Le Comte de Paris

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A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


LE


COMTE DE PARIS


par


ERNEST DAUDET



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, rue saint-benoit, 7

1883






LE COMTE DE PARIS



De tous les princes de la maison d’Orléans, M. le comte de Paris est celui qu’il y a quelques jours encore la France connaissait le moins. Il avait dix ans quand une révolution l’exila ; il en avait trente-trois lorsque des événements plus tragiques encore que cette révolution lui rouvrirent les portes de sa patrie. Durant ce long exil, qui de l’enfant fit un homme, sa situation d’aîné de sa famille lui avait imposé une réserve qui ne s’imposait pas à ses oncles au même degré.

Ceux-ci, d’ailleurs, mêlés antérieurement et pendant bien des années aux grands épisodes de la vie nationale, étaient populaires dans leur pays. Outre qu’il les avait vus longtemps autour du roi leur père, jeunes, brillants et superbes, les péripéties des guerres d’Afrique, en se déroulant, avaient donné à leur nom un lustre éclatant. La France les admirait et les aimait. Séduite par leur jeunesse et leur vaillance, apitoyée sur le dramatique destin de leur frère aîné, ce séduisant duc d’Orléans dont la mort fut un malheur public, elle les suivait à travers les déserts algériens, sur les mers lointaines, partout où ils promenaient glorieusement le drapeau tricolore ; elle applaudissait à leurs exploits, et, quel qu’ait été le dénouement d’un règne au prestige duquel ils contribuèrent puissamment, on peut dire que, tant que dura ce règne, le cœur de la nation fut avec ces princes chevaleresques dont les belles actions flattaient son orgueil.

Quand finit leur exil, ils retrouvèrent sous le ciel natal leur popularité. On l’avait crue morte ; elle n’était qu’endormie. Ce n’est pas seulement leur retour qui la réveillait. Elle s’augmentait de tout ce qui se répétait des témoignages de leur patriotisme. On savait leur conduite durant la guerre, leurs efforts pour combattre dans les rangs de l’armée, les stratagèmes ingénieux auxquels ils avaient eu recours pour déjouer les rigueurs et la surveillance d’une politique implacable. Comme autrefois, les noms de d’Aumale et de Joinville étaient dans toutes les bouches. On put saluer ces deux princes et le duc de Nemours, sous l’uniforme militaire, dès les premières revues qui suivirent nos désastres. À côté d’eux, on voyait apparaître, sympathique et charmant, merveilleux type de soldat français, ce jeune duc de Chartres dont le nom déjà rappelait une légende véritablement propre à lui gagner tous les cœurs. Le procès Bazaine, l’entrée des princes à l’Assemblée de Versailles, après l’abrogation des lois d’exil, autant d’incidents qui les refirent populaires.

Le comte de Paris, empêché de se mêler comme eux aux événements, resta en quelque sorte dans l’ombre, par suite de cette situation d’aîné de sa maison, qui lui créait des obligations et des devoirs spéciaux ; mais, le 5 août 1873, son nom fut prononcé tout à coup, à l’occasion de la démarche qu’il fit auprès du comte de Chambord et de la réconciliation de famille qui en résulta. Ce jour-là, le comte de Paris prouva avec éclat qu’il était un esprit sagace, avisé, d’une haute raison et d’un ferme bon sens. Ceux qui le connaissaient n’en avaient jamais douté ; les autres en furent convaincus. Dès ce moment, bien des regards, les uns avec crainte, les autres avec espérance, se tournèrent vers ce jeune homme en qui, de par sa naissance, son éducation, le passé de sa famille, venaient se résumer les grandes traditions monarchiques dont il était l’héritier et les aspirations de la France moderne que nul ne comprend mieux que lui.

Après le 31 octobre et l’échec des tentatives de restauration, l’oubli, de nouveau, parut se faire autour de son nom. On ne s’entretenait de lui que parmi ses amis, tandis que l’attention publique trouvait à toute heure l’occasion de se reporter sur ses oncles et sur son frère.

Dix années se sont écoulées ainsi durant lesquelles le comte de Paris a vécu dans sa patrie, en citoyen, entièrement consacré à l’étude, à l’éducation de ses enfants, absorbé par les préoccupations du foyer domestique. Tout à coup, des événements inattendus viennent de le mettre en lumière. La mort du comte de Chambord, en faisant de lui le chef de la maison de France, l’a placé au premier rang. L’union solennelle et définitive du parti monarchique s’est faite sur sa personne et sur son nom. Au milieu de circonstances pénibles, déconcertantes pour quiconque eût possédé un patriotisme moins éclairé, moins ardent que le sien, sa conduite lui a valu l’unanime hommage des Français, unanime, affirmons-nous, car cette unanimité s’est retrouvée jusque dans le dépit d’adversaires qui ont redouté que la France puisât dans les incidents de Frohsdorf la conviction que le prince dont la sage habileté et la haute raison les ont dénoués ainsi qu’il convenait, était véritablement digne d’elle.

Désormais, le nom du comte de Paris est inséparable des préoccupations qu’a éveillées et entretiendra dans les esprits la situation nouvelle du parti monarchique. Pour ceux qu’effrayent ces préoccupations comme pour ceux dont elles flattent les espérances, le comte de Paris est devenu la représentation vivante de la royauté, d’une royauté dont personne ne pourra plus dire qu’elle est impossible, justement parce que c’est lui qui la représente. Cette étude projetée depuis longtemps emprunte donc aux événements une actualité particulièrement saisissante, qui commanderait de l’écrire, alors même qu’elle n’aurait pas été annoncée à une époque où nul encore ne pouvait les prévoir.

Ceux-là se tromperaient qui croiraient trouver ici une apologie de la monarchie, ayant pour but d’établir sa supériorité sur la république. Tout autre est l’objet des pages impartiales qui vont suivre. Elles tendent uniquement à faire connaître à la France un prince qui l’aime avec passion, qui n’enfreindra jamais la volonté nationale, et, malgré ses droits héréditaires, sera toujours le serviteur soumis et fidèle de son pays. D’autres pourront violenter ce pays, le tromper, tenter de s’imposer à lui. Dans la maison de France, on a l’horreur d’un tel rôle. Celui du comte de Paris ne commencerait que le jour où la nation française comprendrait que son salut est dans le principe monarchique et exprimerait la volonté d’y recourir. Ni dans les paroles ni dans les actes du prince, il n’y aura jamais un trait qui, de près ou de loin, soit en contradiction avec cette attitude qui toujours et invariablement a été la sienne. Ce serait lui faire injure que de le supposer capable d’agir autrement.

Ce n’est pas qu’il soit disposé à faire bon marché des devoirs et des droits que lui a créés sa naissance et que la mort du comte de Chambord vient de rendre plus impérieux. Il ne les a jamais oubliés. Au milieu des tristesses de l’exil comme dans le bonheur du foyer reconstruit au sein de la patrie, ils ont été l’objet constant de ses préoccupations. On peut affirmer sans flatterie que c’est à force d’y réfléchir qu’il est devenu digne des grandes destinées pour lesquelles son nom l’avait désigné. Ces destinées se réaliseront-elles jamais ? C’est le secret de l’avenir. Mais, ce qui est indéniable, c’est qu’elles ne se réaliseront que par la volonté de la France. Si, le comte de Paris vivant, la France estime que le gouvernement qu’elle possède est le plus propre à développer sa prospérité, le chef de la maison royale respectera son désir de ne pas changer. Il gardera précieusement le dépôt de la tradition monarchique ; mais, en même temps qu’il en sera le gardien fidèle, il tiendra à honneur d’être un citoyen dévoué à la chose publique et, en transmettant intact à son fils le dépôt sacré qu’il a reçu, il lui léguera aussi cette patriotique vertu d’obéissance au pays qu’il a toujours pratiquée. En revanche, si jamais il arrive que celui-ci veuille lui confier sa fortune, le comte de Paris sera prêt à remplir son devoir, à vouer à la France toute sa vie. Si quelqu’un, se flattant de parler en son nom, lui prêtait un autre rôle et d’autres desseins, celui-là ne serait pas l’interprète exact de la pensée du prince, pensée qu’il a trop souvent, trop nettement exprimée à ceux qui l’approchent et en des termes trop précis pour qu’aucun d’eux soit exposé à la dénaturer en la traduisant.

Le comte de Paris est né au palais des Tuileries en 1838. Le seul biographe qu’il ait eu jusqu’ici, M. Charles Yriarte, dans les belles études qu’il a consacrées aux princes de la maison d’Orléans, a donné sur son enfance et les années de l’exil des détails attachants et curieux. Ils permettent de juger au milieu de quelles épreuves s’est formé le caractère du prince, et comment se sont développées en lui les brillantes qualités qu’il tenait de ses parents. Il était encore au berceau quand son père mourut. Sa mère l’éleva. Elle apporta dans cette tâche difficile la hauteur de vues, la fermeté, la tendresse vigilante qui caractérisaient cette femme admirable, si digne de la patriarcale famille dans laquelle elle était entrée. Elle entoura son fils de maîtres savants tels que M. Adolphe Régnier ; elle leur demanda de l’instruire ; de développer son esprit, de former son intelligence ; mais elle ne demanda à personne de former son cœur ; cela, c’était sa part à elle. Quand, plus tard, payée de ses peines par la reconnaissance et l’amour de ce fils aîné qui ne lui a donné, comme le plus jeune d’ailleurs, que des joies, elle écrivait : « Ce n’est plus moi qui le protège : je me sens protégée par lui », elle se rendait témoignage à elle-même ainsi qu’à lui, que ses efforts pour en faire un homme avaient réussi au delà de ses espérances. Elle disait encore en parlant de son fils : « J’aime à lui voir une conscience séparée de la mienne. Quand il n’est pas du même avis que moi, j’en ai presque de la joie. J’ose le dire, j’ai pour lui du respect. »

Si, lorsque la mort du duc d’Orléans vint frapper sa famille d’un irréparable coup, le comte de Paris était trop jeune pour mesurer l’étendue de la perte qu’il venait de subir, il n’en fut pas de même quand s’écroula le trône de son grand-père. Il avait alors dix ans.

Son biographe a raconté, d’une plume émue et sympathique, les impressions de l’enfant durant ces douloureuses journées de février :

« Le 23 au matin, dit-il, on vint annoncer au comte de Paris que les maîtres qui devaient lui donner ses leçons ne pourraient pas venir. Sans se rendre un compte exact de ce qui se passait, il put remarquer la préoccupation de sa mère et des personnes qui l’entouraient. Le 24, en venant l’embrasser, la duchesse d’Orléans lui dit : « Mon enfant, sache qu’il se passe des choses très graves. Tu ne peux les comprendre ; mais il faut prier Dieu, il préviendra peut-être les grands malheurs dont la France est menacée. » Dans la matinée, M. Adolphe Régnier, précepteur du jeune prince, lui donna cependant ses leçons, comme à l’ordinaire ; mais, bientôt, il fallut abandonner les pièces donnant sur la rue de Rivoli ; on s’attendait, d’un moment à l’autre, à un combat ; le prince passa dans les appartements donnant sur le jardin. Pendant qu’il jouait sous les yeux de son précepteur, la porte s’ouvrit précipitamment et la duchesse entra, disant à M. Régnier : « Ce n’est pas une émeute, c’est une révolution. » L’enfant avait trop souvent entendu parler de révolutions antérieures pour ne pas comprendre la redoutable portée de ce mot. »

Éclairé par ce langage, il assista grave, ému, silencieux, aux péripéties de cette terrible journée. Il entendit gronder autour du palais la foule menaçante ; il assista à l’abdication de son aïeul, cette abdication qui devait lui donner le trône et qui ne fit que précipiter la catastrophe ; à travers les périls de l’émeute, il suivit sa mère au palais Bourbon ; il fut témoin de l’envahissement de la Chambre par la populace armée ; il connut enfin les angoisses d’une fuite émouvante, exposée aux plus redoutables dangers et qui le conduisait vers l’exil, tandis qu’il criait : « Sortir de France ! non, jamais. » Il fallut en sortir cependant ; et, tout enfant qu’il était, il eut le sentiment de son malheur, quand, au moment où on venait de franchir le Rhin, sa mère dit avec des larmes : « C’est maintenant que je me sens véritablement exilée. »

Le malheur mûrit précocement les jeunes cerveaux. Celui-ci ne contribua pas peu à viriliser l’enfant qui en était la victime. Dès ce jour, il devint tel par le jugement et la raison qu’il put être émancipé avant sa majorité. C’était en 1858. Il est vrai qu’un malheur plus grand que tous les autres venait de le frapper, lui et son jeune frère le duc de Chartres. Leur mère était morte, les laissant inconsolés. On peut dire d’eux que le souvenir de cette vertueuse princesse a toujours été depuis comme une lumière éclairant leur vie et à la lueur de laquelle ils n’ont jamais cessé de se guider. C’était une si belle âme que cette duchesse d’Orléans !

Jeune homme et libre, le comte de Paris resta ce qu’il avait été enfant, une nature d’élite en qui le sentiment du devoir, porté très haut et très loin, produisit les plus beaux fruits. Il donna sa jeunesse à l’étude. Il lisait les maîtres de la langue, s’appliquait aux sciences, s’essayait à des travaux d’histoire, s’attelait aux problèmes économiques, aux questions ouvrières, avide d’apprendre. Il voyageait aussi, visitait l’Allemagne, l’Orient, l’Italie, où son frère servait dans l’armée piémontaise à côté des soldats français, durant la glorieuse campagne de 1859.

En 1861, il était aux États-Unis avec le duc de Chartres, au moment des luttes de la sécession. Il n’avait pas encore étudié l’art de la guerre. Il jugea l’occasion propice pour compléter par ce côté son éducation. Autorisé par le gouvernement des États-Unis, il entrait comme capitaine d’état-major dans l’armée fédérale que commandait le général Mac-Clellan. Son frère avait suivi son exemple. Dans la lettre que leur écrivit à cette occasion le secrétaire d’État, M. Seward, il constatait qu’ils servaient sans solde et déclarait que le jour où ils voudraient retourner en Europe, ils seraient toujours libres de quitter le service fédéral. Leur patriotisme avait prévu que les intérêts de la république américaine pourraient être ou paraître en opposition avec ceux de la France. Durant dix mois, ils prirent part à cette terrible guerre que le comte de Paris a racontée ensuite dans un ouvrage considéré, aux États-Unis même, comme le livre le plus exact et le plus complet qui ait été publié sur ces tragiques événements. Ils ne quittèrent l’armée que lorsque les affaires du Mexique eurent créé aux Français résidant en Amérique une situation délicate que leur nationalité leur défendait de subir.

Sous les armes, le comte de Paris s’était révélé comme un vaillant soldat, possédant le courage de sa race, le sang-froid, l’intrépidité. Il fut de ces mémorables batailles où les fils d’une même patrie combattaient pour ce qu’ils croyaient être l’indépendance et l’honneur. Souvent, il y risqua sa vie ; il le fit simplement ; il a négligé de le dire en les racontant. Mais, de ce qu’il fut en ces circonstances, nous trouvons la preuve dans les sentiments enthousiastes qu’il inspira au grand soldat dont il était devenu l’aide de camp. Ces sentiments ont survécu au temps. Lorsqu’il y a quelques mois le comte de Paris se vit menacé d’expulsion par l’inique proposition Floquet, le ministre de France à Washington put écrire à Paris qu’à cette nouvelle, le vieux Mac-Clellan, s’entretenant avec lui, n’avait caché ni sa peine ni son indignation, et que ses sentiments étaient communs à toute la population des États-Unis, qui aime les princes et n’oublie pas qu’ils lui ont apporté leur épée. Il convient d’ajouter d’ailleurs qu’il n’est pas à cette heure sur le sol de la république américaine de Français plus populaire, plus universellement apprécié que cette Altesse royale qui s’est faite l’historien de la guerre à laquelle elle prit part et dont le souvenir se confond dans les sympathies qu’ont entretenues aux États-Unis les souvenirs du concours donné en d’autres temps à la cause de l’indépendance par les gentilshommes français qu’avait entraînés La Fayette.

Peu après son retour d’Amérique, le comte de Paris se maria. Il épousa sa cousine germaine, l’infante Marie-Isabelle, fille aînée du duc de Montpensier, sœur de cette touchante reine Mercédès qui ne fit que passer sur le trône d’Espagne. Ce mariage fut selon le cœur du prince. Il y a trouvé les joies du foyer domestique dans ce qu’elles ont de plus doux, traversées à une date encore récente par des deuils amers, mais toujours assez puissantes pour cicatriser les déchirements causés au cœur du père et de la mère en ces jours de tristesse, qui virent, par deux fois, un berceau vide et un ange qui s’envolait.

Dans les premières années qui suivirent cette union longtemps désirée, le prince se fixa définitivement en Angleterre, à York-House, dans la ville de Twickenham, non loin d’Orléans-House, résidence du duc d’Aumale. C’est là que les Français fidèles à sa famille ont pu le voir jusqu’en 1871, absorbé par l’étude et les occupations de la vie domestique, accueillant et toujours souriant pour qui lui apportait un écho de la patrie. C’est là que vinrent au monde les enfants qu’il a conservés, quatre filles et un fils, le duc d’Orléans, sur lequel reposent de chères espérances, né en 1869. C’est de là enfin qu’il suivit les péripéties de la guerre franco-allemande.

Quand, au début de cette guerre, deux de ses oncles et son frère sollicitèrent l’honneur de combattre pour leur pays, le comte de Paris ne s’était associé à eux que de cœur. Il voulait, avant de les suivre, connaître le résultat de leurs démarches ; elles furent repoussées. Plus tard, lorsque le danger devint plus pressant, lorsque déjà le duc de Chartres s’était engagé sous le nom de Robert le Fort dans l’armée française, le comte de Paris, n’y tenant plus, voulut aussi servir. On l’écarta comme on avait écarté ceux de son nom. Il méritait cependant de porter l’uniforme. Il l’avait prouvé aux États-Unis ; il le prouva plus tard, en France, comme colonel de l’armée territoriale, jusqu’au moment où la politique le déposséda de son grade.

C’est en 1871 que les portes de la France s’étaient ouvertes devant lui. Il n’a pas cessé d’y résider depuis, tantôt à Paris, où il vient rarement et où il s’est installé rue de Varenne, tantôt au château d’Eu, restauré par ses soins, révélant à tous ceux qui ont eu l’honneur de l’approcher une nature simple et douce, mais remarquablement énergique et ferme. Le prince provoque et accepte toutes les discussions ; il étonne ses interlocuteurs par la sincérité et l’originalité de ses impressions et de ses reparties. Nul n’oserait prétendre, cependant, qu’il a fait abandon, même par esprit de conciliation, des principes essentiels sur lesquels repose l’organisation de toute société. Dévoué aux idées modernes, il ne les confond pas avec les exagérations et les utopies qui les compromettent. L’étude des questions sociales lui est familière ; mais rien n’a pénétré dans son esprit qui soit en contradiction avec les intérêts conservateurs. Les questions religieuses le préoccupent sans le troubler. Respectueux pour les dogmes, il est toujours modéré pour les personnes. Il a cette somme d’indulgence et cette sincérité dans la foi qui feront de Léon XIII le restaurateur de l’Église moderne.

Il vit à Eu, entouré de cette jeune et charmante famille dont l’éducation, le développement physique, moral et intellectuel seraient sa seule préoccupation, s’il n’était également dominé par le souci des grands devoirs que l’avenir lui réserve et que lui imposait, dès son berceau, l’histoire de sa race. Son existence, que nous pourrions comparer à celle des grands seigneurs terriens, si les soucis de l’intelligence n’y avaient une part prépondérante, est singulièrement laborieuse ; et encore que cela paraisse naturel chez un homme dans la force de l’âge, d’une robuste santé et d’une activité merveilleuse, nous ne croyons pas qu’il existe en Europe une puissance de travail comparable à la sienne. Levé avec le jour, il ne quitte son cabinet que pour reprendre à la tête de ses ouvriers la direction des travaux de construction ou d’agriculture qu’il a entrepris sur ses terres, et dont la pratique lui a donné en ces matières une expérience incontestée. Il n’en a pas moins continué par un labeur incessant son histoire de la guerre des États-Unis, maintenant achevée, et pour laquelle il a longtemps entretenu une correspondance volumineuse avec les hommes les plus distingués de la grande république. L’administration de sa fortune, ses devoirs sociaux, ses obligations familiales, le sport, l’escrime, la lecture achèvent de remplir sa vie.

Son abord est un peu froid ; comme son oncle, le duc d’Aumale, il a ce regard mélancolique et voilé qui révèle la concentration de la pensée et l’habitude de la méditation. Mais qu’un beau récit, qu’un argument poussé à fond, qu’un mouvement d’indignation fasse passer dans les yeux l’attendrissement, le sourire ou la colère, et la physionomie s’anime, laisse deviner une imagination ardente et un cœur généreux. Il est difficile de le connaître sans l’aimer. Si la séduction qu’il exerce est lente à se produire, elle est puissante. Il est de ceux qui inspirent les sympathies profondes et les grands dévouements. On en citerait aisément autour de lui qui ne se sont marchandés jamais et sur lesquels il sait qu’il peut compter. En posséder de tels, c’est prouver qu’on en est digne. Tel est le prince que la mort du comte de Chambord a fait le chef de la maison de France. À vrai dire, c’est maintenant que l’histoire va commencer pour lui et qu’objet d’espérances ou de craintes, il n’aura pas trop de sa prudence, de sa sagesse, de sa ferme raison, de son patriotisme, pour passer à travers les difficultés qui naîtront sous ses pas. Pour nous, nous ne doutons pas que, quelles que soient ces difficultés, il les déjoue. Lorsque, comme lui, on va droit devant soi, uniquement préoccupé de comprendre les vœux de son pays, de s’y conformer, de ne rien faire qui soit contraire à sa volonté, on trouve dans cette règle de conduite, résolument et loyalement acceptée, une force que ne possèdent pas au même degré ceux qui, s’étant assigné un but, prétendent y arriver quand même, contre le gré de la majorité. Si les Français veulent recourir au principe monarchique, qui a fait la grandeur et la gloire de leurs aïeux, le roi légitime ne leur manquera pas. Mais si quelques-uns supposent que ce roi surgira sans être appelé, tentera de s’imposer par surprise, ils se trompent. À d’autres, le privilège des coups de force. Dans la maison d’Orléans, nous l’avons dit, on se fait gloire de servir la France et de ne l’avoir jamais violentée.

Après la mort du comte de Chambord, le bruit s’est répandu que le gouvernement était résolu à expulser les princes. Cette menace ne s’est pas réalisée et, en fait, nous n’avons pas cru à son exécution. Expulser des princes qui vivent en bons Français, uniquement parce qu’ils sont nés sur les marches d’un trône, et sans qu’ils aient, par leur attitude, provoqué des mesures rigoureuses, serait un acte odieux dont l’iniquité dépasserait l’iniquité d’une mesure antérieure, dictée par des passions misérables, mais non justifiées, et que tous les républicains sont loin d’avoir partagées.

La faute serait d’autant plus impardonnable qu’elle transformerait les princes en victimes ; et l’on sait que jamais la persécution n’a donné aux persécuteurs ce qu’ils en attendaient. En tout cas, il faut bien que l’on sache que le comte de Paris est de ces personnalités d’élite qui se trouvent toujours à la hauteur du rôle que leur créent les événements, et que toute atteinte à sa liberté ne ferait qu’exciter les grandes qualités qui le distinguent. Quant à nous, on nous permettra de dire simplement, que si nous ne sommes pas de ceux qui appellent sur sa tête les violences, du moins nous ne les redoutons pas, convaincu qu’elles grossiraient le nombre de ses partisans et que, du fond de son exil, il serait plus puissant que sur le sol natal. Au surplus, il n’y a pas lieu d’insister sur ces considérations délicates. Nous aimons mieux les résumer en disant que, quoi qu’il arrive, le passé du comte de Paris nous est un gage de ce qu’il saurait faire dans l’avenir. Et ceci nous ramène aux deux grands épisodes de sa vie publique, où se sont révélées les qualités dont nous parlions tout à l’heure. S’ils n’étaient pas rappelés dans cette étude, elle serait incomplète.

La première fois, c’était en 1873. Les royalistes avaient la majorité dans l’Assemblée de Versailles ; ils croyaient l’avoir dans le pays et appelaient de leurs vœux une restauration monarchique. Mais, pour que cette restauration s’effectuât, il fallait que les dissensions survenues antérieurement entre les deux branches de la maison royale fussent apaisées et qu’une réconciliation de famille y mît un terme. Un jour, brusquement, la France apprit que cette réconciliation venait de s’accomplir. Que s’était-il donc passé ? Ceci : le comte de Paris, n’écoutant que son lumineux bon sens et d’accord avec les fidèles amis dont il aime à écouter les conseils, était parti pour Frohsdorf et se présentant chez son cousin averti de son arrivée, il lui avait tenu ce langage :

« Je viens vous rendre une visite que je souhaitais vous faire depuis longtemps. Je viens, en mon nom et au nom de tous les membres de ma famille, vous présenter nos respectueux hommages, non seulement comme au chef de notre maison, mais encore comme au seul représentant du principe monarchique en France. Je souhaite qu’un jour vienne où la nation française comprenne que son salut est dans ce principe. Si jamais elle exprime la volonté de recourir à la monarchie, nulle compétition au trône ne s’élèvera dans notre famille. »

Et le comte de Chambord, ému jusqu’aux larmes, avait embrassé le comte de Paris dont l’initiative venait, en dépit d’obstacles qu’il n’y a pas lieu de rappeler ici, de couper court, en quelques minutes, à un dissentiment qui durait depuis près d’un demi-siècle et qui était considéré comme le principal empêchement au rétablissement de la monarchie. La monarchie ne se fit pas. Mais, du moins, la branche cadette était à jamais défendue contre le reproche de l’avoir empêchée.

La seconde fois, c’était il y a quelques semaines. Le comte de Chambord venait de mourir. Les princes d’Orléans étaient accourus pour lui rendre les derniers devoirs, le comte de Paris à leur tête. Une cérémonie avait eu lieu dans la petite chapelle de Frohsdorf. La famille et les fidèles du mort étaient seuls présents, et comme ce service funèbre était considéré ainsi qu’un acte privé, les plus proches parents, tous étrangers, avaient eu le pas sur les membres de la branche cadette, tous Français. Mais il restait entendu que les obsèques, qui devaient être célébrées quelques jours plus tard à Goritz, perdraient ce caractère intime pour revêtir un caractère national et que là, le deuil serait conduit, non par les plus proches parents, mais par le chef de la maison de France, le comte de Paris. Ce dernier l’avait compris ainsi et ne pouvait le comprendre autrement.

Voilà cependant qu’au moment où les princes d’Orléans allaient se retirer, cette question des funérailles de Goritz fut agitée.

C’était sur le perron même du château, en présence des personnages les plus éminents du parti royaliste, qui saluaient déjà dans le comte de Paris l’héritier de la couronne. Ils entendirent alors avec stupéfaction le duc de Parme, neveu du comte de Chambord, déclarer qu’à Goritz les princes de la famille royale seraient placés, dans le cortège et à la cathédrale, dans l’ordre seul des liens de parenté.

Le comte de Paris s’éleva contre cette prétention et, comme son interlocuteur insistait, il s’écria :

« Dans ces conditions, je ne peux aller à Goritz. »

Dans cette réponse éclataient sa haute raison et son patriotisme. En une minute, il venait de comprendre qu’alors qu’il s’agissait de rendre un solennel hommage au descendant des rois de France, en présence de milliers de Français, l’aîné de la maison royale devait occuper derrière le cercueil la première place et ne pouvait la céder à des princes, tous étrangers ; il venait de comprendre que son pays ne lui pardonnerait pas d’avoir agi autrement.

Le duc de la Rochefoucauld-Bisaccia, qui était présent et s’était rapidement concerté avec le général de Charette, s’approcha du comte de Paris et lui dit :

« Monseigneur, nous venons, le général de Charette et moi, au nom de la France, au nom de tous les Français qui sont ici, vous demander avec instance d’aller à Goritz comme vous en aviez l’intention et d’y prendre la place qui vous est due. En agissant ainsi, Monseigneur remplira les intentions de celui que nous pleurons.

— Je croirais manquer à la mémoire de l’auguste et cher mort qui est encore ici dans la chapelle, répondit le comte de Paris, si je ne réclamais pas pour la France la première place après le représentant de l’empereur d’Autriche. »

M. de Mun intervint alors et ajouta :

« Le duc de la Rochefoucauld a parlé au nom de tous les Français qui sont ici, Monseigneur ; à Goritz, c’est la cérémonie de la France.

— C’est parce que c’est la cérémonie de la France que je ne peux y paraître autrement qu’à ma place », répliqua vivement le comte de Paris.

Il y eut un moment de trouble extrême. Les mains étaient tendues vers le prince ; on le suppliait ; on lui disait qu’à Goritz les Français sauraient bien le mettre au premier rang. Mais il résistait. Le général de Charette s’avançait à son tour et lui demandait de ne pas partir encore pour Paris et d’attendre à Vienne le dénouement de cette difficulté regrettable. Le comte de Paris promettait d’attendre et quittait Frohsdorf.

La solution qu’espéraient les royalistes ne se produisit pas. Au lieu de se rendre à Goritz, le prince rentra en France le lendemain, n’ayant pas voulu, ainsi qu’il l’avait dit, occuper aux obsèques une autre place que celle qui lui était due. Au moment où il partait, l’empereur, qui devait être représenté à la cérémonie par son propre frère, faisait connaître qu’il n’y serait représenté que par un gentilhomme de sa maison.

Ce ne fut pas d’ailleurs le seul hommage que le souverain dans les États duquel le comte de Chambord venait de mourir tînt à rendre au chef de la maison de France. Deux jours avant, tandis que le comte de Paris s’apprêtait à se rendre auprès de lui, l’empereur, devançant cette visite dont cependant il avait lui-même fixé l’heure, venait voir le prince français, témoignant ainsi par un acte exceptionnel et public la haute estime qu’il a pour la famille royale.

Ainsi, dans deux circonstances graves et solennelles qui exigeaient une décision rapide, de l’à-propos, de la volonté, le comte de Paris s’est montré digne de la confiance de son pays. Au milieu des incidents que nous venons de résumer et qui appartiennent à l’histoire, son patriotisme lui a désigné la seule route par laquelle il lui fût possible de passer. Il s’y est engagé résolument, prouvant ainsi qu’il sait vouloir et qu’entre toutes les solutions que la nécessité de sortir d’une situation difficile pourrait l’obliger à chercher, il saura choisir la plus vraiment française.

Après de tels traits, qui oserait prétendre que le comte de Paris ne mérite pas que la France, si jamais elle se lassait de ce qu’elle a, tourne les yeux vers lui et l’appelle à la gouverner ? Nous n’ajouterons rien, du reste, à ce qui vient d’être dit pour démontrer que le petit-fils de Louis-Philippe, de même qu’il a dans les veines du sang de roi, a dans le cœur cette générosité propre aux grandes races non abâtardies. Ce que nous avons raconté de lui suffit à le prouver, à prouver surtout que s’il était quelque jour appelé à régner, il ne serait pas un souverain ordinaire et que, sous son règne, la France ne se verrait point exposée à déchoir. Mais ce sont là des hypothèses sur lesquelles il ne nous convient pas de nous appesantir, et dont nous ne voulons même pas discuter la vraisemblance. Qu’elles se réalisent ou qu’elles ne se réalisent pas, elles ne sauraient ni rien ajouter ni rien enlever aux qualités d’un prince merveilleusement doué et possédant au plus haut degré les qualités et les vertus nécessaires aux rois.

Comme nous l’avons dit plus haut, l’union du parti monarchique s’est faite sur sa personne et sur son nom. Ceux qui espéraient que la mort du comte de Chambord serait le signal de la dislocation de ce parti ont été déçus. Avant de mourir, le petit-fils de Charles X avait eu le temps de saluer devant les royalistes le petit-fils de Louis-Philippe comme l’héritier de ses droits héréditaires, comme le seul prince en qui puisse se perpétuer la tradition monarchique ; et cela a suffi pour qu’après ce cruel événement les royalistes se soient trouvés unis dans la communauté de leurs regrets et de leurs espérances et, en saluant le comte de Paris, aient poussé le cri qui durant huit siècles a fait tressaillir la vieille Gaule : Le roi est mort, vive le roi !