef que je fais attendre ainsi ?

Et il interrogeait d’un regard craintif le comte et son habit bleu.

— Rassurez-vous, mon ami, dit le comte avec ce sourire qu’il faisait, à sa volonté, si terrible et si bienveillant, et qui cette fois n’exprimait que la bienveillance, je ne suis point un chef qui vient pour vous inspecter, mais un simple voyageur conduit par la curiosité et qui commence même à se reprocher sa visite en voyant qu’il vous fait perdre votre temps.

— Oh ! mon temps n’est pas cher, répliqua le bonhomme avec un sourire mélancolique. Cependant c’est le temps du gouvernement, et je ne devrais pas le perdre mais j’avais reçu le signal qui m’annonçait que je pouvais me reposer une heure (il jeta les yeux sur un cadran solaire, car il y avait de tout dans l’enclos de la tour de Montlhéry, même un cadran solaire), et, vous le voyez, j’avais encore dix minutes devant moi, puis mes fraises étaient mûres, et un jour de plus… D’ailleurs, croiriez-vous, monsieur, que les loirs me les mangent ?

— Ma foi, non, je ne l’aurais pas cru, répondit gravement Monte-Cristo ; c’est un mauvais voisinage, monsieur, que celui des loirs, pour nous qui ne les mangeons pas confits dans du miel comme faisaient les Romains.

— Ah ! les Romains les mangeaient ? fit le jardinier ; ils mangeaient les loirs ?

— J’ai lu cela dans Pétrone, dit le comte.

— Vraiment ? Ça ne doit pas être bon, quoiqu’on dise : Gras comme un loir. Et ce n’est pas étonnant, monsieur, que les loirs soient gras, attendu qu’ils dorment toute la sainte journée, et qu’ils ne se réveillent que pour ronger toute la nuit. Tenez, l’an dernier, j’avais quatre abricots ; ils m’en ont entamé un. J’avais un brugnon, un seul, il est vrai que c’est un fruit rare ; eh bien ! monsieur, ils me l’ont à moitié dévoré du côté de la muraille ; un brugnon superbe et qui était excellent. Je n’en ai jamais mangé de meilleur.

— Vous l’avez mangé ? demanda Monte-Cristo.

— C’est-à-dire la moitié qui restait, vous comprenez bien. C’était exquis, monsieur. Ah ! dame ! ces messieurs-là ne choisissent pas les pires morceaux. C’est comme le fils de la mère Simon, il n’a pas choisi les plus mauvaises fraises, allez ! Mais cette année, continua l’horticulteur, soyez tranquille, cela ne m’arrivera pas, dussé-je, quand les fruits seront prêts de mûrir, passer la nuit pour les garder.

Monte-Cristo en avait assez vu. Chaque homme a sa passion qui le mord au fond du cœur, comme chaque fruit son ver ; celle de l’homme au télégraphe, c’était l’horticulture. Il se mit à cueillir les feuilles de vigne qui cachaient les grappes au soleil, et se conquit par là le cœur du jardinier.

— Monsieur était venu pour voir le télégraphe ? dit-il.

— Oui, monsieur, si toutefois cela n’est pas défendu par les règlements.

— Oh ! pas défendu le moins du monde, dit le jardinier, attendu qu’il n’y a rien de dangereux, vu que personne ne sait ni ne peut savoir ce que nous disons.

— On m’a dit, en effet, reprit le comte, que vous répétiez des signaux que vous ne compreniez pas vous-même.

— Certainement, monsieur, et j’aime bien mieux cela, dit en riant l’homme du télégraphe.

— Pourquoi aimez-vous mieux cela ?

— Parce que, de cette façon, je n’ai pas de responsabilité. Je suis une machine, moi, et pas autre chose, et pourvu que je fonctionne, on ne m’en demande pas davantage.

— Diable ! fit Monte-Cristo en lui-même, est-ce que par hasard je serais tombé sur un homme qui n’aurait pas d’ambition ? Morbleu ! ce serait jouer de malheur.

— Monsieur, dit le jardinier en jetant un coup d’œil sur son cadran solaire, les dix minutes vont expirer, je retourne à mon poste. Vous plaît-il de monter avec moi ?

— Je vous suis.

Monte-Cristo entra, en effet, dans la tour divisée en trois étages ; celui du bas contenait quelques instruments aratoires, tels que bêches, râteaux, arrosoirs, dressés contre la muraille : c’était tout l’ameublement.

Le second était l’habitation ordinaire ou plutôt nocturne de l’employé ; il contenait quelques pauvres ustensiles de ménage, un lit, une table, deux chaises, une fontaine de grès, plus quelques herbes sèches pendues au plafond, et que le comte reconnut pour des pois de senteur et des haricots d’Espagne dont le bonhomme conservait la graine dans sa coque ; il avait étiqueté tout cela avec le soin d’un maître botaniste du Jardin des Plantes.

— Faut-il passer beaucoup de temps à étudier la télégraphie, monsieur ? demanda Monte-Cristo.

— Ce n’est pas l’étude qui est longue, c’est le surnumérariat.

— Et combien reçoit-on d’appointements ?

— Mille francs, monsieur.

— Ce n’est guère.

— Non ; mais on est logé, comme vous voyez.

Monte-Cristo regarda la chambre.

— Pourvu qu’il n’aille pas tenir à son logement ! murmura-t-il.

On passa au troisième étage : c’était la chambre du télégraphe. Monte-Cristo regarda tour à tour les deux poignées de fer à l’aide desquelles l’employé faisait jouer la machine.

— C’est fort intéressant, dit-il, mais à la longue c’est une vie qui doit vous paraître un peu insipide ?

— Oui, dans le commencement cela donne le torticolis à force de regarder ; mais au bout d’un an ou deux on s’y fait ; puis nous avons nos heures de récréation et nos jours de congé.

— Vos jours de congé ?

— Oui.

— Lesquels ?

— Ceux où il fait du brouillard.

— Ah ! c’est juste.

— Ce sont mes jours de fête, à moi ; je descends dans le jardin ces jours-là, et je plante, je taille, je rogne, j’échenille : en somme, le temps passe.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ?

— Depuis dix ans, et cinq ans de surnumérariat, quinze.

— Vous avez ?…

— Cinquante-cinq ans.

— Combien de temps de service vous faut-il pour avoir la pension ?

— Oh ! monsieur, vingt-cinq ans.

— Et de combien est cette pension ?

— De cent écus.

— Pauvre humanité ! murmura Monte-Cristo.

— Vous dites, monsieur ?… demanda l’employé.

— Je dis que c’est fort intéressant.

— Quoi ?

— Tout ce que vous me montrez… Et vous ne comprenez rien absolument à vos signes ?

— Rien absolument.

— Vous n’avez jamais essayé de comprendre ?

— Jamais ; pour quoi faire ?

— Cependant, il y a des signaux qui s’adressent à vous directement.

— Sans doute.

— Et ceux-là vous les comprenez ?

— Ce sont toujours les mêmes.

— Et ils disent ?

Rien de nouveau… vous avez une heure… ou à demain.

— Voilà qui est parfaitement innocent, dit le comte ; mais regardez donc, ne voilà-t-il pas votre correspondant qui se met en mouvement ?

— Ah ! c’est vrai ; merci, monsieur.

— Et que vous dit-il ? est-ce quelque chose que vous comprenez ?

— Oui ; il me demande si je suis prêt.

— Et vous lui répondez ?…

— Par un signe qui apprend en même temps à mon correspondant de droite que je suis prêt, tandis qu’il invite mon correspondant de gauche à se préparer à son tour.

— C’est très ingénieux, dit le comte.

— Vous allez voir, reprit avec orgueil le bonhomme, dans cinq minutes il va parler.

— J’ai cinq minutes alors, dit Monte-Cristo, c’est plus de temps qu’il ne m’en faut. Mon cher monsieur, dit-il, permettez-moi de vous faire une question.

— Faites.

— Vous aimez le jardinage ?

— Avec passion.

— Et vous seriez heureux, au lieu d’avoir une terrasse de vingt pieds, d’avoir un enclos de deux arpents ?

— Monsieur, j’en ferais un paradis terrestre.

— Avec vos mille francs vous vivez mal ?

— Assez mal ; mais enfin je vis.

— Oui ; mais vous n’avez qu’un jardin misérable.

— Ah ! c’est vrai, le jardin n’est pas grand.

— Et encore, tel qu’il est, il est peuplé de loirs qui dévorent tout.

— Ça, c’est mon fléau.

— Dites-moi si vous aviez le malheur de tourner la tête, quand le correspondant de droite va marcher ?

— Je ne le verrais pas.

— Alors, qu’arriverait-il ?

— Que je ne pourrais pas répéter ses signaux.

— Et après ?

— Il arriverait que, ne les ayant pas répétés par négligence, je serais mis à l’amende.

— De combien ?

— De cent francs.

— Le dixième de votre revenu ; c’est joli !

— Ah ! fit l’employé.

— Cela vous est arrivé ? dit Monte-Cristo.

— Une fois, monsieur, une fois que je greffais un rosier noisette.

— Bien. Maintenant, si vous vous avisiez de changer quelque chose au signal, ou d’en transmettre un autre ?

— Alors, c’est différent, je serais renvoyé et je perdrais ma pension.

— Trois cents francs ?

— Cent écus, oui, Monsieur ; aussi vous comprenez que jamais je ne ferai rien de tout cela.

— Pas même pour quinze ans de vos appointements ? Voyons, ceci mérite réflexion, hein ?

— Pour quinze mille francs ?

— Oui.

— Monsieur, vous m’effrayez.

— Bah !

— Monsieur, vous voulez me tenter ?

— Justement ! Quinze mille francs, comprenez vous ?

— Monsieur, laissez-moi regarder mon correspondant de droite !

— Au contraire, ne le regardez pas et regardez ceci.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Comment ! vous ne connaissez pas ces petits papiers-là ?

— Des billets de banque !

— Carrés ; il y en a quinze.

— Et à qui sont-ils ?

— À vous, si vous voulez.

— À moi ! s’écria l’employé suffoqué.

— Oh ! mon Dieu, oui ! à vous, en toute propriété.

— Monsieur, voilà mon correspondant de droite qui marche.

— Laissez-le marcher.

— Monsieur, vous m’avez distrait, et je vais être à l’amende.

— Cela vous coûtera cent francs ; vous voyez bien que vous avez tout intérêt à prendre mes quinze billets de banque.

— Monsieur, le correspondant de droite s’impatiente, il redouble ses signaux.

— Laissez-le faire et prenez.

Le comte mit le paquet dans la main de l’employé.

— Maintenant, dit-il, ce n’est pas tout : avec vos quinze mille francs vous ne vivrez pas.

— J’aurai toujours ma place.

— Non, vous la perdrez ; car vous allez faire un autre signe que celui de votre correspondant.

— Oh ! Monsieur, que me proposez-vous là ?

— Un enfantillage.

— Monsieur, à moins que d’y être forcé…

— Je compte bien vous y forcer effectivement.

Et Monte-Cristo tira de sa poche un autre paquet.

— Voici dix autres mille francs, dit-il ; avec les quinze qui sont dans votre poche, cela fera vingt-cinq mille. Avec cinq mille francs vous achèterez une jolie petite maison et deux arpents de terre ; avec les vingt mille autres, vous vous ferez mille francs de rente.

— Un jardin de deux arpents ?

— Et mille francs de rente.

— Mon Dieu ! mon Dieu !

— Mais prenez donc !

Et Monte-Cristo mit de force les dix mille francs dans la main de l’employé.

— Que dois-je faire ?

— Rien de bien difficile.

— Mais enfin ?

— Répéter les signes que voici.

Monte-Cristo tira de sa poche un papier sur lequel il y avait trois signes tout tracés, des numéros indiquant l’ordre dans lequel ils devaient être faits.

— Ce ne sera pas long, comme vous voyez.

— Oui, mais…

— C’est pour le coup que vous aurez des brugnons, et de reste.

Le coup porta ; rouge de fièvre et suant à grosses gouttes, le bonhomme exécuta les uns après les autres les trois signes donnés par le comte, malgré les effrayantes dislocations du correspondant de droite, qui, ne comprenant rien à ce changement, commençait à croire que l’homme aux brugnons était devenu fou.

Quant au correspondant de gauche, il répéta consciencieusement les mêmes signaux, qui furent recueillis définitivement au ministère de l’intérieur.

— Maintenant, vous voilà riche, dit Monte-Cristo.

— Oui, répondit l’employé, mais à quel prix !

— Écoutez, mon ami, dit Monte-Cristo, je ne veux pas que vous ayez des remords ; croyez-moi donc, car, je vous jure, vous n’avez fait de tort à personne, et vous avez servi les projets de Dieu.

L’employé regardait les billets de banque, les palpait, les comptait ; il était pâle, il était rouge ; enfin, il se précipita vers sa chambre pour boire un verre d’eau ; mais il n’eut pas le temps d’arriver jusqu’à la fontaine, et il s’évanouit au milieu de ses haricots secs.

Cinq minutes après que la nouvelle télégraphique fut arrivée au ministère, Debray fit mettre les chevaux à son coupé, et courut chez Danglars.

— Votre mari a des coupons de l’emprunt espagnol ? dit-il à la baronne.

— Je crois bien ! il en a pour six millions.

— Qu’il les vende à quelque prix que ce soit.

— Pourquoi cela ?

— Parce que don Carlos s’est sauvé de Bourges et est rentré en Espagne.

— Comment savez-vous cela ?

— Parbleu, dit Debray en haussant les épaules, comme je sais les nouvelles.

La baronne ne se le fit pas répéter deux fois : elle courut chez son mari, lequel courut à son tour chez son agent de change et lui ordonna de vendre à tout prix.

Quand on vit que M. Danglars vendait, les fonds espagnols baissèrent aussitôt. Danglars y perdit cinq cent mille francs, mais il se débarrassa de tous ses coupons.

Le soir on lut dans le Messager :


Dépêche télégraphique.

« Le roi don Carlos a échappé à la surveillance qu’on exerçait sur lui à Bourges, et est rentré en Espagne par la frontière de Catalogne. Barcelone s’est soulevée en sa faveur. »


Pendant toute la soirée il ne fut bruit que de la prévoyance de Danglars, qui avait vendu ses coupons, et du bonheur de l’agioteur, qui ne perdait que cinq cent mille francs sur un pareil coup.

Ceux qui avaient conservé leurs coupons ou acheté ceux de Danglars se regardèrent comme ruinés et passèrent une fort mauvaise nuit.

Le lendemain on lut dans le Moniteur :

« C’est sans aucun fondement que le Messager a annoncé hier la fuite de don Carlos et la révolte de Barcelone.

« Le roi don Carlos n’a pas quitté Bourges, et la Péninsule jouit de la plus profonde tranquillité.

« Un signe télégraphique, mal interprété à cause du brouillard, a donné lieu à cette erreur. »

Les fonds remontèrent d’un chiffre double de celui où ils étaient descendus.

Cela fit, en perte et en manque à gagner, un million de différence pour Danglars.

— Bon ! dit Monte-Cristo à Morrel, qui se trouvait chez lui au moment où on annonçait l’étrange revirement de Bourse dont Danglars avait été victime ; je viens de faire pour vingt-cinq mille francs une découverte que j’eusse payée cent mille.

— Que venez-vous donc de découvrir ? demanda Maximilien.

— Je viens de découvrir le moyen de délivrer un jardinier des loirs qui lui mangeaient ses pêches.



V

LES FANTÔMES.

À la première vue, et examinée du dehors, la maison d’Auteuil n’avait rien de splendide, rien de ce qu’on pouvait attendre d’une habitation destinée au magnifique comte de Monte-Cristo : mais cette simplicité tenait à la volonté du maître, qui avait positivement ordonné que rien ne fût changé à l’extérieur ; il n’était besoin pour s’en convaincre que de considérer l’intérieur. En effet, à peine la porte était-elle ouverte que le spectacle changeait.

M. Bertuccio s’était surpassé lui-même pour le goût des ameublements et la rapidité de l’exécution : comme autrefois le duc d’Antin avait fait abattre en une nuit une allée d’arbres qui gênait le regard de Louis XIV, de même en trois jours M. Bertuccio avait fait planter une cour entièrement nue, et de beaux peupliers, des sycomores venus avec leurs blocs énormes de racines, ombrageaient la façade principale de la maison, devant laquelle, au lieu de pavés à moitié cachés par l’herbe, s’étendait une pelouse de gazon, dont les plaques avaient été posées le matin même, et qui formait un vaste tapis où perlait encore l’eau dont on l’avait arrosé.

Au reste, les ordres venaient du comte ; lui-même avait remis à Bertuccio un plan où était indiqué le nombre et la place des arbres qui devaient être plantés, la forme et l’espace de la pelouse qui devait succéder aux pavés.

Vue ainsi, la maison était devenue méconnaissable, et Bertuccio lui-même protestait qu’il ne la reconnaissait plus, emboîtée qu’elle était dans son cadre de verdure.

L’intendant n’eût pas été fâché, tandis qu’il y était, de faire subir quelques transformations au jardin : mais le comte avait positivement défendu qu’on y touchât en rien. Bertuccio s’en dédommagea en encombrant de fleurs les antichambres, les escaliers et les cheminées.

Ce qui annonçait l’extrême habileté de l’intendant et la profonde science du maître, l’un pour servir, l’autre pour se faire servir, c’est que cette maison, déserte depuis vingt années, si sombre et si triste encore la veille tout imprégnée qu’elle était de cette fade odeur qu’on pourrait appeler l’odeur du temps, avait pris en un jour, avec l’aspect de la vie, les parfums que préférait le maître, et jusqu’au degré de son jour favori ; c’est que le comte, en arrivant, avait là, sous sa main, ses livres et ses armes ; sous ses yeux ses tableaux préférés ; dans les antichambres les chiens dont il aimait les caresses, les oiseaux dont il aimait le chant ; c’est que toute cette maison, réveillée de son long sommeil comme le palais de la Belle au bois dormant, vivait, chantait, s’épanouissait, pareille à ces maisons que nous avons depuis longtemps chéries, et dans lesquelles, lorsque par malheur nous les quittons, nous laissons involontairement une partie de notre âme.

Des domestiques allaient et venaient joyeux dans cette belle cour : les uns possesseurs des cuisines, et glissant comme s’ils eussent toujours habité cette maison, dans des escaliers restaurés de la veille, les autres peuplant les remises, où les équipages, numérotés et casés, semblaient installés depuis cinquante ans ; et les écuries, où les chevaux au râtelier répondaient en hennissant aux palefreniers, qui leur parlaient avec infiniment plus de respect que beaucoup de domestiques ne parlent à leurs maîtres.

La bibliothèque était disposée sur deux corps, aux deux côtés de la muraille, et contenait deux milles volumes à peu près : tout un compartiment était destiné aux romans modernes, et celui qui avait paru la veille était déjà rangé à sa place, se pavanant dans sa reliure rouge et or.

De l’autre côté de la maison, faisant pendant à la bibliothèque, il y avait la serre, garnie de plantes rares et s’épanouissant dans de larges potiches japonaises, et au milieu de la serre, merveille à la fois des yeux et de l’odorat, un billard que l’on eût dit abandonné depuis une heure au plus par les joueurs, qui avaient laissé mourir les billes sur le tapis.

Une seule chambre avait été respectée par le magnifique Bertuccio. Devant cette chambre, située à l’angle gauche du premier étage, à laquelle on pouvait monter par le grand escalier, et dont on pouvait sortir par l’escalier dérobé, les domestiques passaient avec curiosité et Bertuccio avec terreur.

À cinq heures précises, le comte arriva, suivi d’Ali, devant la maison d’Auteuil. Bertuccio attendait cette arrivée avec une impatience mêlée d’inquiétude ; il espérait quelques compliments, tout en redoutant un froncement de sourcils.

Monte-Cristo descendit dans la cour, parcourut toute la maison et fit le tour du jardin, silencieux et sans donner le moindre signe d’approbation ni de mécontentement.

Seulement, en entrant dans sa chambre à coucher, située du côté opposé à la chambre fermée, il étendit la main vers le tiroir d’un petit meuble en bois de rose, qu’il avait déjà distingué à son premier voyage.

— Cela ne peut servir qu’à mettre des gants, dit-il.

— En effet, Excellence, répondit Bertuccio ravi, ouvrez, et vous y trouverez des gants.

Dans les autres meubles, le comte trouva encore ce qu’il comptait y trouver, flacons, cigares, bijoux.

— Bien ! dit-il encore.

Et M. Bertucdo se retira l’âme ravie, tant était grande, puissante et réelle l’influence de cet homme sur tout ce qui l’entourait.

À six heures précises, on entendit piétiner un cheval devant la porte d’entrée. C’était notre capitaine des spahis qui arrivait sur Médéah.

Monte-Cristo l’attendait sur le perron, le sourire aux lèvres.

— Me voilà le premier, j’en suis bien sûr ! lui cria Morrel ; je l’ai fait exprès pour vous avoir un instant à moi seul avant tout le monde. Julie et Emmanuel vous disent des millions de choses. Ah ! mais, savez-vous que c’est magnifique ici ! Dites-moi, comte, est-ce que vos gens auront bien soin de mon cheval ?

— Soyez tranquille, mon cher Maximilien, ils s’y connaissent.

— C’est qu’il a besoin d’être bouchonné. Si vous saviez de quel train il a été ! Une véritable trombe !

— Peste, je le crois bien, un cheval de cinq mille francs ! dit Monte-Cristo du ton qu’un père mettrait à parler à son fils.

— Vous les regrettez ? dit Morrel avec son franc sourire.

— Moi ! Dieu m’en préserve ! répondit le comte. Non. Je regretterais seulement que le cheval ne fût pas bon.

— Il est si bon, mon cher comte, que M. de Château-Renaud, l’homme le plus connaisseur de France, et M. Debray, qui monte les arabes du ministère, courent après moi en ce moment, et sont un peu distancés, comme vous voyez, et encore sont-ils talonnés par les chevaux de la baronne Danglars, qui vont d’un trot à faire tout bonnement leurs six lieues à l’heure.

— Alors, ils vous suivent ? demanda Monte-Cristo.

— Tenez, les voilà.

En effet, au moment même, un coupé à l’attelage tout fumant et deux chevaux de selle hors d’haleine arrivèrent devant la grille de la maison, qui s’ouvrit devant eux. Aussitôt le coupé décrivit son cercle, et vint s’arrêter au perron, suivi de deux cavaliers.

En un instant Debray eut mis pied à terre, et se trouva à la portière. Il offrit sa main à la baronne, qui lui fit en descendant un geste imperceptible pour tout autre que pour Monte-Cristo.

Mais le comte ne perdait rien, et dans ce geste il vit reluire un petit billet blanc aussi imperceptible que le geste, et qui passa, avec une aisance qui indiquait l’habitude de cette manœuvre, de la main de madame Danglars dans celle du secrétaire du ministre.

Derrière sa femme descendit le banquier, pâle comme s’il fût sorti du sépulcre au lieu de sortir de son coupé.

Madame Danglars jeta autour d’elle un regard rapide et investigateur que Monte-Cristo seul put comprendre, et dans lequel elle embrassa la cour, le péristyle, la façade de la maison ; puis, réprimant une légère émotion, qui se fût certes traduite sur son visage, s’il eût été permis à son visage de pâlir, elle monta le perron tout en disant à Morrel :

— Monsieur, si vous étiez de mes amis, je vous demanderais si votre cheval est à vendre.

Morrel fit un sourire qui ressemblait fort à une grimace, et se retourna vers Monte-Cristo, comme pour le prier de le tirer de l’embarras où il se trouvait.

Le comte le comprit.

— Ah ! Madame, répondit-il, pourquoi n’est-ce point à moi que cette demande s’adresse ?

— Avec vous, monsieur, dit la baronne, on n’a le droit de ne rien désirer, car on est trop sûre d’obtenir. Aussi était-ce à M. Morrel.

— Malheureusement, reprit le comte, je suis témoin que M. Morrel ne peut céder son cheval, son honneur étant engagé à ce qu’il le garde.

— Comment cela ?

— Il a parié dompter Médéah dans l’espace de six mois. Vous comprenez maintenant, baronne, que s’il s’en défaisait avant le terme fixé par le pari, non seulement il le perdrait, mais encore on dirait qu’il a eu peur ; et un capitaine de spahis, même pour passer un caprice à une jolie femme, ce qui est, à mon avis, une des choses les plus sacrées de ce monde, ne peut laisser courir un pareil bruit.

— Vous voyez, madame… dit Morrel tout en adressant à Monte-Cristo un sourire reconnaissant.

— Il me semble d’ailleurs, dit Danglars avec un ton bourru mal déguisé par son sourire épais, que vous en avez assez comme cela de chevaux.

Ce n’était point l’habitude de madame Danglars de laisser passer de pareilles attaques sans y riposter, et cependant, au grand étonnement des jeunes gens, elle fit semblant de ne pas entendre et ne répondit rien.

Monte-Cristo souriait à ce silence, qui dénonçait une humilité inaccoutumée, tout en montrant à la baronne deux immenses pots de porcelaine de Chine, sur lesquels serpentaient des végétations marines d’une grosseur et d’un travail tels, que la nature seule peut avoir cette richesse, cette sève et cet esprit.

La baronne était émerveillée.

— Eh, mais, on planterait là-dedans un marronnier des Tuileries, dit-elle ; comment donc a-t-on jamais pu faire cuire de pareilles énormités ?

— Ah ! Madame, dit Monte-Cristo, il ne faut pas nous demander cela à nous autres faiseurs de statuettes et de verre mousseline : c’est un travail d’un autre âge, une espèce d’œuvre des génies de la terre et de la mer.

— Comment cela et de quelle époque cela peut-il être ?

— Je ne sais pas ; seulement j’ai ouï dire qu’un empereur de la Chine avait fait construire un four exprès ; que dans ce four, les uns après les autres, on avait fait cuire douze pots pareils à ceux-ci. Deux se brisèrent sous l’ardeur du feu ; on descendit les dix autres à trois cents brasses au fond de la mer. La mer, qui savait ce que l’on demandait d’elle, jeta sur eux ses lianes, tordit ses coraux, incrusta ses coquilles ; le tout fut cimenté par deux cents années sous ses profondeurs inouïes, car une révolution emporta l’empereur qui avait voulu faire cet essai et ne laissa que le procès-verbal qui constatait la cuisson des vases et leur descente au fond de la mer. Au bout de deux cents ans on retrouva le procès-verbal, et l’on songea à retirer les vases. Des plongeurs allèrent, sous des machines faites exprès, à la découverte dans la baie où on les avait jetés ; mais sur les dix on n’en retrouva plus que trois, les autres avaient été dispersés et brisés par les flots. J’aime ces vases, au fond desquels je me figure parfois que des monstres informes, effrayants, mystérieux, et pareils à ceux que voient les seuls plongeurs, ont fixé avec étonnement leur regard terne et froid, et dans lesquels ont dormi des myriades de poissons qui s’y réfugiaient pour fuir la poursuite de leurs ennemis.

Pendant ce temps, Danglars, peu amateur de curiosités, arrachait machinalement, et l’une après l’autre, les fleurs d’un magnifique oranger ; quand il eut fini avec l’oranger, il s’adressa à un cactus, mais alors le cactus, d’un caractère moins facile que l’oranger, le piqua outrageusement.

Alors il tressaillit et se frotta les yeux comme s’il sortait d’un songe.

— Monsieur, lui dit Monte-Cristo en souriant, vous qui êtes amateur de tableaux et qui avez de si magnifiques choses, je ne vous recommande pas les miens. Cependant voici deux Hobbema, un Paul Potter, un Mieris, deux Gérard Dow, un Raphaël, un Van-Dyck, un Zurbaran et deux ou trois Murillo, qui sont dignes de vous être présentés.

— Tiens ! dit Debray, voici un Hobbema que je reconnais.

— Ah ! vraiment !

— Oui, on est venu le proposer au Musée.

— Qui n’en a pas, je crois ? hasarda Monte-Cristo.

— Non, et qui cependant a refusé de l’acheter.

— Pourquoi cela ? demanda Château-Renaud.

— Vous êtes charmant, vous ; parce que le gouvernement n’est point assez riche.

— Ah ! pardon ! dit Château-Renaud. J’entends dire cependant de ces choses-là tous les jours depuis huit ans, et je ne puis pas encore m’y habituer.

— Cela viendra, dit Debray.

— Je ne crois pas, répondit Château-Renaud.

— M. le major Bartolomeo Cavalcanti ! M. le vicomte Andrea Cavalcanti ! annonça Baptistin.

Un col de satin noir sortant des mains du fabricant, une barbe fraîche, des moustaches grises, l’œil assuré, un habit de major orné de trois plaques et de cinq croix, en somme une tenue irréprochable de vieux soldat, tel apparut le major Bartolomeo Cavalcanti, ce tendre père que nous connaissons.

Près de lui, couvert d’habits tout flambants neufs, s’avançait, le sourire sur les lèvres, le vicomte Andrea Cavalcanti, ce respectueux fils que nous connaissons encore.

Les trois jeunes gens causaient ensemble ; leurs regards se portaient du père au fils, et s’arrêtèrent tout naturellement plus longtemps sur ce dernier, qu’ils détaillèrent.

— Cavalcanti ! dit Debray.

— Un beau nom, fit Morrel ; peste !

— Oui, dit Château-Renaud, c’est vrai, ces Italiens se nomment bien, mais ils s’habillent mal.

— Vous êtes difficile, Château-Renaud, reprit Debray ; ces habits sont d’un excellent faiseur, et tout neufs.

— Voilà justement ce que je leur reproche. Ce monsieur a l’air de s’habiller aujourd’hui pour la première fois.

— Qu’est-ce que ces messieurs ? demanda Danglars au comte de Monte-Cristo.

— Vous avez entendu, des Cavalcanti.

— Cela m’apprend leur nom, voilà tout.

— Ah ! c’est vrai, vous n’êtes pas au courant de nos noblesses d’Italie ; qui dit Cavalcanti, dit race de princes.

— Belle fortune ? demanda le banquier.

— Fabuleuse.

— Que font-ils ?

— Ils essayent de la manger sans pouvoir en venir à bout. Ils ont d’ailleurs des crédits sur vous, à ce qu’ils m’ont dit en me venant voir avant-hier. Je les ai même invités à votre intention. Je vous les présenterai.

— Mais il me semble qu’ils parlent très purement le français, dit Danglars.

— Le fils a été élevé dans un collège du Midi, à Marseille ou dans les environs, je crois. Vous le trouverez dans l’enthousiasme.

— De quoi ? demanda la baronne.

— Des Françaises, madame. Il veut absolument prendre femme à Paris.

— Une belle idée qu’il a là ! dit Danglars en haussant les épaules.

Madame Danglars regarda son mari avec une expression qui, dans tout autre moment, eût présagé un orage : mais pour la seconde fois elle se tut.

— Le baron paraît bien sombre aujourd’hui, dit Monte-Cristo à madame Danglars ; est-ce qu’on voudrait le faire ministre, par hasard ?

— Non, pas encore, que je sache. Je crois plutôt qu’il aura joué à la Bourse, qu’il aura perdu, et qu’il ne sait à qui s’en prendre.

— M. et madame de Villefort ! cria Baptistin.

Les deux personnes annoncées entrèrent. M. de Villefort, malgré sa puissance sur lui-même, était visiblement ému. En touchant sa main, Monte-Cristo sentit qu’elle tremblait.

— Décidément il n’y a que les femmes pour savoir dissimuler, se dit Monte-Cristo à lui-même et en regardant madame Danglars, qui souriait au procureur du roi et qui embrassait sa femme.

Après les premiers compliments, le comte vit Bertuccio qui, occupé jusque-là du côté de l’office, se glissait dans un petit salon attenant à celui dans lequel on se trouvait.

Il alla à lui.

— Que voulez-vous, M. Bertuccio ? lui dit-il.

— Son Excellence ne m’a pas dit le nombre de ses convives.

— Ah ! c’est vrai.

— Combien de couverts ?

— Comptez vous-même.

— Tout le monde est-il arrivé, Excellence ?

— Oui.

Bertuccio glissa son regard à travers la porte entrebâillée.

Monte-Cristo le couvait des yeux.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria-t-il.

— Quoi donc ? demanda le comte.

— Cette femme !… cette femme !…

— Laquelle ?

— Celle qui a une robe blanche et tant de diamants !… la blonde !…

— Madame Danglars ?

— Je ne sais pas comment on la nomme. Mais c’est elle, monsieur, c’est elle !

— Qui elle ?

— La femme du jardin ! celle qui était enceinte ! celle qui se promenait en attendant !… en attendant !…

Bertuccio demeura la bouche ouverte, pâle et les cheveux hérissés.

— En attendant qui ?

Bertuccio, sans répondre, montra Villefort du doigt, à peu près du même geste dont Macbeth montra Banco.

— Oh !… oh !… murmura-t-il enfin, voyez-vous ?

— Quoi ? qui ?

— Lui !

— Lui !… M. le procureur du roi de Villefort ? Sans doute, que je le vois.

— Mais je ne l’ai donc pas tué ?

— Ah çà, mais je crois que vous devenez fou, mon brave monsieur Bertuccio, dit le comte.

— Mais il n’est donc pas mort ?

— Eh non ! il n’est pas mort, vous le voyez bien ; au lieu de le frapper entre la sixième et la septième côte gauche, comme c’est la coutume de vos compatriotes, vous aurez frappé plus haut ou plus bas ; et ces gens de justice, ça vous a l’âme chevillée dans le corps ; ou bien plutôt rien de ce que vous m’avez raconté n’est vrai, c’est un rêve de votre imagination, une hallucination de votre esprit ; vous vous serez endormi ayant mal digéré votre vengeance ; elle vous aura pesé sur l’estomac ; vous aurez eu le cauchemar, voilà tout. Voyons, rappelez votre calme, et comptez : M. et madame de Villefort, deux ; M. et madame Danglars, quatre ; M. de Château-Renaud, M. Debray, M. Morrel, sept ; M. le major Bartolomeo Cavalcanti, huit.

— Huit ! répéta Bertuccio.

— Attendez donc ! attendez donc ! vous êtes bien pressé de vous en aller, que diable ! vous oubliez un de mes convives. Appuyez un peu à gauche… tenez… M. Andrea Cavalcanti, ce jeune homme en habit noir qui regarde la Vierge de Murillo, qui se retourne.

Cette fois Bertuccio commença un cri que le regard de Monte-Cristo éteignit sur ses lèvres.

— Benedetto ! murmura-t-il tout bas, fatalité !

— Voilà six heures et demie qui sonnent, monsieur Bertuccio, dit sévèrement le comte ; c’est l’heure où j’ai donné l’ordre qu’on se mît à table ; vous savez que je n’aime point à attendre.

Et Monte-Cristo rentra dans le salon où l’attendaient ses convives, tandis que Bertuccio regagnait la salle à manger en s’appuyant contre les murailles.

Cinq minutes après, les deux portes du salon s’ouvrirent. Bertuccio parut, et faisant, comme Vatel à Chantilly, un dernier et héroïque effort :

— Monsieur le comte est servi, dit-il.

Monte-Cristo offrit le bras à madame de Villefort.

— Monsieur de Villefort, dit-il, faites-vous le cavalier de madame la baronne Danglars, je vous prie.

Villefort obéit, et l’on passa dans la salle à manger.



VI

LE DÎNER.

Il était évident, qu’en passant dans la salle à manger, un même sentiment animait tous les convives. Ils se demandaient quelle bizarre influence les avait amenés tous dans cette maison, et cependant, tout étonnés et même tout inquiets que quelques-uns étaient de s’y trouver, ils n’eussent point voulu ne pas y être.

Et cependant des relations d’une date récente, la position excentrique et isolée, la fortune inconnue et presque fabuleuse du comte, faisaient un devoir aux hommes d’être circonspects, et aux femmes une loi de ne point entrer dans cette maison où il n’y avait point de femmes pour les recevoir ; et cependant hommes et femmes avaient passé les uns sur la circonspection, les autres sur la convenance ; et la curiosité, les pressant de son irrésistible aiguillon, l’avait emporté sur le tout.

Il n’y avait point jusqu’à Cavalcanti père et fils qui, l’un malgré sa roideur, l’autre malgré sa désinvolture, ne parussent préoccupés de se trouver réunis, chez cet homme dont ils ne pouvaient comprendre le but, à d’autres hommes qu’ils voyaient pour la première fois.

Madame Danglars avait fait un mouvement en voyant, sur l’invitation de Monte-Cristo, M. de Villefort s’approcher d’elle pour lui offrir le bras, et M. de Villefort avait senti son regard se troubler sous ses lunettes d’or en sentant le bras de la baronne se poser sur le sien.

Aucun de ces deux mouvements n’avait échappé au comte, et déjà, dans cette simple mise en contact des individus, il y avait pour l’observateur de cette scène un fort grand intérêt.

M. de Villefort avait à sa droite madame Danglars et à sa gauche Morrel.

Le comte était assis entre madame de Villefort et Danglars.

Les autres intervalles étaient remplis par Debray, assis entre Cavalcanti père et Cavalcanti fils, et par Château-Renaud, assis entre madame de Villefort et Morrel.

Le repas fut magnifique ; Monte-Cristo avait pris à tâche de renverser complètement la symétrie parisienne et de donner plus encore à la curiosité qu’à l’appétit de ses convives l’aliment qu’elle désirait. Ce fut un festin oriental qui leur fut offert, mais oriental à la manière dont pouvaient l’être les festins des fées arabes.

Tous les fruits que les quatre parties du monde peuvent verser intacts et savoureux dans la corne d’abondance de l’Europe, étaient amoncelés en pyramides dans les vases de Chine et dans les coupes du Japon. Les oiseaux rares avec la partie brillante et leur plumage, les poissons monstrueux étendus sur des lames d’argent, tous les vins de l’Archipel, de l’Asie Mineure et du Cap, enfermés dans des fioles aux formes bizarres et dont la vue semblait encore ajouter à la saveur de ces vins, défilèrent comme une de ces revues qu’Apicius passait, avec ses convives, devant ces Parisiens qui comprenaient bien que l’on pût dépenser mille louis à un dîner de dix personnes, mais à la condition que, comme Cléopâtre, on mangerait des perles, ou que, comme Laurent de Médicis, on boirait de l’or fondu.

Monte-Cristo vit l’étonnement général, et se mit à rire et à se railler tout haut.

— Messieurs, dit-il, vous admettez bien ceci, n’est-ce pas, c’est qu’arrivé à un certain degré de fortune, il n’y a plus de nécessaire que le superflu, comme ces dames admettront qu’arrivé à un certain degré d’exaltation, il n’y a plus de positif que l’idéal ? Or, en poursuivant le raisonnement, qu’est-ce que le merveilleux ? Ce que nous ne comprenons pas. Qu’est-ce qu’un bien véritablement désirable ? Un bien que nous ne pouvons pas avoir. Or, voir des choses que je ne puis comprendre, me procurer des choses impossibles à avoir, telle est l’étude de toute ma vie. J’y arrive avec deux moyens : l’argent et la volonté. Je mets à poursuivre une fantaisie, par exemple, la même persévérance que vous mettez, vous, monsieur Danglars, à créer une ligne de chemin de fer ; vous, monsieur de Villefort, à faire condamner un homme à mort ; vous, monsieur Debray, à pacifier un royaume ; vous, monsieur de Château-Renaud, à plaire à une femme ; et vous, Morrel, à dompter un cheval que personne ne peut monter. Ainsi, par exemple, voyez ces deux poissons, nés, l’un à cinquante lieues de Saint-Pétersbourg, l’autre à cinq lieues de Naples : n’est-ce pas amusant de les réunir sur la même table ?

— Quels sont donc ces deux poissons ? demanda Danglars.

— Voici M. de Château-Renaud, qui a habité la Russie, qui vous dira le nom de l’un, répondit Monte-Cristo, et voici M. le major Cavalcanti, qui est Italien, qui vous dira le nom de l’autre.

— Celui-ci, dit Château-Renaud, est, je crois, un sterlet.

— À merveille.

— Et celui-là, dit Cavalcanti, est, si je ne me trompe, une lamproie.

— C’est cela même. Maintenant, monsieur Danglars, demandez à ces deux messieurs où se pêchent ces deux poissons.

— Mais, dit Château-Renaud, les sterlets se pèchent dans le Volga seulement.

— Mais, dit Cavalcanti, je ne connais que le lac de Fusaro qui fournisse des lamproies de cette taille.

— Eh bien, justement, l’un vient du Volga et l’autre du lac de Fusaro.

— Impossible ! s’écrièrent ensemble tous les convives.

— Eh bien ! voilà justement ce qui m’amuse, dit Monte-Cristo. Je suis comme Néron : cupitor impossibilium ; et voilà, vous aussi, ce qui vous amuse en ce moment ; voilà enfin ce qui fait que cette chair, qui peut-être en réalité ne vaut pas celle de la perche et du saumon, va vous sembler exquise tout à l’heure, c’est que, dans votre esprit, il était impossible de se la procurer, et que cependant la voilà.

— Mais comment a-t-on fait pour transporter ces deux poissons à Paris ?

— Oh ! mon Dieu ! rien de plus simple : on a apporté ces deux poissons chacun dans un grand tonneau matelassé, l’un de roseaux et d’herbes du fleuve, l’autre de joncs et de plantes du lac ; ils ont été mis dans un fourgon fait exprès ; ils ont vécu ainsi, le sterlet douze jours, et la lamproie huit ; et tous deux vivaient parfaitement lorsque mon cuisinier s’en est emparé pour faire mourir l’un dans du lait, l’autre dans du vin. Vous ne le croyez pas, monsieur Danglars ?

— Je doute au moins, répondit Danglars, en souriant de son sourire épais.

— Baptistin ! dit Monte-Cristo, faites apporter l’autre sterlet et l’autre lamproie ; vous savez, ceux qui sont venus dans d’autres tonneaux et qui vivent encore.

Danglars ouvrit des yeux effarés ; l’assemblée battit des mains.

Quatre domestiques apportèrent deux tonneaux garnis de plantes marines, dans chacun desquels palpitait un poisson pareil à ceux qui étaient servis sur la table.

— Mais pourquoi deux de chaque espèce ? demanda Danglars.

— Parce que l’un pouvait mourir, répondit simplement Monte-Cristo.

— Vous êtes vraiment un homme prodigieux, dit Danglars, et les philosophes ont beau dire, c’est superbe d’être riche.

— Et surtout d’avoir des idées, dit madame Danglars.

— Oh ! ne me faites pas honneur de celle-ci, madame ; elle était fort en honneur chez les Romains ; et Pline raconte qu’on envoyait d’Ostie à Rome, avec des relais d’esclaves qui les portaient sur leur tête, des poissons de l’espèce de celui qu’il appelle le mulus, et qui, d’après le portrait qu’il en fait, est probablement la dorade. C’était aussi un luxe de l’avoir vivant, et un spectacle fort amusant de le voir mourir, car en mourant il changeait trois ou quatre fois de couleur, et, comme un arc-en-ciel qui s’évapore, passait par toutes les nuances du prisme, après quoi on l’envoyait aux cuisines. Son agonie faisait partie de son mérite. Si on ne le voyait pas vivant, on le méprisait mort.

— Oui, dit Debray ; mais il n’y a que sept ou huit lieues d’Ostie à Rome.

— Ah ! ça c’est vrai, dit Monte-Cristo ; mais où serait le mérite de venir dix-huit cents ans après Lucullus, si l’on ne faisait pas mieux que lui ?

Les deux Cavalcanti ouvraient des yeux énormes, mais ils avaient le bon esprit de ne pas dire un mot.

— Tout cela est fort aimable, dit Château-Renaud ; cependant ce que j’admire le plus, je l’avoue, c’est l’admirable promptitude avec laquelle vous êtes servi. N’est-il pas vrai, monsieur le comte, que vous n’avez acheté cette maison qu’il y a cinq ou six jours ?

— Ma foi, tout au plus, dit Monte-Cristo.

— Eh bien ! je suis sûr qu’en huit jours elle a subi une transformation complète ; car, si je ne me trompe, elle avait une autre entrée que celle-ci, et la cour était pavée et vide, tandis qu’aujourd’hui la cour est un magnifique gazon bordé d’arbres qui paraissent avoir cent ans.

— Que voulez-vous ? j’aime la verdure et l’ombre, dit Monte-Cristo.

— En effet, dit madame de Villefort, autrefois on entrait par une porte donnant sur la route, et le jour de ma miraculeuse délivrance, c’est par la route, je me rappelle, que vous m’avez fait entrer dans la maison.

— Oui, Madame, dit Monte-Cristo ; mais depuis j’ai préféré une entrée qui me permît de voir le bois de Boulogne à travers ma grille.

— En quatre jours, dit Morrel, c’est un prodige !

— En effet, dit Château-Renaud, d’une vieille maison en faire une neuve, c’est chose miraculeuse ; car elle était fort vieille la maison, et même fort triste. Je me rappelle avoir été chargé par ma mère de la visiter, quand M. de Saint-Méran l’a mise en vente, il y a deux ou trois ans.

— M. de Saint-Méran ? dit madame de Villefort, mais cette maison appartenait donc à M. de Saint-Méran avant que vous ne l’achetiez ?

— Il paraît que oui, répondit Monte-Cristo.

— Comment, il paraît ! vous ne savez pas à qui vous avez acheté cette maison ?

— Ma foi non, c’est mon intendant qui s’occupe de tous ces détails.

— Il est vrai qu’il y a au moins dix ans qu’elle n’avait été habitée, dit Château-Renaud, et c’était une grande tristesse que de la voir avec ses persiennes fermées, ses portes closes et ses herbes dans la cour. En vérité, si elle n’eût point appartenu au beau-père d’un procureur du roi, on eût pu la prendre pour une de ces maisons maudites où quelque grand crime a été commis.

Villefort, qui jusque-là n’avait point touché aux trois ou quatre verres de vins extraordinaires placés devant lui, en prit un au hasard et le vida d’un seul trait.

Monte-Cristo laissa s’écouler un instant ; puis, au milieu du silence qui avait suivi les paroles de Château-Renaud :

— C’est bizarre, dit-il, monsieur le baron, mais même pensée m’est venue la première fois que j’y entrai ; et cette maison me parut si lugubre, que jamais je ne l’eusse achetée si mon intendant n’eût fait la chose pour moi. Probablement que le drôle avait reçu quelque pourboire du tabellion.

— C’est probable, balbutia Villefort en essayant de sourire ; mais croyez que je ne suis pour rien dans cette corruption. M. de Saint-Méran a voulu que cette maison, qui fait partie de la dot de sa petite-fille, fût vendue, parce qu’en restant trois ou quatre ans inhabitée encore, elle fût tombée en ruine.

Ce fut Morrel qui pâlit à son tour.

— Il y avait surtout, continua Monte-Cristo, une chambre, ah ! mon Dieu ! bien simple en apparence, une chambre comme toutes les chambres, tendue de damas rouge, qui m’a paru, je ne sais pourquoi, dramatique au possible.

— Pourquoi cela ? demanda Debray, pourquoi dramatique ?

— Est-ce que l’on se rend compte des choses instinctives ? dit Monte-Cristo ; est-ce qu’il n’y a pas des endroits où il semble qu’on respire naturellement la tristesse ? pourquoi ? on n’en sait rien ; par un enchaînement de souvenirs, par un caprice de la pensée qui nous reporte à d’autres temps, à d’autres lieux, qui n’ont peut-être aucun rapport avec les temps et les lieux où nous nous trouvons ; tant il y a que cette chambre me rappelait admirablement la chambre de la marquise de Ganges ou celle de Desdemona. Eh ! ma foi, tenez, puisque nous avons fini de dîner, il faut que je vous la montre, puis nous redescendrons prendre le café au jardin ; après le dîner, le spectacle.

Monte-Cristo fit un signe pour interroger ses convives, madame de Villefort se leva, Monte-Cristo en fit autant, tout le monde imita leur exemple.

Villefort et madame Danglars demeurèrent un instant comme cloués à leur place ; ils s’interrogeaient des yeux, froids, muets et glacés.

— Avez-vous entendu ? dit madame Danglars.

— Il faut y aller, répondit Villefort en se levant et en lui offrant le bras.

Tout le monde était déjà épars dans la maison, poussé par la curiosité, car on pensait bien que la visite ne se bornerait pas à cette chambre, et qu’en même temps on parcourrait le reste de cette masure dont Monte-Cristo avait fait un palais. Chacun s’élança donc par les portes ouvertes. Monte-Cristo attendit les deux retardataires ; puis, quand ils furent passés à leur tour, il ferma la marche avec un sourire qui, s’ils eussent pu le comprendre, eût épouvanté les convives bien autrement que cette chambre dans laquelle on allait entrer.

On commença en effet par parcourir les appartements, les chambres meublées à l’orientale avec des divans et des coussins pour tout lit, des pipes et des armes pour tous meubles ; les salons tapissés des plus beaux tableaux des vieux maîtres ; des boudoirs en étoffes de Chine, aux couleurs capricieuses, aux dessins fantastiques, aux tissus merveilleux ; puis enfin on arriva dans la fameuse chambre.

Elle n’avait rien de particulier, si ce n’est que, quoique le jour tombât, elle n’était point éclairée, et qu’elle était dans la vétusté, quand toutes les autres chambres avaient revêtu une parure neuve.

Ces deux causes suffisaient, en effet, pour lui donner une teinte lugubre.

— Hou ! s’écria madame de Villefort, c’est effrayant, en effet.

Madame Danglars essaya de balbutier quelques mots qu’on n’entendit pas.

Plusieurs observations se croisèrent, dont le résultat fut qu’en effet la chambre de damas rouge avait un aspect sinistre.

— N’est-ce pas ? dit Monte-Cristo. Voyez donc comme ce lit est bizarrement placé, quelle sombre et sanglante tenture ! et ces deux portraits au pastel, que l’humidité a fait pâlir, ne semblent-ils pas dire, avec leurs lèvres blêmes et leurs yeux effarés : J’ai vu !

Villefort devint livide, madame Danglars tomba sur une chaise longue placée près de la cheminée.

— Oh ! dit madame de Villefort en souriant, avez-vous bien le courage de vous asseoir sur cette chaise où peut-être le crime a été commis !

Madame Danglars se leva vivement.

— Et puis, dit Monte-Cristo, ce n’est pas le tout.

— Qu’y a-t-il donc encore ? demanda Debray, à qui l’émotion de madame Danglars n’échappait point.

— Ah ! oui, qu’y a-t-il encore ? demanda Danglars, car jusqu’à présent j’avoue que je n’y vois pas grand-chose ; et vous, monsieur Cavalcanti ?

— Ah ! dit celui-ci, nous avons à Pise la tour d’Ugolin, à Ferrare la prison du Tasse, et à Rimini la chambre de Francesca et de Paolo.

— Oui ; mais vous n’avez pas ce petit escalier, dit Monte-Cristo en ouvrant une porte perdue dans la tenture ; regardez-le-moi, et dites ce que vous en pensez.

— Quelle sinistre cambrure d’escalier ! dit Château-Renaud en riant.

— Le fait est, dit Debray, que je ne sais si c’est le vin de Chio qui porte à la mélancolie, mais certainement je vois cette maison tout en noir.

Quant à Morrel, depuis qu’il avait été question de la dot de Valentine, il était demeuré triste et n’avait pas prononcé un mot.

— Vous figurez-vous, dit Monte-Cristo, un Othello ou un abbé de Ganges quelconque, descendant pas à pas, par une nuit sombre et orageuse, cet escalier avec quelque lugubre fardeau qu’il a hâte de dérober à la vue des hommes, sinon au regard de Dieu !

Madame Danglars s’évanouit à moitié au bras de Villefort, qui fut lui-même obligé de s’adosser à la muraille.

— Ah ! mon Dieu ! Madame, s’écria Debray, qu’avez-vous donc ? comme vous pâlissez !

— Ce qu’elle a ? dit madame de Villefort, c’est bien simple ; elle a que M. de Monte-Cristo nous raconte des histoires épouvantables, dans l’intention sans doute de nous faire mourir de peur.

— Mais oui, dit Villefort. En effet, comte, vous épouvantez ces dames.

— Qu’avez-vous donc ? répéta tout bas Debray à madame Danglars.

— Rien, rien, dit celle-ci en faisant un effort ; j’ai besoin d’air, voilà tout.

— Voulez-vous descendre au jardin ? demanda Debray, en offrant son bras à madame Danglars et en s’avançant vers l’escalier dérobé.

— Non, dit-elle, non ; j’aime encore mieux rester ici.

— En vérité, madame, dit Monte-Cristo, est-ce que cette terreur est sérieuse ?

— Non, monsieur, dit madame Danglars ; mais vous avez une façon de supposer les choses qui donne à l’illusion l’aspect de la réalité.

— Oh ! mon Dieu, oui, dit Monte-Cristo en souriant, et tout cela est une affaire d’imagination ; car aussi bien, pourquoi ne pas plutôt se représenter cette chambre comme une bonne et honnête chambre de mère de famille ? ce lit avec ses tentures couleur de pourpre, comme un lit visité par la déesse Lucine, et cet escalier mystérieux comme le passage par où, doucement et pour ne pas troubler le sommeil réparateur de l’accouchée, passe le médecin ou la nourrice, ou le père lui-même emportant l’enfant qui dort ?…

Cette fois madame Danglars, au lieu de se rassurer à cette douce peinture, poussa un gémissement et s’évanouit tout à fait.

— Madame Danglars se trouve mal, balbutia Villefort ; peut-être faudrait-il la transporter à sa voiture.

— Oh ! mon Dieu ! dit Monte-Cristo, et moi qui ait oublié mon flacon !

— J’ai le mien, dit madame de Villefort.

Et elle passa à Monte-Cristo un flacon plein d’une liqueur rouge pareille à celle dont le comte avait essayé sur Édouard la bienfaisante influence.

— Ah !… dit Monte-Cristo en le prenant des mains de madame de Villefort.

— Oui, murmura celle-ci, sur vos indications j’ai essayé.

— Et vous avez réussi ?

— Je le crois.

On avait transporté madame Danglars dans la chambre à côté. Monte-Cristo laissa tomber sur ses lèvres une goutte de la liqueur rouge, elle revint à elle.

— Oh ! dit-elle, quel rêve affreux !

Villefort lui serra fortement le poignet pour lui faire comprendre qu’elle n’avait pas rêvé.

On chercha M. Danglars ; mais, peu disposé aux impressions poétiques, il était descendu au jardin, et causait, avec M. Cavalcanti père, d’un projet de chemin de fer de Livourne à Florence.

Monte-Cristo semblait désespéré ; il prit le bras de madame Danglars et la conduisit au jardin, où l’on retrouva M. Danglars prenant le café entre MM. Cavalcanti père et fils.

— En vérité, madame, lui dit-il, est-ce que je vous ai fort effrayée ?

— Non, monsieur, mais, vous savez, les choses nous impressionnent selon la disposition d’esprit où nous nous trouvons.

Villefort s’efforça de rire.

— Et alors vous comprenez, dit-il, il suffit d’une supposition, d’une chimère…

— Eh bien ! dit Monte-Cristo, vous m’en croirez si vous voulez, j’ai la conviction qu’un crime a été commis dans cette maison.

— Prenez garde, dit madame de Villefort, nous avons ici le procureur du roi.

— Ma foi, répondit Monte-Cristo, puisque cela se rencontre ainsi, j’en profiterai pour faire ma déclaration.

— Votre déclaration ? dit Villefort.

— Oui, et en face de témoins.

— Tout cela est fort intéressant, dit Debray ; et s’il y a réellement crime, nous allons faire admirablement la digestion.

— Il y a crime, dit Monte-Cristo. Venez par ici, messieurs, venez, monsieur de Villefort : pour que la déclaration soit valable, elle doit être faite aux autorités compétentes.

Monte-Cristo prit le bras de Villefort, et en même temps qu’il serrait sous le sien celui de madame Danglars, il traîna le procureur du roi jusque sous le platane, où l’ombre était la plus épaisse.

Tous les autres convives suivaient.

— Tenez, dit Monte-Cristo, ici, à cette place même, (et il frappait la terre du pied), ici, pour rajeunir ces arbres déjà vieux, j’ai fait creuser et mettre du terreau ; eh bien mes travailleurs, en creusant, ont déterré un coffre ou plutôt des ferrures de coffre, au milieu desquelles était le squelette d’un enfant nouveau-né. Ce n’est pas de la fantasmagorie cela, j’espère ?

Monte-Cristo sentit se roidir le bras de madame Danglars et frissonner le poignet de Villefort.

— Un enfant nouveau-né ? répéta Debray ; diable ! ceci devient sérieux, ce me semble.

— Eh bien ! dit Château-Renaud, je ne me trompais donc pas quand je prétendais tout à l’heure que les maisons avaient une âme et un visage comme les hommes, et qu’elles portaient sur leur physionomie un reflet de leurs entrailles. La maison était triste parce qu’elle avait des remords ; elle avait des remords parce qu’elle cachait un crime.

— Oh ! qui dit que c’est un crime ? reprit Villefort, tentant un dernier effort.

— Comment ! un enfant enterré vivant dans un jardin, ce n’est pas un crime ? s’écria Monte-Cristo. Comment appelez-vous donc cette action-là, monsieur le procureur du roi ?

— Mais qui dit qu’il a été enterré vivant ?

— Pourquoi l’enterrer là, s’il était mort ? Ce jardin n’a jamais été un cimetière.

— Que fait-on aux infanticides dans ce pays-ci ? demanda naïvement le major Cavalcanti.

— Oh ! mon Dieu ! on leur coupe tout bonnement le cou, répondit Danglars.

— Ah ! on leur coupe le cou, fit Cavalcanti.

— Je le crois… N’est-ce pas, monsieur de Villefort ? demanda Monte-Cristo.

— Oui, monsieur le comte, répondit celui-ci avec un accent qui n’avait plus rien d’humain.

Monte-Cristo vit que c’était tout ce que pouvaient supporter les deux personnes pour lesquelles il avait préparé cette scène ; et ne voulant pas la pousser trop loin :

— Mais le café, messieurs, dit-il, il me semble que nous l’oublions.

Et il ramena ses convives vers la table placée au milieu de la pelouse.

— En vérité, monsieur le comte, dit madame Danglars, j’ai honte d’avouer ma faiblesse, mais toutes ces affreuses histoires m’ont bouleversée ; laissez-moi m’asseoir, je vous prie.

Et elle tomba sur une chaise.

Monte-Cristo la salua et s’approcha de madame de Villefort.

— Je crois que madame Danglars a encore besoin de votre flacon, dit-il.

Mais avant que madame de Villefort se fût approchée de son amie, le procureur du roi avait déjà dit à l’oreille de madame Danglars :

— Il faut que je vous parle.

— Quand cela ?

— Demain.

— Où ?

— À mon bureau… au parquet si vous voulez, c’est encore là l’endroit le plus sûr.

— J’irai.

En ce moment madame de Villefort s’approcha.

— Merci, chère amie, dit madame Danglars en essayant de sourire, ce n’est plus rien, et je me sens tout à fait mieux.



VII

LE MENDIANT.

La soirée s’avançait ; madame de Villefort avait manifesté le désir de regagner Paris, ce que n’avait point osé faire madame Danglars, malgré le malaise évident qu’elle éprouvait.

Sur la demande de sa femme, M. de Villefort donna donc le premier le signal du départ. Il offrit une place dans son landau à madame Danglars, afin qu’elle eût les soins de sa femme. Quant à M. Danglars, absorbé dans une conversation industrielle des plus intéressantes avec M. Cavalcanti, il ne faisait aucune attention à tout ce qui se passait.

Monte-Cristo, tout en demandant son flacon à madame de Villefort, avait remarqué que M. de Villefort s’était approché de madame Danglars ; et, guidé par sa situation, il avait deviné ce qu’il lui avait dit, quoiqu’il eût parlé si bas qu’à peine si madame Danglars elle-même l’avait entendu.

Il laissa, sans s’opposer à aucun arrangement, partir Morrel, Debray et Château-Renaud à cheval, et monter les deux dames dans le landau de M. de Villefort ; de son côté, Danglars, de plus en plus enchanté de Cavalcanti père, l’invita à monter avec lui dans son coupé.

Quant à Andrea Cavalcanti, il gagna son tilbury, qui l’attendait devant la porte, et dont un groom, qui exagérait les agréments de la fashion anglaise, lui tenait, en se hissant sur la pointe de ses bottes, l’énorme cheval gris de fer.

Andrea n’avait pas beaucoup parlé durant le dîner, par cela même que c’était un garçon fort intelligent, et qu’il avait tout naturellement éprouvé la crainte de dire quelque sottise au milieu de ces convives riches et puissants, parmi lesquels son œil dilaté n’apercevait peut-être pas sans crainte un procureur du roi.

Ensuite, il avait été accaparé par M. Danglars, qui, après un rapide coup d’œil sur le vieux major au cou roide et sur son fils encore un peu timide, en rapprochant tous ces symptômes de l’hospitalité de Monte-Cristo, avait pensé qu’il avait affaire à quelque nabab venu à Paris pour perfectionner son fils unique dans la vie mondaine.

Il avait donc contemplé avec une complaisance indicible l’énorme diamant qui brillait au petit doigt du major, car le major, en homme prudent et expérimenté, de peur qu’il n’arrivât quelque accident à ses billets de banque, les avait convertis à l’instant même en un objet de valeur. Puis, après le dîner, toujours sous prétexte d’industrie et de voyages, il avait questionné le père et le fils sur leur manière de vivre ; et le père et le fils, prévenus que c’était chez Danglars que devait leur être ouvert, à l’un, son crédit de quarante-huit mille francs, une fois donnés, à l’autre, son crédit annuel de cinquante mille livres, avaient été charmants et plein d’affabilité pour le banquier, aux domestiques duquel, s’ils ne se fussent retenus, ils eussent serré la main, tant leur reconnaissance éprouvait le besoin de l’expansion.

Une chose surtout augmenta la considération, nous dirons presque la vénération de Danglars pour Cavalcanti. Celui-ci, fidèle au principe d’Horace : nil admirari, s’était contenté, comme on l’a vu, de faire preuve de science, en disant de quel lac on tirait les meilleures lamproies. Puis il avait mangé sa part de celle-là sans dire un seul mot. Danglars en avait conclu que ces sortes de somptuosités étaient familières à l’illustre descendant des Cavalcanti, lequel se nourrissait probablement, à Lucques, de truites qu’il faisait venir de Suisse, et de langoustes qu’on lui envoyait de Bretagne, par des procédés pareils à ceux dont le comte s’était servi pour faire venir des lamproies du lac Fusaro, et des sterlets du fleuve Volga. Aussi, avait-il accueilli avec une bienveillance très prononcée ces paroles de Cavalcanti :

— Demain, monsieur, j’aurai l’honneur de vous rendre visite pour affaires.

— Et moi, monsieur, avait répondu Danglars, je serai heureux de vous recevoir.

Sur quoi il avait proposé à Cavalcanti, si cependant cela ne le privait pas trop de se séparer de son fils, de le reconduire à l’hôtel des Princes.

Cavalcanti avait répondu que, depuis longtemps, son fils avait l’habitude de mener la vie de jeune homme ; qu’en conséquence, il avait ses chevaux et ses équipages à lui, et que, n’étant pas venus ensemble, il ne voyait pas de difficulté à ce qu’ils s’en allassent séparément.

Le major était donc monté dans la voiture de Danglars, et le banquier s’était assis à ses côtés, de plus en plus charmé des idées d’ordre et d’économie de cet homme, qui, cependant, donnait à son fils cinquante mille francs par an, ce qui supposait une fortune de cinq ou six cent mille livres de rentes.

Quant à Andrea, il commença, pour se donner bon air, à gronder son groom de ce qu’au lieu de le venir prendre au perron il l’attendait à la porte de sortie, ce qui lui avait donné la peine de faire trente pas pour aller chercher son tilbury.

Le groom reçut la semonce avec humilité ; prit, pour retenir le cheval impatient et qui frappait du pied, le mors de la main gauche, tendit de la droite les rênes à Andrea, qui les prit et posa légèrement sa botte vernie sur le marchepied.

En ce moment, une main s’appuya sur son épaule. Le jeune homme se retourna, pensant que Danglars ou Monte-Cristo avait oublié quelque chose à lui dire, et revenait à la charge au moment du départ.

Mais, au lieu de l’un et de l’autre, il n’aperçut qu’une figure étrange, hâlée par le soleil, encadrée dans une barbe de modèle, des yeux brillants comme des escarboucles et un sourire railleur s’épanouissant sur une bouche où brillaient, rangées à leur place et sans qu’il en manquât une seule, trente-deux dents blanches, aiguës et affamées comme celles d’un loup ou d’un chacal.

Un mouchoir à carreaux rouges coiffait cette tête aux cheveux grisâtres et terreux ; un bourgeron des plus crasseux et des plus déchirés couvrait ce grand corps maigre et osseux, dont il semblait que les os, comme ceux d’un squelette, dussent cliqueter en marchant. Enfin, la main qui s’appuya sur l’épaule d’Andrea, et qui fut la première chose que vit le jeune homme, lui parut d’une dimension gigantesque. Le jeune homme reconnut-il cette figure à la lueur de la lanterne de son tilbury, ou fut-il seulement frappé de l’horrible aspect de cet interlocuteur ? Nous ne saurions le dire ; mais le fait est qu’il tressaillit et se recula vivement.

— Que me voulez-vous ? dit-il.

— Pardon ! notre bourgeois, répondit l’homme en portant la main à son mouchoir rouge, je vous dérange peut-être, mais c’est que j’ai à vous parler.

— On ne mendie pas le soir, dit le groom en faisant un mouvement pour débarrasser son maître de cet importun.

— Je ne mendie pas, mon joli garçon, dit l’homme inconnu au domestique avec un sourire ironique, et un sourire si effrayant que celui-ci s’écarta : je désire seulement dire deux mots à votre bourgeois, qui m’a chargé d’une commission il y a quinze jours à peu près.

— Voyons, dit à son tour Andrea avec assez de force pour que le domestique ne s’aperçût point de son trouble, que voulez-vous ? dites vite, mon ami.

— Je voudrais… je voudrais… dit tout bas l’homme au mouchoir rouge, que vous voulussiez bien m’épargner la peine de retourner à Paris à pied. Je suis très fatigué, et, comme je n’ai pas si bien dîné que toi, à peine si je puis me tenir.

Le jeune homme tressaillit à cette étrange familiarité.

— Mais enfin, lui dit-il, voyons, que voulez-vous ?

— Eh bien ! je veux que tu me laisses monter dans ta belle voiture, et que tu me reconduises.

Andrea pâlit, mais ne répondit point.

— Oh ! mon Dieu oui, dit l’homme au mouchoir rouge en enfonçant ses mains dans ses poches, et en regardant le jeune homme avec des yeux provocateurs, c’est une idée que j’ai comme cela ; entends-tu, mon petit Benedetto ?

À ce nom, le jeune homme réfléchit sans doute, car il s’approcha de son groom, et lui dit :

— Cet homme a effectivement été chargé par moi d’une commission dont il a à me rendre compte. Allez à pied jusqu’à la barrière ; là, vous prendrez un cabriolet, afin de n’être point trop en retard.

Le valet, surpris, s’éloigna.

— Laissez-moi au moins gagner l’ombre, dit Andrea.

— Oh ! quant à cela, je vais moi-même te conduire en belle place ; attends, dit l’homme au mouchoir rouge.

Et il prit le cheval par le mors, et conduisit le tilbury dans un endroit où il était effectivement impossible à qui que ce fût au monde de voir l’honneur que lui accordait Andrea.

— Oh ! moi, lui dit-il, ce n’est pas pour la gloire de monter dans une belle voiture ; non, c’est seulement parce que je suis fatigué, et puis, un petit peu, parce que j’ai à causer d’affaires avec toi.

— Voyons, montez, dit le jeune homme.

Il était fâcheux qu’il ne fît pas jour, car c’eût été un spectacle curieux que celui de ce gueux, assis carrément sur les coussins brochés, près du jeune et élégant conducteur du tilbury.

Andrea poussa son cheval jusqu’à la dernière maison du village sans dire un seul mot à son compagnon, qui, de son côté, souriait et gardait le silence, comme s’il eût été ravi de se promener dans une si bonne locomotive.

Une fois hors d’Auteuil, Andrea regarda autour de lui pour s’assurer sans doute que nul ne pouvait ni les voir ni les entendre ; et alors, arrêtant son cheval et se croisant les bras devant l’homme au mouchoir rouge :

— Ah çà ! lui dit-il, pourquoi venez-vous me troubler dans ma tranquillité ?

— Mais, toi-même, mon garçon, pourquoi te défies-tu de moi ?

— Et en quoi me suis-je défié de vous ?

— En quoi ? tu le demandes ? nous nous quittons au pont du Var, tu me dis que tu vas voyager en Piémont et en Toscane, et pas du tout, tu viens à Paris.

— En quoi cela vous gêne-t-il ?

— En rien ; au contraire, j’espère même que cela va m’aider.

— Ah ! ah ! dit Andrea, c’est-à-dire que vous spéculez sur moi.

— Allons ! voilà les gros mots qui arrivent.

— C’est que vous auriez tort, maître Caderousse, je vous en préviens.

— Eh, mon Dieu ! ne te fâche pas, le petit ; tu dois pourtant savoir ce que c’est que le malheur ; eh bien ! le malheur, ça rend jaloux. Je te crois courant le Piémont et la Toscane, obligé de te faire faccino ou cicerone ; je te plains du fond de mon cœur, comme je plaindrais mon enfant. Tu sais que je t’ai toujours appelé mon enfant.

— Après ? après ?

— Patience donc, salpêtre !

— J’en ai de la patience ; voyons, achevez.

— Et je te vois tout d’un coup passer à la barrière des Bons-Hommes avec un groom, avec un tilbury, avec des habits tout flambants neufs. Ah çà ! mais tu as donc découvert une mine, ou acheté une charge d’agent de change ?

— De sorte que, comme vous l’avouez, vous êtes jaloux ?

— Non, je suis content, si content, que j’ai voulu te faire mes compliments, le petit ; mais comme je n’étais pas vêtu régulièrement, j’ai pris mes précautions pour ne pas te compromettre.

— Belles précautions ! dit Andrea, vous m’abordez devant mon domestique.

— Eh ! que veux-tu, mon enfant ! je t’aborde quand je puis te saisir. Tu as un cheval très vif, un tilbury très léger ; tu es naturellement glissant comme une anguille ; si je t’avais manqué ce soir, je courais risque de ne pas te rejoindre.

— Vous voyez bien que je ne me cache pas.

— Tu es bien heureux, et j’en voudrais bien dire autant ; moi, je me cache ; sans compter que j’avais peur que tu ne me reconnusses pas ; mais tu m’as reconnu, ajouta Caderousse avec son mauvais sourire ; allons, tu es bien gentil.

— Voyons, dit Andrea, que vous faut-il ?

— Tu ne me tutoies plus, c’est mal, Benedetto, un ancien camarade ; prends garde, tu vas me rendre exigeant.

Cette menace fit tomber la colère du jeune homme : le vent de la contrainte venait de souffler dessus.

Il remit son cheval au trot.

— C’est mal à toi-même, Caderousse, dit-il, de t’y prendre ainsi envers un ancien camarade, comme tu disais tout à l’heure ; tu es Marseillais, je suis…

— Tu le sais donc ce que tu es maintenant ?

— Non, mais j’ai été élevé en Corse ; tu es vieux et entêté ; je suis jeune et têtu. Entre gens comme nous, la menace est mauvaise, et tout doit se faire à l’amiable. Est-ce ma faute si la chance, qui continue d’être mauvaise pour toi, est bonne pour moi au contraire ?

— Elle est donc bonne, la chance ? ce n’est donc pas un groom d’emprunt, ce n’est donc pas un tilbury d’emprunt, ce ne sont donc pas des habits d’emprunt que nous avons là ? Bon, tant mieux ! dit Caderousse avec des yeux brillants de convoitise.

— Oh ! tu le vois bien et tu le sais bien, puisque tu m’abordes, dit Andrea s’animant de plus en plus. Si j’avais un mouchoir comme le tien sur ma tête, un bourgeron crasseux sur les épaules et des souliers percés aux pieds, tu ne me reconnaîtrais pas.

— Tu vois bien que tu me méprises, le petit, et tu as tort ; maintenant que je t’ai retrouvé, rien ne m’empêche d’être vêtu d’elbeuf comme un autre, attendu que je te connais bon cœur : si tu as deux habits, tu m’en donneras bien un ; je te donnais bien ma portion de soupe et de haricots, moi, quand tu avais trop faim.

— C’est vrai, dit Andrea.

— Quel appétit tu avais ! Est-ce que tu as toujours bon appétit ?

— Mais oui, dit Andrea en riant.

— Comme tu as dû dîner chez ce prince d’où tu sors !

— Ce n’est pas un prince, mais tout bonnement un comte.

— Un comte ? et un riche, hein ?

— Oui, mais ne t’y fie pas ; c’est un monsieur qui n’a pas l’air commode.

— Oh ! mon Dieu ! sois donc tranquille ! On n’a pas de projets sur ton comte, et on te le laissera pour toi tout seul. Mais, ajouta Caderousse en reprenant ce mauvais sourire qui avait déjà effleuré ses lèvres, il faut donner quelque chose pour cela, tu comprends.

— Voyons, que te faut-il ?

— Je crois qu’avec cent francs par mois…

— Eh bien ?

— Je vivrais…

— Avec cent francs ?

— Mais mal, tu comprends bien ; mais avec…

— Avec ?

— Cent cinquante francs, je serais fort heureux.

— En voilà deux cents, dit Andrea.

Et il mit dans la main de Caderousse dix louis d’or.

— Bon, fit Caderousse.

— Présente-toi chez le concierge tous les premiers du mois et tu en trouveras autant.

— Allons ! voilà encore que tu m’humilies !

— Comment cela ?

— Tu me mets en rapport avec de la valetaille ; non, vois-tu, je ne veux avoir affaire qu’à toi.

— Eh bien ! soit, demande-moi, et tous les premiers du mois, du moins tant que je toucherai ma rente, toi, tu toucheras la tienne.

— Allons, allons ! je vois que je ne m’étais pas trompé, tu es un brave garçon, et c’est une bénédiction quand le bonheur arrive à des gens comme toi. Voyons, conte-moi ta bonne chance.

— Qu’as-tu besoin de savoir cela ? demanda Cavalcanti.

— Bon ! encore de la défiance !

— Non. Eh bien ! j’ai retrouvé mon père.

— Un vrai père ?

— Dame ! tant qu’il payera…

— Tu croiras et tu honoreras ; c’est juste. Comment l’appelles-tu ton père ?

— Le major Cavalcanti.

— Et il se contente de toi ?

— Jusqu’à présent il paraît que je lui suffis.

— Et qui t’a fait retrouver ce père-là ?

— Le comte de Monte-Cristo.

— Celui de chez qui tu sors ?

— Oui.

— Dis donc, tâche donc de me placer chez lui comme grand-parent, puisqu’il tient bureau.

— Soit, je lui parlerai de toi ; mais en attendant que vas-tu faire ?

— Moi ?

— Oui, toi.

— Tu es bien bon de t’occuper de cela, dit Caderousse.

— Il me semble, puisque tu prends intérêt à moi, reprit Andrea, que je puis bien à mon tour prendre quelques informations.

— C’est juste… je vais louer une chambre dans une maison honnête, me couvrir d’un habit décent, me faire raser tous les jours, et aller lire les journaux au café. Le soir, j’entrerai dans quelque spectacle avec un chef de claque, j’aurai l’air d’un boulanger retiré, c’est mon rêve.

— Allons, c’est bon ! Si tu veux mettre ce projet à exécution et être sage, tout ira à merveille.

— Voyez-vous M. Bossuet !… et toi, que vas-tu devenir ?… pair de France ?

— Eh ! eh ! dit Andrea, qui sait ?

— M. le major Cavalcanti l’est peut-être… mais malheureusement l’hérédité est abolie.

— Pas de politique, Caderousse !… Et maintenant que tu as ce que tu veux et que nous sommes arrivés, saute en bas de ma voiture et disparais.

— Non pas, cher ami !

— Comment, non pas ?

— Mais songes-y donc, le petit, un mouchoir rouge sur la tête, presque pas de souliers, pas de papier du tout et dix napoléons en or dans ma poche, sans compter ce qu’il y avait déjà, ce qui fait juste deux cents francs ; mais on m’arrêterait immanquablement à la barrière ! Alors je serais forcé, pour me justifier, de dire que c’est toi qui m’as donné ces dix napoléons ; de là information, enquête ; on apprend que j’ai quitté Toulon sans donner congé, et l’on me reconduit de brigade en brigade jusqu’au bord de la Méditerranée. Je redeviens purement et simplement le no 106, et adieu mon rêve de ressembler à un boulanger retiré ! Non pas, mon fils ; je préfère rester honorablement dans la capitale.

Andrea fronça le sourcil ; c’était, comme il s’en était vanté lui-même, une assez mauvaise tête que le fils putatif de M. le major Cavalcanti. Il s’arrêta un instant, jeta un coup d’œil rapide autour de lui, et comme son regard achevait de décrire le cercle investigateur, sa main descendit innocemment dans son gousset, où elle commença de caresser la sous-garde d’un pistolet de poche.

Mais pendant ce temps, Caderousse, qui ne perdait pas de vue son compagnon, passait ses mains derrière son dos, et ouvrait tout doucement un long couteau espagnol qu’il portait sur lui à tout événement.

Les deux amis, comme on le voit étaient dignes de se comprendre, et se comprirent ; la main d’Andrea sortit inoffensive de sa poche, et remonta jusqu’à sa moustache rousse, qu’elle caressa quelque temps.

— Bon Caderousse, dit-il, tu vas donc être heureux ?

— Je ferai tout mon possible, répondit l’aubergiste du pont du Gard en renfonçant son couteau dans sa manche.

— Allons, voyons, rentrons donc dans Paris. Mais comment vas-tu faire pour passer la barrière sans éveiller les soupçons ? Il me semble qu’avec ton costume tu risques encore plus en voiture qu’à pied.

— Attends, dit Caderousse, tu vas voir.

Il prit le chapeau d’Andrea, la houppelande à grand collet que le groom exilé du tilbury avait laissée à sa place, et la mit sur son dos, après quoi, il prit la pose renfrognée d’un domestique de bonne maison dont le maître conduit lui-même.

— Et moi, dit Andrea, je vais donc rester nu-tête ?

— Peuh ! dit Caderousse, il fait tant de vent que la bise peut bien t’avoir enlevé ton chapeau.

— Allons donc, dit Andrea, et finissons-en.

— Qui est-ce qui t’arrête ? dit Caderousse, ce n’est pas moi, je l’espère ?

— Chut ! fit Cavalcanti.

On traversa la barrière sans accident.

À la première rue transversale, Andrea arrêta son cheval, et Caderousse sauta à terre.

— Eh bien ! dit Andrea, et le manteau de mon domestique, et mon chapeau ?

— Ah ! répondit Caderousse, tu ne voudrais pas que je risquasse de m’enrhumer.

— Mais moi ?

— Toi, tu es jeune, tandis que moi je commence à me faire vieux ; au revoir. Benedetto !

Et il s’enfonça dans la ruelle, où il disparut.

— Hélas ! dit Andréa en poussant un soupir, on ne peut donc pas être complètement heureux en ce monde !



VIII

SCÈNE CONJUGALE.

À la place Louis XV, les trois jeunes gens s’étaient séparés, c’est-à-dire que Morrel avait pris les boulevards, que Château-Renaud avait pris le pont de la Révolution, et que Debray avait suivi le quai.

Morrel et Château-Renaud, selon toute probabilité, gagnèrent leurs foyers domestiques, comme on dit encore à la tribune de la Chambre dans les discours bien faits, et au théâtre de la rue Richelieu, dans les pièces bien écrites ; mais il n’en fut pas de même de Debray. Arrivé au guichet du Louvre, il fit un à gauche, traversa le Carrousel au grand trot, enfila la rue Saint-Roch, déboucha par la rue de la Michodière et arriva à la porte de M. Danglars, au moment où le landau de M. de Villefort, après l’avoir déposé, lui et sa femme, au faubourg Saint-Honoré, s’arrêtait pour mettre la baronne chez elle.

Debray, en homme familier dans la maison, entra le premier dans la cour, jeta la bride aux mains d’un valet de pied, puis revint à la portière recevoir madame Danglars, à laquelle il offrit le bras pour regagner ses appartements.

Une fois la porte fermée et la baronne et Debray dans la cour :

— Qu’avez-vous donc, Hermine ? dit Debray, et pourquoi donc vous êtes-vous trouvée mal à cette histoire, ou plutôt à cette fable qu’a racontée le comte ?

— Parce que j’étais horriblement disposée ce soir, mon ami, répondit la baronne.

— Mais non, Hermine, reprit Debray, vous ne me ferez pas croire cela. Vous étiez au contraire dans d’excellentes dispositions quand vous êtes arrivée chez le comte. M. Danglars était bien quelque peu maussade, c’est vrai, mais je sais le cas que vous faites de sa mauvaise humeur. Quelqu’un vous a fait quelque chose. Racontez-moi cela ; vous savez bien que je ne souffrirai jamais qu’une impertinence vous soit faite.

— Vous vous trompez, Lucien, je vous assure, reprit madame Danglars, et les choses sont comme je vous les ai dites, plus la mauvaise humeur dont vous vous êtes aperçu, et dont je ne jugeais pas qu’il valût la peine de vous parler.

Il était évident que madame Danglars était sous l’influence d’une de ces irritations nerveuses dont les femmes souvent ne peuvent se rendre compte à elles-mêmes, ou que, comme l’avait deviné Debray, elle avait éprouvé quelque commotion cachée qu’elle ne voulait avouer à personne. En homme habitué à reconnaître les vapeurs comme un des éléments de la vie féminine, il n’insista donc point davantage, attendant le moment opportun, soit d’une interrogation nouvelle, soit d’un aveu proprio motu.

À la porte de sa chambre, la baronne rencontra mademoiselle Cornélie.

Mademoiselle Cornélie était la camériste de confiance de la baronne.

— Que fait ma fille ? demanda madame Danglars.

— Elle a étudié toute la soirée, répondit mademoiselle Cornélie, et ensuite elle s’est couchée.

— Il me semble cependant que j’entends son piano ?

— C’est mademoiselle Louise d’Armilly qui fait de la musique pendant que mademoiselle est au lit.

— Bien, dit madame Danglars ; venez me déshabiller.

On entra dans la chambre à coucher. Debray s’étendit sur un grand canapé, et madame Danglars passa dans son cabinet de toilette avec mademoiselle Cornélie.

— Mon cher monsieur Lucien, dit madame Danglars à travers la portière du cabinet, vous vous plaignez toujours qu’Eugénie ne vous fait pas l’honneur de vous adresser la parole ?

— Madame, dit Lucien jouant avec le petit chien de la baronne, qui, reconnaissant sa qualité d’ami de la maison, avait l’habitude de lui faire mille caresses, je ne suis pas le seul à vous faire de pareilles récriminations, et je crois avoir entendu Morcerf se plaindre l’autre jour à vous-même de ne pouvoir tirer une seule parole de sa fiancée.

— C’est vrai, dit madame Danglars ; mais je crois qu’un de ces matins tout cela changera, et que vous verrez entrer Eugénie dans votre cabinet.

— Dans mon cabinet, à moi ?

— C’est-à-dire dans celui du ministre.

— Et pourquoi cela ?

— Pour vous demander un engagement à l’Opéra ! En vérité, je n’ai jamais vu un tel engouement pour la musique : c’est ridicule pour une personne du monde !

Debray sourit.

— Eh bien ! dit-il, qu’elle vienne avec le consentement du baron et le vôtre, nous lui ferons cet engagement, et nous tâcherons qu’il soit selon son mérite, quoique nous soyons bien pauvres pour payer un aussi beau talent que le sien.

— Allez, Cornélie, dit madame Danglars, je n’ai plus besoin de vous.

Cornélie disparut, et, un instant après, madame Danglars sortit de son cabinet dans un charmant négligé, et vint s’asseoir près de Lucien.

Puis, rêveuse, elle se mit à caresser le petit épagneul.

Lucien la regarda un instant en silence.

— Voyons, Hermine, dit-il au bout d’un instant, répondez franchement : quelque chose vous blesse, n’est-ce pas ?

— Rien, reprit la baronne.

Et cependant, comme elle étouffait, elle se leva, essaya de respirer et alla se regarder dans une glace.

— Je suis à faire peur ce soir, dit-elle.

Debray se levait en souriant pour aller rassurer la baronne sur ce dernier point, quand tout à coup la porte s’ouvrit.

M. Danglars parut ; Debray se rassit.

Au bruit de la porte, madame Danglars se retourna, et regarda son mari avec un étonnement qu’elle ne se donna même pas la peine de dissimuler.

— Bonsoir, madame, dit le banquier ; bonsoir, monsieur Debray.

La baronne crut sans doute que cette visite imprévue signifiait quelque chose, comme un désir de réparer les mots amers qui étaient échappés au baron dans la journée.

Elle s’arma d’un air digne, et se retournant vers Lucien, sans répondre à son mari :

— Lisez-moi donc quelque chose, monsieur Debray, lui dit-elle.

Debray, que cette visite avait légèrement inquiété d’abord, se remit au calme de la baronne, et allongea la main vers un livre marqué au milieu par un couteau à lame de nacre incrustée d’or.

— Pardon, dit le banquier, mais vous allez bien vous fatiguer, baronne, en veillant si tard ; il est onze heures, et M. Debray demeure bien loin.

Debray demeura saisi de stupeur, non point que le ton de Danglars ne fût parfaitement calme et poli ; mais enfin, au travers de ce calme et de cette politesse, il perçait une certaine velléité inaccoutumée de faire autre chose ce soir-là que la volonté de sa femme.

La baronne aussi fut surprise et témoigna son étonnement par un regard qui sans doute eût donné à réfléchir à son mari, si son mari n’avait pas eu les yeux fixés sur un journal, où il cherchait la fermeture de la rente.

Il en résulta que ce regard si fier fut lancé en pure perte, et manqua complètement son effet.

— Monsieur Lucien, dit la baronne, je vous déclare que je n’ai pas la moindre envie de dormir, que j’ai mille choses à vous conter ce soir, et que vous allez passer la nuit à m’écouter, dussiez-vous dormir debout.

— À vos ordres, Madame, répondit flegmatiquement Lucien.

— Mon cher monsieur Debray, dit à son tour le banquier, ne vous tuez pas, je vous prie, à écouter cette nuit les folies de madame Danglars, car vous les écouterez aussi bien demain ; mais ce soir est à moi, je me le réserve, et je le consacrerai, si vous voulez bien le permettre, à causer de graves intérêts avec ma femme.

Cette fois, le coup était tellement direct et tombait si d’aplomb, qu’il étourdit Lucien et la baronne ; tous deux s’interrogèrent des yeux comme pour puiser dans l’autre un secours contre cette agression ; mais l’irrésistible pouvoir du maître de la maison triompha et force resta au mari.

— N’allez pas croire au moins que je vous chasse, mon cher Debray, continua Danglars ; non, pas le moins du monde : une circonstance imprévue me force à désirer d’avoir ce soir même une conversation avec la baronne : cela m’arrive assez rarement pour qu’on ne me garde pas rancune.

Debray balbutia quelques mots, salua et sortit en se heurtant aux angles, comme Nathan dans Athalie.

— C’est incroyable, dit-il, quand la porte fut fermée derrière lui, combien ces maris, que nous trouvons cependant si ridicules, prennent facilement l’avantage sur nous !

Lucien parti, Danglars s’installa à sa place sur le canapé, ferma le livre resté ouvert, et, prenant une pose horriblement prétentieuse, continua de jouer avec le chien. Mais comme le chien, qui n’avait pas pour lui la même sympathie que pour Debray, le voulait mordre, il le prit par la peau du cou et l’envoya de l’autre côté de la chambre sur une chaise longue.

L’animal jeta un cri en traversant l’espace ; mais, arrivé à sa destination, il se tapit derrière un coussin, et, stupéfait de ce traitement auquel il n’était point accoutumé, il se tint muet et sans mouvement.

— Savez-vous, monsieur, dit la baronne sans sourciller, que vous faites des progrès ? Ordinairement vous n’étiez que grossier ; ce soir vous êtes brutal.

— C’est que je suis ce soir de plus mauvaise humeur qu’ordinairement, répondit Danglars.

Hermine regarda le banquier avec un suprême dédain. Ordinairement ces manières de coup d’œil exaspéraient l’orgueilleux Danglars ; mais ce soir-là il parut à peine y faire attention.

— Et que me fait à moi votre mauvaise humeur ? répondit la baronne, irritée de l’impassibilité de son mari, est-ce que ces choses-là me regardent ? Enfermez vos mauvaises humeurs chez vous, ou consignez-les dans vos bureaux ; et puisque vous avez des commis que vous payez, passez sur eux vos mauvaises humeurs !

— Non pas, répondit Danglars ; vous vous fourvoyez dans vos conseils, madame, aussi je ne les suivrai pas. Mes bureaux sont mon Pactole, comme dit, je crois, M. Desmoutiers, et je ne veux pas en tourmenter le cours et en troubler le calme. Mes commis sont gens honnêtes, qui me gagnent ma fortune, et que je paye un taux infiniment au-dessous de celui qu’ils méritent, si je les estime selon ce qu’ils rapportent ; je ne me mettrai donc pas en colère contre eux ; ceux contre lesquels je me mettrai en colère, c’est contre les gens qui mangent mes dîners, qui éreintent mes chevaux et qui ruinent ma caisse.

— Et quels sont donc ces gens qui ruinent votre caisse ? Expliquez-vous plus clairement, monsieur, je vous prie.

— Oh ! soyez tranquille, si je parle par énigme, je ne compte pas vous en faire chercher longtemps le mot, reprit Danglars. Les gens qui ruinent ma caisse sont ceux qui en tirent cinq cent mille francs en une heure de temps.

— Je ne vous comprends pas, monsieur, dit la baronne en essayant de dissimuler à la fois l’émotion de sa voix et la rougeur de son visage.

— Vous comprenez, au contraire, fort bien, dit Danglars ; mais si votre mauvaise volonté continue, je vous dirai que je viens de perdre sept cent mille francs sur l’emprunt espagnol.

— Ah ! par exemple, dit la baronne en ricanant ; et c’est moi que vous rendez responsable de cette perte ?

— Pourquoi pas ?

— C’est ma faute, si vous avez perdu sept cent mille francs ?

— En tout cas, ce n’est pas la mienne.

— Une fois pour toutes, monsieur, reprit aigrement la baronne, je vous ai dit de ne jamais me parler caisse ; c’est une langue que je n’ai apprise ni chez mes parents ni dans la maison de mon premier mari.

— Je le crois parbleu bien, dit Danglars, ils n’avaient le sou ni les uns ni les autres.

— Raison de plus pour que je n’aie pas appris chez eux l’argot de la banque, qui me déchire ici les oreilles du matin au soir ; ce bruit d’écus qu’on compte et qu’on recompte m’est odieux, et je ne sais que le son de votre voix qui me soit encore plus désagréable.

— En vérité, dit Danglars, comme c’est étrange ! et moi qui avais cru que vous preniez le plus vif intérêt à mes opérations !

— Moi ! et qui a pu vous faire croire une pareille sottise ?

— Vous-même.

— Ah ! par exemple !

— Sans doute.

— Je voudrais bien que vous me fissiez connaître en quelle occasion.

— Oh ! mon Dieu ! c’est chose facile. Au mois de février dernier, vous m’avez parlé la première des fonds d’Haïti ; vous aviez rêvé qu’un bâtiment entrait dans le port du Havre, et que ce bâtiment apportait la nouvelle qu’un payement que l’on croyait remis aux calendes grecques allait s’effectuer. Je connais la lucidité de votre sommeil ; j’ai donc fait acheter en dessous main tous les coupons que j’ai pu trouver de la dette d’Haïti, et j’ai gagné quatre cent mille francs, dont cent mille vous ont été religieusement remis. Vous en avez fait ce que vous avez voulu, cela ne me regarde pas.

En mars, il s’agissait d’une concession de chemin de fer. Trois sociétés se présentaient, offrant des garanties égales. Vous m’avez dit que votre instinct, et, quoique vous vous prétendiez étrangère aux spéculations, je crois au contraire votre instinct très développé sur certaines matières, vous m’avez dit que votre instinct vous faisait croire que le privilège serait donné à la société dite du Midi.

Je me suis fait inscrire à l’instant même pour les deux tiers des actions de cette société. Le privilège lui a été, en effet, accordé ; comme vous l’aviez prévu, les actions ont triplé de valeur, et j’ai encaissé un million, sur lequel deux cent cinquante mille francs vous ont été remis à titre d’épingles. Comment avez-vous employé ces deux cent cinquante mille francs ?

— Mais où donc voulez-vous en venir, monsieur ? s’écria la baronne, toute frissonnante de dépit et d’impatience.

— Patience, madame, j’y arrive.

— C’est heureux !

— En avril, vous avez été dîner chez le ministre ; on causa de l’Espagne, et vous entendîtes une conversation secrète ; il s’agissait de l’expulsion de don Carlos ; j’achetai des fonds espagnols. L’expulsion eut lieu, je gagnai six cent mille francs le jour où Charles V repassa la Bidassoa. Sur ces six cent mille francs vous avez touché cinquante mille écus ; ils étaient à vous, vous en avez disposé à votre fantaisie, et je ne vous en demande pas compte ; mais il n’en est pas moins vrai que vous avez reçu cinq cent milles livres cette année.

— Eh bien ! après ? monsieur.

— Ah ! oui, après ! Eh bien ! c’est justement après cela que la chose se gâte.

— Vous avez des façons de dire… en vérité…

— Elles rendent mon idée, c’est tout ce qu’il me faut… Après, c’était il y a trois jours cet après-là. Il y a trois jours donc, vous avez causé politique avec M. Debray, et vous croyez voir dans ces paroles que don Carlos est rentré en Espagne ; alors je vends ma rente, la nouvelle se répand, il y a panique, je ne vends plus, je donne ; le lendemain, il se trouve que la nouvelle était fausse, et qu’à cette fausse nouvelle j’ai perdu sept cent mille francs.

— Eh bien ?

— Eh bien ! puisque je vous donne un quart quand je gagne, c’est donc un quart que vous me devez quand je perds ; le quart de sept cent mille francs, c’est cent soixante-quinze mille francs.

— Mais ce que vous me dites là est extravagant, et je ne vois pas, en vérité, comment vous mêlez le nom de M. Debray à toute cette histoire.

— Parce que si vous n’avez point par hasard les cent soixante-quinze mille francs que je réclame, vous les emprunterez à vos amis, et que M. Debray est de vos amis.

— Fi donc ! s’écria la baronne.

— Oh ! pas de gestes, pas de cris, pas de drame moderne, madame, sinon vous me forceriez à vous dire que je vois d’ici M. Debray ricanant près des cinq cent mille livres que vous lui avez comptées cette année, et se disant qu’il a enfin trouvé ce que les plus habiles joueurs n’ont pu jamais découvrir, c’est-à-dire une roulette où l’on gagne sans mettre au jeu, et où l’on ne perd pas quand on perd.

La baronne voulut éclater.

— Misérable ! dit-elle, oseriez-vous dire que vous ne saviez pas ce que vous osez me reprocher aujourd’hui ?

— Je ne vous dis pas que je savais, je ne vous dis pas que je ne savais point, je vous dis : observez ma conduite depuis quatre ans que vous n’êtes plus ma femme et que je ne suis plus votre mari, vous verrez si elle a toujours été conséquente avec elle-même. Quelque temps avant notre rupture, vous avez désiré étudier la musique avec ce fameux baryton qui a débuté avec tant de succès au Théâtre-Italien : moi j’ai voulu étudier la danse avec cette danseuse qui s’était fait une si grande réputation à Londres. Cela m’a coûté, tant pour vous que pour moi, cent mille francs à peu près. Je n’ai rien dit, parce qu’il faut de l’harmonie dans les ménages. Cent mille francs pour que l’homme et la femme sachent bien à fond la danse et la musique, ce n’est pas trop cher. Bientôt, voilà que vous vous dégoûtez du chant, et que l’idée vous vient d’étudier la diplomatie avec un secrétaire du ministre ; je vous laisse étudier. Vous comprenez : que m’importe à moi, puisque vous payez les leçons que vous prenez sur votre cassette ? Mais, aujourd’hui, je m’aperçois que vous tirez sur la mienne, et que votre apprentissage me peut coûter sept cent mille francs par mois. Halte-là ! madame, car cela ne peut durer ainsi. Ou le diplomate donnera des leçons… gratuites, et je le tolérerai, ou il ne remettra plus le pied dans ma maison ; entendez-vous, madame ?

— Oh ! c’est trop fort, monsieur ! s’écria Hermine suffoquée, et vous dépassez les limites de l’ignoble.

— Mais, dit Danglars je vois avec plaisir que vous n’êtes pas restée en deçà, et que vous avez volontairement obéi à cet axiome du code : « la femme doit suivre son mari. »

— Des injures !

— Vous avez raison : arrêtons nos faits, et raisonnons froidement. Je ne me suis jamais, moi, mêlé de vos affaires que pour votre bien ; faites de même. Ma caisse ne vous regarde pas, dites-vous ? Soit ; opérez sur la vôtre, mais n’emplissez ni ne videz la mienne. D’ailleurs, qui sait si tout cela n’est pas un coup de Jarnac politique ; si le ministre, furieux de me voir de l’opposition, et jaloux des sympathies populaires que je soulève, ne s’entend pas avec M. Debray pour me ruiner ?

— Comme c’est probable !

— Mais sans doute ; qui a jamais vu cela… une fausse nouvelle télégraphique, c’est-à-dire l’impossible, ou à peu près ; des signes tout à fait différents donnés par les deux derniers télégraphes !… C’est fait exprès pour moi en vérité.

— Monsieur, dit plus humblement la baronne, vous n’ignorez pas, ce me semble, que cet employé a été chassé, qu’on a parlé même de lui faire son procès, que l’ordre avait été donné de l’arrêter, et que cet ordre eût été mis à exécution s’il ne se fût soustrait aux premières recherches par une fuite qui prouve sa folie ou sa culpabilité… C’est une erreur.

— Oui, qui fait rire les niais, qui fait passer une mauvaise nuit au ministre, qui fait noircir du papier à MM. les secrétaires d’État, mais qui à moi me coûte sept cent mille francs.

— Mais, monsieur, dit tout à coup Hermine, puisque tout cela, selon vous, vient de M. Debray, pourquoi, au lieu de dire tout cela directement à M. Debray, venez-vous me le dire à moi ? Pourquoi accusez-vous l’homme et vous en prenez-vous à la femme ?

— Est-ce que je connais M. Debray, moi ? dit Danglars ; est-ce que je veux le connaître ? est-ce que je veux savoir qu’il donne des conseils ? est-ce que je veux les suivre ? est-ce que je joue ? Non, c’est vous qui faites tout cela, et non pas moi !

— Mais il me semble que puisque vous en profitez…

Danglars haussa les épaules.

— Folles créatures, en vérité, que ces femmes qui se croient des génies parce qu’elles ont conduit une ou dix intrigues de façon à n’être pas affichées dans tout Paris ! Mais songez donc qu’eussiez-vous caché vos dérèglements à votre mari même, ce qui est l’A B C de l’art, parce que la plupart du temps les maris ne veulent pas voir, vous ne seriez qu’une pâle copie de ce que font la moitié de vos amies les femmes du monde. Mais il n’en est pas ainsi pour moi ; j’ai vu et toujours vu ; depuis seize ans à peu près, vous m’avez caché une pensée peut-être, mais pas une démarche, pas une action, pas une faute. Tandis que vous, de votre côté, vous vous applaudissiez de votre adresse et croyiez fermement me tromper : qu’en est-il résulté ? c’est que, grâce à ma prétendue ignorance, depuis M. de Villefort jusqu’à M. Debray, il n’est pas un de vos amis qui n’ait tremblé devant moi. Il n’en est pas un qui ne m’ait traité en maître de la maison, ma seule prétention près de vous ; il n’en est pas un, enfin, qui ait osé vous dire de moi ce que je vous en dis moi-même aujourd’hui. Je vous permets de me rendre odieux, mais je vous empêcherai de me rendre ridicule, et surtout je vous défends positivement et, par-dessus tout, de me ruiner.

Jusqu’au moment où le nom de Villefort avait été prononcé, la baronne avait fait assez bonne contenance mais à ce nom elle avait pâli, et se levant comme mue par un ressort, elle avait étendu les bras comme pour conjurer une apparition, et fait trois pas vers son mari comme pour lui arracher la fin du secret qu’il ne connaissait pas ou que peut-être, par quelque calcul odieux comme étaient à peu près tous les calculs de Danglars, il ne voulait pas laisser échapper entièrement.

— M. de Villefort ! que signifie ? que voulez-vous dire ?

— Cela veut dire, madame, que M. de Nargonne, votre premier mari, n’étant ni un philosophe ni un banquier, ou peut-être étant l’un et l’autre, et voyant qu’il n’y avait aucun parti à tirer d’un procureur du roi, est mort de chagrin ou de colère de vous avoir trouvée enceinte de six mois après une absence de neuf. Je suis brutal, non seulement je le sais, mais je m’en vante : c’est un de mes moyens de succès dans mes opérations commerciales. Pourquoi, au lieu de tuer, s’est-il fait tuer lui-même ? parce qu’il n’avait pas de caisse à sauver. Mais, moi, je me dois à ma caisse. M. Debray, mon associé, me fait perdre sept cent mille francs, qu’il supporte sa part de la perte, et nous continuerons nos affaires ; sinon, qu’il me fasse banqueroute de ces cent soixante-quinze mille livres, et qu’il fasse ce que font les banqueroutiers, qu’il disparaisse. Eh, mon Dieu ! c’est un charmant garçon, je le sais, quand ses nouvelles sont exactes ; mais quand elles ne le sont pas, il y en a cinquante dans le monde qui valent mieux que lui.

Madame Danglars était atterrée ; cependant elle fit un effort suprême pour répondre à cette dernière attaque. Elle tomba sur un fauteuil, pensant à Villefort, à la scène du dîner, à cette étrange série de malheurs qui depuis quelques jours s’abattaient un à un sur sa maison et changeaient en scandaleux débats le calme ouaté de son ménage. Danglars ne la regarda même pas, quoiqu’elle fît tout ce qu’elle pût pour s’évanouir. Il tira la porte de la chambre à coucher sans ajouter un seul mot et rentra chez lui ; de sorte que madame Danglars, en revenant de son demi-évanouissement, put croire qu’elle avait fait un mauvais rêve.



IX

PROJETS DE MARIAGE.

Le lendemain de cette scène, à l’heure que Debray avait coutume de choisir pour venir faire, en allant à son bureau, une petite visite à madame Danglars, son coupé ne parut pas dans la cour.

À cette heure-là, c’est-à-dire vers midi et demi, madame Danglars demanda sa voiture et sortit.

Danglars, placé derrière un rideau, avait guetté cette sortie qu’il attendait. Il donna l’ordre qu’on le prévînt aussitôt que madame reparaîtrait ; mais à deux heures elle n’était pas rentrée.

À deux heures il demanda ses chevaux, se rendit à la Chambre et se fit inscrire pour parler contre le budget.

De midi à deux heures, Danglars était resté à son cabinet, décachetant ses dépêches, s’assombrissant de plus en plus, entassant chiffres sur chiffres et recevant entre autres visites celle du major Cavalcanti, qui, toujours aussi bleu, aussi roide et aussi exact, se présenta à l’heure annoncée la veille pour terminer son affaire avec le banquier.

En sortant de la Chambre, Danglars, qui avait donné de violentes marques d’agitation pendant la séance et qui surtout avait été plus acerbe que jamais contre le ministère, remonta dans sa voiture et ordonna au cocher de le conduire avenue des Champs-Élysées, no 30.

Monte-Cristo était chez lui ; seulement il était avec quelqu’un, et il priait Danglars d’attendre un instant au salon.

Pendant que le banquier attendait, la porte s’ouvrit, et il vit entrer un homme habillé en abbé, qui, au lieu d’attendre comme lui, plus familier que lui sans doute dans la maison, le salua, entra dans l’intérieur des appartements et disparut.

Un instant après, la porte par laquelle le prêtre était entré se rouvrit, et Monte-Cristo parut.

— Pardon, dit-il, cher baron, mais un de mes bons amis, l’abbé Busoni, que vous avez pu voir passer, vient d’arriver à Paris ; il y avait fort longtemps que nous étions séparés, et je n’ai pas eu le courage de le quitter tout aussitôt. J’espère qu’en faveur du motif, vous m’excuserez de vous avoir fait attendre.

— Comment donc, dit Danglars, c’est tout simple ; c’est moi qui ai mal pris mon moment, et je vais me retirer.

— Point du tout ; asseyez-vous donc, au contraire. Mais, bon Dieu ! qu’avez-vous donc ? vous avez l’air tout soucieux ; en vérité vous m’effrayez. Un capitaliste chagrin est comme les comètes, il présage toujours quelque grand malheur au monde.

— J’ai, mon cher monsieur, dit Danglars, que la mauvaise chance est sur moi depuis plusieurs jours, et que je n’apprends que des sinistres.

— Ah ! mon Dieu ! dit Monte-Cristo, est-ce que vous avez eu une rechute à la Bourse ?

— Non, j’en suis guéri, pour quelques jours du moins ; il s’agit tout bonnement pour moi d’une banqueroute à Trieste.

— Vraiment ? Est-ce que votre banqueroutier serait par hasard Jacopo Manfredi ?

— Justement ! Figurez-vous un homme qui faisait, depuis je ne sais combien de temps, pour huit ou neuf cent mille francs par an d’affaires avec moi. Jamais un mécompte, jamais un retard ; un gaillard qui payait comme un prince… qui paye. Je me mets en avance d’un million avec lui, et ne voilà-t-il pas mon diable de Jacopo Manfredi qui suspend ses payements !

— En vérité ?

— C’est une fatalité inouïe. Je tire sur lui six cent mille livres, qui me reviennent impayées, et de plus je suis encore porteur de quatre cent mille francs de lettres de change signées par lui et payables fin courant chez son correspondant de Paris. Nous sommes le 30, j’envoie toucher ; ah ! bien oui, le correspondant a disparu. Avec mon affaire d’Espagne, cela me fait une gentille fin de mois.

— Mais est-ce vraiment une perte, votre affaire d’Espagne ?

— Certainement, sept cent mille francs hors de ma caisse, rien que cela.

— Comment diable avez-vous fait une pareille école, vous un vieux loup-cervier ?

— Eh ! c’est la faute de ma femme. Elle a rêvé que don Carlos était rentré en Espagne ; elle croit aux rêves. C’est du magnétisme, dit-elle, et quand elle rêve une chose, cette chose, à ce qu’elle assure, doit infailliblement arriver. Sur sa conviction, je lui permets de jouer : elle a sa cassette et son agent de change : elle joue et elle perd. Il est vrai que ce n’est pas mon argent, mais le sien qu’elle joue. Cependant, n’importe, vous comprendrez que lorsque sept cent mille francs sortent de la poche de la femme, le mari s’en aperçoit toujours bien un peu. Comment ! vous ne saviez pas cela ? Mais la chose a fait un bruit énorme.

— Si fait, j’en avais entendu parler, mais j’ignorais les détails ; puis je suis on ne peut plus ignorant de toutes ces affaires de Bourse.

— Vous ne jouez donc pas ?

— Moi ! et comment voulez-vous que je joue ? Moi qui ai déjà tant de peine à régler mes revenus, je serais forcé, outre mon intendant, de prendre encore un commis et un garçon de caisse. Mais, à propos d’Espagne, il me semble que la baronne n’avait pas tout à fait rêvé l’histoire de la rentrée de don Carlos. Les journaux n’ont-ils pas dit quelque chose de cela ?

— Vous croyez donc aux journaux, vous ?

— Moi, pas le moins du monde ; mais il me semble que cet honnête Messager faisait exception à la règle, et qu’il n’annonçait que les nouvelles certaines, les nouvelles télégraphiques.

— Eh bien ! voilà ce qui est inexplicable, reprit Danglars ; c’est que cette rentrée de don Carlos était effectivement une nouvelle télégraphique.

— En sorte, dit Monte-Cristo, que c’est dix-sept cent mille francs à peu près que vous perdez ce mois-ci ?

— Il n’y a pas d’à peu près, c’est juste mon chiffre.

— Diable ! pour une fortune de troisième ordre, dit Monte-Cristo avec compassion, c’est un rude coup.

— De troisième ordre ! dit Danglars un peu humilié ; que diable entendez-vous par là ?

— Sans doute, continua Monte-Cristo, je fais trois catégories dans les fortunes : fortune de premier ordre, fortune de deuxième ordre, fortune de troisième ordre. J’appelle fortune de premier ordre celle qui se compose de trésors que l’on a sous la main, les terres, les mines, les revenus sur des États comme la France, l’Autriche et l’Angleterre, pourvu que ces trésors, ces mines, ces revenus, forment un total d’une centaine de millions ; j’appelle fortune de second ordre les exploitations manufacturières, les entreprises par association, les vice-royautés et les principautés ne dépassant pas quinze cent mille francs de revenu, le tout formant un capital d’une cinquantaine de millions ; j’appelle enfin fortune de troisième ordre les capitaux fructifiant par intérêts composés, les gains dépendant de la volonté d’autrui ou des chances du hasard, qu’une banqueroute entame, qu’une nouvelle télégraphique ébranle ; les spéculations éventuelles, les opérations soumises enfin aux chances de cette fatalité qu’on pourrait appeler force mineure, en la comparant à la force majeure, qui est la force naturelle : le tout formant un capital fictif ou réel d’une quinzaine de millions. N’est-ce point là votre position à peu près, dites ?

— Mais dame, oui ! répondit Danglars.

— Il en résulte qu’avec six fins de mois comme celle-ci, continua imperturbablement Monte-Cristo, une maison de troisième ordre serait à l’agonie.

— Oh ! dit Danglars avec un sourire fort pâle, comme vous y allez !

— Mettons sept mois, répliqua Monte-Cristo du même ton. Dites-moi, avez-vous pensé à cela quelquefois, que sept fois dix-sept cent mille francs font douze millions ou à peu près ?… Non ? Eh bien ! vous avez raison, car avec des réflexions pareilles on n’engagerait jamais ses capitaux, qui sont au financier ce que la peau est à l’homme civilisé. Nous avons nos habits plus ou moins somptueux, c’est notre crédit ; mais quand l’homme meurt il n’a que sa peau, de même qu’en sortant des affaires, vous n’avez que votre bien réel, cinq ou six millions tout au plus ; car les fortunes de troisième ordre ne représentent guère que le tiers ou le quart de leur apparence, comme la locomotive d’un chemin de fer n’est toujours, au milieu de la fumée qui l’enveloppe et qui la grossit, qu’une machine plus ou moins forte. Eh bien ! sur ces cinq millions qui forment votre actif réel, vous venez d’en perdre à peu près deux, qui diminuent d’autant votre fortune fictive ou votre crédit ; c’est-à-dire, mon cher monsieur Danglars, que votre peau vient d’être ouverte par une saignée qui, réitérée quatre fois, entraînerait la mort. Eh, eh ! faites attention, mon cher monsieur Danglars. Avez-vous besoin d’argent ? Voulez-vous que je vous en prête ?

— Que vous êtes un mauvais calculateur ! s’écria Danglars en appelant à son aide toute la philosophie et toute la dissimulation de l’apparence : à l’heure qu’il est, l’argent est rentré dans mes coffres par d’autres spéculations qui ont réussi. Le sang sorti par la saignée est rentré par la nutrition. J’ai perdu une bataille en Espagne, j’ai été battu à Trieste ; mais mon armée navale de l’Inde aura pris quelques galions ; mes pionniers du Mexique auront découvert quelque mine.

— Fort bien, fort bien ! mais la cicatrice reste, et à la première perte elle se rouvrira.

— Non, car je marche sur des certitudes, poursuivit Danglars avec la faconde banale du charlatan, dont l’état est de prôner son crédit ; il faudrait, pour me renverser, que trois gouvernements croulassent.

— Dame ! cela s’est vu.

— Que la terre manquât de récoltes.

— Rappelez-vous les sept vaches grasses et les sept vaches maigres.

— Ou que la mer se retirât, comme du temps de Pharaon ; encore il y a plusieurs mers, et les vaisseaux en seraient quittes pour se faire caravanes.

— Tant mieux, mille fois tant mieux, cher monsieur Danglars, dit Monte-Cristo ; et je vois que je m’étais trompé, et que vous rentrez dans les fortunes du second ordre.

— Je crois pouvoir aspirer à cet honneur, dit Danglars avec un de ces sourires stéréotypés qui faisaient à Monte-Cristo l’effet d’une de ces lunes pâteuses dont les mauvais peintres badigeonnent leurs ruines ; mais, puisque nous en sommes à parler d’affaires, ajouta-t-il, enchanté de trouver ce motif de changer la conversation, dites-moi donc un peu ce que je puis faire pour M. Cavalcanti.

— Mais, lui donner de l’argent, s’il a un crédit sur vous et que ce crédit vous paraisse bon.

— Excellent ! il s’est présenté ce matin avec un bon de quarante mille francs, payable à vue sur vous, signé Busoni, et renvoyé par vous à moi avec votre endos. Vous comprenez que je lui ai compté à l’instant même ses quarante billets carrés.

Monte-Cristo fit un signe de tête qui indiquait toute son adhésion.

— Mais ce n’est pas tout, continua Danglars ; il a ouvert à son fils un crédit chez moi.

— Combien, sans indiscrétion, donne-t-il au jeune homme ?

— Cinq mille francs par mois.

— Soixante mille francs par an. Je m’en doutais bien, dit Monte-Cristo en haussant les épaules ; ce sont des pleutres que les Cavalcanti. Que veut-il qu’un jeune homme fasse avec cinq mille francs par mois ?

— Mais vous comprenez que si le jeune homme a besoin de quelque mille francs de plus…

— N’en faites rien, le père vous les laisserait pour votre compte ; vous ne connaissez pas tous les millionnaires ultramontains : ce sont de véritables harpagons. Et par qui lui est ouvert ce crédit ?

— Oh ! par la maison Fenzi, une des meilleures de Florence.

— Je ne veux pas dire que vous perdrez, tant s’en faut ; mais tenez-vous cependant dans les termes de la lettre.

— Vous n’auriez donc pas confiance dans ce Cavalcanti ?

— Moi ! je lui donnerais dix millions sur sa signature. Cela rentre dans les fortunes de second ordre, dont je vous parlais tout à l’heure, mon cher monsieur Danglars.

— Et avec cela comme il est simple ! Je l’aurais pris pour un major, rien de plus.

— Et vous lui eussiez fait honneur ; car, vous avez raison, il ne paye pas de mine. Quand je l’ai vu pour la première fois, il m’a fait l’effet d’un vieux lieutenant moisi sous la contre-épaulette. Mais tous les Italiens sont comme cela, ils ressemblent à de vieux juifs, quand ils n’éblouissent pas comme des mages d’Orient.

— Le jeune homme est mieux, dit Danglars.

— Oui, un peu timide, peut-être ; mais, en somme, il m’a paru convenable. J’en étais inquiet.

— Pourquoi cela ?

— Parce que vous l’avez vu chez moi à peu près à son entrée dans le monde, à ce que l’on m’a dit du moins. Il a voyagé avec un précepteur très sévère et n’était jamais venu à Paris.

— Tous ces Italiens de qualité ont l’habitude de se marier entre eux, n’est-ce pas ? demanda négligemment Danglars ; ils aiment à associer leurs fortunes.

— D’habitude ils font ainsi, c’est vrai ; mais Cavalcanti est un original qui ne fait rien comme les autres. On ne m’ôtera pas de l’idée qu’il envoie son fils en France pour qu’il y trouve une femme.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

— Et vous avez entendu parler de sa fortune ?

— Il n’est question que de cela ; seulement les uns lui accordent des millions, les autres prétendent qu’il ne possède pas un paul.

— Et votre opinion à vous ?

— Il ne faudra pas vous fonder dessus ; elle est toute personnelle.

— Mais, enfin…

— Mon opinion, à moi, est que tous ces vieux podestats, tous ces anciens condottieri, car ces Cavalcanti ont commandé des armées, ont gouverné des provinces ; mon opinion, dis-je, est qu’ils ont enterré des millions dans des coins que leurs aînés seuls connaissent et font connaître à leurs aînés de génération en génération ; et la preuve, c’est qu’ils sont tous jaunes et secs comme leurs florins du temps de la République, dont ils conservent un reflet à force de les regarder.

— Parfait, dit Danglars ; et c’est d’autant plus vrai qu’on ne leur connaît pas un pouce de terre, à tous ces gens-là.

— Fort peu, du moins ; moi, je sais bien que je ne connais à Cavalcanti que son palais de Lucques.

— Ah ! il a un palais ! dit en riant Danglars ; c’est déjà quelque chose.

— Oui, et encore le loue-t-il au ministre des finances, tandis qu’il habite, lui, dans une maisonnette. Oh ! je vous l’ai déjà dit, je crois le bonhomme serré.

— Allons, allons, vous ne le flattez pas.

— Écoutez, je le connais à peine : je crois l’avoir vu trois fois dans ma vie. Ce que j’en sais, c’est par l’abbé Busoni et par lui-même ; il me parlait ce matin de ses projets sur son fils, et me laissait entrevoir que, las de voir dormir des fonds considérables en Italie, qui est un pays mort, il voudrait trouver un moyen, soit en France, soit en Angleterre, de faire fructifier ses millions. Mais remarquez bien toujours que, quoique j’aie la plus grande confiance dans l’abbé Busoni personnellement, moi, je ne réponds de rien.

— N’importe, merci du client que vous m’avez envoyé ; c’est un fort beau nom à inscrire sur mes registres, et mon caissier, à qui j’ai expliqué ce que c’était que les Cavalcanti, en est tout fier. À propos, et ceci est un simple détail de touriste, quand ces gens-là marient leurs fils, leur donnent-ils des dots ?

— Eh, mon Dieu ! c’est selon. J’ai connu un prince italien, riche comme une mine d’or, un des premiers noms de Toscane, qui, lorsque ses fils se mariaient à sa guise, leur donnait des millions, et, quand ils se mariaient malgré lui, se contentait de leur faire une rente de trente écus par mois. Admettons qu’Andrea se marie selon les vues de son père, il lui donnera peut-être un, deux, trois millions. Si c’était avec la fille d’un banquier, par exemple, peut-être prendrait-il un intérêt dans la maison du beau-père de son fils ; puis, supposez à côté de cela que sa bru lui déplaise : bonsoir, le père Cavalcanti met la main sur la clef de son coffre-fort, donne un double tour à la serrure, et voilà maître Andrea obligé de vivre comme un fils de famille parisien, en bizeautant des cartes ou en pipant des dés.

— Ce garçon-là trouvera une princesse bavaroise ou péruvienne ; il voudra une couronne fermée, un Eldorado traversé par le Potose.

— Non, tous ces grands seigneurs de l’autre côté des monts épousent fréquemment de simples mortelles ; ils sont comme Jupiter, ils aiment à croiser les races. Ah çà ! mais, est-ce que vous voulez marier Andrea, mon cher monsieur Danglars, que vous me faites toutes ces questions-là ?

— Ma foi, dit Danglars, cela ne me paraîtrait pas une mauvaise spéculation ; et je suis un spéculateur, moi.

— Ce n’est pas avec mademoiselle Danglars, je présume ? vous ne voudriez pas faire égorger ce pauvre Andrea par Albert ?

— Albert ! dit Danglars en haussant les épaules ; ah ! bien oui, il se soucie pas mal de cela.

— Mais il est fiancé avec votre fille, je crois ?

— C’est-à-dire que M. de Morcerf et moi nous avons quelquefois causé de ce mariage ; mais madame de Morcerf et Albert…

— N’allez-vous pas me dire que celui-ci n’est pas un bon parti ?

— Eh, eh ! mademoiselle Danglars vaut bien M. de Morcerf, ce me semble !

— La dot de mademoiselle Danglars sera belle, en effet, et je n’en doute pas, surtout si le télégraphe ne fait plus de nouvelles folies.

— Oh ! ce n’est pas seulement la dot. Mais, dites-moi donc, à propos !

— Eh bien ?

— Pourquoi donc n’avez-vous pas invité Morcerf et sa famille à votre dîner ?

— Je l’avais fait aussi, mais il a objecté un voyage à Dieppe avec madame de Morcerf, à qui on a recommandé l’air de la mer.

— Oui, oui, dit Danglars en riant, il doit lui être bon.

— Pourquoi cela ?

— Parce que c’est l’air qu’elle a respiré dans sa jeunesse.

Monte-Cristo laissa passer l’épigramme sans paraître y faire attention.

— Mais enfin, dit le comte, si Albert n’est point aussi riche que mademoiselle Danglars, vous ne pouvez nier qu’il porte un beau nom ?

— Soit, mais j’aime autant le mien, dit Danglars.

— Certainement, votre nom est populaire, et il a orné le titre dont on a cru l’orner ; mais vous êtes un homme trop intelligent pour n’avoir point compris que, selon certains préjugés trop puissamment enracinés pour qu’on les extirpe, noblesse de cinq siècles vaut mieux que noblesse de vingt ans.

— Et voilà justement pourquoi, dit Danglars avec un sourire qu’il essayait de rendre sardonique, voilà pourquoi je préférerais M. Andrea Cavalcanti à M. Albert de Morcerf.

— Mais cependant, dit Monte-Cristo, je suppose que les Morcerf ne le cèdent pas aux Cavalcanti ?

— Les Morcerf !… Tenez, mon cher comte, reprit Danglars, vous êtes un galant homme, n’est-ce pas ?

— Je le crois.

— Et de plus, connaisseur en blason ?

— Un peu.

— Eh bien ! regardez la couleur du mien ; elle est plus solide que celle du blason de Morcerf.

— Pourquoi cela ?

— Parce que, moi, si je ne suis pas baron de naissance, je m’appelle Danglars au moins.

— Après ?

— Tandis que lui ne s’appelle pas Morcerf.

— Comment, il ne s’appelle pas Morcerf ?

— Pas le moins du monde.

— Allons donc !

— Moi, quelqu’un m’a fait baron, de sorte que je le suis ; lui s’est fait comte tout seul, de sorte qu’il ne l’est pas.

— Impossible.

— Écoutez, mon cher comte, continua Danglars, M. de Morcerf est mon ami, ou plutôt ma connaissance depuis trente ans ; moi, vous savez que je fais bon marché de mes armoiries, attendu que je n’ai jamais oublié d’où je suis parti.

— C’est la preuve d’une grande humilité ou d’un grand orgueil, dit Monte-Cristo.

— Eh bien ! quand j’étais petit commis, moi, Morcerf était simple pêcheur.

— Et alors on l’appelait ?

— Fernand.

— Tout court ?

— Fernand Mondego.

— Vous en êtes sûr.

— Pardieu ! il m’a vendu assez de poisson pour que je le connaisse.

— Alors, pourquoi lui donniez-vous votre fille ?

— Parce que Fernand et Danglars étant deux parvenus, tous deux anoblis, tous deux enrichis, se valent au fond, sauf certaines choses cependant, qu’on a dites de lui et qu’on n’a jamais dites de moi.

— Quoi donc ?

— Rien.

— Ah ! oui, je comprends ; ce que vous me dites là me rafraîchit la mémoire à propos du nom de Fernand Mondego : j’ai entendu prononcer ce nom-là en Grèce.

— À propos de l’affaire d’Ali-Pacha ?

— Justement.

— Voilà le mystère, reprit Danglars, et j’avoue que j’eusse donné bien des choses pour le découvrir.

— Ce n’était pas difficile, si vous en aviez eu grande envie.

— Comment cela ?

— Sans doute, vous avez bien quelque correspondant en Grèce ?

— Pardieu !

— À Janina ?

— J’en ai partout…

— Eh bien ! écrivez à votre correspondant de Janina, et demandez-lui quel rôle a joué dans la catastrophe d’Ali-Tebelin un Français nommé Fernand.

— Vous avez raison ! s’écria Danglars en se levant vivement, j’écrirai aujourd’hui même !

— Faites.

— Je vais le faire.

— Et si vous avez quelque nouvelle bien scandaleuse…

— Je vous la communiquerai.

— Vous me ferez plaisir.

Danglars s’élança hors de l’appartement, et ne fit qu’un bond jusqu’à sa voiture.



X

LE CABINET DU PROCUREUR DU ROI.

Laissons le banquier revenir au grand train de ses chevaux, et suivons madame Danglars dans son excursion matinale.

Nous avons dit, qu’à midi et demi, madame Danglars avait demandé ses chevaux et était sortie en voiture.

Elle se dirigea du côté du faubourg Saint-Germain, prit la rue Mazarine, et fit arrêter au passage du Pont-Neuf.

Elle descendit et traversa le passage. Elle était vêtue fort simplement, comme il convient à une femme de goût qui sort le matin.

Rue Guénégaud, elle monta en fiacre en désignant, comme le but de sa course, la rue du Harlay.

À peine fut-elle dans la voiture, qu’elle tira de sa poche un voile noir très épais, qu’elle attacha sur son chapeau de paille ; puis elle remit son chapeau sur sa tête, et vit avec plaisir, en regardant dans un petit miroir de poche, qu’on ne pouvait voir d’elle que sa peau blanche et la prunelle étincelante de son œil.

Le fiacre prit le Pont-Neuf, et entra, par la place Dauphine, dans la cour du Harlay ; il fut payé en ouvrant la portière, et madame Danglars s’élançant vers l’escalier, qu’elle franchit légèrement, arriva bientôt à la salle des Pas-Perdus.

Le matin, il y a beaucoup d’affaires et encore plus de gens affairés au Palais ; les gens affairés ne regardent pas beaucoup les femmes : madame Danglars traversa donc la salle des Pas-Perdus sans être plus remarquée que dix autres femmes qui guettaient leur avocat.

Il y avait encombrement dans l’antichambre de M. de Villefort ; mais madame Danglars n’eut pas même besoin de prononcer son nom ; dès qu’elle parut, un huissier se leva, vint à elle, lui demanda si elle n’était point la personne à laquelle M. le procureur du roi avait donné rendez-vous, et, sur sa réponse affirmative, il la conduisit, par un corridor réservé, au cabinet de M. de Villefort.

Le magistrat écrivait, assis sur son fauteuil, le dos tourné à la porte : il entendit la porte s’ouvrir, l’huissier prononcer ces paroles : « Entrez, Madame ! » et la porte se refermer, sans faire un seul mouvement ; mais à peine eut-il senti se perdre les pas de l’huissier, qui s’éloignait, qu’il se retourna vivement, alla pousser les verrous, tirer les rideaux et visiter chaque coin du cabinet.

Puis lorsqu’il eut acquis la certitude qu’il ne pouvait être ni vu ni entendu, et que par conséquent il fut tranquillisé :

— Merci, madame, dit-il, merci de votre exactitude.

Et il lui offrit un siège que madame Danglars accepta, car le cœur lui battait si fortement qu’elle se sentait près de suffoquer.

— Voilà, dit le procureur du roi en s’asseyant à son tour et en faisant décrire un demi-cercle à son fauteuil, afin de se trouver en face de madame Danglars, voilà bien longtemps madame, qu’il ne m’est arrivé d’avoir ce bonheur de causer seul avec vous ; et, à mon grand regret, nous nous retrouvons pour entamer une conversation bien pénible.

— Cependant, monsieur, vous voyez que je suis venue à votre premier appel, quoique bien certainement cette conversation soit encore plus pénible pour moi que pour vous.

Villefort sourit amèrement.

— Il est donc vrai, dit-il, répondant à sa propre pensée bien plutôt qu’aux paroles de madame Danglars, il est donc vrai que toutes nos actions laissent leurs traces, les unes sombres, les autres lumineuses, dans notre passé ! Il est donc vrai que tous nos pas dans cette vie ressemblent à la marche du reptile sur le sable et font un sillon ! Hélas ! pour beaucoup, ce sillon est celui de leurs larmes !

— Monsieur, dit madame Danglars, vous comprenez mon émotion, n’est-ce pas ? ménagez-moi donc, je vous prie. Cette chambre où tant de coupables ont passé tremblants et honteux, ce fauteuil où je m’assieds à mon tour honteuse et tremblante !… Oh ! tenez, j’ai besoin de toute ma raison pour ne pas voir en moi une femme bien coupable et en vous un juge menaçant.

Villefort secoua la tête et poussa un soupir.

— Et moi, reprit-il, et moi, je me dis que ma place n’est pas dans le fauteuil du juge, mais bien sur la sellette de l’accusé.

— Vous ? dit madame Danglars étonnée.

— Oui, moi.

— Je crois que de votre part, monsieur, votre puritanisme s’exagère la situation, dit madame Danglars, dont l’œil si beau s’illumina d’une fugitive lueur. Ces sillons, dont vous parliez à l’instant même, ont été tracés par toutes les jeunesses ardentes. Au fond des passions, au delà du plaisir, il y a toujours un peu de remords ; c’est pour cela que l’Évangile, cette ressource éternelle des malheureux, nous a donné pour soutien, à nous autres pauvres femmes, l’admirable parabole de la fille pécheresse et de la femme adultère. Aussi, je vous l’avoue, en me reportant à ces délires de ma jeunesse, je pense quelquefois que Dieu me les pardonnera, car sinon l’excuse, du moins la compensation s’en est bien trouvée dans mes souffrances ; mais vous, qu’avez-vous à craindre de tout cela, vous autres hommes que tout le monde excuse et que le scandale anoblit ?

— Madame, répliqua Villefort, vous me connaissez ; je ne suis pas un hypocrite, ou du moins je ne fais pas de l’hypocrisie sans raison. Si mon front est sévère, c’est que bien des malheurs l’ont assombri ; si mon cœur s’est pétrifié, c’est afin de pouvoir supporter les chocs qu’il a reçus. Je n’étais pas ainsi dans ma jeunesse, je n’étais pas ainsi ce soir des fiançailles où nous étions tous assis autour d’une table de la rue du Cours à Marseille. Mais, depuis, tout a bien changé en moi et autour de moi ; ma vie s’est usée à poursuivre des choses difficiles et à briser dans les difficultés ceux qui, volontairement ou involontairement, par leur libre arbitre ou par le hasard, se trouvaient placés sur mon chemin pour me susciter ces choses. Il est rare que ce qu’on désire ardemment ne soit pas défendu ardemment par ceux de qui on veut l’obtenir ou auxquels on tente de l’arracher. Ainsi, la plupart des mauvaises actions des hommes sont venues au-devant d’eux, déguisées sous la forme spécieuse de la nécessité ; puis, la mauvaise action commise dans un moment d’exaltation, de crainte et de délire, on voit qu’on aurait pu passer auprès d’elle en l’évitant. Le moyen qu’il eût été bon d’employer, qu’on n’a pas vu, aveugle qu’on était, se présente à vos yeux facile et simple ; vous vous dites : comment n’ai-je pas fait ceci au lieu de faire cela ? Vous, mesdames, au contraire, bien rarement vous êtes tourmentées par des remords, car bien rarement la décision vient de vous, vos malheurs vous sont presque toujours imposés, vos fautes sont presque toujours le crime des autres.

— En tout cas, monsieur, convenez-en, répondit madame Danglars, si j’ai commis une faute, cette faute fût elle personnelle, j’en ai reçu hier soir la sévère punition.

— Pauvre femme ! dit Villefort en lui serrant la main, trop sévère pour votre force, car deux fois vous avez failli y succomber, et cependant…

— Eh bien ?

— Eh bien ! je dois vous dire… rassemblez tout votre courage, madame, car vous n’êtes pas encore au bout.

— Mon Dieu ! s’écria madame Danglars effrayée, qu’y a-t-il donc encore ?

— Vous ne voyez que le passé, madame, et certes il est sombre. Eh bien ! figurez-vous un avenir plus sombre encore, un avenir… affreux certainement… sanglant peut-être !…

La baronne connaissait le calme de Villefort ; elle fut si épouvantée de son exaltation, qu’elle ouvrit la bouche pour crier, mais que le cri mourut dans sa gorge.

— Comment est-il ressuscité, ce passé terrible ? s’écria Villefort ; comment, du fond de la tombe et du fond de nos cœurs où il dormait, est-il sorti comme un fantôme pour faire pâlir nos joues et rougir nos fronts ?

— Hélas ! dit Hermine, sans doute le hasard !

— Le hasard ! reprit Villefort ; non, non. Madame, il n’y a point de hasard !

— Mais si ; n’est-ce point un hasard fatal, c’est vrai, mais un hasard qui a fait tout cela ? n’est-ce point par hasard que le comte de Monte-Cristo a acheté cette maison ? n’est-ce point par hasard qu’il a fait creuser la terre ? n’est-ce point par hasard, enfin, que ce malheureux enfant a été déterré sous les arbres ? Pauvre innocente créature sortie de moi, à qui je n’ai jamais pu donner un baiser, mais à qui j’ai donné bien des larmes. Ah ! tout mon cœur a volé au-devant du comte lorsqu’il a parlé de cette chère dépouille trouvée sous des fleurs.

— Eh bien ! non, Madame ; et voilà ce que j’avais de terrible à vous dire, répondit Villefort d’une voix sourde ; non, il n’y a pas eu de dépouille trouvée sous les fleurs ; non, il n’y a pas eu d’enfant déterré ; non, il ne faut pas pleurer ; non, il ne faut pas gémir : il faut trembler !

— Que voulez-vous dire ? s’écria madame Danglars toute frémissante.

— Je veux dire que M. Monte-Cristo, en creusant au pied de ces arbres, n’a pu trouver ni squelette d’enfant, ni ferrures de coffre, parce que sous ces arbres il n’y avait ni l’un ni l’autre.

— Il n’y avait ni l’un ni l’autre ! redit madame Danglars, en fixant sur le procureur du roi des yeux dont la prunelle, effroyablement dilatée, indiquait la terreur ; il n’y avait ni l’un ni l’autre ! répéta-t-elle encore comme une personne qui essaye de fixer par le son des paroles et par le bruit de la voix ses idées prêtes à lui échapper.

— Non ! dit Villefort, en laissant tomber son front dans ses mains ; non, cent fois non ! …

— Mais ce n’est donc point là que vous aviez déposé le pauvre enfant, monsieur ? Pourquoi me tromper ? dans quel but, voyons, dites ?

— C’est là ; mais écoutez-moi, écoutez-moi, madame, et vous allez me plaindre, moi qui ai porté vingt ans, sans en rejeter la moindre part sur vous, le fardeau de douleurs que je vais vous dire.

— Mon Dieu ! vous m’effrayez ! mais n’importe, parlez, je vous écoute.

— Vous savez comment s’accomplit cette nuit douloureuse où vous étiez expirante sur votre lit, dans cette chambre de damas rouge, tandis que moi, presque aussi haletant que vous, j’attendais votre délivrance. L’enfant vint, me fut remis sans mouvement, sans souffle, sans voix : nous le crûmes mort.

Madame Danglars fit un mouvement rapide, comme si elle eût voulu s’élancer de sa chaise.

Mais Villefort l’arrêta en joignant les mains, comme pour implorer son attention.

— Nous le crûmes mort, répéta-t-il ; je le mis dans un coffre qui devait remplacer le cercueil, je descendis au jardin, je creusai une fosse et l’enfouis à la hâte. J’achevais à peine de le couvrir de terre, que le bras du Corse s’étendit vers moi. Je vis comme une ombre se dresser, comme un éclair reluire. Je sentis une douleur, je voulus crier, un frisson glacé me parcourut tout le corps et m’étreignit à la gorge… Je tombai mourant, et je me crus tué. Je n’oublierai jamais votre sublime courage, quand, revenu à moi, je me traînai expirant jusqu’au bas de l’escalier, où, expirante vous-même, vous vîntes au-devant de moi. Il fallait garder le silence sur la terrible catastrophe ; vous eûtes le courage de regagner votre maison, soutenue par votre nourrice ; un duel fut le prétexte de ma blessure. Contre toute attente, le secret nous fut gardé à tous deux ; on me transporta à Versailles ; pendant trois mois, je luttai contre la mort ; enfin, comme je parus me rattacher à la vie, on m’ordonna le soleil et l’air du Midi. Quatre hommes me portèrent de Paris à Châlons, en faisant six lieues par jour. Madame de Villefort suivait le brancard dans sa voiture. À Châlons, on me mit sur la Saône, puis je passai sur le Rhône, et, par la seule vitesse du courant, je descendis jusqu’à Arles, puis d’Arles, je repris ma litière et continuai mon chemin pour Marseille. Ma convalescence dura dix mois ; je n’entendais plus parler de vous, je n’osai m’informer de ce que vous étiez devenue. Quand je revins à Paris, j’appris que, veuve de M. de Nargonne, vous aviez épousé M. Danglars.

À quoi avais-je pensé depuis que la connaissance m’était revenue ? Toujours à la même chose, toujours à ce cadavre d’enfant qui, chaque nuit, dans mes rêves, s’envolait du sein de la terre, et planait au-dessus de la fosse en me menaçant du regard et du geste. Aussi, à peine de retour à Paris, je m’informai ; la maison n’avait pas été habitée depuis que nous en étions sortis, mais elle venait d’être louée pour neuf ans. J’allai trouver le locataire, je feignis d’avoir un grand désir de ne pas voir passer entre des mains étrangères cette maison, qui appartenait au père et à la mère de ma femme ; j’offris un dédommagement pour qu’on rompît le bail ; on me demanda six mille francs, j’en eusse donné dix mille, j’en eusse donné vingt mille. Je les avais sur moi, je fis, séance tenante, signer la résiliation ; puis, lorsque je tins cette cession tant désirée, je partis au galop pour Auteuil. Personne, depuis que j’en étais sorti, n’était entré dans la maison.

Il était cinq heures de l’après-midi, je montai dans la chambre rouge et j’attendis la nuit.

Là, tout ce que je me disais depuis un an dans mon agonie continuelle se représenta, bien plus menaçant que jamais, à ma pensée.

Ce Corse qui m’avait déclaré la vendetta, qui m’avait suivi de Nîmes à Paris ; ce Corse, qui était caché dans le jardin, qui m’avait frappé, m’avait vu creuser la fosse, il m’avait vu enterrer l’enfant ; il pouvait en arriver à vous connaître ; peut-être vous connaissait-il… Ne vous ferait-il pas payer un jour le secret de cette terrible affaire ?… Ne serait-ce pas pour lui une bien douce vengeance, quand il apprendrait que je n’étais pas mort de son coup de poignard ? Il était donc urgent qu’avant toute chose, et à tout hasard, je fisse disparaître les traces de ce passé, que j’en détruisisse tout vestige matériel ; il n’y aurait toujours que trop de réalité dans mon souvenir.

C’était pour cela que j’avais annulé le bail, c’était pour cela que j’étais venu, c’était pour cela que j’attendais.

La nuit arriva, je la laissai bien s’épaissir ; j’étais sans lumière dans cette chambre, où des souffles de vent faisaient trembler les portières derrière lesquelles je croyais toujours voir quelque espion embusqué ; de temps en temps je tressaillais, il me semblait derrière moi, dans ce lit, entendre vos plaintes, et je n’osais me retourner. Mon cœur battait dans le silence, et je le sentais battre si violemment que je croyais que ma blessure allait se rouvrir ; enfin, j’entendis s’éteindre, l’un après l’autre, tous ces bruits divers de la campagne. Je compris que je n’avais plus rien à craindre, que je ne pouvais être ni vu ni entendu, et je me décidai à descendre.

Écoutez, Hermine, je me crois aussi brave qu’un autre homme, mais lorsque je retirai de ma poitrine cette petite clef de l’escalier, que nous chérissions tous deux, et que vous aviez voulu faire attacher à un anneau d’or, lorsque j’ouvris la porte, lorsque, à travers les fenêtres, je vis une lune pâle jeter, sur les degrés en spirale, une longue bande de lumière blanche pareille à un spectre, je me retins au mur et je fus près de crier ; il me semblait que j’allais devenir fou.

Enfin, je parvins à me rendre maître de moi-même. Je descendis l’escalier marche à marche ; la seule chose que je n’avais pu vaincre, c’était un étrange tremblement dans les genoux. Je me cramponnai à la rampe ; si je l’eusse lâchée un instant, je me fusse précipité.

J’arrivai à la porte d’en bas ; en dehors de cette porte, une bêche était posée contre le mur. Je m’étais muni d’une lanterne sourde ; au milieu de la pelouse, je m’arrêtai pour l’allumer, puis je continuai mon chemin.

Novembre finissait, toute la verdure du jardin avait disparu, les arbres n’étaient plus que des squelettes aux longs bras décharnés, et les feuilles mortes criaient avec le sable sous mes pas.

L’effroi m’étreignait si fortement le cœur, qu’en approchant du massif je tirai un pistolet de ma poche et l’armai. Je croyais toujours voir apparaître à travers les branches la figure du Corse.

J’éclairai le massif avec ma lanterne sourde ; il était vide. Je jetai les yeux tout autour de moi, j’étais bien seul ; aucun bruit ne troublait le silence de la nuit, si ce n’est le chant d’une chouette qui jetait son cri aigu et lugubre comme un appel aux fantômes de la nuit.

J’attachai ma lanterne à une branche fourchue que j’avais déjà remarquée un an auparavant, à l’endroit même où je m’arrêtai pour creuser la fosse.

L’herbe avait, pendant l’été, poussé bien épaisse à cet endroit, et, l’automne venu, personne ne s’était trouvé là pour la faucher. Cependant, une place moins garnie attira mon attention ; il était évident que c’était là que j’avais retourné la terre. Je me mis à l’œuvre.

J’en étais donc arrivé à cette heure que j’attendais depuis plus d’un an !

Aussi, comme j’espérais, comme je travaillais, comme je sondais chaque touffe de gazon, croyant sentir de la résistance au bout de ma bêche ; rien ! et cependant je fis un trou deux fois plus grand que n’était le premier. Je crus m’être abusé, m’être trompé de place ; je m’orientai, je regardai les arbres, je cherchai à reconnaître les détails qui m’avaient frappé. Une bise froide et aiguë sifflait à travers les branches dépouillées, et cependant la sueur ruisselait sur mon front. Je me rappelai que j’avais reçu le coup de poignard au moment où je piétinais la terre pour recouvrir la fosse ; en piétinant cette terre, je m’appuyais à un faux ébénier ; derrière moi était un rocher artificiel destiné à servir de banc aux promeneurs ; car en tombant, ma main, qui venait de quitter l’ébénier, avait senti la fraîcheur de cette pierre. À ma droite était le faux ébénier, derrière moi était le rocher ; je tombai en me plaçant de même, je me relevai et me mis à creuser et à élargir le trou : rien ! toujours rien ! le coffret n’y était pas.

— Le coffret n’y était pas ? murmura madame Danglars, suffoquée par l’épouvante.

— Ne croyez pas que je me bornai à cette tentative, continua Villefort ; non. Je fouillai tout le massif ; je pensai que l’assassin, ayant déterré le coffre et croyant que c’était un trésor, avait voulu s’en emparer, l’avait emporté ; puis, s’apercevant de son erreur, avait fait à son tour un trou et l’y avait déposé ; rien. Puis il me vint cette idée qu’il n’avait point pris tant de précaution, et l’avait purement et simplement jeté dans quelque coin. Dans cette dernière hypothèse, il me fallait, pour faire mes recherches, attendre le jour. Je remontai dans la chambre et j’attendis.

— Oh ! mon Dieu !

— Le jour venu, je descendis de nouveau. Ma première visite fut pour le massif ; j’espérais y retrouver des traces qui m’auraient échappé pendant l’obscurité. J’avais retourné la terre sur une superficie de plus de vingt pieds carrés, et sur une profondeur de plus de deux pieds. Une journée eût à peine suffi à un homme salarié pour faire ce que j’avais fait, moi, en une heure. Rien, je ne vis absolument rien.

Alors, je me mis à la recherche du coffre, selon la supposition que j’avais faite qu’il avait été jeté dans quelque coin. Ce devait être sur le chemin qui conduisait à la petite porte de sortie ; mais cette nouvelle investigation fut aussi inutile que la première, et, le cœur serré, je revins au massif, qui lui-même ne me laissait plus aucun espoir.

— Oh ! s’écria madame Danglars, il y avait de quoi devenir fou !

— Je l’espérai un instant, dit Villefort, mais je n’eus pas ce bonheur ; cependant, rappelant ma force et par conséquent mes idées :

Pourquoi cet homme aurait-il emporté ce cadavre ? me demandai-je.

— Mais vous l’avez dit, reprit madame Danglars, pour avoir une preuve.

— Eh ! non, Madame, ce ne pouvait plus être cela ; on ne garde pas un cadavre pendant un an, on le montre à un magistrat, et l’on fait sa déposition. Or, rien de tout cela n’était arrivé.

— Eh bien ! alors ?… demanda Hermine toute palpitante.

— Alors, il y a quelque chose de plus terrible, de plus fatal, de plus effrayant pour nous, il y a que l’enfant était vivant peut-être, et que l’assassin l’a sauvé.

Madame Danglars poussa un cri terrible, et saisissant les mains de Villefort :

— Mon enfant était vivant ! dit-elle ; vous avez enterré mon enfant vivant, monsieur ! Vous n’étiez pas sûr que mon enfant était mort, et vous l’avez enterré ! ah !…

Madame Danglars s’était redressée et elle se tenait devant le procureur du roi, dont elle serrait les poignets entre ses mains délicates, debout et presque menaçante.

— Que sais-je ? Je vous dis cela comme je vous dirais autre chose, répondit Villefort avec une fixité de regard qui indiquait que cet homme si puissant était prêt d’atteindre les limites du désespoir et de la folie.

— Ah ! mon enfant, mon pauvre enfant ! s’écria la baronne, retombant sur sa chaise et étouffant ses sanglots dans son mouchoir.

Villefort revint à lui, et comprit que pour détourner l’orage maternel qui s’amassait sur sa tête, il fallait faire passer chez madame Danglars la terreur qu’il éprouvait lui-même.

— Vous comprenez alors que si cela est ainsi, dit-il en se levant à son tour et en s’approchant de la baronne pour lui parler d’une voix plus basse, nous sommes perdus : cet enfant vit, et quelqu’un sait qu’il vit, quelqu’un a notre secret ; et puisque Monte-Cristo parle devant nous d’un enfant déterré où cet enfant n’était plus, ce secret c’est lui qui l’a.

— Dieu, Dieu juste, Dieu vengeur ! murmura madame Danglars.

Villefort ne répondit que par une espèce de rugissement.

— Mais cet enfant, cet enfant, monsieur ? reprit la mère obstinée.

— Oh ! que je l’ai cherché ! reprit Villefort en se tordant les bras, que de fois je l’ai appelé dans mes longues nuits sans sommeil ! que de fois j’ai désiré une richesse royale pour acheter un million de secrets à un million d’hommes, et pour trouver mon secret dans les leurs ! Enfin, un jour que pour la centième fois je reprenais la bêche, je me demandai pour la centième fois aussi ce que le Corse avait pu faire de l’enfant : un enfant embarrasse un fugitif ; peut-être en s’apercevant qu’il était vivant encore, l’avait-il jeté dans la rivière.

— Oh ! impossible ! s’écria madame Danglars ; on assassine un homme par vengeance, on ne noie pas de sang-froid un enfant !

— Peut-être, continua Villefort, l’avait-il mis aux Enfants-Trouvés.

— Oh ! oui, oui ! s’écria la baronne, mon enfant est là, monsieur !

— Je courus à l’hospice, et j’appris que cette nuit même, la nuit du 20 septembre, un enfant avait été déposé dans le tour ; il était enveloppé d’une moitié de serviette en toile fine, déchirée avec intention. Cette moitié de serviette portait une moitié de couronne de baron et la lettre H.

— C’est cela, c’est cela ! s’écria madame Danglars, tout mon linge était marqué ainsi ; M. de Nargonne était baron, et je m’appelle Hermine. Merci, mon Dieu ! mon enfant n’était pas mort !

— Non, il n’était pas mort.

— Et vous me le dites ! vous me dites cela sans craindre de me faire mourir de joie, monsieur ? Où est-il ? où est mon enfant ?

Villefort haussa les épaules.

— Le sais-je ? dit-il ; et croyez-vous que si je le savais, je vous ferais passer par toutes ces gradations, comme le ferait un dramaturge ou un romancier ? Non, hélas ! non ! je ne le sais pas. Une femme, il y avait six mois environ, était venue réclamer l’enfant avec l’autre moitié de la serviette. Cette femme avait fourni toutes les garanties que la loi exige, et on le lui avait remis.

— Mais il fallait vous informer de cette femme, il fallait la découvrir.

— Et de quoi pensez-vous donc que je me sois occupé, madame ? J’ai feint une instruction criminelle, et tout ce que la police a de fins limiers, d’adroits agents, je les ai mis à sa recherche. On a retrouvé ses traces jusqu’à Châlons ; à Châlons, on les a perdues.

— Perdues ?

— Oui, perdues ; perdues à jamais.

Madame Danglars avait écouté ce récit avec un soupir, une larme, un cri pour chaque circonstance.

— Et c’est tout, dit elle ; et vous vous êtes borné là ?

— Oh ! non, dit Villefort, je n’ai jamais cessé de chercher, de m’enquérir, de m’informer. Cependant, depuis deux ou trois ans, je m’étais donné quelque relâche. Mais, aujourd’hui, je vais recommencer avec plus de persévérance et d’acharnement que jamais ; et je réussirai, voyez-vous ; car ce n’est plus la conscience qui me pousse, c’est la peur.

— Mais, reprit madame Danglars, le comte de Monte-Cristo ne sait rien ; sans quoi, ce me semble, il ne nous rechercherait point comme il le fait.

— Oh ! la méchanceté des hommes est bien profonde, dit Villefort, puisqu’elle est plus profonde que la bonté de Dieu. Avez-vous remarqué les yeux de cet homme, tandis qu’il nous parlait ?

— Non.

— Mais l’avez-vous examiné profondément parfois ?

— Sans doute. Il est bizarre, mais voilà tout. Une chose qui m’a frappée seulement, c’est que de tout ce repas exquis qu’il nous a donné, il n’a rien touché, c’est que d’aucun plat il n’a voulu prendre sa part.

— Oui, oui ! dit Villefort, j’ai remarqué cela aussi. Si j’avais su ce que je sais maintenant, moi non plus je n’eusse touché à rien ; j’aurais cru qu’il voulait nous empoisonner.

— Et vous vous seriez trompé, vous le voyez bien.

— Oui, sans doute ; mais, croyez-moi, cet homme a d’autres projets. Voilà pourquoi j’ai voulu vous voir, voilà pourquoi j’ai demandé à vous parler, voilà pourquoi j’ai voulu vous prémunir contre tout le monde, mais contre lui surtout. Dites-moi, continua Villefort en fixant plus profondément encore qu’il ne l’avait fait jusque-là ses yeux sur la baronne, vous n’avez parlé de notre liaison à personne ?

— Jamais, à personne.

— Vous me comprenez, reprit affectueusement Villefort, quand je dis à personne, pardonnez-moi cette insistance, à personne au monde, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, oui, je comprends très bien, dit la baronne en rougissant ; jamais ! je vous le jure.

— Vous n’avez point l’habitude d’écrire le soir ce qui s’est passé dans la matinée ? vous ne faites pas de journal ?

— Non ! Hélas ! ma vie passe emportée par la frivolité ; moi-même, je l’oublie.

— Vous ne rêvez pas haut, que vous sachiez ?

— J’ai un sommeil d’enfant ; ne vous le rappelez-vous pas ?

Le pourpre monta au visage de la baronne, et la pâleur envahit celui de Villefort.

— C’est vrai, dit-il si bas qu’on l’entendit à peine.

— Eh bien ? demanda la baronne.

— Eh bien ! je comprends ce qu’il me reste à faire, reprit Villefort. Avant huit jours d’ici, je saurai ce que c’est que M. de Monte-Cristo, d’où il vient, où il va, et pourquoi il parle devant nous des enfants qu’on déterre dans son jardin.

Villefort prononça ces mots avec un accent qui eût fait frissonner le comte s’il eût pu les entendre.

Puis il serra la main que la baronne répugnait à lui donner et la reconduisit avec respect jusqu’à la porte.

Madame Danglars reprit un autre fiacre, qui la ramena au passage, de l’autre côté duquel elle retrouva sa voiture et son cocher, qui, en l’attendant, dormait paisiblement sur son siège.



XI

UN BAL D’ÉTÉ.

Le même jour, vers l’heure où madame Danglars faisait la séance que nous avons dite dans le cabinet de M. le procureur du roi, une calèche de voyage, entrant dans la rue du Helder, franchissait la porte du no 27 et s’arrêtait dans la cour.

Au bout d’un instant la portière s’ouvrait, et madame de Morcerf en descendait appuyée au bras de son fils.

À peine Albert eut-il reconduit sa mère chez elle, que commandant un bain et ses chevaux, après s’être mis aux mains de son valet de chambre, il se fit conduire aux Champs-Élysées, chez le comte de Monte-Cristo.

Le comte le reçut avec son sourire habituel. C’était une étrange chose : jamais on ne paraissait faire un pas en avant dans le cœur ou dans l’esprit de cet homme. Ceux qui voulaient, si l’on peut dire cela, forcer le passage de son intimité, trouvaient un mur.

Morcerf, qui accourait à lui les bras ouverts, laissa, en le voyant et malgré son sourire amical, tomber ses bras, et osa tout au plus lui tendre la main.

De son côté, Monte-Cristo la lui toucha, comme il faisait toujours, mais sans la lui serrer.

— Eh bien ! me voilà, dit-il, cher comte.

— Soyez le bienvenu.

— Je suis arrivé depuis une heure.

— De Dieppe ?

— Du Tréport.

— Ah ! c’est vrai.

— Et ma première visite est pour vous.

— C’est charmant de votre part, dit Monte-Cristo comme il eût dit toute autre chose.

— Eh bien ! voyons, quelles nouvelles ?

— Des nouvelles ! vous demandez cela à moi, à un étranger !

— Je m’entends : quand je demande quelles nouvelles, je demande si vous avez fait quelque chose pour moi ?

— M’aviez-vous donc chargé de quelque commission ? dit Monte-Cristo en jouant l’inquiétude.

— Allons, allons, dit Albert, ne simulez pas l’indifférence. On dit qu’il y a des avertissements sympathiques qui traversent la distance : eh bien ! au Tréport, j’ai reçu mon coup électrique ; vous avez, sinon travaillé pour moi, du moins pensé à moi.

— Cela est possible, dit Monte-Cristo. J’ai en effet pensé à vous ; mais le courant magnétique dont j’étais le conducteur agissait, je l’avoue, indépendamment de ma volonté.

— Vraiment ! Contez-moi cela, je vous prie.

— C’est facile, M. Danglars a dîné chez moi.

— Je le sais bien, puisque c’est pour fuir sa présence que nous sommes partis, ma mère et moi.

— Mais il a dîné avec M. Andrea Cavalcanti.

— Votre prince italien ?

— N’exagérons pas. M. Andrea se donne seulement le titre de vicomte.

— Se donne, dites-vous ?

— Je dis : se donne.

— Il ne l’est donc pas ?

— Eh ! le sais-je, moi ? Il se le donne, je le lui donne, on le lui donne ; n’est-ce pas comme s’il l’avait ?

— Homme étrange que vous faites, allez ! Eh bien ?

— Eh bien ! quoi ?

— M. Danglars a donc dîné ici ?

— Oui.

— Avec votre vicomte Andrea Cavalcanti ?

— Avec le vicomte Andrea Cavalcanti, le marquis son père, madame Danglars, M. et madame de Villefort, des gens charmants, M. Debray, Maximilien Morrel, et puis qui encore… attendez donc… ah ! M. de Château-Renaud.

— On a parlé de moi ?

— On n’en a pas dit un mot.

— Tant pis.

— Pourquoi cela ? Il me semble que si l’on vous a oublié, on n’a fait, en agissant ainsi, que ce que vous désiriez ?

— Mon cher comte, si l’on n’a point parlé de moi, c’est qu’on y pensait beaucoup, et alors je suis désespéré.

— Que vous importe, puisque mademoiselle Danglars n’était point au nombre de ceux qui y pensaient ici ? Ah ! il est vrai qu’elle pouvait y penser chez elle.

— Oh ! quant à cela, non, j’en suis sûr ; ou si elle y pensait, c’est certainement de la même façon que je pense à elle.

— Touchante sympathie ! dit le comte. Alors vous vous détestez ?

— Écoutez, dit Morcerf, si mademoiselle Danglars était femme à prendre en pitié le martyre que je ne souffre pas pour elle et à m’en récompenser en dehors des conventions matrimoniales arrêtées entre nos deux familles, cela m’irait à merveille. Bref, je crois que mademoiselle Danglars serait une maîtresse charmante ; mais comme femme, diable…

— Ainsi, dit Monte-Cristo en riant, voilà votre façon de penser sur votre future ?

— Oh ! mon Dieu ! oui, un peu brutale, c’est vrai, mais exacte du moins. Or, puisqu’on ne peut faire de ce rêve une réalité ; comme pour arriver à un certain but il faut que mademoiselle Danglars devienne ma femme, c’est-à-dire qu’elle vive avec moi, qu’elle pense près de moi, qu’elle chante près de moi, qu’elle fasse des vers et de la musique à dix pas de moi, et cela pendant tout le temps de ma vie, alors je m’épouvante. Une maîtresse, mon cher comte, cela se quitte ; mais une femme, peste ! c’est autre chose, cela se garde éternellement, de près ou de loin c’est-à-dire. Or, c’est effrayant de garder toujours mademoiselle Danglars, fût-ce même de loin.

— Vous êtes difficile, vicomte.

— Oui, car souvent je pense à une chose impossible.

— À laquelle ?

— À trouver pour moi une femme comme mon père en a trouvé une pour lui.

Monte-Cristo pâlit et regarda Albert en jouant avec des pistolets magnifiques dont il faisait rapidement crier les ressorts.

— Ainsi, votre père a été bien heureux ? dit-il.

— Vous savez mon opinion sur ma mère, monsieur le comte : un ange du ciel ; voyez-la encore belle, spirituelle toujours, meilleure que jamais. J’arrive du Tréport ; pour tout autre fils, eh ! mon Dieu ! accompagner sa mère serait une complaisance ou une corvée ; mais moi, j’ai passé quatre jours en tête à tête avec elle, plus satisfait, plus reposé, plus poétique, vous le dirai-je, que si j’eusse emmené au Tréport la reine Mab ou Titania.

— C’est une perfection désespérante, et vous donnez à tous ceux qui vous entendent de graves envies de rester célibataires.

— Voilà justement, reprit Morcerf, pourquoi, sachant qu’il existe au monde une femme accomplie, je ne me soucie pas d’épouser mademoiselle Danglars. Avez-vous quelquefois remarqué comme notre égoïsme revêt de couleurs brillantes tout ce qui nous appartient ? Le diamant qui chatoyait à la vitre de Marlé ou de Fossin devient bien plus beau depuis qu’il est notre diamant ; mais si l’évidence vous force à reconnaître qu’il en est d’une eau plus pure, et que vous soyez condamné à porter éternellement ce diamant inférieur à un autre, comprenez-vous la souffrance ?

— Mondain ! murmura le comte.

— Voilà pourquoi je sauterai de joie le jour où mademoiselle Eugénie s’apercevra que je ne suis qu’un chétif atome, et que j’ai à peine autant de cent mille francs qu’elle a de millions.

Monte-Cristo sourit.

— J’avais bien pensé à autre chose, continua Albert ; Franz aime les choses excentriques, j’ai voulu le rendre malgré lui amoureux de mademoiselle Danglars ; mais à quatre lettres que je lui ai écrites dans le plus affriandant des styles, Franz m’a imperturbablement répondu : « Je suis excentrique, c’est vrai, mais mon excentricité ne va pas jusqu’à reprendre ma parole quand je l’ai donnée. »

— Voilà ce que j’appelle le dévouement de l’amitié ! donner à un autre la femme dont on ne voudrait soi-même qu’à titre de maîtresse.

Albert sourit.

— À propos, continua-t-il, il arrive, ce cher Franz ; mais peu vous importe, vous ne l’aimez pas, je crois ?

— Moi ! dit Monte-Cristo ; eh ! mon cher vicomte, où donc avez-vous vu que je n’aimais pas M. Franz ? J’aime tout le monde.

— Et je suis compris dans tout le monde… merci.

— Oh ! ne confondons pas, dit Monte-Cristo : j’aime tout le monde à la manière dont Dieu nous ordonne d’aimer notre prochain, chrétiennement ; mais je ne hais bien que de certaines personnes. Revenons à M. Franz d’Épinay. Vous dites donc qu’il arrive ?

— Oui, mandé par M. de Villefort, aussi enragé, à ce qu’il paraît, de marier mademoiselle Valentine que M. Danglars est enragé de marier mademoiselle Eugénie. Décidément, il paraît que c’est un état des plus fatigants que celui de père de grandes filles ; il me semble que cela leur donne la fièvre, et que leur pouls bat quatre-vingt-dix fois à la minute, jusqu’à ce qu’ils en soient débarrassés.

— Mais M. d’Épinay ne vous ressemble pas, lui ; il prend son mal en patience.

— Mieux que cela, il le prend au sérieux ; il met des cravates blanches et parle déjà de sa famille. Il a au reste pour les Villefort une grande considération.

— Méritée, n’est-ce pas ?

— Je le crois. M. de Villefort a toujours passé pour un homme sévère, mais juste.

— À la bonne heure, dit Monte-Cristo, en voilà un au moins que vous ne traitez pas comme ce pauvre M. Danglars.

— Cela tient peut-être à ce que je ne suis pas forcé d’épouser sa fille, répondit Albert en riant.

— En vérité, mon cher Monsieur, dit Monte-Cristo, vous êtes d’une fatuité révoltante.

— Moi ?

— Oui, vous. Prenez donc un cigare.

— Bien volontiers. Et pourquoi suis-je fat ?

— Mais parce que vous êtes là à vous défendre, à vous débattre d’épouser mademoiselle Danglars. Eh ! mon Dieu ! laissez aller les choses, et ce n’est peut-être pas vous qui retirerez votre parole le premier.

— Bah ! fit Albert avec de grands yeux.

— Eh ! sans doute, monsieur le vicomte, on ne vous mettra pas de force le cou dans les portes, que diable ! Voyons, sérieusement, reprit Monte-Cristo en changeant d’intonation, avez-vous envie de rompre ?

— Je donnerais cent mille francs pour cela.

— Eh bien ! soyez heureux : M. Danglars est prêt à en donner le double pour atteindre au même but.

— Est-ce bien vrai, ce bonheur-là ? dit Albert, qui cependant en disant cela ne put empêcher qu’un imperceptible nuage passât sur son front. Mais, mon cher comte, M. Danglars a donc des raisons ?

— Ah ! te voilà bien, nature orgueilleuse et égoïste ! à la bonne heure, je retrouve l’homme qui veut trouer l’amour-propre d’autrui à coups de hache, et qui crie quand on troue le sien avec une aiguille.

— Non ! mais c’est qu’il me semble que M. Danglars…

— Devait être enchanté de vous, n’est-ce pas ? Eh bien ! M. Danglars est un homme de mauvais goût, c’est convenu, et il est encore plus enchanté d’un autre…

— De qui donc ?

— Je ne sais pas, moi ; étudiez, regardez, saisissez les allusions à leur passage, et faites-en votre profit.

— Bon, je comprends ; écoutez, ma mère… non ! pas ma mère, je me trompe, mon père a eu l’idée de donner un bal.

— Un bal dans ce moment-ci de l’année ?

— Les bals d’été sont à la mode.

— Ils n’y seraient pas, que la comtesse n’aurait qu’à vouloir, elle les y mettrait.

— Pas mal ; vous comprenez, ce sont des bals pur sang ; ceux qui restent à Paris dans le mois de juillet sont de vrais Parisiens. Voulez-vous vous charger d’une invitation pour MM. Cavalcanti ?

— Dans combien de jours a lieu votre bal ?

— Samedi.

— M. Cavalcanti père sera parti.

— Mais M. Cavalcanti fils demeure. Voulez-vous vous charger d’amener M. Cavalcanti fils ?

— Écoutez, vicomte, je ne le connais pas.

— Vous ne le connaissez pas ?

— Non ; je l’ai vu pour la première fois il y a trois ou quatre jours, et je n’en réponds en rien.

— Mais vous le recevez bien, vous !

— Moi, c’est autre chose ; il m’a été recommandé par un brave abbé qui peut lui-même avoir été trompé. Invitez-le directement, à merveille, mais ne me dites pas de vous le présenter ; s’il allait plus tard épouser mademoiselle Danglars, vous m’accuseriez de manège, et vous voudriez vous couper la gorge avec moi ; d’ailleurs, je ne sais pas si j’irai moi-même.

— Où ?

— À votre bal.

— Pourquoi n’y viendrez-vous point ?

— D’abord parce que vous ne m’avez pas encore invité.

— Je viens exprès pour vous apporter votre invitation moi-même.

— Oh ! c’est trop charmant ; mais je puis en être empêché.

— Quand je vous aurai dit une chose, vous serez assez aimable pour nous sacrifier tous les empêchements.

— Dites.

— Ma mère vous en prie.

— Madame la comtesse de Morcerf ? reprit Monte-Cristo en tressaillant.

— Ah ! comte, dit Albert, je vous préviens que madame de Morcerf cause librement avec moi ; et si vous n’avez pas senti craquer en vous ces fibres sympathiques dont je vous parlais tout à l’heure, c’est que ces fibres-là vous manquent complètement, car pendant quatre jours nous n’avons parlé que de vous.

— De moi ? En vérité vous me comblez !

— Écoutez, c’est le privilège de votre emploi : quand on est un problème vivant.

— Ah ! je suis donc aussi un problème pour votre mère ? En vérité, je l’aurais crue trop raisonnable pour se livrer à de pareils écarts d’imagination !

— Problème, mon cher comte, problème pour tous, pour ma mère comme pour les autres ; problème accepté, mais non deviné, vous demeurez toujours à l’état d’énigme : rassurez-vous. Ma mère seulement demande toujours comment il se fait que vous soyez si jeune. Je crois qu’au fond, tandis que la comtesse G… vous prend pour lord Ruthwen, ma mère vous prend pour Cagliostro ou le comte de Saint-Germain. La première fois que vous viendrez voir madame de Morcerf, confirmez-la dans cette opinion. Cela ne vous sera pas difficile, vous avez la pierre philosophale de l’un et l’esprit de l’autre.

— Je vous remercie de m’avoir prévenu, dit le comte en souriant, je tâcherai de me mettre en mesure de faire face à toutes les suppositions.

— Ainsi vous viendrez samedi ?

— Puisque madame de Morcerf m’en prie.

— Vous êtes charmant.

— Et M. Danglars ?

— Oh ! il a déjà reçu la triple invitation ; mon père s’en est chargé. Nous tâcherons aussi d’avoir le grand d’Aguessau, M. de Villefort ; mais on en désespère.

— Il ne faut jamais désespérer de rien, dit le proverbe.

— Dansez-vous, cher comte ?

— Moi ?

— Oui, vous. Qu’y aurait-il d’étonnant à ce que vous dansassiez ?

— Ah ! en effet, tant qu’on n’a pas franchi la quarantaine… Non, je ne danse pas ; mais j’aime à voir danser. Et madame de Morcerf, danse-t-elle ?

— Jamais, non plus ; vous causerez, elle a tant envie de causer avec vous !

— Vraiment ?

— Parole d’honneur ! et je vous déclare que vous êtes le premier homme pour lequel ma mère ait manifesté cette curiosité.

Albert prit son chapeau et se leva ; le comte le reconduisit jusqu’à la porte.

— Je me fais un reproche, dit-il, en l’arrêtant au haut du perron.

— Lequel ?

— J’ai été indiscret, je ne devais pas vous parler de M. Danglars.

— Au contraire, parlez-m’en encore, parlez-m’en souvent, parlez-m’en toujours ; mais de la même façon.

— Bien ! vous me rassurez. À propos, quand arrive M. d’Épinay ?

— Mais dans cinq ou six jours au plus tard.

— Et quand se marie-t-il ?

— Aussitôt l’arrivée de M. et de madame de Saint-Méran.

— Amenez-le-moi donc quand il sera à Paris. Quoique vous prétendiez que je ne l’aime pas, je vous déclare que je serai heureux de le voir.

— Bien, vos ordres seront exécutés, seigneur.

— Au revoir !

— À samedi, en tous cas, bien sûr, n’est-ce pas ?

— Comment donc ! c’est parole donnée.

Le comte suivit des yeux Albert en le saluant de la main. Puis, quand il fut remonté dans son phaéton, il se retourna, et trouvant Bertuccio derrière lui :

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Elle est allée au Palais, répondit l’intendant.

— Elle y est restée longtemps ?

— Une heure et demie.

— Et elle est rentrée chez elle ?

— Directement.

— Eh bien ! mon cher monsieur Bertuccio, dit le comte, j’ai maintenant un conseil à vous donner, c’est d’aller voir en Normandie si vous ne trouverez pas cette petite terre dont je vous ai parlé.

Bertuccio salua, et, comme ses désirs étaient en parfaite harmonie avec l’ordre qu’il avait reçu, il partit le soir même.



XII

LES INFORMATIONS.

M. de Villefort tint parole à madame Danglars, et surtout à lui-même, en cherchant à savoir de quelle façon M. le comte de Monte-Cristo avait pu apprendre l’histoire de la maison d’Auteuil.

Il écrivit le même jour à un certain M. de Boville, qui, après avoir été autrefois inspecteur des prisons, avait été attaché, dans un grade supérieur, à la police de sûreté, pour avoir les renseignements qu’il désirait, et celui-ci demanda deux jours pour savoir au juste près de qui l’on pourrait se renseigner.

Les deux jours expirés, M. de Villefort reçut la note suivante :

« La personne que l’on appelle M. le comte de Monte-Cristo est connue particulièrement de lord Wilmore, riche étranger, que l’on voit quelquefois à Paris et qui s’y trouve en ce moment ; il est connu également de l’abbé Busoni, prêtre sicilien d’une grande réputation en Orient, où il a fait beaucoup de bonnes œuvres. »

M. de Villefort répondit par un ordre de prendre sur ces deux étrangers les informations les plus promptes et les plus précises ; le lendemain soir, ses ordres étaient exécutés, et voici les renseignements qu’il recevait :

L’abbé, qui n’était que pour un mois à Paris, habitait, derrière Saint-Sulpice, une petite maison composée d’un seul étage au-dessus d’un rez-de-chaussée ; quatre pièces, deux pièces en haut et deux pièces en bas, formaient tout le logement, dont il était l’unique locataire.

Les deux pièces d’en bas se composaient d’une salle à manger avec table, chaises et buffet en noyer, et d’un salon boisé peint en blanc, sans ornements, sans tapis et sans pendule. On voyait que, pour lui-même, l’abbé se bornait aux objets de stricte nécessité.

Il est vrai que l’abbé habitait de préférence le salon du premier. Ce salon, tout meublé de livres de théologie et de parchemins, au milieu desquels on le voyait s’ensevelir, disait son valet de chambre, pendant des mois entiers, était en réalité moins un salon qu’une bibliothèque.

Ce valet regardait les visiteurs au travers d’une sorte de guichet, et lorsque leur figure lui était inconnue ou ne lui plaisait pas, il répondait que M. l’abbé n’était point à Paris, ce dont beaucoup se contentaient, sachant que l’abbé voyageait souvent et restait quelquefois fort longtemps en voyage.

Au reste, qu’il fût au logis ou qu’il n’y fût pas, qu’il se trouvât à Paris ou au Caire, l’abbé donnait toujours, et le guichet servait de tour aux aumônes que le valet distribuait incessamment au nom de son maître.

L’autre chambre, située près de la bibliothèque, était une chambre à coucher. Un lit sans rideaux, quatre fauteuils et un canapé de velours d’Utrecht jaune, formaient avec un prie-Dieu tout son ameublement.

Quant à lord Wilmore, il demeurait rue Fontaine-Saint-Georges. C’était un de ces Anglais touristes qui mangent toute leur fortune en voyages. Il louait en garni l’appartement qu’il habitait, dans lequel il venait passer seulement de deux ou trois heures par jour, et où il ne couchait que rarement. Une de ses manies était de ne vouloir pas absolument parler la langue française, qu’il écrivait cependant, assurait-on, avec une assez grande pureté.

Le lendemain du jour où ces précieux renseignements étaient parvenus à M. le procureur du roi, un homme, qui descendait de voiture au coin de la rue Férou, vint frapper à une porte peinte en vert olive et demanda l’abbé Busoni.

— M. l’abbé est sorti dès le matin, répondit le valet.

— Je pourrais ne pas me contenter de cette réponse, dit le visiteur, car je viens de la part d’une personne pour laquelle on est toujours chez soi. Mais veuillez remettre à l’abbé Busoni…

— Je vous ai déjà dit qu’il n’y était pas, répéta le valet.

— Alors quand il sera rentré, remettez-lui cette carte et ce papier cacheté. Ce soir, à huit heures, M. l’abbé sera-t-il chez lui ?

— Oh ! sans faute, monsieur, à moins que M. l’abbé ne travaille, et alors c’est comme s’il était sorti.

— Je reviendrai donc ce soir à l’heure convenue, reprit le visiteur.

Et il se retira.

En effet, à l’heure indiquée le même homme revint dans la même voiture, qui cette fois, au lieu de s’arrêter au coin de la rue Férou, s’arrêta devant la porte verte. Il frappa, on lui ouvrit, et il entra.

Aux signes de respect dont le valet fut prodigue envers lui, il comprit que sa lettre avait fait l’effet désiré.

— M. l’abbé est chez lui ? demanda-t-il.

— Oui, il travaille dans sa bibliothèque ; mais il attend monsieur, répondit le serviteur.

L’étranger monta un escalier assez rude, et, devant une table dont la superficie était inondée de la lumière que concentrait un vaste abat-jour, tandis que le reste de l’appartement était dans l’ombre, il aperçut l’abbé, en habit ecclésiastique, la tête couverte de ces coqueluchons sous lesquels s’ensevelissait le crâne des savants en us du moyen âge.

— C’est à monsieur Busoni que j’ai l’honneur de parler ? demanda le visiteur.

— Oui, monsieur, répondit l’abbé, et vous êtes la personne que M. de Boville, ancien intendant des prisons, m’envoie de la part de M. le préfet de police ?

— Justement, monsieur.

— Un des agents préposés à la sûreté de Paris ?

— Oui, monsieur, répondit l’étranger avec une espèce d’hésitation, et surtout un peu de rougeur.

L’abbé rajusta les grandes lunettes qui lui couvraient non seulement les yeux, mais encore les tempes, et, se rasseyant, fit signe au visiteur de s’asseoir à son tour.

— Je vous écoute, monsieur, dit l’abbé avec un accent italien des plus prononcés.

— La mission dont je me suis chargé, monsieur, reprit le visiteur en pesant sur chacune de ses paroles comme si elles avaient peine à sortir, est une mission de confiance pour celui qui la remplit et pour celui près duquel on la remplit.

L’abbé s’inclina.

— Oui, reprit l’étranger, votre probité, monsieur l’abbé, est si connue de M. le préfet de police, qu’il veut savoir de vous, comme magistrat, une chose qui intéresse cette sûreté publique au nom de laquelle je vous suis député. Nous espérons donc, monsieur l’abbé, qu’il n’y aura ni liens d’amitié ni considération humaine qui puisse vous engager à déguiser la vérité à la justice.

— Pourvu, monsieur, que les choses qu’il vous importe de savoir ne touchent en rien aux scrupules de ma conscience. Je suis prêtre, monsieur, et les secrets de la confession, par exemple, doivent rester entre moi et la justice de Dieu, et non entre moi et la justice humaine.

— Oh ! soyez tranquille, monsieur l’abbé, dit l’étranger, dans tous les cas nous mettrons votre conscience à couvert.

À ces mots l’abbé, en pesant de son côté sur l’abat-jour, leva ce même abat-jour du côté opposé, de sorte que, tout en éclairant en plein le visage de l’étranger, le sien restait toujours dans l’ombre.

— Pardon, monsieur l’abbé, dit l’envoyé de M. le préfet de police, mais cette lumière me fatigue horriblement la vue.

L’abbé baissa le carton vert.

— Maintenant, monsieur, je vous écoute, parlez.

— J’arrive au fait. Vous connaissez M. le comte de Monte-Cristo ?

— Vous voulez parler de M. Zaccone, je présume ?

— Zaccone !… Ne s’appelle-t-il donc pas Monte-Cristo ?

— Monte-Cristo est un nom de terre, ou plutôt un nom de rocher, et non pas un nom de famille.

— Eh bien, soit ; ne discutons pas sur les mots, et puisque M. de Monte-Cristo et M. Zaccone c’est le même homme…

— Absolument le même.

— Parlons de M. Zaccone.

— Soit.

— Je vous demandais si vous le connaissiez

— Beaucoup.

— Qu’est-il ?

— C’est le fils d’un riche armateur de Malte.

— Oui, je le sais bien, c’est ce qu’on dit ; mais, comme vous le comprenez, la police ne peut pas se contenter d’un on dit.

— Cependant, reprit l’abbé avec un sourire tout affable, quand cet on dit est la vérité, il faut bien que tout le monde s’en contente, et que la police fasse comme tout le monde.

— Mais vous êtes sûr de ce que vous dites ?

— Comment ! si j’en suis sûr !

— Remarquez, monsieur, que je ne suspecte en aucune façon votre bonne foi. Je vous dis : Êtes-vous sûr ?

— Écoutez, j’ai connu M. Zaccone le père.

— Ah ! ah !

— Oui, et tout enfant j’ai joué dix fois avec son fils dans les chantiers de construction.

— Mais cependant ce titre de comte ?

— Vous savez, cela s’achète.

— En Italie ?

— Partout.

— Mais ces richesses qui sont immenses à ce qu’on dit toujours…

— Oh ! quant à cela, répondit l’abbé, immense, c’est le mot.

— Combien croyez-vous qu’il possède, vous qui le connaissez.

— Oh ! il a bien cent cinquante à deux cent mille livres de rente.

— Ah ! voilà qui est raisonnable, dit le visiteur, mais on parle de trois, de quatre millions !

— Deux cent mille livres de rente, monsieur, font juste quatre millions de capital.

— Mais on parlait de trois ou quatre millions de rente !

— Oh ! cela n’est pas croyable.

— Et vous connaissez son île de Monte-Cristo ?

— Certainement ; tout homme qui est venu de Palerme, de Naples ou de Rome en France, par mer, la connaît, puisqu’il est passé à côté d’elle et l’a vue en passant.

— C’est un séjour enchanteur, à ce que l’on assure.

— C’est un rocher.

— Et pourquoi donc le comte a-t-il acheté un rocher ?

— Justement pour être comte. En Italie, pour être comte, on a encore besoin d’un comté.

— Vous avez sans doute entendu parler des aventures de jeunesse de M. Zaccone.

— Le père ?

— Non, le fils.

— Ah ! voici où commencent mes incertitudes, car voici où j’ai perdu mon jeune camarade de vue.

— Il a fait la guerre ?

— Je crois qu’il a servi.

— Dans quelle arme ?

— Dans la marine.

— Voyons, vous n’êtes pas son confesseur ?

— Non, monsieur ; je le crois luthérien.

— Comment, luthérien ?

— Je dis que je crois ; je n’affirme pas. D’ailleurs, je croyais la liberté des cultes établie en France.

— Sans doute, aussi n’est-ce point de ses croyances que nous nous occupons en ce moment, c’est de ses actions ; au nom de M. le préfet de police, je vous somme de dire ce que vous en savez.

— Il passe pour un homme fort charitable. Notre saint-père le pape l’a fait chevalier du Christ, faveur qu’il n’accorde guère qu’aux princes, pour les services éminents qu’il a rendus aux chrétiens d’Orient ; il a cinq ou six grands cordons conquis par des services rendus ainsi aux princes ou aux États.

— Et il les porte ?

— Non, mais il en est fier ; il dit qu’il aime mieux les récompenses accordées aux bienfaiteurs de l’humanité que celles accordées aux destructeurs des hommes.

— C’est donc un quaker que cet homme-là ?

— Justement, c’est un quaker, moins le grand chapeau et l’habit marron, bien entendu.

— Lui connaît-on des amis ?

— Oui, car il a pour amis tous ceux qui le connaissent.

— Mais enfin, il a bien quelque ennemi !

— Un seul.

— Comment le nommez-vous ?

— Lord Wilmore.

— Où est-il ?

— À Paris dans ce moment même.

— Et il peut me donner des renseignements ?

— Précieux. Il était dans l’Inde en même temps que Zaccone.

— Savez-vous où il demeure ?

— Quelque part dans la Chaussée-d’Antin ; mais j’ignore la rue et le numéro.

— Vous êtes mal avec cet Anglais ?

— J’aime Zaccone et lui le déteste ; nous sommes en froid à cause de cela.

— Monsieur l’abbé, pensez-vous que le comte de Monte-Cristo soit jamais venu en France avant le voyage qu’il vient de faire à Paris ?

— Ah ! pour cela, je puis vous répondre pertinemment. Non, monsieur, il n’y est jamais venu, puisqu’il s’est adressé à moi, il y a six mois, pour avoir les renseignements qu’il désirait. De mon côté, comme j’ignorais à quelle époque je serais moi-même de retour à Paris, je lui ai adressé M. Cavalcanti.

— Andrea ?

— Non ; Bartolomeo, le père.

— Très bien, monsieur ; je n’ai plus à vous demander qu’une chose, et je vous somme, au nom de l’honneur de l’humanité et de la religion, de me répondre sans détour.

— Dites, monsieur.

— Savez-vous dans quel but M. le comte de Monte-Cristo a acheté une maison à Auteuil ?

— Certainement, car il me l’a dit.

— Dans quel but, monsieur ?

— Dans celui d’en faire un hospice d’aliénés dans le genre de celui fondé par le baron de Pisani, à Palerme. Connaissez-vous cet hospice ?

— De réputation, oui, monsieur.

— C’est une institution magnifique.

Et là-dessus, l’abbé salua l’étranger en homme qui désire faire comprendre qu’il ne serait pas fâché de se remettre au travail interrompu.

Le visiteur, soit qu’il comprît le désir de l’abbé, soit qu’il fût au bout de ses questions, se leva à son tour.

L’abbé le reconduisit jusqu’à la porte.

— Vous faites de riches aumônes, dit le visiteur, et quoiqu’on vous dise riche, j’oserai vous offrir quelque chose pour vos pauvres ; de votre côté, daignerez-vous accepter mon offrande ?

— Merci, monsieur, il n’y a qu’une seule chose dont je sois jaloux au monde, c’est que le bien que je fais vienne de moi.

— Mais cependant…

— C’est une résolution invariable. Mais cherchez, monsieur, et vous trouverez : hélas ! sur le chemin de chaque homme riche, il y a bien des misères à coudoyer !

L’abbé salua une dernière fois en ouvrant la porte ; l’étranger salua à son tour et sortit.

La voiture le conduisit droit chez M. de Villefort.

Une heure après, la voiture sortit de nouveau, et, cette fois, se dirigea vers la rue Fontaine-Saint-Georges. Au no 5, elle s’arrêta. C’était là que demeurait lord Wilmore.

L’étranger avait écrit à lord Wilmore pour lui demander un rendez-vous que celui-ci avait fixé à dix heures. Aussi, comme l’envoyé de M. le préfet de police arriva à dix heures moins dix minutes, lui fut-il répondu que lord Wilmore, qui était l’exactitude et la ponctualité en personne, n’était pas encore rentré, mais qu’il rentrerait pour sûr à dix heures sonnantes.

Le visiteur attendit dans le salon. Ce salon n’avait rien de remarquable et était comme tous les salons d’hôtel garni.

Une cheminée avec deux vases de Sèvres modernes, une pendule avec un Amour tendant son arc, une glace en deux morceaux ; de chaque côté de cette glace une gravure représentant, l’une Homère portant son guide, l’autre Bélisaire demandant l’aumône ; un papier gris sur gris, un meuble en drap rouge imprimé de noir : tel était le salon de lord Wilmore.

Il était éclairé par des globes du verre dépoli qui ne répandaient qu’une faible lumière, laquelle semblait ménagée exprès pour les yeux fatigués de l’envoyé de M. le préfet de police.

Au bout de dix minutes d’attente, la pendule sonna dix heures ; au cinquième coup, la porte s’ouvrit, et lord Wilmore parut.

Lord Wilmore était un homme plutôt grand que petit, avec des favoris rares et roux, le teint blanc et les cheveux blonds grisonnants. Il était vêtu avec toute l’excentricité anglaise, c’est-à-dire qu’il portait un habit bleu à boutons d’or et à haut collet piqué, comme on les portait en 1811 ; un gilet de casimir blanc et un pantalon de nankin de trois pouces trop court, mais que des sous-pieds de même étoffe empêchaient de remonter jusqu’aux genoux.

Son premier mot en entrant fut :

— Vous savez, monsieur, que je ne parle pas français.

— Je sais, du moins, que vous n’aimez pas à parler notre langue, répondit l’envoyé de M. le préfet de police.

— Mais vous pouvez la parler, vous, reprit lord Wilmore, car, si je ne la parle pas, je la comprends.

— Et moi, reprit le visiteur en changeant d’idiome, je parle assez facilement l’anglais pour soutenir la conversation dans cette langue. Ne vous gênez donc pas, monsieur.

— Hao ! fit lord Wilmore avec cette intonation qui n’appartient qu’aux naturels les plus purs de la Grande-Bretagne.

L’envoyé du préfet de police présenta à lord Wilmore sa lettre d’introduction. Celui-ci la lut avec un flegme tout anglican ; puis, lorsqu’il eut terminé sa lecture :

— Je comprends, dit-il en anglais ; je comprends très bien.

Alors commencèrent les interrogations.

Elles furent à peu près les mêmes que celles qui avaient été adressées à l’abbé Busoni. Mais comme lord Wilmore, en sa qualité d’ennemi du comte de Monte-Cristo, n’y mettait pas la même retenue que l’abbé, elles furent beaucoup plus étendues ; il raconta la jeunesse de Monte-Cristo, qui, selon lui, était, à l’âge de dix ans, entré au service d’un de ces petits souverains de l’Inde qui font la guerre aux Anglais ; c’est là qu’il l’avait, lui Wilmore, rencontré pour la première fois, et qu’ils avaient combattu l’un contre l’autre. Dans cette guerre, Zaccone avait été fait prisonnier, avait été envoyé en Angleterre, mis sur les pontons, d’où il s’était enfui à la nage. Alors avaient commencé ses voyages, ses duels, ses passions ; alors était arrivée l’insurrection de Grèce, et il avait servi dans les rangs des Grecs. Tandis qu’il était à leur service, il avait découvert une mine d’argent dans les montagnes de la Thessalie, mais il s’était bien gardé de parler de cette découverte à personne. Après Navarin, et lorsque le gouvernement grec fut consolidé, il demanda au roi Othon un privilège d’exploitation pour cette mine ; ce privilège lui fut accordé. De là cette fortune immense qui pouvait, selon lord Wilmore, monter à un ou deux millions de revenu, fortune qui, néanmoins, pouvait tarir tout à coup, si la mine elle-même tarissait.

— Mais, demanda le visiteur, savez-vous pourquoi il est venu en France ?

— Il veut spéculer sur les chemins de fer, dit lord Wilmore ; et puis, comme il est chimiste habile et physicien non moins distingué, il a découvert un nouveau télégraphe dont il poursuit l’application.

— Combien dépense-t-il à peu près par an ? demanda l’envoyé de M. le préfet de police.

— Oh ! cinq ou six cent mille francs, tout au plus, dit lord Wilmore ; il est avare.

Il était évident que la haine faisait parler l’Anglais, et que, ne sachant quelle chose reprocher au comte, il lui reprochait son avarice.

— Savez-vous quelque chose de sa maison d’Auteuil ?

— Oui, certainement.

— Eh bien ! qu’en savez-vous ?

— Vous demandez dans quel but il l’a achetée ?

— Oui.

— Eh bien ! le comte est un spéculateur qui se ruinera certainement en essais et en utopies : il prétend qu’il y a à Auteuil, dans les environs de la maison qu’il vient d’acquérir, un courant d’eau minérale qui peut rivaliser avec les eaux de Bagnères, de Luchon et de Cauterets. Il veut faire de son acquisition un bad-haus, comme disent les Allemands. Il a déjà deux ou trois fois retourné tout son jardin pour retrouver le fameux cours d’eau ; et comme il n’a pas pu le découvrir, vous allez le voir, d’ici à peu de temps, acheter les maisons qui environnent la sienne. Or, comme je lui en veux, j’espère que dans son chemin de fer, dans son télégraphe électrique ou dans son exploitation de bains, il va se ruiner ; je le suis pour jouir de sa déconfiture, qui ne peut manquer d’arriver un jour ou l’autre.

— Et pourquoi lui en voulez-vous ? demanda le visiteur.

— Je lui en veux, répondit lord Wilmore, parce qu’en passant en Angleterre il a séduit la femme d’un de mes amis.

— Mais si vous lui en voulez, pourquoi ne cherchez-vous pas à vous venger de lui ?

— Je me suis déjà battu trois fois avec le comte, dit l’Anglais : la première fois au pistolet ; la seconde à l’épée ; la troisième à l’espadon.

— Et le résultat de ces duels a été ?

— La première fois, il m’a cassé le bras ; la seconde fois, il m’a traversé le poumon ; et la troisième, il m’a fait cette blessure.

L’Anglais rabattit un col de chemise qui lui montait jusqu’aux oreilles, et montra une cicatrice dont la rougeur indiquait la date peu ancienne.

— De sorte que je lui en veux beaucoup, répéta l’Anglais, et qu’il ne mourra, bien sûr, que de ma main.

— Mais, dit l’envoyé de la préfecture, vous ne prenez pas le chemin de le tuer, ce me semble.

— Hao ! fit l’Anglais, tous les jours je vais au tir, et tous les deux jours Grisier vient chez moi.

C’était ce que voulait savoir le visiteur, ou plutôt c’était tout ce que paraissait savoir l’Anglais. L’agent se leva donc, et, après avoir salué lord Wilmore, qui lui répondit avec la roideur et la politesse anglaises, il se retira.

De son côté, lord Wilmore, après avoir entendu se refermer sur lui la porte de la rue, rentra dans sa chambre à coucher, où, en un tour de main, il perdit ses cheveux blonds, ses favoris roux, sa fausse mâchoire et sa cicatrice, pour retrouver les cheveux noirs, le teint mat et les dents de perles du comte de Monte-Cristo.

Il est vrai que, de son côté, ce fut M. de Villefort, et non l’envoyé de M. le préfet de police, qui rentra chez M. de Villefort.

Le procureur du roi était un peu tranquillisé par cette double visite, qui, au reste, ne lui avait rien appris de rassurant, mais qui ne lui avait rien appris non plus d’inquiétant. Il en résulta que, pour la première fois depuis le dîner d’Auteuil, il dormit la nuit suivante avec quelque tranquillité.



XIII

LE BAL.

On en était arrivé aux plus chaudes journées de juillet, lorsque vint se présenter à son tour, dans l’ordre des temps, ce samedi où devait avoir lieu le bal de M. de Morcerf.

Il était dix heures du soir : les grands arbres du jardin de l’hôtel du comte se détachaient en vigueur sur un ciel où glissaient, découvrant une tenture d’azur parsemée d’étoiles d’or, les dernières vapeurs d’un orage qui avait grondé menaçant toute la journée.

Dans les salles du rez-de-chaussée on entendait bruire la musique et tourbillonner la valse et le galop, tandis que des bandes éclatantes de lumière passaient tranchantes à travers les ouvertures des persiennes.

Le jardin était livré en ce moment à une dizaine de serviteurs, à qui la maîtresse de la maison, rassurée par le temps qui se rassérénait de plus en plus, venait de donner l’ordre de dresser le souper.

Jusque-là on avait hésité si l’on souperait dans la salle à manger ou sous une longue tente de coutil dressée sur la pelouse. Ce beau ciel bleu, tout parsemé d’étoiles, venait de décider le procès en faveur de la tente et de la pelouse.

On illuminait les allées du jardin avec des lanternes de couleur, comme c’est l’habitude en Italie, et l’on surchargeait de bougies et de fleurs la table du souper, comme c’est l’usage dans tous les pays où l’on comprend un peu ce luxe de la table, le plus rare de tous les luxes, quand on veut le rencontrer complet.

Au moment où la comtesse de Morcerf rentrait dans ses salons, après avoir donné ses derniers ordres, les salons commençaient à se remplir d’invités qu’attirait la charmante hospitalité de la comtesse, bien plus que la position distinguée du comte ; car on était sûr d’avance que cette fête offrirait, grâce au bon goût de Mercédès, quelques détails dignes d’être racontés ou copiés au besoin.

Madame Danglars, à qui les événements que nous avons racontés avaient inspiré une profonde inquiétude, hésitait à aller chez madame de Morcerf, lorsque dans la matinée sa voiture avait croisé celle de Villefort. Villefort lui avait fait un signe, les deux voitures s’étaient rapprochées, et à travers les portières :

— Vous allez chez madame de Morcerf, n’est-ce pas ? avait demandé le procureur du roi.

— Non, avait répondu madame Danglars, je suis trop souffrante.

— Vous avez tort, reprit Villefort avec un regard significatif ; il serait important que l’on vous y vît.

— Ah ! croyez-vous ? demanda la baronne.

— Je le crois.

— En ce cas, j’irai.

Et les deux voitures avaient repris leur course divergente. Madame Danglars était donc venue, non-seulement belle de sa propre beauté, mais encore éblouissante de luxe ; elle entrait par une porte au moment même où Mercédès entrait par l’autre.

La comtesse détacha Albert au-devant de madame Danglars ; Albert s’avança, fit à la baronne, sur sa toilette, les compliments mérités, et lui prit le bras pour la conduire à la place qu’il lui plairait de choisir.

Albert regarda autour de lui.

— Vous cherchez ma fille ? dit en souriant la baronne.

— Je l’avoue, dit Albert ; auriez-vous eu la cruauté de ne pas nous l’amener ?

— Rassurez-vous, elle a rencontré mademoiselle de Villefort et a pris son bras ; tenez, les voici qui nous suivent toutes les deux en robes blanches, l’une avec un bouquet de camélias, l’autre avec un bouquet de myosotis ; mais dites-moi donc ?…

— Que cherchez-vous à votre tour ? demanda Albert en souriant.

— Est-ce que vous n’aurez pas ce soir le comte de Monte-Cristo ?

— Dix-sept ! répondit Albert.

— Que voulez-vous dire ?

— Je veux dire que cela va bien, reprit le vicomte en riant, et que vous êtes la dix-septième personne qui me fait la même question ; il va bien le comte !… je lui en fais mon compliment…

— Et répondez-vous à tout le monde comme à moi ?

— Ah ! c’est vrai, je ne vous ai pas répondu ; rassurez-vous, madame, nous aurons l’homme à la mode, nous sommes des privilégiés.

— Étiez-vous hier à l’Opéra ?

— Non.

— Il y était, lui.

— Ah ! vraiment ! Et l’excentric-man a-t-il fait quelque nouvelle originalité ?

— Peut-il se montrer sans cela ? Elssler dansait dans le Diable boiteux ; la princesse grecque était dans le ravissement. Après la cachucha, il a passé une bague magnifique dans la queue du bouquet, et l’a jeté à la charmante danseuse, qui au troisième acte a reparu, pour lui faire honneur, avec sa bague au doigt. Et sa princesse grecque, l’aurez-vous ?

— Non, il faut que vous vous en priviez ; sa position dans la maison du comte n’est pas assez fixée.

— Tenez, laissez-moi ici et allez saluer madame de Villefort, dit la baronne : je vois qu’elle meurt d’envie de vous parler.

Albert salua madame Danglars et s’avança vers madame de Villefort, qui ouvrit la bouche à mesure qu’il approchait.

— Je parie, dit Albert en l’interrompant, que je sais ce que vous allez me dire ?

— Ah ! par exemple ! dit madame de Villefort.

— Si je devine juste, me l’avouerez-vous ?

— Oui.

— D’honneur ?

— D’honneur !

— Vous alliez me demander si le comte de Monte-Cristo était arrivé ou allait venir ?

— Pas du tout. Ce n’est pas de lui que je m’occupe en ce moment. J’allais vous demander si vous aviez reçu des nouvelles de M. Franz ?

— Oui, hier.

— Que vous disait-il ?

— Qu’il partait en même temps que sa lettre.

— Bien. Maintenant, le comte ?

— Le comte viendra, soyez tranquille.

— Vous savez qu’il a un autre nom que Monte-Cristo ?

— Non, je ne savais pas.

— Monte-Cristo est un nom d’île, et il a un nom de famille.

— Je ne l’ai jamais entendu prononcer.

— Eh bien ! je suis plus avancée que vous ; il s’appelle Zaccone.

— C’est possible.

— Il est Maltais.

— C’est possible encore.

— Fils d’un armateur.

— Oh ! mais, en vérité, vous devriez raconter ces choses-là tout haut, vous auriez le plus grand succès.

— Il a servi dans l’Inde, exploite une mine d’argent en Thessalie, et vient à Paris pour faire un établissement d’eaux minérales à Auteuil.

— Eh bien ! à la bonne heure, dit Morcerf, voilà des nouvelles ! Me permettez-vous de les répéter ?

— Oui, mais petit à petit, une à une, sans dire qu’elles viennent de moi.

— Pourquoi cela ?

— Parce que c’est presque un secret surpris.

— À qui ?

— À la police.

— Alors ces nouvelles se débitaient…

— Hier soir chez le préfet. Paris s’est ému, vous le comprenez bien, à la vue de ce luxe inusité, et la police a pris des informations.

— Bien ! il ne manquait plus que d’arrêter le comte comme vagabond, sous prétexte qu’il est trop riche.

— Ma foi, c’est ce qui aurait bien pu lui arriver si les renseignements n’avaient pas été si favorables.

— Pauvre comte, et se doute-t-il du péril qu’il a couru ?

— Je ne crois pas.

— Alors, c’est charité que de l’en avertir. À son arrivée je n’y manquerai pas.

En ce moment un beau jeune homme aux yeux vifs, aux cheveux noirs, à la moustache luisante, vint saluer respectueusement madame de Villefort. Albert lui tendit la main.

— Madame, dit Albert, j’ai l’honneur de vous présenter M. Maximilien Morrel, capitaine aux spahis, l’un de nos bons et surtout de nos braves officiers.

— J’ai déjà eu le plaisir de rencontrer monsieur à Auteuil, chez M. le comte de Monte-Cristo, répondit madame de Villefort en se détournant avec une froideur marquée.

Cette réponse, et surtout le ton dont elle était faite, serrèrent le cœur du pauvre Morrel ; mais une compensation lui était ménagée ; en se retournant, il vit à l’encoignure de la porte une belle et blanche figure dont les yeux bleus dilatés et sans expression apparente s’attachaient sur lui, tandis que le bouquet de myosotis montait lentement à ses lèvres.

Ce salut fut si bien compris que Morrel, avec la même expression de regard, approcha à son tour son mouchoir de sa bouche ; et les deux statues vivantes, dont le cœur battait si rapidement sous le marbre apparent de leur visage, séparées l’une de l’autre par toute la largeur de la salle, s’oublièrent un instant, ou plutôt un instant oublièrent tout le monde dans cette muette contemplation.

Elles eussent pu rester plus longtemps ainsi perdues l’une dans l’autre, sans que personne remarquât leur oubli de toutes choses : le comte de Monte-Cristo venait d’entrer.

Nous l’avons déjà dit, le comte, soit prestige factice, soit prestige naturel, attirait l’attention partout où il se présentait ; ce n’était pas son habit noir, irréprochable il est vrai dans sa coupe, mais simple et sans décorations ; ce n’était pas son gilet blanc sans aucune broderie ; ce n’était pas son pantalon emboîtant un pied de la forme la plus délicate, qui attiraient l’attention ; c’étaient son teint mat, ses cheveux noirs ondés, c’était son visage calme et pur, c’était son œil profond et mélancolique, c’était enfin sa bouche dessinée avec une finesse merveilleuse, et qui prenait si facilement l’expression d’un haut dédain, qui faisaient que tous les yeux se fixaient sur lui.

Il pouvait y avoir des hommes plus beaux, mais il n’y en avait certes pas de plus significatifs, qu’on nous passe cette expression : tout dans le comte voulait dire quelque chose et avait sa valeur ; car l’habitude de la pensée utile avait donné à ses traits, à l’expression de son visage et au plus insignifiant de ses gestes une souplesse et une fermeté incomparables.

Et puis notre monde parisien est si étrange, qu’il n’eût peut-être point fait attention à tout cela, s’il n’y eût eu sous tout cela une mystérieuse histoire dorée par une immense fortune.

Quoi qu’il en soit, il s’avança, sous le poids des regards et à travers l’échange des petits saluts, jusqu’à madame de Morcerf, qui, debout devant la cheminée garnie de fleurs, l’avait vu apparaître dans une glace placée en face la porte, et s’était préparée pour le recevoir.

Elle se retourna donc vers lui avec un sourire composé, au moment même où il s’inclinait devant elle.

Sans doute elle crut que le comte allait lui parler ; sans doute, de son côté, le comte crut qu’elle allait lui adresser la parole ; mais des deux côtés ils restèrent muets, tant une banalité leur semblait sans doute indigne de tous deux ; et, après un échange de saluts, Monte-Cristo se dirigea vers Albert, qui venait à lui la main ouverte.

— Vous avez vu ma mère ? demanda Albert.

— Je viens d’avoir l’honneur de la saluer, dit le comte, mais je n’ai point aperçu votre père.

— Tenez ! il cause politique là-bas dans ce petit groupe de grandes célébrités.

— En vérité, dit Monte-Cristo, ces messieurs que je vois là-bas sont des célébrités ? je ne m’en serais pas douté ! Et de quel genre ? Il y a des célébrités de toute espèce, comme vous savez.

— Il y a d’abord un savant, ce grand monsieur sec ; il a découvert dans la campagne de Rome une espèce de lézard qui a une vertèbre de plus que les autres, et il est revenu faire part à l’Institut de cette découverte. La chose a été longtemps contestée : mais enfin force est restée au grand monsieur sec. La vertèbre avait fait beaucoup de bruit dans le monde savant ; le grand monsieur sec n’était que chevalier de la Légion d’honneur, on l’a nommé officier.

— À la bonne heure ! dit Monte-Cristo, voilà une croix qui me paraît sagement donnée ; alors, s’il trouve une seconde vertèbre, on le fera commandeur ?

— C’est probable, dit Morcerf.

— Et cet autre qui a eu la singulière idée de s’affubler d’un habit bleu brodé de vert, quel peut-il être ?

— Ce n’est pas lui qui a eu l’idée de s’affubler de cet habit ; c’est la République, laquelle, comme vous le savez, était un peu artiste, et qui, voulant donner un uniforme aux académiciens, a prié David de leur dessiner un habit.

— Ah ! vraiment, dit Monte-Cristo ; ainsi ce monsieur est académicien ?

— Depuis huit jours il fait partie de la docte assemblée.

— Et quel est son mérite, sa spécialité ?

— Sa spécialité ? Je crois qu’il enfonce des épingles dans la tête des lapins, qu’il fait manger de la garance aux poules, et qu’il repousse avec des baleines la moelle épinière des chiens.

— Et il est de l’Académie des sciences pour cela ?

— Non pas, de l’Académie française.

— Mais qu’a donc à faire l’Académie française là-dedans ?

— Je vais vous dire, il paraît…

— Que ses expériences ont fait faire un grand pas à la science, sans doute ?

— Non, mais qu’il écrit en fort bon style.

— Cela doit, dit Monte-Cristo, flatter énormément l’amour-propre des lapins à qui il enfonce des épingles dans la tête, des poules dont il teint les os en rouge, et des chiens dont il repousse la moelle épinière.

Albert se mit à rire.

— Et cet autre ? demanda le comte.

— Cet autre ?

— Oui, le troisième.

— Ah ! l’habit bleu barbeau ?

— Oui.

— C’est un collègue du comte, qui vient de s’opposer le plus chaudement à ce que la chambre des pairs ait un uniforme ; il a eu un grand succès de tribune à ce propos-là ; il était mal avec les gazettes libérales, mais sa noble opposition aux désirs de la cour vient de le raccommoder avec elles ; on parle de le nommer ambassadeur.

— Et quels sont ses titres à la pairie ?

— Il a fait deux ou trois opéra-comiques, pris quatre ou cinq actions au Siècle, et voté cinq ou six ans pour le ministère.

— Bravo ! vicomte, dit Monte-Cristo en riant, vous êtes un charmant cicerone ; maintenant vous me rendrez un service, n’est-ce pas ?

— Lequel ?

— Vous ne me présenterez pas à ces messieurs, et s’ils demandent à m’être présentés, vous me préviendrez.

En ce moment le comte sentit qu’on lui posait la main sur le bras ; il se retourna, c’était Danglars.

— Ah ! c’est vous, baron ! dit-il.

— Pourquoi m’appelez-vous baron ? dit Danglars ; vous savez bien que je ne tiens pas à mon titre. Ce n’est pas comme vous, vicomte ; vous y tenez, n’est-ce pas, vous ?

— Certainement, répondit Albert, attendu que si je n’étais pas vicomte, je ne serais plus rien, tandis que vous, vous pouvez sacrifier votre titre de baron, vous resterez encore millionnaire.

— Ce qui me paraît le plus beau titre sous la royauté de Juillet, reprit Danglars.

— Malheureusement, dit Monte-Cristo, on n’est pas millionnaire à vie comme on est baron, pair de France ou académicien ; témoin les millionnaires Franck et Poulmann, de Francfort, qui viennent de faire banqueroute.

— Vraiment ? dit Danglars en pâlissant.

— Ma foi, j’en ai reçu la nouvelle ce soir par un courrier ; j’avais quelque chose comme un million chez eux ; mais, averti à temps, j’en ai exigé le remboursement voici un mois à peu près.

— Ah ! mon Dieu ! reprit Danglars, ils ont tiré sur moi pour deux cent mille francs.

— Eh bien, vous voilà prévenu ; leur signature vaut cinq pour cent.

— Oui, mais je suis prévenu trop tard, dit Danglars, j’ai fait honneur à leur signature.

— Bon ! dit Monte-Cristo, voilà deux cent mille francs qui sont allés rejoindre…

— Chut ! dit Danglars ; ne parlez donc pas de ces choses-là… Puis, s’approchant de Monte-Cristo… surtout devant M. Cavalcanti fils, ajouta le banquier, qui, en prononçant ces mots, se tourna en souriant du côté du jeune homme.

Morcerf avait quitté le comte pour aller parler à sa mère. Danglars le quitta pour saluer Cavalcanti fils. Monte-Cristo se trouva un instant seul.

Cependant la chaleur commençait à devenir excessive.

Les valets circulaient dans les salons avec des plateaux chargés de fruits et de glaces.

Monte-Cristo essuya avec son mouchoir son visage mouillé de sueur ; mais il se recula quand le plateau passa devant lui, et ne prit rien pour se rafraîchir.

Madame de Morcerf ne perdait pas du regard Monte-Cristo. Elle vit passer le plateau sans qu’il y touchât ; elle saisit même le mouvement par lequel il s’en éloigna.

— Albert, dit-elle, avez-vous remarqué une chose ?

— Laquelle, ma mère ?

— C’est que le comte n’a jamais voulu accepter de dîner chez M. de Morcerf.

— Oui, mais il a accepté de déjeuner chez moi, puisque c’est par ce déjeuner qu’il a fait son entrée dans le monde.

— Chez vous n’est pas chez le comte, murmura Mercédès, et, depuis qu’il est ici, je l’examine.

— Eh bien ?

— Eh bien ! il n’a encore rien pris.

— Le comte est très sobre.

Mercédès sourit tristement.

— Rapprochez-vous de lui, dit-elle, et, au premier plateau qui passera, insistez.

— Pourquoi cela, ma mère ?

— Faites-moi ce plaisir, Albert, dit Mercédès.

Albert baisa la main de sa mère, et alla se placer près du comte.

Un autre plateau passa chargé comme les précédents ; elle vit Albert insister près du comte, prendre même une glace et la lui présenter, mais il refusa obstinément.

Albert revint près de sa mère ; la comtesse était très pâle.

— Eh bien ! dit-elle, vous voyez, il a refusé.

— Oui ; mais en quoi cela peut-il vous préoccuper ?

— Vous le savez, Albert, les femmes sont singulières. J’aurais vu avec plaisir le comte prendre quelque chose chez moi, ne fût-ce qu’un grain de grenade. Peut-être au reste ne s’accommode-t-il pas des coutumes françaises, peut-être a-t-il des préférences pour quelque chose.

— Mon Dieu, non ! je l’ai vu en Italie prendre de tout ; sans doute qu’il est mal disposé ce soir.

— Puis, dit la comtesse, ayant toujours habité des climats brûlants, peut-être est-il moins sensible qu’un autre à la chaleur ?

— Je ne crois pas, car il se plaignait d’étouffer, et il demandait pourquoi, puisqu’on a déjà ouvert les fenêtres, on n’a pas aussi ouvert les jalousies.

— En effet, dit Mercédès, c’est un moyen de m’assurer si cette abstinence est un parti pris.

Et elle sortit du salon.

Un instant après, les persiennes s’ouvrirent, et l’on put, à travers les jasmins et les clématites qui garnissaient les fenêtres, voir tout le jardin illuminé avec les lanternes et le souper servi sous la tente.

Danseurs et danseuses, joueurs et causeurs, poussèrent un cri de joie : tous ces poumons altérés aspiraient avec délices l’air qui entrait à flots.

Au même moment, Mercédès reparut, plus pâle qu’elle n’était sortie, mais avec cette fermeté de visage qui était remarquable chez elle dans certaines circonstances. Elle alla droit au groupe dont son mari formait le centre :

— N’enchaînez pas ces messieurs ici, monsieur le comte, dit-elle, ils aimeront autant, s’ils ne jouent pas, respirer au jardin qu’étouffer ici.

— Ah ! Madame, dit un vieux général fort galant, qui avait chanté : Partons pour la Syrie ! en 1809, nous n’irons pas seuls au jardin.

— Soit, dit Mercédès, je vais donc donner l’exemple.

Et se retournant vers Monte-Cristo :

— Monsieur le comte, dit-elle, faites-moi l’honneur de m’offrir votre bras.

Le comte chancela presque à ces simples paroles ; puis il regarda un moment Mercédès. Ce moment eut la rapidité de l’éclair, et cependant il parut à la comtesse qu’il durait un siècle, tant Monte-Cristo avait mis de pensées dans ce seul regard.

Il offrit son bras à la comtesse ; elle s’y s’appuya, ou, pour mieux dire, elle l’effleura de sa petite main, et tous deux descendirent un des escaliers du perron bordé de rhododendrons et de camélias.

Derrière eux, et par l’autre escalier, s’élancèrent dans le jardin, avec de bruyantes exclamations de plaisir, une vingtaine de promeneurs.


XIV

LE PAIN ET LE SEL.

Madame de Morcerf entra sous la voûte de feuillage avec son compagnon : cette voûte était une allée de tilleuls qui conduisait à une serre.

— Il faisait trop chaud dans le salon, n’est-ce pas, monsieur le comte ? dit-elle.

— Oui, madame, et votre idée de faire ouvrir les portes et les persiennes est une excellente idée.

En achevant ces mots, le comte s’aperçut que la main de Mercédès tremblait.

— Mais vous, avec cette robe légère et sans autres préservatifs autour du cou que cette écharpe de gaze, vous aurez peut-être froid ? dit-il.

— Savez-vous où je vous mène ? dit la comtesse, sans répondre à la question de Monte-Cristo.

— Non, madame, répondit celui-ci ; mais, vous le voyez, je ne fais pas de résistance.

— À la serre, que vous voyez là, au bout de l’allée que nous suivons.

Le comte regarda Mercédès comme pour l’interroger, mais elle continua son chemin sans rien dire, et de son côté Monte-Cristo resta muet.

On arriva dans le bâtiment, tout garni de fruits magnifiques qui, dès le commencement de juillet, atteignaient leur maturité sous cette température toujours calculée pour remplacer la chaleur du soleil, si souvent absente chez nous.

La comtesse quitta le bras de Monte-Cristo, et alla cueillir à un cep une grappe de raisin muscat.

— Tenez, monsieur le comte, dit-elle avec un sourire si triste, que l’on eût pu voir poindre les larmes au bord de ses yeux ; tenez, nos raisins de France ne sont point comparables, je le sais, à vos raisins de Sicile et de Chypre, mais vous serez indulgent pour notre pauvre soleil du Nord.

Le comte s’inclina, et fit un pas en arrière.

— Vous me refusez ? dit Mercédès d’une voix tremblante.

— Madame, répondit Monte-Cristo, je vous prie bien humblement de m’excuser, mais je ne mange jamais de muscat.

Mercédès laissa tomber la grappe en soupirant. Une pêche magnifique pendait à un espalier voisin, chauffé, comme le cep de vigne, par cette chaleur artificielle de la serre. Mercédès s’approcha du fruit velouté, et le cueillit.

— Prenez cette pêche, alors, dit-elle.

Mais le comte fit le même geste de refus.

— Oh ! encore ! dit-elle avec un accent si douloureux qu’on sentait que cet accent étouffait un sanglot ; en vérité j’ai du malheur.

Un long silence suivit cette scène ; la pêche, comme la grappe de raisin, avait roulé sur le sable.

— Monsieur le comte, reprit enfin Mercédès en regardant Monte-Cristo d’un œil suppliant, il y a une touchante coutume arabe qui fait amis éternellement ceux qui ont partagé le pain et le sel sous le même toit.

— Je la connais, madame, répondit le comte, mais nous sommes en France, et non en Arabie, et en France il n’y a pas plus d’amitiés éternelles que de partage du sel et du pain.

— Mais enfin, dit la comtesse palpitante et les yeux attachés sur les yeux de Monte-Cristo, dont elle ressaisit presque convulsivement le bras avec ses deux mains, nous sommes amis, n’est-ce pas ?

Le sang afflua au cœur du comte, qui devint pâle comme la mort, puis, remontant du cœur à la gorge, il envahit ses joues, et ses yeux nagèrent dans le vague pendant quelques secondes, comme ceux d’un homme frappé d’éblouissement.

— Certainement que nous sommes amis, madame, répliqua-t-il ; d’ailleurs, pourquoi ne le serions-nous pas ?

Ce ton était si loin de celui que désirait madame de Morcerf, qu’elle se retourna pour laisser échapper un soupir qui ressemblait à un gémissement.

— Merci, dit-elle.

Et elle se remit à marcher. Ils firent ainsi le tour du jardin sans prononcer une seule parole.

— Monsieur, reprit tout à coup la comtesse après dix minutes de promenade silencieuse, est-il vrai que vous ayez tant vu, tant voyagé, tant souffert ?

— J’ai beaucoup souffert, oui, madame, répondit Monte-Cristo.

— Mais vous êtes heureux, maintenant ?

— Sans doute, répondit le comte, car personne ne m’entend me plaindre.

— Et votre bonheur présent vous fait l’âme plus douce ?

— Mon bonheur présent égale ma misère passée, dit le comte.

— N’êtes-vous point marié ? demanda la comtesse.

— Moi, marié, répondit Monte-Cristo en tressaillant, qui a pu vous dire cela ?

— On ne me l’a pas dit, mais plusieurs fois on vous a vu conduire à l’Opéra une jeune et belle personne.

— C’est une esclave que j’ai achetée à Constantinople, madame, une fille de prince dont j’ai fait ma fille, n’ayant pas d’autre affection au monde.

— Vous vivez seul ainsi ?

— Je vis seul.

— Vous n’avez pas de sœur… de fils… de père ?…

— Je n’ai personne.

— Comment pouvez-vous vivre ainsi, sans rien qui vous attache à la vie ?

— Ce n’est pas ma faute, madame. À Malte, j’ai aimé une jeune fille et j’allais l’épouser, quand la guerre est venue et m’a enlevé loin d’elle comme un tourbillon. J’avais cru qu’elle m’aimait assez pour m’attendre, pour demeurer fidèle même à mon tombeau. Quand je suis revenu, elle était mariée. C’est l’histoire de tout homme qui a passé par l’âge de vingt ans. J’avais peut-être le cœur plus faible que les autres, et j’ai souffert plus qu’ils n’eussent fait à ma place, voilà tout.

La comtesse s’arrêta un moment, comme si elle eût eu besoin de cette halte pour respirer.

— Oui, dit-elle, et cet amour vous est resté au cœur… On n’aime bien qu’une fois… Et avez-vous jamais revu cette femme ?

— Jamais.

— Jamais !

— Je ne suis point retourné dans le pays où elle était.

— À Malte ?

— Oui, à Malte.

— Elle est à Malte, alors ?

— Je le pense.

— Et lui avez-vous pardonné ce qu’elle vous a fait souffrir ?

— À elle, oui.

— Mais à elle seulement ; vous haïssez toujours ceux qui vous ont séparé d’elle ?

La comtesse se plaça en face de Monte-Cristo ; elle tenait encore à la main un fragment de la grappe parfumée.

— Prenez, dit-elle.

— Jamais je ne mange de muscat, madame, répondit Monte-Cristo, comme s’il n’eût été question de rien entre eux à ce sujet.

La comtesse lança la grappe dans le massif le plus proche avec un geste de désespoir.

— Inflexible ! murmura-t-elle.

Monte-Cristo demeura aussi impassible que si le reproche ne lui était pas adressé.

Albert accourait en ce moment.

— Oh ! ma mère, dit-il, un grand malheur !

— Quoi ? qu’est-il arrivé ? demanda la comtesse en se redressant comme si, après le rêve, elle eût été amenée à la réalité : un malheur, avez-vous dit ? En effet, il doit arriver des malheurs !

— Monsieur de Villefort est ici.

— Eh bien ?

— Il vient chercher sa femme et sa fille.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que madame la marquise de Saint-Méran est arrivée à Paris, apportant la nouvelle que M. de Saint-Méran est mort en quittant Marseille, au premier relais. Madame de Villefort, qui était fort gaie, ne voulait ni comprendre, ni croire ce malheur ; mais mademoiselle Valentine, aux premiers mots, et quelques précautions qu’ait prises son père, a tout deviné : ce coup l’a terrassée comme la foudre, et elle est tombée évanouie.

— Et qu’est M. de Saint-Méran à mademoiselle de Villefort ? demanda le comte.

— Son grand père maternel. Il venait pour hâter le mariage de Franz et de sa petite-fille.

— Ah ! vraiment !

— Voilà Franz retardé. Pourquoi M. de Saint-Méran n’est-il pas aussi bien un aïeul de mademoiselle Danglars ?

— Albert ! Albert ! dit madame de Morcerf du ton d’un doux reproche, que dites-vous là ? Ah ! monsieur le comte, vous pour qui il a une si grande considération, dites-lui donc qu’il a mal parlé !

Elle fit quelques pas en avant.

Monte-Cristo la regarda si étrangement et avec une expression à la fois si rêveuse et si empreinte d’une affectueuse admiration qu’elle revint sur ses pas.

Alors elle lui prit la main en même temps qu’elle pressait celle de son fils, et les joignant toutes deux :

— Nous sommes amis, n’est-ce pas ? dit elle.

— Oh ! votre ami, madame, je n’ai point cette prétention, dit le comte ; mais, en tous cas, je suis votre bien respectueux serviteur.

La comtesse partit avec un inexprimable serrement de cœur ; et, avant qu’elle eût fait dix pas, le comte lui vit mettre son mouchoir à ses yeux.

— Est-ce que vous n’êtes pas d’accord, ma mère et vous ? demanda Albert avec étonnement.

— Au contraire, répondit le comte, puisqu’elle vient de me dire devant vous que nous sommes amis.

Et ils regagnèrent le salon que venaient de quitter Valentine et M. et madame de Villefort.

Il va sans dire que Morrel était sorti derrière eux.



XV

MADAME DE SAINT-MÉRAN.

Une scène lugubre venait en effet de se passer dans la maison de M. de Villefort.

Après le départ des deux dames pour le bal, où toutes les instances de madame de Villefort n’avaient pu déterminer son mari à l’accompagner, le procureur du roi s’était, selon sa coutume, enfermé dans son cabinet avec une pile de dossiers qui eussent effrayé tout autre, mais qui, dans les temps ordinaires de sa vie, suffisaient à peine à satisfaire son robuste appétit de travailleur.

Mais, cette fois, les dossiers étaient chose de forme, Villefort ne s’enfermait point pour travailler, mais pour réfléchir ; et, sa porte fermée, l’ordre donné qu’on ne le dérangeât que pour chose d’importance, il s’assit dans son fauteuil et se mit à repasser encore une fois dans sa mémoire tout ce qui, depuis sept à huit jours, faisait déborder la coupe de ses sombres chagrins et de ses amers souvenirs.

Alors, au lieu d’attaquer les dossiers entassés devant lui, il ouvrit un tiroir de son bureau, fit jouer un secret, et tira la liasse de ses notes personnelles, manuscrits précieux, parmi lesquels il avait classé et étiqueté avec des chiffres connus de lui seul les noms de tous ceux qui dans sa carrière politique, dans ses affaires d’argent, dans ses poursuites de barreau ou dans ses mystérieuses amours, étaient devenus ses ennemis.

Le nombre en était si formidable aujourd’hui qu’il avait commencé à trembler ; et cependant, tous ces noms, si puissants et si formidables qu’ils fussent, l’avaient fait bien des fois sourire, comme sourit le voyageur qui, du faîte culminant de la montagne, regarde à ses pieds les pics aigus, les chemins impraticables et les arêtes des précipices près desquels il a, pour arriver, si longtemps et si péniblement rampé.

Quand il eut bien repassé tous ces noms dans sa mémoire, quand il les eut bien relus, bien étudiés, bien commentés sur ses listes, il secoua la tête.

— Non, murmura-t-il, aucun de ces ennemis n’aurait attendu patiemment et laborieusement jusqu’au jour où nous sommes, pour venir m’écraser maintenant avec ce secret. Quelquefois, comme dit Hamlet, le bruit des choses les plus profondément enfoncées sort de terre, et, comme les feux du phosphore, court follement dans l’air ; mais ce sont des flammes qui éclairent un moment pour égarer. L’histoire aura été racontée par le Corse à quelque prêtre, qui l’aura racontée à son tour. M. de Monte-Cristo l’aura sue, et pour s’éclaircir…

Mais à quoi bon s’éclaircir, reprenait Villefort après un instant de réflexion ; quel intérêt M. de Monte-Cristo, M. Zaccone, fils d’un armateur de Malte, exploiteur d’une mine d’argent en Thessalie, venant pour la première fois en France, a-t-il de s’éclaircir d’un fait sombre, mystérieux et inutile comme celui-là ? Au milieu des renseignements incohérents qui m’ont été donnés par cet abbé Busoni et par ce lord Wilmore, par cet ami et par cet ennemi, une seule chose ressort claire, précise, patente à mes yeux : c’est que dans aucun temps, dans aucun cas, dans aucune circonstance, il ne peut y avoir eu le moindre contact entre moi et lui.

Mais Villefort se disait ces paroles sans croire lui-même à ce qu’il disait. Le plus terrible pour lui n’était pas encore la révélation, car il pouvait nier, ou même répondre ; il s’inquiétait peu de ce Manè, Thécel, Pharès, qui apparaissait tout à coup en lettres de sang sur la muraille ; mais ce qui l’inquiétait, c’était de connaître le corps auquel appartenait la main qui les avait tracées.

Au moment où il essayait de se rassurer lui-même, et où, au lieu de cet avenir politique que, dans ses rêves d’ambition, il avait entrevu quelquefois, il se composait, dans la crainte d’éveiller cet ennemi endormi depuis si longtemps, un avenir restreint aux joies du foyer, un bruit de voiture retentit dans la cour ; puis il entendit dans son escalier la marche d’une personne âgée, puis des sanglots et des hélas ! comme les domestiques en trouvent lorsqu’ils veulent devenir intéressants par la douleur de leurs maîtres.

Il se hâta de tirer le verrou de son cabinet, et bientôt, sans être annoncée, une vieille dame entra, son châle sur le bras et son chapeau à la main. Ses cheveux blanchis découvraient un front mat comme l’ivoire jauni, et ses yeux, à l’angle desquels l’âge avait creusé des rides profondes, disparaissaient presque sous le gonflement des pleurs.

— Oh ! monsieur, dit-elle ; ah ! monsieur, quel malheur ! moi aussi j’en mourrai ! oh ! oui, bien certainement j’en mourrai !

Et, tombant sur le fauteuil le plus proche de la porte elle éclata en sanglots.

Les domestiques, debout sur le seuil, et n’osant aller plus loin, regardaient le vieux serviteur de Noirtier, qui, ayant entendu ce bruit de la chambre de son maître, était accouru aussi et se tenait derrière les autres. Villefort se leva et courut à sa belle-mère, car c’était elle-même.

— Eh, mon Dieu ! madame, demanda-t-il, que s’est-il passé ? qui vous bouleverse ainsi ? et M. de Saint-Méran ne vous accompagne-t-il pas ?

— M. de Saint-Méran est mort, dit la vieille marquise, sans préambule, sans expression, et avec une sorte de stupeur.

Villefort recula d’un pas et frappa ses mains l’une contre l’autre.

— Mort !… balbutia-t-il ; mort ainsi… subitement ?

— Il y a huit jours, continua madame de Saint-Méran, nous montâmes ensemble en voiture après dîner. M. de Saint-Méran était souffrant depuis quelques jours : cependant l’idée de revoir notre chère Valentine le rendait courageux, et malgré ses douleurs il avait voulu partir lorsque, à six lieues de Marseille, il fut pris, après avoir mangé ses pastilles habituelles, d’un sommeil si profond qu’il ne me semblait pas naturel ; cependant j’hésitais à le réveiller, quand il me sembla que son visage rougissait et que les veines de ses tempes battaient plus violemment que d’habitude. Mais cependant, comme la nuit était venue et que je ne voyais plus rien, je le laissai dormir ; bientôt il poussa un cri sourd et déchirant comme celui d’un homme qui souffre en rêve, et renversa d’un brusque mouvement sa tête en arrière. J’appelai le valet de chambre, je fis arrêter le postillon, j’appelai M. de Saint-Méran, je lui fis respirer mon flacon de sels, tout était fini, il était mort, et ce fut côte à côte avec son cadavre que j’arrivai à Aix.

Villefort demeurait stupéfait et la bouche béante.

— Et vous appelâtes un médecin, sans doute ?

— À l’instant même ; mais, comme je vous l’ai dit, il était trop tard.

— Sans doute ; mais au moins pouvait-il reconnaître de quelle maladie le pauvre marquis était mort ?

— Mon Dieu oui, monsieur, il me l’a dit ; il paraît que c’est d’une apoplexie foudroyante.

— Et que fîtes-vous alors ?

— M. de Saint-Méran avait toujours dit que, s’il mourait loin de Paris, il désirait que son corps fût ramené dans le caveau de la famille. Je l’ai fait mettre dans un cercueil de plomb, et je le précède de quelques jours.

— Oh ! mon Dieu, pauvre mère ! dit Villefort ; de pareils soins après un pareil coup, et à votre âge !

— Dieu m’a donné la force jusqu’au bout ; d’ailleurs, ce cher marquis, il eût certes fait pour moi ce que j’ai fait pour lui. Il est vrai que depuis que je l’ai quitté là-bas, je crois que je suis folle. Je ne peux plus pleurer ; il est vrai qu’on dit qu’à mon âge on n’a plus de larmes ; cependant il me semble que tant qu’on souffre on devrait pouvoir pleurer. Où est Valentine, monsieur ? c’est pour elle que nous revenions, je veux voir Valentine.

Villefort pensa qu’il serait affreux de répondre que Valentine était au bal ; il dit seulement à la marquise que sa petite-fille était sortie avec sa belle-mère et qu’on allait la prévenir.

— À l’instant même, monsieur, à l’instant même, je vous en supplie, dit la vieille dame.

Villefort mit sous son bras le bras de madame de Saint-Méran et la conduisit à son appartement.

— Prenez du repos, dit-il, ma mère.

La marquise leva la tête à ce mot, et voyant cet homme qui lui rappelait cette fille tant regrettée qui revivait pour elle dans Valentine, elle se sentit frappée par ce mot de mère, se mit à fondre en larmes, et tomba à genoux dans un fauteuil où elle ensevelit sa tête vénérable.

Villefort la recommanda aux soins des femmes, tandis que le vieux Barrois remontait tout effaré chez son maître ; car rien n’effraye tant les vieillards que lorsque la mort quitte un instant leur côté pour aller frapper un autre vieillard.

Puis, tandis que madame de Saint-Méran, toujours agenouillée, priait du fond du cœur, il envoya chercher une voiture de place et vint lui-même prendre chez madame de Morcerf sa femme et sa fille pour les ramener à la maison. Il était si pâle lorsqu’il parut à la porte du salon que Valentine courut à lui en s’écriant :

— Oh ! mon père ! il est arrivé quelque malheur !

— Votre bonne maman vient d’arriver, Valentine, dit M. de Villefort.

— Et mon grand-père ? demanda la jeune fille, toute tremblante.

M. de Villefort ne répondit qu’en offrant son bras à sa fille.

Il était temps : Valentine, saisie d’un vertige, chancela ; madame de Villefort se hâta de la soutenir, et aida son mari à l’entraîner vers la voiture en disant :

— Voilà qui est étrange ! qui aurait pu se douter de cela ? Oh ! oui, voilà qui est étrange !

Et toute cette famille désolée s’enfuit ainsi, jetant sa tristesse, comme un crêpe noir, sur le reste de la soirée.

Au bas de l’escalier, Valentine trouva Barrois, qui l’attendait :

— M. Noirtier désire vous voir ce soir, dit-il tout bas.

— Dites-lui que j’irai en sortant de chez ma bonne grand-mère, dit Valentine.

Dans la délicatesse de son âme, la jeune fille avait compris que celle qui avait surtout besoin d’elle à cette heure, c’était madame de Saint-Méran.

Valentine trouva son aïeule au lit ; muettes caresses, gonflements si douloureux du cœur, soupirs entrecoupés, larmes brûlantes, voilà quels furent les seuls détails racontables de cette entrevue, à laquelle assistait, au bras de son mari, madame de Villefort, pleine de respect, apparent, du moins, pour la pauvre veuve.

Au bout d’un instant, elle se pencha à l’oreille de son mari :

— Avec votre permission, dit-elle, mieux vaut que je me retire, car ma vue paraît affliger encore votre belle-mère.

Madame de Saint-Méran l’entendit.

— Oui, oui, dit-elle à l’oreille de Valentine, qu’elle s’en aille ; mais reste, toi, reste.

Madame de Villefort sortit, et Valentine demeura seule près du lit de son aïeule, car le procureur du roi, consterné de cette mort imprévue, suivit sa femme.

Cependant Barrois était remonté la première fois près du vieux Noirtier ; celui-ci avait entendu tout le bruit qui se faisait dans la maison, et il avait envoyé, comme nous l’avons dit, le vieux serviteur s’informer.

À son retour, cet œil si vivant et surtout si intelligent interrogea le messager :

— Hélas ! monsieur, dit Barrois, un grand malheur est arrivé : madame de Saint-Méran est arrivée, et son mari est mort.

M. de Saint-Méran et Noirtier n’avaient jamais été liés d’une bien profonde amitié ; cependant on sait l’effet que fait toujours sur un vieillard l’annonce de la mort d’un autre vieillard.

Noirtier laissa tomber sa tête sur sa poitrine, comme un homme accablé ou comme un homme qui pense, puis il ferma un seul œil.

— Mademoiselle Valentine ? dit Barrois.

Noirtier fit signe que oui.

— Elle est au bal, monsieur le sait bien, puisqu’elle est venue lui dire adieu en grande toilette.

Noirtier ferma de nouveau l’œil gauche.

— Oui, vous voulez la voir ?

Le vieillard fit signe que c’était cela qu’il désirait.

— Eh bien, on va l’aller chercher sans doute chez madame de Morcerf ; je l’attendrai à son retour, et je lui dirai de monter chez vous. Est-ce cela ?

— Oui, répondit le paralytique.

Barrois guetta donc le retour de Valentine, et, comme nous l’avons vu, à son retour il lui exposa le désir de son grand-père.

En vertu de ce désir, Valentine monta chez Noirtier au sortir de chez madame de Saint-Méran, qui, tout agitée qu’elle était, avait fini par succomber à la fatigue et dormait d’un sommeil fiévreux.

On avait approché à la portée de sa main une petite table sur laquelle était une carafe d’orangeade, sa boisson habituelle, et un verre.

Puis, comme nous l’avons dit, la jeune fille avait quitté le lit de la marquise pour monter chez Noirtier.

Valentine vint embrasser le vieillard, qui la regarda si tendrement que la jeune fille sentit de nouveau jaillir de ses yeux des larmes dont elle croyait la source tarie.

Le vieillard insistait avec son regard.

— Oui, oui, dit Valentine, tu veux dire que j’ai toujours un bon grand-père, n’est-ce pas ?

Le vieillard fit signe qu’effectivement c’était cela que son regard voulait dire.

— Hélas ! heureusement, reprit Valentine. Sans cela, que deviendrais-je, mon Dieu ?

Il était une heure du matin. Barrois, qui avait envie de se coucher lui-même, fit observer qu’après une soirée aussi douloureuse, tout le monde avait besoin de repos. Le vieillard ne voulut pas dire que son repos, à lui, c’était de voir son enfant. Il congédia Valentine, à qui effectivement la douleur et la fatigue donnaient un air souffrant.

Le lendemain, en entrant chez sa grand-mère, Valentine trouva celle-ci au lit : la fièvre ne s’était point calmée ; au contraire, un feu sombre brillait dans les yeux de la vieille marquise, et elle paraissait en proie à une violente irritation nerveuse.

— Oh ! mon Dieu ! bonne-maman, souffrez-vous davantage ? s’écria Valentine en apercevant tous ces symptômes d’agitation.

— Non, ma fille, non, dit madame de Saint-Méran ; mais j’attendais avec impatience que tu fusses arrivée pour envoyer chercher ton père.

— Mon père ? demanda Valentine inquiète.

— Oui, je veux lui parler.

Valentine n’osa point s’opposer au désir de son aïeule, dont d’ailleurs elle ignorait la cause, et un instant après Villefort entra.

— Monsieur, dit madame de Saint-Méran, sans employer aucune circonlocution, et comme si elle eût paru craindre que le temps lui manquât, il est question, m’avez-vous écrit, d’un mariage pour cette enfant ?

— Oui, madame, répondit Villefort ; c’est même plus qu’un projet, c’est une convention.

— Votre gendre s’appelle M. Franz d’Épinay ?

— Oui, madame.

— C’est le fils du général d’Épinay, qui était des nôtres, et qui fut assassiné quelques jours avant que l’usurpateur revint de l’île d’Elbe ?

— C’est cela même.

— Cette alliance avec la petite-fille d’un jacobin ne lui répugne pas ?

— Nos dissensions civiles se sont heureusement éteintes, ma mère, dit Villefort ; M. d’Épinay était presque un enfant à la mort de son père ; il connaît fort peu M. Noirtier, et le verra, sinon avec plaisir, avec indifférence du moins.

— C’est un parti sortable ?

— Sous tous les rapports.

— Le jeune homme ?

— Jouit de la considération générale.

— Il est convenable ?

— C’est un des hommes les plus distingués que je connaisse.

Pendant toute cette conversation, Valentine était restée muette.

— Eh bien ! monsieur, dit après quelques secondes de réflexion madame de Saint-Méran, il faut vous hâter, car j’ai peu de temps à vivre.

— Vous, madame ! vous, bonne-maman ! s’écrièrent M. de Villefort et Valentine.

— Je sais ce que je dis, reprit la marquise ; il faut donc vous hâter, afin que n’ayant plus de mère, elle ait au moins sa grand-mère pour bénir son mariage. Je suis la seule qui lui reste du côté de ma pauvre Renée, que vous avez si vite oubliée, monsieur.

— Ah ! madame, dit Villefort, vous oubliez qu’il fallait donner une mère à cette pauvre enfant qui n’en avait plus.

— Une belle-mère n’est jamais une mère, monsieur. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, il s’agit de Valentine ; laissons les morts tranquilles.

Tout cela était dit avec une telle volubilité et un tel accent, qu’il y avait quelque chose dans cette conversation qui ressemblait à un commencement de délire.

— Il sera fait selon votre désir, madame, dit Villefort, et cela d’autant mieux que votre désir est d’accord avec le mien ; et aussitôt l’arrivée de M. d’Épinay à Paris…

— Ma bonne mère, dit Valentine, les convenances, le deuil tout récent… voudriez-vous donc faire un mariage sous d’aussi tristes auspices ?

— Ma fille, interrompit vivement l’aïeule, pas de ces raisons banales qui empêchent les esprits faibles de bâtir solidement leur avenir. Moi aussi j’ai été mariée au lit de mort de ma mère, et n’ai certes point été malheureuse pour cela.

— Encore cette idée de mort ! madame, reprit Villefort.

— Encore ! toujours !… Je vous dis que je vais mourir, entendez-vous ? Eh bien ! avant de mourir, je veux avoir vu mon gendre ; je veux lui ordonner de rendre ma petite-fille heureuse ; je veux lire dans ses yeux s’il compte m’obéir ; je veux le connaître enfin, moi ! continua l’aïeule avec une expression effrayante, pour le venir trouver du fond de mon tombeau s’il n’était pas ce qu’il doit être, s’il n’était pas ce qu’il faut qu’il soit.

— Madame, dit Villefort, il faut éloigner de vous ces idées exaltées, qui touchent presque à la folie. Les morts, une fois couchés dans leur tombeau, y dorment sans se relever jamais.

— Oh ! oui, oui, bonne mère, calme-toi ! dit Valentine.

— Et moi, monsieur, je vous dis qu’il n’en est point ainsi que vous croyez. Cette nuit j’ai dormi d’un sommeil terrible ; car je me voyais en quelque sorte dormir comme si mon âme eût déjà plané au-dessus de mon corps : mes yeux, que je m’efforçais d’ouvrir, se refermaient malgré moi ; et cependant je sais bien que cela va vous paraître impossible, à vous, monsieur, surtout ; eh bien ! mes yeux fermés, j’ai vu, à l’endroit même où vous êtes, venant de cet angle où il y a une porte qui donne dans le cabinet de toilette de madame de Villefort, j’ai vu entrer sans bruit une forme blanche.

Valentine jeta un cri.

— C’était la fièvre qui vous agitait, madame, dit Villefort.

— Doutez si vous voulez, mais je suis sûre de ce que je dis : j’ai vu une forme blanche ; et comme si Dieu eût craint que je récusasse le témoignage d’un seul de mes sens, j’ai entendu remuer mon verre, tenez, tenez, celui-là même qui est ici, là, sur la table.

— Oh ! bonne mère, c’était un rêve.

— C’était si peu un rêve, que j’ai étendu la main vers la sonnette, et qu’à ce geste l’ombre a disparu. La femme de chambre est entrée alors avec une lumière.

Les fantômes ne se montrent qu’à ceux qui doivent les voir : c’était l’âme de mon mari. Eh bien ! si l’âme de mon mari revient pour m’appeler, pourquoi mon âme, à moi, ne reviendrait-elle pas pour défendre ma fille ? Le lien est encore plus direct, ce me semble.

— Oh ! madame, dit Villefort, remué malgré lui jusqu’au fond des entrailles, ne donnez pas l’essor à ces lugubres idées ; vous vivrez avec nous, vous vivrez longtemps heureuse, aimée, honorée, et nous vous ferons oublier…

— Jamais, jamais, jamais ! dit la marquise. Quand revient M. d’Épinay ?

— Nous l’attendons d’un moment à l’autre.

— C’est bien ; aussitôt qu’il sera arrivé, prévenez moi. Hâtons-nous, hâtons-nous. Puis, je voudrais aussi voir un notaire pour m’assurer que tout notre bien revient à Valentine.

— Oh ! ma mère, murmura Valentine, en appuyant ses lèvres sur le front brûlant de l’aïeule, vous voulez donc me faire mourir ? Mon Dieu ! vous avez la fièvre. Ce n’est pas un notaire qu’il faut appeler, c’est un médecin !

— Un médecin ? dit-elle en haussant les épaules ; je ne souffre pas ; j’ai soif, voilà tout.

— Que buvez-vous, bonne-maman ?

— Comme toujours, tu sais bien, mon orangeade. Mon verre est là sur cette table ; passe-le-moi, Valentine.

Valentine versa l’orangeade de la carafe dans le verre et le prit avec un certain effroi pour le donner à sa grand-mère, car c’était ce même verre qui, prétendait-elle, avait été touché par l’ombre.

La marquise vida le verre d’un seul trait.

Puis elle se retourna sur son oreiller en répétant :

— Le notaire, le notaire !

M. de Villefort sortit, Valentine s’assit près du lit de sa grand-mère. La pauvre enfant semblait avoir grand besoin elle-même de ce médecin qu’elle avait recommandé à son aïeule. Une rougeur pareille à une flamme brûlait la pommette de ses joues, sa respiration était courte et haletante, et son pouls battait comme si elle avait eu la fièvre.

C’est qu’elle songeait, la pauvre enfant, au désespoir de Maximilien quand il apprendrait que madame de Saint-Méran, au lieu de lui être une alliée, agissait, sans le connaître, comme si elle lui était ennemie.

Plus d’une fois Valentine avait songé à tout dire à sa grand-mère, et elle n’eût pas hésité un seul instant si Maximilien Morrel s’était appelé Albert de Morcerf ou Raoul de Château-Renaud ; mais Morrel était d’extraction plébéienne, et Valentine savait le mépris que l’orgueilleuse marquise de Saint-Méran avait pour tout ce qui n’était point de race. Son secret avait donc toujours, au moment où il allait se faire jour, été repoussé dans son cœur par cette triste certitude qu’elle le livrerait inutilement, et qu’une fois ce secret connu de son père et de sa belle-mère, tout serait perdu.

Deux heures à peu près s’écoulèrent ainsi. Madame de Saint-Méran dormait d’un sommeil ardent et agité. On annonça le notaire.

Quoique cette annonce eût été faite très bas, madame de Saint-Méran se souleva sur son oreiller.

— Le notaire ? dit-elle ; qu’il vienne, qu’il vienne !

Le notaire était à la porte, il entra.

— Va-t’en, Valentine, dit madame de Saint-Méran, et laisse-moi avec monsieur.

— Mais, ma mère…

— Va, va.

La jeune fille baisa son aïeule au front et sortit le mouchoir sur les yeux.

À la porte elle trouva le valet de chambre, qui lui dit que le médecin attendait au salon.

Valentine descendit rapidement. Le médecin était un ami de la famille, et en même temps un des hommes les plus habiles de l’époque : il aimait beaucoup Valentine, qu’il avait vue venir au monde. Il avait une fille de l’âge de mademoiselle de Villefort à peu près, mais née d’une mère poitrinaire ; sa vie était une crainte continuelle à l’égard de son enfant.

— Oh ! dit Valentine, cher monsieur d’Avrigny, nous vous attendions avec bien de l’impatience. Mais avant toute chose, comment se portent Madeleine et Antoinette ?

Madeleine était la fille de M. d’Avrigny, et Antoinette sa nièce.

M. d’Avrigny sourit tristement.

— Très bien Antoinette, dit-il ; assez bien Madeleine. Mais vous m’avez envoyé chercher, chère enfant ? dit-il. Ce n’est ni votre père, ni madame de Villefort qui est malade ? Quant à nous, quoiqu’il soit visible que nous ne pouvons pas nous débarrasser de nos nerfs, je ne présume pas que vous ayez besoin de moi autrement que pour que je vous recommande de ne pas trop laisser notre imagination battre la campagne ?

Valentine rougit ; M. d’Avrigny poussait la science de la divination presque jusqu’au miracle, car c’était un de ces médecins qui traitent toujours le physique par le moral.

— Non, dit-elle, c’est pour ma pauvre grand-mère ; Vous savez le malheur qui nous est arrivé, n’est-ce pas ?

— Je ne sais rien, dit M. d’Avrigny.

— Hélas ! dit Valentine en comprimant ses sanglots, mon grand-père est mort.

— M. de Saint-Méran ?

— Oui.

— Subitement ?

— D’une attaque d’apoplexie foudroyante.

— D’une apoplexie ? répéta le médecin.

— Oui. De sorte que ma pauvre grand-mère est frappée de l’idée que son mari, qu’elle n’avait jamais quitté, l’appelle, et qu’elle va aller le rejoindre. Oh ! monsieur d’Avrigny, je vous recommande bien ma pauvre grand-mère !

— Où est-elle ?

— Dans sa chambre avec le notaire.

— Et M. Noirtier ?

— Toujours le même, une lucidité d’esprit parfaite, mais la même immobilité, le même mutisme.

— Et le même amour pour vous, n’est-ce pas, ma chère enfant ?

— Oui, dit Valentine en soupirant, il m’aime bien, lui.

— Qui ne vous aimerait pas ?

Valentine sourit tristement.

— Et qu’éprouve votre grand-mère ?

— Une excitation nerveuse singulière, un sommeil agité et étrange ; elle prétendait ce matin que, pendant son sommeil, son âme planait au-dessus de son corps qu’elle regardait dormir : c’est du délire ; elle prétend avoir vu un fantôme entrer dans sa chambre, et avoir entendu le bruit que faisait le prétendu fantôme en touchant à son verre.

— C’est singulier, dit le docteur, je ne savais pas madame de Saint-Méran sujette à ces hallucinations.

— C’est la première fois que je l’ai vue ainsi, dit Valentine, et ce matin elle m’a fait grand-peur, je l’ai crue folle ; et mon père, certes, monsieur d’Avrigny, vous connaissez mon père pour un esprit sérieux, eh bien ! mon père lui-même a paru fort impressionné.

— Nous allons voir, dit M. d’Avrigny ; ce que vous me dites-là me semble étrange.

Le notaire descendait ; on vint prévenir Valentine que sa grand-mère était seule.

— Montez, dit-elle au docteur.

— Et vous ?

— Oh ! moi, je n’ose, elle m’avait défendu de vous envoyer chercher ; puis, comme vous le dites, moi-même je suis agitée, fiévreuse, mal disposée, je vais faire un tour au jardin pour me remettre.

Le docteur serra la main à Valentine, et tandis qu’il montait chez sa grand-mère, la jeune fille descendit le perron.

Nous n’avons pas besoin de dire quelle portion du jardin était la promenade favorite de Valentine. Après avoir fait deux ou trois tours dans le parterre qui entourait la maison, après avoir cueilli une rose pour mettre à sa ceinture ou dans ses cheveux, elle s’enfonçait sous l’allée sombre qui conduisait au banc, puis du banc elle allait à la grille.

Cette fois Valentine fit, selon son habitude, deux ou trois tours au milieu de ses fleurs, mais sans en cueillir : le deuil de son cœur, qui n’avait pas encore eu le temps de s’étendre sur sa personne, repoussait ce simple ornement ; puis elle s’achemina vers son allée. À mesure qu’elle avançait, il lui semblait entendre une voix qui prononçait son nom. Elle s’arrêta étonnée.

Alors cette voix arriva plus distincte à son oreille, et elle reconnut la voix de Maximilien.



XVI

LA PROMESSE.

C’était en effet Morrel, qui depuis la veille ne vivait plus. Avec cet instinct particulier aux amants et aux mères, il avait deviné qu’il allait, à la suite de ce retour de madame de Saint-Méran et de la mort du marquis, se passer quelque chose chez Villefort qui intéresserait son amour pour Valentine.

Comme on va le voir, ses pressentiments s’étaient réalisés, et ce n’était plus une simple inquiétude qui le conduisait si effaré et si tremblant à la grille des marronniers.

Mais Valentine n’était pas prévenue de l’attente de Morrel, ce n’était pas l’heure où il venait ordinairement, et ce fut un pur hasard ou, si l’on aime mieux, une heureuse sympathie qui la conduisit au jardin. Quand elle parut, Morrel l’appela ; elle courut à la grille.

— Vous, à cette heure ! dit-elle.

— Oui, pauvre amie, répondit Morrel. Je viens chercher et apporter de mauvaises nouvelles.

— C’est donc la maison du malheur, dit Valentine. Parlez, Maximilien. Mais, en vérité, la somme de douleurs est déjà bien suffisante.

— Chère Valentine, dit Morrel, essayant de se remettre de sa propre émotion pour parler convenablement, écoutez-moi bien, je vous prie ; car tout ce que je vais vous dire est solennel. À quelle époque compte-t-on vous marier ?

— Écoutez, dit à son tour Valentine, je ne veux rien vous cacher, Maximilien. Ce matin on a parlé de mon mariage, et ma grand-mère, sur laquelle j’avais compté comme sur un appui qui ne me manquerait pas, non seulement s’est déclarée pour ce mariage mais encore le désire à tel point que le retour seul de M. d’Épinay le retarde, et que le lendemain de son arrivée le contrat sera signé.

Un pénible soupir ouvrit la poitrine du jeune homme, et il regarda longuement et tristement la jeune fille.

— Hélas ! reprit-il à voix basse, il est affreux d’entendre dire tranquillement par la femme qu’on aime : « Le moment de votre supplice est fixé : c’est dans quelques heures qu’il aura lieu ; mais n’importe, il faut que cela soit ainsi, et de ma part je n’y apporterai aucune opposition. » Eh bien ! puisque, dites-vous, on n’attend plus que M. d’Épinay pour signer le contrat, puisque vous serez à lui le lendemain de son arrivée, c’est demain que vous serez engagée à M. d’Épinay, car il est arrivé à Paris ce matin.

Valentine poussa un cri.

— J’étais chez le comte de Monte-Cristo il y a une heure, dit Morrel ; nous causions, lui de la douleur de votre maison et moi de votre douleur, quand tout à coup une voiture roule dans la cour. Écoutez. Jusque-là je ne croyais pas aux pressentiments, Valentine ; mais maintenant il faut bien que j’y croie. Au bruit de cette voiture, un frisson m’a pris ; bientôt j’ai entendu des pas sur l’escalier. Les pas retentissants du commandeur n’ont pas plus épouvanté don Juan que ces pas ne m’ont épouvanté. Enfin la porte s’ouvre ; Albert de Morcerf entre le premier, et j’allais douter de moi-même, j’allais croire que je m’étais trompé, quand derrière lui s’avance un autre jeune homme et que le comte s’est écrié : « Ah ! M. le baron Franz d’Épinay ! » Tout ce que j’ai de force et de courage dans le cœur, je l’ai appelé pour me contenir. Peut-être ai-je pâli, peut-être ai-je tremblé ; mais à coup sûr je suis resté le sourire sur les lèvres. Mais cinq minutes après, je suis sorti sans avoir entendu un mot de ce qui s’est dit pendant ces cinq minutes ; j’étais anéanti.

— Pauvre Maximilien ! murmura Valentine.

— Me voilà, Valentine. Voyons, maintenant répondez-moi comme à un homme à qui votre réponse va donner la mort ou la vie. Que comptez-vous faire ?

Valentine baissa la tête ; elle était accablée.

— Écoutez, dit Morrel, ce n’est pas la première fois que vous pensez à la situation où nous sommes arrivés : elle est grave, elle est pesante, suprême. Je ne pense pas que ce soit le moment de s’abandonner à une douleur stérile : cela est bon pour ceux qui veulent souffrir à l’aise et boire leurs larmes à loisir. Il y a des gens comme cela, et Dieu sans doute leur tiendra compte au ciel de leur résignation sur la terre ; mais quiconque se sent la volonté de lutter, ne perd pas un temps précieux et rend immédiatement à la fortune le coup qu’il en a reçu. Est-ce votre volonté de lutter contre la mauvaise fortune, Valentine ? dites, car c’est cela que je viens vous demander.

Valentine tressaillit et regarda Morrel avec de grands yeux effarés. Cette idée de résister à son père, à sa grand-mère, à toute sa famille enfin ne lui était pas même venue.

— Que me dites-vous, Maximilien ? demanda Valentine, et qu’appelez-vous une lutte ? Oh ! dites un sacrilège. Quoi ! moi, je lutterais contre l’ordre de mon père, contre le vœu de mon aïeule mourante ! C’est impossible !

Morrel fit un mouvement.

— Vous êtes un trop noble cœur pour ne pas me comprendre, et vous me comprenez si bien, cher Maximilien, que je vous vois réduit au silence. Lutter, moi ! Dieu m’en préserve ! Non, non ; je garde toute ma force pour lutter contre moi-même et pour boire mes larmes, comme vous dites. Quant à affliger mon père, quant à troubler les derniers moments de mon aïeule, jamais !

— Vous avez bien raison, dit flegmatiquement Morrel.

— Comme vous me dites cela, mon Dieu ! s’écria Valentine blessée.

— Je vous dis cela comme un homme qui vous admire, mademoiselle, reprit Maximilien.

— Mademoiselle ! s’écria Valentine, mademoiselle ! Oh ! l’égoïste ! il me voit au désespoir et feint de ne pas me comprendre.

— Vous vous trompez, et je vous comprends parfaitement au contraire. Vous ne voulez pas contrarier M. de Villefort, vous ne voulez pas désobéir à la marquise, et demain vous signerez le contrat qui doit vous lier à votre mari.

— Mais, mon Dieu ! puis-je donc faire autrement ?

— Il ne faut pas en appeler à moi, mademoiselle, car je suis un mauvais juge dans cette cause, et mon égoïsme m’aveuglera, répondit Morrel, dont la voix sourde et les poings fermés annonçaient l’exaspération croissante.

— Que m’eussiez-vous donc proposé, Morrel, si vous m’aviez trouvée disposée à accepter votre proposition ? Voyons, répondez. Il ne s’agit pas de dire vous faites mal, il faut me donner un conseil.

— Est-ce sérieusement que vous me dites cela, Valentine, et dois-je le donner ce conseil ? dites.

— Certainement, cher Maximilien, car s’il est bon, je le suivrai ; vous savez bien que je suis dévouée à vos affections.

— Valentine, dit Morrel en achevant d’écarter une planche déjà disjointe, donnez-moi votre main en preuve que vous me pardonnez ma colère ; c’est que j’ai la tête bouleversée, voyez-vous, et que depuis une heure les idées les plus insensées ont tour à tour traversé mon esprit. Oh ! dans le cas où vous refuseriez mon conseil !…

— Eh bien !… ce conseil ?

— Le voici, Valentine.

La jeune fille leva les yeux au ciel et poussa un soupir.

— Je suis libre, reprit Maximilien, je suis assez riche pour nous deux ; je vous jure que vous serez ma femme avant que mes lèvres se soient posées sur votre front.

— Vous me faites trembler ! dit la jeune fille.

— Suivez-moi, continua Morrel ; je vous conduis chez ma sœur, qui est digne d’être votre sœur ; nous nous embarquerons pour Alger, pour l’Angleterre ou pour l’Amérique, si vous n’aimez pas mieux nous retirer ensemble dans quelque province, où nous attendrons, pour revenir à Paris, que nos amis aient vaincu la résistance de votre famille.

Valentine secoua la tête.

— Je m’y attendais, Maximilien, dit-elle : c’est un conseil d’insensé, et je serais encore plus insensée que vous si je ne vous arrêtais pas à l’instant avec ce seul mot : impossible, Morrel, impossible.

— Vous suivrez donc votre fortune, telle que le sort vous la fera, et sans même essayer de la combattre ? dit Morrel rembruni.

— Oui, dussé-je en mourir !

— Eh bien ! Valentine, reprit Maximilien, je vous répéterai encore que vous avez raison. En effet, c’est moi qui suis un fou, et vous me prouvez que la passion aveugle les esprits les plus justes. Merci donc, à vous qui raisonnez sans passion. Soit donc, c’est une chose entendue ; demain vous serez irrévocablement promise à M. Franz d’Épinay, non point par cette formalité de théâtre inventée pour dénouer les pièces de comédie, et qu’on appelle la signature du contrat, mais par votre propre volonté.

— Encore une fois, vous me désespérez, Maximilien, dit Valentine ; encore une fois, vous retournez le poignard dans la plaie ! Que feriez-vous, dites, si votre sœur écoutait un conseil comme celui que vous me donnez ?

— Mademoiselle, reprit Morrel avec un sourire amer, je suis un égoïste, vous l’avez dit, et dans ma qualité d’égoïste, je ne pense pas à ce que feraient les autres dans ma position, mais à ce que je compte faire, moi. Je pense que je vous connais depuis un an, que j’ai mis, du jour où je vous ai connue, toutes mes chances de bonheur sur votre amour ; qu’un jour est venu où vous m’avez dit que vous m’aimiez ; que de ce jour j’ai mis toutes mes chances d’avenir sur votre possession : c’était ma vie. Je ne pense plus rien maintenant ; je me dis seulement que les chances ont tourné, que j’avais cru gagner le ciel et que je l’ai perdu. Cela arrive tous les jours qu’un joueur perd non seulement ce qu’il a, mais encore ce qu’il n’a pas.

Morrel prononça ces mots avec un calme parfait ; Valentine le regarda un instant de ses grands yeux scrutateurs, essayant de ne pas laisser pénétrer ceux de Morrel jusqu’au trouble qui tourbillonnait déjà au fond de son cœur.

— Mais enfin, qu’allez-vous faire ? demanda Valentine.

— Je vais avoir l’honneur de vous dire adieu, mademoiselle, en attestant Dieu, qui entend mes paroles et qui lit au fond de mon cœur, que je vous souhaite une vie assez calme, assez heureuse et assez remplie pour qu’il n’y ait pas place pour mon souvenir.

— Oh ! murmura Valentine.

— Adieu, Valentine, adieu ! dit Morrel en s’inclinant.

— Où allez-vous ? cria en allongeant sa main à travers la grille et en saisissant Maximilien par son habit la jeune fille qui comprenait, à son agitation intérieure, que le calme de son amant ne pouvait être réel ; où allez-vous ?

— Je vais m’occuper de ne point apporter un trouble nouveau dans votre famille, et donner un exemple que pourront suivre tous les hommes honnêtes et dévoués qui se trouveront dans ma position.

— Avant de me quitter, dites-moi ce que vous allez faire, Maximilien ?

Le jeune homme sourit tristement.

— Oh ! parlez, parlez ! dit Valentine, je vous en prie !

— Votre résolution a-t-elle changé, Valentine ?

— Elle ne peut changer, malheureux ! vous le savez bien ! s’écria la jeune fille.

— Alors, adieu, Valentine !

Valentine secoua la grille avec une force dont on l’aurait crue incapable ; et comme Morrel s’éloignait, elle passa ses deux mains à travers la grille, et les joignant en se tordant les bras :

— Qu’allez-vous faire ? je veux le savoir ! s’écria-t-elle ; où allez-vous ?

— Oh ! soyez tranquille, dit Maximilien en s’arrêtant à trois pas de la porte ; mon intention n’est pas de rendre un autre homme responsable des rigueurs que le sort garde pour moi. Un autre vous menacerait d’aller trouver M. Franz, de le provoquer, de se battre avec lui, tout cela serait insensé. Qu’a à faire M. Franz dans tout cela ? Il m’a vu ce matin pour la première fois, il a déjà oublié qu’il m’a vu ; il ne savait même pas que j’existais lorsque des conventions faites par vos deux familles ont décidé que vous seriez l’un à l’autre. Je n’ai donc point affaire à M. Franz, et, je vous le jure, je ne m’en prendrai point à lui.

— Mais à qui vous en prendrez-vous ? à moi ?

— À vous, Valentine ! Oh ! Dieu m’en garde ! La femme est sacrée ; la femme qu’on aime est sainte.

— À vous-même alors, malheureux, à vous-même ?

— C’est moi le coupable, n’est-ce pas ? dit Morrel.

— Maximilien, dit Valentine, Maximilien, venez ici, je le veux !

Maximilien se rapprocha avec son doux sourire, et, n’était sa pâleur, on eût pu le croire dans son état ordinaire.

— Écoutez-moi, ma chère, mon adorée Valentine, dit-il de sa voix mélodieuse et grave, les gens comme nous, qui n’ont jamais formé une pensée dont ils aient eu à rougir devant le monde, devant leurs parents et devant Dieu ; les gens comme nous peuvent lire dans le cœur l’un de l’autre à livre ouvert. Je n’ai jamais fait de roman, je ne suis pas un héros mélancolique, je ne me pose ni en Manfred ni en Antony : mais sans paroles, sans protestations, sans serments, j’ai mis ma vie en vous ; vous me manquez et vous avez raison d’agir ainsi, je vous l’ai dit et je vous le répète ; mais enfin vous me manquez et ma vie est perdue. Du moment où vous vous éloignez de moi, Valentine, je reste seul au monde. Ma sœur est heureuse près de son mari ; son mari n’est que mon beau-frère, c’est-à-dire un homme que les conventions sociales attachent seules à moi ; personne n’a donc besoin sur la terre de mon existence devenue inutile. Voilà ce que je ferai : j’attendrai jusqu’à la dernière seconde que vous soyez mariée, car je ne veux pas perdre l’ombre d’une de ces chances inattendues que nous garde quelquefois le hasard, car enfin d’ici là M. Franz d’Épinay peut mourir ; au moment où vous vous en approcherez, la foudre peut tomber sur l’autel : tout semble croyable au condamné à mort, et pour lui les miracles rentrent dans la classe du possible dès qu’il s’agit du salut de sa vie. J’attendrai donc, dis-je, jusqu’au dernier moment, et quand mon malheur sera certain, sans remède, sans espérance, j’écrirai une lettre confidentielle à mon beau-frère, une autre lettre au préfet de police pour leur donner avis de mon dessein, et au coin de quelque bois, sur le revers de quelque fossé, au bord de quelque rivière, je me ferai sauter la cervelle, aussi vrai que je suis le fils du plus honnête homme qui ait jamais vécu en France.

Un tremblement convulsif agita les membres de Valentine ; elle lâcha la grille qu’elle tenait de ses deux mais, ses bras retombèrent à ses côtés, et deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.

Le jeune homme demeura devant elle, sombre et résolu.

— Oh ! par pitié, par pitié, dit-elle, vous vivrez, n’est-ce pas ?

— Non, sur mon honneur, dit Maximilien ; mais que vous importe à vous ? vous aurez fait votre devoir, et votre conscience vous restera.

Valentine tomba à genoux en étreignant son cœur, qui se brisait.

— Maximilien, dit-elle, Maximilien, mon ami, mon frère sur la terre, mon véritable époux au ciel, je t’en prie, fais comme moi, vis avec la souffrance : un jour peut-être nous serons réunis.

— Adieu, Valentine, répéta Morrel.

— Mon Dieu ! dit Valentine en levant ses deux mains au ciel avec une expression sublime, vous le voyez, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour rester fille soumise : j’ai prié, supplié, imploré ; il n’a écouté ni mes prières, ni mes supplications, ni mes pleurs. Eh bien ! continua-t-elle en essuyant ses larmes et en reprenant sa fermeté, eh bien ! je ne veux pas mourir de remords, j’aime mieux mourir de honte. Vous vivrez, Maximilien, et je ne serai à personne qu’à vous. À quelle heure ? à quel moment ? est-ce tout de suite ? parlez, ordonnez, je suis prête.

Morrel, qui avait de nouveau fait quelques pas pour s’éloigner, était revenu de nouveau, et pâle de joie, le cœur épanoui, tendant à travers la grille ses deux mains à Valentine.

— Valentine, dit-il, chère amie, ce n’est point ainsi qu’il faut me parler, ou sinon il faut me laisser mourir. Pourquoi donc vous devrais-je à la violence, si vous m’aimez comme je vous aime ? Me forcez-vous à vivre par humanité, voilà tout ? en ce cas j’aime mieux mourir.

— Au fait, murmura Valentine, qui est-ce qui m’aime au monde ? lui. Qui m’a consolée de toutes mes douleurs ? lui. Sur qui reposent mes espérances, sur qui s’arrête ma vue égarée, sur qui repose mon cœur saignant ? sur lui, lui, toujours lui. Eh bien ! tu as raison à ton tour ; Maximilien, je te suivrai, je quitterai la maison paternelle, tout. Ô ingrate que je suis ! s’écria Valentine en sanglotant, tout !… même mon bon grand-père que j’oubliais !

— Non, dit Maximilien, tu ne le quitteras pas. M. Noirtier a paru éprouver, dis-tu, de la sympathie pour moi : eh bien ! avant de fuir tu lui diras tout ; tu te feras une égide devant Dieu de son consentement ; puis, aussitôt mariés, il viendra avec nous : au lieu d’un enfant, il en aura deux. Tu m’as dit comment il te parlait et comment tu lui répondais ; j’apprendrai bien vite cette langue touchante des signes, va, Valentine. Oh ! je te le jure, au lieu du désespoir qui nous attend, c’est le bonheur que je te promets !

— Oh ! regarde, Maximilien, regarde quelle est ta puissance sur moi, tu me fais presque croire à ce que tu me dis, et cependant ce que tu me dis est insensé, car mon père me maudira, lui ; car je le connais, lui, le cœur inflexible, jamais il ne pardonnera. Aussi, écoutez-moi, Maximilien, si par artifice, par prière, par accident, que sais-je, moi ? si enfin par un moyen quelconque je puis retarder le mariage, vous attendrez, n’est-ce pas ?

— Oui, je le jure, comme vous me jurez, vous, que cet affreux mariage ne se fera jamais, et que, vous trainât-on devant le magistrat, devant le prêtre, vous direz non ?

— Je te le jure, Maximilien, par ce que j’ai de plus sacré au monde, par ma mère !

— Attendons alors, dit Morrel.

— Oui, attendons, reprit Valentine, qui respirait à ce mot ; il y a tant de choses qui peuvent sauver des malheureux comme nous.

— Je me fie à vous, Valentine, dit Morrel, tout ce que vous ferez sera bien fait ; seulement, si l’on passe outre à vos prières, si votre père, si madame de Saint-Méran exigent que M. d’Épinay soit appelé demain à signer le contrat…

— Alors, vous avez ma parole, Morrel.

— Au lieu de signer…

— Je viens vous rejoindre et nous fuyons ; mais d’ici là, ne tentons pas Dieu, Morrel ; ne nous voyons pas : c’est un miracle, c’est une providence que nous n’ayons pas encore été surpris ; si nous étions surpris, si l’on savait comment nous nous voyons, nous n’aurions plus aucune ressource.

— Vous avez raison, Valentine ; mais comment savoir…

— Par le notaire, M. Deschamps.

— Je le connais.

— Et par moi-même. Je vous écrirai, croyez-le donc bien. Mon Dieu ! ce mariage, Maximilien, m’est aussi odieux qu’à vous !

— Bien, bien ! merci, ma Valentine adorée, reprit Morrel. Alors tout est dit, une fois que je sais l’heure, j’accours ici, vous franchissez ce mur dans mes bras : la chose vous sera facile ; une voiture vous attendra à la porte de l’enclos, vous y montez avec moi, je vous conduis chez ma sœur ; là, inconnus si cela vous convient, faisant éclat si vous le désirez, nous aurons la conscience de notre force et de notre volonté, et nous ne nous laisserons pas égorger comme l’agneau qui ne se défend qu’avec ses soupirs.

— Soit, dit Valentine ; à votre tour je vous dirai : Maximilien, ce que vous ferez sera bien fait.

— Oh !

— Eh bien ! êtes-vous content de votre femme ? dit tristement la jeune fille.

— Ma Valentine adorée, c’est bien peu dire que dire oui.

— Dites toujours.

Valentine s’était approchée, ou plutôt avait approché ses lèvres de la grille, et ses paroles glissaient, avec son souffle parfumé, jusqu’aux lèvres de Morrel, qui collait sa bouche de l’autre côté de la froide et inexorable clôture.

— Au revoir, dit Valentine, s’arrachant à ce bonheur, au revoir.

— J’aurai une lettre de vous ?

— Oui.

— Merci, chère femme, au revoir.

Le bruit d’un baiser innocent et perdu retentit, et Valentine s’enfuit sous les tilleuls.

Morrel écouta les derniers bruits de sa robe frôlant les charmilles, de ses pieds faisant crier le sable, leva les yeux au ciel avec un ineffable sourire pour remercier le ciel de ce qu’il permettait qu’il fût aimé ainsi, et disparut à son tour.

Le jeune homme rentra chez lui et attendit pendant tout le reste de la soirée et pendant toute la journée du lendemain sans rien recevoir. Enfin, ce ne fut que le surlendemain, vers dix heures du matin, comme il allait s’acheminer vers M. Deschamps, notaire, qu’il reçut par la poste un petit billet qu’il reconnut pour être de Valentine, quoiqu’il n’eût jamais vu son écriture.

Il était conçu en ces termes :


« Larmes, supplications, prières, n’ont rien fait. Hier, pendant deux heures, j’ai été à l’église Saint-Philippe-du-Roule, et pendant deux heures j’ai prié Dieu du fond de l’âme ; Dieu est insensible comme les hommes, et la signature du contrat est fixée à ce soir, neuf heures.

« Je n’ai qu’une parole comme je n’ai qu’un cœur, Morrel, et cette parole vous est engagée : ce cœur est à vous !

« Ce soir donc, à neuf heures moins un quart, à la grille.

« Votre femme,
« Valentine de Villefort.

P. S. — « Ma pauvre grand-mère va de plus mal en plus mal ; hier, son exaltation est devenue du délire : aujourd’hui son délire est presque de la folie.

« Vous m’aimerez bien, n’est-ce pas, Morrel, pour me faire oublier que je l’aurai quittée en cet état ?

« Je crois que l’on cache à grand-papa Noirtier que la signature du contrat doit avoir lieu ce soir. »


Morrel ne se borna pas aux renseignements que lui donnait Valentine ; il alla chez le notaire, qui lui confirma la nouvelle que la signature du contrat était pour neuf heures du soir.

Puis il passa chez Monte-Cristo ; ce fut encore là qu’il en sut le plus : Franz était venu lui annoncer cette solennité ; de son côté, madame de Villefort avait écrit au comte pour le prier de l’excuser si elle ne l’invitait point ; mais la mort de M. de Saint-Méran et l’état où se trouvait sa veuve jetaient sur cette réunion un voile de tristesse dont elle ne voulait pas assombrir le front du comte, auquel elle souhaitait toute sorte de bonheur.

La veille, Franz avait été présenté à madame de Saint-Méran, qui avait quitté le lit pour cette présentation, et qui s’y était remise aussitôt.

Morrel, la chose est facile à comprendre, était dans un état d’agitation qui ne pouvait échapper à un œil aussi perçant que l’était l’œil du comte ; aussi Monte-Cristo fut-il pour lui plus affectueux que jamais ; si affectueux, que deux ou trois fois Maximilien fut sur le point de lui tout dire. Mais il se rappela la promesse formelle donnée à Valentine, et son secret resta au fond de son cœur.

Le jeune homme relut vingt fois dans la journée la lettre de Valentine. C’était la première fois qu’elle lui écrivait, et à quelle occasion ! À chaque fois qu’il relisait cette lettre, Maximilien se renouvelait à lui-même le serment de rendre Valentine heureuse. En effet, quelle autorité n’a pas la jeune fille qui prend une résolution si courageuse ; quel dévouement ne mérite-t-elle pas de la part de celui à qui elle a tout sacrifié ! Comme elle doit être réellement pour son amant le premier et le plus digne objet de son culte ! C’est à la fois la reine et la femme, et l’on n’a point assez d’une âme pour la remercier et l’aimer.

Morrel songeait avec une agitation inexprimable à ce moment où Valentine arriverait en disant :

— Me voici, Maximilien ; prenez-moi.

Il avait organisé toute cette fuite ; deux échelles avaient été cachées dans la luzerne du clos ; un cabriolet, que devait conduire Maximilien lui-même, attendait ; pas de domestique, pas de lumière ; au détour de la première rue on allumerait des lanternes, car il ne fallait point, par un surcroît de précautions, tomber entre les mains de la police.

De temps en temps des frissonnements passaient par tout le corps de Morrel ; il songeait au moment où, du faîte de ce mur, il protégerait la descente de Valentine, et où il sentirait tremblante et abandonnée dans ses bras, celle dont il n’avait jamais pressé que la main et baisé que le bout du doigt.

Mais quand vint l’après-midi, quand Morrel sentit l’heure s’approcher, il éprouva le besoin d’être seul ; son sang bouillait, les simples questions, la seule voix d’un ami l’eussent irrité ; il se renferma chez lui, essayant de lire ; mais son regard glissa sur les pages sans y rien comprendre, et il finit par jeter son livre, pour en revenir à dessiner, pour la deuxième fois, son plan, ses échelles et son clos.

Enfin l’heure s’approcha.

Jamais homme bien amoureux n’a laissé les horloges faire paisiblement leur chemin ; Morrel tourmenta si bien les siennes, qu’elles finirent par marquer huit heures et demie à six heures. Il se dit alors qu’il était temps de partir, que neuf heures était bien effectivement l’heure de la signature du contrat, mais que, selon toute probabilité, Valentine n’attendrait pas cette signature inutile ; en conséquence, Morrel, après être parti de la rue Meslay à huit heures et demie à sa pendule, entrait dans le clos comme huit heures sonnèrent à Saint-Philippe-du-Roule.

Le cheval et le cabriolet furent cachés derrière une petite masure en ruines dans laquelle Morrel avait l’habitude de se cacher.

Peu à peu le jour tomba, et les feuillages du jardin se massèrent en grosses touffes d’un noir opaque.

Alors Morrel sortit de la cachette et vint regarder, le cœur palpitant, au trou de la grille : il n’y avait encore personne.

Huit heures et demie sonnèrent.

Une demi-heure s’écoula à attendre ; Morrel se promenait de long en large ; puis, à des intervalles toujours plus rapprochés, venait appliquer son œil aux planches. Le jardin s’assombrissait de plus en plus, mais dans l’obscurité on cherchait vainement la robe blanche, dans le silence on écoutait inutilement le bruit des pas.

La maison qu’on apercevait à travers les feuillages restait sombre, et ne présentait aucun des caractères d’une maison qui s’ouvre pour un événement aussi important que l’est une signature du contrat de mariage.

Morrel consulta sa montre, qui sonna neuf heures trois quarts ; mais presque aussitôt cette même voix de l’horloge, déjà entendue deux ou trois fois, rectifia l’erreur de la montre en sonnant neuf heures et demie.

C’était déjà une demi-heure d’attente de plus que Valentine n’avait fixée elle-même : elle avait dit neuf heures, même plutôt avant qu’après.

Ce fut le moment le plus terrible pour le cœur du jeune homme, sur lequel chaque seconde tombait comme un marteau de plomb.

Le plus faible bruit du feuillage, le moindre cri du vent appelaient son oreille et faisaient monter la sueur à son front ; alors, tout frissonnant, il assujettissait son échelle, et pour ne pas perdre de temps, posait le pied sur le premier échelon.

Au milieu de ces alternatives de crainte et d’espoir, au milieu de ces dilatations et de ces serrements de cœur, dix heures sonnèrent à l’église.

— Oh ! murmura Maximilien avec terreur, il est impossible que la signature d’un contrat dure aussi longtemps, à moins d’événements imprévus ; j’ai pesé toutes les chances, calculé le temps que durent toutes les formalités, il s’est passé quelque chose.

Et alors, tantôt il se promenait avec agitation devant la grille, tantôt il revenait appuyer son front brûlant sur le fer glacé. Valentine s’était-elle évanouie après le contrat, ou Valentine avait-elle été arrêtée dans sa fuite ? C’étaient là les deux seules hypothèses où le jeune homme pouvait s’arrêter, toutes deux désespérantes.

L’idée à laquelle il s’arrêta fut qu’au milieu de sa fuite même la force avait manqué à Valentine, et qu’elle était tombée évanouie au milieu de quelque allée.

— Oh ! s’il en est ainsi, s’écria-t-il en s’élançant au haut de l’échelle, je la perdrais, et par ma faute !

Le démon qui lui avait soufflé cette pensée ne le quitta plus, et bourdonna à son oreille avec cette persistance qui fait que certains doutes, au bout d’un instant, par la force du raisonnement, deviennent des convictions. Ses yeux, qui cherchaient à percer l’obscurité croissante, croyaient sous la sombre allée apercevoir un objet gisant ; Morrel se hasarda jusqu’à appeler, et il lui sembla que le vent apportait jusqu’à lui une plainte inarticulée.

Enfin la demie avait sonné à son tour ; il était impossible de se contenir plus longtemps, tout était supposable ; les tempes de Maximilien battaient avec force, des nuages passaient devant ses yeux ; il enjamba le mur et sauta de l’autre côté.

Il était chez Villefort, il venait d’y entrer par escalade ; il songea aux suites que pouvait avoir une pareille action, mais il n’était pas venu jusque-là pour reculer.

En un instant il fut à l’extrémité de ce massif. Du point où il était parvenu on découvrait la maison.

Alors Morrel s’assura d’une chose qu’il avait déjà soupçonnée en essayant de glisser son regard à travers les arbres : c’est qu’au lieu des lumières qu’il pensait voir briller à chaque fenêtre, ainsi qu’il est naturel aux jours de cérémonie, il ne vit rien que la masse grise et voilée encore par un grand rideau d’ombre que projetait un nuage immense répandu sur la lune.

Une lumière courait de temps en temps comme éperdue, et passait devant trois fenêtres du premier étage. Ces trois fenêtres étaient celles de l’appartement de madame de Saint-Méran.

Une autre lumière restait immobile derrière des rideaux rouges. Ces rideaux étaient ceux de la chambre à coucher de madame de Villefort.

Morrel devina tout cela. Tant de fois, pour suivre Valentine en pensée à toute heure du jour, tant de fois, disons-nous, il s’était fait faire le plan de cette maison, que, sans l’avoir vue, il la connaissait.

Le jeune homme fut encore plus épouvanté de cette obscurité et de ce silence qu’il ne l’avait été de l’absence de Valentine.

Éperdu, fou de douleur, décidé à tout braver pour revoir Valentine et s’assurer du malheur qu’il pressentait, quel qu’il fût, Morrel gagna la lisière du massif, et s’apprêtait à traverser le plus rapidement possible le parterre, complètement découvert, quand un son de voix encore assez éloigné, mais que le vent lui apportait, parvint jusqu’à lui.

À ce bruit il fit un pas en arrière ; déjà à moitié sorti du feuillage, il s’y enfonça complètement et demeura immobile et muet, enfoui dans son obscurité.

Sa résolution était prise : si c’était Valentine seule, il l’avertirait par un mot au passage ; si Valentine était accompagnée, il la verrait au moins et s’assurerait qu’il ne lui était arrivé aucun malheur ; si c’étaient des étrangers, il saisirait quelques mots de leur conversation et arriverait à comprendre ce mystère incompréhensible jusque-là.

La lune alors sortit du nuage qui la cachait, et, sur la porte du perron, Morrel vit apparaître Villefort, suivi d’un homme vêtu de noir. Ils descendirent les marches et s’avancèrent vers le massif. Ils n’avaient pas fait quatre pas que, dans cet homme vêtu de noir, Morrel avait reconnu le docteur d’Avrigny.

Le jeune homme, en les voyant venir à lui, recula machinalement devant eux jusqu’à ce qu’il rencontrât le tronc d’un sycomore qui faisait le centre d’un massif ; là il fut forcé de s’arrêter.

Bientôt le sable cessa de crier sous les pas des deux promeneurs.

— Ah ! cher docteur, dit le procureur du roi, voici le ciel qui se déclare décidément contre notre maison. Quelle horrible mort ! quel coup de foudre ! N’essayez pas de me consoler ; hélas ! la plaie est trop vive et trop profonde ! Morte ! morte !

Une sueur froide glaça le front du jeune homme et fit claquer ses dents. Qui donc était mort dans cette maison que Villefort lui-même disait maudite ?

— Mon cher monsieur de Villefort, répondit le médecin avec un accent qui redoubla la terreur du jeune homme, je ne vous ai point amené ici pour vous consoler, tout au contraire.

— Que voulez-vous dire ? demanda le procureur du roi, effrayé.

— Je veux dire que, derrière le malheur qui vient de vous arriver, il en est un autre plus grand encore peut-être.

— Oh ! mon Dieu ! murmura Villefort en joignant les mains, qu’allez-vous me dire encore ?

— Sommes-nous bien seuls, mon ami ?

— Oh ! oui, bien seuls. Mais que signifient toutes ces précautions ?

— Elles signifient que j’ai une confidence terrible à vous faire, dit le docteur : asseyons-nous.

Villefort tomba plutôt qu’il ne s’assit sur un banc. Le docteur resta debout devant lui, une main posée sur son épaule. Morrel, glacé d’effroi, tenait d’une main son front, de l’autre comprimait son cœur, dont il craignait qu’on entendît les battements.

— Morte, morte ! répétait-il dans sa pensée avec la voix de son cœur.

Et lui-même se sentait mourir.

— Parlez, docteur, j’écoute, dit Villefort ; frappez, je suis préparé à tout.

— Madame de Saint-Méran était bien âgée sans doute, mais elle jouissait d’une santé excellente.

Morrel respira pour la première fois depuis dix minutes.

— Le chagrin l’a tuée, dit Villefort ; oui, le chagrin, docteur ! Cette habitude de vivre depuis quarante ans près du marquis !…

— Ce n’est pas le chagrin, mon cher Villefort, dit le docteur. Le chagrin peut tuer, quoique les cas soient rares, mais il ne tue pas en un jour, mais il ne tue pas en une heure, mais il ne tue pas en dix minutes.

Villefort ne répondit rien ; seulement il leva la tête qu’il avait tenue baissée jusque-là, et regarda le docteur avec des yeux effarés.

— Vous êtes resté là pendant l’agonie ? demanda M. d’Avrigny.

— Sans doute, répondit le procureur du roi ; vous m’avez dit tout bas de ne pas m’éloigner.

— Avez-vous remarqué les symptômes du mal auquel madame de Saint-Méran a succombé ?

— Certainement ; madame de Saint-Méran a eu trois attaques successives à quelques minutes les unes des autres, et à chaque fois plus rapprochées et plus graves. Lorsque vous êtes arrivé, déjà depuis quelques minutes madame de Saint-Méran était haletante ; elle eut alors une crise que je pris pour une simple attaque de nerfs ; mais je ne commençai à m’effrayer réellement que lorsque je la vis se soulever sur son lit, les membres et le cou tendus. Alors, à votre visage, je compris que la chose était plus grave que je ne le croyais. La crise passée, je cherchai vos yeux mais je ne les rencontrai pas. Vous teniez le pouls, vous en comptiez les battements, et la seconde crise parut, que vous ne vous étiez pas encore retourné de mon côté. Cette seconde crise fut plus terrible que la première : les mêmes mouvements nerveux se reproduisirent, et la bouche se contracta et devint violette.

À la troisième elle expira.

Déjà, depuis la fin de la première, j’avais reconnu le tétanos ; vous me confirmâtes dans cette opinion.

— Oui, devant tout le monde, reprit le docteur ; mais maintenant nous sommes seuls.

— Qu’allez-vous me dire, mon Dieu ?

— Que les symptômes du tétanos et de l’empoisonnement par les matières végétales sont absolument les mêmes.

M. de Villefort se dressa sur ses pieds ; puis, après un instant d’immobilité et de silence, il retomba sur son banc.

— Oh ! mon Dieu ! docteur, dit-il, songez-vous bien à ce que vous me dites là ?

Morrel ne savait pas s’il faisait un rêve ou s’il veillait.

— Écoutez, dit le docteur, je connais l’importance de ma déclaration et le caractère de l’homme à qui je la fais.

— Est-ce au magistrat ou à l’ami que vous parlez ? demanda Villefort.

— À l’ami, à l’ami seul en ce moment ; les rapports entre les symptômes du tétanos et les symptômes de l’empoisonnement par les substances végétales sont tellement identiques, que s’il me fallait signer ce que je dis là, je vous déclare que j’hésiterais. Aussi, je vous le répète, ce n’est point au magistrat que je m’adresse, c’est à l’ami. Eh bien ! à l’ami, je dis : pendant les trois quarts d’heure qu’elle a duré, j’ai étudié l’agonie, les convulsions, la mort de madame de Saint-Méran ; eh bien ! dans ma conviction, non seulement madame de Saint-Méran est morte empoisonnée, mais encore je dirais, oui, je dirais quel poison l’a tuée.

— Monsieur ! monsieur !

— Tout y est, voyez-vous : somnolence interrompue par des crises nerveuses, surexcitation du cerveau, torpeur des centres. Madame de Saint-Méran a succombé à une dose violente de brucine ou de strychnine, que par hasard sans doute, que par erreur peut-être, on lui a administrée.

Villefort saisit la main du docteur.

— Oh ! c’est impossible ! dit-il, je rêve, mon Dieu ! je rêve ! C’est effroyable d’entendre dire des choses pareilles à un homme comme vous ! Au nom du ciel, je vous en supplie, cher docteur, dites-moi que vous pouvez vous tromper !

— Sans doute, je le puis, mais…

— Mais ?…

— Mais, je ne le crois pas.

— Docteur, prenez pitié de moi ; depuis quelques jours il m’arrive tant de choses inouïes, que je crois à la possibilité de devenir fou.

— Un autre que moi a-t-il vu madame de Saint-Méran ?

— Personne.

— A-t-on envoyé chez le pharmacien quelque ordonnance qu’on ne m’ait pas soumise ?

— Aucune.

— Madame de Saint-Méran avait-elle des ennemis ?

— Je ne lui en connais pas.

— Quelqu’un avait-il intérêt à sa mort ?

— Mais non, mon Dieu ! mais non ; ma fille est la seule héritière, Valentine seule… Oh ! si une pareille pensée me pouvait venir, je me poignarderais pour punir mon cœur d’avoir pu un seul instant abriter une pareille pensée.

— Oh ! s’écria à son tour M. d’Avrigny, cher ami, à Dieu ne plaise que j’accuse quelqu’un, je ne parle que d’un accident, comprenez-vous bien, d’une erreur. Mais accident ou erreur, le fait est là qui parle tout bas à ma conscience, et qui veut que ma conscience vous parle tout haut. Informez-vous.

— À qui ? comment ? de quoi ?

— Voyons : Barrois, le vieux domestique, ne se serait-il pas trompé, et n’aurait-il pas donné à madame de Saint-Méran quelque potion préparée pour son maître ?

— Pour mon père ?

— Oui.

— Mais comment une potion préparée pour M. Noirtier peut-elle empoisonner madame de Saint-Méran ?

— Rien de plus simple : vous savez que dans certaines maladies les poisons deviennent un remède ; la paralysie est une de ces maladies-là. À peu près depuis trois mois, par exemple, après avoir tout employé pour rendre le mouvement et la parole à M. Noirtier, je me suis décidé à tenter un dernier moyen ; depuis trois mois, dis-je, je le traite par la brucine ; ainsi, dans la dernière potion que j’ai commandée pour lui, il en entrait six centigrammes ; six centigrammes, sans action sur les organes paralysés de M. Noirtier, et auxquels d’ailleurs il s’est accoutumé par des doses successives, six centigrammes suffisent pour tuer toute autre personne que lui.

— Mon cher docteur, il n’y a aucune communication entre l’appartement de M. Noirtier et celui de madame de Saint-Méran, et jamais Barrois n’entrait chez ma belle-mère. Enfin, vous le dirai-je, docteur, quoique je vous sache l’homme le plus habile et surtout le plus consciencieux du monde, quoiqu’en toute circonstance votre parole soit pour moi un flambeau qui me guide à l’égal de la lumière du soleil, eh bien, docteur, eh bien ! j’ai besoin, malgré cette conviction, de m’appuyer sur cet axiome, errare humanum est.

— Écoutez, Villefort, dit le docteur, existe-t-il un de mes confrères en qui vous ayez autant de confiance qu’en moi ?

— Pourquoi cela, dites ? où voulez-vous en venir ?

— Appelez-le, je lui dirai ce que j’ai vu, ce que j’ai remarqué, nous ferons l’autopsie.

— Et vous trouverez des traces du poison ?

— Non, pas du poison, je n’ai pas dit cela, mais nous constaterons l’exaspération du système nerveux, nous reconnaîtrons l’asphyxie patente, incontestable, et nous vous dirons : Cher Villefort, si c’est par négligence que la chose est arrivée, veillez sur vos serviteurs ; si c’est par haine, veillez sur vos ennemis.

— Oh ! mon Dieu ! que me proposez-vous là, d’Avrigny ? répondit Villefort abattu ; du moment où il y aura un autre que vous dans le secret, une enquête deviendra nécessaire, et une enquête chez moi impossible ! Pourtant, continua le procureur du roi en se reprenant et en regardant le médecin avec inquiétude, pourtant si vous le voulez, si vous l’exigez absolument, je le ferai. En effet, peut-être dois-je donner suite à cette affaire ; mon caractère me le commande. Mais, docteur, vous me voyez d’avance pénétré de tristesse ; introduire dans ma maison tant de scandale après tant de douleur ! Oh ! ma femme et ma fille en mourront ; et moi, moi, docteur, vous le savez, un homme n’en arrive pas où j’en suis, un homme n’a pas été procureur du roi vingt-cinq ans sans s’être amassé bon nombre d’ennemis ; les miens sont nombreux. Cette affaire ébruitée sera pour eux un triomphe qui les fera tressaillir de joie, et moi me couvrira de honte. Docteur, pardonnez-moi ces idées mondaines. Si vous étiez un prêtre, je n’oserais vous dire cela ; mais vous êtes un homme, mais vous connaissez les autres hommes ; docteur, docteur, vous ne m’avez rien dit, n’est-ce pas ?

— Mon cher monsieur de Villefort, répondit le docteur ébranlé, mon premier devoir est l’humanité. J’eusse sauvé madame de Saint-Méran si la science eût eu le pouvoir de le faire, mais elle est morte, je me dois aux vivants. Ensevelissons au plus profond de nos cœurs ce terrible secret. Je permettrai, si les yeux de quelques-uns s’ouvrent là-dessus, qu’on impute à mon ignorance le silence que j’aurai gardé. Cependant, monsieur, cherchez toujours, cherchez activement, car peut-être cela ne s’arrêtera-t-il point là… Et quand vous aurez trouvé le coupable, si vous le trouvez, c’est moi qui vous dirai : Vous êtes magistrat, faites ce que vous voudrez !

— Oh ! merci, merci, docteur ! dit Villefort avec une joie indicible, je n’ai jamais eu de meilleur ami que vous.

Et comme s’il eût craint que le docteur d’Avrigny ne revînt sur cette concession, il se leva et entraîna le docteur du côté de la maison.

Ils s’éloignèrent.

Morrel, comme s’il eût eu besoin de respirer, sortit sa tête du taillis, et la lune éclaira ce visage si pâle qu’on eût pu le prendre pour un fantôme.

— Dieu me protège d’une manifeste mais terrible façon, dit-il. Mais Valentine, Valentine ! pauvre amie ! résistera-t-elle à tant de douleurs ?

En disant ces mots, il regardait alternativement la fenêtre aux rideaux rouges et les trois fenêtres aux rideaux blancs.

La lumière avait presque complètement disparu de la fenêtre aux rideaux rouges. Sans doute madame de Villefort venait d’éteindre sa lampe, et la veilleuse seule envoyait son reflet aux vitres.

À l’extrémité du bâtiment, au contraire, il vit s’ouvrir une des trois fenêtres aux rideaux blancs. Une bougie placée sur la cheminée jeta au dehors quelques rayons de sa pâle lumière, et une ombre vint un instant s’accouder au balcon.

Morrel frissonna ; il lui semblait avoir entendu un sanglot.

Il n’était pas étonnant que cette âme ordinairement si courageuse et si forte, maintenant troublée et exaltée par les deux plus fortes des passions humaines, l’amour et la peur, se fût affaiblie au point de subir des hallucinations superstitieuses.

Quoiqu’il fût impossible, caché comme il l’était, que l’œil de Valentine le distinguât, il crut se voir appeler par l’ombre de la fenêtre ; son esprit troublé le lui disait, son cœur ardent le lui répétait. Cette double erreur devenait une réalité irrésistible, et, par un de ces incompréhensibles élans de jeunesse, il bondit hors de sa cachette, et en deux enjambées, au risque d’être vu, au risque d’effrayer Valentine, au risque de donner l’éveil par quelque cri involontaire échappé à la jeune fille, il franchit ce parterre que la lune faisait large et blanc comme un lac, et, gagnant la rangée de caisses d’orangers qui s’étendait devant la maison, il atteignit les marches du perron, qu’il monta rapidement, et poussa la porte, qui s’ouvrit sans résistance devant lui.

Valentine ne l’avait pas vu ; ses yeux levés au ciel suivaient un nuage d’argent glissant sur l’azur, et dont la forme était celle d’une ombre qui monte au ciel ; son esprit poétique et exalté lui disait que c’était l’âme de sa grand-mère.

Cependant, Morrel avait traversé l’antichambre et trouvé la rampe de l’escalier ; des tapis étendus sur les marches assourdissaient son pas : d’ailleurs Morrel en était arrivé à ce point d’exaltation que la présence de M. de Villefort lui-même ne l’eût pas effrayé. Si M. de Villefort se fût présenté à sa vue, sa résolution était prise : il s’approchait de lui et lui avouait tout, en le priant d’excuser et d’approuver cet amour qui l’unissait à sa fille, et sa fille à lui ; Morrel était fou.

Par bonheur il ne vit personne.

Ce fut alors surtout que cette connaissance qu’il avait prise par Valentine du plan intérieur de la maison lui servit ; il arriva sans accident au haut de l’escalier, et comme, arrivé là, il s’orientait, un sanglot dont il reconnut l’expression lui indiqua le chemin qu’il avait à suivre ; il se retourna ; une porte entre-bâillée laissait arriver à lui le reflet d’une lumière et le son de la voix gémissante. Il poussa cette porte et entra.

Au fond d’une alcôve, sous le drap blanc qui recouvrait sa tête et dessinait sa forme, gisait la morte, plus effrayante encore aux yeux de Morrel depuis la révélation du secret dont le hasard l’avait fait possesseur.

À côté du lit, à genoux, la tête ensevelie dans les coussins d’une large bergère, Valentine, frissonnante et secouée par les sanglots, étendait au-dessus de sa tête qu’on ne voyait pas, ses deux mains jointes et roidies.

Elle avait quitté la fenêtre restée ouverte, et priait tout haut avec des accents qui eussent touché le cœur le plus insensible ; la parole s’échappait de ses lèvres, rapide, incohérente, inintelligible, tant la douleur serrait sa gorge de ses brûlantes étreintes.

La lune, glissant à travers l’ouverture des persiennes, faisait pâlir la lueur de la bougie, et azurait de ses teintes funèbres, ce tableau de désolation.

Morrel ne put résister à ce spectacle ; il n’était pas d’une piété exemplaire, il n’était pas facile à impressionner, mais Valentine souffrant, pleurant, se tordant les bras à sa vue, c’était plus qu’il n’en pouvait supporter en silence. Il poussa un soupir, murmura un nom, et la tête noyée dans les pleurs et marbrée sur le velours du fauteuil, une tête de Madeleine du Corrége, se releva et demeura tournée vers lui.

Valentine le vit et ne témoigna point d’étonnement. Il n’y a plus d’émotions intermédiaires dans un cœur gonflé par un désespoir suprême.

Morrel tendit la main à son amie. Valentine, pour tout excuse de ce qu’elle n’avait point été le trouver, lui montra le cadavre gisant sous le drap funèbre, et recommença à sangloter.

Ni l’un ni l’autre n’osaient parler dans cette chambre. Chacun hésitait à rompre ce silence que semblait commander la Mort debout dans quelque coin et le doigt sur les lèvres.

Enfin Valentine osa la première.

— Ami, dit-elle, comment êtes-vous ici ? Hélas ! je vous dirais : soyez le bienvenu, si ce n’était pas la Mort qui vous eût ouvert la porte de cette maison.

— Valentine, dit Morrel d’une voix tremblante et les mains jointes, j’étais là depuis huit heures et demie ; je ne vous voyais point venir, l’inquiétude m’a pris, j’ai sauté par-dessus le mur, j’ai pénétré dans le jardin ; alors des voix qui s’entretenaient du fatal accident…

— Quelles voix ? dit Valentine.

Morrel frémit, car toute la conversation du docteur et de M. de Villefort lui revint à l’esprit, et, à travers le drap, il croyait voir ces bras tordus, ce cou roidi, ces lèvres violettes.

— Les voix de vos domestiques, dit-il, m’ont tout appris.

— Mais venir jusqu’ici, c’est nous perdre, mon ami, dit Valentine, sans effroi et sans colère.

— Pardonnez-moi, répondit Morrel du même ton, je vais me retirer.

— Non, dit Valentine, on vous rencontrerait, restez.

— Mais si l’on venait ?

La jeune fille secoua la tête.

— Personne ne viendra, dit-elle, soyez tranquille, voilà notre sauvegarde.

Et elle montra la forme du cadavre moulée par le drap.

— Mais qu’est-il arrivé à M. d’Épinay ? dites-moi, je vous en supplie, reprit Morrel.

— M. Franz est arrivé pour signer le contrat au moment où ma bonne grand-mère rendait le dernier soupir.

— Hélas ! dit Morrel avec un sentiment de joie égoïste, car il songeait en lui-même que cette mort retardait indéfiniment le mariage de Valentine.

— Mais ce qui redouble ma douleur, continua la jeune fille, comme si ce sentiment eût dû recevoir à l’instant même sa punition, c’est que cette pauvre chère aïeule, en mourant, a ordonné qu’on terminât le mariage le plus tôt possible ; elle aussi, mon Dieu ! en croyant me protéger, elle aussi agissait contre moi.

— Écoutez ! dit Morrel.

Les deux jeunes gens firent silence.

On entendit la porte qui s’ouvrit, et des pas firent craquer le parquet du corridor et les marches de l’escalier.

— C’est mon père qui sort de son cabinet, dit Valentine.

— Et qui reconduit le docteur, ajouta Morrel.

— Comment savez-vous que c’est le docteur ? demanda Valentine étonnée.

— Je le présume, dit Morrel.

Valentine regarda le jeune homme.

Cependant, on entendit la porte de la rue se fermer. M. de Villefort alla donner en outre un tour de clef à celle du jardin, puis il remonta l’escalier.

Arrivé dans l’antichambre, il s’arrêta un instant, comme s’il hésitait s’il devait entrer chez lui ou dans la chambre de madame de Saint-Méran. Morrel se jeta derrière une portière. Valentine ne fit pas un mouvement ; on eût dit qu’une suprême douleur la plaçait au-dessus des craintes ordinaires.

M. de Villefort rentra chez lui.

— Maintenant, dit Valentine, vous ne pouvez plus sortir ni par la porte du jardin, ni par celle de la rue.

Morrel regarda la jeune fille avec étonnement.

— Maintenant, dit-elle, il n’y a plus qu’une issue permise et sûre, c’est celle de l’appartement de mon grand-père.

Elle se leva.

— Venez, dit-elle.

— Où cela ? demanda Maximilien.

— Chez mon grand-père.

— Moi, chez M. Noirtier !

— Oui.

— Y songez-vous, Valentine ?

— J’y songe, et depuis longtemps. Je n’ai plus que cet ami au monde, et nous avons tous deux besoin de lui… Venez.

— Prenez garde, Valentine, dit Morrel, hésitant à faire ce que lui ordonnait la jeune fille ; prenez garde, le bandeau est tombé de mes yeux : en venant ici, j’ai accompli un acte de démence. Avez-vous bien vous-même toute votre raison, chère amie ?

— Oui, dit Valentine, et je n’ai qu’un scrupule au monde, c’est de laisser seuls les restes de ma pauvre grand-mère, que je me suis chargée de garder.

— Valentine, dit Morrel, la mort est sacrée par elle-même.

— Oui, répondit la jeune fille ; d’ailleurs ce sera court, venez.

Valentine traversa le corridor et descendit un petit escalier qui conduisait chez Noirtier. Morrel la suivait sur la pointe du pied. Arrivés sur le palier de l’appartement, ils trouvèrent le vieux domestique.

— Barrois, dit Valentine, fermez la porte et ne laissez entrer personne.

Elle passa la première.

Noirtier, encore dans son fauteuil, attentif au moindre bruit, instruit par son vieux serviteur de tout ce qui se passait, fixait des regards avides sur l’entrée de la chambre ; il vit Valentine, et son œil brilla.

Il y avait dans la démarche et dans l’attitude de la jeune fille quelque chose de grave et de solennel qui frappa le vieillard. Aussi, de brillant qu’il était, son œil devint-il interrogateur.

— Cher père, dit-elle d’une voix brève, écoute-moi bien : tu sais que bonne-maman Saint-Méran est morte il y a une heure, et que maintenant, excepté toi, je n’ai plus personne qui m’aime au monde ?

Une expression de tendresse infinie passa dans les yeux du vieillard.

— C’est donc à toi seul, n’est-ce pas, que je dois confier mes chagrins ou mes espérances ?

Le paralytique fit signe que oui.

Valentine prit Maximilien par la main.

— Alors, lui dit-elle, regarde bien monsieur.

Le vieillard fixa son œil scrutateur et légèrement étonné sur Morrel.

— C’est M. Maximilien Morrel, dit-elle, le fils de cet honnête négociant de Marseille dont tu as sans doute entendu parler ?

— Oui, fit le vieillard.

— C’est un nom irréprochable, que Maximilien est en train de rendre glorieux, car, à trente ans, il est capitaine de spahis, officier de la Légion d’honneur.

Le vieillard fit signe qu’il se le rappelait.

— Eh bien, bon papa, dit Valentine en se mettant à deux genoux devant le vieillard et en montrant Maximilien d’une main, je l’aime et ne serai qu’à lui ! Si l’on me force d’en épouser un autre, je me laisserai mourir ou je me tuerai.

Les yeux du paralytique exprimaient tout un monde de pensées tumultueuses.

— Tu aimes M. Maximilien Morrel, n’est-ce pas, bon-papa ? demanda la jeune fille.

— Oui, fit le vieillard immobile.

— Et tu peux bien nous protéger, nous qui sommes aussi tes enfants, contre la volonté de mon père ?

Noirtier attacha son regard intelligent sur Morrel, comme pour lui dire :

— C’est selon.

Maximilien comprit.

— Mademoiselle, dit-il, vous avez un devoir sacré à remplir dans la chambre de votre aïeule ; voulez-vous me permettre d’avoir l’honneur de causer un instant avec M. Noirtier ?

— Oui, oui, c’est cela, fit l’œil du vieillard.

Puis il regarda Valentine avec inquiétude.

— Comment il fera pour te comprendre, veux-tu dire, bon père ?

— Oui.

— Oh ! sois tranquille ; nous avons si souvent parlé de toi, qu’il sait bien comment je te parle.

Puis, se tournant vers Maximilien avec un adorable sourire, quoique ce sourire fût voilé par une profonde tristesse :

— Il sait tout ce que je sais, dit-elle.

Valentine se releva, approcha un siège pour Morrel, recommanda à Barrois de ne laisser entrer personne ; et après avoir embrassé tendrement son grand-père et dit adieu tristement à Morrel, elle partit.

Alors Morrel, pour prouver à Noirtier qu’il avait la confiance de Valentine et connaissait tous leurs secrets, prit le dictionnaire, la plume et le papier, et plaça le tout sur une table où il y avait une lampe.

— Mais d’abord, dit Morrel, permettez-moi, monsieur, de vous raconter qui je suis, comment j’aime mademoiselle Valentine, et quels sont mes desseins à son égard.

— J’écoute, fit Noirtier.

C’était un spectacle assez imposant que ce vieillard, inutile fardeau en apparence, et qui était devenu le seul protecteur, le seul appui, le seul juge de deux amants jeunes, beaux, forts, et entrant dans la vie.

Sa figure, empreinte d’une noblesse et d’une austérité remarquables, imposait à Morrel, qui commença son récit en tremblant.

Il raconta alors comment il avait connu, comment il avait aimé Valentine, et comment Valentine, dans son isolement et son malheur, avait accueilli l’offre de son dévouement. Il lui dit quelle était sa naissance, sa position, sa fortune ; et plus d’une fois, lorsqu’il interrogea le regard du paralytique, ce regard lui répondit :

— C’est bien, continuez.

— Maintenant, dit Morrel quand il eut fini cette première partie de son récit, maintenant que je vous ai dit, monsieur, mon amour et mes espérances, dois-je vous dire nos projets ?

— Oui, fit le vieillard.

— Eh bien ! voilà ce que nous avions résolu.

Et alors il raconta tout à Noirtier : comment un cabriolet attendait dans l’enclos, comment il comptait enlever Valentine, la conduire chez sa sœur, l’épouser, et dans une respectueuse attente espérer le pardon de M. de Villefort.

— Non, dit Noirtier.

— Non ? reprit Morrel, ce n’est pas ainsi qu’il faut faire ?

— Non.

— Ainsi ce projet n’a point votre assentiment ?

— Non.

— Eh bien ! il y a un autre moyen, dit Morrel.

Le regard interrogateur du vieillard demanda : lequel ?

— J’irai, continua Maximilien, j’irai trouver M. Franz d’Épinay, je suis heureux de pouvoir vous dire cela en l’absence de mademoiselle de Villefort, et je me conduirai avec lui de manière à le forcer d’être un galant homme.

Le regard de Noirtier continua d’interroger.

— Ce que je ferai ?

— Oui.

— Le voici. Je l’irai trouver, comme je vous le disais ; je lui raconterai les liens qui m’unissent à mademoiselle Valentine ; si c’est un homme délicat, il prouvera sa délicatesse en renonçant de lui-même à la main de sa fiancée, et mon amitié et mon dévouement lui sont de cette heure acquis jusqu’à la mort ; s’il refuse, soit que l’intérêt le pousse, soit qu’un ridicule orgueil le fasse persister, après lui avoir prouvé qu’il contraindrait ma femme, que Valentine m’aime et ne peut aimer un autre que moi, je me battrai avec lui, en lui donnant tous les avantages, et je le tuerai ou il me tuera ; si je le tue, il n’épousera pas Valentine ; s’il me tue, je serai bien sûr que Valentine ne l’épousera pas.

Noirtier considérait avec un plaisir indicible cette noble et sincère physionomie sur laquelle se peignaient tous les sentiments que sa langue exprimait, en y ajoutant par l’expression d’un beau visage tout ce que la couleur ajoute à un dessin solide et vrai.

Cependant, lorsque Morrel eut fini de parler, Noirtier ferma les yeux à plusieurs reprises, ce qui était, on le sait, sa manière de dire non.

— Non ? dit Morrel. Ainsi vous désapprouvez ce second projet, comme vous avez déjà désapprouvé le premier ?

— Oui, je le désapprouve, fit le vieillard.

— Mais que faire alors, monsieur ? demanda Morrel. Les dernières paroles de madame de Saint-Méran ont été pour que le mariage de sa petite-fille ne se fît point attendre : dois-je laisser les choses s’accomplir ?

Noirtier resta immobile.

— Oui, je comprends, dit Morrel, je dois attendre.

— Oui.

— Mais tout délai nous perdra, monsieur, reprit le jeune homme. Seule, Valentine est sans force, et on la contraindra comme un enfant. Entré ici miraculeusement pour savoir ce qui s’y passe, admis miraculeusement devant vous, je ne puis raisonnablement espérer que ces bonnes chances se renouvellent. Croyez-moi, il n’y a que l’un ou l’autre des deux partis que je vous propose, pardonnez cette vanité à ma jeunesse, qui soit le bon ; dites-moi celui des deux que vous préférez : autorisez-vous mademoiselle Valentine à se confier à mon honneur ?

— Non.

— Préférez-vous que j’aille trouver M. d’Épinay ?

— Non.

— Mais, mon Dieu ! de qui nous viendra le secours que nous attendons du ciel ?

Le vieillard sourit des yeux comme il avait l’habitude de sourire quand on lui parlait du ciel. Il était toujours resté un peu d’athéisme dans les idées du vieux jacobin.

— Du hasard ? reprit Morrel.

— Non.

— De vous ?

— Oui.

— De vous ?

— Oui, répéta le vieillard.

— Vous comprenez bien ce que je vous demande, monsieur ? Excusez mon insistance, car ma vie est dans votre réponse : notre salut nous viendra de vous ?

— Oui.

— Vous en êtes sûr ?

— Oui.

— Vous en répondez ?

— Oui.

Et il y avait dans le regard qui donnait cette affirmation une telle fermeté, qu’il n’y avait pas moyen de douter de la volonté, sinon de la puissance.

— Oh ! merci, monsieur, merci cent fois ! Mais comment, à moins qu’un miracle du Seigneur ne vous rende la parole, le geste, le mouvement, comment pourrez-vous, vous, enchaîné dans ce fauteuil, vous, muet et immobile, comment pourrez-vous vous opposer à ce mariage ?

Un sourire éclaira le visage du vieillard, sourire étrange que celui des yeux sur un visage immobile.

— Ainsi, je dois attendre ? demanda le jeune homme.

— Oui.

— Mais le contrat ?

Le même sourire reparut.

— Voulez vous donc me dire qu’il ne sera pas signé ?

— Oui, dit Noirtier.

— Ainsi le contrat ne sera pas même signé ! s’écria Morrel. Oh ! pardonnez, monsieur ! à l’annonce d’un grand bonheur, il est bien permis de douter ; le contrat ne sera pas signé ?

— Non, dit le paralytique.

Malgré cette assurance, Morrel hésitait à croire. Cette promesse d’un vieillard impotent était si étrange, qu’au lieu de venir d’une force de volonté, elle pouvait émaner d’un affaiblissement des organes ; n’est-il pas naturel que l’insensé qui ignore sa folie prétende réaliser des choses au-dessus de sa puissance ? Le faible parle des fardeaux qu’il soulève, le timide des géants qu’il affronte, le pauvre des trésors qu’il manie, le plus humble paysan, au compte de son orgueil, s’appelle Jupiter.

Soit que Noirtier eût compris l’indécision du jeune homme ; soit qu’il n’ajoutât pas complètement foi à la docilité qu’il avait montrée, il le regarda fixement.

— Que voulez-vous, monsieur ? demanda Morrel, que je vous renouvelle ma promesse de ne rien faire ?

Le regard de Noirtier demeura fixe et ferme, comme pour dire qu’une promesse ne lui suffisait pas ; puis il passa du visage à la main.

— Voulez-vous que je jure, monsieur ? demanda Maximilien.

— Oui, fit le paralytique avec la même solennité, je le veux.

Morrel comprit que le vieillard attachait une grande importance à ce serment.

Il étendit la main.

— Sur mon honneur, dit-il, je vous jure d’attendre ce que vous aurez décidé pour agir contre M. d’Épinay.

— Bien, fit des yeux le vieillard.

— Maintenant, monsieur, demanda Morrel, ordonnez-vous que je me retire ?

— Oui.

— Sans revoir mademoiselle Valentine ?

— Oui.

Morrel fit signe qu’il était prêt à obéir.

— Maintenant, continua Morrel, permettez-vous, monsieur, que votre fils vous embrasse comme l’a fait tout à l’heure votre fille ?

Il n’y avait pas à se tromper dans l’expression des yeux de Noirtier.

Le jeune homme posa sur le front du vieillard ses lèvres au même endroit où la jeune fille avait posé les siennes.

Puis il salua une seconde fois le vieillard et sortit.

Sur le carré il trouva le vieux serviteur, prévenu par Valentine ; celui-ci attendait Morrel, et le guida par les détours d’un corridor sombre qui conduisait à une petite porte donnant sur le jardin.

Arrivé là, Morrel gagna la grille ; par la charmille, il fut en un instant au haut du mur ; et par son échelle, en une seconde, il fut dans l’enclos à la luzerne, où son cabriolet l’attendait toujours.

Il y remonta, et brisé par tant d’émotions, mais le cœur plus libre, il rentra vers minuit rue Meslay, se jeta sur son lit et dormit comme s’il eût été plongé dans une profonde ivresse.



XVII

LE CAVEAU DE LA FAMILLE VILLEFORT.

À deux jours de là, une foule considérable se trouvait rassemblée, vers dix heures du matin, à la porte de M. de Villefort, et l’on avait vu s’avancer une longue file de voitures de deuil et de voitures particulières tout le long du faubourg Saint-Honoré et de la rue de la Pépinière.

Parmi ces voitures, il y en avait une d’une forme singulière, et qui paraissait avoir fait un long voyage. C’était une espèce de fourgon peint en noir, et qui un des premiers s’était trouvé au funèbre rendez-vous.

Alors on s’était informé, et l’on avait appris que, par une coïncidence étrange, cette voiture renfermait le corps de M. le marquis de Saint-Méran, et que ceux qui étaient venus pour un seul convoi suivraient deux cadavres.

Le nombre de ceux-là était grand ; M. le marquis de Saint-Méran, l’un des dignitaires les plus zélés et les plus fidèles du roi Louis XVIII et du roi Charles X, avait conservé grand nombre d’amis qui, joints aux personnes que les convenances sociales mettaient en relation avec Villefort, formaient une troupe considérable.

On fit prévenir aussitôt les autorités, et l’on obtint que les deux convois se feraient en même temps. Une seconde voiture, parée avec la même pompe mortuaire, fut amenée devant la porte de M. de Villefort, et le cercueil transporté du fourgon de poste sur le carrosse funèbre.

Les deux corps devaient être inhumés dans le cimetière du Père-Lachaise, où depuis longtemps M. de Villefort avait fait élever le caveau destiné à la sépulture de toute sa famille.

Dans ce caveau avait déjà été déposé le corps de la pauvre Renée, que son père et sa mère venaient rejoindre après dix années de séparation.

Paris, toujours curieux, toujours ému des pompes funéraires, vit avec un religieux silence passer le cortège splendide qui accompagnait à leur dernière demeure deux des noms de cette vieille aristocratie, les plus célèbres pour l’esprit traditionnel, pour la sûreté du commerce et le dévouement obstiné aux principes.

Dans la même voiture de deuil, Beauchamp, Albert et Château-Renaud s’entretenaient de cette mort presque subite.

— J’ai vu madame de Saint-Méran l’an dernier encore à Marseille, disait Château-Renaud, je revenais d’Algérie ; c’était une femme destinée à vivre cent ans, grâce à sa santé parfaite, à son esprit toujours présent et à son activité toujours prodigieuse. Quel âge avait-elle ?

— Soixante-six ans, répondit Albert, du moins à ce que Franz m’a assuré. Mais ce n’est point l’âge qui l’a tuée, c’est le chagrin qu’elle a ressenti de la mort du marquis ; il paraît que depuis cette mort, qui l’avait violemment ébranlée, elle n’a pas repris complètement la raison.

— Mais enfin de quoi est-elle morte ? demanda Beauchamp.

— D’une congestion cérébrale, à ce qu’il paraît, ou d’une apoplexie foudroyante. N’est-ce pas la même chose ?

— Mais à peu près.

— D’apoplexie ? dit Beauchamp, c’est difficile à croire. Madame de Saint-Méran, que j’ai vue aussi une fois ou deux dans ma vie, était petite, grêle de formes, et d’une constitution bien plus nerveuse que sanguine ; elles sont rares les apoplexies produites par le chagrin sur un corps d’une constitution pareille à celui de madame de Saint-Méran.

— En tout cas, dit Albert, quelle que soit la maladie ou le médecin qui l’a tuée, voilà M. de Villefort, ou plutôt mademoiselle Valentine, ou plutôt encore notre ami Franz en possession d’un magnifique héritage : quatre-vingt mille livres de rente, je crois.

— Héritage qui sera presque doublé à la mort de ce vieux jacobin de Noirtier.

— En voilà un grand-père tenace, dit Beauchamp. Tenacem propositi virum. Il a parié contre la Mort, je crois, qu’il enterrerait tous ses héritiers. Il y réussira, ma foi. C’est bien le vieux conventionnel de 93, qui disait à Napoléon en 1814 :


« Vous baissez, parce que votre empire est une jeune tige fatiguée par sa croissance ; prenez la République pour tuteur, retournons avec une bonne constitution sur les champs de bataille, et je vous promets cinq cent mille soldats, un autre Marengo et un second Austerlitz. Les idées ne meurent pas, sire, elles sommeillent quelquefois, mais elles se réveillent plus fortes qu’avant de s’endormir. »


— Il paraît, dit Albert, que pour lui les hommes sont comme les idées ; seulement une chose m’inquiète, c’est de savoir comment Franz d’Épinay s’accommodera d’un grand beau-père qui ne peut se passer de sa femme ; mais où est-il, Franz ?

— Mais il est dans la première voiture, avec M. de Villefort, qui le considère déjà comme étant de la famille.

Dans chacune des voitures qui suivaient le deuil, la conversation était à peu près pareille ; on s’étonnait de ces deux morts si rapprochées et si rapides, mais dans aucune on ne soupçonnait le terrible secret qu’avait, dans sa promenade nocturne, révélé M. d’Avrigny à M. de Villefort.

Au bout d’une heure de marche à peu près, on arriva à la porte du cimetière : il faisait un temps calme, mais sombre, et par conséquent assez en harmonie avec la funèbre cérémonie qu’on y venait accomplir. Parmi les groupes qui se dirigèrent vers le caveau de famille, Château-Renaud reconnut Morrel, qui était venu tout seul et en cabriolet ; il marchait seul, très pâle et silencieux, sur le petit chemin bordé d’ifs.

— Vous ici ! dit Château-Renaud en passant son bras sous celui du jeune capitaine ; vous connaissez donc M. de Villefort ? Comment se fait-il donc, en ce cas, que je ne vous aie jamais vu chez lui ?

— Ce n’est pas M. de Villefort que je connais, répondit Morrel, c’est madame de Saint-Méran que je connaissais.

En ce moment, Albert les rejoignit avec Franz.

— L’endroit est mal choisi pour une présentation, dit Albert ; mais n’importe, nous ne sommes pas superstitieux. Monsieur Morrel, permettez que je vous présente M. Franz d’Épinay, un excellent compagnon de voyage avec lequel j’ai fait le tour de l’Italie. Mon cher Franz, M. Maximilien Morrel, un excellent ami que je me suis acquis en ton absence, et dont tu entendras revenir le nom dans ma conversation toutes les fois que j’aurai à parler de cœur, d’esprit et d’amabilité.

Morrel eut un moment d’indécision. Il se demanda si ce n’était pas une condamnable hypocrisie que ce salut presque amical adressé à l’homme qu’il combattait sourdement ; mais son serment et la gravité des circonstances lui revinrent en mémoire : il s’efforça de ne rien laisser paraître sur son visage, et salua Franz en se contenant.

— Mademoiselle de Villefort est bien triste, n’est-ce pas ? dit Debray à Franz.

— Oh ! monsieur, répondit Franz, d’une tristesse inexprimable ; ce matin elle était si défaite que je l’ai à peine reconnue.

Ces mots si simples en apparence brisèrent le cœur de Morrel. Cet homme avait donc vu Valentine, il lui avait donc parlé ?

Ce fut alors que le jeune et bouillant officier eut besoin de toute sa force pour résister au désir de violer son serment.

Il prit le bras de Château-Renaud et l’entraîna rapidement vers le caveau, devant lequel les employés des pompes funèbres venaient de déposer les deux cercueils.

— Magnifique habitation, dit Beauchamp en jetant les yeux sur le mausolée ; palais d’été, palais d’hiver. Vous y demeurerez à votre tour, mon cher d’Épinay, car vous voilà bientôt de la famille. Moi, en ma qualité de philosophe, je veux une petite maison de campagne, un cottage là-bas sous les arbres, et pas tant de pierres de taille sur mon pauvre corps. En mourant, je dirai à ceux qui m’entoureront ce que Voltaire écrivait à Piron : Eo rus, et tout sera fini… Allons, morbleu ! Franz, du courage, votre femme hérite.

— En vérité, Beauchamp, dit Franz, vous êtes insupportable. Les affaires politiques vous ont donné l’habitude de rire de tout, et les hommes qui mènent les affaires ont l’habitude de ne croire à rien. Mais enfin, Beauchamp, quand vous avez l’honneur de vous trouver avec des hommes ordinaires, et le bonheur de quitter un instant la politique, tâchez donc de reprendre votre cœur, que vous laissez au bureau des cannes de la chambre des députés ou de la chambre des pairs.

— Eh, mon Dieu ! dit Beauchamp, qu’est-ce que la vie ? une halte dans l’antichambre de la mort.

— Je prends Beauchamp en grippe, dit Albert ; et il se retira à quatre pas en arrière avec Franz, laissant Beauchamp continuer ses dissertations philosophiques avec Debray.

Le caveau de la famille de Villefort formait un carré de pierres blanches d’une hauteur de vingt pieds environ ; une séparation intérieure divisait en deux compartiments la famille Saint-Méran et la famille Villefort, et chaque compartiment avait sa porte d’entrée.

On ne voyait pas, comme dans les autres tombeaux, ces ignobles tiroirs superposés dans lesquels une économe distribution enferme les morts avec une inscription qui ressemble à une étiquette ; tout ce que l’on apercevait d’abord par la porte de bronze était une antichambre sévère et sombre, séparée par un mur du véritable tombeau.

C’était au milieu de ce mur que s’ouvraient les deux portes dont nous parlions tout à l’heure, et qui communiquaient aux sépultures Villefort et Saint-Méran.

Là, pouvaient s’exhaler en liberté les douleurs, sans que les promeneurs folâtres, qui font d’une visite au Père-Lachaise partie de campagne ou rendez-vous d’amour, vinssent troubler par leur chant, par leurs cris ou par leur course la muette contemplation ou la prière baignée de larmes de l’habitant du caveau.

Les deux cercueils entrèrent dans le caveau de droite : c’était celui de la famille de Saint-Méran ; ils furent placés sur des tréteaux préparés, et qui attendaient d’avance leur dépôt mortel ; Villefort, Franz et quelques proches parents pénétrèrent seuls dans le sanctuaire.

Comme les cérémonies religieuses avaient été accomplies à la porte, et qu’il n’y avait pas de discours à prononcer, les assistants se séparèrent aussitôt ; Château-Renaud, Albert et Morrel se retirèrent de leur côté, et Debray et Beauchamp du leur.

Franz resta, avec M. de Villefort, à la porte du cimetière ; Morrel s’arrêta sous le premier prétexte venu ; il vit sortir Franz et M. de Villefort dans une voiture de deuil, et il conclut un mauvais présage de ce tête-à-tête. Il revint donc à Paris, et, quoique lui-même fût dans la même voiture que Château-Renaud et Albert, il n’entendit pas un mot de ce que dirent les deux jeunes gens.

En effet, au moment où Franz allait quitter M. de Villefort :

— Monsieur le baron, avait dit celui-ci, quand vous reverrai-je ?

— Quand vous voudrez, Monsieur, avait répondu Franz.

— Le plus tôt possible.

— Je suis à vos ordres, monsieur ; vous plaît-il que nous revenions ensemble ?

— Si cela ne vous cause aucun dérangement.

— Aucun.

Ce fut ainsi que le futur beau-père et le futur gendre montèrent dans la même voiture, et que Morrel, en les voyant passer, conçut avec raison de graves inquiétudes.

Villefort et Franz revinrent au faubourg Saint-Honoré.

Le procureur du roi, sans entrer chez personne, sans parler ni à sa femme ni à sa fille, fit passer le jeune homme dans son cabinet, et lui montrant une chaise :

— Monsieur d’Épinay, lui dit-il, je dois vous rappeler, et le moment n’est peut-être pas si mal choisi qu’on pourrait le croire au premier abord, car l’obéissance aux morts est la première offrande qu’il faut déposer sur le cercueil ; je dois donc vous rappeler le vœu qu’exprimait avant-hier madame de Saint-Méran sur son lit d’agonie, c’est que le mariage de Valentine ne souffre pas de retard. Vous savez que les affaires de la défunte sont parfaitement en règle ; que son testament assure à Valentine toute la fortune des Saint-Méran ; le notaire m’a montré hier les actes qui permettent de rédiger d’une manière définitive le contrat de mariage. Vous pouvez voir le notaire et vous faire de ma part communiquer ces actes. Le notaire, c’est M. Deschamps, place Beauveau, faubourg Saint-Honoré.

— Monsieur, répondit d’Épinay, ce n’est pas le moment peut-être pour mademoiselle Valentine, plongée comme elle est dans la douleur, de songer à un époux ; en vérité, je craindrais…

— Valentine, interrompit M. de Villefort, n’aura pas de plus vif désir que celui de remplir les dernières intentions de sa grand-mère ; ainsi les obstacles ne viendront pas de ce côté, je vous en réponds.

— En ce cas, monsieur, répondit Franz, comme ils ne viendront pas non plus du mien, vous pouvez faire à votre convenance ; ma parole est engagée, et je l’acquitterai, non seulement avec plaisir, mais encore avec bonheur.

— Alors, dit Villefort, rien ne nous arrête plus ; le contrat devait être signé il y a trois jours, nous le trouverons tout préparé : on peut le signer aujourd’hui même.

— Mais le deuil ? dit en hésitant Franz.

— Soyez tranquille, monsieur, reprit Villefort ; ce n’est point dans ma maison que les convenances sont négligées. Mademoiselle de Villefort pourra se retirer pendant les trois mois voulus dans sa terre de Saint-Méran ; je dis sa terre, car cette propriété est à elle. Là, dans huit jours, si vous le voulez bien, sans bruit, sans éclat, sans faste, le mariage civil sera conclu. C’était un désir de madame de Saint-Méran que sa petite-fille se mariât dans cette terre. Le mariage conclu, monsieur, vous pourrez revenir à Paris, tandis que votre femme passera le temps de son deuil avec sa belle-mère.

— Comme il vous plaira, monsieur, dit Franz.

— Alors, reprit M. de Villefort, prenez la peine d’attendre une demi-heure ; Valentine va descendre au salon. J’enverrai chercher M. Deschamps, nous lirons et signerons le contrat séance tenante, et, dès ce soir, madame de Villefort conduira Valentine à sa terre, où dans huit jours nous irons les rejoindre.

— Monsieur, dit Franz, j’ai une seule demande à vous faire.

— Laquelle ?

— Je désire qu’Albert de Morcerf et Raoul de Château-Renaud soient présents à cette signature ; vous savez qu’ils sont mes témoins.

— Une demi-heure suffit pour les prévenir ; voulez-vous les aller chercher vous-même ? voulez-vous les envoyer chercher ?

— Je préfère y aller, monsieur.

— Je vous attendrai donc dans une demi-heure, baron, et dans une demi-heure Valentine sera prête.

Franz salua M. de Villefort et sortit.

À peine la porte de la rue se fut-elle refermée derrière le jeune homme, que Villefort envoya prévenir Valentine qu’elle eût à descendre au salon dans une demi-heure, parce qu’on attendait le notaire et les témoins de M. d’Épinay.

Cette nouvelle inattendue produisit une grande sensation dans la maison. Madame de Villefort n’y voulut pas croire, et Valentine en fut écrasée comme d’un coup de foudre.

Elle regarda tout autour d’elle comme pour chercher à qui elle pouvait demander secours.

Elle voulut descendre chez son grand-père, mais elle rencontra sur l’escalier M. de Villefort, qui la prit par le bras et l’amena dans le salon.

Dans l’antichambre Valentine rencontra Barrois, et jeta au vieux serviteur un regard désespéré.

Un instant après Valentine, madame de Villefort entra au salon avec le petit Édouard. Il était visible que la jeune femme avait eu sa part des chagrins de famille : elle était pâle et semblait horriblement fatiguée.

Elle s’assit, prit Édouard sur ses genoux, et de temps en temps pressait, avec des mouvements presque convulsifs, sur sa poitrine, cet enfant sur lequel semblait se concentrer sa vie tout entière.

Bientôt on entendit le bruit de deux voitures qui entraient dans la cour.

L’une était celle du notaire, l’autre celle de Franz et de ses amis.

En un instant tout le monde était réuni au salon.

Valentine était si pâle, que l’on voyait les veines bleues de ses tempes se dessiner autour de ses yeux et courir le long de ses joues.

Franz ne pouvait se défendre d’une émotion assez vive.

Château-Renaud et Albert se regardaient avec étonnement, la cérémonie qui venait de finir ne leur semblait pas plus triste que celle qui allait commencer.

Madame de Villefort s’était placée dans l’ombre, derrière un rideau de velours, et, comme elle était constamment penchée sur son fils, il était difficile de lire sur son visage ce qui se passait dans son cœur.

M. de Villefort était, comme toujours, impassible.

Le notaire, après avoir, avec la méthode ordinaire aux gens de loi, rangé les papiers sur la table, avoir pris place dans son fauteuil et avoir relevé ses lunettes, se retourna vers Franz :

— C’est vous, dit-il, qui êtes M. Franz de Quesnel, baron d’Épinay ? demanda-t-il, quoiqu’il le sût parfaitement.

— Oui, monsieur, répondit Franz.

Le notaire s’inclina.

— Je dois donc vous prévenir, monsieur, dit-il, et cela de la part de M. de Villefort, que votre mariage projeté avec mademoiselle de Villefort a changé les dispositions de M. Noirtier envers sa petite-fille, et qu’il aliène entièrement la fortune qu’il devait lui transmettre. Hâtons-nous d’ajouter, continua le notaire, que le testateur n’ayant le droit d’aliéner qu’une partie de sa fortune, et ayant aliéné le tout, le testament ne résistera point à l’attaque, mais sera déclaré nul et non avenu.

— Oui, dit Villefort ; seulement je préviens d’avance M. d’Épinay que, de mon vivant, jamais le testament de mon père ne sera attaqué, ma position me défendant jusqu’à l’ombre d’un scandale.

— Monsieur, dit Franz, je suis fâché qu’on ait devant mademoiselle Valentine soulevé une pareille question. Je ne me suis jamais informé du chiffre de sa fortune, qui, si réduite qu’elle soit, sera plus considérable encore que la mienne. Ce que ma famille a recherché dans l’alliance de M. de Villefort, c’est la considération ; ce que je recherche, c’est le bonheur.

Valentine fit un signe imperceptible de remerciement, tandis que deux larmes silencieuses roulaient le long de ses joues.

— D’ailleurs, monsieur, dit Villefort s’adressant à son futur gendre, à part cette perte d’une portion de vos espérances, ce testament inattendu n’a rien qui doive personnellement vous blesser ; elle s’explique par la faiblesse d’esprit de M. Noirtier. Ce qui déplaît à mon père, ce n’est point que mademoiselle de Villefort vous épouse, c’est que Valentine se marie : une union avec tout autre lui eût inspiré le même chagrin. La vieillesse est égoïste, monsieur, et mademoiselle de Villefort faisait à M. Noirtier une fidèle compagnie que ne pourra plus lui faire madame la baronne d’Épinay. L’état malheureux dans lequel se trouve mon père fait qu’on lui parle rarement d’affaires sérieuses, que la faiblesse de son esprit ne lui permettrait pas de suivre, et je suis parfaitement convaincu qu’à cette heure, tout en conservant le souvenir que sa petite-fille se marie, M. Noirtier a oublié jusqu’au nom de celui qui va devenir son petit-fils.

À peine M. de Villefort achevait-il ces paroles, auxquelles Franz répondait par un salut, que la porte du salon s’ouvrit et que Barrois parut.

— Messieurs, dit-il d’une voix étrangement ferme pour un serviteur qui parle à ses maîtres dans une circonstance si solennelle, messieurs, M. Noirtier de Villefort désire parler sur-le-champ à M. Franz de Quesnel, baron d’Épinay.

Lui aussi, comme le notaire, et afin qu’il ne pût y avoir erreur de personnes, donnait tous ses titres au fiancé.

Villefort tressaillit, madame de Villefort laissa glisser son fils de dessus ses genoux, Valentine se leva pâle et muette comme une statue.

Albert et Château-Renaud échangèrent un second regard plus étonné encore que le premier.

Le notaire regarda Villefort.

— C’est impossible, dit le procureur du roi ; d’ailleurs M. d’Épinay ne peut quitter le salon en ce moment.

— C’est justement en ce moment, reprit Barrois avec la même fermeté, que M. Noirtier, mon maître, désire parler d’affaires importantes à M. Franz d’Épinay.

— Il parle donc à présent, bon-papa Noirtier ? demanda Édouard avec son impertinence habituelle.

Mais cette saillie ne fit pas même sourire madame de Villefort, tant les esprits étaient préoccupés, tant la situation paraissait solennelle.

— Dites à M. Noirtier, reprit Villefort, que ce qu’il demande ne se peut pas.

— Alors M. Noirtier prévient ces Messieurs, reprit Barrois, qu’il va se faire apporter lui-même au salon.

L’étonnement fut à son comble.

Une espèce de sourire se dessina sur le visage de madame de Villefort. Valentine, comme malgré elle, leva les yeux au plafond pour remercier le ciel.

— Valentine, dit M. de Villefort, allez un peu savoir, je vous prie, ce que c’est que cette nouvelle fantaisie de votre grand-père.

Valentine fit vivement quelques pas pour sortir, mais M. de Villefort se ravisa.

— Attendez, dit-il, je vous accompagne.

— Pardon, monsieur, dit Franz à son tour ; il me semble que, puisque c’est moi que M. Noirtier fait demander, c’est surtout à moi de me rendre à ses désirs ; d’ailleurs je serai heureux de lui présenter mes respects, n’ayant point encore eu l’occasion de solliciter cet honneur.

— Oh ! mon Dieu ! dit Villefort avec une inquiétude visible, ne vous dérangez donc pas.

— Excusez-moi, monsieur, dit Franz du ton d’un homme qui a pris sa résolution. Je désire ne point manquer cette occasion de prouver à M. Noirtier combien il aurait tort de concevoir contre moi des répugnances que je suis décidé à vaincre, quelles qu’elles soient, par mon profond dévouement.

Et sans se laisser retenir plus longtemps par Villefort, Franz se leva à son tour et suivit Valentine, qui déjà descendait l’escalier avec la joie d’un naufragé qui met la main sur une roche.

M. de Villefort les suivit tous deux.

Château-Renaud et Morcerf échangèrent un troisième regard plus étonné encore que les deux premiers.



XVIII

LE PROCÈS-VERBAL.

Noirtier attendait, vêtu de noir et installé dans son fauteuil.

Lorsque les trois personnes qu’il comptait voir venir furent entrées, il regarda la porte, que son valet de chambre ferma aussitôt.

— Faites attention, dit Villefort bas à Valentine qui ne pouvait celer sa joie, que si M. Noirtier veut vous communiquer des choses qui empêchent votre mariage, je vous défends de le comprendre.

Valentine rougit, mais ne répondit pas.

Villefort s’approcha de Noirtier.

— Voici M. Franz d’Épinay, lui dit-il ; vous l’avez mandé, monsieur, et il se rend à vos désirs. Sans doute nous souhaitons cette entrevue depuis longtemps, et je serai charmé qu’elle vous prouve combien votre opposition au mariage de Valentine était peu fondée.

Noirtier ne répondit que par un regard qui fit courir le frisson dans les veines de Villefort.

Il fit de l’œil signe à Valentine de s’approcher.

En un moment, grâce aux moyens dont elle avait l’habitude de se servir dans les conversations avec son père, elle eut trouvé le mot clef.

Alors elle consulta le regard du paralytique, qui se fixa sur le tiroir d’un petit meuble placé entre les deux fenêtres.

Elle ouvrit le tiroir et trouva effectivement une clef.

Quand elle eut cette clef et que le vieillard lui eut fait signe que c’était bien celle-là qu’il demandait, les yeux du paralytique se dirigèrent vers un vieux secrétaire oublié depuis bien des années, et qui ne renfermait, croyait-on, que des paperasses inutiles.

— Faut-il que j’ouvre le secrétaire ? demanda Valentine.

— Oui, fit le vieillard.

— Faut-il que j’ouvre les tiroirs ?

— Oui.

— Ceux des côtés ?

— Non.

— Celui du milieu ?

— Oui.

Valentine l’ouvrit et en tira une liasse.

— Est-ce là ce que vous désirez, bon père ? dit-elle.

— Non.

Elle tira successivement tous les autres papiers, jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien absolument dans le tiroir.

— Mais le tiroir est vide maintenant, dit-elle.

Les yeux de Noirtier étaient fixés sur le dictionnaire.

— Oui, bon père, je vous comprends, dit la jeune fille.

Et elle répéta, l’une après l’autre, chaque lettre de l’alphabet ; à l’S, Noirtier l’arrêta.

Elle ouvrit le dictionnaire, et chercha jusqu’au mot secret.

— Ah ! il y a un secret ? dit Valentine.

— Oui, fit Noirtier.

— Et qui connaît ce secret ?

Noirtier regarda la porte par laquelle était sorti le domestique.

— Barrois ? dit-elle.

— Oui, fit Noirtier.

— Faut-il que je l’appelle ?

— Oui.

Valentine alla à la porte et appela Barrois.

Pendant ce temps, la sueur de l’impatience ruisselait sur le front de Villefort, et Franz demeurait stupéfait d’étonnement.

Le vieux serviteur parut.

— Barrois, dit Valentine, mon grand-père m’a commandé de prendre la clef dans cette console, d’ouvrir ce secrétaire et de tirer ce tiroir ; maintenant il y a un secret à ce tiroir, il paraît que vous le connaissez, ouvrez-le.

Barrois regarda le vieillard.

— Obéissez, dit l’œil intelligent de Noirtier.

Barrois obéit ; un double fond s’ouvrit et présenta une liasse de papiers nouée avec un ruban noir.

— Est-ce cela que vous désirez, monsieur ? demanda Barrois.

— Oui, fit Noirtier.

— À qui faut-il remettre ces papiers ? à M. de Villefort ?

— Non.

— À mademoiselle Valentine ?

— Non.

— À M. Franz d’Épinay ?

— Oui.

Franz, étonné, fit un pas en avant.

— À moi, monsieur ? dit-il.

— Oui.

Franz reçut les papiers des mains de Barrois, et, jetant les yeux sur la couverture, il lut :


« Pour être déposé, après ma mort, chez mon ami le général Durand, qui lui-même en mourant léguera ce paquet à son fils, avec injonction de le conserver comme renfermant un papier de la plus grande importance. »


— Eh bien ! monsieur, demanda Franz, que voulez-vous que je fasse de ce papier ?

— Que vous le conserviez cacheté comme il est, sans doute, dit le procureur du roi.

— Non, non, répondit vivement Noirtier.

— Vous désirez peut-être que monsieur le lise ? demanda Valentine.

— Oui, répondit le vieillard.

— Vous entendez, monsieur le baron, mon père vous prie de lire ce papier, dit Valentine.

— Alors asseyons-nous, fit Villefort avec impatience car cela durera quelque temps.

— Asseyez-vous, fit l’œil du vieillard.

Villefort s’assit, mais Valentine resta debout à côté de son père, appuyée à côté de son fauteuil, et Franz debout devant lui.

Il tenait le mystérieux papier à la main.

— Lisez, dirent les yeux du vieillard.

Franz défit l’enveloppe, et un grand silence se fit dans la chambre. Au milieu de ce silence, il lut :


« Extrait des procès-verbaux d’une séance du club bonapartiste de la rue Saint-Jacques, tenue le 5 février 1815. »


Franz s’arrêta.

— Le 5 février 1815 ! C’est le jour où mon père a été assassiné !

Valentine et Villefort restèrent muets ; l’œil seul du vieillard dit clairement : Continuez.

— Mais c’est en sortant de ce club, continua Franz que mon père a disparu !

Le regard de Noirtier continua de dire : Lisez.

Il reprit :

« Les soussignés Louis-Jacques Beaurepaire, lieutenant-colonel d’artillerie, Étienne Duchampy, général de brigade, et Claude Lecharpal, directeur des eaux et forêts,

« Déclarent que, le 4 février 1815, une lettre arriva de l’île d’Elbe, qui recommandait à la bienveillance et à la confiance des membres du club bonapartiste le général Flavien de Quesnel, qui, ayant servi l’empereur depuis 1804 jusqu’en 1815, devait être tout dévoué à la dynastie napoléonienne, malgré le titre de baron que Louis XVIII venait d’attacher à sa terre d’Épinay.

« En conséquence, un billet fut adressé au général de Quesnel, qui le priait d’assister à la séance du lendemain 5. Le billet n’indiquait ni la rue ni le numéro de la maison où devait se tenir la réunion ; il ne portait aucune signature, mais il annonçait au général que, s’il voulait se tenir prêt, on le viendrait prendre à neuf heures du soir.

« Les séances avaient lieu de neuf heures du soir à minuit.

« À neuf heures, le président du club se présenta chez le général : le général était prêt ; le président lui dit qu’une des conditions de son introduction était qu’il ignorerait éternellement le lieu de la réunion, et qu’il se laisserait bander les yeux en jurant de ne point chercher à soulever le bandeau.

« Le général de Quesnel accepta la condition, et promit sur l’honneur de ne pas chercher à voir où on le conduirait.

« Le général avait fait préparer sa voiture ; mais le président lui dit qu’il était impossible que l’on s’en servît, attendu que ce n’était pas la peine qu’on bandât les yeux du maître si le cocher demeurait les yeux ouverts et reconnaissait les rues par lesquelles on passerait.

« — Comment faire alors ? demanda le général.

« — J’ai ma voiture, dit le président.

« — Êtes-vous donc si sûr de votre cocher, que vous lui confiez un secret que vous jugez imprudent de dire au mien ?

« — Notre cocher est un membre du club, dit le président ; nous serons conduits par un conseiller d’État.

« — Alors, dit en riant le général, nous courons un autre risque, celui de verser.

« Nous consignons cette plaisanterie comme preuve que le général n’a pas été le moins du monde forcé d’assister à la séance, et qu’il y est venu de son plein gré.

« Une fois monté dans la voiture, le président rappela au général la promesse faite par lui de se laisser bander les yeux. Le général ne mit aucune opposition à cette formalité : un foulard, préparé à cet effet dans la voiture, fit l’affaire.

« Pendant la route, le président crut s’apercevoir que le général cherchait à regarder sous son bandeau : il lui rappela son serment.

« — Ah ! c’est vrai, dit le général.

« La voiture s’arrêta devant une allée de la rue Saint-Jacques. Le général descendit en s’appuyant au bras du président, dont il ignorait la dignité, et qu’il prenait pour un simple membre du club ; on traversa l’allée, on monta un étage, et l’on entra dans la chambre des délibérations.

« La séance était commencée. Les membres du club, prévenus de l’espèce de présentation qui devait avoir lieu ce soir-là, se trouvaient au grand complet. Arrivé au milieu de la salle, le général fut invité à ôter son bandeau. Il se rendit aussitôt à l’invitation, et parut fort étonné de trouver un si grand nombre de figures de connaissance dans une société dont il n’avait pas même soupçonné l’existence jusqu’alors.

« On l’interrogea sur ses sentiments, mais il se contenta de répondre que les lettres de l’île d’Elbe avaient dû les faire connaître… »


Franz s’interrompit.

— Mon père était royaliste, dit-il ; on n’avait pas besoin de l’interroger sur ses sentiments, ils étaient connus.

— Et de là, dit Villefort, venait ma liaison avec votre père, mon cher monsieur Franz ; on se lie facilement quand on partage les mêmes opinions.

— Lisez, continua de dire l’œil du vieillard.

Franz continua :


« Le président prit alors la parole pour engager le général à s’expliquer plus explicitement ; mais M. de Quesnel répondit qu’il désirait avant tout savoir ce que l’on désirait de lui.

« Il fut alors donné communication au général de cette même lettre de l’île d’Elbe qui le recommandait au club comme un homme sur le concours duquel on pouvait compter. Un paragraphe tout entier exposait le retour probable de l’île d’Elbe, et promettait une nouvelle lettre et de plus amples détails à l’arrivée du Pharaon, bâtiment appartenant à l’armateur Morrel, de Marseille, et dont le capitaine était à l’entière dévotion de l’empereur

« Pendant toute cette lecture, le général, sur lequel on avait cru pouvoir compter comme sur un frère, donna au contraire des signes de mécontentement et de répugnance visibles.

« La lecture terminée, il demeura silencieux et le sourcil froncé.

« — Eh bien ! demanda le président, que dites vous de cette lettre, monsieur le général ?

« — Je dis qu’il y a bien peu de temps, répondit-il, qu’on a prêté serment au roi Louis XVIII, pour le violer déjà au bénéfice de l’ex-empereur.

« Cette fois la réponse était trop claire pour que l’on pût se tromper à ses sentiments.

« — Général, dit le président, il n’y a pas plus pour nous de roi Louis XVIII qu’il n’y a d’ex-empereur. Il n’y a que Sa Majesté l’empereur et roi, éloigné depuis dix mois de la France, son État, par la violence et la trahison.

« — Pardon, messieurs, dit le général ; il se peut qu’il n’y ait pas pour vous de roi Louis XVIII, mais il y en a un pour moi : attendu qu’il m’a fait baron et maréchal de camp, et que je n’oublierai jamais que c’est à son heureux retour en France que je dois ces deux titres.

« — Monsieur, dit le président du ton le plus sérieux et en se levant, prenez garde à ce que vous dites ; vos paroles nous démontrent clairement que l’on s’est trompé sur votre compte à l’île d’Elbe et qu’on nous a trompés. La communication qui vous a été faite tient à la confiance qu’on avait en vous, et par conséquent à un sentiment qui vous honore. Maintenant nous étions dans l’erreur : un titre et un grade vous ont rallié au nouveau gouvernement que nous voulons renverser. Nous ne vous contraindrons pas à nous prêter votre concours ; nous n’enrôlerons personne contre sa conscience et sa volonté ; mais nous vous contraindrons à agir comme un galant homme, même au cas où vous n’y seriez point disposé.

« — Vous appelez être un galant homme connaître votre conspiration et ne pas la révéler ! J’appelle cela être votre complice, moi. Vous voyez que je suis encore plus franc que vous…


— Ah ! mon père, dit Franz, s’interrompant, je comprends maintenant pourquoi ils t’ont assassiné.

Valentine ne put s’empêcher de jeter un regard sur Franz ; le jeune homme était vraiment beau dans son enthousiasme filial.

Villefort se promenait de long en large derrière lui.

Noirtier suivait des yeux l’expression de chacun, et conservait son attitude digne et sévère.

Franz revint au manuscrit et continua :


« — Monsieur, dit le président, on vous a prié de vous rendre au sein de l’assemblée, on ne vous y a point traîné de force ; on vous a proposé de vous bander les yeux, vous avez accepté. Quand vous avez accédé à cette double demande, vous saviez parfaitement que nous ne nous occupions pas d’assurer le trône de Louis XVIII, sans quoi nous n’eussions pas pris tant de soin de nous cacher à la police. Maintenant, vous le comprenez, il serait trop commode de mettre un masque à l’aide duquel on surprend le secret des gens, et de n’avoir ensuite qu’à ôter ce masque pour perdre ceux qui se sont fiés à vous. Non, non, vous allez d’abord dire franchement si vous êtes pour le roi de hasard qui règne en ce moment, ou pour S. M. l’empereur.

« — Je suis royaliste, répondit le général ; j’ai fait serment à Louis XVIII, je tiendrai mon serment.

« Ces mots furent suivis d’un murmure général, et l’on put voir, par les regards d’un grand nombre des membres du club, qu’ils agitaient la question de faire repentir M. d’Épinay de ces imprudentes paroles.

« Le président se leva de nouveau et imposa silence.

« — Monsieur, lui dit-il, vous êtes un homme trop grave et trop sensé pour ne pas comprendre les conséquences de la situation où nous nous trouvons les uns en face des autres, et votre franchise même nous dicte les conditions qu’il nous reste à vous faire : vous allez donc jurer sur l’honneur de ne rien révéler de ce que vous avez entendu.

« Le général porta la main à son épée et s’écria :

« — Si vous parlez d’honneur, commencez par ne pas méconnaître ses lois, et n’imposez rien par la violence.

« — Et vous, monsieur, continua le président avec un calme plus terrible peut-être que la colère du général, ne touchez pas à votre épée, c’est un conseil que je vous donne.

« Le général tourna autour de lui des regards qui décelaient un commencement d’inquiétude. Cependant il ne fléchit pas encore ; au contraire, rappelant toute sa force :

« — Je ne jurerai pas, dit-il.

« — Alors, monsieur, vous mourrez, répondit tranquillement le président.

« M. d’Épinay devint fort pâle : il regarda une seconde fois tout autour de lui ; plusieurs membres du club chuchotaient et cherchaient des armes sous leurs manteaux.

« — Général, dit le président, soyez tranquille ; vous êtes parmi des gens d’honneur qui essayeront de tous les moyens de vous convaincre avant de se porter contre vous à la dernière extrémité ; mais aussi, vous l’avez dit, vous êtes parmi des conspirateurs, vous tenez notre secret, il faut nous le rendre.

« Un silence plein de signification suivit ces paroles ; et comme le général ne répondait rien :

« — Fermez les portes, dit le président aux huissiers.

« Le même silence de mort succéda à ses paroles.

« Alors le général s’avança, et faisant un violent effort sur lui-même :

« — J’ai un fils, dit-il, et je dois songer à lui en me trouvant parmi des assassins.

« — Général, dit avec noblesse le chef de l’assemblée, un seul homme a toujours le droit d’en insulter cinquante : c’est le privilège de la faiblesse. Seulement il a tort d’user de ce droit. Croyez-moi, général, jurez et ne nous insultez pas.

« Le général, encore une fois dompté par cette supériorité du chef de l’assemblée, hésita un instant ; mais enfin, s’avançant jusqu’au bureau du président :

« — Quelle est la formule ? demanda-t-il.

« La voici :

« Je jure sur l’honneur de ne jamais révéler à qui que ce soit au monde ce que j’ai vu et entendu, le 5 février 1815, entre neuf et dix heures du soir, et je déclare mériter la mort si je viole mon serment. »

« Le général parut éprouver un frémissement nerveux qui l’empêcha de répondre pendant quelques secondes ; enfin, surmontant une répugnance manifeste, il prononça le serment exigé, mais d’une voix si basse qu’à peine on l’entendit : aussi plusieurs membres exigèrent-ils qu’il le répétât à voix plus haute et plus distincte, ce qui fut fait.

« — Maintenant, je désire me retirer, dit le général ; suis-je enfin libre ?

« Le président se leva, désigna trois membres de l’assemblée pour l’accompagner, et monta en voiture avec le général, après lui avoir bandé les yeux. Au nombre de ces trois membres était le cocher qui les avait amenés.

« Les autres membres du club se séparèrent en silence.

« — Où voulez-vous que nous vous reconduisions ? demanda le président.

« — Partout où je pourrai être délivré de votre présence, répondit M. d’Épinay.

« — Monsieur, reprit alors le président, prenez garde, vous n’êtes plus ici dans l’assemblée, vous n’avez plus affaire qu’à des hommes isolés ; ne les insultez pas si vous ne voulez pas être rendu responsable de l’insulte.

« Mais au lieu de comprendre ce langage, M. d’Épinay répondit :

« — Vous êtes toujours aussi brave dans votre voiture que dans votre club, par la raison, monsieur, que quatre hommes sont toujours plus forts qu’un seul.

« Le président fit arrêter la voiture.

« On était juste à l’endroit du quai des Ormes où se trouve l’escalier qui descend à la rivière.

« — Pourquoi faites-vous arrêter ici ? demanda M. d’Épinay.

« — Parce que, monsieur, dit le président, vous avez insulté un homme, et que cet homme ne veut pas faire un pas de plus sans vous demander loyalement réparation.

« — Encore une manière d’assassiner, dit le général en haussant les épaules.

« — Pas de bruit, monsieur, répondit le président, si vous ne voulez pas que je vous regarde vous-même comme un de ces hommes que vous désigniez tout à l’heure, c’est-à-dire comme un lâche qui prend sa faiblesse pour bouclier. Vous êtes seul, un seul vous répondra ; vous avez une épée au côté, j’en ai une dans cette canne ; vous n’avez pas de témoin, un de ces messieurs sera le vôtre. Maintenant, si cela vous convient, vous pouvez ôter votre bandeau.

« Le général arracha à l’instant même le mouchoir qu’il avait sur les yeux.

« — Enfin, dit-il, je vais donc savoir à qui j’ai affaire.

« On ouvrit la voiture : les quatre hommes descendirent… »


Franz s’interrompit encore une fois. Il essuya une sueur froide qui coulait sur son front ; il y avait quelque chose d’effrayant à voir le fils tremblant et pâle, lisant tout haut les détails, ignorés jusqu’alors, de la mort de son père.

Valentine joignait les mains comme si elle eût été en prières.

Noirtier regardait Villefort avec une expression presque sublime de mépris et d’orgueil.

Franz continua :


« On était, comme nous l’avons dit, au 5 février. Depuis trois jours, il gelait à cinq ou six degrés ; l’escalier était tout roide de glaçons ; le général était gros et grand, le président lui offrit le côté de la rampe pour descendre.

« Les deux témoins suivaient par derrière.

« Il faisait une nuit sombre, le terrain de l’escalier à la rivière était humide de neige et de givre, on voyait l’eau s’écouler, noire, profonde et charriant quelques glaçons.

« Un des témoins alla chercher une lanterne dans un bateau de charbon, et à la lueur de cette lanterne on examina les armes.

« L’épée du président, qui était simplement, comme il l’avait dit, une épée qu’il portait dans une canne, était plus courte de cinq pouces que celle de son adversaire, et n’avait pas de garde.

« Le général d’Épinay proposa de tirer au sort les deux épées, mais le président répondit que c’était lui qui avait provoqué, et qu’en provoquant il avait prétendu que chacun se servît de ses armes.

« Les témoins essayèrent d’insister ; le président leur imposa silence.

« On posa la lanterne à terre : les deux adversaires se mirent de chaque côté ; le combat commença.

« La lumière faisait des deux épées deux éclairs. Quant aux hommes, à peine si on les apercevait, tant l’ombre était épaisse.

« M. le général passait pour une des meilleures lames de l’armée. Mais il fut pressé si vivement dès les premières bottes, qu’il rompit ; en rompant, il tomba.

« Les témoins le crurent tué ; mais son adversaire, qui savait ne l’avoir point touché, lui offrit la main pour l’aider à se relever. Cette circonstance, au lieu de le calmer, irrita le général, qui fondit à son tour sur son adversaire.

« Mais son adversaire ne rompit pas d’une semelle. Le recevant sur son épée, trois fois le général recula, se trouvant trop engagé, et revint à la charge.

« À la troisième fois, il tomba encore.

« On crut qu’il glissait comme la première fois ; cependant les témoins, voyant qu’il ne se relevait pas, s’approchèrent de lui et tentèrent de le remettre sur ses pieds ; mais celui qui l’avait pris à bras-le-corps sentit sous sa main une chaleur humide. C’était du sang.

« Le général, qui était à peu près évanoui, reprit ses sens.

« — Ah ! dit-il, on m’a dépêché quelque spadassin, quelque maître d’arme de régiment.

« Le président, sans répondre, s’approcha de celui des deux témoins qui tenait la lanterne, et relevant sa manche, il montra son bras percé de deux coups d’épée ; puis, ouvrant son habit et déboutonnant son gilet, il fit voir son flanc entamé par une troisième blessure.

« Cependant il n’avait pas même poussé un soupir.

« Le général d’Épinay entra en agonie et expira cinq minutes après… »


Franz lut ces derniers mots d’une voix si étranglée, qu’à peine on put les entendre ; et après les avoir lus, il s’arrêta, passant sa main sur ses yeux comme pour en chasser un nuage.

Mais, après un instant de silence, il continua :


« Le président remonta l’escalier, après avoir repoussé son épée dans sa canne ; une trace de sang marquait son chemin sur la neige. Il n’était pas encore en haut de l’escalier, qu’il entendit un clapotement sourd dans l’eau : c’était le corps du général que les témoins venaient de précipiter dans la rivière après avoir constaté la mort.

« Le général a donc succombé dans un duel loyal, et non dans un guet-apens, comme on pourrait le dire.

« En foi de quoi nous avons signé le présent pour établir la vérité des faits, de peur qu’un moment n’arrive où quelqu’un des acteurs de cette scène terrible ne se trouve accusé de meurtre avec préméditation ou de forfaiture aux lois de l’honneur.

« Signé : Beauregard, Duchampy
et Lecharpal. »


Quand Franz eut terminé cette lecture si terrible pour un fils, quand Valentine, pâle d’émotion, eut essuyé une larme, quand Villefort, tremblant et blotti dans un coin, eut essayé de conjurer l’orage par des regards suppliants adressés au vieillard implacable.

— Monsieur, dit d’Épinay à Noirtier, puisque vous connaissez cette terrible histoire dans tous ses détails, puisque vous l’avez fait attester par des signatures honorables, puisque enfin vous semblez vous intéresser à moi, quoique votre intérêt ne se soit encore révélé que par la douleur, ne me refusez pas une dernière satisfaction, dites-moi le nom du président du club, que je connaisse enfin celui qui a tué mon pauvre père !

Villefort chercha, comme égaré, le bouton de la porte. Valentine, qui avait compris avant tout le monde la réponse du vieillard, et qui souvent avait remarqué sur son avant-bras la trace de deux coups d’épée, recula d’un pas en arrière.

— Au nom du ciel ! mademoiselle, dit Franz, s’adressant à sa fiancée, joignez-vous à moi, que je sache le nom de cet homme qui m’a fait orphelin à deux ans !

Valentine resta immobile et muette.

— Tenez, monsieur, dit Villefort, croyez-moi, ne prolongez pas cette horrible scène ; les noms d’ailleurs ont été cachés à dessein. Mon père lui-même ne connaît pas ce président, et, s’il le connaît, il ne saurait le dire : les noms propres ne se trouvent pas dans le dictionnaire.

— Oh ! malheur ! s’écria Franz, le seul espoir qui m’a soutenu pendant toute cette lecture et qui m’a donné la force d’aller jusqu’au bout, c’était de connaître au moins le nom de celui qui a tué mon père ! monsieur, monsieur ! s’écria-t-il en se retournant vers Noirtier, au nom du ciel ! faites ce que vous pourrez… arrivez, je vous en supplie, à m’indiquer, à me faire comprendre…

— Oui, répondit Noirtier.

— Ô Mademoiselle, mademoiselle ! s’écria Franz, votre père a fait signe qu’il pouvait m’indiquer… cet homme… Aidez-moi… vous le comprenez… prêtez-moi votre concours.

Noirtier regarda le dictionnaire.

Franz le prit avec un tremblement nerveux, et prononça successivement les lettres de l’alphabet jusqu’à l’M.

À cette lettre, le vieillard fit signe que oui.

— M ? répéta Franz.

Le doigt du jeune homme glissa sur les mots ; mais, à tous les mots, Noirtier répondait par un signe négatif.

Valentine cachait sa tête entre ses mains.

Enfin Franz arriva au mot MOI.

— Oui, fit le vieillard.

— Vous ! s’écria Franz, dont les cheveux se dressèrent sur sa tête ; vous, monsieur Noirtier ! c’est vous qui avez tué mon père ?

— Oui, répondit Noirtier, en fixant sur le jeune homme un majestueux regard.

Franz tomba sans force sur un fauteuil.

Villefort ouvrit la porte et s’enfuit, car l’idée lui venait d’étouffer ce peu d’existence qui restait encore dans le cœur terrible du vieillard.



XIX

LE PROGRÈS DE CAVALCANTI FILS.

Cependant M. Cavalcanti père était parti pour aller reprendre son service, non pas dans l’armée de S. M. l’empereur d’Autriche, mais à la roulette des bains de Lucques, dont il était un des plus assidus courtisans.

Il va sans dire qu’il avait emporté avec la plus scrupuleuse exactitude jusqu’au dernier paul de la somme qui lui avait été allouée pour son voyage, et pour la récompense de la façon majestueuse et solennelle avec laquelle il avait joué son rôle de père.

M. Andrea avait hérité à ce départ de tous les papiers qui constataient qu’il avait bien l’honneur d’être le fils du marquis Bartolomeo et de la marquise Leonora Corsinari.

Il était donc à peu près ancré dans cette société parisienne, si facile à recevoir les étrangers, et à les traiter, non pas d’après ce qu’ils sont, mais d’après ce qu’ils veulent être.

D’ailleurs, que demande-t-on à un jeune homme à Paris ? De parler à peu près sa langue, d’être habillé convenablement, d’être beau joueur et de payer en or.

Il va sans dire qu’on est moins difficile encore pour un étranger que pour un Parisien.

Andrea avait donc pris en une quinzaine de jours une assez belle position : on l’appelait M. le comte, on disait qu’il avait cinquante mille livres de rentes, et on parlait des trésors immenses de monsieur son père, enfouis, disait-on, dans les carrières de Saravezza.

Un savant, devant qui on mentionnait cette dernière circonstance comme un fait, déclara avoir vu les carrières dont il était question, ce qui donna un grand poids à des assertions jusqu’alors flottantes à l’état de doute, et qui dès lors prirent la consistance de la réalité.

On en était là dans ce cercle de la société parisienne où nous avons introduit nos lecteurs, lorsque Monte-Cristo vint un soir faire visite à M. Danglars. M. Danglars était sorti, mais on proposa au comte de l’introduire près de la baronne, qui était visible, ce qu’il accepta.

Ce n’était jamais sans une espèce de tressaillement nerveux que, depuis le dîner d’Auteuil et les événements qui en avaient été la suite, madame Danglars entendait prononcer le nom de Monte-Cristo. Si la présence du comte ne suivait pas le bruit de son nom, la sensation douloureuse devenait plus intense ; si au contraire le comte paraissait, sa figure ouverte, ses yeux brillants, son amabilité, sa galanterie même pour madame Danglars chassaient bientôt jusqu’à la dernière impression de crainte ; il paraissait à la baronne impossible qu’un homme si charmant à la surface pût nourrir contre elle de mauvais desseins ; d’ailleurs, les cœurs les plus corrompus ne peuvent croire au mal qu’en le faisant reposer sur un intérêt quelconque : le mal inutile et sans cause répugne comme une anomalie.

Lorsque Monte-Cristo entra dans le boudoir où nous avons déjà une fois introduit nos lecteurs, et où la baronne suivait d’un œil assez inquiet des dessins que lui passait sa fille après les avoir regardés avec M. Cavalcanti fils, sa présence produisit son effet ordinaire, et ce fut en souriant qu’après avoir été quelque peu bouleversée par son nom la baronne reçut le comte.

Celui-ci, de son côté, embrassa toute la scène d’un coup d’œil.

Près de la baronne, à peu près couchée sur une causeuse, Eugénie se tenait assise, et Cavalcanti debout.

Cavalcanti, habillé de noir comme un héros de Goethe en souliers vernis et en bas de soie blancs à jour, passait une main assez blanche et assez soignée dans ses cheveux blonds, au milieu desquels scintillait un diamant que, malgré les conseils de Monte-Cristo, le vaniteux jeune homme n’avait pu résister au désir de se passer au petit doigt.

Ce mouvement était accompagné de regards assassins lancés sur mademoiselle Danglars, et de soupirs envoyés à la même adresse que les regards.

Mademoiselle Danglars était toujours la même, c’est-à-dire belle, froide et railleuse. Pas un de ces regards, pas un de ces soupirs d’Andrea ne lui échappaient ; on eût dit qu’ils glissaient sur la cuirasse de Minerve, cuirasse que quelques philosophes prétendent recouvrir parfois la poitrine de Sapho.

Eugénie salua froidement le comte, et profita des premières préoccupations de la conversation pour se retirer dans son salon d’études, d’où bientôt deux voix s’exhalant rieuses et bruyantes, mêlées aux premiers accords d’un piano, firent savoir à Monte-Cristo que mademoiselle Danglars venait de préférer, à la sienne et à celle de M. Cavalcanti, la société de mademoiselle Louise d’Armilly, sa maîtresse de chant.

Ce fut alors surtout que, tout en causant avec madame Danglars et en paraissant absorbé par le charme de la conversation, le comte remarqua la sollicitude de M. Andrea Cavalcanti, sa manière d’aller écouter la musique à la porte qu’il n’osait franchir, et de manifester son admiration.

Bientôt le banquier rentra. Son premier regard fut pour Monte-Cristo, c’est vrai, mais le second fut pour Andrea.

Quant à sa femme, il la salua à la façon dont certains maris saluent leur femme, et dont les célibataires ne pourront se faire une idée que lorsqu’on aura publié un code très étendu de la conjugalité.

— Est-ce que ces demoiselles ne vous ont pas invité à faire de la musique avec elles ? demanda Danglars à Andrea.

— Hélas ! non, monsieur, répondit Andrea avec un soupir plus remarquable encore que les autres.

Danglars s’avança aussitôt vers la porte de communication et l’ouvrit.

On vit alors les deux jeunes filles assises sur le même siège, devant le même piano. Elles accompagnaient chacune d’une main, exercice auquel elles s’étaient habituées par fantaisie, et où elles étaient devenues d’une force remarquable.

Mademoiselle d’Armilly, qu’on apercevait alors, formant avec Eugénie, grâce au cadre de la porte, un de ces tableaux vivants comme on en fait souvent en Allemagne, était d’une beauté assez remarquable, ou plutôt d’une gentillesse exquise. C’était une petite femme mince et blonde comme une fée, avec de grands cheveux bouclés tombant sur son cou un peu trop long, comme Pérugin en donne parfois à ses vierges, et des yeux voilés par la fatigue. On disait qu’elle avait la poitrine faible, et que, comme Antonia du Violon de Crémone, elle mourrait un jour en chantant.

Monte-Cristo plongea dans ce gynécée un regard rapide et curieux ; c’était la première fois qu’il voyait mademoiselle d’Armilly, dont si souvent il avait entendu parler dans la maison.

— Eh bien ! demanda le banquier à sa fille, nous sommes donc exclus, nous autres ?

Alors il mena le jeune homme dans le petit salon, et, soit hasard, soit adresse, derrière Andrea la porte fut repoussée de manière à ce que de l’endroit où ils étaient assis, Monte-Cristo et la baronne ne pussent plus rien voir ; mais, comme le banquier avait suivi Andrea, madame Danglars ne parut pas même remarquer cette circonstance.

Bientôt après, le comte entendit la voix d’Andrea résonner aux accords du piano, accompagnant une chanson corse.

Pendant que le comte écoutait en souriant cette chanson qui lui faisait oublier Andrea pour lui rappeler Benedetto, madame Danglars vantait à Monte-Cristo la force d’âme de son mari, qui, le matin encore, avait, dans une faillite milanaise, perdu trois ou quatre cent mille francs.

Et, en effet, l’éloge était mérité ; car, si le comte ne l’eût su par la baronne ou peut-être par un des moyens qu’il avait de tout savoir, la figure du baron ne lui en eût pas dit un mot.

— Bon ! pensa Monte-Cristo, il en est déjà à cacher ce qu’il perd : il y a un mois il s’en vantait.

Puis tout haut :

— Oh ! madame, dit le comte, M. Danglars connaît si bien la Bourse, qu’il rattrapera toujours là ce qu’il pourra perdre ailleurs.

— Je vois que vous partagez l’erreur commune, dit madame Danglars.

— Et quelle est cette erreur ? dit Monte-Cristo.

— C’est que M. Danglars joue, tandis qu’au contraire il ne joue jamais.

— Ah ! oui, c’est vrai, madame, je me rappelle que M. Debray m’a dit… À propos, mais que devient donc M. Debray ? Il y a trois ou quatre jours que je ne l’ai aperçu.

— Et moi aussi, dit madame Danglars avec un aplomb miraculeux. Mais vous avez commencé une phrase qui est restée inachevée.

— Laquelle ?

— M. Debray vous a dit, prétendiez-vous…

— Ah ! c’est vrai ; M. Debray m’a dit que c’était vous qui sacrifiiez au démon du jeu.

— J’ai eu ce goût pendant quelque temps, je l’avoue, dit madame Danglars, mais je ne l’ai plus.

— Et vous avez tort, madame. Eh ! mon Dieu ! les chances de la fortune sont précaires, et si j’étais femme, et que le hasard eût fait de cette femme celle d’un banquier, quelque confiance que j’aie dans le bonheur de mon mari, car en spéculation, vous le savez, tout est bonheur et malheur ; eh bien ! dis-je, quelque confiance que j’aie dans le bonheur de mon mari, je commencerais toujours par m’assurer une fortune indépendante, dussé-je acquérir cette fortune en mettant mes intérêts dans des mains qui lui seraient inconnues.

Madame Danglars rougit malgré elle.

— Tenez, dit Monte-Cristo, comme s’il n’avait rien vu, on parle d’un beau coup qui a été fait hier sur les bons de Naples.

— Je n’en ai pas, dit vivement la baronne, et je n’en ai même jamais eu ; mais, en vérité, c’est assez parler Bourse comme cela, monsieur le comte, nous avons l’air de deux agents de change ; parlons un peu de ces pauvres Villefort, si tourmentés en ce moment par la fatalité.

— Que leur arrive-t-il donc ? demanda Monte-Cristo avec une parfaite naïveté.

— Mais, vous le savez ; après avoir perdu M. de Saint-Méran trois ou quatre jours après son départ, ils viennent de perdre la marquise trois ou quatre jours après son arrivée.

— Ah ! c’est vrai, dit Monte-Cristo, j’ai appris cela ; mais, comme dit Clodius à Hamlet, c’est une loi de la nature : leurs pères étaient morts avant eux, et ils les avaient pleurés ; ils mourront avant leurs fils, et leurs fils les pleureront.

— Mais ce n’est pas le tout.

— Comment ce n’est pas le tout !

— Non ; vous saviez qu’ils allaient marier leur fille…

— À M. Franz d’Épinay… Est-ce que le mariage est manqué ?

— Hier matin, à ce qu’il paraît, Franz leur a rendu leur parole.

— Ah ! vraiment… Et connaît-on les causes de cette rupture ?

— Non.

— Que m’annoncez-vous là, bon Dieu ! madame… et monsieur de Villefort, comment accepte-t-il tous ces malheurs ?

— Comme toujours, en philosophe.

En ce moment, Danglars rentra seul.

— Eh bien ! dit la baronne, vous laissez M. Cavalcanti avec votre fille ?

— Et mademoiselle d’Armilly, dit le banquier, pour qui la prenez-vous donc ?

Puis se retournant vers Monte-Cristo :

— Charmant jeune homme, n’est-ce pas, monsieur le comte, que le prince Cavalcanti ?… Seulement, est-il bien prince ?

— Je n’en réponds pas, dit Monte-Cristo. On m’a présenté son père comme marquis, il serait comte, mais je crois que lui-même n’a pas grande prétention à ce titre.

— Pourquoi ? dit le banquier. S’il est prince, il a tort de ne pas se vanter. Chacun son droit. Je n’aime pas qu’on renie son origine, moi.

— Oh ! vous êtes un démocrate pur, dit Monte-Cristo en souriant.

— Mais, voyez, dit la baronne, à quoi vous vous exposez ; si M. de Morcerf venait par hasard, il trouverait M. Cavalcanti dans une chambre où lui, fiancé d’Eugénie, n’a jamais eu la permission d’entrer.

— Vous faites bien de dire par hasard, reprit le banquier, car, en vérité, on dirait, tant on le voit rarement, que c’est effectivement le hasard qui nous l’amène.

— Enfin, s’il venait, et qu’il trouvât ce jeune homme près de votre fille, il pourrait être mécontent.

— Lui ? oh ! mon Dieu ! vous vous trompez ; M. Albert ne nous fait pas l’honneur d’être jaloux de sa fiancée, il ne l’aime point assez pour cela. D’ailleurs, que m’importe qu’il soit mécontent ou non !

— Cependant, au point où nous en sommes…

— Oui, au point où nous en sommes : voulez-vous le savoir, le point où nous en sommes ? c’est qu’au bal de sa mère, il a dansé une seule fois avec ma fille, que M. Cavalcanti a dansé trois fois avec elle, et qu’il ne l’a même pas remarqué.

— M. le vicomte Albert de Morcerf ! annonça le valet de chambre.

La baronne se leva vivement. Elle allait passer au salon d’étude pour avertir sa fille, quand Danglars l’arrêta par le bras.

— Laissez, dit-il.

Elle le regarda étonnée.

Monte-Cristo feignit de ne pas avoir vu ce jeu de scène.

Albert entra, il était fort beau et fort gai. Il salua la baronne avec aisance, Danglars avec familiarité, Monte-Cristo avec affection ; puis se retournant vers la baronne :

— Voulez-vous me permettre, madame, lui dit-il, de vous demander comment se porte mademoiselle Danglars ?

— Fort bien, monsieur, répondit vivement Danglars ; elle fait en ce moment de la musique dans son petit salon avec M. Cavalcanti.

Albert conserva son air calme et indifférent : peut-être éprouvait-il quelque dépit intérieur ; mais il sentait le regard de Monte-Cristo fixé sur lui.

— M. Cavalcanti a une très belle voix de ténor, dit-il, et mademoiselle Eugénie un magnifique soprano, sans compter qu’elle joue du piano comme Thalberg. Ce doit être un charmant concert.

— Le fait est, dit Danglars, qu’ils s’accordent à merveille.

Albert parut n’avoir pas remarqué cette équivoque, si grossière, cependant, que madame Danglars en rougit.

— Moi aussi, continua le jeune homme, je suis musicien, à ce que disent mes maîtres, du moins ; eh bien ! chose étrange, je n’ai jamais pu encore accorder ma voix avec aucune voix, et avec les voix de soprano surtout encore moins qu’avec les autres.

Danglars eut un petit sourire qui signifiait :

— Mais fâche-toi donc ! Aussi, dit-il, espérant sans doute arriver au but qu’il désirait, le prince et ma fille ont-ils fait hier l’admiration générale. N’étiez-vous pas là hier, monsieur de Morcerf ?

— Quel prince ? demanda Albert.

— Le prince Cavalcanti, reprit Danglars, qui s’obstinait toujours à donner ce titre au jeune homme.

— Ah ! pardon, dit Albert, j’ignorais qu’il fût prince. Ah ! le prince Cavalcanti a chanté hier avec mademoiselle Eugénie ? En vérité, ce devait être ravissant, et je regrette bien vivement de ne pas avoir entendu cela. Mais je n’ai pu me rendre à votre invitation, j’étais forcé d’accompagner madame de Morcerf chez la baronne de Château-Renaud, la mère, où chantaient les Allemands.

Puis, après un silence, et comme s’il n’eût été question de rien :

— Me sera-t-il permis, répéta Morcerf, de présenter mes hommages à mademoiselle Danglars ?

— Oh ! attendez, attendez, je vous en supplie, dit le banquier, en arrêtant le jeune homme ; entendez-vous la délicieuse cavatine, ta, ta, ta, ti, ta, ti, ta, ta ; c’est ravissant, cela va être fini… une seule seconde : parfait ! Bravo ! bravi ! brava !

Et le banquier se mit à applaudir avec frénésie.

— En effet, dit Albert, c’est exquis, et il est impossible de mieux comprendre la musique de son pays que ne le fait le prince Cavalcanti. Vous avez dit prince, n’est-ce pas ? D’ailleurs, s’il n’est pas prince, on le fera prince, c’est facile en Italie. Mais, pour en revenir à nos adorables chanteurs, vous devriez nous faire un plaisir, monsieur Danglars : sans la prévenir qu’il y a là un étranger, vous devriez prier mademoiselle Danglars et M. Cavalcanti de commencer un autre morceau. C’est une chose si délicieuse que de jouir de la musique d’un peu loin, dans une pénombre, sans être vu, sans voir, et, par conséquent, sans gêner le musicien, qui peut ainsi se livrer à tout l’instinct de son génie ou à tout l’élan de son cœur.

Cette fois, Danglars fut démonté par le flegme du jeune homme.

Il prit Monte-Cristo à part.

— Eh bien ! lui dit-il, que dites-vous de notre amoureux ?

— Dame ! il me paraît froid, c’est incontestable ; mais que voulez-vous ? vous êtes engagé !

— Sans doute, je suis engagé, mais de donner ma fille à un homme qui l’aime et non à un homme qui ne l’aime pas. Voyez celui-ci, froid comme un marbre, orgueilleux comme son père ; s’il était riche encore, s’il avait la fortune des Cavalcanti, on passerait par là-dessus. Ma foi, je n’ai pas consulté ma fille ; mais si elle avait bon goût…

— Oh ! dit Monte-Cristo, je ne sais si c’est mon amitié pour lui qui m’aveugle, mais je vous assure, moi, que M. de Morcerf est un jeune homme charmant, là, qui rendra votre fille heureuse et qui arrivera tôt ou tard à quelque chose ; car enfin la position de son père est excellente.

— Hum ! fit Danglars.

— Pourquoi ce doute ?

— Il y a toujours le passé… ce passé obscur.

— Mais le passé du père ne regarde pas le fils.

— Si fait, si fait !

— Voyons, ne vous montez pas la tête ; il y a un mois, vous trouviez excellent de faire ce mariage… Vous comprenez, moi je suis désespéré : c’est chez moi que vous avez vu ce jeune Cavalcanti, que je ne connais pas, je vous le répète.

— Je le connais, moi, dit Danglars, cela suffit.

— Vous le connaissez ? Avez-vous donc pris des renseignements sur lui ? demanda Monte-Cristo.

— Est-il besoin de cela, et à la première vue ne sait-on pas à qui on a affaire ? Il est riche d’abord.

— Je ne l’assure pas.

— Vous répondez pour lui, cependant ?

— De cinquante mille livres, d’une misère.

— Il a une éducation distinguée.

— Hum ! fit à son tour Monte-Cristo.

— Il est musicien.

— Tous les Italiens le sont.

— Tenez, comte, vous n’êtes pas juste pour ce jeune homme.

— Eh bien ! oui, je l’avoue, je vois avec peine que, connaissant vos engagements avec les Morcerf, il vienne ainsi se jeter en travers et abuser de sa fortune.

Danglars se mit à rire.

— Oh ! que vous êtes puritain ! dit-il, mais cela se fait tous les jours dans le monde.

— Vous ne pouvez cependant rompre ainsi, mon cher monsieur Danglars : les Morcerf comptent sur ce mariage.

— Y comptent-ils ?

— Positivement.

— Alors qu’ils s’expliquent. Vous devriez glisser deux mots de cela au père, mon cher comte, vous qui êtes si bien dans la maison.

— Moi ! et où diable avez-vous vu cela ?

— Mais à leur bal, ce me semble. Comment ! la comtesse, la fière Mercédès, la dédaigneuse Catalane, qui daigne à peine ouvrir la bouche à ses plus vieilles connaissances, vous a pris par le bras, est sortie avec vous dans le jardin, a pris les petites allées, et n’a reparu qu’une demi-heure après.

— Ah ! baron, baron, dit Albert, vous nous empêchez d’entendre : pour un mélomane comme vous, quelle barbarie !

— C’est bien, c’est bien, monsieur le railleur, dit Danglars.

Puis se retournant vers Monte-Cristo :

— Vous chargez-vous de lui dire cela, au père ?

— Volontiers, si vous le désirez.

— Mais que pour cette fois cela se fasse d’une manière explicite et définitive ; surtout qu’il me demande ma fille, qu’il fixe une époque, qu’il déclare ses conditions d’argent, enfin que l’on s’entende ou qu’on se brouille ; mais, vous comprenez, plus de délais.

— Eh bien ! la démarche sera faite.

— Je ne vous dirai pas que je l’attends avec plaisir mais enfin je l’attends : un banquier, vous le savez, doit être esclave de sa parole.

Et Danglars poussa un de ces soupirs que poussait Cavalcanti fils une demi-heure auparavant.

— Bravi ! bravo ! brava ! cria Morcerf, parodiant le banquier et applaudissant la fin du morceau.

Danglars commençait à regarder Albert de travers, lorsqu’on vint lui dire deux mots tout bas.

— Je reviens, dit le banquier à Monte-Cristo, attendez-moi, j’aurai peut-être quelque chose à vous dire tout à l’heure.

Et il sortit.

La baronne profita de l’absence de son mari pour repousser la porte du salon d’étude de sa fille, et l’on vit se dresser, comme un ressort, M. Andrea, qui était assis devant le piano avec mademoiselle Eugénie.

Albert salua en souriant mademoiselle Danglars, qui, sans paraître aucunement troublée, lui rendit un salut aussi froid que d’habitude.

Cavalcanti parut évidemment embarrassé ; il salua Morcerf, qui lui rendit son salut de l’air le plus impertinent du monde.

Alors Albert commença de se confondre en éloges sur la voix de mademoiselle Danglars, et sur le regret qu’il éprouvait, d’après ce qu’il venait d’entendre, de n’avoir pas assisté à la soirée de la veille…

Cavalcanti, laissé à lui-même, prit à part Monte-Cristo.

— Voyons, dit madame Danglars, assez de musique et de compliments comme cela, venez prendre le thé.

— Viens, Louise, dit mademoiselle Danglars à son amie.

On passa dans le salon voisin, où effectivement le thé était préparé.

Au moment où l’on commençait à laisser, à la manière anglaise, les cuillers dans les tasses, la porte se rouvrit, et Danglars reparut visiblement fort agité.

Monte-Cristo surtout remarqua cette agitation et interrogea le banquier du regard.

— Eh bien ! dit Danglars, je viens de recevoir mon courrier de Grèce.

— Ah ! ah ! fit le comte, c’est pour cela qu’on vous avait appelé ?

— Oui.

— Comment se porte le roi Othon ? demanda Albert du ton le plus enjoué.

Danglars le regarda de travers sans lui répondre, et Monte-Cristo se détourna pour cacher l’expression de pitié qui venait de paraître sur son visage et qui s’effaça presque aussitôt.

— Nous nous en irons ensemble, n’est-ce pas ? dit Albert au comte.

— Oui, si vous voulez, répondit celui-ci.

Albert ne pouvait rien comprendre à ce regard du banquier ; aussi, se retournant vers Monte-Cristo, qui avait parfaitement compris :

— Avez-vous vu, dit-il, comme il m’a regardé ?

— Oui, répondit le comte ; mais trouvez-vous quelque chose de particulier dans son regard ?

— Je le crois bien ; mais que veut-il dire avec ses nouvelles de Grèce ?

— Comment voulez-vous que je sache cela ?

— Parce qu’à ce que je présume, vous avez des intelligences dans le pays.

Monte-Cristo sourit comme on sourit toujours quand on veut se dispenser de répondre.

— Tenez, dit Albert, le voilà qui s’approche de vous, je vais faire compliment à mademoiselle Danglars sur son camée ; pendant ce temps, le père aura le temps de vous parler.

— Si vous lui faites compliment, faites-lui compliment sur sa voix, au moins, dit Monte-Cristo.

— Non pas, c’est ce que ferait tout le monde.

— Mon cher vicomte, dit Monte-Cristo, vous avez la fatuité de l’impertinence.

Albert s’avança vers Eugénie le sourire sur les lèvres.

Pendant ce temps, Danglars se pencha à l’oreille du comte.

— Vous m’avez donné un excellent conseil, dit-il, et il y a toute une histoire horrible sur ces deux mots : Fernand et Janina.

— Ah ! bah ! fit Monte-Cristo.

— Oui, je vous conterai cela ; mais emmenez le jeune homme : je serais trop embarrassé de rester maintenant avec lui.

— C’est ce que je fais, il m’accompagne ; maintenant, faut-il toujours que je vous envoie le père ?

— Plus que jamais.

— Bien.

Le comte fit un signe à Albert.

Tous deux saluèrent les dames et sortirent : Albert avec un air parfaitement indifférent pour les mépris de mademoiselle Danglars ; Monte-Cristo, en réitérant à madame Danglars ses conseils sur la prudence que doit avoir une femme de banquier d’assurer son avenir.

M. Cavalcanti demeura maître du champ de bataille.



XX

HAYDÉE.

À peine les chevaux du comte avaient-ils tourné l’angle du boulevard, qu’Albert se retourna vers le comte en éclatant d’un rire trop bruyant pour ne pas être un peu forcé.

— Eh bien ! lui dit-il, je vous demanderai, comme le roi Charles IX demandait à Catherine de Médicis après la Saint-Barthélémy : Comment trouvez-vous que j’ai joué mon petit rôle ?

— À quel propos ? demanda Monte-Cristo.

— Mais à propos de l’installation de mon rival chez M. Danglars…

— Quel rival ?

— Pardieu ! quel rival ? votre protégé, M. Andrea Cavalcanti !

— Oh ! pas de mauvaises plaisanteries, vicomte ; je ne protège nullement M. Andrea, du moins près de M. Danglars.

— Et c’est le reproche que je vous ferais si le jeune homme avait besoin de protection. Mais, heureusement pour moi, il peut s’en passer.

— Comment ! vous croyez qu’il fait sa cour ?

— Je vous en réponds : il roule des yeux de soupirant et module des sons d’amoureux ; il aspire à la main de la fière Eugénie. Tiens, je viens de faire un vers ! Parole d’honneur, ce n’est pas de ma faute. N’importe je le répète : Il aspire à la main de la fière Eugénie.

— Qu’importe, si l’on ne pense qu’à vous ?

— Ne dites pas cela, mon cher comte ; on me rudoie des deux côtés.

— Comment, des deux côtés ?

— Sans doute : mademoiselle Eugénie m’a répondu à peine, et mademoiselle d’Armilly, sa confidente, ne m’a pas répondu du tout.

— Oui, mais le père vous adore, dit Monte-Cristo.

— Lui ? mais au contraire, il m’a enfoncé mille poignards dans le cœur ; poignards rentrant dans le manche, il est vrai, poignards de tragédie, mais qu’il croyait bel et bien réels.

— La jalousie indique l’affection.

— Oui, mais je ne suis pas jaloux.

— Il l’est, lui.

— De qui ? de Debray ?

— Non, de vous.

— De moi ? je gage qu’avant huit jours il m’a fermé la porte au nez.

— Vous vous trompez, mon cher vicomte.

— Une preuve ?

— La voulez-vous ?

— Oui.

— Je suis chargé de prier M. le comte de Morcerf de faire une démarche définitive près du baron.

— Par qui ?

— Par le baron lui-même.

— Oh ! dit Albert avec toute la câlinerie dont il était capable, vous ne ferez pas cela, n’est-ce pas, mon cher comte ?

— Vous vous trompez, Albert, je le ferai, puisque j’ai promis.

— Allons, dit Albert avec un soupir, il paraît que vous tenez absolument à me marier.

— Je tiens à être bien avec tout le monde ; mais, à propos de Debray, je ne le vois plus chez la baronne.

— Il y a de la brouille.

— Avec madame ?

— Non, avec monsieur.

— Il s’est donc aperçu de quelque chose ?

— Ah ! la bonne plaisanterie !

— Vous croyez qu’il s’en doutait ? fit Monte-Cristo avec une naïveté charmante.

— Ah çà ! mais, d’où venez-vous donc, mon cher comte ?

— Du Congo, si vous voulez.

— Ce n’est pas d’assez loin encore.

— Est-ce que je connais vos maris parisiens ?

— Eh ! mon cher comte, les maris sont les mêmes partout ; du moment où vous avez étudié l’individu dans un pays quelconque, vous connaissez la race.

— Mais alors quelle cause a pu brouiller Danglars et Debray ? Ils paraissent si bien s’entendre, dit Monte-Cristo avec un renouvellement de naïveté.

— Ah ! voilà ! nous rentrons dans les mystères d’Isis, et je ne suis pas initié. Quand M. Cavalcanti fils sera de la famille, vous lui demanderez cela.

La voiture s’arrêta.

— Nous voilà arrivés, dit Monte-Cristo ; il n’est que dix heures et demie, montez donc.

— Bien volontiers.

— Ma voiture vous conduira.

— Non, merci, mon coupé a dû nous suivre.

— En effet, le voilà, dit Monte-Cristo en sautant à terre.

Tous deux entrèrent dans la maison ; le salon était éclairé, ils y entrèrent.

— Vous allez nous faire du thé, Baptistin, dit Monte-Cristo.

Baptistin sortit sans souffler le mot. Deux secondes après, il reparut avec un plateau tout servi, et qui, comme les collations des pièces féeriques, semblait sortir de terre.

— En vérité, dit Morcerf, ce que j’admire en vous, mon cher comte, ce n’est pas votre richesse, peut-être y a-t-il des gens plus riches que vous ; ce n’est pas votre esprit, Beaumarchais n’en avait pas plus, mais il en avait autant ; c’est votre manière d’être servi, sans qu’on vous réponde un mot, à la minute, à la seconde, comme si l’on devinait, à la manière dont vous sonnez, ce que vous désirez avoir, et comme si ce que vous désirez avoir était toujours tout prêt.

— Ce que vous dites est un peu vrai. On sait mes habitudes. Par exemple, vous allez voir : ne désirez-vous pas faire quelque chose en buvant votre thé ?

— Pardieu, je désire fumer.

Monte-Cristo s’approcha du timbre et frappa un coup.

Au bout d’une seconde, une porte particulière s’ouvrit, et Ali parut avec deux chibouques toutes bourrées d’excellent latakié.

— C’est merveilleux, dit Morcerf.

— Mais, non, c’est tout simple, reprit Monte-Cristo ; Ali sait qu’en prenant le thé ou le café je fume ordinairement : il sait que j’ai demandé le thé, il sait que je suis rentré avec vous, il entend que je l’appelle, il se doute de la cause, et comme il est d’un pays où l’hospitalité s’exerce avec la pipe surtout, au lieu d’une chibouque, il en apporte deux.

— Certainement, c’est une explication comme une autre ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a que vous… Oh ! mais, qu’est-ce que j’entends ?

Et Morcerf s’inclina vers la porte par laquelle entraient effectivement des sons correspondants à ceux d’une guitare.

— Ma foi, mon cher vicomte, vous êtes voué à la musique ce soir ; vous n’échappez au piano de mademoiselle Danglars que pour tomber dans la guzla d’Haydée.

— Haydée ! quel adorable nom ! Il y a donc des femmes qui s’appellent véritablement Haydée autre part que dans les poèmes de lord Byron ?

— Certainement ; Haydée est un nom fort rare en France, mais assez commun en Albanie et en Épire ; c’est comme si vous disiez, par exemple, chasteté, pudeur, innocence ; c’est une espèce de nom de baptême, comme disent vos Parisiens.

— Oh ! que c’est charmant ! dit Albert, comme je voudrais voir nos Françaises s’appeler mademoiselle Bonté, mademoiselle Silence, mademoiselle Charité chrétienne ! Dites donc, si mademoiselle Danglars, au lieu de s’appeler Claire-Marie-Eugénie, comme on la nomme, s’appelait mademoiselle Chasteté-Pudeur-Innocence Danglars, peste, quel effet cela ferait dans une publication de bans !

— Fou ! dit le comte, ne plaisantez pas si haut, Haydée pourrait vous entendre.

— Et elle se fâcherait ?

— Non pas, dit le comte avec son air hautain.

— Elle est bonne personne ? demanda Albert.

— Ce n’est pas bonté, c’est devoir : une esclave ne se fâche pas contre son maître.

— Allons donc ! ne plaisantez pas vous-même. Est-ce qu’il y a encore des esclaves ?

— Sans doute, puisque Haydée est la mienne.

— En effet, vous ne faites rien et vous n’avez rien comme un autre, vous. Esclave de M. le comte de Monte-Cristo ! c’est une position en France. À la façon dont vous remuez l’or, c’est une place qui doit valoir cent mille écus par an.

— Cent mille écus ! la pauvre enfant a possédé plus que cela : elle est venue au monde couchée sur des trésors près desquels ceux des Mille et une Nuits sont bien peu de chose.

— C’est donc vraiment une princesse ?

— Vous l’avez dit, et même une des plus grandes de son pays.

— Je m’en étais douté. Mais comment une grande princesse est-elle devenue esclave ?

— Comment Denys le Tyran est-il devenu maître d’école ? Le hasard de la guerre, mon cher vicomte, le caprice de la fortune.

— Et son nom est un secret ?

— Pour tout le monde oui ; mais pas pour vous, cher vicomte, qui êtes de mes amis, et qui vous tairez, n’est-ce pas, si vous me promettez de vous taire ?

— Oh ! parole d’honneur !

— Vous connaissez l’histoire du pacha de Janina ?

— D’Ali-Tebelin ? sans doute, puisque c’est à son service que mon père a fait fortune.

— C’est vrai, je l’avais oublié.

— Eh bien ! qu’est Haydée à Ali-Tebelin ?

— Sa fille, tout simplement.

— Comment ! la fille d’Ali-Pacha ?

— Et de la belle Vasiliki.

— Et elle est votre esclave ?

— Oh ! mon Dieu, oui.

— Comment cela ?

— Dame ! un jour que je passais sur le marché de Constantinople, je l’ai achetée.

— C’est splendide ! Avec vous, mon cher comte, on ne vit pas, on rêve. Maintenant, écoutez, c’est bien indiscret ce que je vais vous demander là.

— Dites toujours.

— Mais puisque vous sortez avec elle, puisque vous conduisez à l’Opéra…

— Après ?

— Je puis bien me risquer à vous demander cela ?

— Vous pouvez vous risquer à tout me demander.

— Eh bien ! mon cher comte, présentez-moi à votre princesse.

— Volontiers ; mais à deux conditions.

— Je les accepte d’avance.

— La première, c’est que vous ne confierez jamais à personne cette présentation.

— Très bien (Morcerf étendit la main). Je le jure.

— La seconde, c’est que vous ne lui direz pas que votre père a servi le sien.

— Je le jure encore.

— À merveille, vicomte, vous vous rappellerez ces deux serments, n’est-ce pas ?

— Oh ! fit Albert.

— Très bien. Je vous sais homme d’honneur.

Le comte frappa de nouveau sur le timbre ; Ali reparut.

— Préviens Haydée, lui dit-il, que je vais aller prendre le café chez elle, et fais-lui comprendre que je demande la permission de lui présenter un de mes amis.

Ali s’inclina et sortit.

— Ainsi, c’est convenu, pas de questions directes, cher vicomte. Si vous désirez savoir quelque chose, demandez-le à moi, et je le demanderai à elle.

— C’est convenu.

Ali reparut pour la troisième fois et tint la portière soulevée, pour indiquer à son maître et à Albert qu’ils pouvaient passer.

— Entrons, dit Monte-Cristo.

Albert passa une main dans ses cheveux et frisa sa moustache, le comte reprit son chapeau, mit ses gants, et précéda Albert dans l’appartement que gardait, comme une sentinelle avancée, Ali, et que défendaient, comme un poste, les trois femmes de chambre françaises commandées par Myrtho.

Haydée attendait dans la première pièce, qui était le salon, avec de grands yeux dilatés par la surprise ; car c’était la première fois qu’un autre homme que Monte-Cristo pénétrait jusqu’à elle ; elle était assise sur un sofa, dans un angle, les jambes croisées sous elle, et s’était fait, pour ainsi dire, un nid, dans les étoffes de soie rayées et brodées, les plus riches de l’Orient. Près d’elle était l’instrument dont les sons l’avaient dénoncée ; elle était charmante ainsi.

En apercevant Monte-Cristo, elle se souleva avec ce double sourire de fille et d’amante qui n’appartenait qu’à elle ; Monte-Cristo alla à elle et lui tendit sa main, sur laquelle, comme d’habitude, elle appuya ses lèvres.

Albert était resté près de la porte, sous l’empire de cette beauté étrange qu’il voyait pour la première fois, et dont on ne pouvait se faire aucune idée en France.

— Qui m’amènes-tu ? demanda en romaïque la jeune fille à Monte-Cristo ; un frère, un ami, une simple connaissance, ou un ennemi ?

— Un ami, dit Monte-Cristo dans la même langue.

— Son nom ?

— Le comte Albert ; c’est le même que j’ai tiré des mains des bandits, à Rome.

— Dans quelle langue veux-tu que je lui parle ?

Monte-Cristo se retourna vers Albert :

— Savez-vous le grec moderne ? demanda-t-il au jeune homme.

— Hélas ! dit Albert, pas même le grec ancien, mon cher comte ; jamais Homère et Platon n’ont eu de plus pauvre, et j’oserai même dire de plus dédaigneux écolier.

— Alors, dit Haydée, prouvant par la demande qu’elle faisait elle-même qu’elle venait d’entendre la question de Monte-Cristo et la réponse d’Albert, je parlerai en français ou en italien, si toutefois mon seigneur veut que je parle.

Monte-Cristo réfléchit un instant :

— Tu parleras en italien, dit-il.

Puis se tournant vers Albert :

— C’est fâcheux que vous n’entendiez pas le grec moderne ou le grec ancien, qu’Haydée parle tous deux admirablement ; la pauvre enfant va être forcée de vous parler italien, ce qui vous donnera peut-être une fausse idée d’elle.

Il fit un signe à Haydée.

— Sois le bienvenu, ami, qui viens avec mon seigneur et maître, dit la jeune fille en excellent toscan avec ce doux accent romain qui fait la langue du Dante aussi sonore que la langue d’Homère ; Ali ! du café et des pipes !

Et Haydée fit de la main signe à Albert de s’approcher, tandis qu’Ali se retirait pour exécuter les ordres de sa jeune maîtresse.

Monte-Cristo montra à Albert deux pliants, et chacun alla chercher le sien pour l’approcher d’une espèce de guéridon, dont un narguillet faisait le centre, et que chargeaient des fleurs naturelles, des dessins, des albums de musique.

Ali rentra, apportant le café et les chibouques ; quant à M. Baptistin, cette partie de l’appartement lui était interdite.

Albert repoussa la pipe que lui présentait le Nubien.

— Oh ! prenez, prenez, dit Monte-Cristo ; Haydée est presque aussi civilisée qu’une Parisienne : le havane lui est désagréable, parce qu’elle n’aime pas les mauvaises odeurs ; mais le tabac d’Orient est un parfum, vous le savez.

Ali sortit.

Les tasses de café étaient préparées ; seulement on avait, pour Albert, ajouté un sucrier. Monte-Cristo et Haydée prenaient la liqueur arabe à la manière des Arabes, c’est-à-dire sans sucre.

Haydée allongea la main et prit du bout de ses petits doigts roses et effilés la tasse de porcelaine du Japon qu’elle porta à ses lèvres avec le naïf plaisir d’un enfant qui boit ou mange une chose qu’il aime.

En même temps deux femmes entrèrent, portant deux autres plateaux chargés de glaces et de sorbets, qu’elles déposèrent sur deux petites tables destinées à cet usage.

— Mon cher hôte, et vous, signora, dit Albert en italien, excusez ma stupéfaction. Je suis tout étourdi, et c’est assez naturel ; voici que je retrouve l’Orient, l’Orient véritable, non point malheureusement tel que je l’ai vu, mais tel que je l’ai rêvé au sein de Paris ; tout à l’heure j’entendais rouler les omnibus et tinter les sonnettes des marchands de limonade. Ô senora ! que ne sais-je parler le grec, votre conversation, jointe à cet entourage féerique, me composerait une soirée dont je me souviendrais toujours.

— Je parle assez bien l’italien pour parler avec vous, monsieur, dit tranquillement Haydée ; et je ferai de mon mieux, si vous aimez l’Orient, pour que vous le retrouviez ici.

— De quoi puis-je parler ? demanda tout bas Albert à Monte-Cristo.

— Mais de tout ce que vous voudrez : de son pays, de sa jeunesse, de ses souvenirs ; puis, si vous l’aimez mieux, de Rome, de Naples ou de Florence.

— Oh ! dit Albert, ce ne serait pas la peine d’avoir une Grecque devant soi pour lui parler de tout ce dont on parlerait à une Parisienne ; laissez-moi lui parler de l’Orient.

— Faites, mon cher Albert, c’est la conversation qui lui est la plus agréable.

Albert se retourna vers Haydée.

— À quel âge la signora a-t-elle quitté la Grèce ? demanda-t-il.

— À cinq ans, répondit Haydée.

— Et vous vous rappelez votre patrie ? demanda Albert.

— Quand je ferme les yeux, je revois tout ce que j’ai vu. Il y a deux regards : le regard du corps et le regard de l’âme. Le regard du corps peut oublier parfois, mais celui de l’âme se souvient toujours.

— Et quel est le temps le plus loin dont vous puissiez vous souvenir ?

— Je marchais à peine ; ma mère, que l’on appelle Vasiliki (Vasiliki veut dire royale, ajouta la jeune fille en relevant la tête), ma mère me prenait par la main, et, toutes deux couvertes d’un voile, après avoir mis au fond de la bourse tout l’or que nous possédions, nous allions demander l’aumône pour les prisonniers, en disant :

« Celui qui donne aux pauvres prête à l’Éternel[3]. » Puis, quand notre bourse était pleine, nous rentrions au palais, et, sans rien dire à mon père, nous envoyions tout cet argent qu’on nous avait donné, nous prenant pour de pauvres femmes, à l’égoumenos du couvent, qui le répartissait entre les prisonniers.

— Et à cette époque quel âge aviez-vous ?

— Trois ans, dit Haydée.

— Alors, vous vous souvenez de tout ce qui s’est passé autour de vous depuis l’âge de trois ans ?

— De tout.

— Comte, dit tout bas Morcerf à Monte-Cristo, vous devriez permettre à la signora de nous raconter quelque chose de son histoire. Vous m’avez défendu de lui parler de mon père, mais peut-être m’en parlera-t-elle, et vous n’avez pas idée combien je serais heureux d’entendre sortir son nom d’une si jolie bouche.

Monte-Cristo se tourna vers Haydée, et par un signe de sourcil qui lui indiquait d’accorder la plus grande attention à la recommandation qu’il allait lui faire, il lui dit en grec :

Πατρὸς μέν ἄτην, μηδὲ ὄνομα προδότου καὶ προδοσίαν, εἰπὲ ἡμῖν[4].

Haydée poussa un long soupir, et un nuage sombre passa sur son front si pur.

— Que lui dites-vous ? demanda tout bas Morcerf.

— Je lui répète que vous êtes un ami, et qu’elle n’a point à se cacher vis-à-vis de vous.

— Ainsi, dit Albert, ce vieux pèlerinage pour les prisonniers est votre premier souvenir ; quel est l’autre ?

— L’autre ? je me vois sous l’ombre des sycomores, près d’un lac dont j’aperçois encore, à travers le feuillage, le miroir tremblant ; contre le plus vieux et le plus touffu, mon père était assis sur des coussins, et moi, faible enfant, tandis que ma mère était couchée à ses pieds, je jouais avec sa barbe blanche qui descendait sur sa poitrine, et avec le cangiar à la poignée de diamant passé à sa ceinture ; puis, de temps en temps venait à lui un Albanais qui lui disait quelques mots auxquels je ne faisais pas attention, et auxquels il répondait du même son de voix : Tuez ! ou : Faites grâce !

— C’est étrange, dit Albert, d’entendre sortir de pareilles choses de la bouche d’une jeune fille, autre part que sur un théâtre, et en se disant : Ceci n’est point une fiction. Et, demanda Albert, comment, avec cet horizon si poétique, comment, avec ce lointain merveilleux, trouvez-vous la France ?

— Je crois que c’est un beau pays, dit Haydée, mais je vois la France telle qu’elle est, car je la vois avec des yeux de femme, tandis qu’il me semble, au contraire, que mon pays, que je n’ai vu qu’avec des yeux d’enfant, est toujours enveloppé d’un brouillard lumineux ou sombre, selon que mes yeux le font une douce patrie ou un lieu d’amères souffrances.

— Si jeune, signora, dit Albert cédant malgré lui à la puissance de la banalité, comment avez-vous pu souffrir ?

Haydée tourna les yeux vers Monte-Cristo, qui, avec un signe imperceptible, murmura :

Ειπε[5].

— Rien ne compose le fond de l’âme comme les premiers souvenirs, et, à part les deux que je viens de vous dire, tous les souvenirs de ma jeunesse sont tristes.

— Parlez, parlez, signora, dit Albert, je vous jure que je vous écoute avec un inexprimable bonheur.

Haydée sourit tristement.

— Vous voulez donc que je passe à mes autres souvenirs ? dit-elle.

— Je vous en supplie, dit Albert.

— Eh bien ! j’avais quatre ans quand, un soir, je fus réveillée par ma mère. Nous étions au palais de Janina ; elle me prit sur les coussins où je reposais, et, en ouvrant mes yeux, je vis les siens remplis de grosses larmes.

Elle m’emporta sans rien dire.

En la voyant pleurer, j’allais pleurer aussi.

— Silence ! enfant, dit-elle.

Souvent, malgré les consolations ou les menaces maternelles, capricieuse comme tous les enfants, je continuais de pleurer ; mais, cette fois, il y avait dans la voix de ma pauvre mère une telle intonation de terreur, que je me tus à l’instant même.

Elle m’emportait rapidement.

Je vis alors que nous descendions un large escalier ; devant nous, toutes les femmes de ma mère, portant des coffres, des sachets, des objets de parure, des bijoux, des bourses d’or, descendaient le même escalier ou plutôt se précipitaient.

Derrière les femmes venait une garde de vingt hommes, armés de longs fusils et de pistolets, et revêtus de ce costume que vous connaissez en France depuis que la Grèce est redevenue une nation.

Il y avait quelque chose de sinistre, croyez-moi, ajouta Haydée en secouant la tête et en pâlissant à cette seule mémoire, dans cette longue file d’esclaves et de femmes à demi alourdies par le sommeil, ou du moins je me le figurais ainsi, moi, qui peut-être croyais les autres endormis parce que j’étais mal réveillée.

Dans l’escalier couraient des ombres gigantesques que les torches de sapin faisaient trembler aux voûtes.

— Qu’on se hâte ! dit une voix au fond de la galerie.

Cette voix fit courber tout le monde, comme le vent en passant sur la plaine fait courber un champ d’épis.

Moi, elle me fit tressaillir.

Cette voix, c’était celle de mon père.

Il marchait le dernier, revêtu de ses splendides habits, tenant à la main sa carabine que votre empereur lui avait donnée ; et, appuyé sur son favori Sélim, il nous poussait devant lui comme un pasteur fait d’un troupeau éperdu.

Mon père, dit Haydée en relevant la tête, était un homme illustre que l’Europe a connu sous le nom d’Ali-Tebelin, pacha de Janina, et devant lequel la Turquie a tremblé.

Albert, sans savoir pourquoi, frissonna en entendant ces paroles prononcées avec un indéfinissable accent de hauteur et de dignité ; il lui sembla que quelque chose de sombre et d’effrayant rayonnait dans les yeux de la jeune fille, lorsque, pareille à une pythonisse qui évoque un spectre, elle réveilla le souvenir de cette sanglante figure que sa mort terrible fit apparaître gigantesque aux yeux de l’Europe contemporaine.

— Bientôt, continua Haydée, la marche s’arrêta ; nous étions au bas de l’escalier et au bord d’un lac. Ma mère me pressait contre sa poitrine bondissante, et je vis à deux pas derrière nous mon père, qui jetait de tous côtés des regards inquiets.

Devant nous s’étendaient quatre degrés de marbre, et au bas du dernier degré ondulait une barque.

D’où nous étions on voyait se dresser au milieu d’un lac une masse noire ; c’était le kiosque où nous nous rendions.

Ce kiosque me paraissait à une distance considérable, peut-être à cause de l’obscurité.

Nous descendîmes dans la barque. Je me souviens que les rames ne faisaient aucun bruit en touchant l’eau ; je me penchai pour les regarder : elles étaient enveloppées avec les ceintures de nos Palicares.

Il n’y avait, outre les rameurs, dans la barque, que des femmes, mon père, ma mère, Sélim et moi.

Les Palicares étaient restés au bord du lac, agenouillés sur le dernier degré, et se faisant, dans le cas où ils eussent été poursuivis, un rempart des trois autres.

Notre barque allait comme le vent.

— Pourquoi la barque va-t-elle si vite ? demandai-je à ma mère.

— Chut ! mon enfant, dit-elle, c’est que nous fuyons.

Je ne compris pas. Pourquoi mon père fuyait-il, lui le tout-puissant, lui devant qui d’ordinaire fuyaient les autres, lui qui avait pris pour devise :


Ils me haïssent, donc ils me craignent !

En effet, c’était une fuite que mon père opérait sur le lac. Il m’a dit depuis que la garnison du château de Janina, fatiguée d’un long service…

Ici Haydée arrêta son regard expressif sur Monte-Cristo, dont l’œil ne quitta plus ses yeux. La jeune fille continua donc lentement, comme quelqu’un qui invente ou qui supprime.

— Vous disiez, signora, reprit Albert, qui accordait la plus grande attention à ce récit, que la garnison de Janina, fatiguée d’un long service…

— Avait traité avec le séraskier Kourchid, envoyé par le sultan pour s’emparer de mon père ; c’était alors que mon père avait pris la résolution de se retirer, après avoir envoyé au sultan un officier franc, auquel il avait toute confiance, dans l’asile que lui-même s’était préparé depuis longtemps, et qu’il appelait kataphygion, c’est-à-dire son refuge.

— Et cet officier, demanda Albert, vous rappelez-vous son nom, signora ?

Monte-Cristo échangea avec la jeune fille un regard rapide comme un éclair, et qui resta inaperçu de Morcerf.

— Non, dit-elle, je ne me le rappelle pas ; mais peut-être plus tard me le rappellerai-je, et je le dirai.

Albert allait prononcer le nom de son père, lorsque Monte-Cristo leva doucement le doigt en signe de silence ; le jeune homme se rappela son serment et se tut.

— C’était vers ce kiosque que nous voguions.

Un rez-de-chaussée orné d’arabesques, baignant ses terrasses dans l’eau, et un premier étage donnant sur le lac, voici tout ce que le palais offrait de visible aux yeux.

Mais au-dessous du rez-de-chaussée, se prolongeant dans l’île, était un souterrain, vaste caverne où l’on nous conduisit, ma mère, moi et nos femmes, et où gisaient, formant un seul monceau, soixante mille bourses et deux cents tonneaux ; il y avait dans ces bourses vingt-cinq millions en or, et dans les barils trente mille livres de poudre.

Près de ces barils se tenait Sélim, ce favori de mon père dont je vous ai parlé ; il veillait jour et nuit, une lance au bout de laquelle brûlait une mèche allumée à la main ; il avait l’ordre de faire tout sauter, kiosque, gardes, pacha, femmes et or, au premier signe de mon père.

Je me rappelle que nos esclaves, connaissant ce redoutable voisinage, passaient les jours et les nuits à prier, à pleurer, à gémir.

Quant à moi, je vois toujours le jeune soldat au teint pâle et à l’œil noir ; et quand l’ange de la mort descendra vers moi, je suis sûre que je reconnaîtrai Sélim.

Je ne pourrais dire combien de temps nous restâmes ainsi : à cette époque j’ignorais encore ce que c’était que le temps ; quelquefois, mais rarement, mon père nous faisait appeler, ma mère et moi, sur la terrasse du palais ; c’étaient mes heures de plaisir à moi qui ne voyais dans le souterrain que des ombres gémissantes et la lance enflammée de Sélim. Mon père, assis devant une grande ouverture, attachait un regard sombre sur les profondeurs de l’horizon, interrogeant chaque point noir qui apparaissait sur le lac, tandis que ma mère, à demi couchée près de lui, appuyait sa tête sur son épaule, et que moi je me jouais à ses pieds, admirant, avec ces étonnements de l’enfance qui grandissent encore les objets, les escarpements du Pinde, qui se dressait à l’horizon, les châteaux de Janina, sortant blancs et anguleux des eaux bleues du lac, les touffes immenses de verdure noires, attachées comme des lichens aux rocs de la montagne, qui de loin semblaient des mousses, et qui de près sont des sapins gigantesques et des myrtes immenses.

Un matin, mon père nous envoya chercher ; nous le trouvâmes assez calme, mais plus pâle que d’habitude.

— Prends patience, Vasiliki, aujourd’hui tout sera fini ; aujourd’hui arrive le firman du maître, et mon sort sera décidé. Si la grâce est entière, nous retournerons triomphants à Janina ; si la nouvelle est mauvaise, nous fuirons cette nuit.

— Mais s’ils ne nous laissent pas fuir ? dit ma mère.

— Oh ! sois tranquille, répondit Ali en souriant ; Sélim et sa lance allumée me répondent d’eux. Ils voudraient que je fusse mort, mais pas à la condition de mourir avec moi.

Ma mère ne répondit que par des soupirs à ces consolations, qui ne partaient pas du cœur de mon père.

Elle lui prépara l’eau glacée qu’il buvait à chaque instant, car, depuis sa retraite dans le kiosque, il était brûlé par une fièvre ardente ; elle parfuma sa barbe blanche et alluma la chibouque dont quelquefois, pendant des heures entières, il suivait distraitement des yeux la fumée se volatilisant dans l’air.

Tout à coup il fit un mouvement si brusque que je fus saisie de peur.

Puis, sans détourner les yeux du point qui fixait son attention, il demanda sa longue-vue.

Ma mère la lui passa, plus blanche que le stuc contre lequel elle s’appuyait.

Je vis la main de mon père trembler.

— Une barque !… deux !… trois !… murmura mon père ; quatre !…

Et il se leva saisissant ses armes, et versant, je m’en souviens, de la poudre dans le bassinet de ses pistolets.

— Vasiliki, dit-il à ma mère avec un tressaillement visible, voici l’instant qui va décider de nous ; dans une demi-heure nous saurons la réponse du sublime empereur, retire-toi dans le souterrain avec Haydée.

— Je ne veux pas vous quitter, dit Vasiliki ; si vous mourez, mon maître, je veux mourir avec vous.

— Allez près de Sélim, cria mon père.

— Adieu, seigneur ! murmura ma mère, obéissante et pliée en deux comme par l’approche de la mort.

— Emmenez Vasiliki, dit mon père à ses Palicares.

Mais moi, qu’on oubliait, je courus à lui et j’étendis mes mains de son côté ; il me vit, et, se penchant vers moi, il pressa mon front de ses lèvres.

Oh ! ce baiser, ce fut le dernier, et il est là encore sur mon front.

En descendant nous distinguions à travers les treilles de la terrasse les barques qui grandissaient sur le lac, et qui, pareilles naguère à des points noirs, semblaient déjà des oiseaux rasant la surface des ondes.

Pendant ce temps, dans le kiosque, vingt Palicares, assis aux pieds de mon père et cachés par la boiserie, épiaient d’un œil sanglant l’arrivée de ces bateaux, et tenaient prêts leurs longs fusils incrustés de nacre et d’argent : des cartouches en grand nombre étaient semées sur le parquet ; mon père regardait à sa montre et se promenait avec angoisse.

Voilà ce qui me frappa quand je quittai mon père après le dernier baiser que j’eus reçu de lui.

Nous traversâmes, ma mère et moi, le souterrain, Sélim était toujours à son poste ; il nous sourit tristement. Nous allâmes chercher des coussins de l’autre côté de la caverne, et nous vînmes nous asseoir près de Sélim : dans les grands périls, les cœurs dévoués se cherchent, et, tout enfant que j’étais, je sentais instinctivement qu’un grand malheur planait sur nos têtes.

Albert avait souvent entendu raconter, non point par son père, qui n’en parlait jamais, mais par des étrangers, les derniers moments du vizir de Janina ; il avait lu différents récits de sa mort ; mais cette histoire, devenue vivante dans la personne et par la voix de la jeune fille, cet accent vivant et cette lamentable élégie, le pénétraient tout à la fois d’un charme et d’une horreur inexprimables.

Quant à Haydée, toute à ces terribles souvenirs, elle avait cessé un instant de parler ; son front, comme une fleur qui se penche un jour d’orage, s’était incliné sur sa main, et ses yeux, perdus vaguement, semblaient voir encore à l’horizon le Pinde verdoyant et les eaux bleues du lac de Janina, miroir magique qui reflétait le sombre tableau qu’elle esquissait.

Monte-Cristo la regardait avec une indéfinissable expression d’intérêt et de pitié.

— Continue, ma fille, dit le comte en langue romaïque.

Haydée releva le front, comme si les mots sonores que venait de prononcer Monte-Cristo l’eussent tirée d’un rêve, et elle reprit :

— Il était quatre heures du soir ; mais bien que le jour fût pur et brillant au dehors, nous étions, nous, plongés, dans l’ombre du souterrain.

Une seule lueur brillait dans la caverne, pareille à une étoile tremblant au fond d’un ciel noir : c’était la mèche de Sélim. Ma mère était chrétienne, et elle priait.

Sélim répétait de temps en temps ces paroles consacrées :

— Dieu est grand !

Cependant ma mère avait encore quelque espérance. En descendant, elle avait cru reconnaître le Franc qui avait été envoyé à Constantinople, et dans lequel mon père avait toute confiance, car il savait que les soldats du sultan français sont d’ordinaire nobles et généreux. Elle s’avança de quelques pas vers l’escalier et écouta.

— Ils approchent, dit-elle ; pourvu qu’ils apportent la paix et la vie.

— Que crains-tu, Vasiliki ? répondit Sélim avec sa voix si suave et si fière à la fois ; s’ils n’apportent pas la paix, nous leur donnerons la mort.

Et il ravivait la flamme de sa lance avec un geste qui le faisait ressembler au Dionysos de l’antique Crète.

Mais moi, qui étais si enfant et si naïve, j’avais peur de ce courage que je trouvais féroce et insensé, et je m’effrayais de cette mort épouvantable dans l’air et dans la flamme.

Ma mère éprouvait les mêmes impressions, car je la sentais frissonner.

— Mon Dieu ! mon Dieu, maman ! m’écriai-je, est-ce que nous allons mourir ?

Et à ma voix les pleurs et les prières des esclaves redoublèrent.

— Enfant, me dit Vasiliki, Dieu te préserve d’en venir à désirer cette mort que tu crains aujourd’hui !

Puis tout bas :

— Sélim, dit-elle, quel est l’ordre du maître ?

— S’il m’envoie son poignard, c’est que le sultan refuse de le recevoir en grâce, et je mets le feu ; s’il m’envoie son anneau, c’est que le sultan lui pardonne, et je livre la poudrière.

— Ami, reprit ma mère, lorsque l’ordre du maître arrivera, si c’est le poignard qu’il envoie, au lieu de nous tuer toutes deux de cette mort qui nous épouvante, nous te tendrons la gorge et tu nous tueras avec ce poignard.

— Oui, Vasiliki, répondit tranquillement Sélim.

Soudain nous entendîmes comme de grands cris ; nous écoutâmes : c’étaient des cris de joie ; le nom du Franc qui avait été envoyé à Constantinople retentissait répété par nos Palicares ; il était évident qu’il rapportait la réponse du sublime empereur, et que la réponse était favorable.

— Et vous ne vous rappelez pas ce nom ? dit Morcerf tout prêt à aider la mémoire de la narratrice.

Monte-Cristo lui fit un signe.

— Je ne me le rappelle pas, répondit Haydée.

Le bruit redoublait ; des pas plus rapprochés retentirent : on descendait les marches du souterrain.

Sélim apprêta sa lance.

Bientôt une ombre apparut dans le crépuscule bleuâtre que formaient les rayons du jour pénétrant jusqu’à l’entrée du souterrain.

— Qui es-tu ? cria Sélim. Mais, qui que tu sois, ne fais pas un pas de plus.

— Gloire au sultan ! dit l’ombre. Toute grâce est accordée au vizir Ali ; et non seulement il a la vie sauve, mais on lui rend sa fortune et ses biens.

Ma mère poussa un cri de joie et me serra contre son cœur.

— Arrête ! lui dit Sélim, voyant qu’elle s’élançait déjà pour sortir ; tu sais qu’il me faut l’anneau.

— C’est juste, dit ma mère ; et elle tomba à genoux en me soulevant vers le ciel, comme si, en même temps qu’elle priait Dieu pour moi, elle voulait encore me soulever vers lui.

Et, pour la seconde fois, Haydée s’arrêta vaincue par une émotion telle que la sueur coulait de son front pâli, et que sa voix étranglée semblait ne pouvoir franchir son gosier aride.

Monte-Cristo versa un peu d’eau glacée dans un verre, et le lui présenta en disant avec une douceur où perçait une nuance de commandement :

— Du courage, ma fille !

Haydée essuya ses yeux et son front, et continua :

— Pendant ce temps, nos yeux, habitués à l’obscurité, avaient reconnu l’envoyé du pacha : c’était un ami.

Sélim l’avait reconnu ; mais le brave jeune homme ne savait qu’une chose : obéir !

— En quel nom viens-tu ? dit-il.

— Je viens au nom de notre maître, Ali-Tebelin.

— Si tu viens au nom d’Ali, tu sais ce que tu dois me remettre ?

— Oui, dit l’envoyé, et je t’apporte son anneau.

En même temps il éleva sa main au-dessus de sa tête ; mais il était trop loin et il ne faisait pas assez clair pour que Sélim pût, d’où nous étions, distinguer et reconnaître l’objet qu’il lui présentait.

— Je ne vois pas ce que tu tiens, dit Sélim.

— Approche, dit le messager, ou je m’approcherai, moi.

— Ni l’un ni l’autre, répondit le jeune soldat ; dépose à la place où tu es, et sous ce rayon de lumière, l’objet que tu me montres, et retire-toi jusqu’à ce que je l’aie vu.

— Soit, dit le messager.

Et il se retira après avoir déposé le signe de reconnaissance à l’endroit indiqué.

Et notre cœur palpitait ; car l’objet nous paraissait être effectivement un anneau. Seulement, était-ce l’anneau de mon père ?

Sélim, tenant toujours à la main sa mèche enflammée, vint à l’ouverture, s’inclina radieux sous le rayon de lumière et ramassa le signe.

— L’anneau du maître, dit-il en le baisant, c’est bien !

Et renversant la mèche contre terre, il marcha dessus et l’éteignit.

Le messager poussa un cri de joie et frappa dans ses mains. À ce signal, quatre soldats du séraskier Kourchid accoururent, et Sélim tomba percé de cinq coups de poignard. Chacun avait donné le sien.

Et cependant, ivres de leur crime, quoique encore pâles de peur, ils se ruèrent dans le souterrain, cherchant partout s’il y avait du feu, et se roulant sur les sacs d’or.

Pendant ce temps ma mère me saisit entre ses bras, et, agile, bondissant par des sinuosités connues de nous seules, elle arriva jusqu’à un escalier dérobé du kiosque dans lequel régnait un tumulte effrayant.

Les salles basses étaient entièrement peuplées par les Tchodoars de Kourchid, c’est-à-dire par nos ennemis.

Au moment où ma mère allait pousser la petite porte, nous entendîmes retentir, terrible et menaçante, la voix du pacha.

Ma mère colla son œil aux fentes des planches ; une ouverture se trouva par hasard devant le mien, et je regardai.

— Que voulez-vous ? disait mon père à des gens qui tenaient un papier avec des caractères d’or à la main.

— Ce que nous voulons, répondit l’un d’eux, c’est te communiquer la volonté de Sa Hautesse. Vois-tu ce firman ?

— Je le vois, dit mon père.

— Eh bien ! lis ; il demande ta tête.

Mon père poussa un éclat de rire plus effrayant que n’eût été une menace ; il n’avait pas encore cessé, que deux coups de pistolet étaient partis de ses mains et avaient tué deux hommes.

Les Palicares, qui étaient couchés tout autour de mon père la face contre le parquet, se levèrent alors et firent feu ; la chambre se remplit de bruit, de flamme et de fumée.

À l’instant même le feu commença de l’autre côté, et les balles vinrent trouer les planches tout autour de nous.

Oh ! qu’il était beau, qu’il était grand, le vizir Ali-Tebelin, mon père, au milieu des balles, le cimeterre au poing, le visage noir de poudre ! Comme ses ennemis fuyaient !

— Sélim ! Sélim ! criait-il, gardien du feu, fais ton devoir !

— Sélim est mort ! répondit une voix qui semblait sortir des profondeurs du kiosque, et toi, mon seigneur Ali, tu es perdu !

En même temps une détonation sourde se fit entendre, et le plancher vola en éclats tout autour de mon père.

Les Tchodoars tiraient à travers le parquet. Trois ou quatre Palicares tombèrent frappés de bas en haut par des blessures qui leur labouraient tout le corps.

Mon père rugit, enfonça ses doigts par les trous des balles et arracha une planche tout entière.

Mais en même temps, par cette ouverture, vingt coups de feu éclatèrent, et la flamme, sortant comme du cratère d’un volcan, gagna les tentures, qu’elle dévora.

Au milieu de tout cet affreux tumulte, au milieu de ces cris terribles, deux coups plus distincts entre tous, deux cris plus déchirants par-dessus tous les cris, me glacèrent de terreur. Ces deux explosions avaient frappé mortellement mon père, et c’était lui qui avait poussé ces deux cris.

Cependant il était resté debout, cramponné à une fenêtre. Ma mère secouait la porte pour aller mourir avec lui ; mais la porte était fermée en dedans.

Tout autour de lui, les Palicares se tordaient dans les convulsions de l’agonie ; deux ou trois, qui étaient sans blessures ou blessés légèrement, s’élancèrent par les fenêtres. En même temps, le plancher tout entier craqua brisé en dessous. Mon père tomba sur un genou ; en même temps vingt bras s’allongèrent, armés de sabres, de pistolets, de poignards, vingt coups frappèrent à la fois un seul homme, et mon père disparut dans un tourbillon de feu, attisé par ces démons rugissants comme si l’enfer se fût ouvert sous ses pieds.

Je me sentis rouler à terre : c’était ma mère qui s’abîmait évanouie.

Haydée laissa tomber ses deux bras en poussant un gémissement et en regardant le comte comme pour lui demander s’il était satisfait de son obéissance.

Le comte se leva, vint à elle, lui prit la main et lui dit en romaïque :

— Repose-toi, chère enfant, et reprends courage en songeant qu’il y a un Dieu qui punit les traîtres.

— Voilà une épouvantable histoire, comte, dit Albert tout effrayé de la pâleur d’Haydée, et je me reproche maintenant d’avoir été si cruellement indiscret.

— Ce n’est rien, répondit Monte-Cristo. Puis posant sa main sur la tête de la jeune fille :

— Haydée, continua-t-il, est une femme courageuse, elle a quelquefois trouvé du soulagement dans le récit de ses douleurs.

— Parce que, mon seigneur, dit vivement la jeune fille, parce que mes douleurs me rappellent tes bienfaits.

Albert la regarda avec curiosité, car elle n’avait point encore raconté ce qu’il désirait le plus savoir, c’est-à-dire comment elle était devenue l’esclave du comte.

Haydée vit à la fois dans les regards du comte et dans ceux d’Albert le même désir exprimé.

Elle continua :

— Quand ma mère reprit ses sens, dit-elle, nous étions devant le séraskier.

— Tuez-moi, dit-elle, mais épargnez l’honneur de la veuve d’Ali.

— Ce n’est point à moi qu’il faut t’adresser, dit Kourchid.

— À qui donc ?

— C’est à ton nouveau maître.

— Quel est-il ?

— Le voici.

Et Kourchid nous montra un de ceux qui avaient le plus contribué à la mort de mon père, continua la jeune fille avec une colère sombre.

— Alors, demanda Albert, vous devîntes la propriété de cet homme ?

— Non, répondit Haydée ; il n’osa nous garder, il nous vendit à des marchands d’esclaves qui allaient à Constantinople. Nous traversâmes la Grèce, et nous arrivâmes mourantes à la porte impériale, encombrée de curieux qui s’ouvraient pour nous laisser passer, quand tout à coup ma mère suit des yeux la direction de leurs regards, jette un cri et tombe en me montrant une tête au-dessus de cette porte.

Au-dessous de cette tête étaient écrits ces mots :

« Celle-ci est la tête d’Ali-Tebelin, pacha de Janina. »

J’essayai, en pleurant, de relever ma mère : elle était morte !

Je fus menée au bazar ; un riche Arménien m’acheta, me fit instruire, me donna des maîtres, et quand j’eus treize ans me vendit au sultan Mahmoud.

— Auquel, dit Monte-Cristo, je la rachetai, comme je vous l’ai dit, Albert, pour cette émeraude pareille à celle où je mets mes pastilles de hatchis.

— Oh ! tu es bon, tu es grand, mon seigneur, dit Haydée en baisant la main de Monte-Cristo, et je suis bien heureuse de t’appartenir.

Albert était resté tout étourdi de ce qu’il venait d’entendre.

— Achevez donc votre tasse de café, lui dit le comte ; l’histoire est finie.


fin du quatrième volume
TABLE
DU QUATRIÈME VOLUME


Pages.
I. 
M. Noirtier de Villefort 
 1
II. 
Le testament 
 13
Le télégraphe 
 24
IV. 
Le moyen de délivrer un jardinier des loirs qui mangent ses pêches 
 37
V. 
Les fantômes 
 51
VI. 
Le dîner 
 63
Le mendiant 
 77
Scène conjugale 
 90
IX. 
Projets de mariage 
 104
X. 
Le cabinet du procureur du roi 
 118
XI. 
Un bal d’été 
 134
Les informations 
 145
Le bal 
 159
Le pain et le sel 
 172
XV. 
Madame de Saint-Méran 
 178
La promesse 
 195
Le caveau de la famille Villefort 
 234
Le procès-verbal 
 248
Les progrès de Cavalcanti fils 
 264
XX. 
Haydée 
 280



  1. Brucea ferruginea.
  2. Argent et sainteté
    Moitié de la moitié

  3. Proverbes xix.
  4. Mot à mot : « De ton père le sort, mais pas le nom du traître, ni la trahison, raconte-nous. »
  5. Raconte.