Le Comte de Sallenauve/Chapitre 02

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L. de Potter (Tome Ip. 43-80).


II

Le quadrille.


M. de l’Estorade savait Sallenauve trop intelligent pour espérer le faire dupe d’aucune des finesses qu’il eût employées pour amener sa rencontre avec le ministre. Il procéda donc sans aucun détour et, un quart d’heure après l’arrivée de Rastignac, son bras passé sous celui de l’homme d’État, il abordait le député en lui disant :

M. le ministre des travaux publics ! qui avant la bataille me demande de le présenter à l’un des généraux de l’armée ennemie.

— C’est trop d’honneur que me fait monsieur le ministre, répondit cérémonieusement Sallenauve : loin d’être un général, je ne suis qu’un soldat des plus humbles et des plus ignorés.

— Hum ! reprit le ministre, il me semble pourtant que le combat d’Arcis-sur-Aube n’est pas une petite victoire, et que vous y avez, monsieur, bousculé nos gens d’étrange façon !

— Il n’y a rien là de bien étonnant, vous avez dû apprendre qu’une sainte combattait pour moi.

— Du reste, reprit Rastignac, je préfère ce résultat à celui que semblait avoir ménagé une personne que je croyais plus habile et que nous avions envoyée sur les lieux. Il paraît que ce Beauvisage est décidément inepte ; il aurait déteint sur nous si nous l’eussions fait nommer, et après tout, d’ailleurs il était centre gauche comme l’avocat Giguet ; or, le centre gauche, c’est là notre véritable ennemi, parce qu’à travers notre politique il en veut surtout à nos portefeuilles.

— Oh ! fit M. de l’Estorade, d’après ce qu’on vous disait de l’homme, il eût été ce qu’on eût voulu.

— Mais non, mon cher, dit le ministre, ne croyez donc pas ça, les sots tiennent souvent beaucoup plus qu’on ne pense au drapeau sous lequel ils se sont enrôlés : passer à l’ennemi, c’est choisir, et cela suppose encore une opération d’esprit assez compliquée ; il est beaucoup plus simple de s’entêter.

— Je suis de l’avis de monsieur le ministre, dit Sallenauve : l’extrême innocence et l’extrême rouerie se défendent également bien contre la séduction.

— Vous tuez votre homme en douceur, dit M. de l’Estorade à Sallenauve, en lui frappant sur l’épaule ; puis, voyant ou ayant l’air de voir dans la glace placée au-dessus d’une cheminée, devant laquelle se passait la scène, un signe qu’on lui aurait fait : — J’y vais, dit-il en parlant par-dessus son épaule, et, les deux adversaires ainsi accrochés, il s’éloigna comme s’il venait d’être mis en réquisition pour quelque devoir de maître de maison.

Sallenauve ne voulut pas avoir l’air d’une pensionnaire s’épouvantant à l’idée de se trouver seule avec un monsieur ; puisque la rencontre était faite, il se décida à la subir de bonne grâce, et, prenant le premier la parole, il demanda si le ministère, pour la session qui s’ouvrait dans quelques jours, avait préparé un grand nombre de projets de loi ?

— Très peu, répondit le ministre ; de bonne foi, nous ne pensions pas rester aux affaires ; nous avions fait une élection, parce que dans l’espèce de désarroi où la presse a fini par jeter l’opinion publique, notre devoir constitutionnel était de la forcer à se reconstituer, à compter avec elle-même en la consultant ; mais, véritablement, nous ne pensions pas que l’épreuve nous fût favorable, et notre victoire, il faut bien l’avouer, nous prend tout à fait au dépourvu.

— Vous avez fait, dit en riant Sallenauve, comme ce paysan qui, croyant à la fin du monde, n’avait pas jugé utile d’ensemencer son champ.

— Oh ! pour nous, dit modestement Rastignac, notre retraite n’était pas la fin du monde. Nous croyons qu’après nous, il y a des gens, et beaucoup, qui sont très capables de gouverner ; seulement, comme dans cette ville de transit qu’on appelle le pouvoir, nous pensions ne donner qu’un très petit nombre de représentations, nous n’avions déballé ni nos décorations, ni nos costumes. D’ailleurs la session, de toute façon, ne devait pas être une session d’affaires ; la question se trouve maintenant posée entre ce qu’on appelle le château, l’influence personnelle, et la doctrine de la suprématie parlementaire. Cette question viendra naturellement à l’occasion du vote des fonds secrets ; quand, d’une façon ou d’autre, elle aura été tranchée, qu’on aura voté le budget et quelques lois d’intérêt secondaire, le parlement aura encore bien fait sa tâche, car il aura mis fin à une lutte désolante, et le pays, une fois pour toutes, saura auquel des deux pouvoirs il peut le plus sûrement demander le développement de sa prospérité.

— Et vous croyez, demanda Sallenauve, dans l’économie d’un gouvernement pondéré, que cette question est bien utile à poser ?

— Mais ce n’est pas, répondit Rastignac, nous qui l’avons soulevée ; elle est née peut-être des circonstances, beaucoup de l’impatience de quelques ambitions et aussi de la tactique des partis.

— De telle sorte qu’à votre avis, monsieur le ministre, l’un des adversaires n’est coupable de rien et n’a absolument rien à se reprocher ?

— Vous êtes républicain, répondit Rastignac, ennemi par conséquent à priori de la dynastie ; ce serait, je pense perdre mon temps que de vouloir redresser vos idées au sujet de la politique que vous lui reprochez.

— Vous vous trompez, dit le député, républicain théorique, d’occasion, d’avenir, je n’ai préventivement aucune haine contre la dynastie régnante ; je trouve même que, dans son passé panaché, si je puis ainsi parler, d’affinités royales et de révolution, il y avait tout ce qu’il fallait pour répondre aux instincts à la fois libéraux et monarchiques du pays ; mais vous auriez bien de la peine à me persuader que, dans le chef actuel de cette dynastie, ne se rencontrent pas de ces instincts excessifs d’influence personnelle qui, à la longue, minent, dénaturent et font crouler les plus belles comme les plus fortes institutions.

— Oui, dit ironiquement Rastignac, et on les sauve avec la fameuse maxime du député de Sancerre : « Le roi règne et ne gouverne pas ! »

Soit qu’il se lassât de causer debout, soit qu’il voulût témoigner de son aisance à se démêler du traquenard qui évidemment lui avait été préparé, Sallenauve, avant de répondre, approcha un fauteuil pour son interlocuteur et, après s’être lui-même assis, il reprit :

-Voulez-vous, monsieur, me permettre de vous citer l’exemple d’une autre conduite royale, celle d’un prince qui ne passait pas pour trop indifférent aux prérogatives de sa couronne, et qui n’était pas non plus très ignorant du mécanisme constitutionnel, d’abord, parce qu’ainsi que le roi aujourd’hui régnant, il n’était ignorant sur aucune espèce de sujets, et ensuite parce que, ce mécanisme, il l’avait lui-même importé dans notre pays.

— Louis XVIII, dit Rastignac, ou comme disent les journaux : l’illustre auteur de la Charte ?

— Précisément, répondit Sallenauve ; me feriez-vous l’honneur de me dire où il est mort ?

— Parbleu ! aux Tuileries.

— Et son successeur ?

— En exil ! Oh ! je vous vois venir.

— Ma conclusion n’est pas en effet difficile à deviner ; mais, monsieur le ministre, avez-vous bien remarqué la déduction de cette existence royale pour laquelle, en mon particulier, je professe le respect le plus absolu ? Louis XVIII n’était pas un roi citoyen ; il avait octroyé sa Charte et ne l’avait pas consentie ; né bien plus près de la couronne que le prince dont je signale la regrettable tendance, il devait partager plus profondément les idées, les préjugés, les infatuations de cour ; de sa personne, ce qui en France est une espèce de déchéance princière, il était ridicule ; il essuyait les plâtres d’un nouveau régime, succédait à un gouvernement qui avait enivré le pays de cette belle fumée dorée qu’on appelle la gloire ; et, s’il n’était pas ramené par l’étranger, il revenait au moins à la suite d’une invasion de l’Europe armée. Maintenant, voulez-vous que je vous dise pourquoi, malgré tous ces péchés originels et malgré la conspiration permanente dirigée contre son gouvernement, il lui a été donné de mourir tranquillement sous son baldaquin des Tuileries ?

— Parce qu’il a été constitutionnel ? fit Rastignac avec un léger mouvement d’épaule ; mais pouvez-vous dire que nous ne le sommes pas ?

— Dans la lettre oui, dans l’esprit non. Quand Louis XVIII avait donné sa confiance à un ministre, cette confiance, il la lui délivrait tout entière, ne trichait pas avec lui, jouait son jeu à outrance, témoin la fameuse ordonnance du 5 septembre et le renvoi de la chambre introuvable, qui était plus royaliste que lui-même, ce qu’il avait le bon esprit de ne vouloir point. Plus tard, un mouvement d’opinion ébranle le ministre qui l’avait poussé dans cette voie ; le ministre est son favori, son enfant, comme il l’appelle. Il n’importe : cédant à une nécessité constitutionnelle, après l’avoir emmailloté de cordons, de titres, de tout ce qui enfin peut servir à amortir la douleur d’une chute, il l’exporte courageusement à l’étranger et ne creuse pas des souterrains, ne guette pas, ne fait pas naître des occasions pour le ramener subrepticement au pouvoir, où ce ministre ne rentra jamais.

— Pour un homme qui ne nous hait pas, dit Rastignac, vous nous traitez d’une façon assez rude ; nous serions presque parjures au pacte constitutionnel, et notre politique, à votre avis, ambiguë, tortueuse, nous donnerait de certains rapports éloignés avec M. Doublemain, le greffier du Mariage de Figaro.

— Je n’affirmerais pas, reprit Sallenauve, que le mal fût si profond et vînt de si loin ; peut-être simplement, sommes-nous un faiseur, le mot pris, bien entendu, dans le sens d’un homme qui aime à faire, à se mêler.

— Eh ! monsieur, si nous sommes le politique le plus habile de notre royaume !

— Cela ne fait pas, monsieur le ministre, qu’à son tour notre royaume, qui est tout le monde, n’ait pas quelquefois la chance d’être aussi habile que nous.

— Parbleu, dit Rastignac de ce ton qui semble marquer un point culminant dans une conversation, je voudrais bien pouvoir réaliser un rêve…

— Qui serait ? demanda Sallenauve.

— De vous voir directement aux prises avec cette habileté soi-disant tracassière dont vous me paraissez faire un si mince état.

— Vous savez, monsieur le ministre, que les trois quarts de la vie se passent à rêver l’impossible.

— Impossible, pourquoi ; seriez-vous le premier homme de l’opposition qu’on eût vu aux Tuileries ? et une invitation à dîner bien publique, bien ostensible qui, en vous rapprochant de ce que vous jugez mal à distance…

— J’aurais l’honneur de refuser, interrompit Sallenauve et il accentua son j’aurais l’honneur, de manière à bien donner son sens à ce mot.

— Vous voilà bien tous, gens de l’opposition, s’écria le ministre, ne voulant pas vous éclairer quand l’occasion s’en présente, ou, pour mieux dire, ne le pouvant pas.

— Vous trouvez-vous bien éclairé, monsieur le ministre, quand, le soir, en passant devant l’officine d’un pharmacien, vous recevez dans les yeux un rayon de ces bocaux gigantesques qui semblent avoir été inventés pour éborgner les gens ?

— Ce n’est pas nos rayons qui vous font peur, c’est la lanterne sourde de votre parti faisant sa ronde.

— Il peut y avoir du vrai dans ce que vous dites, monsieur le ministre ; un parti et l’homme qui a aspiré a l’honneur de le représenter, sont, après tout, des gens mariés, qui, pour bien vivre ensemble, se doivent mutuellement égards, franchise, fidélité, au fond comme en la forme.

— Eh bien ! essayez d’être modéré, votre rêve, aussi, est bien autrement impossible à réaliser que le mien, et vous me direz des nouvelles des égards de votre chaste moitié.

— S’il est un malheur auquel j’aie dû m’attendre, c’est assurément celui-là.

— Vous croyez ! et qu’avec les sentiments élevés et généreux que tout indique en vous, vous resteriez impassible même à la calomnie, qui déjà peut-être aiguise ses traits.

— Est-ce que vous-même, monsieur le ministre, n’avez pas quelquefois éprouvé son venin ; et vous êtes-vous pour cela détourné de votre voie ?

— Mais, dit Rastignac, d’un air de confidence et en baissant la voix, si je vous disais que déjà j’ai eu à me défendre d’empressements officieux s’offrant à aller remuer dans votre vie privée certains côtés qui, pour être un peu moins bien en lumière que le reste, ont paru merveilleusement disposés pour y dresser des guet-apens ?

— Je ne vous remercie pas, monsieur le ministre, de l’honneur que vous vous êtes fait en recevant avec mépris les propositions de ces officieux qui ne sont pas de mon parti, qui ne sont pas du vôtre, qui ne sont que du parti de leurs honteux appétits et de leurs intérêts. Mais quand par impossible, ils auraient trouvé auprès de vous quelque ouverture, croyez que les déterminations prises avec ma conscience n’avaient pas la chance d’en être affectées.

— Mais votre parti, veuillez donc en considérer les éléments : un ramassis d’ambitions déçues, de convoitises brutales, de plagiaires de 93, de despotes déguisés en amants de la liberté.

— Mon parti n’a pas et veut acquérir ; le vôtre s’appelle le parti conservateur et il a raison, sa grande étude étant de conserver le pouvoir, les places, la fortune, enfin tout ce qu’il détient ; mais au fond, monsieur, la cuisine est la même, il faut la manger et ne la point voir faire, car La Bruyère l’a dit : « Si vous voyez le repas ailleurs que sur une table bien servie, quelles saletés ! quel dégoût ! »

— Du moins, monsieur, nous ne sommes point une impasse, nous ouvrons sur quelque chose. Plus vous serez élevé par le caractère et par l’intelligence, moins on vous laissera passer, traînant à votre suite votre bande de démocrates, car son avènement ne serait pas un changement de politique, ce serait une révolution.

— Mais qui vous a dit que je voulusse arriver quelque part ?

— Comment ! marcher pour n’arriver point ; mais un certain développement de facultés ne donne pas seulement le droit, il crée le devoir de prétendre à la direction des affaires.

— Surveiller cette direction est encore un rôle utile et, je dois ajouter, assez occupant.

— Vous n’imaginez pas, monsieur, dit alors Rastignac, avec bonhommie, qu’avec M. Beauvisage je me fusse mis autant en peine d’avoir raison ; il est vrai de dire aussi qu’il m’eût rendu la besogne moins rude.

— Du rapprochement, dit Sallenauve que le hasard a amené entre nous, résultera du moins ce bénéfice que nous nous serons connus, et que nos futures rencontres seront ainsi engagées à être courtoises, ce qui ne gâte rien à l’énergie des convictions.

— Je devrai donc dire au roi, car j’avais de sa haute volonté mission spéciale…

Rastignac ne put achever sa phrase, où il tirait en quelque sorte sa dernière cartouche ; au bruit de l’orchestre jouant la ritournelle d’un quadrille, Naïs accourut et, lui faisant une coquette révérence :

— Monsieur le ministre, dit-elle, je suis bien fâchée, mais vous avez pris mon danseur ; il faut me le rendre ; il est inscrit pour la onzième contredanse et quand je manque un tour ça fait ensuite des confusions terribles.

— Vous permettez, monsieur, dit Sallenauve en riant, vous voyez : je ne suis pas un républicain très farouche, et il suivit Naïs qui l’entraînait en le tenant par la main.

Madame de l’Estorade avait eu une attention délicate : comprenant ce que la complaisance de Sallenauve pour la fantaisie de Naïs pourrait coûter à sa gravité, elle s’était arrangée de manière que quelques papas et mamans figurassent avec lui dans la contredanse où il s’était laissé fourvoyer ; et elle-même avec le jeune Écossais aux billets blancs qui, sans qu’elle s’en doutât, était bien capable de la compromettre, fit, pour parler le langage technique, vis-à-vis à sa fille qui rayonnait d’orgueil et de joie.

Dans un moment où, par la combinaison des figures, Naïs était amenée à donner la main à sa mère :

— Pauvre maman, lui dit-elle, en la lui serrant d’un mouvement passionné, sans lui pourtant tu ne m’aurais pas là !

L’imprévu et la forme de ce souvenir agirent si vivement sur madame de l’Estorade que, reprise de ce saisissement nerveux qu’elle avait éprouvé lors de l’accident de sa fille, elle fut obligée de gagner un siège. L’ayant vue changer de visage, Sallenauve, Naïs et madame Octave de Camps coururent à elle pour savoir si elle se sentait indisposée.

— Ce n’est rien, répondit madame de l’Estorade en s’adressant à Sallenauve, c’est cette petite qui m’a rappelé l’immense obligation que nous vous avons : sans lui, a-t-elle eu l’idée de me dire, pauvre maman, tu ne m’aurais pas là ! Et, en effet, monsieur, sans votre généreux courage, aujourd’hui où serait cette enfant ?

— Voyons, voyons, de la raison, dit madame Octave de Camps, en remarquant dans la voix de son amie quelque chose d’entrecoupé et de convulsif, y a-t-il du bon sens de se mettre dans un pareil état pour une parole de petite fille !

— Elle vaut mieux que nous, reprit madame de l’Estorade, en recevant dans ses bras Naïs, qui lui disait aussi : — Voyons, maman, de la raison ! — Il n’y a rien au monde, continua la comtesse, qu’elle mette au-dessus de son sauveur, tandis que son père et moi, c’est bien juste si nous lui avons fait comprendre notre reconnaissance.

— Mais vous m’avez comblé, madame, répondit poliment Sallenauve.

— Comblé, dit Naïs, en remuant sa jolie tête d’un petit air de doute, si quelqu’un me sauvait ma fille, je serais avec lui bien autrement.

— Naïs, dit avec autorité madame Octave de Camps, les enfants doivent écouter et se taire quand on ne leur demande pas leur avis.

— Qu’y a-t-il donc ? dit M. de l’Estorade, qui, à ce moment, vint se joindre au groupe.

— Rien, dit madame de Camps, un éblouissement qui a pris Renée en dansant.

— Eh bien ! est-ce passé ?

— Oui, je suis tout à fait bien, répondit madame de l’Estorade.

— Alors venez donc dire adieu à madame de Rastignac, qui se prépare à s’en aller.

Dans son empressement à se rendre auprès de la femme du ministre, M. de l’Estorade ne pensa pas à donner le bras à la sienne ; Sallenauve fut mieux inspiré.

Tout en marchant, précède de son mari qui ne pouvait l’entendre :

— Vous avez causé longtemps avec M. de Rastignac, dit madame de l’Estorade, il aura sans doute tenté de pratiquer sur vous quelque séduction ?

— Pensez-vous, répondit Sallenauve, qu’il ait réussi ?

— Non : mais ces essais de captation, sont toujours désagréables ; je vous prie de croire que je n’étais pas du complot. Je ne suis pas aussi furieusement ministérielle que mon mari.

— Ni moi si furieusement révolutionnaire que l’on semble se le figurer.

— Pourvu que cette ennuyeuse politique, qui plus d’une fois vous mettra en dissentiment avec M. de l’Estorade, n’aille pas vous dégoûter de compter parmi nos amis !

— C’est un honneur, madame, dont on est trop heureux.

— Ce n’est pas de l’honneur, c’est du plaisir qu’il faut y trouver, fit vivement madame de l’Estorade ; je dirai comme Naïs : si j’avais sauvé la fille de quelqu’un, je serais avec lui moins cérémonieux.

Cela dit, sans écouter la réponse, elle dégagea vivement son bras de celui de Sallenauve, et le laissa un peu étonné de l’accent avec lequel elle avait parlé.