Le Concile du Vatican, ses préliminaires et sa constitution

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Le Concile du Vatican, ses préliminaires et sa constitution
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 86 (p. 147-177).
LE
CONCILE DU VATICAN
SES PRELIMINAIRES ET SA CONSTITUTION

I. Le Concile général et la paix religieuse, par M. H.-I.-C. Maret, 2 vol. ; Paris, Plon, 1869. — II. L’Infaillibilité et le concile général, par M. Deschamp ; Paris 1869. — III. Lettre de M. l’évêque d’Orléans au clergé de son diocèse, Paris, Douniol, 1869. — IV. M. l’évêque d’Orléans et M. l’archevêque de Malines, par M. A. Gratry ; Paris 1869. — V. The œcumenical Council and the infallibility of the Roman pontiff, by the archbishop of Westminster, London 1869. — VI. Le Pape et le Concile, par Janus, traduit par M. Paul Giraud, Paris 1870.

Le 8 décembre 1869, Rome présentait un des plus grands spectacles qui puissent être contemplés. Ceux qui ont assisté à la procession des pères du concile œcuménique s’avançant aux accens inspirés du Veni creator vers la salle de leurs séances ne reverront jamais de solennité semblable. Toutes les nations où se recrute la chrétienté catholique étaient représentées, depuis l’Amérique du Nord jusqu’au plus extrême Orient ; l’Asiatique aux traits majestueusement calmes, le missionnaire apostolique à la longue barbe, marchaient à côté de l’Anglais, de l’Allemand, de l’Italien à la physionomie fine et expressive. La hiérarchie entière se déroulait sous les yeux comme une chaîne immense. Quand les pères eurent pris séance et que le pape eut entonné les psaumes du jour, l’aspect de l’assemblée rappelait cette merveilleuse fresque du Saint-Sacrement, qui est au Vatican même. Des milliers de voix émues se joignirent au Te Deum, dont le magnifique unisson, retentissant sous la double coupole de Michel-Ange, semblait tout ensemble l’écho de la tradition et la voix de l’église actuelle.

Et cependant ce concile attendu avec tant d’ardeur à Rome, inauguré par des pompes si grandioses, marquait l’une des crises les plus graves qu’ait traversées le catholicisme. Il se réunissait dans des circonstances de diverse nature qui en accroissaient le péril. L’accord des voix le jour de l’ouverture dissimulait mal la profonde division des pensées et des tendances, surtout dans un temps d’irrésistible publicité, où, selon le mot de l’Évangile, les paroles prononcées tout bas sont promptement criées sur les toits. Je ne suis pas prophète, il est fort possible que l’unité triomphe, et qu’il en soit du concile comme de ces orchestres qui commencent par les dissonances les plus bruyantes pour s’unir en définitive dans une harmonie irréprochable ; nous n’en sommes pas toutefois à cet heureux moment qui doit être attendu avec certitude par tous ceux qui, croyant à l’inspiration divine du concile, n’ont pas même le droit d’entretenir des inquiétudes. Les évêques tout à fait rassurés sont rares, on les trouve dans les rangs de la majorité, qui, comptant sur une victoire certaine, est fort disposée à reconnaître d’avance un caractère divin à sa propre opinion ; mais dans les églises de France et d’Allemagne, partout où ne règne pas un fanatisme vulgaire ou une mystique servilité, les plus nobles représentans du catholicisme regardent avec angoisse du côté de Rome. Dans l’excès de leur anxiété, qui tient à un amour éclairé de leur religion, ils n’osent plus guère espérer qu’en la stérilité du concile. S’il n’est pas stérile, c’est-à-dire s’il dogmatise, s’il se prononce sans équivoque sur les questions pendantes, ils savent trop sous quelles influences il rendra ses oracles. Voilà ce qui ressort clairement de leurs réticences et de leurs avertissemens respectueux. Il ne sert de rien de se dissimuler la vérité des choses, elle est ainsi, et pas autrement. En outre l’ordre du jour élaboré pour l’assemblée du Vatican ne touche pas seulement à des questions de dogme capables de diviser profondément les esprits ; on lui réservé encore la tâche dangereuse de formuler une haute philosophie sociale qui règle les relations de l’église et de l’état. C’est une nouvelle source d’alarmes pour ceux qui vivent de la vie moderne, et ne pourraient s’accommoder d’un autre régime.

Sous quelque point de vue qu’on l’envisage, le concile du Vatican est un événement d’une portée considérable dont les conséquences dépasseront peut-être toutes les prévisions. Il n’est pas nécessaire d’en connaître l’issue pour en apprécier la gravité ; je dirai même qu’il vaut mieux l’ignorer pour en saisir toute l’importance. Le résultat final ensevelira dans l’oubli une bonne partie des incidens qui l’auront précédé, et on ne songera plus guère à la période d’élaboration et de discussion qui révèle aujourd’hui le fond réel des pensées et des cœurs, qui soulève au souffle orageux de débats contradictoires le voile d’une apparente unité. Le présent lui-même n’est-il pas d’ailleurs plein d’enseignemens ? Il nous initie à une situation complexe, à des déchiremens intérieurs qui se dissimulent facilement dans les temps ordinaires, mais dont la manifestation ardente est l’un des signes les plus caractéristiques du temps. Nous croyons donc utile d’étudier le concile dans sa préparation, dans sa constitution et dans ses débuts. On prête au saint-père un de ces mots spirituels dont il est prodigue dans sa verte vieillesse. « Les conciles, aurait-il dit, traversent trois périodes. La première appartient au démon, la seconde aux hommes, et la troisième au Saint-Esprit. » Les deux premières sont ainsi qualifiées parce qu’elles échappent encore aux oracles imposés, et n’évitent pas entièrement les libres discussions qui sont, comme on sait, les puissances démoniaques par excellence. Aussi nous offrent-elles un intérêt tout particulier. Quand on en sera venu à l’inspiration passive ou en d’autres termes à la docilité absolue, si toutefois on y arrive, les protonotaires apostoliques suffiront à l’histoire du concile. Pour le moment, il est encore vivant, c’est-à-dire agité en sens contraires, et il nous offre une représentation fidèle de l’église catholique considérée dans ses diverses tendances. Il nous apprend aussi comment la partie de l’église qui aspire à un absolutisme effréné marche à ses fins pour le plus grand malheur de la religion et de la société moderne. Comme elle n’a pas encore achevé sa victoire, ses visées peuvent être prises sur le fait en quelque sorte. C’est une occasion unique de savoir tout ce qu’elle pense et tout ce qu’elle espère.


I

Il en est des conciles comme des parlemens, le même mot représente des institutions fort différentes selon les temps. Rien n’a plus changé que les grandes assemblées dont on voudrait faire aujourd’hui les gardiennes de la tradition immuable, et elles pourraient fournir un éloquent chapitre supplémentaire à l’Histoire des variations de Bossuet. Nous n’insisterons pas sur le premier des conciles, celui qui s’est tenu dans une pauvre chambre haute de Jérusalem. Il ressemble fort peu à la représentation que l’on en voit dans la salle conciliaire de Saint-Pierre. Le peintre a reçu, paraît-il, des lumières spéciales, car il fait du cénacle un collège de cardinaux présidé par la Vierge. Ces détails inédits manquent au récit de saint Luc. Au reste, les historiens ecclésiastiques ont souvent traité la chronique de l’église primitive comme les historiens de l’ancienne monarchie traitaient nos annales, quand ils faisaient de Pharamond un roi à la Louis XIV. Les apôtres nous sont dépeints siégeant à Jérusalem, mitre en tête, et rendant des décrets dogmatiques à la façon du pontificat moderne. Rien au contraire ne fut plus libre, plus spontané que la réunion de Jérusalem, décorée à tort du nom de concile. Il s’agissait de traiter une question fort grave, celle des rapports à établir entre les prosélytes sortis du paganisme et les prosélytes issus du judaïsme ; fallait-il les soumettre les uns et les autres aux pratiques hébraïques, ou bien l’église pouvait-elle s’affranchir de la synagogue ? Le christianisme avait-il le droit d’exister par lui-même ? Il est certain que l’église entière de Jérusalem prit part au débat, qu’il n’y eut aucune présidence proprement dite. Paul, dont l’apostolat n’était pas encore reconnu, et Jacques, frère du Christ, qui n’était pas apôtre, y eurent l’influence prépondérante. La résolution fut une mesure sagement transitoire, et elle fut envoyée aux églises au nom « des apôtres, des anciens et des frères. » On est en pleine démocratie religieuse.

A l’époque suivante, nous n’avons pas de conciles généraux ; l’église du IIe et du IIIe siècle n’a point de centre commun ; elle manque de ce qui est l’âme de toute administration : la centralisation lui est inconnue. C’est qu’elle est le contraire d’une administration ; c’est une société essentiellement libre dont l’unité est toute morale et organique. Il y a une église d’Orient, une église d’Afrique, une église de Rome et des Gaules. Chacune a son type, sa physionomie propre, ses coutumes particulières, bien qu’elles reposent toutes sur un fonds commun de doctrine et d’organisation, et qu’elles repoussent avec ensemble ce qui est en désaccord flagrant avec l’essence du christianisme, comme par exemple la gnose sous ses formes bizarres et variées. Les communications sont fréquentes, l’accord est admirable et profond ; cependant la liberté est grande. Entre Justin martyr et Irénée, les différences doctrinales sont patentes. L’esprit large et brillant de Clément d’Alexandrie ne s’emprisonnerait pas dans les formules plus strictes qui plaisent à l’église d’Occident. Dans la lutte contre l’hérésie, on recourt plus d’une fois aux assemblées délibérantes ; mais ce sont des assemblées locales, des synodes, non des conciles, et elles ne réclament nulle part l’infaillibilité. Rien ne fait mieux ressortir leur caractère hautement libéral que la résolution prise par un synode des églises d’Arabie de déléguer Origène auprès de Bérylle de Bostra pour le ramener par la persuasion d’une erreur doctrinale que l’on estimait être grave. Origène lui-même avait été condamné par son évêque à Alexandrie, ce qui n’avait pas empêché les églises d’Orient de le recevoir à bras ouverts. Il ne faut pas que les théoriciens de l’absolutisme théocratique enlèvent à la liberté de la pensée chrétienne ce glorieux passé, et refassent en quelque sorte à la contrainte religieuse une généalogie suspecte ; le droit d’aînesse appartient incontestablement à la liberté, et le résultat de la mission d’Origène montre que ce n’est pas à tort qu’on met en elle sa confiance, car il ramena Bérylle par une discussion loyale. Il ne fut pas moins heureux dans une seconde conférence avec d’autres hérétiques, pour laquelle il fut délégué par un synode des mêmes églises. « Il discuta avec tant de force, dit Eusèbe, qu’il amena les dissidens à répudier leur erreur. » N’oublions pas que les évêques qui siégeaient à ces synodes étaient élus par le peuple de leur église, et qu’ils ne ressemblaient en rien à un sénat recruté au gré d’un pouvoir monarchique.

Avec le IVe siècle commencent les conciles généraux, qui ont la prétention de représenter la chrétienté. Cette grande transformation est l’une des premières conséquences de l’union de la religion nouvelle avec l’empire. Constantin fut très scandalisé des querelles qui divisaient l’église. Il voulait bien la favoriser et l’enrichir, mais à la condition qu’elle ne fût pas la plus incommode des administrations de l’empire, et qu’elle présentât ce bel ordre et cette discipline bien réglée qui furent toujours l’idéal de l’esprit romain. Le concile de Nicée fut convoqué pour en finir avec les orageux débats que l’arianisme avait soulevés. Il fut tenu aux frais de l’empereur, dans son palais, et pour la première fois l’Orient et l’Occident chrétiens se trouvèrent en présence. On sait quelle fut l’issue de ce premier des conciles généraux ; l’arianisme en sortit condamné, mais non vaincu, car il succombait à un coup de majorité auquel le puissant « évêque du dehors, » comme on appelait l’empereur, n’avait que trop poussé. Aussi la formule qui a triomphé au premier concile œcuménique est-elle un moule trop étroit pour la métaphysique chrétienne, qui a droit à plus de liberté, comme le prouve l’histoire de l’âge précédent. Ce n’est pas non plus sans tristesse que l’on voit les représentans de l’église, dont plusieurs portaient encore les stigmates de la persécution, attentifs et presque édifiés par les discours de cet étrange néophyte qui s’appelle Constantin. S’il a la foi correcte, il n’a pas les œuvres, car à peine aura-t-il prononcé le discours, je dirai presque le sermon d’adieu du concile, qu’il rivalisera avec les plus cruels césars en envoyant à la mort sa femme et son fils. Le concile de Nicée fut essentiellement impérial, ou du moins entièrement en dehors de l’influence de l’évêque de Rome.

Le second concile œcuménique se réunit à Byzance en 381, il prend la résolution la plus grave en complétant le symbole de Nicée par l’adjonction du dogme du Saint-Esprit. L’église de Rome n’y est pas même représentée, et elle reçoit comme les autres églises une simple communication des décisions qui viennent d’être arrêtées. Si l’on ne peut contester que l’influence de l’évêque de Rome grandit sur les ruines de tous les pouvoirs poétiques au milieu des terribles bouleversemens qui signalent l’agonie et la destruction de l’empire d’Occident, il n’est pas moins certain que jamais aucune de ses décisions n’est acceptée comme suppléant aux décrets d’un concile ou comme empreinte du sceau d’une autorité indiscutable. Les conciles généraux des trois premiers siècles se considèrent toujours comme l’autorité souveraine en matière de doctrine et de discipline, et ils agissent en conséquence. Même quand le pape de Rome (Alexandrie avait aussi le sien, portant le même nom) est d’accord avec le sentiment général de l’église et l’exprime d’une manière correcte, la chrétienté n’en tient pas moins ses grandes assises, qui reprennent toute la question débattue pour donner la solution définitive. C’est ce qui a lieu au concile œcuménique d’Éphèse (431) pour la polémique soulevée par Nestorius malgré la condamnation dont le pape Célestin avait déjà frappé sa doctrine. Le concile de Chalcédoine (449) se croit obligé de ratifier la lettre de Léon le Grand, écrite à l’occasion de la controverse d’Eutychès, et le pape lui-même déclare qu’il a besoin de cette confirmation conciliaire. Nous ne relevons ces faits qu’au point de vue du droit antique de l’église, sans nous attacher aux doctrines mêmes. Le christianisme primitif fut singulièrement surchargé à cette époque d’une métaphysique subtile. Gibbon a dit avec raison que cette dogmatique tourmentée, imposée à l’église sous peine de condamnation éternelle, ressemblait beaucoup à ce pont étroit comme la lame d’un rasoir qui, d’après la mythologie persane, doit conduire les âmes en paradis. En tout cas, ce n’est pas le pape qui en tient les clés, et il n’a pas encore établi le droit de péage qui coûtera si cher aux libertés de l’église. Lui-même reconnaît qu’il n’est point compétent pour décider de la doctrine à lui tout seul. Le pape Siricius (384-398) refuse de se prononcer sur l’hérésie d’un évêque : il déclare qu’il doit attendre le jugement des évêques de la province pour en faire la règle du sien. Quand l’évêque de Rome, oubliant cette sage prudence, formule un jugement hâtif sur les opinions contestées, et se met en opposition avec les grands docteurs de l’époque, organes du sentiment général de la chrétienté, il est sévèrement réprimandé, comme le pape Sosime le fut par les évêques d’Afrique pour avoir donné des gages au semi-pélagianisme. Le pape Vigile fut même mis en dehors de la communion de l’église au second concile de Constantinople (551) pour ses vacillations dans les controverses du temps ; il dut se soumettre en déclarant qu’il s’était laissé prendre aux suggestions de l’esprit des ténèbres. L’affaire du pape Honorius est bien connue, elle fait même aujourd’hui autant de bruit qu’au VIIe siècle. Il est notoire qu’il avait accepté l’hérésie monothéliste, qui n’admettait qu’une seule volonté dans l’Homme-Dieu. Il est plus évident encore qu’il a été condamné par le concile œcuménique tenu à Constantinople en 681, et que ses écrits ont été voués aux flammes. Les ultramontains, après avoir vainement essayé de contester l’authenticité de ce décret, s’efforcent d’en appeler et d’établir qu’Honorius a été mal compris. La curie romaine s’épargne cette peine ; elle a très habilement remanié son bréviaire. Dans l’office du pape Léon II, le nom d’Honorius figurait au nombre des hérétiques condamnés sous son pontificat ; on a tout simplement effacé ce nom et arbitrairement mutilé le texte pour abréger, dit le père Garnier. Cet euphémisme charmant est un aveu. Il n’en demeure pas moins qu’un pape au VIIe siècle n’était point considéré comme au-dessus du jugement de l’église, et que l’autorité souveraine, la grande cour de cassation de la chrétienté, n’était pas à Rome. L’Occident lui-même était d’accord avec l’Orient pour sauvegarder le droit de l’église, car nous voyons en 774 la grande assemblée de Francfort rejeter le culte des images, que voulait lui imposer le pape Adrien Ier, qui cette fois s’appuyait sur les décisions d’un concile d’Orient.

Tout change à partir de cette époque. Il ne rentre pas dans notre plan de retracer les agrandissemens du pouvoir papal et cette tentative ambitieuse de ressusciter une monarchie universelle, une sorte de césarisme catholique mettant le glaive impérial au service de l’église ou plutôt de son chef absolu. Pour réaliser ce rêve, Rome déploya aux XIe et XIIe siècles autant de génie, de ferme et opiniâtre vouloir, de persévérante ardeur, d’habileté politique que la Rome antique. Elle eut aussi son corps d’armée modèle, sa légion, dans les grands ordres monastiques du moyen âge. Sans contester aucun des services qu’elle a rendus à la civilisation, il faut convenir qu’elle n’a pas plus hésité sur le choix des moyens que son illustre devancière dans la carrière d’une ambition sans limite et sans scrupule. Nous en appelons au témoignage de ce fameux livre de Janus, qui ne vient pas d’une source hérétique ; on sait qu’il est l’œuvre de la portion la plus savante de ce catholicisme allemand peut-être destiné à sauver l’église des dernières servitudes. C’est là que l’on peut suivre les envahissemens de la domination papale, ses lents et sûrs progrès, et cet art incomparable de profiter des occasions changeantes pour réaliser un plan aussi immuable dans son dessein que souple dans les moyens employés. On voit l’église de Rome devenir insensiblement la cour de Rome, la curie romaine subordonner de plus en plus la religion à ses fins politiques ; elle s’allège l’esprit des inutiles préoccupations de la science religieuse, pour être tout entière au tu regere imperio, qui est sa devise, comme celle des fiers conquérans dont elle occupe la place. — A la fin du VIIe siècle, le pape Agathon avouait aux Grecs que ce n’était pas dans le clergé romain qu’on pouvait trouver une profonde intelligence des Écritures, « car, disait-il, obligé de gagner sa nourriture par le travail de ses mains, il ne pouvait faire autre chose que conserver avec simplicité la tradition des anciens conciles. » Nous verrons tout à l’heure ce qu’était cette simplicité ; elle demandait certes de grands efforts, un pénible labeur qui méritait une meilleure récompense que le pain quotidien. Aussi l’a-t-elle obtenue par la suprématie ecclésiastique, qui est devenue pour la curie romaine une source non-seulement de gloire, mais encore d’abondance. En légitimant son intrusion dans toutes les affaires religieuses, en multipliant les appels à son tribunal, en se rendant nécessaire pour toutes les nominations épiscopales et pour tous les conflits, elle a véritablement étendu son diocèse aux limites du monde, elle a fait du pouvoir spirituel un glaive dont la pointe se retrouve partout, et dont elle seule tient la poignée. C’est ici qu’éclate l’admirable simplicité dont la louait le pape Agathon dans la conservation des anciennes traditions ; cette simplicité s’est trouvée compatible avec une habileté d’interprétation consommée. Dante se plaignait déjà que Rome fût aussi riche en juristes qu’elle était pauvre en théologiens. L’absolutisme monarchique n’a pas trouvé de scribes aussi dévoués et aussi intrépides à fabriquer les preuves là où elles manquent. C’est en effet le grand procédé des avocats de la suprématie papale au moyen âge ; ils enrichissent leur dossier, quand il est pauvre, de documens inédits jusqu’à eux, et qu’ils enjolivent à leur fantaisie.

La première, la plus célèbre de ces falsifications, est celle qui est attribuée à Isidore et connue sous le nom des fausses décrétales. L’origine en est assez singulière. Elle est l’œuvre de quelques évêques des pays francs de la rive gauche du Rhin qui, voulant s’affranchir de la dépendance de leur métropolitain, trouvèrent leur intérêt à élever très haut l’autorité du pape, à peu près comme les communes appuyèrent sur la royauté leur résistance contre la féodalité. Ces bons évêques ne reculèrent pas devant les mensonges les plus flagrans, et fabriquèrent de toutes pièces des décrets de conciles qui faisaient une part léonine à la papauté. Le pape Nicolas Ier, trouva l’invention admirable et s’en servit ; mais ce fut surtout Grégoire VII qui en tira un grand profit dans sa lutte formidable contre l’empire. Il fit réviser par ses légistes la collection quelque peu informe des évêques à demi barbares ; les décrétales furent rangées dans un bel ordre et mises en état de rendre de précieux services à la papauté. Anselme de Lucca, neveu du pape Alexandre II, fut le grand et habile réviseur des décrétales, et mérite d’être appelé le fondateur du droit grégorien. Le cardinal Dieudonné, également aux gages de Grégoire VII, amena l’œuvre au dernier degré de perfection ; c’est lui qui inventa cette maxime commode, qu’il ne fallait tenir aucun compte des contradictions que l’on pourrait remarquer entre les textes rassemblés par lui, et cela en vertu du principe que l’autorité la plus faible doit toujours céder à la plus grande. Il s’ensuit que les traditions libérales de l’ancienne église ne sauraient prévaloir sur les empiétemens ultérieurs des souverains pontifes, par l’unique raison qu’elles préfèrent la liberté à l’autorité ; celle-ci demeure le critère par excellence devant lequel tout doit fléchir.

Pendant les siècles suivans, les falsifications utiles furent considérablement augmentées, jusqu’à ce que l’école de droit de Bologne, vers 1150, en publiât un répertoire complet, véritable arsenal de pièces controuvées — remises à neuf avec une habileté juridique digne d’une meilleure cause ; toutes les armes du despotisme religieux furent fourbies et polies, de manière à être en état de servir au jour voulu selon les besoins de la cour de Rome. Nous nous bornerons à donner quelques exemples de ce droit, destiné à appuyer les prétentions de la curie, et qui a exercé très certainement une influence plus considérable sur le sort de l’église catholique que ne l’ont fait tous les pères ensemble. On y retrouve naturellement les fausses décrétales, tous ces prétendus canons des grands conciles, à commencer par celui de Nicée, auquel on fait dire qu’aucun concile ne devra être tenu sans l’ordre du pape. La donation apocryphe de Constantin qui abandonnait l’Italie au saint-père est recueillie avec soin. Nicolas II avait déjà fait une opération fort élégante sur un décret du concile de Chalcédoine qui formulait le droit d’appel aux premiers diocèses, c’est-à-dire à un des patriarches orientaux ; le pape substitua le singulier au pluriel, vraie bagatelle dont le résultat était d’antidater de plusieurs siècles sa primauté. Gratien y mit plus de rondeur. L’ancienne église d’Afrique avait rendu un décret fort incommode pour les prétentions papales : elle avait interdit les appels outre-mer, c’est-à-dire à Rome. Gratien ne se donna pas la peine de faire une interpolation ou une retouche ; il changea résolument le canon de Carthage en sens contraire, et ce qui était défendu se trouva commandé. Il n’est jamais embarrassé quand il s’agit d’établir par de nombreux canons de son invention que le premier devoir de l’église est de contraindre les hommes au bien et à la foi par tous les moyens coercitifs. « Le pape, dit-il, s’élève au-dessus de toutes les lois de l’église ; il peut en agir avec elles comme bon lui semble ; seul il donne de la force à la loi. » Voilà pourtant le livre qui, pendant tout le moyen âge, est devenu, par les soins de la cour de Rome, le code de l’Occident chrétien ! Saint Thomas y a puisé ses formules sur la primauté et l’autorité du saint-siège. Il s’en est servi en bonne conscience aussi bien que du prétendu document de l’ancienne église grecque fabriqué au XIIe siècle par un théologien latin qui, pour gagner les Orientaux aux théories papales, fait parler au gré du siège de Rome les Chrysostome et les Cyrille. Il prête audacieusement aux pères les plus éminens des cinq premiers siècles des thèses telles que celles-ci : « Jésus-Christ a transmis à Pierre sa toute-puissance, par conséquent le pape est seul en droit de lier et de délier. Christ est absolument avec chaque pape. Un concile ne tire son autorité que du souverain pontife. » Saint Thomas fit entrer ces maximes dans sa Somme, et jamais il ne parut mieux à Rome l’ange de l’école. Il est bon de montrer aux théoriciens de l’infaillibilité pontificale quelle est la généalogie de leur doctrine. M. Manning, dans sa lettre pastorale à son clergé, exprime l’espoir que le concile en finira par un coup d’autorité avec cette damnée critique historique qui trouve toujours des objections nouvelles, et qu’il consacrera la méthode de la foi transcendante. Il a raison, le concile n’aura rien fait s’il n’excommunie l’histoire qui, au point de vue des ultramontains, est une incorrigible hérétique.

Revenons à notre examen rapide des conciles. Nous ne nous en sommes pas écarté, car les falsifications dont nous venons de parler y ont joué un bien grand rôle, spécialement dans ceux qui ont été tenus en Occident. Rien n’est plus dérisoire que les conciles réunis à Rome à partir du XIIe siècle ; le saint-siège ne les convoque que pour faire acclamer tous ses empiétemens. Il les tient sous son absolue dépendance et les fait voter à son commandement. Les conciles de 1123, de 1139 et de 1179 ne portent le titre d’œcuméniques que par le plus étrange abus de langage. On compte au premier six cents abbés pour trois cents évêques. Il n’y a pas même un semblant de discussion : chacun opine du bonnet ou de la mitre après que le pape a parlé. En trois séances, l’affaire fut bâclée au troisième synode de Latran, qui mérita d’être appelé le concile du souverain pontife. Le quatrième synode de Latran fut convoqué en 1215, par Innocent III. Il fut plus nombreux que les précédens, mais non pas moins docile ; le pape fit lire aux pères les décrets qu’il avait préparés, et le Te Deum fut chanté. Le concile de Lyon de 1146 eut pour mission de déposer Frédéric II ; aussi le pape eut-il bien soin d’en exclure tous les évêques allemands. Au synode de Vienne en 1311, Clément V réclama la condamnation des templiers, et, pour simplifier les choses, il fit proclamer par un prêtre que, si un évêque prononçait un seul mot sans son autorisation, il serait frappé d’excommunication majeure. Voilà ce qu’était devenue la représentation de la chrétienté, grâce aux procédés de la curie. Jules II en 1512, pour occuper les loisirs du concile de Latran, le consulte, dans sa troisième session, sur la translation de la foire de Lyon à Grenoble. Il est vrai que par compensation le pape fit acclamer par cette assemblée et publia aussitôt après la bulle Pastor œternus, qui lui conférait une pleine autorité et une puissance illimitée sur les conciles, en se fondant sur les pires falsifications historiques du passé. Les conciles de Latran demeurent le modèle du genre, et ils peuvent fournir des procédés commodes aux pouvoirs qui veulent manier à leur guise les assemblées délibérantes qu’ils n’ont convoquées que pour la forme. Comme le dit Janus, la papauté avait fait de ses conciles romains le paravent de son despotisme.

Cependant l’église n’avait pas accepté sans opposition un joug si nouveau et si humiliant. La France avait eu l’honneur d’organiser la résistance au nom même des traditions les plus anciennes et les plus respectées du christianisme. L’Université de Paris était devenue l’âme de cette opposition si grave, si sage. On pouvait regretter sans doute qu’elle fût trop au service de la royauté ; mais ce serait devancer les temps que de lui demander nos notions modernes sur la séparation des deux pouvoirs. L’Université de Paris inaugurait un mouvement d’idées qui, en définitive, devait y conduire ; en s’opposant à l’immixtion de la papauté dans les affaires civiles, elle faisait un premier pas dans le bon chemin. Les libertés de l’église gallicane mettaient au moins quelques obstacles à l’effrayante centralisation tentée par la papauté, et plaçaient l’autorité dogmatique dans le corps tout entier et non pas seulement dans le chef. On sait que, grâce à l’abaissement et même à l’avilissement d’une papauté divisée, l’église gallicane put, à l’époque du grand schisme d’Occident, faire triompher ses maximes au concile de Constance. La condamnation de Jean Huss ne doit point nous rendre injuste envers cette grande assemblée, qui fut vraiment la représentation de l’église. Gerson, l’illustre chancelier de l’Université de Paris, fut l’inspirateur des décrets de la quatrième et de la cinquième séance, qui formulent avec autant de netteté que de vigueur la supériorité des conciles sur le pape non infaillible. « Tout concile œcuménique, disaient les pères de Constance, régulièrement convoqué, représentant l’église, tient son autorité immédiatement du Christ. Chacun, même le pape, lui est soumis en matière de foi. » Confirmés au concile de Bâle, qui ne put terminer ses travaux, grâce aux intrigues, romaines, ces décrets n’ont été ensuite écartés qu’au moyen d’une fraude pratiquée par les scribes du pape au concile de Florence, lequel semblait n’avoir d’autre objet que la réunion de l’église grecque à l’église d’Occident, mais dont le but réel était de river les chaînes de la chrétienté, un moment détendues ; on ne fit avec les Grecs qu’une paix plâtrée, parce qu’ils ne représentaient à cette époque qu’un empire aux abois et qui cherchait partout des appuis. Néanmoins la curie romaine a tiré de cette assemblée un grand bénéfice pour ses prétentions. Le décret principal du concile de Florence avait été formulé d’une manière assez ambiguë. « Le pape, disait ce décret, est le vicaire du Christ, la tête de toute l’église, père et docteur de tous les chrétiens ; il a reçu de Christ le plein pouvoir de gouverner l’église et de la garder en la manière qu’indiquent les conciles œcuméniques aussi bien que les canons. » Les Grecs trouvaient dans ces derniers mots une restriction suffisante à l’omnipotence de l’évêque de Rome ; ils entendaient s’en référer ainsi aux grands conciles œcuméniques des premiers siècles, tandis que les Latins, de leur côté, entendaient par là ces mêmes conciles falsifiés par leurs juristes, et les synodes de Latran, qui certes n’avaient nul besoin d’être révisés. Cependant à Rome on ne se contenta pas de cette équivoque ; on ajouta trois lettres au texte du décret de Florence dans la traduction qui en fut donnée. Le canon original portait : le pape a reçu le pouvoir en la manière qu’indiquent les conciles. On traduisait à Rome : il a reçu le pouvoir, et c’est aussi ce qu’indiquent les conciles, — quemadmodum etiam au lieu de quemadmodum et. — Etiam au lieu de et, ce n’est rien, et pourtant c’est tout ; la fraude est consommée.

Si la réforme enleva une partie de l’Europe au saint-siège, elle contribua en même temps à précipiter le mouvement de concentration qui accroissait l’autorité pontificale par les nécessités mêmes de la guerre religieuse. La papauté eut ses janissaires dans l’ordre des jésuites, et trouva en eux des défenseurs non moins impérieux. Ils la défendirent à outrance, mais en s’imposant à elle et en la contraignant en définitive de servir leur système d’autorité. Elle devint tout ensemble leur idole et leur instrument. La réaction contre le joug des jésuites fut énergique, surtout en France, où la tradition de Gerson et de l’Université de Paris était soigneusement cultivée par les juristes de la royauté triomphante. La centralisation de Paris ne pouvait s’accorder avec la centralisation de Rome, sans parler des légitimes résistances de la conscience chrétienne. Le concile de Trente mit aux prises les deux tendances ; l’épiscopat de France et celui d’Espagne tinrent tête longtemps aux prétentions papales. C’est dans cette lutte plus ou moins ouverte que fut l’intérêt principal du concile, car, pour les graves questions dogmatiques qui divisaient alors la chrétienté, on se préoccupa de trouver des formules assez précises pour exclure la réforme, assez souples pour ne rejeter aucune école catholique. « Le pape, dit le cardinal Pallavicini, l’historien orthodoxe du concile, ne se prononça directement que sur un point, celui de laisser intactes les opinions diverses des scolastiques, afin qu’on ne s’aliénât aucune école sans nécessité, et que les catholiques se sentissent unis contre les hérétiques. » Ces moyennes d’opinions sont difficiles à saisir. On s’en aperçut fort bien lorsqu’après le concile deux des théologiens qui avaient concouru à la rédaction du canon sur la rédemption publièrent des commentaires parfaitement contradictoires. Le pape prit des précautions beaucoup plus grandes pour les décrets qui concernaient son autorité. Il fit d’abord tout ce qu’il put pour mettre le concile à sa portée. Un beau jour, ses partisans répandirent le bruit que la peste ravageait la ville de Trente ; c’était une maladie toute bénigne et aimable, qui avertissait de ses intentions, car elle n’avait encore fait aucune victime. Aussi comprit-on bien vite qu’il s’agissait de la peste libérale, et le concile, qui s’était transporté à Bologne, revint à Trente. — La cour de Rome pouvait se consoler de cet éloignement, car elle avait les bras longs. Elle envoyait l’inspiration divine aux pères par cette fameuse valise bourrée de bénéfices dont parlait assez irrévérencieusement Ferrier, l’ambassadeur de France. Le chapeau ne fut accordé qu’aux bien pensans. Pallavicini raconte sans sourciller que dans un moment difficile le cardinal Morone, légat du pape, mandait au saint-père qu’il ferait bien de tenir prêts un certain nombre d’évêques pour les envoyer à Trente dans le cas où ceux d’au-delà les monts pousseraient trop loin leurs exigences. Le vrai directeur du concile était Lainez, le supérieur de l’ordre des jésuites. Quand il parlait, il faisait dresser son siège au centre de l’assemblée, et son geste nerveux était celui du commandement sans réplique. Les évêques italiens couvraient de leurs voix tumultueuses toute parole quelque peu indépendante. Un évêque de Cadix ayant affirmé que les métropolitains avaient autrefois ordonné les évêques de leurs provinces, il fut violemment interrompu par le cardinal président, et les Italiens le réduisirent au silence par leurs trépignemens et leurs clameurs. « Que ce maudit cesse de parler ! » s’écrièrent-ils en chœur.

Tels étaient les ressorts secrets qui faisaient mouvoir cette « grande et lourde machine » du concile, selon l’expression de Sarpi. Les résultats, en ce qui concerne l’autorité papale, furent équivoques : l’infaillibilité du saint-père fut réservée ; mais l’indépendance des évêques ne reçut aucune garantie, et la question de l’institution directe par Jésus-Christ resta dans le doute ou dans l’ombre. Elle s’était présentée sous une forme assez singulière ; il s’agissait de savoir si le devoir de la résidence était pour l’évêque d’institution divine ou papale. Le concile laissa sans solution les débats très vifs soulevés à ce sujet ; défense fut faite par la papauté d’interpréter d’une façon quelconque les canons de Trente. La France ne voulût jamais les recevoir, parce qu’elle les trouvait attentatoires aux droits du royaume, bien qu’ils fussent modérés, si on les compare à ceux des conciles de Latran, qui avaient siégé en quelque sorte dans les antichambres de la papauté.

On sait quelle énergie cette opposition gallicane déploya dans le cours du XVIIe siècle. Elle se personnifia dans les deux plus grands noms de la prose française, Pascal et Bossuet. Les flèches brillantes et acérées des Provinciales transpercent encore l’école ultramontaine au travers de ses faux-fuyans et de ses équivoques. Quant à Bossuet, il a fallu, pour amortir sa polémique, avoir recours au vieux procédé des faux documens, comme on peut s’en convaincre par le savant ouvrage que l’abbé Loyson vient de consacrer à l’assemblée du clergé de 1682[1]. Fidèle aux traditions françaises, cette assemblée opposait aux empiétemens du saint-siège les grandes maximes du concile de Constance, et écartait sans détour la prétendue infaillibilité du pape. Il eût été bon sans doute de sauvegarder davantage l’indépendance de l’église vis-à-vis de la royauté, et surtout de respecter le droit des minorités religieuses, odieusement violé sur les instances de Bossuet. L’assemblée de 1682 renouvelait l’attentat des pères de Constance contre la liberté de conscience ; mais au moins savait-elle parler à Rome un langage ferme et indépendant, qui arrêtait pour un siècle les progrès de l’ultramontanisme.

Nous n’avons pas à retracer ici les circonstances qui ont amené le triomphe ou du moins la recrudescence de l’idée ultramontaine au XIXe siècle. La révolution française, par la constitution civile du clergé et les persécutions qui la suivirent, jeta l’ancienne église de France aux pieds de la papauté. Napoléon continua son œuvre. Il avait beau s’être composé une bibliothèque gallicane, il n’en demanda pas moins au saint-père de déposer les évêques récalcitrans qui ne se conformaient pas au concordat, ce qui était une effrayante usurpation. M. d’Haussonville a montré ici même, dans un large récit des luttes de l’église et de l’empire au commencement du siècle, comment le grand despote traita la société religieuse. Il n’avait lu qu’un seul texte dans l’Évangile : rendez à César ce qui est à César, et il persécutait cruellement ceux qui se permettaient de lire la phrase tout entière et de rendre à Dieu ce qui est à Dieu. Napoléon a été par ses pratiques le plus puissant missionnaire de l’ultramontanisme. Joseph de Maistre et Lamennais ont trouvé les esprits merveilleusement préparés pour les précipiter dans le courant romain, dont leur éloquence faisait un irrésistible torrent. Aujourd’hui l’ultramontanisme a la majorité dans l’église catholique ; c’est cette majorité qui siège au concile du Vatican, qui espère y faire triompher toutes ses prétentions. Elle y a pourtant trouvé ce vieil esprit « sorbonique et français » tant redouté à Trente, et devenu plus inquiétant pour elle depuis qu’il s’associe au solide savoir de l’église germanique. De là une situation grave et complexe que l’on ne saurait comprendre sans se rendre compte de la préparation et de l’organisation du concile du Vatican, comme aussi du degré de liberté dont il jouit.


II

La bulle d’indiction date du 29 juin 1868, jubilé séculaire du martyre de saint Pierre. Les deux grands partis qui se divisent l’église catholique, et qui sont aussi inégaux par le nombre que par la valeur intellectuelle et morale, espéraient y trouver chacun leur triomphe ou du moins leur avantage. Les libéraux essayaient de se persuader que l’église aurait en quelque sorte ses états-généraux, qui mettraient fin au règne absolu de la curie romaine. La papauté aurait pu profiter du grand concours d’évêques qui se pressaient à Rome à l’occasion du jubilé pour enlever d’acclamation la consécration de son infaillibilité. En réunissant un concile, ne semblait-elle pas reconnaître une autorité supérieure à la sienne, et qui seule était capable de légitimer son droit ? D’un autre côté, les ultramontains, après avoir trouvé dans ces derniers mois l’épiscopat docile à toutes leurs prétentions, comptaient sur une victoire facile qui mettrait un terme définitif à d’incommodes résistances. On ne pouvait rien inférer de la bulle d’indiction, qui posait toutes les questions à la fois. « Le concile œcuménique, disait ce document, devra examiner avec le plus grand soin et déterminer ce qui convient en ces temps calamiteux pour la plus grande gloire de Dieu, pour l’intégrité de la foi, pour la splendeur du culte, pour le salut éternel des hommes, pour la discipline et la solide instruction du clergé, régulier et séculier, pour l’observation des lois ecclésiastiques, pour la réforme des mœurs, pour l’éducation chrétienne de la jeunesse, pour la paix générale et la concorde universelle. » On peut appliquer à ce programme le mot fameux : tout est dans tout. La curie romaine a eu soin d’en déterminer le sens. La Cîviltà cattolica, que l’on peut appeler le journal officiel de la papauté depuis que la rédaction de ce recueil a été organisée en une espèce de congrégation par un bref du 12 février 1866, a trouvé que la franchise était cette fois ce qu’il y avait de plus habile. Le 6 février 1869, l’organe de la curie romaine indiquait, comme les points principaux qui devaient être soumis aux délibérations, l’infaillibilité du pape, l’assomption de la Vierge et la promulgation des doctrines du Syllabus, M. Fessier, le secrétaire désigné du concile, y ajoutait la question des rapports de l’église et de l’état, et du pouvoir temporel de la papauté. La Civiltà cattolica s’exprimait sur le Syllabus avec une netteté qui ne laissait rien à désirer. « Les catholiques libéraux craignent que le concile ne proclame la doctrine du Syllabus. Les catholiques proprement dits, c’est-à-dire la grande majorité des croyans, ont l’espoir tout contraire. » Voilà qui est clair et sans ambages. — Le concile devait être, dans la pensée de ceux qui le préparaient, la condamnation sans appel du catholicisme libéral et de la société moderne. La Civiltà ajoutait que l’on avait lieu d’espérer que l’infaillibilité du saint-père serait non pas discutée, mais acclamée d’enthousiasme, et elle rappelait que les meilleurs conciles ont été les plus courts. Ces mots étaient significatifs et révélaient un plan, celui de supprimer le plus possible les débats et de réduire le concile à une vaine représentation. Nous verrons de quelle manière ce plan a été suivi, tout en étant contrarié à plusieurs égards.

Le premier fait à signaler dans la période de la préparation du concile est l’invitation adressée par le saint-père aux deux grandes fractions de la chrétienté qui sont en dehors du catholicisme. Une lettre apostolique fut envoyée aux patriarches d’Antioche, de Jérusalem et de Constantinople ; mais, comme il s’agissait uniquement de venir à Rome faire acte de soumission, elle fut repoussée. L’église grecque invoqua ses traditions plus anciennes, et la Russie aurait pu ajouter qu’en fait d’autorité elle n’avait rien à envier à Rome, et qu’elle pratiquait scrupuleusement les doctrines du Syllabus sur le devoir de persécuter l’erreur. La lettre pontificale adressée aux églises protestantes les sommait également de faire pénitence pour leur révolte passée. Il s’agissait de reconnaître la primauté du saint-siège, et non pas de débattre librement en concile les questions controversées, comme l’avaient fait à Nicée les ariens. Ces églises étaient citées à la barre d’un tribunal pour y être acquittées après amende honorable. Déjà les protestans s’étaient abstenus de paraître à Trente, où on leur offrait pourtant un semblant de discussion. Il est vrai qu’on leur promettait le sauf-conduit de Jean Huss. Au XIXe siècle, ils n’avaient pas à craindre de semblables équivoques, mais, prêts à entrer dans un débat sérieux, ils déclinaient une invitation dérisoire, qui les supposait déjà gagnés d’avance. Le saint-père, dans sa lettre d’invitation, leur demandait de « reconnaître quelle influence fâcheuse exerce sur la société la discorde née de l’antagonisme des principes religieux, » et leur rappelait « les révoltes déplorables, les désordres et les troubles dont le fléau a visité les peuples schismatiques. » L’argument parut faible à la libre Angleterre et à la grande république américaine ; il ne fut pas considéré comme beaucoup plus fort par l’Allemagne protestante, surtout au lendemain de la révolution de la dévote Espagne.

Le refus des Grecs et des protestans les mettait en dehors de la préparation du concile, du moins au point de vue religieux ; néanmoins leurs gouvernemens auraient pu se croire politiquement intéressés à s’en préoccuper. Ils ont pensé avec raison qu’il valait mieux attendre l’événement. La Russie, qui a mérité l’indignation du monde en persécutant les catholiques de Pologne, n’a pas même d’ambassadeur à Rome. L’Angleterre n’y a pas de ministre officiellement reconnu, bien qu’elle y soit représentée par un spirituel diplomate, M. Odo Russell, qui connaît mieux que personne les choses romaines. La Prusse est obligée d’y avoir une ambassade à cause des provinces rhénanes ; mais sa seule démarche à l’égard du concile a été d’envoyer un très beau tapis pour la salle des séances, aimable attention qui ne l’engage nullement à s’y agenouiller pour faire l’obédience. Les États-Unis d’Amérique ont une légation à Rome, mais je les soupçonne d’en faire un poste de plaisance et de repos pour leurs hommes d’état fatigués. Quelles affaires peut avoir auprès de la papauté le pays classique de la séparation de l’église et de l’état ? Il n’en est pas de même de l’Autriche, de l’Espagne, de l’Italie et de la France, puisque la majorité de leur population appartient au catholicisme. Cependant aucune de ces grandes puissances n’a voulu être représentée au concile ; le royaume italien et l’Espagne avaient d’excellentes raisons pour ne pas braver de trop près les foudres pontificales dirigées contre les détenteurs des biens de l’église. Quant à l’Autriche, elle avait assez à faire de dénouer les liens du concordat, qui a failli lui coûter l’existence nationale. La France, après quelques tergiversations, a jugé opportun de décliner toute responsabilité dans un concile où elle ne pourrait rien empêcher, et où il lui serait désagréable d’assister, dans la personne de son ambassadeur, à la condamnation de son droit public. Comme l’a très bien fait remarquer M. Émile Ollivier dans son discours du 8 juillet 1868 sur l’assemblée du Vatican, cette abstention des pouvoirs civils marque le progrès des temps et l’invincible courant qui porte à la séparation des deux pouvoirs.

Non-seulement les états catholiques ne se sont pas fait représenter au concile, mais ils ont évité avec soin de peser sur lui d’aucune façon. Le prince de Hohenlohe a bien essayé, l’été dernier, d’organiser une entente entre les gouvernemens européens pour exercer une sorte d’action préventive sur les résolutions si graves auxquelles les ultramontains poussent le concile en lui demandant de consacrer le Syllabus et l’infaillibilité pontificale, et de réduire ainsi à néant toutes les conventions avec les gouvernemens de l’Europe moderne. Le chef du cabinet de Munich remarquait avec raison que l’assemblée du Vatican, en entrant dans cette voie, sortait de la sphère religieuse, et menaçait la paix des états ; il a rédigé, pour les facultés théologiques de la Bavière, une sorte de questionnaire sur les changemens politiques qui pourraient résulter de la proclamation du nouveau dogme. Il n’a obtenu que des réponses ambiguës, embarrassées, qui indiquent bien que de graves modifications seraient possibles, mais sans rien préciser. Sa circulaire aux gouvernemens n’a eu aucun résultat. Le général Ménabréa s’est borné à déclarer que le royaume italien repoussait tout ce qui serait contraire à sa constitution. Le ministère français, interpellé au sénat, a répondu qu’il attendrait de connaître les résolutions du concile pour s’alarmer, mais qu’en tout cas il respecterait la liberté de l’église sans renier le droit de l’état. Nous voilà bien loin du gallicanisme des anciens temps ; il est vrai qu’il ne servirait plus à rien, et que, dans une époque de publicité universelle, l’interdiction de la publication des bulles n’aurait aucun sens. Les appels comme d’abus n’empêchent nullement l’épiscopat ultramontain de diriger l’église à son gré. Le gouvernement français, qui ne peut rien chez lui contre l’ultramontanisme, peut beaucoup pour celui-ci à Rome, car c’est la France qui monte la garde autour de Saint-Pierre, et qui rend possible, par sa protection armée, tout ce qui serait décidé et fulminé contre la société que nos soldats représentent.

Si des gouvernemens nous passons aux diverses églises pour suivre le mouvement des esprits religieux à la veille du concile, nous verrons se produire des tendances bien tranchées et même très opposées. Laissant de côté pour le moment Rome et la papauté, recueillons les principales manifestations faites par les deux grands partis qui divisent le catholicisme au moment où ils se préparaient au solennel et décisif rendez-vous du Vatican. Le parti ultramontain s’est tout de suite montré plein d’un arrogant espoir ; il se savait en majorité considérable et de plus en parfaite harmonie avec le saint-siège. L’Orient tout entier, avec ses vicaires apostoliques sortis du collège de la Propagande, lui appartenait. Ces hommes simples et dévoués, sans grande instruction et sans indépendance, ont le culte de la papauté. L’Afrique du sud valait l’Orient à cet égard. Bien que le catholicisme aux États-Unis ait su se plier avec une admirable souplesse aux libres institutions, bien que les quelques évêques nés sur le sol de la république soient tous libéraux en politique, plusieurs d’entre eux ont donné des gages à l’ultramontanisme, qui compte également sur les évêques irlandais. Cependant une portion du clergé américain a réclamé la liberté de l’église-vis-à-vis des pouvoirs civils ; cette manifestation a fait concevoir des espérances exagérées sur ses dispositions, car il est certain que cette fois la minorité seule avait parlé. L’église catholique de la Grande-Bretagne est tout entière gagnée au parti papal ; la fraction irlandaise, qui a su maintenir son indépendance dans une glorieuse pauvreté en repoussant tout salaire de l’état, est plus fanatique qu’éclairée. Elle a les ardeurs d’une minorité longtemps persécutée, et la grande mesure réparatrice qui vient d’illustrer le ministre Gladstone n’a pas réussi à la calmer. L’église catholique anglaise proprement dite est poussée aux extrêmes par un double motif : elle est séparée du culte national, en outre elle est essentiellement une église de convertis, sans avoir d’ailleurs aucune chance d’entamer le roc anglo-saxon. Son représentant le plus distingué, l’archevêque Manning, est un ancien fellow d’Oxford. L’un des premiers, il a levé le drapeau de l’infaillibilité pontificale dans un manifeste qui a fait sensation et donné le ton au parti. Les luttes passionnées dont la Belgique est le théâtre entre les catholiques et les libéraux ont jeté la majorité des premiers dans l’ultramontanisme le plus fougueux. M. Dechamps a, lui aussi, publié sur l’infaillibilité du saint-père un mandement qui a eu un retentissement considérable ; il a contribué à dessiner les positions avant le concile. Genève a fourni au même parti l’un de ses orateurs les plus agréables, couvrant de fleurs les doctrines absolues ; c’est M. Mermillod, évêque d’Hébron, qui est tout ensemble ultramontain et radical, toujours aimable et onctueux. Les ultramontains d’Italie sont des hommes d’action qui ne savent ni parler ni écrire ; avec leurs confrères d’Espagne, ils représentent au concile ces moines utiles qui, au dire de Pascal, remplacent les raisons pour les autoritaires à bout d’argumens.

Le contingent ultramontain venant de France a une bien autre importance certes ; il a pour lui le nombre, car depuis le commencement du siècle l’ancien gallicanisme a de plus en plus perdu de son crédit. La plupart des séminaires appartiennent à la tendance papale. Saint-Sulpice se défend encore quelque peu au nom de ses glorieuses traditions. Un journaliste passé maître dans l’invective a beaucoup contribué à ce revirement des esprits. Il a repris tous les thèmes de la Civiltà cattolica, les a dépouillés de leur lourde enveloppe scolastique et les a taillés en quelque sorte en flèches acérées, trempées dans ce fiel dévot qui est le fiel le plus amer et le plus pénétrant. Il a organisé en faveur du concile une souscription à grand fracas, qui n’était qu’un moyen d’agiter l’opinion. « O sainte Vierge, s’écriait un souscripteur, le pape vous a proclamée immaculée, faites qu’il soit infaillible ! » C’était une heureuse application de la loi des échanges : donnant, donnant. Au moment du départ pour Rome, les mandemens ultramontains se sont mis à pleuvoir comme grêle. Plusieurs évêques ont transformé leurs adieux en scènes pathétiques ; ils se sont fait remettre en grand apparat des adresses qui les suppliaient de pousser à la proclamation de l’infaillibilité du saint-père. Reconnaissant une voix du ciel dans ce qui n’était que l’écho de leur propre pensée, ils ont promis de se conduire à Rome en courageux confesseurs.

Le catholicisme libéral a bien des degrés. S’il compte des adhérens dans tous les pays, même en Angleterre et en Belgique, il n’est nulle part aussi décidé, aussi hardi qu’en Allemagne. On n’habite pas impunément cette terre classique de la libre science. Le génie de la race se plie difficilement au joug, du moins dans le domaine de la pensée, car l’Allemagne s’est souvent montrée trop docile dans la vie politique. Le contact avec les grandes églises de la réforme a été très salutaire au catholicisme germanique, qui, loin de s’enfermer dans ses séminaires comme dans une citadelle d’obscurantisme, s’est mêlé à la vie universitaire, si indépendante en Allemagne. A Munich, à Tubingue, il a eu ses écoles, illustrées par des travaux considérables. Il a pu revendiquer pour des hommes comme Hœfele et Mœhler une place distinguée dans la phalange des grands théologiens du XIXe siècle. L’ultramontanisme ne trouvait pas les conditions favorables pour se développer sur cette terre de la science large et profonde et de la piété mystique ; il parvenait sans doute à s’y établir, mais il n’y exerçait aucune prépondérance, si ce n’est dans quelques contrées de l’Allemagne du sud. Dès que la bulle d’indiction du concile parut avec le commentaire et le programme de la Civiltà cattolica, la résistance aux prétentions des jésuites commença de s’organiser. Au mois de juillet, la Gazette de Cologne publiait le manifeste dit des catholiques allemands, qui faisait entendre des bords du Rhin les vœux des laïques pieux et distingués. Voici en substance ce qu’ils réclamaient avec autant de modération que de fermeté au nom des plus chers intérêts de l’église : « Si dans un concile général les évêques ont seuls le droit de délibérer, les pensées et les désirs de tous les membres de l’église doivent être pris en considération ; les laïques peuvent aussi bien que les prêtres avoir de l’influence sur les décisions d’un concile. Les laïques ultramontains ne se font pas faute de cette intervention dans des journaux passionnés qui parlent certes assez haut. Ce parti n’a-t-il pas à Rome son organe dans la Civiltà cattolica, qui tend résolument à la réalisation de ses plans ? Et nous n’aurions pas le droit de dire : Nous ne partageons pas ces vues et ces espérances ; nous les combattons au contraire de toute notre énergie ! » Les catholiques allemands insistent sur ces quatre points. Ils demandent que l’église renonce à toute force politique, que les deux grands pouvoirs se meuvent chacun dans sa sphère, et qu’on en finisse à jamais avec tout ce qui rappelle la théocratie du moyen âge. « Rien, disent-ils, n’éloigne plus de l’église les esprits que la crainte d’un régime qui mettrait la violence au service de la religion. L’état n’est jamais plus chrétien que lorsqu’il reconnaît la nécessité de s’arrêter aux limites de l’ordre naturel et de ne pas empiéter sur l’ordre surnaturel, en laissant pleine liberté à la conscience et à la religion. » Le second point réclamé est que l’église prenne une position normale vis-à-vis de la culture intellectuelle et de la science ; il est temps de mettre un terme à de vains et dangereux anathèmes. Le troisième point est la participation des laïques à la vie de l’église, la préoccupation des souffrances du peuple et la nécessité de nouveaux efforts pour ramener les frères séparés. Enfin les catholiques de Coblentz réclament la suppression de l’index romain, lequel rendrait impossible la discussion éclairée et impartiale avec les adversaires du christianisme.

Le manifeste de Cologne fut suivi d’une série de lettres insérées sous le pseudonyme de Janus dans la Gazette d’Augsbourg. Ces lettres ont été réunies en volume. On en attribue l’inspiration, sinon la composition, au célèbre chanoine Döllinger, qui a pris la tête de résistance au parti ultramontain. Savant illustre, théologien et historien de premier ordre, M. Döllinger a le droit d’élever la voix dans son église, car il lui a rendu d’immenses services par ses travaux d’histoire et de controverse. Dans son ouvrage sur le pouvoir temporel des papes, paru en 1858, il déclarait sans détour que ce pouvoir était le talon d’Achille du catholicisme. Döllinger est un écrivain nerveux, éloquent, et jouit dans son pays de la plus juste considération. S’il n’a pas écrit Janus, il l’a du moins confirmé par une brochure énergique publiée à Ratisbonne, à la veille du concile, sous ce titre : Considérations proposées aux évêques du concile sur la question de l’infaillibilité du pape. C’est un résumé vif et substantiel des lettres de la Gazette d’Augsbourg. Janus est l’acte d’accusation le plus formidable qui ait jamais paru contre la curie romaine, car il retrace son histoire, et présente un tableau complet de ses usurpations et de ses fraudes. Qu’on en juge par ce fragment de la préface : « Nous avons écrit sous l’impression d’un danger sérieux qui menace tout d’abord l’église catholique et sa situation intérieure ; mais, — et il ne peut en être autrement en présence d’une organisation qui embrasse 180 millions d’hommes, — ce danger prend de plus vastes proportions encore, et, se transformant en un grand problème social, il menace également les associations ecclésiastiques et les nations séparées de l’église catholique.

« Ce danger ne date point d’hier, et n’a point pris naissance avec la convocation du concile. Depuis vingt-quatre ans déjà, le mouvement rétrograde a commencé à se faire sentir dans l’église catholique, et aujourd’hui, comme une marée montante, il cherche, à l’aide d’un concile, à envahir l’église entière et à en absorber toute la force vitale.

« Nous, — et il faut entendre ce pluriel, non dans un sens figuré, mais au pied de la lettre, — nous reconnaissons, en ce qui concerne l’église catholique et sa mission, appartenir à cette opinion que nos adversaires nomment libérale. Nous partageons les vues de ceux qui tiennent une réforme générale et décisive de l’église, ou immédiate ou différée, pour aussi nécessaire qu’inévitable.

« Pour nous, l’église catholique ne s’identifie nullement avec le papisme : d’où il suit que, malgré la communauté ecclésiastique extérieure, nous sommes au fond profondément séparés de ceux dont l’idéal ecclésiastique est un empire universel régi par un monarque spirituel et, s’il est possible, temporel, — un empire de contrainte et d’oppression, dans lequel le pouvoir séculier prête son bras aux dépositaires de la puissance ecclésiastique pour réprimer et étouffer tout mouvement désapprouvé par elle.

« Nous ne nous dissimulons pas que plus d’une voix reprochera aux auteurs de ce livre de nier la papauté jusque dans ses fondemens. Le nombre est grand, en effet, de ceux pour qui ce mot biblique n’a plus de sens : meliora sunt vulnera diligentis, quam fraudulenta oscula odientis. Ceux-là se refuseront à comprendre qu’on puisse aimer et honorer une institution en même temps qu’on en dévoile les imperfections, qu’on en dénonce les vices, et qu’on en signale de propos délibéré l’action pernicieuse. Dans leur opinion, on devrait taire avec soin des choses de cette nature, ou tout au moins ne les mentionner qu’en les excusant. Il y a longtemps qu’on a inventé pour ce déni de devoir l’expression de pièté

« Nous estimons au contraire que notre piété se doit avant tout à l’institution divine de l’église et à la vérité, et c’est précisément cette piété-là qui nous incite à nous élever franchement et sans détours contre toute transformation et altération de l’une ou de l’autre… Qu’il nous soit permis d’invoquer, comme preuve qu’ici nous n’agissons que dans l’esprit de l’église, deux sentences, dont l’une émane d’un pape et l’autre d’un saint vénéré. Innocent III dit en effet : Falsitas sub velamine sanctitatis tolerari non debet. Et saint Bernard déclare : Melius est ut scandalum oriatur, quam veritas relinquatur. »


Un livre plus hardi encore que Janus l’a suivi de près, il est intitulé : Réforme de l’église romaine dans sa tête et dans ses membres, tâche du prochain concile[2]. L’auteur s’occupe moins du passé que de l’avenir ; il évite tous les mots irritans. Il se contente de caractériser en quelques traits rapides et précis la situation dans laquelle le romanisme jésuitique a mis l’église ; puis il indique les remèdes que réclament des maux si graves.


« Mon livre, dit l’auteur, se produit comme la libre parole d’un Allemand qui porte en son cœur les intérêts du catholicisme. Cette parole réclame la réforme de l’église catholique dans sa tête et dans ses membres, la guérison des maux dont l’afflige la curie romaine. Celle-ci a blessé à mort l’église par la centralisation de tous les pouvoirs ecclésiastiques à Rome, par ses appels sans cesse renouvelés à la force matérielle pour soutenir des décrets ecclésiastiques, par son obstination à maintenir des principes sociaux en opposition avec toutes les idées et les besoins du temps ; elle a exclu les laïques de toute participation à la vie de l’église et maudit toute science qui ne reçoit pas ses consignes. C’est ainsi qu’elle a déshonoré le catholicisme en présentant l’église comme une institution de police dans l’ordre social et une puissance de ténèbres dans l’ordre intellectuel. »


L’auteur rappelle en finissant ce mot de saint Ambroise : « rien n’est si dangereux auprès de Dieu, si honteux auprès des hommes pour un prêtre que de ne pas dire librement son sentiment. » C’est le pur amour de la vérité qui le fait parler, et son unique désir est de « ranimer sur la terre ce feu que le Christ y a allumé pour dévorer l’erreur et le mal. »

Ces manifestations précédèrent la fameuse déclaration de Fulda, signée par vingt évêques allemands. Celle-ci était tenue à une grande modération de langage, on peut même dire qu’elle l’a exagérée. Cependant la pensée des évêques signataires n’est pas douteuse ; au fond, ils protestent contre tout ce qu’on prépare à Rome, mais ils usent de l’artifice imaginé par les grands de la cour de Perse pour donner des avis à leur souverain. Ces seigneurs n’avaient trouvé rien de mieux que de le louer pompeusement des qualités qu’ils lui souhaitaient et qui lui manquaient. « O grand roi, que vous êtes généreux ! » lui disaient-ils quand ils le trouvaient avare. C’est ainsi que les évêques de Fulda, qui craignent à juste titre que le concile me fasse de nouveaux dogmes, qu’il ne condamne la société moderne, et qu’il n’ait pas la liberté suffisante, ne se font pas faute de dire dans leur adresse : « Jamais un concile œcuménique ne pourrait formuler un nouveau dogme qui ne serait pas contenu dans la sainte Écriture et dans la tradition apostolique. Jamais un concile œcuménique ne pourrait formuler des maximes qui seraient en opposition avec la justice et le droit de l’état, avec les vrais intérêts de la science et de la liberté légitime. Rien n’est moins fondé que la crainte que le concile manque de la liberté nécessaire à ses délibérations. » Pour des lecteurs de la Civiltà cattolica, le tour est ingénieux ; mais, quelque habile et révérencieuse que soit l’adresse de Fulda, le sens en est clair : elle prend nettement parti contre l’ultramontanisme et son programme.

L’église catholique hongroise a conservé un esprit très libéral. Elle est plus décidée qu’aucune autre à repousser les prétentions de la curie. Qu’on en juge par le ferme langage que tenait cet été l’un de ses membres les plus distingués à un congrès catholique réuni à Pesth :


« Le monde catholique est à la veille de grands événemens. Ne dissimulons rien et disons ouvertement ce que chacun sait. Le monde catholique est divisé en deux grands partis : l’un, libéral, qui veut marcher d’accord avec l’état moderne, — l’autre ultramontain, qui a horreur de la liberté de penser la plus timide. J’ai l’intime conviction que les représentans catholiques hongrois réunis dans cette assemblée, animés par la foi religieuse et l’amour de la patrie, n’oubliant pas que leurs travaux intéressent l’église et le pays, — que l’histoire les jugera un jour, se prononceront sans hésiter en faveur des idées catholiques libérales.

« L’Évangile n’est nullement ennemi du libéralisme ; bien plus, comme source de l’amour éternel, comme rayon de la lumière divine, il est le libéralisme même. Le congrès, je l’espère, exprimera hardiment et nettement cette idée, et ses membres, par tous leurs actes, prouveront qu’ils entendent servir l’église et la patrie en la popularisant. Aucun d’eux ne voudra soutenir le parti qui, cherchant à s’identifier avec l’église, s’efforce de prouver que celle-ci est l’ennemie jurée de l’état moderne et conduit ainsi le catholicisme à sa perte. »


Dans le tableau tracé, dit-on, pour le saint-père, afin qu’il puisse d’un coup d’œil se faire une idée de l’esprit des diverses églises, le Portugal est mis à côté de la Hongrie comme appartenant au parti de la résistance libérale. Nous ne savons pas bien quelle place y occupe la France. Si l’on compte les suffrages, elle doit être marquée de blanc ; si on les pèse, elle doit être très mal classée sur ce fameux tableau, car il est certain que l’élite morale et intellectuelle de son haut clergé appartient à la tendance libérale, à commencer par l’archevêque de Paris, vrai fils de la France moderne qui a mérité la haine de la curie romaine. On a lu cette fameuse lettre où le pontife lui reproche sa soumission aux lois de son pays avec non moins d’acrimonie que sa résistance à l’absolutisme romain. M. l’archevêque de Paris s’est exprimé très modérément sur le concile, mais sa personne même vaut un mandement libéral. La faculté de théologie de la Sorbonne est demeurée fidèle à ses glorieuses traditions. On sait le bruit qu’a fait le remarquable livre sur le concile général et la paix religieuse, de son doyen, le savant abbé Maret, qui discute pied à pied les affirmations de l’ultramontanisme. Non content de réclamer la supériorité du concile sur le pape, il demande la périodicité des assemblées délibérantes de l’église. Son collègue l’abbé Gratry vient d’entrer en lice en s’attaquant avec verve à une falsification de l’histoire due aux docteurs ultramontains ; il s’agit de la condamnation prononcée par le sixième concile œcuménique contre le pape Honorius. « Le seul fait, dit-il dans sa première lettre, des falsifications systématiques du bréviaire romain toujours dans le sens de la souveraineté absolue et de l’infaillibilité séparée, ce seul fait, et il y en a d’autres, suffit à nous interdire devant Dieu et devant les hommes, aux yeux de la foi et de l’honneur, de rien proclamer dans ce sens de trop suspect, puisqu’il a pour allié le mensonge. » Une tempête d’injures s’est déchaînée à ce sujet du côté des ultramontains contre l’abbé Maret et l’abbé Gratry. Le mandement d’adieu de M. Dupanloup a été pour le clergé français ce qu’a été le manifeste de Fulda pour l’Allemagne. En prenant aussi nettement parti contre l’opportunité du nouveau dogme, l’évêque d’Orléans a effacé aux yeux de Rome tous les services qu’il avait rendus, spécialement dans la campagne relative au pouvoir temporel. Ni l’âge ni de cruelles souffrances n’ont pu amortir l’ardeur de M. de Montalembert ; il est encore l’un des plus vaillans dans son parti, et il est certainement le plus hardiment libéral. On s’en est bien aperçu en lisant la lettre qu’il a envoyée aux catholiques allemands pour souscrire à leur programme. Pour M. Arnaud (de l’Ariège), qui combat depuis longtemps la papauté temporelle, le dogme de l’infaillibilité est une prétention injustifiable ; il montre dans son livre sur l’Église et la révolution la profondeur de l’abîme creusé par les docteurs du Gesù et les encycliques entre la société moderne et l’église. M. de Metz-Noblat, l’un des membres de la ligue libérale de Nancy, exprimait en ces termes les angoisses des consciences qui ne veulent pas séparer la liberté et l’église : « que sera-ce quand personne ne pourra plus dire : Je suis catholique, et cependant je n’aspire point à établir la domination de l’église sur l’état ! » Si pour M. de Metz-Noblat la coupe est déjà pleine, il n’est pas étonnant qu’elle ait débordé pour le père Hyacinthe, le premier prédicateur de la chaire catholique, qui se trouvait aux prises avec la tyrannie romaine, dont il dépendait directement par sa situation. On a beaucoup discuté ce grand acte, qui est avant tout un grand sacrifice, surtout dans un pays latin comme le nôtre, qui dit si volontiers vœ solis et n’admet guère les nobles initiatives. On en a contesté l’opportunité, comme si l’heure de la conscience n’était pas l’heure de Dieu même, comme si toutes les raisons secondaires ne s’effaçaient pas devant le devoir d’être fidèle à ses convictions. En tout cas, le père Hyacinthe a dit tout haut ce que tout catholique libéral dit à mots plus ou moins couverts. Son appel au Christ a été une parole décisive dont on verra plus tard la fécondité.

Rome, on le comprend, n’est pas restée inactive dans cette période de préparation, d’autant plus qu’elle entendait bien la faire servir à ses desseins, qu’elle assimile d’emblée aux décrets éternels. C’est la conviction du saint-père, qui est engagé directement par sa foi religieuse dans le parti des zelanti les plus extrêmes. Il ne se tient pas sur ces hauteurs sereines où le pontife d’une grande église, comme le souverain d’un grand état, pourrait se croire obligé de demeurer, afin d’exercer un pouvoir modérateur. Non, il agit comme le vrai chef de l’ultramontanisme. Sans doute il en est de lui comme de tous les chefs des partis politiques ou religieux, il suit l’impulsion plutôt qu’il ne la donne. Les jésuites ont trouvé en lui un soutien d’autant plus précieux qu’il est sincère. Nulle âme n’est plus droite, plus pure. Une auréole de bonté ceint son front, son accueil est paternel, mélangé d’autorité et de familiarité. Sa piété est profonde, mais aussi aveugle que celle de la plus humble paysanne de la campagne romaine. Il a toujours agi par une sorte d’inspiration ; même aux jours de son libéralisme et de sa popularité, il ne décidait l’acte le plus simple qu’après avoir consulté son crucifix, méthode de gouvernement fort dangereuse quand il s’agit de mesures où la raison et le jugement peuvent seuls prononcer. « Il met toujours les sublimités du ciel dans les bas-fonds de la politique, » disait de lui un de ses anciens ministres. Cette nature mobile et ardente explique le revirement de ses opinions à la suite du mouvement de 1849. Depuis lors, Gaëte a été le Sinaï de Pie IX ; c’est à la lueur des éclairs de la révolution qu’il a cru recevoir, comme un nouveau Moïse, les tables de la loi. Les jésuites y ont écrit les doctrines du Syllabus, et le saint-père croit défendre Dieu même en les promulguant, car il y met toute sa conscience. Il purifie en quelque sorte au feu de sa piété les calculs du Gesù, qui sont d’un ordre bien différent. Bon jusqu’à la tendresse quand sa foi n’est pas en jeu, il est susceptible de devenir implacable pour des motifs religieux. L’église catholique ne pouvait, dans les temps que nous traversons, posséder un pape plus respectable et plus dangereux. Plutôt moine exact et austère que théologien, il connaît très médiocrement l’histoire de l’église ; aussi va-t-il droit à son but, sans être arrêté par aucune considération : de là son intervention constante et passionnée dans la préparation et dans la conduite du concile.

Longtemps avant le 8 décembre 1869, le pape avait pris parti pour la droite extrême par un bref explicite adressé à Mgr Dechamps à l’occasion de sa brochure sur l’infaillibilité du successeur de saint Pierre. D’ailleurs la Civiltà cattolica, qui, comme nous l’avons dit, est devenue une véritable institution pontificale organisée par l’autorité supérieure, donnait tous les jours la pensée de Pie IX, et c’est avec son assentiment, si ce n’est sur son ordre, qu’elle a publié le fameux programme qui a soulevé tant d’opposition. Le pape, aussitôt la bulle d’indiction lancée, a envoyé aux évêques un questionnaire qui révèle ses préoccupations, car il porte sur les moyens d’abolir le mariage civil, les écoles laïques, sur le danger de l’introduction des domestiques hérétiques dans les maisons pieuses et sur la profanation des cimetières, qui ne sont plus uniquement ouverts aux catholiques. Rien de plus étroit que cette consultation demandée par la papauté à l’épiscopat du- monde entier. On la voit uniquement soucieuse de resserrer les liens de l’esclavage spirituel sans qu’aucune des grandes questions du temps soit seulement abordée.

Le soin principal du saint-père avant le concile a été d’organiser les congrégations appelées à élaborer les décrets qui devaient être soumis à la haute assemblée. Ces congrégations se sont distribué la besogne de manière à avoir des formules prêtes sur tous les points de la foi, de la morale sociale et de la discipline. Formées de prélats romains et de théologiens de divers pays, elles étaient présidées par des cardinaux et entièrement inspirées par les grands docteurs de la Civiltà cattolica. On espérait qu’elles abrégeraient si bien la tâche du concile qu’il se bornerait à sanctionner leur travail. Les scribes du Gesù insistaient beaucoup dans leurs publications sur ce que l’excellence d’un concile pouvait se mesurer à sa brièveté ; au reste, la Civiltà cattolica parlait sans détour d’enlever les décisions principales par acclamation. On trouve une piquante révélation de ces projets dans une brochure assez naïve intitulée : A la veille du concile, qui a été beaucoup louée dans le camp ultramontain. « On prétend, disait assez singulièrement l’auteur, qu’il y a eu des évêques offusqués de ce que de simples prêtres aient été admis au secret des travaux préparatoires du saint-siège, lorsqu’eux-mêmes les ignoraient. — N’auraient-ils donc pas compris qu’il n’y a ici que l’affaire de chacun son tour, et que le cuisinier n’est pas mieux nourri que son maître parce qu’il voit le dîner qu’il prépare avant le maître, qui ne le voit que lorsqu’il a l’avantage de le manger ? Au concile, ce seront les évêques qui auront les voix, les simples prêtres n’y auront plus de place. » Ce français de cuisine a un sens fort clair ; les congrégations romaines comptaient bien épargner au concile le soin de préparer lui-même ses délibérations : c’était l’affaire du clergé inférieur. Les évêques n’auraient plus qu’à s’asseoir les yeux fermés à la table du festin dogmatique qu’on leur aurait dressée. Cette fois la curie romaine a compté sans ses hôtes. C’est qu’en effet il n’était pas possible que ce grand mouvement des esprits au sein du catholicisme aboutit à un silence universel. Les diverses tendances qui s’étaient heurtées dans les débats préliminaires se sont rencontrées au concile. Une majorité considérable est sans doute restée aux ultramontains, grâce à l’appoint des vicaires apostoliques ; mais on a vu un centre gauche se former sous la direction des évêques allemands. Quelques prélats anglo-américains, parmi lesquels on a surtout remarqué l’évêque de Savannah, les évêques français les plus distingués, et à leur tête M. Dupanloup, en font partie. Un peu plus à gauche siègent les Hongrois ; l’habitude qu’ils ont du latin leur donne un sérieux avantage, car ils le parlent fort bien, et l’archevêque Hainald en a tiré des accens de liberté qui ont fait frémir toute la Propagande. Toutefois le grand orateur de cette fraction est M. Strossmayer, évêque de Surinam. Les portes du concile ont bien quelques fissures ; elles ont laissé passer les paroles brûlantes de l’éloquent Croate contre les règlemens imposés au concile et les pratiques des congrégations romaines.

Il faut reconnaître en effet que tout a été merveilleusement combiné pour étouffer la liberté des discussions. D’abord la disposition de la salle conciliaire est si mauvaise que la plupart des orateurs ne sont pas entendus ; ensuite il n’y a pas, à vrai dire, de débat : il n’y a guère qu’une suite de discours qui ne répondent pas les uns aux autres et qui vont s’ensevelir dans les archives du Vatican. Rien n’est plus gothique que toute cette procédure. Le saint-père a remis à chaque évêque une bulle réglementaire du concile. Cette bulle a soulevé la plus vive opposition, et un évêque hongrois s’est fait rappeler trois fois à l’ordre en protestant contre ces mesures inouïes. Le pape a nommé directement une commission des propositions, composée intégralement des adhérens les plus passionnés de l’ultramontanisme. Nulle proposition ne peut être faite sans en recevoir l’autorisation, qui doit toujours être confirmée par le saint-père. C’est mettre un bâillon sur les lèvres des représentans de l’église au moment même où on les invite à délibérer sur ses plus grands intérêts. La nomination de cinq autres commissions a été abandonnée au concile. Deux sont insignifiantes : l’une est chargée d’examiner les excuses que font valoir les évêques pour s’absenter de Rome ; l’autre, dite de conciliation, doit juger leurs différends. Celle-ci eût été fort nécessaire au concile de Trente, où deux évêques se prirent par la barbe dans un débat dogmatique. Les autres commissions sont celles de la foi, des missions et de la discipline. Les listes étaient faites d’avance, et la minorité en a été exclue avec un soin scrupuleux. On s’était arrangé d’ailleurs pour que les commissions n’eussent aucune importance. En effet, elles ne sont point chargées de préparer librement les questions soumises au concile ; c’est l’affaire des congrégations romaines. Les décrets ou schemata sont soumis au concile tout entier, et ce n’est qu’en cas de dissentiment grave que les commissions entrent en scène. On comprend combien un tel système rend les surprises faciles. Les cardinaux présidant les séances ont un pouvoir dictatorial, et font tout ce qu’ils peuvent pour renfermer les discussions dans les plus strictes limites. Au reste, toute latitude est laissée au parti ultramontain, toute liberté est refusée au parti contraire. A peine le concile était-il ouvert, que paraissait une décision de la congrégation de l’Index qui frappait le manifeste des opposans et interdisait la lecture de Janus, alors que la ville était inondée des produits de l’officine des jésuites. Il y a plus, l’archevêque de Malines et M. Manning peuvent répandre à profusion leurs attaques contre M. Dupanloup ; la permission d’imprimer est refusée à la réplique. Ainsi l’on accepte le combat, mais à la condition que l’adversaire soit désarmé. Les chaires de Rome retentissent des objurgations et des anathèmes des évêques de Poitiers et de Tulle contre le catholicisme libéral ; celui-ci est condamné au silence le plus absolu dans la ville éternelle. On a toutes les immunités contre lui ; il n’a aucun droit. Défense expresse est faite aux évêques de se réunir par nation et de se concerter, ce qui assure un avantage immense à ceux qui reçoivent leur consigne du Vatican. On dit que pour les débats dogmatiques les mémoires écrits seront substitués aux discours ; mais le plus grand attentat contre la liberté du concile a été la bulle affichée sur les murs de Rome peu de jours après l’ouverture. Cette bulle frappait d’excommunication majeure tous ceux qui n’admettaient pas les doctrines du Syllabus, ou qui contesteraient le moindre bref papal. Ainsi le saint-père tranchait d’office et d’avance une partie des questions qu’il avait l’air de soumettre au concile.

On se demande à quoi bon cette vaine représentation. M. Thiers disait un jour avec une haute raison qu’il y a quelque chose de pire que l’absence de parlement, c’est un parlement fictif, qui n’est là que pour faire illusion. Telle est la grande assemblée du Vatican. Elle est certainement moins libre que le conseil d’état le plus soumis. Qu’on suppose un corps législatif où l’on ne puisse faire une seule proposition sans l’agrément du souverain, où le droit de réplique directe n’existe pas, où les commissions soient annulées, où l’opposition ne puisse faire entendre sa voix, où toutes les manifestations libérales soient étouffées ; il serait la risée du monde. Il est triste de penser que l’assemblée qui devait être libre entre toutes, parce qu’elle traite de ce qui touche de plus près à la conscience, est au-dessous du dernier des parlemens. Comment, devant une organisation semblable, ne pas se rappeler ce mot d’un apôtre : « là où est l’esprit de Christ, là est la liberté ? »

Nous n’essaierons pas de deviner, grâce à des indiscrétions plus ou moins apocryphes, ce qui s’est débattu au concile depuis qu’il est ouvert. On sait que la minorité a énergiquement discuté sur les points de règlement et de discipline, et que le parti romain est impatient de lui enlever ce qu’un polémiste religieux appelait « la liberté du mal, » c’est-à-dire la parole. Les décrets préparés sur les relations du pouvoir civil et de l’église dépasseraient toutes les prévisions ; ils formuleraient avec audace la tyrannie religieuse la plus absolue. L’événement le plus grave est la pétition pour l’infaillibilité papale, qui suit son cours. Cette démarche prouve que la majorité ne recule pas devant l’opposition des cent cinquante évêques qui protestent dans un contre-document. On espère encore que le concile ne tranchera pas cette dangereuse question ; mais il semble bien difficile, au point où en sont les choses, qu’il se taise, car alors on se demanderait à quoi sert une assemblée qui prétend aux lumières d’en haut, si elle ne peut trancher les problèmes ecclésiastiques ou dogmatiques dès qu’ils sont graves, et parce qu’ils sont graves. Ceux qui s’applaudiraient de cette fin de non-recevoir comme d’un triomphe se réjouiraient en définitive d’un acte équivalent à l’abdication de l’autorité conciliaire. D’un autre côté, nous savons ce qu’entraînerait la proclamation du fameux dogme. Aura-t-on recours à l’équivoque, à la formule élastique ? Qui tromperait-on ainsi ? Ne sait-on pas que les bulles pontificales donneraient promptement un commentaire qui serait une définition précise ? On parle de la prorogation du concile comme d’un remède. Si cette prorogation n’était pas une dissolution réelle, elle ne ferait que reculer et aggraver les difficultés. Une dissolution serait un aveu d’impuissance dont le catholicisme contemporain pourrait ne pas se relever. On le voit, la crise est fort grave. Elle a mis en pleine lumière l’opposition tranchée, absolue du catholicisme libéral et de ce que M. l’évêque d’Orléans appelle le romanisme. Voici en quels termes M. l’abbé Gratry caractérise dans ses deux premières lettres cette tendance, qui, ne l’oublions point, est prépondérante maintenant : « Le mensonge profitera-t-il à Dieu, à l’église, à la papauté ? Ni la papauté, ni l’église, ni Dieu, n’ont voulu le mensonge ; numquid indiget Deus mendacio vestro ? Aujourd’hui les courtisans de l’un des douze apôtres, de celui qui d’ailleurs est aux yeux de tous le plus grand, ces courtisans semblent dire au peuple chrétien : Il est tout, les autres ne sont rien… Je comprends plus clairement que jamais pourquoi notre admirable mère, la sainte église de Dieu, mère de l’humanité, dont l’âme n’est autre chose que l’ensemble de tous les justes qui ont toujours vécu, je comprends pourquoi notre mère bien-aimée règne à peine, aujourd’hui encore, sur la vingtième partie du genre humain. La raison du retard, la voici : c’est l’ennemi secret et intérieur qui arrête notre marche ; c’est cette école d’erreur que je dénonce et qui n’est autre chose que l’obstacle prévu par le Christ, — ces portes de l’enfer qui essaieront de prévaloir contre l’église, mais qui ne pourront prévaloir. Or la vue claire de l’ennemi, de ses œuvres et de ses démarches me remplit d’espérance. Le voilà, l’ennemi caché, le voilà démasqué ! »

Malheureusement cet ennemi pourrait être tout ensemble démasqué et vainqueur au Vatican. Que sortira-t-il de tout cela ? — Il est impossible de le prévoir ; nous nous bornons à former le vœu que jamais les hommes qui ont élevé le drapeau du libéralisme chrétien dans le catholicisme ne consentent à l’abaisser sous prétexte de soumission, car ils contribueraient ainsi à faire confondre l’Évangile avec une doctrine d’oppression qui répugne à toutes les consciences droites ; ils sacrifieraient à la fausse autorité l’honneur du christianisme et ce qui doit être à leurs yeux le salut de la société moderne.


EDMOND DE PRESSENSE.

  1. L’Assemblée du clergé de France en 1682, par M. l’abbé Jules Loyson, 1 vol. in-8o : Didier.
  2. Reform der römischen Kirche in Haupt und Gliedern.