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Le Comte de Sallenauve/Chapitre 14

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L. de Potter (tome IIp. 251-292).


XIV

La Chambre.


La séance royale avait eu lieu, Sallenauve ne s’y était pas montré, et son absence n’avait pas laissé de faire dans le parti démocratique une certaine sensation. Au National surtout, on s’en était ému. Il aurait paru naturel qu’actionnaire du journal, venant souvent dans ses bureaux avant l’élection, et ayant même consenti à y donner quelques articles, au moment de l’ouverture de la session il vînt y prendre langue.

« Maintenant qu’il est nommé, se disaient quelques-uns des rédacteurs en remarquant la complète disparition du nouveau député, est-ce que ce monsieur aurait des idées de faire avec nous le faquin ? C’est assez l’usage parmi nos seigneurs les parlementaires, de nous faire très obséquieusement la cour tant qu’ils sont à l’état de candidats, et de nous laisser là ensuite comme leurs vieux paletots après qu’ils sont montés à l’arbre. Mais il ne faut pas qu’il y joue, ce gentilhomme, et nous avons plus d’une façon de repincer les gens. »

Moins prompt à s’émouvoir, le rédacteur en chef avait calmé ce premier bouillonnement ; mais le défaut fait par Sallenauve à la séance royale lui avait néanmoins paru singulier.

Le lendemain, lors de la constitution des bureaux, quand il s’était agi de nommer les présidents et secrétaires, opération qui a son importance, parce qu’elle fait préjuger la majorité, l’absence de Sallenauve avait eu une portée positive. Dans le bureau auquel la voie du sort l’avait attaché, l’élection du président ne s’était faite dans le sens ministériel qu’à une voix de majorité ; la présence du député d’Arcis aurait donc assuré la nomination du candidat de l’opposition.

De là un mécontentement marqué dans les journaux du parti, qui, en expliquant leur défaite par cet imprévu, ne se défendaient pas d’un étonnement un peu aigre. Ils ne qualifiaient pas encore la conduite du défaillant, mais ils déclaraient ne savoir comment s’en rendre compte.

De son côté, Maxime avait l’œil au guet, et il n’attendait que la constitution définitive du bureau de la Chambre pour déposer au nom de la paysanne de Romilly, la demande en autorisation de poursuites. Ce factum avait été rédigé par Massol, et sous sa plume habile les faits qu’il était chargé d’exposer avaient acquis ce degré de vraisemblance que les avocats, même le plus à côté de la vérité, savent communiquer à leurs dires et affirmations.

Mais quand Maxime vit l’absence de Sallenauve se prolonger et commencer à faire scandale, il alla de nouveau trouver Rastignac, et, se donnant les gants de l’habile procédé d’agression trouvé par Desroches, il demanda au ministre s’il ne lui semblait pas que, pour lui, le moment fût venu de se relever de cette passive attitude d’observation dans laquelle, jusque-là, il avait cru devoir se retrancher.

Cette fois Rastignac fut beaucoup plus explicite : Sallenauve passé à l’étranger lui parut un homme auquel un trouble de conscience avait fait perdre la tête. Il engagea donc M. de Trailles à lancer le jour même la pièce introductive du procès et ne fit plus difficulté de promettre son concours pour le succès d’une combinaison arrivée à prendre couleur, et dont un joli résultat de scandale pouvait être raisonnablement espéré.

Pas plus tard que le lendemain, apparut la trace de son intervention souterraine. L’ordre du jour à la séance de la Chambre était la vérification des pouvoirs. Le député chargé de faire le rapport sur les élections de l’Aube se trouva être un des fidèles du ministère, et, sur la consigne confidentielle qui lui fut donnée, voici la manière dont il prit la question.

« Les opérations du collège d’Arcis étaient régulières, M. de Sallenauve avait fait parvenir en temps utile à la questure toutes les pièces nécessaires à la constatation de son éligibilité, son admission semblait donc ne devoir faire aucune espèce de difficultés.

» Mais des bruits d’une nature étrange auraient, dès l’époque de l’élection, couru sur l’identité du nouveau député ; et, à l’appui de ces rumeurs, était survenue une demande en autorisation de poursuites criminelles. Cette demande énonçait un fait extrêmement grave : M. de Sallenauve aurait usurpé le nom qu’il portait, et cette usurpation, pratiquée dans un acte authentique, se présentait avec le caractère d’un faux commis par substitution de personne.

» Quelque chose de plus regrettable, ajoutait le rapporteur, c’était l’absence de M. de Sallenauve qui, au lieu de se mettre en travers de l’incroyable accusation portée contre lui, se tenait, depuis l’ouverture de la session, éloigné des séances de la Chambre, sans que personne l’eût encore aperçu. Dans ces circonstances, son admission pouvait-elle être convenablement prononcée ? La commission ne l’avait pas pensé et elle croyait devoir proposer l’ajournement. »

Daniel Darthez, député de l’opposition légitimiste, que nous avons vu à Arcis, très favorable à l’élection de Sallenauve, s’empressa de demander la parole sur ces conclusions et pria la Chambre de remarquer tout ce que leur adoption aurait d’exorbitant.

« Ce qui était en cause, c’était la régularité de l’élection. Aucune irrégularité n’était signalée ; la Chambre n’avait donc qu’une chose à faire : passer immédiatement au vote, et reconnaître pour bonne et valable l’élection dont aucun fait ne venait infirmer la validité.

» Impliquer dans la question la demande en autorisation de poursuites, serait commettre un véritable abus de pouvoir, puisque sans discussion préalable et en dispensant la dénonciation déposée de toutes les formalités par lesquelles elle devait passer avant d’être accueillie ou rejetée, on prêterait à cette dénonciation une virtualité singulière, celle de suspendre le mandat que les électeurs avaient décerné dans l’exercice de leur souveraineté. Qui ne comprend d’ailleurs, ajoutait l’orateur, que donner à la demande en autorisation de poursuites un effet actuel, quel qu’il fût, c’est en préjuger la valeur et le mérite, lorsque la présomption d’innocence acquise à tout accusé devait l’être, à bien plus fortes raison à un homme dont la probité n’avait jamais fait un doute, et qui venait d’être honoré librement du suffrage de ses concitoyens. »

La discussion se prolongea quelque temps sur ce thème, dont les orateurs ministériels prirent naturellement le contre-pied, puis survint une complication.

Le président d’âge, car la Chambre ne se trouvait pas encore constituée, était un vieillard usé, qui, au milieu des difficiles fonctions dont son acte de naissance l’avait tout à coup revêtu, ne gardait pas toujours l’esprit très présent. Dès la veille, la demande du congé, transmis par Sallenauve, lui était parvenue, et si, au commencement de la séance, il eût songé, comme c’était son devoir, à la communiquer à la Chambre, probablement il eût tué la discussion dans son germe.

Mais il n’y a qu’heur et malheur dans les choses parlementaires, et quand, par la teneur de la lettre, tardivement portée à sa connaissance, la Chambre apprit que Sallenauve était à l’étranger, et qu’à l’appui du congé sollicité par lui sans terme fixe, il n’exprimait que le motif vague d’affaires urgentes, l’effet produit fut détestable.

— C’est clair, se dirent, comme Rastignac, tous les amis du ministère, il est passé en Angleterre où toutes les déconfitures vont chercher asile ; il a peur du procès, il se sent démasqué.

Ce point de vue en dehors de toute passion politique, fut partage par quelques esprits sévères qui n’admettaient pas qu’on ne fût pas là pour se défendre en présence d’une si flétrissante accusation.

Bref, sur une argumentation très vive et très habile du procureur-général Vinet, qui avait pris du cœur en voyant l’accusé absent, l’ajournement, mis aux voix, fut voté, quoiqu’à une très faible majorité ; un congé de huit jours était en même temps accordé au député absent.

Le lendemain de ce vote, Maxime écrivait à madame Beauvisage :

« Madame,

» L’ennemi a subi hier un terrible échec, et l’opinion de mon ami Rastignac, juge très intelligent et très expérimenté de l’impression parlementaire, est que le Dorlange, quoi qu’il arrive, ne se relèvera plus du coup qui vient de lui être porté.

» Si nous ne parvenons pas à nous procurer quelque preuve positive à l’appui de la dénonciation de notre bonne campagnarde, il est possible qu’en payant d’audace, ce drôle, à supposer toutefois qu’il ose reparaître en France, finisse par être admis par la Chambre ; mais, après y avoir traîné pendant quelque temps une existence effacée et misérable, il doit inévitablement être acculé à une démission ; alors la nomination de M. Beauvisage ne fait pas un doute, car les électeurs, honteux de s’être laissé jouer par cet intrigant, seront trop heureux de se réhabiliter par un choix honorable, et qui, d’ailleurs, était primitivement dans leur instinct.

» C’est à votre rare sagacité, madame, que sera dû ce résultat, car, sans cette espèce de seconde vue qui vous a d’abord fait deviner les trésors enfouis dans la révélation de cette paysanne, nous passions à côté de cet admirable instrument. Je dois vous dire, madame, dussiez-vous en prendre quelqu’orgueil, que ni Rastignac, ni le procureur-général Vinet, malgré leur haute intelligence politique, n’avaient compris la valeur de votre découverte, et moi-même si, par le bonheur que j’ai eu de vous connaître, je n’avais été mis en mesure de préjuger le mérite de toute idée émanant de vous, j’aurais probablement partagé la froideur primitive de ces deux hommes d’État à l’endroit de l’excellente arme que vous offriez de mettre dans notre main.

» Mais le cadeau venant de vous, j’en ai tout aussitôt compris l’importance, et en indiquant à Rastignac un moyen de le mettre en œuvre, je suis parvenu à faire de mon ami le ministre un ardent complice de notre conspiration en même temps qu’un sincère admirateur de la finesse et de la perspicacité dont vous aviez fait preuve dans la circonstance.

» Si donc, madame, j’ai jamais le bonheur de vous appartenir par le lien dont il a été question entre nous, je n’aurai pas à vous initier à la vie politique dont vous avez si bien su toute seule trouver le chemin.

» Nous ne saurions rien avoir de nouveau d’ici à une huitaine, qui est la durée du congé accordé. Si au-delà de ce délai le défaillant ne s’était pas représenté, je ne doute pas que l’annulation de l’élection ne fût prononcée, car le vote d’hier, dont vous aurez connaissance par les journaux, est pour lui une véritable mise en demeure de se rendre à son poste. Vous pensez bien que d’ici à son retour, si tant est qu’il ait lieu, je n’aurai pas manqué de donner mes soins à ce que la mauvaise disposition de la Chambre soit convenablement entretenue et par la presse et par les conversations particulières ; Rastignac a également donné des instructions dans ce sens, et il est à croire que notre adversaire trouvera l’opinion publique assez mal prévenue en sa faveur.

Voulez-vous me permettre, madame, de me rappeler au souvenir de mademoiselle Cécile, et agréer ainsi que M. Beauvisage, l’assurance de mes sentiments les plus respectueux. »

Un mot d’ordre donné à la presse ministérielle commença, en effet, à créer autour du nom de Sallenauve une atmosphère de déconsidération et de ridicule, et les insinuations les plus injurieuses prêtèrent à son absence la couleur d’une désertion devant l’ennemi.

L’effet de ces attaques multipliées devenait d’autant plus inévitable, que Sallenauve était plus mollement défendu par ses coreligionnaires politiques, et il n’y avait pas trop à s’étonner de cette tiédeur. Ne sachant quelle explication donner à son procédé, les feuilles de l’opposition, tout en se sentant le devoir de le soutenir, craignaient de trop s’engager au profit d’un homme dont l’avenir devenait chaque jour plus nébuleux ; d’un moment à l’autre, ne pouvait-il pas donner un démenti au certificat de moralité qu’on aurait pris sur soi de lui délivrer ?

La veille du jour où expirait le congé, Sallenauve étant toujours absent, un petit journal ministériel publia, sous le titre de : Un Député perdu, un article très spirituellement insolent, et qui eut un retentissement considérable.

Dans la soirée, madame de l’Estorade vint chez madame Octave de Camps qu’elle trouva seule avec son mari. Elle était vivement émue et dit en entrant à son amie :

— Vous avez lu cet infâme article ?

— Non, répondit madame Octave, mais M. de Camps me l’a raconté, et il est vraiment honteux que le ministère commande ou au moins encourage de pareilles vilenies.

— J’en suis à moitié folle, continua madame de l’Estorade, car tout cela retombe sur nous.

— C’est pousser bien loin le scrupule de conscience, dit madame de Camps.

— Mais non, repartit le maître de forges ; je suis de l’avis de madame, tout le venin de cette affaire pouvait disparaître devant une démarche de l’Estorade, et, en se refusant à la faire, s’il ne devient pas l’auteur, il est à tout le moins le complice du scandale.

— Madame vous a donc dit ?… demanda la comtesse d’un air de reproche.

— Mais ma chère, répondit madame Octave, quoique nous ayons nos petits secrets de femmes, je ne pouvais me dispenser d’expliquer à mon mari le point de départ de l’espèce de folie qui avait pris à M. de l’Estorade ; c’eût été montrer à un autre moi-même une défiance dont il eût été blessé, et les explications que j’ai dû lui donner ne me posent, je pense, en dépositaire infidèle d’aucun secret qui vous intéresse personnellement.

— Ah ! vous êtes un ménage uni, vous, dit madame de l’Estorade, avec un soupir ; du reste, je ne me plains pas que M. de Camps ait été mis dans la confidence ; quand il s’agit de trouver l’issue de la cruelle situation contre laquelle je me débats, deux avis valent mieux qu’un.

— Mais qu’est-il donc arrivé ? demanda madame Octave de Camps.

— Mon mari perd la tête, répondit la comtesse, et je ne trouve plus en lui la moindre trace de sens moral ; loin de comprendre, comme le disait tout à l’heure M. de Camps, qu’il est le complice de la mauvaise guerre qui se fait en ce moment, et qu’il n’a pas, comme ceux qui l’ont soulevée, l’excuse de l’ignorance, il semble s’y complaire ; tantôt il m’a apporté triomphalement l’ignoble journal, et je l’ai trouvé tout près de prendre mal que je ne le jugeasse pas, comme lui, infiniment plaisant et infiniment spirituel.

— Cette lettre, dit madame Octave de Camps, lui a porté un coup terrible : dans le fait, elle le touchait au corps et à l’âme.

— J’admets cela, s’écria le maître de forges ; mais, que diable ! on est homme, et on prend les paroles d’un fou pour ce qu’elles valent.

— C’est bien singulier cependant, dit madame Octave, que M. de Sallenauve ne revienne pas ; car enfin, ce Jacques Bricheteau auquel vous avez donné son adresse, a dû lui écrire.

— Que voulez-vous ! répondit la comtesse, il y a une fatalité dans toute cette affaire ; c’est demain que doit se discuter à la Chambre la question de savoir si l’élection de M. de Sallenauve sera ou non confirmée, et, dans le cas où il ne serait pas de retour, le ministère se flatte de l’espérance de faire prononcer l’annulation.

— Mais c’est une infamie, dit M. Octave de Camps, et il ne tient à rien que tout mal posé que je puisse être pour faire cette démarche, je n’aille dire au président de la Chambre les choses comme elles sont.

— Je vous en eusse prié, je crois, au risque de voir mon mari soupçonner mon intervention, si nous n’étions retenus par une considération : celle de désespérer M. de Sallenauve, en rendant public le malheur arrivé à son ami.

— C’est évident, dit madame Octave, le défendre de cette manière serait aller contre ses intentions, d’autant mieux qu’à toute force il peut arriver à temps et que d’ailleurs la décision de la Chambre reste problématique, tandis que la folie de M. Marie-Gaston, une fois ébruitée, il ne se relèvera jamais de ce coup.

— Du reste, dit madame de l’Estorade, tout l’odieux que mon mari a jusqu’ici assumé sur lui dans cette horrible affaire, disparaît devant une imagination vraiment satanique dont il m’a fait part tout à l’heure, avant dîner.

— Qu’est-ce donc ? demanda vivement madame de Camps.

— Sa prétention est que demain j’aille avec lui, dans la tribune réservée aux pairs de France, assister à la discussion qui doit avoir lieu.

— Mais vraiment sa tête déménage, dit M. de Camps, c’est tout à fait le procédé de Diafoirus fils, offrant à sa prétendue de lui procurer le délassement d’une dissection.

Madame de Camps fit à son mari un signe qui voulait dire : « Ne jetez pas d’huile sur le feu. » Et elle se contenta de demander à la comtesse si elle n’avait pas pu faire comprendre à M. de l’Estorade toute l’inconvenance de cette démarche.

— À la première objection que je lui ai faite dans ce sens, répondit madame de l’Estorade, il s’est emporté, me disant qu’apparemment j’étais bien aise d’éterniser la créance de notre liaison avec cet homme, puisqu’une occasion toute naturelle se présentant de déclarer publiquement notre rupture, je m’empressais de la décliner.

— Eh bien ! ma chère, il faut y aller, dit madame Octave ; la paix de votre ménage avant tout. D’ailleurs, à tout prendre, votre présence à cette discussion peut aussi passer pour une preuve de bienveillant intérêt.

— Pendant quinze ans, remarqua le maître de forges, vous avez régné et gouverné dans votre ménage, mais voilà une révolution qui déplace cruellement le pouvoir.

— Ah ! monsieur, je vous prie de croire que de cette souveraineté, que d’ailleurs j’ai toujours cherché à dissimuler, je n’avais jamais fait un pareil usage.

— Est-ce que je ne le sais pas ? répondit M. Octave de Camps, en prenant affectueusement les mains de madame de l’Estorade dans les siennes, je suis néanmoins de l’avis de ma femme ; il faut boire ce calice.

— Mais en entendant toutes les infamies que vont débiter ces ministériels, je mourrai de honte ; il me semblera qu’on égorge à deux pas de moi un homme, alors que je n’ai que le bras à étendre pour le sauver et que je n’en fais rien.

— C’est bien cela, dit le maître de forges, et il faut ajouter que cet homme vous a rendu un insigne service ; mais aimez-vous mieux installer l’enfer chez vous et exaspérer la disposition maladive de votre mari ?

— Écoutez, chère bonne, fit madame Octave de Camps, dites à M. de l’Estorade que je veux aller aussi à cette séance ; que d’y être avec une désintéressée et une simple curieuse fera moins causer, et sur ce chapitre ne cédez pas ; au moins je serai là pour vous tenir la tête et pour vous garder de vous-même.

— Je n’eusse pas osé vous le demander, répondit madame de l’Estorade, car on n’invite pas les gens à une mauvaise action ; mais puisque vous avez la bonté de me l’offrir, je me trouve une fois moins malheureuse. Maintenant adieu, car je ne voudrais pas que mon mari me trouvât dehors quand il rentrera : il a dîné ce soir chez M. de Rastignac, où sans doute il aura bien comploté pour la journée de demain.

— Eh bien ! partez ; et, dans une heure, je vous écrirai un mot comme si je ne vous avais pas vue, vous demandant si vous n’avez pas un moyen de me faire assister à la séance de demain, qu’on dit devoir être intéressante.

— En être réduite à toute cette conspiration ! dit madame de l’Estorade en embrassant son amie.

— Ma chère belle, répondit madame de Camps, on a dit que la vie du chrétien était un combat, mais celle de la femme mariée d’une certaine façon est une vraie bataille rangée. Prenez patience et courage.

Cela dit, les deux amies se séparèrent.

Le lendemain, vers deux heures, madame de l’Estorade, accompagnée de son mari et de madame Octave de Camps, venait prendre place dans la tribune aux membres de la pairie ; elle paraissait souffrante et ne répondit qu’avec tiédeur aux saluts qui lui furent adressés de divers points de la salle.

Madame de Camps qui, pour la première fois, avait accès dans l’enceinte parlementaire, fit deux remarques : elle se récria sur le négligé du costume d’un assez grand nombre des honorables, et fut frappée du nombre de calvities qui, du haut de la tribune d’où elle planait sur l’assemblée, vint étonner ses yeux.

Elle se laissa ensuite désigner par M. de l’Estorade les notabilités de l’endroit : d’abord tous les grands hommes que nous nous dispensons de mentionner parce que leurs noms sont dans toutes les mémoires ; puis, le poète Canalis, auquel elle trouva un air bien olympien ; d’Arthez, qui lui plut par sa tournure modeste ; Vinet dont elle dit qu’il avait l’air d’une vipère portant des lunettes ; Victorin Hulot, l’un des orateurs du centre gauche. Elle fut quelque temps avant de pouvoir se faire au bruit des conversations particulières qu’elle put assez convenablement comparer au bruit d’un essaim d’abeilles bourdonnant autour de sa ruche ; mais ce dont elle ne revenait pas surtout, c’était l’aspect général de la réunion où un laisser-aller singulier et une absence complète de dignité n’eût jamais permis de soupçonner la représentation d’un grand peuple.

Il était écrit que, dans cette journée, aucun désagrément ne serait épargné à madame de l’Estorade. Au moment où la séance allait commencer, la marquise d’Espard, conduite par M. de Ronquerolles, entra dans la tribune et vint prendre place à côté d’elle.

Quoique se voyant dans le monde, et allant l’une à l’autre, ces deux femmes ne pouvaient se souffrir. Madame de l’Estorade méprisait l’esprit d’intrigue, le défaut absolu de principes, et le caractère aigre et malveillant que la marquise recouvrait des dehors les plus élégants et la marquise avait dans un dédain encore plus profond ce qu’elle appelait les vertus pot-au-feu de madame de l’Estorade.

Il faut dire aussi que madame de l’Estorade avait trente-deux ans et une beauté que le temps avait épargné, tandis que madame d’Espard était une femme de quarante-quatre ans, et, malgré toutes les savantes dissimulations de la toilette, une beauté tout à fait à bout.

— Est-ce que vous venez quelquefois ici ? dit-elle à la comtesse, après les quelques phrases obligées sur le bonheur de leur rencontre.

— Jamais, répondit madame de l’Estorade.

— Moi, j’y suis très assidue, reprit madame d’Espard. Puis, ayant l’air de faire une découverte : — Ah ! mais vous avez à cette séance, ajouta-t-elle, un intérêt tout particulier : on juge, je crois, quelqu’un de votre connaissance ?

— Oui, M. de Sallenauve a été reçu quelquefois chez moi.

— C’est bien fâcheux, dit la marquise, de voir un homme qui, au dire de M. de Ronquerolles, avait du héros dans ses allures, tourner ainsi à la police correctionnelle.

— Son crime jusqu’ici, répondit sèchement madame de l’Estorade, est surtout son absence.

— Il paraît, du reste, continua madame d’Espard, que c’est un homme dévoré d’ambition. Avant sa tentative parlementaire il avait fait, vous le savez sans doute, chez les Lanty une tentative matrimoniale qui a abouti, pour la belle héritière auprès de laquelle il s’était habilement insinué, à une réclusion dans un couvent.

Madame de l’Estorade ne s’étonna pas beaucoup de voir cette histoire que Sallenauve lui avait donnée pour très secrète, parvenue à la connaissance de madame d’Espard : la marquise était une des femmes les mieux informées de Paris ; son salon disait mythologiquement un vieil académicien, était le Palais de la Renommée.

— Voilà, je crois, la séance qui commence, dit la comtesse, qui, s’attendant toujours à quelque coup de griffe de la marquise, n’était pas fâchée de rompre la conversation.

En effet, le président avait agité sa sonnette, les députés prenaient leurs places ; la toile allait se lever.