Le Comte de Montlosier et les Théories constitutionnelles à la constituante

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Le Comte de Montlosier et les Théories constitutionnelles à la constituante
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 6 (p. 850-875).
LE
COMTE DE MONTLOSIER

LES THEORIES CONSTITUTIONNELLES A LA CONSTITUANTE
D'APRES DES PAPIERS INEDITS.

C’est le propre de la révolution française depuis quatre-vingts ans d’être sans cesse interrogée. Les uns lui demandent raison de leurs mécomptes ; d’autres y puisent d’indomptables espérances, tous reconnaissent qu’elle porte encore dans ses flancs l’avenir de notre pays. Les controverses qu’elle inspire ne sont pas moins passionnées aujourd’hui qu’au lendemain même de 93. Il est surtout un problème que plus d’un honnête esprit se pose encore : quel changement se fût produit dans nos destinées, si au moment même de l’ouverture des états-généraux le roi avait apporté une constitution libérale, s’il avait consenti à ces concessions inévitables, telles que la permanence du corps législatif divisé en deux chambres, la responsabilité des ministres, la suppression des privilèges en matière d’impôts, et surtout l’abolition des derniers vestiges du régime féodal ? Ce plan de constitution que Necker, malgré ses aspirations, n’avait ni précisé ni même exposé, — quelques hommes, mûrs pour la vie publique, à la fois supérieurs et inférieurs à leur temps, le formulèrent, le définirent à la tribune. Leur histoire a été racontée avec une sympathique éloquence. Qui ne connaît leurs noms ? Ils n’eurent ni l’ardeur que communique la certitude du succès, ni la flexibilité que devrait donner la modération. Leurs contemporains les appelèrent les monarchiens ; eux se donnèrent le titre d’impartiaux, beau titre que l’on ne peut guère porter en pleine tempête civile. Lorsque le 8 septembre 1789 499 voix contre 89 eurent rejeté leur projet de constitution, lorsqu’après eux Mirabeau eut emporté dans son cercueil les combinaisons à l’aide desquelles il entendait unir la royauté et la démocratie, un dernier groupe, celui des constitutionnels, Barnave, Lameth, Lafayette, Duport, Le Chapelier, tentèrent à leur tour, comme l’a dit le plus éloquent d’entre eux, de terminer la révolution.

Mais combien à cette heure-là, au moment du départ de Varennes, en juin 1791, y avait-il d’esprits disposés à rechercher les côtés impolitiques de la nouvelle constitution et à les faire disparaître ? L’assemblée était usée et avait perdu tout crédit ; la nation n’était plus divisée qu’en deux camps, ceux qui, à aucun prix, ne voulaient de l’ancien régime, et ceux qui le rêvaient encore. Le terrain de la révision, sur lequel Barnave et ses amis tendirent la main à Malouet et à Clermont-Tonnerre, s’affaissa brusquement. Les constitutionnels s’aperçurent qu’ils ne représentaient qu’une opinion, et qu’ils n’avaient pas derrière eux un parti. Les instincts inaltérables de la race française s’étaient fait jour peu à peu ; ils étaient montés à la surface, comme une source qui s’est infiltrée dans tout le sol et qui finit par le recouvrir.

La royauté absolue, par la direction qu’elle avait imposée à notre histoire, les légistes, par l’ébranlement qu’ils avaient donné aux droits féodaux, les lettrés et les philosophes, par la hardiesse qu’ils avaient inspirée à l’esprit public, les physiocrates, par le mépris du passé qu’ils avaient encouragé, tous en un mot, à des degrés divers, avaient formé ou précipité l’irrésistible courant démocratique. Aux yeux de Mirabeau et de ceux qui prirent une part active aux événemens dans ces mois de juin, juillet, août 1789, si décisifs et si instructifs, le plus difficile était l’abolition des privilèges et l’établissement de l’égalité. Le système politique qui devait protéger le nouvel ordre de choses ne viendrait qu’après et paraissait plus facile à organiser ; c’est en cela que de nobles esprits se trompèrent. Dans cet échec des idées constitutionnelles, telles que les entendaient alors les partisans des deux chambres, à qui revient la plus lourde part de responsabilité ? — Il n’y a pas d’hésitation possible. De l’aveu des témoins les plus modérés, de l’aveu de Toulongeon, du marquis de Ferrières, de Mme de Staël, ce sont les classes privilégiées qui, augmentant les antipathies avouées de la cour pour toute modification aux formes de gouvernement, furent les plus opposées à toute pensée libérale. Croyant fermement que le nouvel ordre de choses ne subsisterait pas, elles hâtaient et la ruine de la monarchie et leur propre ruine. A cette conduite insensée, elles joignaient, dit Mme de Staël, une certaine fatuité aristocratique dont on ne peut avoir l’idée nulle part ailleurs qu’en France, un mélange de frivolité dans les manières et de pédanterie dans les opinions, le tout réuni au plus complet dédain pour les lumières et pour le travail.

Un autre témoin aussi véridique peut être consulté avec intérêt ; nous voulons parler du comte de Montlosier, membre du côté droit, royaliste ardent, amené un jour par la raison à s’associer aux pensées et aux espérances de Malouet et de Mallet Du Pan. Devenu pair de France, Montlosier publia en 1832 deux volumes de ses Mémoires ; mais il a laissé prêts à être publiés deux autres volumes inédits, dans lesquels, grâce à l’obligeante communication de son petit-fils, nous avons pu abondamment puiser.


I

Montlosier ne fut envoyé à l’assemblée nationale qu’au mois de septembre 1789. MM. de Laqueuille, de La Rouzière et de Maçon, députés de la noblesse d’Auvergne, avaient donné leur démission après la prise de la Bastille ; il fallait les remplacer. Leurs électeurs étaient irrités de cette défection : sur 300 gentilshommes que la convocation précédente avait réunis, il en était arrivé à peine 80. C’étaient les plus ardens. Montlosier parla avec autorité dans cette réunion, raconta en termes émouvans les derniers événemens de Paris, et parvint à ne point faire accepter les démissions offertes ; mais, comme des suppléans étaient à nommer, il fut élu le premier. À la fin d’août, une lettre du marquis de La Rouzière le prévint de sa retraite et l’invitait à venir le remplacer immédiatement.

Il était déjà connu au sein de la grande assemblée dans laquelle il entrait. Vers la fin d’avril 1789, il avait quitté l’Auvergne afin d’assister à l’ouverture des états-généraux. Lancé dans le plus grand monde par ses relations, il avait fréquenté les hommes du jour ; il avait causé longuement avec Sieyès et dîné chez Necker. C’est là qu’il vit pour la première fois un étrange solliciteur, qui ne lui eût peut-être pas pardonné ce souvenir. Montlosier était accoudé à la cheminée quand un homme maigre, qu’on prit pour un prêtre, s’approcha humblement de Mme Necker et lui demanda une place d’économe dans un des hôpitaux qu’elle dirigeait ; ce solliciteur n’était rien moins qu’un membre du tiers, député d’Arras, appelé Maximilien de Robespierre. — En rentrant dans ses montagnes d’Auvergne, après trois mois de séjour soit à Paris, soit à Versailles, Montlosier emportait des idées très nettes de la situation. Il pensait dès le mois de juillet que le tiers-état ne voulait de la liberté que pour établir l’égalité, et que son unique souci était la suppression des classes privilégiées. Il s’était aperçu que la majeure partie du clergé ne songeait qu’à échapper aux événemens, et que la noblesse ne s’intéressait au fond qu’à sa conservation ; enfin la cour semblait à Montlosier ne savoir plus où se diriger. On ne cessait autour du roi et de la reine de déplorer la faute que l’on avait commise en convoquant les états ; à chaque moment, on s’occupait de s’en débarrasser pour revenir au régime des parlemens, combiné avec celui des lettres de cachet. Le retour à la royauté absolue, d’après la majeure partie de la haute société française, pouvait seul la préserver et la sauver. Quant à l’armée, Montlosier put aisément apprécier les dispositions qui régnaient parmi ses chefs. Lors du rassemblement des troupes par la cour en juin, il logeait à côté du maréchal de Broglie ; il le voyait étudier avec ses aides-de-camp le plan des environs de Paris. Passant un jour sur la terrasse du château de Versailles, le comte d’Espinchal, son compatriote ; qui gesticulait au milieu d’un groupe d’officiers, l’aperçoit et l’appelle. Ces messieurs s’entretenaient du plaisir qu’ils auraient bientôt à jeter par la fenêtre toute la pretintaille des états-généraux ; ils ajoutaient : Ils nous en ont bien fait, mais cette fois nous avons aiguisé nos couteaux.

Telles étaient les observations qui s’étaient gravées déjà dans l’esprit de Montlosier quand il vint s’asseoir sur les bancs du côté droit comme député de la sénéchaussée de Riom. Il avait trente-cinq ans. C’était une des natures les plus originales et les plus bigarrées qu’on pût rencontrer. Chateaubriand, son ami, a tracé de lui un portrait à demi bienveillant qui est dans tous les souvenirs. Ils s’étaient trouvés à Londres, émigrés tous les deux, dans leurs jours de misère et de rêverie ardente. Mme Lindsay, la dernière des Ninon, l’Ellénore d’Adolphe, réunissait chez elle quelques Français de mérite. C’est là que commença la liaison de René et de Montlosier. L’esquisse que le grand artiste nous a laissée, quelque étincelante qu’elle soit, ne donne cependant pas tous les traits de cette singulière et énergique figure.

Né le 16 avril 1755, à Clermont en Auvergne, il était le douzième enfant de sa famille ; mais ses frères et sœurs, qui l’avaient précédé, avaient peu vécu. Un seul frère, dont l’âge se rapprochait du sien, avait été élevé presque avec lui ; il l’aima avec passion. Nous n’avons plus l’idée de l’indépendance d’éducation qui existait dans certaines familles de province au XVIIIe siècle. A quatorze ans, Montlosier avait fini ses études classiques chez les moines augustins, qui avaient succédé aux jésuites dans la direction du collège de Clermont. Sa mère, qui surveillait avec soin son instruction, l’avait ensuite placé chez les sulpiciens pour faire sa théologie ; il y resta deux ans. Dévoré par la fièvre du savoir, il suivait à dix-huit ans des leçons d’anatomie à l’Hôtel-Dieu. Ces études ne lui suffisant pas encore, il se faisait enseigner le droit public par un moine irlandais, confesseur de sa famille. La journée n’étant pas assez longue pour ses travaux, il se levait à trois heures du matin. Quelque multipliées que fussent ses occupations, il cherchait toujours à y ajouter.

Pendant un hiver d’une de ses années d’incubation, deux de ses oncles, l’un venu récemment de Sorbonne, grand théologien, l’autre appartenant aux jésuites, se trouvaient dans la maison paternelle ; on disputait à table avec acharnement sur la grâce, le concile de Trente et l’infaillibilité du pape. Quand le débat s’échauffait, c’était le jeune étudiant de dix-huit ans qui était appelé en arbitrage ; il se faisait répéter les textes et rendait ensuite ses décisions, de vive voix ou par écrit, aussi gravement, dit-il, qu’un synode. Le souffle du siècle traversant toutes ces discussions, il se jeta à corps perdu dans Voltaire, dans Rousseau, dans Diderot, apprenant l’Examen impartial de l’abbé Morellet, et ajoutant à ces lectures celle de Bayle et du Système de la nature. Ces connaissances un peu confuses donnaient cependant du mouvement à son esprit.

Les instances du frère qu’il chérissait le décidèrent à aller dans le monde ; on lui avait donné un maître d’armes et un maître de danse : ainsi préparé, on le présenta à M. l’intendant et à Mme l’intendante. Il eut de bonne heure son premier duel. Rien donc ne lui manquait ; mais durant cette vie mondaine, chaque soir avant de sortir il lisait à sa mère une page de son livre favori, les Sermons de Bourdaloue. C’est ainsi que s’éleva Montlosier. A vingt ans, il était investi de la confiance de toute sa famille, et allait de temps à autre à Paris. Il courait alors les théâtres et recherchait les célébrités ; il rendait visite à Franklin, qui lui donnait envie de passer en Amérique, il voyait d’Alembert, il causait avec Lavoisier, il assistait à l’apothéose de Voltaire le soir de la première représentation d’Irène.

Un moment vint où le jeune mondain voulut vivre dans ses montagnes et y mourir. C’était à la suite des premiers troubles du cœur. Le voilà avec la même opiniâtreté apprenant l’agriculture, tout entier aux soins des prairies, à la culture des terres, à l’administration d’une grande ferme. Il se marie à vingt-cinq ans, pour ne point déranger ses goûts, avec une veuve plus âgée que lui, mais propriétaire d’un domaine voisin. Alors s’écoulèrent plusieurs années dans une solitude presque complète ; c’est durant ces hivers, où les neiges l’emprisonnaient, qu’il réunit tous les matériaux qui servirent plus tard à ses diverses publications. Il composa un Essai sur l’origine des fiefs, livre qu’il fondit dans son autre ouvrage de la Monarchie française. Sa femme étant morte après sept ans de mariage, il retrempa son énergie dans des études d’un autre genre. La nature des montagnes volcaniques d’Auvergne et les curieuses recherches de MM. de Malesherbes, Guessard et de Saussure avaient vivement frappé l’imagination de Montlosier. Encouragé par quelques amis, piqué aussi par le désir de la contradiction, il fit paraître en janvier 1789 sa Théorie des volcans d’Auvergne.

C’était donc bien par la curiosité un esprit du XVIIIe siècle ; il en était même par ses singularités et ses manies. Il alla jusqu’à s’engouer de Mesmer ; que dis-je ? comme Bergasse et d’Éprémesnil, il devint un fervent adepte du magnétisme. Pendant son exil en Angleterre, il ne résista pas au désir de donner quelques consultations, et il a écrit et imprimé que le magnétisme avait été pour lui à beaucoup d’égards une source de lumières. Enfin il manquerait une nuance à ce caractère si original et si complexe, si nous ne rappelions que, chrétien convaincu, ayant prononcé à la constituante une des plus belles paroles qu’elle ait jamais entendues, Montlosier était, par l’indépendance de sa conscience, du pays des Arnaud, de Domat et de Pascal, en tout point le futur auteur du célèbre Mémoire à consulter, qui fit tant de bruit sous la restauration. Tel était le collègue de Malouet, de Lafayette, de Gauthier de Biauzat, comme lui députés d’Auvergne à l’assemblée nationale. Quand il y vint siéger, les théories constitutionnelles empruntées aux institutions anglaises venaient de subir un échec complet.

Grâce aux physiocrates, on était assez éclairé en France sur les questions d’administration ; mais la science politique était à peu près nulle. Montesquieu avait dit que « les ministres de son temps ne connaissaient pas plus l’Angleterre qu’un enfant de six mois. » Depuis la mort de ce grand homme, qui donc à la cour songeait à jeter les yeux au-delà de la Manche ? Qui donc, à la veille de la convocation des états-généraux, avait des idées précises sur le rôle qu’ils avaient à remplir ? On n’est pas sûr que ce beau monde ait lu et compris les cahiers des bailliages. Les mémoires du temps nous l’apprennent, l’apparition de l’Esprit des lois en 1748 avait été un événement moins politique que littéraire. Le livre de Delolme sur la Constitution d’Angleterre, publié en 1771, était estimé de nos voisins avant d’être connu en France. Toutefois depuis dix ans un profond changement s’était opéré dans la bourgeoisie. On s’était mis à étudier les chapitres VI et XXVII des livres IX et XIX de l’Esprit des lois. Mallet Du Pan en 1788 publiait dans le Mercure des articles qui étaient un exposé substantiel de la constitution anglaise. Résultat d’efforts longuement accumulés, cette constitution ne saisissait pas les imaginations françaises, enthousiastes, pleines d’idéal, amoureuses en politique de métaphysique et d’abstraction. Rousseau répondait autrement aux passions indéterminées de l’époque. Pleins d’une confiance inébranlable dans la raison humaine, élevés par la philosophie de leur temps, rentiers, négocians, médecins, avocats, dédaignaient toutes les règles qui n’étaient pas simples et ne juraient que par le Contrat social. Malouet raconte que l’assemblée électorale d’Auvergne fut assez orageuse pour lui donner un véritable regret d’y être venu. Il fut sur le point de donner sa démission quand il vit de petits bourgeois, des praticiens, sans aucune instruction sur les affaires publiques, citant Rousseau, déclamant avec véhémence contre la tyrannie et les abus, proposant chacun une constitution. Un fait a du reste beaucoup frappé ceux qui ont pu observer nos anciennes mœurs provinciales : c’est la quantité de bibliothèques particulières existant à la fin du dernier siècle. Il y avait bien peu de familles aisées qui ne possédassent pas l’Encyclopédie, les œuvres de Voltaire, de Jean-Jacques, de Montesquieu, de Buffon. La bourgeoisie de province était plus éclairée il y a cent ans qu’elle ne l’est aujourd’hui ; il ne lui manquait que la qualité de ceux qui ne sont plus jeunes, l’expérience, dont Joubert dit qu’elle corrompt encore plus qu’elle n’instruit.

Un grand événement venait de donner un appui formidable aux théories démocratiques, nous voulons parler de la fondation de la république des États-Unis. La déclaration de 1776 avait eu un long retentissement. Les articles de Mallet Du Pan ne purent détourner le courant. La constitution anglaise dans son intégrité eut pourtant quelques autres défenseurs. Mounier, lui aussi, avant de siéger à la constituante, avait pensé que l’organisation du parlement d’Angleterre était le meilleur modèle qu’il fût possible de suivre en France. Necker, dans son livre de la Révolution française, déclare qu’admirateur de la constitution anglaise, tout son désir était que les états-généraux voulussent s’en approcher. Avant les élections, Malouet, prévoyant l’avenir, l’avait supplié de tout combiner dans le conseil du roi et de n’ouvrir les états qu’avec une constitution. Prières inutiles ! eût-on triomphé même des irrésolutions de Necker, la cour ne se serait pas prêtée à ses projets.

La correspondance si curieuse de Marie-Thérèse avec Marie-Antoinette ne laisse sur les intrigues et les pièges de ce monde de courtisans, au début du règne, aucune illusion. Leurs fautes, depuis l’avènement de Joseph II, n’avaient fait que s’accumuler. Quoique les ministres et Necker eussent la direction ostensible des affaires, ils n’en avaient pas la direction effective. D’autres conseillers étaient regardés comme plus amis, comme plus dévoués, et offraient la solidarité de pertes communes. L’éducation superficielle qu’avait reçue notre aristocratie ne lui faisait voir dans le gouvernement britannique ni la grandeur de la chambre des lords, ni ce beau rôle qu’avaient joué les barons anglais stipulant les droits des communes conjointement avec les leurs. Ayant toujours au contraire combattu les droits du tiers-état quand il les avait réclamés, ne voyant dans le roi que le successeur de Louis XIV, la noblesse française n’était frappée que des limites imposées à l’exercice de l’autorité royale en Angleterre. Louis XVI à ses yeux avait plus de puissance que George III ; on ne devait pas l’affaiblir. Au surplus la cour regardait comme un axiome l’impossibilité d’une constitution libre dans un état grand comme la France. La situation insulaire des Anglais était citée sans cesse comme étant le seul préservatif contre les efforts des autres monarchies, jalouses des avantages attachés à la liberté et en même temps effrayées de ses exemples. Les états-généraux s’ouvrirent donc sans un programme politique.

Qui ne sait par cœur l’histoire de ces mois de mai et de juin 1789 ? Rien qu’à relire dans les mémoires les plus hostiles le récit de cette lutte entre les privilégiés et les communes, on est convaincu que c’est la dernière et que la victoire sera définitive. Qui ne connaît les mots de Sieyès, les apostrophes de Mirabeau ? Qui n’a prêté dans son cœur, avec le malheureux Bailly, l’immortel serment du Jeu de paume ? On sent comme un souffle qui soulève les feuillets du livre quand on l’ouvre à ces dates glorieuses. Tous les députés du tiers, graves, recueillis, jeunes la plupart, furent, jusqu’après la séance royale du 23 juin, unanimes dans leurs résolutions ; mais un esprit judicieux pouvait dès ce jour-là prévoir que la cause de la monarchie constitutionnelle était menacée ; le 14 juillet elle fut en péril, le 6 octobre elle fut perdue. Quelques députés étaient dès lors d’avis de se borner à poser les bases indiquées par les cahiers et de remettre la constitution à des jours moins orageux. La majorité ne pensa pas ainsi, et, jugeant avec raison qu’un projet pareil ne pouvait être préparé que par un très petit nombre de personnes, elle nomma un comité de huit membres, composé de Lally-Tollendal, Clermont-Tonnerre, Mounier, Talleyrand, Sieyès, Bergasse, Le Chapelier et l’archevêque de Bordeaux, de Cicé ; sauf quatre ou cinq noms tels que Mirabeau, Thouret, Duport, Barnave, Malouet, il n’y eut jamais d’hommes plus éclairés. Les opinions qui dominaient dans le comité étaient celles des monarchiens. Qui ne s’est demandé pourquoi elles ne purent triompher dans l’assemblée ? Le comte de Montlosier nous aidera dans cet examen.


II

Les cahiers servirent de base au travail du comité. Presque unanimes pour s’expliquer sur certains principes, ils avaient été ou divergens ou muets sur la plupart des questions politiques. M. de Clermont-Tonnerre en fit le dépouillement et le soumit à l’assemblée nationale ; tous les problèmes à débattre furent par lui posés. Jamais constitution ne fut plus discutée, par pièces et par morceaux, que celle de 1791. Chaque jour amenait des motions, des interruptions, des incidens ; ajoutez-y le goût des généralités, défaut naturel à notre race, et vous vous expliquerez les lenteurs de l’élaboration. Il fallait pourtant aborder les questions délicates ; c’est alors qu’on put s’apercevoir de quel pas hardi avait marché la révolution depuis trois mois. Necker, qui revenait de son court exil de juillet, raconte que sur sa route il fut frappé des changemens que peu de jours avaient opérés dans les esprits et des rapides progrès de l’exaltation. La majorité du comité de constitution ne songeait plus aux institutions anglaises ; la démocratie était entrée dans la place de manière à ne pouvoir plus en être chassée.

Plusieurs systèmes furent débattus par les commissaires. Tous se ressemblaient sur un point, c’est qu’il ne s’agissait plus de représenter spécialement les deux premiers ordres, de créer pour les privilégiés une sorte de chambre des seigneurs, dont on ferait partie par droit de naissance ou en vertu de son titre. La majorité du comité, quelles que fussent les divergences dans les détails, ne s’inspirait que de ce principe, la division du pouvoir législatif, afin de mieux assurer la maturité des délibérations, afin de ne pas créer des conflits entre le pouvoir royal et une assemblée unique, puissante, nombreuse, par cela même passionnée. Tous ceux aussi qui étaient partisans des deux chambres reconnaissaient la nécessité de l’élection pour la première comme pour la seconde chambre. Le Chapelier représentait dans ce comité le groupe des Constitutionnels. Dans les premières semaines de la révolution, ils eussent voté la dualité du corps législatif. Lafayette, qui avait vu les États-Unis, dans une première ferveur de démocratie, commettre l’erreur de l’unité de chambre, l’avouer ensuite et la réparer, resta fidèle (ses mémoires en font foi) au principe de la division de la représentation nationale. Des motifs spécieux et tirés des circonstances devaient, au moment du vote, déterminer la majeure partie des constitutionnels à regarder comme vraie la théorie de Rabaut Saint-Étienne : la nation est une, en conséquence sa représentation doit être une. On sait la teneur du projet de constitution : le gouvernement était monarchique, il se composait des représentans, d’un sénat et du roi, la chambre des représentans était élue par les citoyens, il n’y avait plus de séparation des ordres, le sénat se composait de Français de toutes les classes, l’âge de trente-cinq ans et une propriété d’une valeur déterminée donnaient l’éligibilité à cette magistrature, dont les membres étaient nommés à vie. La première nomination devait être faite par les assemblées provinciales ou par les députés, avec la simple ratification du roi ; dans la suite, le roi choisirait parmi les candidats que lui présenteraient les députés ou les provinces. Il pouvait proroger et même dissoudre le corps législatif ; mais dans ce dernier cas il devait faire procéder à de nouvelles élections sans délai. Enfin le roi n’exerçait le pouvoir législatif que par l’acceptation ou le refus de ratifier les lois. Telles étaient les dispositions principales du projet. Qui eût espéré le 5 mai 1789 qu’une pareille constitution serait présentée ? et qui eût pensé aussi que quelques mois après elle serait repoussée et impossible ?

Ce fut le 2 août 1789 que s’ouvrirent les débats. La question de savoir s’il y aurait une déclaration de droits et si on la décréterait d’abord se présenta. Après trois jours de lutte, la parole de Barnave entraîna les irrésolus, et il fut décidé que la déclaration serait votée avant l’acte constitutionnel. Les dispositions du côté droit étaient profondément hostiles à toute réforme politique. La noblesse de province était encore plus intraitable que les grands seigneurs. Tandis que les Noailles, les Grillon, les Montmorency, les Larochefoucauld, les d’Aiguillon, se sentaient gagnés par l’ivresse généreuse du sacrifice et l’amour de la patrie, la grande masse des nouveaux anoblis, de ceux qui n’avaient pas eu d’aïeux tués ou blessés sur nos champs de bataille historiques, n’entendaient pas qu’il y eût de conciliation. Ils commençaient à ne plus écouter, riaient, parlaient haut. Comme ils ne tendaient qu’à jeter la défaveur sur les opérations de l’assemblée, ils sortaient de la salle, lorsque le président posait la question, invitant les députés de leur parti à les suivre, ou, s’ils demeuraient, leur criant de ne point délibérer.

Tous les membres du côté gauche, même Robespierre, votèrent par acclamation, le 28 août, que le gouvernement français était monarchique. Quand on voulut préciser la nature de cette monarchie, un mot d’un député presque inconnu, Wimpfen, eut en ce temps-là. un immense succès. « Le gouvernement de la France, s’écria-t-il, est une démocratie royale, » mot qui en disait plus long que des discours et qui caractérisait avec sincérité les sentimens confus et les idées contradictoires qui agitaient alors le tiers. En même temps qu’elle voulait un roi, l’assemblée était bien résolue à ne le faire régner que sur une seule classe de citoyens. La haine inextinguible que le paysan surtout portait à l’ancien régime montait de jour en jour dans l’âme de la bourgeoisie ; elle s’aiguisait aux frottemens incessans de la vanité. Le spectacle quotidien de l’attitude de la noblesse, le langage de ses journaux, poussaient le tiers à étendre la révolution au-delà du but qu’il s’était proposé.

Trois questions, tenant les unes aux autres et cependant distinctes entre elles, se mêlèrent dans la discussion : le veto royal, la permanence du corps législatif et sa division. Les grandes luttes oratoires entre les partisans du veto absolu et ceux du veto suspensif, entre Mirabeau, Malouet et Thouret d’une part, Barnave et Péthion de l’autre, sont célèbres. Le droit de veto parut à tous les publicistes la question importante pour la couronne. Était-il plus facile d’exercer un veto suspensif que d’exercer un veto absolu ? Mounier ne le pensait pas ; il trouvait que le danger était le même. Lorsqu’une assemblée qui proposait une loi attacherait un grand prix à ses résolutions et qu’elle serait secondée par l’opinion publique, le veto suspensif ne produirait-il pas autant d’inconvéniens que le veto absolu ? Il ne blesserait pas moins l’amour-propre du corps législatif, et Mounier ajoutait ces paroles profondes : « quand on connaît le peuple, on connaît combien ses volontés sont impétueuses, et que le moment présent ou très prochain est le seul qui frappe ses regards. Ce qu’il peut attendre six mois, il peut l’attendre toujours. »

C’était sur le terrain des deux chambres que les passions avaient pris rendez-vous. L’abbé Maury et le côté droit ne cessaient de répéter : « Si nous établissions deux chambres, la constitution pourrait se maintenir. » L’irritation s’accroissait par cette résistance opiniâtre des deux premiers ordres. De plus en plus la cour poussait le roi à commettre la faute grave de quitter le rôle du chef de la nation pour se montrer le défenseur de l’aristocratie. La création d’une chambre haute et surtout la prévision des élémens dont elle se composerait excitaient dès lors au plus haut degré les préventions des députés du tiers. Ces préventions, la noblesse aurait pu seule les faire cesser en déclarant par la bouche de ses orateurs qu’elle ne voulait pas revenir à un passé pour toujours détruit. Elle ne le fit pas, et, de même que la cour avait rejeté la constitution anglaise, la noblesse repoussa la chambre des pairs. C’est ainsi que le comité de constitution vit le 9 septembre 1789 rejeter à une majorité écrasante son système de la division en deux chambres avec l’élection à la base. On peut lire dans les Mémoires de Ferrières les détails de cette orageuse séance. Mounier et ses amis passèrent de banc en banc pour relever les défaillances, mais ils ne purent triompher des méfiances des uns et des injures des autres. « Aucun de nous, a écrit Rabaut Saint-Etienne, ne voyait précisément ce que serait cette chambre haute et ce qu’il serait. » Le 11 septembre, le projet du comité recevait un nouvel échec ; 673 voix contre 325 n’accordèrent que le veto suspensif. Mounier, Lally, Bergasse et Clermont-Tonnerre donnèrent leur démission de membres du comité de constitution.

Quand Montlosier prit place à l’assemblée à la fin de ce même mois, il y avait donc un grand déplacement dans toutes les espérances. Simple spectateur, il avait quitté Versailles le 14 juillet, et, en y retournant comme député, il ne reconnaissait plus les personnages. Ce fut bien autre chose après les journées des 5 et 6 octobre. Dès le lendemain, 100 membres du côté droit s’étaient réunis pour aviser sur la situation. Mounier et Lally étaient d’avis de quitter immédiatement l’assemblée ; Malouet au contraire combattit la retraite. Montlosier, nouveau-venu, adopta la première opinion en y mettant la réserve que cette résolution aurait assez de voix pour entraîner la dissolution de l’assemblée. Mounier et Lally persistèrent dans leur avis sans admettre de réserves ; le lendemain, ils partirent après avoir donné leur démission.

Cet exemple n’ayant pas trouvé d’imitateurs, Montlosier se mêla activement aux travaux législatifs. Les relations qu’il contracta d’abord furent loin de le rendre favorable aux monarchiens. Il vivait familièrement avec le vicomte de Mirabeau, le baron de Menou et Cazalès, et il nous a fait connaître ces trois, personnages par des côtés nouveaux. Le vicomte de Mirabeau, Mirabeau-Tonneau, comme on l’appelait, avait de l’esprit, du courage, mais aucune instruction et encore moins de bon sens. Dans les premiers temps de leur amitié, il emmenait fréquemment Montlosier dîner avec lui au Palais-Royal. Ce fut bientôt un prétexte à attroupemens autour du restaurant ; il fallut en changer. Quelques amis s’étant joints à eux, ils avaient fondé des dîners réguliers sous le titre de Salon français ; le lieu de réunion était dans le voisinage d’un marché. Un jour tout le marché se met en rumeur et vient assaillir la maison ; le vicomte de Mirabeau était au comble de la joie, il faisait déjà des préparatifs d’attaque et de défense, il avait mis ses amis en rang, et on lui obéissait machinalement. « La même chose nous était arrivée, ajoute Montlosier, à une précédente assemblée que nous avions eue aux Capucins. Comme il était question des intérêts du clergé, nous avions principalement de vieux abbés et de vieux évêques. Le peuple étant entré dans le jardin et nous ayant lancé des pierres à travers les vitres, nous nous levâmes de surprise. Le vicomte de Mirabeau aussitôt de suivre la ligne en criant : Alignement, alignement, messieurs ! Voilà le cardinal de La Rochefoucauld et les autres évêques de s’aligner en effet. Je me retenais, mais je ne pouvais m’empêcher d’éclater de rire. Notre lapidation aux Capucins eut peu de suite ; celle qui nous menaçait près du marché pouvait en avoir davantage. Tandis que le vicomte de Mirabeau faisait ses dispositions tacticiennes, je trouvais plus sûr d’envoyer chercher- M. Bailly ; notre retraite me paraissait difficile. M. Bailly vint aussitôt ; il nous conseilla par prudence d’abandonner nos réunions. » Le baron de Menou était célèbre par son esprit d’à-propos ; c’est lui qui, lors de l’incident occasionné par l’arrestation à Moret des tantes du roi partant pour l’émigration, monta à la tribune et dit : « En vérité, messieurs, l’Europe sera bien étonnée d’apprendre que l’assemblée nationale s’est occupée pendant quatre heures du départ de deux dames qui aiment mieux entendre la messe à Rome qu’à Paris. » L’assemblée s’était mise à rire et avait passé à l’ordre du jour. Quant à Cazalès, personne ne l’a mieux connu dans ses replis les plus cachés quelle comte de Montlosier. C’est lui qui a mis en pleine lumière tout un côté de la vie publique du grand orateur royaliste. Quand la foule le suivait dans les places et dans les rues, Cazalès, s’arrêtant devant les groupes, se laissait entourer et causait familièrement sur les affaires du temps ; la foule l’écoutait alors avec une grande attention, quelquefois on l’interrogeait, il répondait aussi sérieusement que s’il eût été avec des hommes d’état. Ensuite il les quittait en les saluant jusqu’à terre. Un jour, aux Tuileries, on s’avisa de l’insulter. « Prenez garde, leur dit-il, quand je ne serai plus député, vous ferez de moi ce que vous voudrez, je serai alors, comme tel d’entre vous, un pauvre b… ; mais aujourd’hui, comme député, je suis l’homme de la nation. Je lui dois la protection de mes conseils, elle me doit celle de sa force. Citoyens, vous aimez la liberté, l’assemblée qui est là en donne des leçons ; moi j’en suis un exemple. La preuve que je suis un homme libre, c’est que je ne pense pas comme vous et que j’ose vous le dire. » En prononçant ces paroles, Cazalès relevait de temps en temps sa culotte, qui tombait sur ses genoux. Au-dessus de sa large poitrine toute débraillée, sa figure s’animait, ses yeux étincelaient, toute sa personne était imposante. Ce tableau, que nous empruntons à la plume de Montlosier, ne manque certainement pas de grandeur et de relief.

Ni le baron de Menou, ni le vicomte de Mirabeau, ni même Cazalès, bien qu’il l’eût tutoyé dès le premier moment, ne furent cependant ses amis intimes. Celui qu’il aima le plus dans l’assemblée, celui qu’il aima le plus dans l’exil, celui dont il a écrit en apprenant sa mort : « J’ai perdu la moitié de ma vie, » c’est Malouet. Montlosier avait eu contre son compatriote des préventions défavorables. Malouet, — et c’est son honneur, — avait soutenu avec entraînement le doublement du tiers et le vote par tête ; il avait avec enthousiasme donné son adhésion au serment du Jeu de paume. Montlosier partageait alors toutes les passions de la noblesse, et il avait gardé rancune à Malouet. Il lui trouvait en outre peu de talent à la tribune. Peu à peu cependant il avait mieux vu les choses et jugé plus équitablement les personnes. « J’avais pu, écrit-il, m’apercevoir dans quelques circonstances que derrière la modération de ton, derrière le calme apparent de Malouet, il y avait un grand fonds de chaleur et d’énergie. » Les antipathies disparaissaient donc lorsqu’un événement qui fait apprécier le caractère de Montlosier lia ces deux hommes pour jamais. Dans les premiers mois de 1790, les députés de la province d’Auvergne étaient réunis pour fixer la limite des nouveaux départemens. Une contestation s’éleva entre un député du côté gauche, M. Huguet, et Montlosier. Le témoignage de Malouet fut invoqué. « Votre Malouet, dit M. Huguet, n’est qu’un intrigant. » Montlosier relève le mot. De là provocation, menace et duel. Le combat fut long et opiniâtre ; à la fin, Montlosier porta à son adversaire un coup d’épée au bas-ventre, qui le perça de part en part. Il tomba sur le coup. La blessure ne fut pas mortelle.

Malouet n’oublia pas cet acte de courage ; mais il n’était pas homme à donner son amitié sans essayer d’y ajouter le plus grand charme, la communauté des idées. Le terrain était depuis quelque temps préparé. Montlosier ne fréquentait pas la cour ; il déclare même dans ses mémoires que, pendant tout le temps de l’assemblée constituante, il n’a vu ni la famille royale, ni aucun des ministres. Dès le début, le côté droit lui fit pitié ; son esprit vigoureux lui avait montré bien vite l’impuissance de la digue et l’impétuosité du flot. Il constate quelque part l’ivresse qui s’était emparée de tous ceux qui avaient pris une part active à la révolution ; il remarque que toute la jeunesse sortie des écoles, ardente, ambitieuse, sentait qu’elle avait devant elle toutes les places, toutes les fortunes, toute la puissance désormais attachée au mérite et à la constitution d’un grand état. Dans son dernier séjour en Auvergne, il avait déjà pu constater que la population des campagnes, dès le mois de juillet, ne payait plus ni dîmes ni censives, et ne craignait rien tant que le retour des anciens seigneurs. Avec la perspective de la vente des biens du clergé, les capitalistes et les créanciers de l’état avaient reçu des garanties de leurs créances et voulaient les conserver. La bourgeoisie de son côté était heureuse d’avoir à sa disposition les grades dans la garde nationale et de se voir délivrée surtout de la prééminence de la noblesse. Montlosier était frappé de tous ces faits, de ce spectacle d’une société nouvelle n’ayant plus qu’une seule préoccupation, celle de perdre les biens qu’elle venait d’acquérir. Il faut le reconnaître, répondait-il un jour à d’Éprémesnil, qui pensait que tout cela finirait par un bon arrêt du parlement, « le grand obstacle au retour de ce qui était jadis n’est pas dans les opinions, il est dans les intérêts. » Un exemple lui avait complètement dessillé les yeux : à l’une des séances du soir, le 18 juin 1790, à la suite de la motion de Lameth, relative à la suppression du monument de la place des Victoires, un député du midi, Lambel, avait demandé l’abolition de la noblesse héréditaire. Cette proposition, appuyée par La Fayette, Matthieu de Montmorency et Saint-Fargeau, allait être mise aux voix. Le côté droit était surpris : il avait dans ses rangs un certain nombre de membres du tiers qui, dans toutes les questions touchant à la religion, au clergé et à la monarchie, avaient l’habitude de voter avec lui. Dès qu’il fut question de la suppression des titres, ils s’enfuirent vers le côté gauche. Montlosier en retenait un, qu’il connaissait plus particulièrement, par le pan de l’habit. Le morceau faillit lui demeurer dans la main. « Je ne suis pas pour la noblesse, » lui cria-t-il, — et le décret fut voté. C’est un de ceux qui ont causé le plus de joie en France et le plus affermi la révolution. Cette observation est précisément de Montlosier, qui voulait retenir son collègue du tiers-état obéissant à l’instinct de toute sa race. Montlosier n’aima jamais la démocratie. Devenu partisan des deux chambres, grâce à l’influence insinuante de Malouet, il se séparait de lui en maintenant la division des ordres. Partisan de la constitution anglaise, s’il eût voté le 9 septembre pour la dualité du corps législatif, il se fût réservé de discuter la composition de la seconde chambre et ses attributions.

Ce n’est pas à la tribune qu’il put d’ailleurs exposer ses convictions. Bien qu’il y ait paru plusieurs fois, on ne peut le citer comme orateur ; vainement l’abbé Maury lui avait indiqué sa méthode pour le devenir. Montlosier ne voulut pas cultiver ses dons naturels. « Si j’avais vu, répondait-il, dans l’ordre nouveau quelque chose d’établi, si, comme en Angleterre, j’avais trouvé devant moi une forme d’assemblée délibérante, liée à un système régulier d’institutions, j’aurais eu une perspective de service, un avenir d’utilité auquel j’aurais pu m’attacher ; mais pour moi seulement, pour une petite réputation de quelques jours, pour de petits succès de salon, jamais je n’aurais pu, comme Maury ou comme Cazalès, m’imposer une telle tâche. » Un jour cependant il trouva sa voie. L’assemblée avait commis la faute de se mêler des affaires de la conscience et de décréter une constitution civile du clergé. Elle avait enjoint aux ecclésiastiques en exercice de prêter publiquement le serment à cette loi. Les membres du clergé qui étaient députés n’en étaient pas exempts. Une séance fut désignée pour l’accomplissement de cette mesure ; on fut obligé d’y renoncer. Les premiers appelés, l’évêque d’Agen, un curé de son diocèse, l’abbé Fournès, un autre du diocèse de Cambrai, prononcèrent de telles paroles pour motiver leur refus, que l’assemblée crut devoir charger le comité ecclésiastique de présenter dans le plus bref délai un projet d’instruction à l’effet de prévenir des alarmes et des troubles inévitables. Les journaux rapportent que Montlosier demanda avec dérision qu’on adjoignît à ce comité deux protestans, Rabaut Saint-Etienne et Barnave, et, comme on lui prêtait attention, il ajouta : « Je ne crois pas, quoi qu’on puisse faire, qu’on parvienne à forcer les évêques à quitter leurs sièges. Si on les chasse de leur palais, ils se retireront dans la cabane du pauvre qu’ils ont nourri ; si on leur ôte leur croix d’or, ils prendront une croix de bois. C’est une croix de bois qui a sauvé le monde. »

Pendant quelques minutes, la tumultueuse assemblée garda le silence. Ces éloquentes paroles, la postérité les a consacrées ; elles mériteront d’être rappelées tant que vivra le nom de Montlosier. Elles sont gravées sur la pierre de son tombeau. L’auteur du Mémoire à consulter repose sous les vieux cyprès de Randanne, dans cette terre des volcans qu’il avait fertilisée.


III

Cependant l’assemblée continuait, sans beaucoup de méthode, d’ajouter au premier chapitre constitutionnel des chapitres nouveaux. Se défiant de plus en plus des intentions de la cour, elle glissait sur la pente qui devait bientôt l’amener à concentrer entre ses mains tous les pouvoirs. Les agens du gouvernement, qui répondaient de tout, ne pouvaient plus agir sur rien. Le ministère avait à peine un huissier à sa nomination. Montlosier voulut éclairer le côté droit. Prévoyant le départ de Louis XVI, il fit paraître vers le milieu de 1790, sous le titre un peu prétentieux d’Essai sur l’art de constituer les peuples, un examen des opérations constitutionnelles de l’assemblée. L’ouvrage avait été composé avec la coopération de Bergasse ; c’était un vrai plan de constitution : une seconde édition fut publiée en 1791. Montlosier critiquait vivement la marche de l’assemblée. Son point de départ est le respect de toutes les inégalités, soit de naissance, soit de titres ou d’honneur. On devait, d’après lui, enter sur ce vieux rameau les futures institutions libérales. Défenseur de la noblesse, il la plaçait dans la chambre haute et reprenait quelques-unes des vieilles idées de Mounier. Expliquant ensuite les origines de la révolution française, il constatait l’influence de la république américaine sur le développement des sentimens d’égalité et de liberté ; il faisait remarquer (et M. de Tocqueville lui a emprunté cette observation) que par les assemblées des notables, par l’institution des assemblées provinciales, toutes les habitudes avaient été dérangées. Les essais de réforme, incomplets, toujours interrompus, avaient depuis l’avènement de Louis XVI irrité la fièvre publique. La nation n’était plus d’aplomb dans aucune de ses parties ; un dernier coup avait donc pu la mettre en branle. Toutes les voix demandaient la restitution du droit qu’ont les hommes vivant en société de n’obéir qu’aux lois qu’ils auraient faites, et de ne payer que les subsides qu’ils auraient consentis. Montlosier reconnaissait donc la nécessité de la révolution. Après en avoir énuméré les bienfaits, il accepte l’égalité proportionnelle des impôts et des charges, l’admission de tous les citoyens aux emplois et aux dignités, la périodicité et la continuité des assemblées délibérantes, la suppression des prisons d’état, des lettres de cachet et de toutes les anciennes traces du régime absolu. Il voit le despotisme renaître derrière l’anarchie et les excès populaires ; il croit que, dans l’intérêt de la liberté, il faut maintenir comme autant de barrières les privilèges des provinces, les prérogatives de la noblesse, l’autorité des parlemens. « L’inconséquence et la frivolité de la nation, dit-il, ne sont pas, comme on le croit, une chose qui lui soit naturelle, qui dépende de son climat ou de quelque autre cause particulière et permanente ; elle provient de l’inconséquence même, de la versatilité de tout ce qui existait, versatilité accompagnée de je ne sais quelle dignité qui faisait qu’on se portait à trouver les choses merveilleuses, parce qu’on n’osait les croire absurdes. Je ne sais quel honneur s’était substitué à la vertu, le bon goût avait usurpé l’empire des mœurs, le bon ton celui de la société, un talent tenait lieu de toutes les qualités ; l’ennui était devenu le premier des maux, le pédantisme le premier des vices. Donnez une bonne constitution à ce peuple, il deviendra fort. Mettez de l’ordre dans son gouvernement, et vous en mettrez dans ses idées. Le peuple français, dit-on, est peu sage, donc il ne lui faut pas de liberté, — et moi, je réponds : Donc il lui faut de la liberté pour qu’il devienne sage. »

C’est ainsi que s’exprimait Montlosier en pleine révolution, — aristocrate et libéral, vrai baron de la grande charte, critiquant les principes qui avaient servi de fondement à la Déclaration des droits de l’homme, mêlant à tout cela ses idées sur l’origine de la noblesse et des possessions féodales, parlant avec respect de l’institution de la religion, mais excluant le clergé de tout rôle politique, insistant sur la division des pouvoirs, et en même temps sur la création d’une chambre haute où siégerait une pairie héréditaire, — écrivain de plus de force que d’élégance, de plus d’originalité que d’élévation, entraînant dans son cours rapide et tourmenté du sable et des cailloux. Necker, à qui il donna son livre, s’y reconnut, et Burke le félicita ; mais Necker et Burke ne connaissaient que la société distinguée de Paris. Montlosier avait trop vécu en agriculteur dans les montagnes d’Auvergne, il n’avait pas été assez hobereau pour juger des haines farouches ; il ne sentait pas encore que l’explosion soudaine à laquelle il assistait n’était que le complément d’une œuvre de dix siècles, et que la base même du mouvement était l’égalité des conditions.

Cet essai constitutionnel provoqua une vive colère dans la droite. Le principal sujet d’irritation était la question des deux chambres. Le parti aristocratique flétrissait ce système, parce qu’il lui reprochait d’avoir causé la défection de la minorité de la noblesse et de donner à une partie de l’aristocratie, au détriment de l’autre, l’espérance de la pairie. Une occasion du reste allait s’offrir pour juger du peu de progrès des idées libérales.

Les feuillans, autrement dit les constitutionnels, étaient appelés à tenter le dernier effort pour le maintien de la royauté. Après la mort de Mirabeau, à la suite d’une visite que M. de Montmorin avait faite de la part du roi à Alexandre de Lameth, il avait été convenu qu’il y aurait une révision de la constitution. Dans cette révision, qui devait être principalement confiée à Thouret, à Duport, à Beaumetz et à Barnave, le roi aurait repris une partie de son autorité et de ses pouvoirs. L’ordre public devait être établi sur de nouvelles bases. — Le parti constitutionnel s’était séparé du club des jacobins, qu’il avait fondé. A propos du projet de loi sur l’organisation du corps législatif, Duport commença la lutte. Il n’est point permis d’oublier ces mémorables paroles : « tout s’est fait jusqu’à ces derniers momens comme il devait se passer, et je ne voudrais retrancher de notre révolution que d’inutiles cruautés qui la défigurent ; mais il n’est personne parmi nous qui, dans sa conscience, n’ait pensé que la pente des esprits, si utile à l’établissement de la liberté, ne devait être favorisée que jusqu’au moment où elle-même cesserait de favoriser les véritables idées de liberté et d’un gouvernement sage. Ce moment est-il venu ? Je le pense. » — Et Duport, doutant que ses concitoyens eussent des notions justes sur la liberté, la définissait ainsi : « la liberté est la limite des droits de chacun, limite posée par la justice, exprimée par la loi, défendue par la force publique. » Déjà dans l’assemblée et surtout hors de l’assemblée, tout un parti commençait à penser que la révolution devait avoir pour dénoûment la république. Duport y faisait allusion quand il disait dans ce même discours : « D’autres font répandre que les principes d’égalité et de liberté seraient plus religieusement observés sous une autre forme de gouvernement. En vain dira-t-on que leur projet est ridicule. Est-ce parce que les choses sont déraisonnables qu’elles sont impossibles ? »

Les constitutionnels, prenant alors pour base l’égalité et l’unité de la représentation nationale, crurent qu’ils pourraient fonder en 1791 ce qu’ils appelaient la royauté démocratique. La fuite de Varennes vint rendre leur œuvre impraticable. Le côté droit persévérait plus que jamais dans son opiniâtre résistance. Nous en voyons la preuve dans deux publications de Montlosier à cette date. La première était intitulée Nécessité d’une contre-révolution. Montlosier ne voulait-il pas qu’on revînt aux vœux exprimés par les cahiers de bailliages ? Duport dénonça cette brochure à la tribune. Dénonciation inutile ! que pouvaient produire des propositions pareilles ? Bien que, peu de jours après, Montlosier eût fait imprimer les Moyens de contre-révolution, ses moyens n’étaient pas plus réalisables, et lui-même reconnut que sa dernière brochure eut peu de succès. Essayer, comme il le proposait, de reconstituer la force publique, la mettre à la disposition du roi, faire une ligue de tous les propriétaires, c’était, dans l’état où se trouvait la France, autant de rêves puérils. Les plans si nombreux que l’on proposait alors ne valaient pas ceux de, Mirabeau, et Mirabeau n’était ni debout, ni au pouvoir, pour les faire exécuter.

Réviser la constitution, tel était le cri poussé par les politiques. Le comité de révision, en majeure partie composé des constitutionnels, s’était réuni au comité de constitution, dans lequel, étaient entrés, à la place des démissionnaires, Thouret, Target, Rabaut Saint-Étienne et Desmeunier ; Malouet et Clermont-Tonnerre entretenaient les espérances. « Osez, osez, leur disaient-ils, sachez confesser vos erreurs et les réparer. Vous voulez effacer quelques taches, il s’agit de corriger des difformités. » C’était surtout avec Barnave que Malouet aimait à s’entretenir. Le jeune député du Dauphiné avait beaucoup vieilli depuis quelques mois. Son désir, comme celui qu’avait exprimé Lafayette en février 1791, était de finir vite et bien la révolution.

Le départ du roi pouvait-il le permettre ? On n’ose croire aux folles espérances que ce départ fit naître dans le côté droit. Un de ses organes, le Journal de la Cour et de la Ville, imprima le matin même cette note : « Ceux qui voudront être compris dans l’amnistie du prince de Condé peuvent se faire inscrire à notre bureau d’ici au mois d’août. Nous n’en excepterons que cent cinquante personnes dont nous donnerons incessamment le nom et le signalement. » Tandis que la nouvelle de l’arrestation de Louis XVI et de sa famille rejetait la noblesse dans son obstination, elle unissait plus complètement les constitutionnels et ce qui restait de l’ancien groupe monarchien. La haine que leur portait la famille royale était pourtant faite pour les décourager. Rentrant un soir chez lui, en juillet 91, Montlosier trouva un personnage considérable qui avait vu dans la matinée Mme Elisabeth et Mme Campan. Il lui rapporta le propos suivant de Mme Elisabeth : « M. de Lafayette voudrait actuellement nous sauver ; avant tout, nous voulons nous sauver de M. de Lafayette. » Montlosier était mécontent de cette attitude ; il était surtout affligé d’apprendre que le roi mettait toute sa confiance dans les forces étrangères. Il eût préféré que Louis XVI, malgré ses répugnances, fût entré, de concert avec le parti constitutionnel, dans un plan vigoureux de défense. Malouet et Mallet Du Pan étaient du même avis. « Il me restait, dit Montlosier, quelques inquiétudes du côté de la reine, dont les dispositions m’étaient moins connues et qu’on disait extrêmement animée. J’étais dans de bons rapports avec M. de Fontanges, archevêque de Toulouse, que la reine aimait et voyait souvent. Je le priai de me dire quels étaient ses sentimens. Il me répondit que, selon ce qu’il avait pu découvrir, la reine avait eu, ainsi que le roi, pendant quelque temps des espérances à l’égard du régime constitutionnel, mais qu’au moment présent elle n’en avait plus, qu’elle était décidée à suivre en tous points les erremens qui seraient tracés par le roi, mais que pour son goût particulier elle avait horreur de toute assemblée délibérante. » Le sort de la révision ne pouvait être dès lors douteux.

Il n’y a pas du reste de document plus intéressant et rendant avec plus de sincérité les impressions des derniers royalistes libéraux que la lettre adressée le 26 août 1791 à M. de Bouille par M. de Gourvernet, fort attaché au parti constitutionnel. « Notre malheureuse étoile, écrivait-il, fait qu’au moment où les démocrates eux-mêmes sentaient une partie de leurs torts, ce sont les aristocrates qui, en leur refusant leur appui, s’opposent à la réparation. » En effet, la veille même des débats, d’Éprémesnil montait à la tribune, protestant, au nom du côté droit, contre tous les décrets et annonçant la ferme résolution de ne plus prendre part à aucune espèce de discussion : la révision fut alors rapide. Au moment où il signalait le vice principal de la constitution de 1791, qui avait placé la souveraineté du peuple en face du droit héréditaire de la couronne, Malouet fut interrompu par les murmures. Aucune discussion ne s’éleva ni sur l’unité du corps législatif, ni sur ses rapports avec le pouvoir exécutif. Les quelques modifications proposées ayant été repoussées, Thouret crut devoir déclarer, au nom des deux comités, que les changemens apportés par les dernières décisions de l’assemblée ôtaient au pouvoir exécutif la force qui lui était indispensable. Quand il fut décrété ensuite que l’acte constitutionnel serait présenté à l’acceptation royale, Montlosier, jugeant que tout discours serait inutile, se leva à son tour et demanda acte de son silence.

Le parti des constitutionnels avait échoué comme celui des monarchiens. Lafayette a prononcé sur ses amis ce jugement éclairé : « ils ne regardaient, dit-il, tout ce qui n’était pas la déclaration des droits que comme des combinaisons secondaires, et n’avaient aucune objection à ce que la force des choses détruisît la royauté, si elle était incompatible avec les institutions démocratiques. Ils aimaient mieux la démocratie sans royauté que la royauté sans démocratie. » Des trois lignes de défense établies sous la constituante, l’une par les impartiaux, l’autre par Mirabeau, la dernière par les constitutionnels, cette troisième fut la plus facilement emportée. Nous ne parlerons pas des derniers et inutiles efforts que motiva la question des conventions, c’est-à-dire de ces assemblées spéciales chargées de modifier les constitutions. Montlosier raconte que Robespierre se mit à rire quand il fut interdit aux deux prochaines législatures de proposer aucune réforme à la constitution. L’assemblée n’avait plus confiance en elle-même quand elle se retira.

La résolution que prirent ses membres de ne point se soumettre à une réélection a été très blâmée. Du côté droit, ce furent non pas seulement les violens, mais les plus modérés qui avaient manifesté le même éloignement. Cazalès seul marqua du penchant pour le droit de réélection. Il se croyait sûr d’être nommé à Paris. Cette espérance toucha peu la droite, elle fut presque unanime pour faire refuser la parole à son orateur ? mais Cazalès l’obtint et appuya son opinion sur le principe de la souveraineté du peuple : seul il était dans la vérité. Montlosier était à côté de la question quand il répondit : « M. de Cazalès a plaidé la cause des grands talens, je vais plaider celle de la liberté.. Le despotisme est mort ; il y a un parti dans l’assemblée qui voudrait recueillir sa succession. » A gauche, Duport, Le Chapelier et Lameth soutinrent l’opinion du comité de constitution, qui voulait toujours la réélection. La lassitude l’emporta. « Vous avez raison, disait Beaumetz à Montlosier, nous sommes las du public ; le public est encore plus las de nous ; si nous ne savons pas nous chasser nous-mêmes, nous serons chassés. »

N’étant plus député, Montlosier était déterminé à émigrer. Quand le trésorier de l’assemblée vint le trouver pour lui remettre ses frais de poste jusqu’à Clermont, il lui parut plus franc de dire qu’il partait pour Coblentz. « Cela ne me fait rien, » lui répondit l’employé, qui compta alors dans son livre les postes de Paris à Coblentz et en paya le montant. Après avoir assisté avec l’abbé Maury à une séance de l’assemblée législative, Montlosier partit avec un de ses compatriotes, officier au Royal-Cravate, M. de La Villate. Il fut bien vite éclairé sur les intentions des émigrés. L’abbé Maury se trouvait à Bruxelles en même temps que lui ; on annonça une assemblée générale de royalistes. L’abbé Maury y prend la parole et fait un sermon politique sur la nécessité de se rallier à l’ancienne constitution du royaume. Il entre dans les détails de la beauté des trois ordres, de la perfection des parlemens ; il insiste particulièrement sur la futilité et l’inconvenance du système des deux chambres. Il ajoute enfin d’une manière expressive : Et surtout, messieurs, point d’essai ! Il fut facile à Montlosier de deviner l’objet de cette réunion. Il s’agissait de mettre en garde l’émigration contre son système des deux chambres et de critiquer notamment son Essai sur l’art de constituer les peuples. Il en parla le lendemain à M. de Laqueuille, qui se mit à sourire et ne repoussa pas ses conjectures. Un nouvel incident vint les confirmer. Montlosier partait de Bruxelles pour se rendre à Coblentz. Dans les environs d’Aix-la-Chapelle, il rencontra le comte d’Egmont, qui l’invita à s’arrêter chez lui.

Toute conversation roulant alors sur la politique, Montlosier parla de Paris, qu’il avait récemment quitté. Il eut à prononcer le nom de Mounier ; Mme d’Egmont lui lança des regards furieux, et ne ménagea pas les injures. M. d’Egmont riait, mais ne désapprouvait pas trop sa femme. Montlosier se hasarda à répéter un mot du comte de Choiseul d’Aillecourt : « Mounier, qui nous a fait tant de mal, mais à qui nous avons tous pardonné. » Mme d’Egmont paraissant s’irriter davantage, il se leva et sortit. C’étaient autant de pronostics pour sa réception à Coblentz.

Il y était à peine arrivé qu’il alla faire sa cour et reçut une invitation à souper. La maison qu’habitaient les princes était plus que modeste. Pendant le souper, ce qui attira le plus son attention, ce fut Mme de Balbi, en coquetterie avec le chevalier de Puységur. Leur conversation était fort animée, et Montlosier, étant assis près d’eux, put facilement entendre ce joli bavardage qu’on n’entendait qu’à Paris et au XVIIIe siècle. Il était impossible d’être plus abondant en toute sorte de futilités, et de donner à des riens plus d’amabilité et de grâce. Ainsi finissait galamment en exil l’ancienne société. Ce fut toute l’impression que Montlosier emporta de sa première visite à Coblentz. Il y avait été, à dire vrai, peu bienveillamment accueilli et n’avait pas tardé à s’apercevoir, par le vide créé autour de lui, que le nom d’ancien membre de l’assemblée nationale était en horreur parmi les ardens royalistes. Il résuma cette visite en ces mots : « je n’avais rien à dire à qui n’avait rien à écouter. » Il revint alors à Paris ; son absence avait duré deux mois. Son premier soin fut de courir chez ses amis pour s’informer de leurs espérances. Bergasse n’en avait plus. D’Éprémesnil en avait toujours, mais dans l’excès du mal, qui devait, d’après lui, infailliblement ramener les parlemens. Mallet Du Pan et Malouet étaient tristes et fort inquiets.

Montlosier put s’assurer par lui-même de l’état de l’opinion publique à Paris et des rapports de la nouvelle assemblée avec la cour. Les théâtres, les séances de la législative, la lecture des pamphlets, les conversations, tel était l’emploi du temps. Dès qu’on voyait Montlosier aux tribunes de l’assemblée, on le regardait et on riait. Il y rencontrait souvent d’anciens collègues du côté gauche de la constituante. Un jour il s’y trouvait auprès d’Alquier ; ils avaient eu déjà de violentes altercations. Alquier se mit à causer franchement de la situation du roi et des affaires publiques. Montlosier lui fit l’aveu qu’il venait de Coblentz, et que, selon toute apparence, il y retournerait bientôt. — « Vous avez raison, répondit Alquier ; que feriez-vous ici ? Un homme de votre naissance ne peut être aujourd’hui qu’à Coblentz et auprès des princes. Si j’étais noble, je ferais comme vous. Nous autres, membres du tiers-état, nous étions dans une condition abaissée ; on nous a donné les moyens de nous relever, nous l’avons fait ; c’est la raison d’être de la révolution. » Cette conversation méritait d’être transcrite ; elle disait tout.

Voulant voir par lui-même tout ce qui attirait l’attention et la curiosité, Montlosier s’avisa d’assister à une représentation de Charles IX. Il y fut reconnu et à tous les entr’actes hué, sifflé à outrance ; on lui criait, et avec assez de raison : « A Coblentz ! à Coblentz ! » Il lui parut prudent de sortir quelques momens avant que la pièce ne fût finie ; mais l’objet principal de son séjour à Paris était de conférer avec Malouet et ses amis politiques. Un jour fut pris ; ils se réunirent en petit comité. Clermont-Tonnerre, Mallet Du Pan, Rhulière, y assistaient.

Il est impossible, quand on lit dans les mémoires inédits de Montlosier le récit de cette conférence, de croire que des esprits éclairés aient pu sérieusement avoir confiance alors dans la durée du gouvernement monarchique. Nous cédons la parole à Montlosier. « Mes amis, dont quelques-uns croyaient avoir la confiance du roi, confiance qu’ils partageaient avec M. de Bertrand et M. de Montmorin, m’assurèrent que le roi se défendrait. Ils jugèrent seulement qu’il ne devait s’écarter en rien des formes constitutionnelles. Je proposai de faire demander aux prêtres de service au château un serment à la constitution avec les réserves de M. de Bonald. Je proposai d’en faire de même relativement aux émigrés. Tant qu’il y avait en France un exemple de violence et d’outrage, l’émigration n’était pas seulement un droit, elle était de toute justice. Relativement aux prêtres, mes amis pensèrent à peu près comme moi ; il n’en fut pas ainsi relativement à la noblesse. Trompé par les plus fausses suggestions, le roi, non pas la reine, désirait quelquefois sincèrement la rentrée des princes et celle des émigrés. Cet abandon de toute la noblesse de France lui était tout à fait triste. Ce n’était pour lui qu’un entourage ; mais cet entourage, surtout au lever et au coucher, il semblait ne pouvoir plus s’en passer. La position, disait-il, est donc bien fâcheuse, puisque personne ne veut plus la partager. Nous fûmes parfaitement d’accord sur le plan de résistance du roi. Malouet nous répondait à cet égard de M. de Bertrand, de M. de Montmorin et de M. de Lessart ; mais il était impossible de porter plus loin que Louis XVI la faiblesse et l’abaissement. »

Parmi ses moyens de défense, Montlosier et ses amis avaient osé compter les formes constitutionnelles ; or la législative, de plus en plus inquiète, prévoyant la guerre extérieure, ne pouvant se fier au château, arrivait, d’empiétemens en empiétemens, à se mettre en correspondance directe avec les directoires des départemens, et elle renversait le ministère constitutionnel. Pendant quelque temps, Lameth, Duport et Barnave s’étaient pourtant imaginé que les choses pourraient aller. Clermont-Tonnerre, reprenant le livre de Montlosier et l’améliorant, avait remis en faveur le système des deux chambres ; mais comment réaliser cette modification ? Le parti constitutionnel voulait y arriver par l’opinion publique et l’autorité du roi, il repoussait patriotiquement un congrès et l’intervention des puissances étrangères. Les princes et les émigrés au contraire appelaient de leurs vœux les armées ennemies pour punir ceux qu’ils qualifiaient de rebelles et ressusciter l’ancien régime.

Leurs émissaires entretenaient la famille royale dans ces folies. La diplomatie était dans un singulier chaos : il y avait dans les principaux cabinets de l’Europe : 1° un ambassadeur avoué et accrédité par le ministère, 2° un envoyé particulier du roi, 3° un délégué de M. de Breteuil, chargé des pouvoirs de la reine, 4° les représentans des princes. « Tout ce monde-là, écrit Montlosier, s’épiait, s’observait, se contrecarrait à plaisir. En présence des envoyés constitutionnels, tout déconfits, tout honteux, les agens particuliers des princes eurent beau jeu de se prévaloir de la supériorité de leur prévoyance. Partout ils prirent auprès des agens constitutionnels un ton de hauteur et de mépris auquel ceux-ci ne purent tenir. Il leur fut facile aussi de décréditer, de quelque part qu’il vint, tout système de transaction et de constitution, et particulièrement les deux chambres. A cet égard, leur succès fut complet à Vienne, à Berlin ; il le fut bien plus à Saint-Pétersbourg. Des propos très fâcheux étaient tenus, non-seulement contre les fauteurs de ce système, mais encore contre le roi lui-même. Auprès de quelques étourdis, il ne s’agissait pas moins que de nommer un régent et de déclarer la couronne vacante. Dans les cabinets, les dispositions n’allaient pas sûrement jusque-là ; mais au moins les espérances qu’on avait conçues de quelques transactions entre les parties s’effaçaient de plus en plus. » Quant à l’opinion manifestée à différentes reprises par Montlosier sur les émigrés, elle ne varie pas. Il n’y en a pas de plus sévère. Il ira s’enrôler dans l’armée de Condé ; il les verra de plus près encore, et il reviendra à Londres ulcéré par leurs injures et leurs calomnies, se battant en duel pour la défense de ses opinions, mais certainement plus exécré par l’entourage des princes que ne le furent Danton et Robespierre.

La déraison des émigrés portait sur deux points : ils persistaient à croire que la révolution était peu de chose, une simple mutinerie, et, comme ils ne connaissaient pas leur pays, un grand déploiement de forces pour abattre l’énergie matérielle de la révolution leur semblait inutile. La marche des armées étrangères sur Paris devait être une promenade militaire. Pour en abattre l’énergie morale, il ne fallait pas non plus tant d’efforts. Une simple proclamation suffirait ; mais s’encanailler (nous empruntons ces mots à Montlosier) avec ces scélérats appelés constitutionnels ? Jamais ! les bottes du maréchal de Binder et l’épée du grand Frédéric suffiraient à tout. Ce n’était pas seulement Montlosier qui était traité de coquin et de renégat ; on éloignait de Coblentz le marquis de Bouille parce qu’il avait écrit en juillet 1792 : « La France presque entière est contre l’ancien régime ; j’en excepte quelques individus intéressés à le voir renaître. »

Cazalès n’était pas mieux accueilli : il était devenu partisan des deux chambres ; aussitôt qu’on eut connaissance de son arrivée à Coblentz, on n’imagina rien de mieux que de l’outrager. Plusieurs gentilshommes, l’un à la suite de l’autre, vinrent à l’auberge où l’on savait qu’il devait débarquer, prévenir l’hôtelier qu’il fallait absolument deux chambres à M. de Cazalès. Coblentz était alors encombrée. Le maître de l’auberge, qui croyait avoir fait beaucoup que de lui avoir ménagé une bonne chambre à coucher, vint à lui, aussitôt qu’il débarqua, lui témoigner son désespoir de n’avoir absolument qu’une chambre à lui offrir. Cazalès comprit très bien le sens de cette recommandation ; il sentit qu’on lui refusait toute marque de confiance. Il garda le silence et demanda seulement à servir aux avant-postes.

On ne connaîtra jamais à fond l’histoire de la révolution française quand on négligera de tels faits. Lorsque des personnages aussi haut placés étaient ainsi accueillis, Montlosier pouvait-il avoir l’espérance de l’être mieux ? Quelques-uns de ses camarades lui écrivaient de venir, d’autres l’en dissuadaient. « Si vous venez, on vous jettera dans le Rhin, » lui disait-on. Malouet et Bergasse lui répétaient : « Qu’allez-vous faire ? — Ma place, répondait-il, me semble devoir être parmi les gentilshommes de ma province ; ils m’ont nommé leur député ; ils ont droit de ma part à quelque retour de reconnaissance et de service. » Ses amis se rendirent à ces raisons. Avant de partir, sur le conseil de Mallet Du Pan, il voulut avoir ne dernière entrevue avec les chefs du parti constitutionnel et particulièrement avec celui qui avait le plus d’intrépidité, de caractère et de force d’esprit, Adrien Duport. Ils convinrent de se voir chez M. de Barante, qui avait été son condisciple à Juilly.

Duport leur confia que pendant longtemps son parti avait fait tous ses efforts pour éviter la guerre étrangère, mais qu’elle était devenue inévitable. « Ce qui dépend de nous, ajouta-t-il, c’est de donner aux puissances aujourd’hui irritées contre la France une idée de notre situation propre aies disposer à des arrangemens modérés, tels que vos amis et vous les concevez. » Ces bases acceptées, ils se séparèrent. Duport paraissait tenté d’en écrire aussitôt au comte de Provence. Il parut plus convenable de s’adresser au maréchal de Castries. Le mémoire fut rédigé, Montlosier fut chargé de le porter, et Malouet y joignit une lettre dans le même sens.

Tous ces hommes, qu’on a appelés les Ariste et les Cléante de la politique, se rassemblèrent, la plupart pour ne plus se revoir, à un modeste repas. C’était la veille du départ de Montlosier pour l’émigration. Bergasse et d’Éprémesnil, comme amis particuliers, y avaient été conviés. Quand on fut à table, d’Éprémesnil, apercevant Malouet en face de lui, se mit à lui dire : « C’est vous qui nous avez perdus avec vos deux chambres et votre club des impartiaux. — C’est bien plutôt vous, monsieur le parlementaire, lui riposta Malouet, avec vos remontrances au roi, et votre appel au peuple. » D’Éprémesnil sourit et ne répliqua rien. Ni l’un ni l’autre ne disaient vrai ; ce qui avait perdu la cause de la monarchie, c’était l’aveuglement des classes privilégiées, et Malouet n’aurait eu qu’à se souvenir d’une phrase de sa lettre aux émigrans : « vous vouliez ce dont on ne voulait plus, sans savoir empêcher ce que l’on voulait et sans rien mettre à la place. »

Montlosier partit le lendemain, en mai 1792. Grâce à l’influence de la comtesse des Deux-Ponts, il put franchir la frontière et gagner Coblentz. Trois mois après, le 10 août emportait la constitution. Ce qu’on avait cru une barrière n’avait été qu’un faible réseau. Hercule avait grandi, et, suivant le mot de Mme de Staël, on avait jeté trop de serpens dans son berceau.


A. BARDOUX.