Le Conflit Serbo-Croates

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Le conflit Serbo-Croate
Charles Loiseau

Revue des Deux Mondes tome 137, 1896


LE CONFLIT SERBO-CROATE


I

Les populations chrétiennes de la péninsule balkanique commencent à découvrir, dans la question d’Orient, cette particularité que l’Europe, fort divisée quand il s’agit de la résoudre, du moins par rapport à elles, s’est mise d’accord pour la transposer. Cette question a trouvé le chemin de la sensibilité publique, il y a quelque soixante ans, grâce au romantisme, qui depuis l’a léguée à la philanthropie, et c’est aujourd’hui encore au titre humanitaire qu’elle se pose devant l’opinion. Auparavant, la politique l’avait idéalisée à sa manière, et élevée au rang d’un problème classique, en la présentant comme le perpétuel mobile de l’ambition des tsars. Et c’est ainsi que depuis près d’un siècle elle s’offre à nous comme un conflit entre les instincts généreux du monde civilisé et l’appréhension de compromettre l’équilibre européen : conflit qui procède, au fond, d’une idée commune, savoir que la marée ottomane, en se retirant, découvre une sorte de nouveau monde, dont les habitans, jetés hors de leur voie historique, en ayant perdu la trace, sont devenus en quelque manière les enfans trouvés de la civilisation européenne et attendent de son patronage la formule qui décidera de leur avenir.

La race jugo-slave, qui peuple la plus grande partie de cette péninsule, interprète autrement son histoire et sa vocation. Au temps où la sève grecque ne fournissait plus ni hommes de gouvernement ni soldats contre le péril turc en perspective, cette race commençait à s’organiser, déjà riche de héros, de traditions, d’épopées, déjà digne d’aspirer, à plus juste titre que les Moscovites d’alors, à servir de lien entre l’Orient et l’Occident. Réfractaire, en général, aux influences féodales, elle avait même, plus que ce dernier, le souci de son unification, et, dès le milieu du XIVe siècle, elle la réalisait en partie sous le sceptre de Dusan, quand ce beau début de carrière historique fut interrompu par l’invasion. La race est condamnée de ce moment, et jusqu’aux temps modernes, à l’émiettement, à la servitude ou à la guerre. Enfin l’heure sonne où le monde chrétien, dont elle a payé la rançon, est en état d’intervenir. Quel est le sens de cette intervention, au regard de la génération nouvelle ? Il acquitte une dette, et, en libérant, il se libère. Il ne crée pas un droit nouveau, dont il serait à la fois le législateur et le juge ; c’est un droit ancien qu’il restaure, ou plutôt devant lequel il aplanit les obstacles de fait. Il délivre un idéal, et non pas seulement des corps.

Pénétrez dans la pensée intime de cette race : toute l’histoire de la péninsule, depuis soixante ans, se ramène à une contre-invasion de la chrétienté sur l’Islam. C’est Amurath II qui a été vaincu à Plevna. Certes, elle ne marchande pas au vainqueur les apothéoses. Partout où coule du sang slave, c’est une explosion d’allégresse et de solidarité ethnique. On pavoise à Agram comme à Cettinje et à Belgrade. Peu à peu, pourtant, le sentiment national se précise. Il tend à réintégrer sa forme traditionnelle. Il s’étonne de sentir de la contrainte, une sorte d’enveloppement au contact de la main libératrice. A l’école des grandes puissances, l’éducation de ces émancipés se fait promptement. Ils passent de la désillusion à la défiance, et jouent double jeu, parce qu’au fond, ils veulent vivre de leur vie propre. La Bulgarie de Stamboulof reçoit les avances de la Triplice, on cric à l’ingratitude : elle répond qu’elle est incomprise. La Serbie essaie de toutes les politiques : c’est qu’elle a un idéal que, hors d’elle-même, aucune politique ne se soucie de réaliser. L’intrigue les arme Tune contre l’autre, elles paraissent céder à l’intrigue : en réalité c’est une querelle atavique, un compte ouvert depuis la bataille de Veld-boudj, en plein moyen âge, qu’elles ont à régler. Il ne leur suffit pas d’être affranchies : elles ont été et veulent redevenir nations.

Si l’on écarte ce point de vue, on ne saurait avoir, pour me servir d’un germanisme, une idée objective de la question d’Orient. Elle est née du jour où la conquête ottomane, en disloquant des formations politiques déjà très avancées, a retardé, non prescrit, au détriment de la race jugo-slave, le processus d’unification qui paraît décidément la loi commune. Elle sera résolue quand cette évolution logique aura pris fin. Même par des chemins détournés et en apparence excentriques, on y marche. Hors des Balkans, on parle mission humanitaire ; dans la péninsule, droit historique ; ici, équilibre européen ; là, reclassement d’une race. Les cabinets échangent des notes. Les peuples, ou plutôt l’élite intellectuelle qui progressivement s’en dégage, commencent à plaider entre eux des procès de philologie et d’ethnographie. Un courant de vie morale s’est établi, charriant trop souvent des paroles de haine, des programmes de discorde, mais en somme fertilisant l’idée nationale, et rappelant à tous la source commune.

C’est la face interne du problème, qu’on pourrait énoncer ainsi : la race jugo-slave ressaisira-t-elle le fil de sa tradition historique — et comment ?


Dans cette famille ethnique, éparse de la banlieue de Trieste à la Mer noire, diverse de religion, de culture, de conditions politiques, et dont chaque membre, Serbe, Croate, Slovène, Bosniaque, Monténégrin ou Bulgare, doit aux incohérences du passé une physionomie à part, le titre de frère aîné paraît bien appartenir au Serbe. Il le revendique hautement, et avec lui la mission de reconstituer la « Jugo-Slavie » autour de l’État qu’il a lentement et péniblement sauvé du chaos. Il envisage son histoire comme une trilogie dont le dernier acte doit tenir toutes les promesses du premier, après la terreur dont l’invasion a rempli le milieu du drame. Il en appelle à ses ancêtres, poursuivant, sous les Némagnides, la conquête de la péninsule balkanique, à la veille de la réaliser, victorieux des Bulgares, rivaux de Byzance, devenus un grand peuple sous Dusan le Grand, qui se fait couronner empereur des Serbes et des Grecs. À ce moment de l’histoire la « Grande Serbie », dont les limites nous paraissent aujourd’hui hyperboliques et arbitraires, comprend presque toute la péninsule, de Salonique et du bas Danube à la Bosna. L’empire des Balkans est fondé, ou bien près de l’être, vaste formation jugo-slave, façonnée par l’ethnographie plus encore que par la conquête.

Trente ans de divisions intestines et de luttes inégales contre les Turcs préparèrent la ruine de l’empire de Dusan. Il s’écroule à Kossovo, en 1389. D’abord vassale de la Porte, la Serbie, au milieu du XVe siècle, tombe au rang de pachalik. C’est la servitude, l’isolement absolu du monde occidental, contre lequel même elle est obligée de fournir des janissaires. Mais ni la langue, ni la religion, ni la tradition nationales n’ont été englouties : après quatre siècles, elles montent à la surface du gouffre ottoman et le frangent d’une écume d’indépendance. Dès 1803, à la voix de Kara-George et des Obrenovic, pendant que l’Europe est étourdie des noms d’Ulm, d’Austerlitz et de Wagram, les Serbes se soulèvent. Une lutte commence, lutte obscure, prolongée jusqu’aux temps modernes, dont les épisodes et les héroïsmes échappent à notre Occident, encouragée par la seule Russie, qui mêle à son concours des intrigues et des réticences. Il faut approfondir cette histoire et s’identifier avec ses victimes pour saisir la différence des aspects que la question d’Orient revota leurs yeux et aux nôtres. Elles en ont senti le réalisme et l’acuité ; la génération de 1830, à laquelle nous en devons l’initiation, n’en a jamais connu que la névrose.

Ces souvenirs sont un facteur plus considérable qu’on ne pense des problèmes contemporains. Ni l’homme d’Etat ni le diplomate ne peuvent s’en désintéresser. Là-bas, ils font partie des premiers enseignemens que reçoit le peuple, par l’école ou par la presse. Ils entrent dans le bagage d’idéal dont tout candidat doit être pourvu, surtout dans un pays idéaliste jusqu’à la candeur. Ils deviennent familiers à tout homme qui sait lire, et par conséquent ils entreront de plus en plus dans l’actualité, à mesure que l’opinion s’élargira et prendra une assiette plus démocratique. Il s’est jadis produit chez nous l’inverse du phénomène qu’accuse en Serbie la marche des idées. Notre Révolution a coupé notre histoire en deux : tout au moins l’effort des politiciens tend-il à en persuader la génération nouvelle. C’est une invasion étrangère qui interrompt les destinées de la Serbie, s’appesantit sur sa vie nationale et risque de l’absorber : la préoccupation qui suit immédiatement la délivrance est de reconstituer l’unité historique du pays et de proclamer solidaires son passé et son avenir.

C’est l’émancipation des Balkans qui ouvre à ce beau rêve une porte sur la réalité. Or elle n’est pas le fait du monde latin : c’est res inter Slavos acta. Qui en bénéficiera, sinon le peuple le plus profondément slave de la péninsule, par la pureté de son évolution historique, — accomplie tout entière sur le seul théâtre de l’Orient, — par sa qualité d’ancien client et. de coreligionnaire du peuple russe, dont les Croates, par exemple, ne professent pas le culte, répudient le calendrier, et ignorent l’alphabet ?

Plus encore, ce n’est pas seulement les armes à la main et avec le concours de la civilisation orthodoxe que la Serbie est parvenue à constituer un foyer jugo-slave indépendant : elle se dit le Piémont de la future unité ; elle en est surtout la Toscane. C’est un de ses enfans, Vuk, qui a unifié, fixé, érigé en langue classique tous les dialectes, — sauf le bulgare, — parlés, il y a quatre-vingts ans, par le monde des raïas, des serfs, ou des insurgés de la péninsule. Œuvre immense, qui embrasse la grammaire, la phonétique et la littérature, car c’est Vuk qui a réappris à la classe instruite les contes populaires et les chansons des ancêtres. Œuvre d’unification, même politique, qui a enfanté, en Croatie, « l’illyrisme », précurseur de Jellacic et de Strossmaier.

Titres anciens, affinités avec les Slaves du nord, restauration de la langue serbo-croate, parlée de Laybach aux portes de Sofia, par-dessus tout priorité, chèrement acquise, d’indépendance, ce sont les argumens sur lesquels ce peuple fonde sa « mission ». Cette mission, qui trouve naturellement presque autant de formules que d’apôtres, — parce qu’elle est disproportionnée aux moyens actuels de la Serbie, — tantôt appuie sur la donnée historique : et alors elle consiste à restaurer l’empire de Dusan ; tantôt sur la philologique : ainsi devraient être serbes toutes les régions où le serbo-croate est parlé ; tantôt enfin paraît s’accommoder aux circonstances, se restreindre à une poussée vers l’Adriatique ou l’Archipel : le rêve des États comprimés ou mal dessinés n’est-il pas toujours un littoral ? — Mais quelque expression que revête « l’idée serbe », — son substratum est précis, immuable, réfractaire à la transaction : la Serbie est le centre naturel, exclusif, d’une formation politique quelconque, fondée sur l’idée nationale jugo-slave. Hors d’elle et à plus forte raison contre elle, toute évolution de la race est, par avance, stérile. Rebelles à cette hégémonie, les peuples balkaniques seront, par le fait même, jouets ou complices des étrangers. Voilà le dogme ; et, sous ce rapport, il y a unité de vues entre les partis qui se disputent le pouvoir en Serbie. Les libéraux avec M. Ristic, les radicaux avec M. Pasic, élémens acquis à l’influence russe, et quelque peu grisés du « slavisme », ne sont pas plus affirmatifs que le parti de M. Garasanin, qui a longtemps incliné, par ailleurs, vers l’opportunisme occidental.


II

Doctrine ou aspiration, le « serbisme » trouve des adeptes hors des frontières territoriales du royaume. Comme il était difficile, après Slivnitza, d’y gagner les Bulgares, et, devant la résolution des puissances, d’ajouter au trouble de la Macédoine par une propagande intempestive, c’est vers l’Ouest, dans les provinces jugo-slaves de l’Autriche, que, depuis une vingtaine dan-nées, on cherche, de Belgrade, à accélérer son expansion.

De la Drave à la mer se développe en demi-cercle autour de la Bosnie le vieux royaume tri-unitaire, aujourd’hui tronçonné, — la Croatie-Slavonie rattachée à l’État transleithan, la Dalmatie au cisleithan, — et le foyer séculaire de la famille des Hrvat. Entre les Hrvat (Croates) et les Srb (Serbes) il y a communauté d’origine ethnique, de langage, de mœurs et d’organismes primitifs. Les deux groupes ont grandi sous le système de la fédération patriarcale, entre tribus commandées par des zupans et constituées elles-mêmes par les zadrugas, sorte d’association rurale dont le type s’est conservé jusqu’à nos jours. Seulement le premier a reçu ses apôtres de Rome, par la Dalmatie, et dès 1102, en acceptant la suzeraineté de la Hongrie, a suivi sa fortune ; l’autre, initié au christianisme par les Grecs, conserve son indépendance et la pure tradition nationale jusqu’à la bataille de Kossovo. Ce fut une véritable bifurcation de voies historiques : on en pressent les conséquences.

Les Croates d’aujourd’hui se font honneur de leur origine slave ; mais ils reconnaissent qu’ils tiennent leur religion du monde latin, une partie de leur civilisation du monde allemand ; que ce sont là des liens avec l’Occident, resserrés par l’histoire, où leur page, surtout militaire, montre confondues leurs destinées et celles de l’empire des Habsbourg. Une seconde nature s’est ainsi formée en eux, superposition d’atavisme accidentel à l’atavisme naturel. Au fond de l’idée serbe, il y a certainement répugnance à accepter l’unité de civilisation en Europe, défi du slavisme à l’occidentalisme, érection d’un autel contre un autel. Mais précisément les Croates, placés sur la frontière de deux mondes, tenant à l’un par le sang, à l’autre par l’adoption, soutirent violence et réclament, en leur qualité bizarre de Jugo-Slaves austro-latins, une autonomie au moins provisoire, qui sauvegarde leur équilibre moral.

Tel est le milieu dans lequel, sous l’égide de l’idée nationale, le serbisme cherche à s’implanter. Un autre caprice de l’histoire lui fournit les instrumens de pénétration. Les grandes invasions turques ont chassé dans le sud de la Hongrie et sur le territoire tri-unitaire, une foule d’émigrés serbes dont la grande préoccupation, jusqu’aux temps modernes, fut de conserver leur physionomie propre dans un milieu catholique et soumis, suivant les régions, aux influences germanique et italienne. Ils obtinrent de Léopold Ier une sorte d’édit de Nantes, constitution célèbre qui les autorise à élire un congrès national : ce congrès, — qu’il ne faut pas confondre avec le synode, — non seulement désigne le patriarche de Karlowitz, mais fonctionne à peu près comme une assemblée législative en matière religieuse et scolaire. Aux yeux des Serbes de Transleithanie, c’est le palladium de la liberté, confessionnelle, à tel point que le droit commun de la laïcisation les trouve plus récalcitrans que les catholiques. Sur le territoire croate-slavon ils ont protesté, il y a seize ans, contre les réformes du ban Mazuranic, substituant l’Etat au clergé dans la direction des écoles ; aujourd’hui, dans le Banat, c’est-à-dire sur le territoire de la Hongrie, ils se considèrent comme lésés par l’introduction récente du mariage civil.

A l’abri de cette constitution, l’élément serbe d’Autriche ne s’est laissé ni convertir ni absorber. Trop faible numériquement pour faire figure d’Etat dans l’Etat, il reste du moins une entité politico-religieuse, un groupe original et distinct, par son culte, ses traditions, son alphabet, le tout identifié avec sa nationalité. Plus encore, au milieu des Croates, il est l’avant-garde vivante du chauvinisme de Belgrade — la Serbie-programme débordant les frontières de la Serbie-royaume — avant-garde parfaitement organisée, d’ailleurs, qui dispose de journaux sur le littoral, à Raguse, à Zara, comme à Agram et dans les anciens confins ; dont le centre, au surplus, est à Novi-Sad (Neusatz), en pays hongrois, ce qui prouve, entre parenthèses, combien le serbisme est un et affecte de planer sur les divisions territoriales. A Novi-Sad paraît le Branik (Défense), organe du parti serbe modéré, dirigé par le docteur Polit ; la Straza (Sentinelle) et la Zastava (Drapeau), feuille intransigeante, anti-croate et anti-magyare à la fois, dont l’ancien rédacteur en chef, M. Svetozar Miletic, qui fut député au parlement de Pesth, a passé plusieurs années dans les prisons hongroises. Novi-Sad est aussi le centre de la Matica Srpska, société littéraire que les symétries de la rivalité opposent à la Matica Hrvatska.

Cette rivalité de Serbes à Croates, quoiqu’elle couvât toujours, par les causes que l’on connaît, n’est devenue ardente que depuis une quinzaine d’années. C’est un phénomène remarquable, — et, pour l’avenir des Jugo-Slaves, rassurant, — qu’elle n’ait point résisté au premier souffle impétueux de nationalisme qui ait couru sur l’Europe. En 1848, le péril magyar trouva ces frères parfaitement unis et même fondus dans le sentiment de l’unité nationale-Comment l’entente serbo-croate, née de la solidarité ethnique, rajeunie par l’illyrisme, affirmée aux heures de crise et scellée sur les champs de bataille, va-t-elle donc s’affaiblissant, jusqu’à dégénérer en conflit, à partir du moment où, dans la vie constitutionnelle, les peuples trouvent mainte occasion d’assurer un développement pacifique à cette revanche de la voix du sang sur l’histoire ?

Un publiciste philosophe et quelque peu fataliste, qui se couvre du pseudonyme de Bogdanov, proteste contre la cause à la fois profonde et banale qu’on assigne à cette réaction : savoir que les Serbes et les Croates, malgré la communauté d’origine, sont devenus les avant-gardes de deux civilisations rivales. Il est faux, dit-il, que les uns évoluent dans l’orbite de l’Orient, les autres à l’Occident. Leur évolution s’opère, bon gré, mal gré, au sein du même monde, le slavisme, qui s’est précisément élaboré entre les deux autres. « Autrefois, — le passage nous semble caractéristique, — le slavisme était une nébuleuse, une masse indistincte et inordonnée, une mer ouverte aux vents et aux courans, l’arène de la lutte séculaire entre l’Occident et l’Orient. L’écho de cette lutte se conserve dans nos traditions, les signes en restent imprimés sur nos figures. Mais cette lutte est terminée. La masse, qui se balançait mécaniquement entre deux pôles, s’est animée ; un souffle de vie a passé dans cet immense corps et de la nébuleuse a fait un monde. Le slavisme est aujourd’hui un monde original, un troisième monde, un piton (sic) planté entre l’Europe et l’Asie. La pensée qui a présidé à cette évolution s’appelle slavophilisme et signifie : solidarité de tous les Slaves dans la défensive, conscience d’un passé et d’un avenir communs… Le slavophilisme n’est ni une idée politique ni une idée nationale, c’est une affirmation de l’entité slave à la face de l’Orient et de l’Occident. Il en résulte que tout Slave doit être slavophile et se rendre compte que son groupe est étroitement lié aux autres[1]. » Aussi, M. Bogdanov refuse de voir, dans le conflit serbo-croate, autre chose qu’une question « psychologique ». C’est un phénomène commun aux peuples comme aux individus, la phase de la « dislocation » qui précède et présage l’heure de la décision et de la synthèse. Ce sont les « douleurs de l’enfantement » annonçant que l’être nouveau est proche. Nébuleuse et psychologie, c’est bien, en effet, ce que nous entrevoyons tous, sur les plans lointains de l’histoire. Toutefois la génération actuelle aura peine à se contenter de l’explication. Ce qui l’intéresse, c’est la phase à laquelle elle assiste : et ici nier le conflit entre l’Occident et l’Orient serait aller contre l’évidence.

Il naît d’abord de la différence des religions, et il est difficile de descendre dans les détails sans trouver, derrière chaque acte d’hostilité, la défiance réciproque du prosélytisme. Dans le monde slave, les catholiques croates se sentent une minorité si infime qu’ils appréhendent d’être nivelés par l’orthodoxie. Dans leur monde à eux, c’est-à-dire dans les limites de l’ancien royaume tri-unitaire, ils sont au contraire assez compacts pour inspirer de la crainte à la minorité du rite grec. A entendre les Serbes, — dont le clergé, certes, n’est pas exempt d’intolérance et de passions, — deux faits considérables, dans la seconde moitié de ce siècle, ont ouvert à la propagande catholique la porte des Balkans, et menacé, par conséquent, un domaine réservé, suivant eux, à la seule orthodoxie. La guerre de Crimée fit prédominer l’influence française à Constantinople, et, sous notre drapeau, un courant de missions et d’œuvres catholiques s’établit dans la péninsule. Dans ce courant, affirment-ils, sans d’ailleurs trop préciser, s’insinua naturellement, à la voix de Rome, le clergé croate. La guerre de 1870 a bien rendu l’hégémonie, dans ces régions, au peuple russe, c’est-à-dire au rite grec ; mais le catholicisme n’aurait fait que changer d’auxiliaire politique ; il pénètre à présent dans le même domaine, sous le couvert de l’Autriche, que le Congrès de Berlin y a brusquement implantée. — Voilà les voies si redoutées de la « latinisation ». On verra plus tard combien les Serbes en exagèrent la largeur.

Il faut convenir cependant que, sous ces influences extérieures, ou plutôt par un simple effet d’atavisme professionnel, le clergé catholique, — à l’exception de Mgr Strossmaier et de quelques esprits supérieurs, — a manqué maintes fois de cette mesure à laquelle nos vieilles sociétés le rappellent si rudement. Après la chute du ministère Bach, il n’a pas eu la main maternelle, autour du berceau de cette idée nationale, qui sortait de l’absolutisme frôle et presque bégayante. En Dalmatie surtout, terre couverte d’évêchés et de couvens, que sa priorité de conversion au catholicisme, la longue domination de Venise, et un large dépôt de mœurs d’outre-mer semblent avoir fertilisée en vue d’influences « cléricales », il se jeta avec ardeur dans la politique et découvrit des précisions malencontreuses. Le point de départ de ce mouvement était l’idée illyrique, le jugo-slavisme de Jellacic et de Strossmaier, dont la pointe, tournée contre l’étranger quel qu’il fût, avait à expulser, dans cette province, le parti dit autonome ou italien. Au début, la minorité slave de la Diète dalmate, brillante, énergique, et qui va, en moins de dix ans, conquérir la majorité, se tient à cette idée ou plutôt à ce sentiment fondamental. Prêtres et laïcs, catholiques et orthodoxes en soignent la croissance avec une sorte de tendresse, la préservent des souffles particularisas, qu’ils viennent de la religion ou de l’histoire. Elle a un organe, le Narodni list, dont le rédacteur en chef, le professeur Nodilo, évite soigneusement d’employer et même a reçu l’ordre de biffer le mot Hrvatska (Croatie), auquel il substitue celui de Narod (Nation). Prudemment, on s’en tient encore à la nation anonyme. Pourtant il y a du « croatisme » dans l’air. Ce succédané du nationalisme, c’est le flair du théologien qui le découvre. Il ne lui échappe point, à lui, que l’étoile du catholicisme risque de se voiler devant les rayons du slavisme intégral. De là le besoin d’un idéal dissident, dont le caractère spécifique serait l’accord de la foi latine et du culte national dans une patrie restreinte au royaume tri-unitaire. C’est dans cet esprit que le plus éminent des prêtres dalmates mêlés à la vie politique, Pavlinovic, accentue la propagande et, par ses célèbres Razgovori (Conversations) avive la querelle, qui, de lait, a duré jusqu’à nos jours.

En Croatie-Slavonie, le clergé est moins véhément. Strossmaier entend trop largement la question politique pour souffrir qu’elle dégénère en conflit de religions. Mais dans ce foyer de culture plus intense, ce sont les tribuns, les journalistes, les pamphlétaires, tous épris de « droit national » et enclins aux grandes enjambées sur les terrains brûlans, qui vont, sous forme d’attaques ou de répliques, poser, devant les Magyars, une question que les Jugo-Slaves eussent dû résoudre à l’unanimité contre eux. Effets excusables, au surplus, de la nouvelle conformation des cerveaux. La génération de l’illyrisme, qui s’était laissée bercer, avec Louis Gaj, dans un rêve un peu romantique, a fait place à celle de 1848, et le cliquetis des mots introduit la dissonance dans le vague et harmonieux andante.

Vuk avait déposé dans son œuvre une tendance politique, un de ces systèmes auxquels les savans s’abandonnent d’autant plus volontiers qu’ils laissent à d’autres le soin d’en poursuivre l’application. Il considérait comme « terres serbes » toutes les régions où l’on parle la langue par lui restaurée, et, lato sensu, nationale. La formule fit fortune parmi ses compatriotes. Un professeur de l’Université de Vienne, Miklosic, au nom de la haute science, lui donna son approbation. C’était attirer sous le sceptre de la philologie plus que n’avait atteint celui des Némagnides, car Dusan lui-même n’a jamais régné en Croatie. C’était surtout jeter un mot malheureux dans une société où l’emploi simultané de l’alphabet cyrillique et de l’alphabet latin, à défaut d’autres avertissemens, devait donner à réfléchir au philologue. En développant sa pensée, avec tous les soubresauts dont les copistes d’un homme de génie sont capables, les disciples de Vuk la rendirent provocatrice et prétendirent ôter aux Croates jusqu’à la fierté d’avoir un nom.

Le plus clair résultat de ces théorèmes politiques, qui se rattachent par un fil brillant, mais trop ténu, à leur axiome, est de provoquer des réactions. La Croatie, qui venait de fournir un si rude élan en 1848 et possédait Strossmaier, ne se résigna pas à cette absorption, même idéale. Starcevic débuta, dans la vie publique, par une brochure très vive, Ime Srb (le Nom serbe), dans laquelle il prenait, au profit du nom croate, le contre-pied de la théorie de Vuk. La presse quotidienne de son pays, quoique divisée sur des questions locales[2], tomba d’accord pour entretenir cette polémique. Rien n’est acharné, entre peuples jeunes, comme ces duels d’abstractions, auxquels les tempéramens et les religions dissidentes ne servent pas seulement de témoins. Le moindre incident les envenime, et quand une voix supérieure est parvenue à contenir l’irritabilité des hommes, ils trouvent des alimens nouveaux dans la malice des événemens.

L’événement voulut que l’Autriche, humiliée à Sadowa par l’Allemagne du Nord, finît par accepter d’elle une alliance, des compensations et le rôle de sentinelle de l’Europe centrale dans les Balkans. L’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine, en 1878, inaugura cette politique, désormais militante contre les Slaves ; et Slaves eux-mêmes, compromis par la force des choses et la rigueur du lien loyaliste dans le Drang nach Osten, les Croates se trouvèrent en fausse posture devant leurs frères de l’extérieur. Strossmaier avait pu, jusqu’alors, conjurer la scission, en dépit d’incidens irritans, tels que les réformes de Mazuranic et l’incorporation des anciens confins à la Croatie. Son influence fut impuissante à partir du jour où l’Autriche tint garnison à Serajevo.


III

Quand le corps d’occupation eut balayé, en Bosnie et en Herzégovine, les dernières bandes d’irréguliers plus ou moins soudoyés par la Porte, le monde jugo-slave, fidèle à son point de vue, qui exclut volontiers le droit nouveau des puissances, se-sentit moralement réintégré dans une partie de son patrimoine, et ne se posa guère qu’une question : Au profit immédiat de quel groupe cette revanche de Kossovo ?

Cette question, les Serbes la résolvent le plus aisément du monde. La genèse de leur « idée » le fait pressentir. Pour eux, la dévolution actuelle de la Bosnie et de l’Herzégovine ne marque qu’un temps d’arrêt dans la marche à l’unité que leur vocation historique est de conduire. Ainsi doivent l’entendre les Croates, quoique sujets de l’Autriche, sous peine de passer les bornes excusables du délit d’opinion. D’abord un nouvel élément a surgi dans la querelle de famille : il faut prendre parti pour ou contre un tiers, accepter ou répudier son installation en Bosnie, dont l’effet, si elle dure, ne peut être que d’affaiblir les Jugo-Slaves et compromettre leur devenir. Ensuite, au sein de la famille même, les Croates n’ont été coupables, jusqu’ici, que de prétentions à l’ « unité ethnographique » : défection morale, à coup sûr, mais qui leur reste propre, dans l’orbite de laquelle ils n’ont entraîné personne. S’ils répandent le « croatisme » dans la province occupée, ils écartent de nouveaux frères du foyer historique de Belgrade, privent la race de tout principe directeur, de toute politique vraiment nationale, la relèguent, elle, première intéressée à la question d’Orient, à je ne sais quel rôle subalterne et misérable, et sous cette forme encore, se rendent les complices de l’étranger.

Ce qui justifie la ténacité des Serbes à plaider leurs titres sur la Bosnie et l’Herzégovine, c’est le sentiment que l’hégémonie, dans la future entité jugo-slave, est dévolue d’avance à qui saura s’en emparer. Elles constituent une terre vierge, ou plutôt dont la virginité est à refaire, qui n’est pas seulement digne de tenter le pionnier agricole ou l’industriel : des découvertes y attendent l’économiste, et même des prosélytes, l’apôtre. Elles sont aptes à recevoir et à écouler tous les produits, soit par la Save, soit par la mer, que relie déjà la ligne Brod-Serajevo-Metkovic ; placées, pour ainsi dire, sur la ligne de partage des religions latine et grecque, des influences et des modalités de civilisation qui s’y rattachent. La puissance qui les possède domine et attire en quelque sorte la Dalmatie, par une affinité géographique évidente entre l’intérieur et la côte. — Ici encore, après les barbares, les Turcs, qui ne surent jamais qu’envahir et dépecer, et d’ailleurs, sur le littoral de l’Adriatique, étaient contenus par la puissante rivalité de Venise, ont détruit une de ces belles formes classiques que les Romains, conquérans d’une autre envergure, savaient assigner à la division du monde. Sous Home, la Bosnie est la Dalmatia interna, peuplée de colonies et de postes militaires. communiquant avec la mer et reliés à la civilisation par des ports florissans. Après quinze siècles, la vérité géographique et économique reste immuable. Le progrès du pays et tout particulièrement l’essor du commerce local, sont incompatibles avec la séparation de ce que la nature a uni. Sans doute, l’Autriche, éprise du Drang nach Osten, ne voit dans la Bosnie qu’un pont entre ses besoins d’expansion et les marchés de l’Orient. Mais chez les Jugo-Slaves, qui aspirent à l’autonomie et la sentent solidaire de l’indépendance économique, c’est la poussée vers la mer, le rattachement du littoral à l’intérieur, qui concrète les ambitions, et pour le moment les met aux prises[3].

Dans la pratique, les Croates n’avaient ni moyens ni motif de protester contre l’œuvre du Congrès de Berlin. Ils l’envisagèrent sous ce rapport que, donnant de nouveaux sujets jugo-slaves à la couronne, elle fortifiait leur situation ethnique au sein de la monarchie. Ouvrir les bras à ces Bosniaques, frères de race et de langue ; les attirer au foyer national déjà constitué en Croatie, qu’ils pouvaient aborder sans faire acte de rebelles ; escompter même leur concours, en vue des formations politiques de l’avenir, c’était obéir, en somme, à des mobiles raisonnables et humains. Cette attitude n’implique pas, tant s’en faut, qu’on adhère à l’esprit du Drang nach Osten, mais plutôt qu’on cherche à en tirer parti contre lui-même. On a beau appeler les Croates « Polonais du Sud », — et leur qualité de catholiques souligne ce rapprochement, quasi injurieux dans le monde slave, — ils répondent qu’ils se bornent à se développer dans leur sphère, déterminée par des frontières territoriales qu’il ne dépend pas d’eux de rectifier ; et que ceci, loin de desservir les intérêts supérieurs de la race, préserve au contraire la Bosnie de l’isolement. De ce besoin d’assimilation est sorti le programme de Starcevic, devenu celui de l’opposition réunie[4]. Le « croatisme » avait trouvé sa formule : autonomie et unification des Jugo-Slaves dans les limites de l’empire austro-hongrois, même reculées par le Congrès de Berlin. Là est l’hérésie, aux yeux du « serbisme », qui exige à l’encontre la subordination de tous les intérêts jugo-slaves particuliers à l’intérêt général dont il s’adjuge le dépôt. Qu’on suppose, autour de ces deux thèses, une alluvion de citations archaïques, de propos amers, d’intentions méconnues ou mal dirigées, le tout voilé d’un idéalisme honorable, qui ne laisse pas d’arracher des sourires à la gravité des diplomates austro-hongrois, on aura la physionomie du différend, et son esthétique, pour ainsi dire. Restent les effets politiques, qui ne manquent d’intérêt ni pour l’Autriche ni même pour l’Europe.


IV

L’intérêt positif de ce conflit, sa traduction fréquente en faits, — beaucoup plus irritans que les excommunications d’académie et les polémiques de journaux, — son importance enfin, au point de vue des relations tant intérieures qu’extérieures de l’Autriche, viennent de ce que le serbisme, par les causes que nous avons indiquées, déborde ses frontières naturelles et agit incessamment au sein même des provinces jugo-slaves de l’empire. En Croatie-Slavonie, sur le littoral dalmate, même en Bosnie-Herzégovine, deux courans d’esprit national, qui ont absorbé presque toutes les tendances particularistes, se traversent et se neutralisent. Les qualifications de Croate et de Serbe y ont passé dans le langage usuel, dépouillées de leur sens géographique, et s’y emploient comme synonymes de partisan de la solution starcevicienne ou d’adepte de l’école de Belgrade. On est l’un ou l’autre, dans ces régions, à peu près comme on est monarchiste ou républicain en France. Seulement l’ « opinion », ici, est tenue d’autant plus haut qu’elle constitue la formule même du patriotisme. — « Vous êtes Bosniaque ? demandait tout récemment l’empereur à un étudiant de l’Université d’Agram. — Oui, Majesté, Croate mahométan de Bosnie. » La nationalité abstraite, le culte, l’origine, tel est l’ordre qu’adoptent généralement les individus, pour se classer dans la société jugo-slave contemporaine.

La lutte se ressent naturellement du relief inégal que présente le champ de bataille. Sur le territoire de la Croatie-Slavonie, nous sommes en pays transleithan, parlementaire, incommodé, au surplus, par le magyarisme et sa propre constitution. Ici, point de groupe qui milite ouvertement en faveur de « l’idée serbe » ; dépouillée de ses voiles, elle aurait un caractère insurrectionnel. En revanche, près du tiers des électeurs s’inspirent de cette idée, et croient la servir, précisément par une affectation de loyalisme outré, en prenant parti pour le gouvernement contre la réaction patriote. C’est depuis l’occupation de la Bosnie que cette tactique a été adoptée. La première victime en fut Mazuranic, qui dut résigner ses fonctions de ban en 1879. Dès l’instant que les « frères » Croates tendaient à s’isoler, il fallait empêcher chez eux une formation politique quelconque. Le serbisme méconnu tournait d’abord son aiguillon contre ces égarés, pour les ramener au sillon hors duquel, suivant lui, on ne travaille pas pour la patrie commune. Cet élément serbe, depuis qu’il est fondu dans le parti magyaron, n’a en propre ni une histoire, ni un orateur, sauf peut-être M. Jovanovic, qui s’est distingué quelquefois par son indépendance. La religion est le criterium presque infaillible auquel on reconnaît ces gouvernementaux par irrédentisme : ce sont en général les orthodoxes ; ils dominent dans le Syrmium et les Confins militaires, sauf à Brod et à Karlovatz, qui élisent à présent des députés de l’opposition.

La Dalmatie est placée sous le régime cisleithan : autre système de gouvernement, autres conditions politiques. L’Autriche, à la différence des Magyars, se borne à administrer, assez négligemment du reste, et n’intervient guère dans les luttes électorales que pour rétablir l’équilibre entre les partis, quand il arrive qu’il soit rompu par le jeu de la propagande ou du hasard. Ces partis sont au nombre de trois ; car Serbes et Croates ont à compter, sur le littoral, avec les débris de l’autonome ou italien, qui se recrute encore dans la classe aisée et chez les commerçans des villes.

Le conflit se présente donc ici sous une forme plus abstraite et n’est pas envenimé, comme en Croatie, par ce fait irritant et permanent que des Slaves favorisent, contre d’autres Slaves, l’oppression d’un gouvernement étranger. En revanche le caractère méridional de la population et la fougue du clergé catholique lui donnent un coloris inconnu aux climats du nord. Les batailles électorales, qui se livrent autour de citadelles minuscules, quelquefois dans le rayon de vieux hôtels de ville, imprégnés d’art et de souvenirs italiens, semblent des tumultes rajeunis des républiques du moyen âge, où chaque groupe de paysans et de bourgeois, précédé de sa bannière et défilant à son rang, tempère d’une sorte d’instinct scénique et corporatif les exubérances du Slave grisé de soleil.

C’est en Dalmatie surtout qu’on remarque la pénétration du conflit politique dans la vie municipale et même privée. Presque chaque citadin se croit tenu de s’incorporer à un parti et d’en observer l’étiquette. Il n’est guère de ville qui n’ait deux cercles : l’un c’est la citaonica : il est fréquenté par les Croates ; l’autre la stionica : c’est le rendez-vous des Serbes. Lorsqu’il y a réception, bal ou anniversaire, le premier se pavoise aux couleurs de la Croatie : bleu, blanc, rouge, disposées dans le même ordre que les nôtres, mais perpendiculairement à la hampe ; l’autre arbore des couleurs identiques, mais disposées autrement, car la couleur blanche est en bas : c’est l’étendard de la Serbie. Les autonomes se tiennent au pavillon dalmate et, quand ils n’ont ni terrasses ni balcon, demandent pour lui l’hospitalité à la stionica. La musique, sur ce littoral, aigrit, comme partout, les mœurs politiques : où l’art découvre les élémens d’une fanfare, immédiatement il s’en crée deux, et ce n’est pas une petite affaire pour les podestats de régler les préséances. Les salons sont aussi serbes ou croates : on saisira d’emblée leur nuance aux lettres de faire-part qui traînent sur les guéridons ; il est rare qu’un Serbe annonce un mariage ou un décès en autres caractères que les cyrilliques, tandis que ses adversaires usent uniformément des latins. C’est, du reste, comme en Croatie, l’effet de la corrélation étroite entre le culte et l’opinion.

Le paysan catholique est, en général, un Croate ardent. C’est son curé, jusqu’à l’année dernière, qui l’a mené à la bataille, d’accord, au surplus, — chose rare, — avec l’instituteur : ces fonctionnaires n’étant guère tracassés par le gouvernement, suivent leur penchant, c’est-à-dire leur religion. Grâce à l’appoint des campagnes, la statistique antérieure aux élections de 1895 accusait vingt-cinq Croates à la Diète de Zara sur quarante-deux sièges. De cette députation émergeaient le très regretté docteur Klaic, président du groupe slave au Reichsrath, mort l’année dernière, et l’abbé Bianchini, qui s’est donné pour tâche d’enfoncer dans la terre dalmate le starcevicianisme et de lui assurer la rigidité d’un dogme.

Son parti, d’accord avec les starceviciens de Croatie et même de Bosnie, a tenu, en mai 1893, un congrès dans la ville de Fiume. On s’y préoccupa de développer et vivifier la formule du philosophe d’Agram. Et ce qui montre combien la mégalomanie du serbisme est contagieuse, il s’en fallut d’une voix qu’on ne déclarât le Monténégro « terre croate. » Ceci passait les bornes de l’amplification tolérée dans les travaux d’une constituante sans mandat. Bianchini et son groupe furent mieux inspirés, l’année suivante, en proposant, à la diète de Zara, le vote d’une adresse à la Couronne réclamant l’union de la Dalmatie à la Croatie. C’était donner à la théorie, jusqu’alors cantonnée dans les congrès et dans les journaux, la consécration parlementaire. La Diète y était préparée. Elle nomma même une commission chargée de mettre l’adresse au point et de présenter un rapport dans les vingt-quatre heures ; mais le ministère viennois, prévenu dans l’intervalle, prononça par télégramme la clôture de la session. C’est le pur procédé autrichien ; nous avons vu récemment, par le refus de sanctionner l’élection du docteur Lueger, qu’il ne sert point à calmer l’ardeur des seules assemblées provinciales.

Dans le fond, cette annexion à la Croatie, en principe juste et désirable, n’est pas considérée comme opportune par tous les patriotes dalmates. Ceux qui ont, en politique, la notion de l’heure, sentent qu’un pas aussi hardi vers le fédéralisme ne peut se faire que sur les débris de la constitution actuelle. Les Magyars s’y opposeront de tous leurs moyens : quelque convoitise qu’excite en eux le rattachement du littoral à la Transleithanie, — ils se sont découvert, depuis l’occupation de Fiume, une vocation impérieuse de peuple maritime, — ils ne se soucient point d’amener sur les bancs de la Diète d’Agram un renfort considérable à l’opposition. D’un autre côté, la perspective d’attirer la magyarisation chez soi, avec toutes ses conséquences politiques et économiques, n’est pas pour rassurer, en Dalmatie, l’élément circonspect, qui reconnaît n’avoir guère à reprocher au régime cisleithan qu’un peu de morgue et de somnolence administratives. Sans doute le jour où la parole sera aux nationalités, dans l’empire austro-hongrois, les modérés et Bianchini tomberont d’accord sur les frontières de l’Etat « croate ». Seulement celui-ci promène le grattoir sur la carte constitutionnelle, ceux-là attendent paisiblement qu’elle soit usée. C’est ici comme partout le vieux conflit du radicalisme et de l’opportunisme.

Il vient précisément d’éclater à l’occasion du renouvellement de la Diète, au cours de l’été de 1895. Pour la première fois, depuis douze ans, on a vu la fraction modérée du parti croate, sous l’impulsion de Klaic, déclarer la guerre aux radicaux et accepter contre eux le concours d’adversaires jadis communs. Dans les campagnes de Zara, elle a fait sans scrupule alliance avec les autonomes, et dans celles de Sebenico, avec les Serbes. Il semble que tout le monde soit tombé d’accord pour écarter le groupe Bianchini, tout au moins pour le ramener au-dessous du quorum de voix nécessaire, d’après le règlement de la Diète, au dépôt des propositions. Ce consortium, approuvé du gouvernement local, qui a mis largement à son service la pression administrative, n’est pas parvenu à empêcher l’élection de Bianchini, et, par l’inutilité de ses efforts, lui a même préparé une sorte d’apothéose. Cependant le parti personnel du tribun se trouve réduit à trois membres, son chef compris, autant dire à l’impuissance. Cette réaction, que jugent sévèrement certains patriotes, à cause des compromissions qu’elle a souffertes, et qui, sans aucun doute, lui seront reprochées dans l’avenir, n’a pas été provoquée seulement par les allures incommodes de Bianchini. On y voit poindre l’esprit de l’Occident, une nuance de fatigue engendrée par la perpétuelle immixtion du clergé dans les affaires politiques ; c’est un peu la jeunesse ecclésiastique ardente, cette fois plus que jamais, qui vient d’être battue avec les candidats de son leader. Evolution caractéristique, et qui peut être féconde, surtout si l’on replace à leur rang, dans le mouvement national, les survivans expérimentés, tels que le comte Vojnovic, du groupe qui fut son initiateur. Car l’élimination des passions religieuses en Dalmatie et de l’élément qui les entretient s’impose à qui cherche l’apaisement entre Serbes et Croates. Si dure que puisse paraître cette vérité à des hommes qui ont apporté leur contingent d’intelligence et d’efforts à la renaissance nationale, celle-ci ne peut attendre son épanouissement que de mœurs politiques dans lesquelles le « cléricalisme » cessera d’être, de part et d’autre, un épouvantail.

Si une détente est en perspective, sur le littoral, aux dépens de l’influence du clergé, la Bosnie et l’Herzégovine, au contraire, traversent la phase de l’enfantement des opinions autour des rivalités confessionnelles. « L’idée nationale, disait justement, cette année même, l’Obzor, y commence à peine le processus de sélection et de cristallisation qui est terminé presque partout. » Appliqué à ces provinces, le mot de situation politique sonnerait faux. Plus du tiers de la population (600 000 âmes) n’a guère d’autres besoins intellectuels et sociaux que ceux dont elle a hérité de ses ancêtres, et par conséquent de l’islamisme ; la grande majorité des chrétiens, soit du rite latin, soit du rite grec, est pauvre, illettrée, déprimée par un long servage. Ce que nous appelons le droit moderne, en particulier celui de suffrage, l’Autriche s’est bien gardée de l’importer dans sa nouvelle conquête : presque personne n’eût su le comprendre, et, à plus forte raison, s’en servir. M. de Kallay s’est borné à un essai de suffrage municipal, à Serajevo, signalé, dès 1885, par M. de Laveleye ; depuis, rien qu’une vague promesse de l’étendre, sans précision de conditions ni de temps, formulée, l’année dernière, au cours des travaux des Délégations. Par sa composition ethnique, la Bosnie est même réfractaire à une sorte de guerre entre dans ou tribus, forme primitive des démêlés politiques ; car si cette province est, comme la Macédoine, un véritable carrefour de religions, en revanche la population y est homogène, du fait de son origine slave, et de la centralisation despotique du régime turc.

Catholicisme, islamisme, orthodoxie, tels sont donc les véritables compartimens du cadre moral et social de la Bosnie. L’élément catholique (300 000 âmes environ) s’inspire d’un clergé militant. Avant l’occupation, les fonctions de curé étaient exercées par les franciscains, en vertu d’anciens firmans obtenus sur l’intercession de la république de Raguse. La Propagande administrait ce diocèse in partibus. Depuis, un siège archiépiscopal a été fondé à Serajevo, et deux évêchés à Banjaluka et à Mostar. L’archevêque actuel, Mgr Stadler, est un prélat universellement considéré dans les pays jugo-slaves. Il s’est appliqué, malgré l’opposition des franciscains, à constituer en Bosnie un clergé séculier. Son but est d’édifier sur de solides assises le catholicisme, dans cette province où les Turcs, autrefois, ne faisaient que le tolérer, et que les chrétiens du rite grec peuplent en grande partie. Le patriotisme de Mgr Stadler est à la hauteur de son tact épiscopal. Uni de cœur et d’opinions avec Mgr Strossmaier, il se tient à distance des doctrines irritantes, plus encore des polémiques que, dans son diocèse surtout, elles risquent d’engendrer. Du reste, il n’y a pas, à proprement parler, de parti croate en Bosnie. Il y a seulement, dans la classe des commerçans, des propriétaires, surtout dans les rangs du clergé, des starceviciens ardens, en relations avec leurs coreligionnaires politiques de Croatie et de Dalmatie, qui cherchent à faire ; des recrues chez les musulmans et ont déjà comité à Serajevo et organe à Mostar.

L’élément musulman, et surtout la classe des begs, se montré, en général, satisfait de l’Autriche, qui respecte, — même avec affectation, — son culte, touche le moins possible à l’unité de son droit (à la fois civil et religieux), enfin favorise incontestablement le progrès économique. La prédication d’une guerre sainte, aujourd’hui, trouverait peu d’écho, sauf peut-être dans la région montagneuse qui s’étend au sud-est de Serajevo, vers Novi-Bazar. Ce sandjakat de Novi-Bazar est au surplus une zone doublement dangereuse pour l’influence autrichienne ; car — sans compter les retours éventuels du fanatisme musulman, — c’est vraiment, comme disent les Jugo-Slaves, le knin (piton) enfoncé entre deux fractions du monde orthodoxe, par-dessus lequel Monténégrins et Serbes peuvent un jour se donner la main.

Aussi l’élément orthodoxe, en Bosnie, fixe-t-il de préférence l’attention de l’Autriche, encore que, fidèle à ses maximes, elle le traite quelquefois d’autant mieux qu’elle le suspecte davantage. C’est le groupe le plus nombreux, le plus animé aussi contre les musulmans, qui vivent au contraire en bonne intelligence avec les catholiques. Enfin c’est le seul qui subisse, grâce à la solidarité confessionnelle, l’influence d’Etats protestataires contre l’occupation autrichienne. L’ « idée serbe », ici, ne se présente plus de biais, comme en Croatie et en Dalmatie, où elle se borne à gêner un mouvement national. Elle revendique un territoire, et, dans la mesure des moyens rudimentaires dont elle dispose, fait appel au sentiment populaire de l’arrêt du congrès de Berlin.

Le haut clergé se défend de recevoir les directions morales de Belgrade ; le métropolitain du rite grec de Serajevo et les évêques de Donja-Tuzla et de Mostar sont même fort en cour auprès du gouvernement local. Dans la masse orthodoxe, au contraire, ces directions sont d’autant mieux acceptées qu’ici le loyalisme, vis-à-vis de la couronne impériale, n’a ni fondement ni histoire. Il lui manque même des titres à l’actualité. Les musulmans sentent très bien que la contre-invasion chrétienne est définitive. Réalisée par une grande puissance, et à son profit, elle leur apporte, en somme, un régime beaucoup plus libéral que celui qu’ils pourraient attendre des Serbes, enclins à faire peser sur l’islamisme une politique de fils d’opprimés. Enfin l’attitude du gouvernement rend la transition supportable à leur fatalisme. — Dans l’orbite de l’Autriche, les catholiques trouvent leur place naturelle, une sorte de Jugo-Slavie latine toute constituée, au total sécurité et patrie. Rien, au contraire, hors la volonté des diplomates de Berlin, n’explique le statu quo aux yeux des orthodoxes. Leur émancipation leur paraît incomplète, tant qu’on ne les restitue pas au monde dont ils sont issus. La religion, l’atavisme, l’alphabet, le calendrier, tout leur est commun avec les Slaves d’Orient.

L’auxiliaire le plus utile du gouvernement, c’est l’état d’esprit « bosniaque ». Il rallie cette partie de l’ancienne génération qui ne se sent, dans les moelles, ni Serbe ni Croate : soit la majorité des musulmans, et, chez les chrétiens, les tièdes, les simples, l’élément sans patriotisme ou borné au patriotisme local. La nouvelle est soigneusement élevée dans ces sentimens incolores et conservateurs. Dans les écoles de l’Etat, on n’enseigne que l’histoire bosniaque, et la grammaire « de la langue du pays » (Landes-Sprache), qui s’appelle naturellement serbo-croate à Belgrade et à Agram. Les écoles confessionnelles qu’on tolère aux orthodoxes, et qui portent même officiellement le nom de srpsko pravoslavna skola, soutiennent avec peine cette concurrence. « Il faut convenir, écrivait dernièrement, dans la Hrvatska, un mahométan de Bosnie qui signe Fehim, que jusqu’à l’occupation, chez nous, l’idée de nationalité n’existait pas. Nos compatriotes s’appelaient Bosniaques ou Herzégoviniens, et la langue du pays naski ». — Naski est un substantif formé du pronom nôtre, fréquemment usité chez les Jugo-Slaves, et bien caractéristique d’une race encore résignée, faute de mieux, à la patrie anonyme. — « Mais depuis, ajoute le correspondant, on a commencé à lire, à écrire, à prendre intérêt aux journaux, et naturellement cette question est venue : qui sommes-nous et sommes-nous ? »

A cette question, l’école d’Agram et celle de Belgrade répondent par des systèmes. Un petit journal, le Bosnjak (Bosniaque) « politique, récréatif et instructif », se permet de les trouver nombreux et peu désintéressés : « Les uns disent que la Bosnie est Serbe jusqu’au fleuve Verbas, et croate au-delà. Les autres qu’est serbe tout Bosniaque qui écrit avec la cirilica (alphabet cyrillique), — Croate, celui qui se sert des caractères latins. Dans une troisième opinion, on soutient que toute la Bosnie est serbe ; dans une quatrième, qu’il n’y a chez nous que des Croates… La vérité est que nous ne sommes ni l’un ni l’autre : nous nous appelons et nous resterons bosniaques. » Si le rédacteur ajoutait : du reste, le « bosnisme » n’est qu’un dérivé du « jugo-slavisme », il exprimerait une pensée judicieuse et donnerait même une excellente leçon à ses confrères serbes et croates qui égrènent leurs loisirs en discutant des questions de mots. Mais l’esprit de ces assertions, par rapport à la race, est séparatiste. Les hommes d’Etat d’Autriche-Hongrie le savent et s’en félicitent. On leur fait honneur quelquefois — et on a raison — du doigté qu’ils apportent au maniement du pays le moins homogène de l’Europe ; mais il faut avouer qu’ils sont servis par certains enchevêtremens qu’il suffit de ne point toucher, pour obtenir la réputation d’habile homme.

L’Autriche, en somme, a trouvé triple bénéfice dans l’occupation de la Bosnie. Le plus apparent consiste en une extension de territoire et d’influence du côté de l’Orient ; l’autre à barrer la route aux Serbes, forts de l’affinité ethnographique, du côté de la mer et du Monténégro. Le troisième — tout aussi adéquat aux vues de la Triple alliance, — revient, suivant l’expression humoristique d’un journal slovène, le Slovenski Svet, « à enfoncer un os bien aigu dans la gorge de la nation serbo-croate. » La métaphore est d’autant plus juste que la Bosnie, dans le conflit que sa dévolution a ouvert, n’est qu’un objet inerte, qui provoque des cris et n’en peut pousser aucun. Tant que la paix durera, cette magnifique province, sur laquelle le monde jugo-slave a des titres évidens, et qu’il soumet, malheureusement, à des influences contradictoires, ne sera qu’une colonie autrichienne, préservée, il est vrai, des convulsions auxquelles la rivalité de trois religions l’expose, mais non moins assurée contre toute crise salutaire qui pourrait avancer son reclassement dans ce monde et lui préparer un avenir normal. Peut-être parlerait-elle en temps de guerre. On a désarmé la population en 1883, mais ceci n’est qu’une garantie provisoire. Tout dépend de la commotion que la Russie voudra et saura donner au monde slave, le jour où, sur le tapis vert de l’Europe, elle se décidera à jouer à tout.


V

Les patriotes croates, eux aussi, sentent que leur avenir est solidaire d’événemens qu’il ne dépend point d’eux de hâter, et dans lesquels la fatalité les condamnera peut-être à jouer un rôle ingrat. Mais ils estiment, et ils ont raison, que dès aujourd’hui, par l’effet d’une évolution toute pacifique, l’élément jugo-slave pourrait s’élever en Autriche à une condition plus indépendante et respectée, si les Serbes y observaient une autre attitude. Au plan d’ensemble de Starcevic, tendant à organiser, dans les limites territoriales de l’Empire, une sorte de Jugo-Slavie interne, la Jugo-Slavie externe de Belgrade oppose une réaction également générale. Et ceci n’est pas simple affaire de tendances, mais de conduite ; de désaveu intime, mais de vote. A la lettre, dans ces régions, on a fini par marcher frère contre frère et drapeau contre drapeau.

Un conflit qui date de plus de quinze ans, que ranime, outre la polémique des journaux, chaque consultation électorale, et dont aucune phase n’échappe aux ironies satisfaites de la presse magyare, engendre fatalement, à certaines heures critiques, le désordre dans la rue. Les scènes d’Agram des 14, 15 et 16 octobre dernier, qui ont marqué le passage de François-Joseph et causé un si vif émoi à Belgrade et en Transleithanie, ne sont que l’explosion de ressentimens accumulés : bref, un cas banal de psychologie. Le signe des temps, c’est que les Croates, malgré leur respect, et même leur affection atavique pour la dynastie, ne se soient pas contenus en présence de l’empereur. Ce peuple, qui s’est laissé ravir, par la Nagoda, tant de libertés positives[5], est resté jaloux à l’excès des symboles de son autonomie. On a pu le mettre hors de chez lui sous le double rapport administratif et financier ; mais on ne plante pas impunément à son foyer un drapeau qui n’est pas le sien. Le sentiment de l’invasion se réveille à la seule vue des couleurs étrangères, et, pour la foule, le Serbe est devenu aussi étranger que le Magyar. Le comte Hédervary, qui passe pour un homme avisé, se reconnaît tel, et avait respectueusement provoqué la visite impériale, afin d’attirer sur son œuvre, en Croatie, d’augustes et significatifs éloges, a traité de façon trop administrative un cas qui appelait les méditations du connaisseur de Slaves. Il n’a pas compris qu’une population, au fond très loyaliste, qui n’avait pas vu son souverain depuis douze ans, n’entendait point le partager avec des co-sujets dont elle souffre la tyrannie.

Avec la permission du gouvernement, on arbore le drapeau hongrois sur l’arc de triomphe, en face de la gare ; le serbe, sur l’église orthodoxe et sur une banque. C’est devant cette banque que, le 14 au matin, pendant les réceptions officielles, la foule s’amasse. Les pierres et les bouteilles d’encre volent contre les murs ; des fenêtres, où se tient le président de la société, baron Zivkovic, on riposte par des invectives et des projectiles d’un goût douteux ; néanmoins, il faut amener le drapeau. De là, les manifestans se portent devant l’église du rite grec. Dans ces foules, où se coudoient les rivalités confessionnelles, perce aisément la tentation comme l’appréhension du sacrilège. Un Serbe s’écrie : « Ne touchez pas à nos saints objets ! » Mais les Croates n’en veulent qu’au drapeau. La police arrive, parlemente en vain, finit par dégager la rue, puis, prudemment, requiert un serrurier, qui crochète la porte de l’église et fait disparaître les couleurs serbes. — Quelques instans après, un étudiant grimpe sur l’arc de triomphe, et les couleurs magyares ont le même sort. C’était à peu près l’heure où M. Kovacevic, veliki zupan (préfet de 1re classe) d’Agram, dans la salle où François-Joseph recevait les délégations, l’assurait « que l’unité d’Etat des pays de la couronne de Saint-Etienne, si profitable pendant huit siècles tant au peuple croate qu’au magyar, serait sincèrement respectée par la nation serbo-croate », — et provoquait, de la bouche impériale, un éloge non moins fleuri de la Nagoda. Un instant après prenaient place, à cette parade de la fraternité, des députations de communes hongroises, limitrophes de la Croatie. Pour rétablir l’accord entre les apparences et la rhétorique officielle, il fut décidé que, dans la nuit, le drapeau serbe serait réintégré sur l’église.

Le 15, au matin, les manifestations recommencent. Cette fois, la gendarmerie a été réquisitionnée ; elle charge à la baïonnette. Il y a des blessés ; la foule s’échauffe ; à six heures du soir l’autorité est dans l’alternative de céder ou d’engager une lutte en règle. Elle cède. Les vainqueurs, conduits par les étudians, en costume national, portant le kalpak et l’épée, parcourent la ville et crient : « Zivio Kral Hrvatski ! (Vive le roi des Croates ! ) Vive la patrie croate ! Vive Starcevic ! » Vers minuit, deux des leurs, Vladimir et lvo Frank, fils d’un des chefs de l’opposition, sont victimes d’un attentat, en sortant du cercle Starcevic. Le premier est frappé à coups de bâton, laissé inanimé sur le sol et dépouillé, pendant que l’autre appelle au secours. Les agresseurs sont des ouvriers magyars, employés au chemin de fer et probablement soudoyés. Au matin la jeunesse universitaire se réunit ; elle décide que, précédée de sa bannière, elle ira solennellement, devant la statue de Jellacic, répondre par un outrage au guet-apens. De fait, en présence d’une foule énorme, un drapeau hongrois, tenu aux quatre coins par des étudians, est imbibé d’alcool et brûlé en cérémonie. L’audace est communicative : aux pieds du Jellacic de bronze dont l’épée est tendue dans la direction de Pesth, les applaudissemens éclatent, et avec eux le vieil hymne de l’illyrisme :


Ios Hrvatsku nije propala
Dok mi zivimo !
La Croatie n’est pas morte,
Tant que nous vivons !


un des rares thèmes slaves dont le rythme décidé fasse courir dans les foules un peu du frisson de la Marseillaise.

Telles furent ces échauffourées d’Agram, déplorables au point de vue des rapports entre Serbes et Croates, sujet de surprise pour le gouvernement local et de réel embarras pour la presse officieuse de Pesth, partagée entre le désir de ne pas leur donner trop d’importance et le besoin de soulager son indignation. Elles ont ce je ne sais quoi de puéril et de réfléchi à la fois, de familier et de pathétique, de formaliste et de brutal, de déférent vis-à-vis du souverain et d’impertinent pour l’attirail constitutionnel, qui caractérise le Croate, fils de soldat, cœur fidèle, tête un peu ébouriffée par les souffles de 1848. Ne lui reprochez point d’avoir manqué à tous ses devoirs de sujet transleithan : c’est pour lui logomachie ; ni de tendre à l’excès ses rapports avec les « frères serbes ». Il est saturé de cette fraternité, et répondra comme le personnage de Molière, qui refuse d’apprendre la morale, « qu’il se veut mettre en colère tout son soûl, quand il lui en prend envie. » Il sera puni, comme on punit les faibles, humilié et même calomnié. Il recommencera à l’occasion, comme ces adultes trop longtemps traités en enfans dans la famille, et que leur père ne comprend pas.

Pour juger de l’abîme psychologique qui sépare ces jeunes nationalités de l’ « esprit d’Etat hongrois », il faut lire dans les débats de la Diète de Pesth et entre les lignes des journaux magyars l’émoi solennel et justicier que ces scènes ont provoqué par-delà la Drave. Il n’y a pas seulement des étudians à punir, c’est tout un peuple qu’il faut faire comparaître à la barre de la Hongrie. M. le comte Apponyi monte à la tribune et déclare : « En dehors du châtiment, qui va de soi, nous demandons une satisfaction de nature telle que, par un acte éclatant qui influe sur l’imagination et le cœur du peuple, réparation soit faite au drapeau offensé. » Le député Pazmandy est envoyé à Agram par son groupe parlementaire pour faire une enquête ; il revient bourré de documens qui lui inspirent une allocution tragique. Il a découvert que le gouvernement du ban lui-même ne tient pas assez la main à la manifestation extérieure de l’unité d’Etat. Croirait-on que les costumes historiques que les étudians ont exhibés dans les rues d’Agram en criant : « Vive Starcevic » ont été payés, pour partie, sur les fonds publics, et qu’à l’heure actuelle, en Croatie, c’est au nom de Sa Majesté apostolique, rédigés en croate et en français, qu’on délivre les passeports ? « Nous ne souffrirons pas, messieurs, que le pays se désagrège, que la nation magyare s’effondre… Il faut montrera la Croatie que son ban n’est pas coordonné mais subordonné au gouvernement hongrois. »

M. le comte Kuhen-Hédervary a d’ailleurs une mauvaise presse. Le magyarisme est dur pour la magyarisation manquée. Le Pesti Naplo résume les réquisitoires par cette sentence, un peu usée dans le monde occidental, mais didactique encore en Transleithanie : « Dans l’ordre moral, celui-là seul est fautif qui trompe ; dans l’ordre politique, celui qui se trompe ». Or, par le fait de ce fonctionnaire abusé, la Hongrie a éprouvé double humiliation, et la moins retentissante est la plus sensible. Un drapeau brûlé, soit ; on châtiera. Mais il y a aussi une lettre de l’empereur adressée à la nation croate en remerciement de son accueil, dans laquelle c’est sous forme d’incidente, d’épithète juridique et glacée, décolorée au surplus par les teintes cordiales de l’ensemble, que le souverain fait allusion à l’attentat. A la tribune, le député Louis Kossuth le dit en propres termes : « Le plus grave n’est point qu’on ait insulté notre drapeau, mais que le roi de Hongrie ait remercié les Croates de leurs manifestations patriotiques, alors qu’une partie de ces manifestations était tournée contre nous. » L’auguste signataire de la lettre s’est en effet borné à parler de « faits délictueux ». On veut absolument savoir si et dans quelle mesure le ministre président, M. de Banffy, l’a « influencé ». M. le comte Apponyi, là-dessus, met le ministère à la question, et de son discours, élégant d’ailleurs, prononcé dans la séance du 22 octobre, se dégage cette théorie : que l’héritier du Saint-Empire et de la couronne de Saint-Etienne, en ceci moins favorisé que maint président républicain, n’a pas le droit de rendre à ses peuples un témoignage du plaisir qu’il éprouve à les visiter, sans que le choix des mots et la convenance du style aient reçu le visa de la censure constitutionnelle. C’est, dirigé contre la maison de Habsbourg, le procès qu’intenta la Restauration à Paul-Louis Courier ; le pamphlétaire avait bien parlé, dans son Simple discours, de la mort du duc de Berry et de la naissance du duc de Bordeaux, mais, chose inouïe, disait l’avocat général, celle-ci ne lui inspire point d’allégresse et celle-là pas de douleur.

Cette vibration qui manque à la lettre du souverain, on la chercherait vainement, d’ailleurs, hors de la Hongrie. La presse tchèque apprécie que la question croate est à nouveau posée et qu’il n’y a pas lieu de prendre la défense du ban Hédervary contre ses compatriotes. Le Deutsches Volksblatt, organe des antisémites de Vienne, constate que le régime de la confiscation, qui sévit plus que jamais en Croatie, prive décidément de soupape le patriotisme sous pression. Il ajoute que les Hongrois, à l’occasion, prennent même fâcheuse licence à l’endroit des emblèmes de l’empire. Justement son dire est corroboré par une revue militaire de Vienne, le Reichswehr, rappelant qu’au mois de septembre 1889, à Monor (Hongrie), pendant les manœuvres, le drapeau jaune et noir a été enlevé et traîné dans la boue sans qu’aucun coupable ait été inquiété. Il y a grande séance d’excommunication organisée par la jeunesse universitaire de Pesth, mais les étudians croates de Vienne et ceux de Graz ripostent et envoient des adresses au Deutsches Volksblatt, ce qui vaut d’ailleurs sa disgrâce à plus d’un boursier. À Grosswardein, sur territoire hongrois, les jeunes Roumains refusent d’assister au meeting proposé par leurs camarades. En somme, il y a partout surprise, jugemens contradictoires, propos graves ou condoléances narquoises ; mais l’horreur reste confinée dans la patrie d’Andrassy, pendu en effigie dans sa jeunesse pour fait de rébellion, — et le vaste empire ne frémit pas.

Ce sont les étudians d’Agram qui paieront pour leur éclat et pour ce silence. Cinquante-trois comparaissent sous l’inculpation de perturbation de la paix publique, d’excitation à la haine contre une nationalité. Les débats commencent le 11 novembre ; c’est le procès théâtral, presque symétrique de celui de Klausembourg, réclamé par l’opinion magyare. Cette jeunesse n’est nullement déprimée par un mois de prison préventive. À l’audience, elle a la crânerie particulière aux accusés politiques qui sentent qu’on poursuit en eux l’idée de demain. Chacun porte à sa boutonnière une tulipe, signe de ralliement du starcevicianisme. L’auditoire les applaudit, les femmes leur jettent des fleurs. M. le comte Apponyi a réclamé de la mise en scène, en voilà ! Le malheur est que, dans les procès de cette nature, le décor soit toujours inégalement brossé ; les tons chauds sont fournis par les accusés, les fanés par l’accusation. L’esclandre devient épopée, et d’un tapageur on fait un martyr. Exigences bizarres de l’orgueil blessé chez un peuple qui se pique de connaître les raffinemens du libéralisme, et qu’on croirait, d’après son tempérament et sa propre histoire, consommé dans l’esthétique de l’opposition !

Le tribunal d’Agram a été sévère. Quarante-sept de ces jeunes gens, issus de familles considérées ou fils de fonctionnaires, viennent de subir des peines variant de deux à six mois de prison. Wladimir et Yvo Frank, victimes d’un attentat, ne sont pas épargnés. On exclut de l’Université près de cent étudians, les condamnés compris. D’autres sont privés de leurs bourses pour s’être déclarés solidaires de leurs camarades ; aussi une souscription s’organise en leur faveur et des fonds sont envoyés de Prague et de Saint-Pétersbourg. C’est le jugement inexorable, le large semis de haines étalé dédaigneusement sur le sol de la Croatie. Il faut tout dire : si la Hongrie a eu la main lourde, c’est qu’il lui importait d’associer le serbisme, qui avait eu sa part à l’offense, au soulagement de la répression. Il fallait exploiter avec éclat l’intolérance d’une foule pour faire sentir aux Serbes le prix de l’hégémonie et de l’alliance magyares sur le territoire croate-slavon. De fait, on ne sait lequel eût fortifié le plus, du délit ou du châtiment, le dualisme moral déjà déclaré chez les Jugo-Slaves, qui profite si largement au dualisme constitutionnel, si, tout, récemment, par l’effet de susceptibilités analogues, le drapeau hongrois n’avait subi, à Belgrade, le même sort qu’à Agram. L’échéance du Millenium a eu pour résultat de dériver, chez les Serbes et les Croates, les courans qui les portent les uns contre les autres, et de dégager momentanément l’intérêt de race qui devrait toujours les trouver unis, devant l’idéal d’Etat magyar.


VI

Ce conflit tient une place plus large encore dans le cadre extérieur de la politique austro-hongroise. On peut le dire adéquat au système d’expansion de la monarchie en Orient. Cette expansion était concevable sous deux formes : ou la trouée du monde germanique et magyar à travers les Slaves ; ou la mise en valeur des forces slaves dont l’Autriche n’a jamais su exprimer que du sang honorablement répandu sur tous les champs de bataille. Au lendemain du Congrès de Berlin, elle a dû s’arrêter à l’une ou l’autre de ces pensées maîtresses, et l’histoire lui fournissait un grave motif de les mûrir, car si la complaisance intéressée de l’Allemagne la flattait d’un rêve d’avenir dans les Balkans, les cruelles réalités de 1848 lui rappelaient qu’elle a dû son intégrité morale et territoriale au monde slave.

Moins timorée ou plus philosophe à l’endroit des tiraillemens que lui suscite l’éternelle inquiétude des Magyars, l’Autriche eût trouvé dans le croatisme un ressort de politique orientale parfaitement adapté aux conditions ethnographiques de la péninsule. Il dépendait presque d’elle de confisquer l’illyrisme, au moins sous sa seconde forme, celle qui s’est dégagée de l’influence serbe. Le vieux royaume tri-unitaire, un instant enveloppé dans l’idéal illyrique, tendait à se ressaisir et stipulait lui-même les conditions de sa vie morale, demandant à être reconnu et cultivé en sa triple qualité de slave, de loyaliste et de latin. La formation politique réclamée, en 1879, par la Diète d’Agram, qui proposait d’y incorporer la Bosnie, n’avait-elle pas pour objet d’étendre ces aspirations ? Son principe, mis en valeur par des hommes d’Etat, eût plaidé de lui-même la cause de l’Autriche dans les Balkans, en la faisant apparaître comme tutrice d’un groupe compact de six millions de Slaves, lui pratique, la Couronne se constituait un rempart contre l’idée serbe, et dans le slavisme épuré de ses sujets trouvait une garantie contre les ambitions de l’autre. L’orgueil du peuple croate eût été flatté ; sa culture, au lieu d’être dissidente, s’identifiait de plus en plus avec celle que réclame l’idéal d’Etat autrichien ; sa force d’expansion se développait au profit de la monarchie et pouvait préparer les voies, dans les Balkans, à une occupation pacifique que celle des baïonnettes ne supplée pas.

C’est l’esprit de la Triple Alliance que l’Autriche préfère apporter au Drang nach Osten. Dès lors, les Slaves ne lui apparaissent plus comme un facteur d’expansion, mais comme un élément qu’il importe de scinder ou d’écarter, pour livrer passage à d’autres forces ethniques. À ce point de vue, elle tient le conflit serbo-croate pour une précieuse tissure, et la séparation des églises entre dans son jeu, au point que tous les efforts, de Slave à Slave, même d’autorité à autorité, en vue d’un rapprochement purement spirituel, provoquent ses suspicions et passent pour manœuvres politiques. C’est malgré elle qu’un concordat a été conclu entre le Saint-Siège et le Monténégro. C’est en partie grâce à elle que la Serbie n’en a pas. Strossmaier, évêque, faisant ressortir les croyances communes entre frères de rites séparés, lui paraît aussi incommode que Strossmaier, homme d’Etat.

Bien de plus caractéristique, à cet égard, que les tribulations d’un missionnaire, le R. P. Tondini, savant barnabite, qu’il envoya jadis en Serbie, où quinze mille catholiques sont placés nominalement sous sa juridiction. Cette tentative remonte à 1883 : d’autant mieux justifiée qu’à cette époque de nombreux ouvriers italiens étaient employés à la construction de la ligne Belgrade-Nisch-Vranja. À ce prêtre, Italien lui-même, que le gouvernement de Belgrade autorisait à porter les secours de la religion à ses compatriotes, M. le comte de Khevenhuller, alors ministre d’Autriche, fit un jour cette déclaration étonnante : « C’est un principe de notre politique, hérité de Schwarzemberg et de Metternich, que l’Autriche exerce, par le fait de la juridiction d’un évêque autrichien, une sorte de contrôle sur les catholiques de Serbie. » Quant au concordat, dont l’éventualité seule était en cause, le ministre s’en exprimait ainsi devant un haut personnage : « C’est notre droit, c’est notre intérêt, de nous opposer à toute modification du statu quo religieux, non seulement en Serbie, mais même dans la principauté de Monténégro. » On peut juger par-là si la politique « héritée de Schwarzemberg et de Metternich » se défie des évêques qui, faisant passer les devoirs de leur état avant les services qu’on attend de leur qualité d’Autrichiens, se préoccupent des besoins moraux du monde slave.

La mission eut lieu, néanmoins, au cours des années 1883 et 1884, traversée par des intrigues de cabinet, guettée par la presse radicale serbe, et même par celle de Hongrie, mais assez honnêtement protégée, en somme, par le gouvernement de Belgrade, auquel elle fournissait l’occasion de prouver qu’il était quelquefois maître chez lui. On escomptait à Pesth quelques mésaventures, suscitées par le fanatisme orthodoxe au R. P. Tondini. Le Pester Lloyd, las d’attendre, finit par annoncer son assassinat : dans les rapports de gouvernement à presse officieuse, les petites erreurs entretiennent l’amitié. A la longue, il est vrai, le fanatisme apparut, mais sous une forme moins criminelle. Par une ironie singulière, l’envoyé de l’évêque de Djakovo, auquel le ministère viennois avait fait l’honneur de suspicions toutes spéciales, finit par passer, aux yeux des radicaux serbes, pour un émissaire de l’Autriche. Au mois de février 1885, la Brka s’écrie : « Depuis deux semaines il se manifeste à Nisch une épidémie de catholicisme. » Dans le numéro suivant, le missionnaire, Mgr Strossmaier et même le pape sont grossièrement caricaturés, de compagnie avec le métropolitain de Belgrade, qu’on représente frappant sur un tambour, auquel est attachée la pancarte Germanija. Dans un autre article, on trouve cette exclamation significative : « Ni Cyrille, ni Méthode n’ont été des moines allemands ! » C’était le cri du serbisme, tiré des profondeurs de l’atavisme politico-religieux ; et cette fois il retentit si fort que le ministère Novakovic enjoignit au missionnaire de quitter le territoire du royaume.

On comprend à ce trait combien les calculs de l’Autriche sont servis par les dissentimens religieux. Ce sont ces dissentimens surtout qui lui fraient, à travers les Slaves du sud, le chemin par où doivent passer ses intérêts politiques et économiques. Fidèle au principe de Metternich, qu’elle étend à sa guise, elle s’est même mêlée, par l’intermédiaire de son ambassadeur au Vatican, le comte Paar, à la question si éminemment ecclésiastique de l’introduction de la liturgie slave dans les églises catholiques de l’Albanie monténégrine. Le pape passa outre, ordonna l’impression des nouveaux livres liturgiques dans la typographie de la Propagande, et recommanda qu’ils fussent envoyés à l’archevêque d’Antivari, non sans avoir pris soin de les faire précéder d’une lettre autographe au prince Nicolas de Monténégro. L’influence autrichienne et la personnalité de Mgr Ledochowski, préfet de la Propagande et Polonais d’origine, seraient-elles étrangères à ce fait singulier que ni la lettre ni les livres ne sont parvenus à destination, avec cette différence que la première a disparu pour toujours, tandis que les autres ont été retrouvés par hasard chez le libraire Vodiczka, de Zara ?

Les Serbes ont donc bien tort d’appréhender, dans le cabinet de Vienne, le bras séculier du catholicisme : il l’est moins encore que le gouvernement français en Afrique et en Orient. En Bosnie, on a des égards touchans pour l’islamisme : dans la salle d’honneur du séminaire turc, fondé par l’Etat, une plaque de marbre rappelle qu’ainsi l’a voulu la munificence de Sa Majesté apostolique et très « chrétienne ». En somme, tout ce qui pourrait présenter le caractère d’un rôle moral, tout ce qui ressemblerait à une idée a été soigneusement éliminé par l’Autriche de sa politique dans les Balkans. Elle s’est installée avec la permission des diplomates et se maintient par la force des baïonnettes. Le levier ethnique qu’elle eût pu trouver chez les Croates, l’influence du catholicisme qu’il dépendait d’elle d’utiliser, lui ont paru des outils surannés, eu égard à l’œuvre positive dont le congrès de Berlin lui avait fourni le plan. L’avenir dira si cette conception est, au sens profond du mot, politique ; si elle tient suffisamment compte de l’évolution qui s’opère dans la péninsule, hier sorte de bagne ottoman, aujourd’hui laboratoire d’idées.

VII

Or l’idée qui fait son chemin dans les Balkans, sous des formes rudimentaires et souvent heurtées, parce que les instincts organisateurs y luttent péniblement contre un arriéré de culture, c’est la réintégration de la race jugo-slave dans le monde européen. Elle demande à y rentrer non comme une cliente, mais comme une sœur. Elle réclame cette portion de droit commun que l’Europe, à mesure qu’elle s’élaborait, est censée avoir mise en réserve pour les co-partageans absens. Ce n’est pas encore d’une extension de libertés qu’il s’agit : dans une grande partie de la péninsule elle serait fatale. C’est une correction d’optique internationale, un déplacement du prisme à travers lequel le vieux monde a vu jusqu’ici, dans ces groupes isolés et de civilisation inégale, au lieu d’une entité ethnique, je ne sais quelles pièces accessoires dont l’échiquier diplomatique a besoin. L’influence dans les Balkans, au siècle prochain, appartiendra vraisemblablement à la puissance qui, rompant avec la routine des cabinets, aura fait de cette idée la base de sa politique.

Que sont donc les Balkans ? Le diplomate dira : C’est la région litigieuse qui s’étend du Danube à l’Archipel et à la mer Noire ; le Slave du sud, installé au centre du problème : C’est « l’expression géographique de l’étendue sur laquelle vit notre race[6]. » Autant dire, et il y a, en ceci, une vérité, que le domaine territorial de la question d’Orient commence à la frontière du pays Slovène. Définition rigoureuse, d’une rigueur presque candide, imprégnée, si vous voulez, de cette logique de jeune élève qui met un imparfait du subjonctif là où l’usage et l’euphonie le prohibent. C’est de la logique tout de même, et, grammaire en main, l’élève a raison. Ainsi entendu, le « balkanisme » est un phénomène identique à celui qui a présidé, en Europe, à tous les processus d’unification ; et ce rapprochement entre de plus en plus dans les habitudes intellectuelles des Jugo-Slaves.

A tout mouvement d’unification, il faut un centre. Voilà le principe auquel le serbisme se tient, et qui fait sa force. Reste à savoir s’il ne le proclame pas trop tôt et s’il est impartial, s’en appliquant le bénéfice à lui-même. On n’est pas toujours juste envers la Serbie, quand on lui reproche son défaut de stabilité à l’intérieur et les insomnies qu’elle cause à ses créanciers. Sa puissante voisine ajoute beaucoup, par ses intrigues, à la confusion issue d’une constitution trop démocratique et des véhémences du tempérament national. En ceci elle est plus à plaindre qu’à blâmer, et les autres Jugo-Slaves devraient le comprendre. Ils sont plus justes quand ils se bornent à demander quelles garanties positives leur apporté ce « Piémont », qui a eu le roi Milan en guise de Victor-Emmanuel, et dont le Cavour ne s’est pas encore révélé.

Les comparaisons sont souvent téméraires : quand on s’arrête à la surface, on raisonne toujours faux. Le Piémont était adossé à une grande puissance, qui favorisait ses vues, et ce n’était pas un élément négligeable, dans l’atmosphère de confiance qui l’entourait. Au contraire, sur le flanc des Serbes agit incessamment un empire dont l’intérêt est d’empêcher à tout prix leur développement, parce qu’il y trouve, — et c’est évident, — la contradiction vivante du Drang nach Osten ; plus encore, un état d’esprit qui, par sa tendance logique, finirait par compromettre l’intégrité du vieux patrimoine des Habsbourg. La Russie, protectrice naturelle de tous les Slaves, plus étroitement encore des orthodoxes, aurait pu, il est vrai, prendre « l’idée serbe » sous son haut et public patronage. C’est sous une forme plus discrète, en s’épargnant l’embarras de précisions irritantes et prématurées, qu’elle a fait sentir, jusqu’ici, son influence dans les Balkans.

Reste la fatale rivalité du rite latin et du rite grec. Quelle que soit la valeur des hommes d’Etat de Belgrade, ici, un dilemme les oppresse. Pour rassurer tout à fait l’élément catholique, ils auraient besoin de lui montrer une société neutre, protégeant ou tolérant, dans un esprit de stricte égalité, tous les cultes, sans tradition, sans physionomie confessionnelles. Mais précisément que resterait-il de vitalité à « l’idée serbe », hors de ses frontières territoriales, si elle n’associait intimement le culte à la nationalité ? et comment a-t-elle protégé, en Autriche, les Serbes d’origine, contre l’assimilation des Magyars et même des Croates, sinon par la barrière de l’orthodoxie ? Les classes dirigeantes, en Serbie, ne passent point pour dévotes, et le reproche de fanatisme, adressé à elles, sonne faux. Une détente sensible s’est même produite, depuis quelques années, entre le gouvernement et les catholiques ; l’article 35 du traité de Berlin est respecté ; au budget sont même inscrits des crédits pour les cultes dissidens. Il n’en est pas moins vrai que la Serbie a une église nationale, qui reste, à la lettre, une des faces de la patrie et au dehors se confond avec elle. Ses hommes d’Etat, ses écrivains, diront que c’est par nécessité politique qu’ils entretiennent dans le Banat, dans le Syrmium, en Bosnie, cette sorte de compénétration du sens national et du sens religieux, et nous les croyons volontiers. Seulement la masse ne distingue pas. Peu à peu elle s’habitue et on l’habitue à identifier le non-orthodoxe avec l’ennemi de la Serbie, et ce sont précisément ces non-orthodoxes qu’il faudrait gagner. Cercle vicieux, antithèse entre la nécessité de ne pas laisser périr au dehors la nationalité serbe, et celle de laïciser au moins l’esprit de cette nationalité, si l’on veut que l’élément catholique s’y rallie ; difficulté si grave que de bons esprits ont fini par entrevoir l’accession du monde catholique au monde serbe comme solidaire de l’union des Eglises. Or, à l’heure actuelle, le pas concordataire n’est point encore franchi

Que conclure de cette accumulation d’obstacles devant une théorie fondée en histoire et séduisante sous bien des rapports, sinon que le « serbisme » dessert ses propres intérêts, quand il déborde trop tôt, en pleine paix, pour le vain plaisir de faire scintiller des formules, des frontières évidemment mal tracées, mais que la force seule rectifiera ? Autres sont les exemples qui viennent de Cettinje, où, fièrement aussi, on se dit « Serbe », — mais sans mêler au mot ce je ne sais quoi d’inutilement doctrinaire et d’absorbant dont les Croates, théoriciens aussi, ont pris ombrage. C’est de là, pourtant, qu’au cours de ces dernières années, eût pu sortir une rumeur d’hégémonie, si le prince Nicolas n’eût préféré servir les intérêts communs de la race par une fermeté modeste et féconde. Le Monténégro est aussi la terre classique des héros de l’indépendance chrétienne. Son régime d’autocratie paternelle, appuyé sur une dynastie nationale, impose davantage aux couches populaires slaves que le parlementarisme de Belgrade. Enfin la protection des tsars le couvre, leur amitié l’idéalise. S’il n’est pas le dépositaire de « l’idée russe », il l’est du moins de sa consigne ; et c’est un sens profondément politique qui l’a discerné. Nullement mêlé aux querelles des Serbes et des Croates ; abrité par sa configuration géographique contre un coup de main, contre les politiciens par ses mœurs et la forme de son gouvernement ; orthodoxe sans fanatisme, et l’ayant prouvé au monde civilisé par son concordat avec le Saint-Siège ; allié sûr contre le Drang nach Osten, non seulement par de vieux liens d’affection entre dynasties, mais du fait de l’installation de l’Autriche en Herzégovine, le petit État monténégrin a toutes les qualités et même la physionomie de la sentinelle : calme, fidélité, vigilance, jusqu’à la martialité pittoresque du costume, qui révèle, chez ses habitans, la nation armée par inclination et par habitude.

Pas plus à Cettinje qu’à Belgrade, une annexion définitive de la Bosnie-Herzégovine ne trouverait des résignés. Et dans cette dernière capitale, tout justement, en réponse au toast officiel du roi de Serbie, le prince Nicolas prononçait, l’autre jour, ces paroles significatives : « Notre nation serbe est sage et juste. Elle ne tend pas au bien des autres. Elle ne demande que ce qui lui appartient. Car c’est elle qui a prononcé : Bien volé, bien maudit. » — Mais cette allusion résolue, qui se ressent des progrès réalisés, depuis six mois, par la politique russe dans les Balkans, va, du moins, à son adresse : elle n’est pas dirigée de biais contre des frères de race, irresponsables, après tout, de l’invasion du germanisme en Bosnie, et bien plus victimes que collaborateurs de la politique triplicienne.

Une pensée plus haute encore devrait dominer ce débat, en chasser les archaïsmes, ou plutôt sélectionner, dans la tradition, ce qui resserre à la place de ce qui divise : la nécessité de travailler, même par avance et de loin, à l’unité balkanique. Et c’est un travail non d’imagination, mais d’attention, qui guide en quelque sorte ses ouvriers, en ce sens que telle se présente la phase, tel doit être aussi leur labeur. Or, pour entrer dans les habitudes de comparaison familières aux Slaves, la phase « piémontaise » n’est pas encore commencée. Celui-là surtout le comprend, littérateur ou poète, qui pousse à l’éducation progressive de la race, dans ses cadres actuels, jusqu’à ce qu’une guerre les ait brisés ; qui, proclamant, et avec raison, les Serbes et les Croates la « moelle » des Balkans, cherche à substituer un concept plus général à l’idéalisation de leurs « missions » respectives. Il est, au fond, politique, ce Preradovic, qui s’est permis d’écrire, inspiré par la grande querelle :


A u cielom svietu neka spomen bude
Da su de dva brata bili dvie lude.

Et qu’on se souvienne par tout le monde Que deux frères étaient deux sots.


Et ce distique irrévérencieux n’est que l’envers de la pensée maîtresse des Razgovori, le chef-d’œuvre de Kacic, dont on a pu dire : « C’est un monument bâti sur la vérité, le symbole de l’unité des Balkans. On y célèbre les bans croates, les despotes serbes, les chefs bulgares, les princes de Zeta. La note dominante est balkanique ; l’idée géographique s’est identifiée avec l’idée nationale et rappelle Alexandre le Grand. Evocation dont le sens est à la fois tendre et profond, car, dans nos veines, mêlé de sang slave, coule une goutte de sang illyrique et macédonien[7]. » Quelle dévotion de ses origines dans cette race, traitée par l’Europe comme si elle était sans ancêtres !

Ce sont là, heureusement, des sentimens populaires, qui, chez les Jugo-Slaves, donnent son véritable parfum à toute fête « nationale » : il se dégagera demain de celles de Cettinje, consacrées, sous les auspices d’un prince-poète, au deuxième centenaire de sa dynastie, — plus pénétrant encore, disons même plus capiteux, depuis que la Russie a pris l’idée de groupemens balkaniques sous son patronage presque officiel. Et n’imprégnait-il pas, naguère, sur le territoire même de l’Autriche-Hongrie, une manifestation dont nous avons été témoin ?

Dans cette Raguse, à la fois coquette et crénelée, symbole aussi, par son histoire, de la république slave sagement élaborée entre deux mondes ; coin mystique où vole l’imagination de la race, parce que, de ses rochers mornes ou de ses plaines, elle sent bien à elle cette favorite du soleil et de la mer ; en face de la mystérieuse Lacrome, dont les allées savantes ont été foulées par des couples princiers ; devant l’antique palais des Provéditeurs, où la poussée napoléonienne installa l’état-major de Marmont, une foule polychrome et chamarrée, il y a deux ans, acclamait un poète. Serbes, Monténégrins, Bosniaques, sokols et chorales venues de Belgrade ou d’Agram, paysans et étudians, profils d’élégantes et lévites usées des femmes de l’Herzégovine, scintillemens d’armes et crépitations oratoires, saluts compliqués de drapeaux à une statue : c’était la pensée jugo-slave exaltant, dans le chantre de l’Osmanide, le plus classique de ses précurseurs. Elle déborde à l’heure où le bronze de Gundulic est découvert ; elle est recueillie, le soir, dans ce Stradone au dallage luisant, tendu de bannières et de draperies, sous un ciel très bleu et si bas que les girandoles semblent y pendre ; véritable galerie du XVIe siècle, salon populaire où les tons et les anachronismes même se fondent, et dont un campanile au cadran lumineux semble la pendule colossale. Point de gens pressés, plus de cris ; rien du déchet des fêtes nationales, si commun dans nos vieilles civilisations. L’ombre des anciens podestats semble planer sur la ville, en faire les honneurs et en assurer la tenue. — C’est l’image du travail intime de la race, et l’ensemble à la discrétion d’un prélude, dont le leitmotiv est fourni par le passé.


CHARLES LOISEAU.


  1. Bogdanov, préface de la Pensée balkanique à travers les âges.
  2. Voyez la Revue du 15 septembre 1895 : La Hongrie el l’opposition croate.
  3. Cette affinité géographique entre la Bosnie et la Dalmatie a été reconnue par Andrassy, qui disait aux Délégations, en novembre 1878 :
    « Notre province maritime est une étroite langue de terre qu’on pourrait comparer à une palissade. Tant qu’elle a eu pour Hinterland un pays tranquille — et c’était le cas de la Bosnie, sous la domination turque — elle était apte à remplir, et elle a rempli, en effet, ce rôle. Mais si cet Hinterland eût été l’objet d’une dévolution qui emportât en soi une idée d’agrandissement basée sur l’affinité ethnographique (allusion transparente aux revendications serbes), la Dalmatie fût devenue un rempart impossible à défendre, et je puis déclarer à la haute Assemblée, maintenant que ce danger a disparu, que la perte de cette province n’eût plus été qu’une question de temps. »
  4. V. dans la Revue du 15 septembre 1895, La Hongrie et l’opposition croate.
  5. Voyez la Revue du 15 septembre 1895.
  6. Bogdanov, op. cit.
  7. Bogdanov.