Le Congrès antiesclavagiste

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Le Congrès antiesclavagiste
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 96 (p. 428-460).
LE
CONGRES ANTIESCLAVAGISTE

La façon dont les puissances européennes ont procédé au partage d’une grande partie du continent africain ne pouvait soulever de difficulté. En matière d’expropriation de ce genre, il ne s’agit, pour les hommes habiles dont un congrès se compose, que de bien s’entendre à l’avance sur ce qui convient le mieux aux pays qu’ils ont l’honneur de représenter.

Quant aux expropriés, qu’ils le soient de gré ou de force, nul scrupule à leur sujet ne saurait venir à l’esprit de personne.

Le sultan de Zanzibar, par exemple, Sa Hautesse Saïd-Bargash, a bien murmuré contre le sans-gêne avec lequel on lui a pris « en fermage » des villages et des centaines de lieues de côte, mais ses plaintes n’avaient pas plus de chance d’être entendues que celles d’un malheureux pigeon aux serres d’un vautour. Ce souverain a donc fini par vouloir tout ce qu’on voulait de lui et surtout de ses biens ; il a eu même l’esprit de se montrer satisfait, d’envoyer une ambassade en Europe, et c’est ce qu’il avait de mieux à faire. En somme, il doit s’estimer heureux qu’on ne l’ait pas entièrement dépossédé, car on n’avait pas plus le droit d’enlever à Bruxelles un grain de sable à ses domaines que de lui prendre ceux-ci tout à fait.

Une seule fois, il y a quelques années, l’opinion publique a eu raison d’une entreprise par trop brutale, c’est lorsque l’archipel des Carolines, un instant dérobé, fut restitué, après arbitrage du vénérable Léon XIII, à ses légitimes propriétaires. Donc en dehors des lamentations de Saïd-Bargash et des regrets peu motivés qu’éprouve M. Crispi de nous voir à Carthage, je ne sais personne ayant à se plaindre du partage qui s’est fait à Berlin de l’Afrique. Qui donc aurait pu mettre opposition à la création d’un état libre du Congo par Sa Majesté le roi des Belges, d’un autre Congo non moins libre par la République française, et à l’ouverture de comptoirs portugais, allemands, italiens et anglais sur les rivages de l’Océan-Indien, de l’Océan-Atlantique et de la Mer-Rouge ? Personne que je sache ; ceux qui, comme les madhistes ou les Abyssins, ont osé le faire, en ont été punis par une répression sanglante.

Tout le monde est donc d’accord pour tolérer certains actes arbitraires, vu qu’il y a urgence à porter la lumière jusque dans les profondeurs du continent noir, de même que l’Angleterre et la France se trouvèrent d’accord, il y aura bientôt trente ans, pour forcer sans excuse valable les portes de la Chine et du Japon ; mais on est unanime aussi pour déclarer que de très grands devoirs, de très sérieuses obligations s’imposent aux gouvernemens ayant fait acte de souveraineté dans leurs récentes acquisitions. Un engagement solennel avait été pris de s’opposer à la vente et aux transports des esclaves, aux hideux trafics dénoncés au monde chrétien par des hommes comme Livingstone, Gordon, le commandant Cameron, Pinto, Speke, l’aventureux Stanley, et par ces pères blancs d’Afrique, dont le témoignage, selon une magnifique expression de Pascal, ne peut être suspect puisqu’il est attesté par le martyre de ceux qui ont témoigné. L’a-t-on fait ? La traite est-elle morte ? Non. A l’heure où j’écris ces lignes, des noirs, courbés sous le fouet et de lourds fardeaux, s’acheminent-ils encore vers le port où ils doivent s’embarquer pour un exil éternel ? Oui, et par milliers.

De mesquines rivalités entre puissances par trop industrielles, des guerres sans merci faites par des officiers sans mandat sérieux à des Arabes qui, en somme, combattent pour garder un sol qui leur appartient, ont mis en contradiction de solennels engagemens, les belles théories qui servaient d’excuse aux entreprises africaines. Que l’on y prenne garde si l’on ne veut pas entendre dire que l’intérêt que l’on a porté dans ces derniers temps aux nègres esclaves n’est qu’un masque sous lequel se cachent de tristes compétences et des rivalités de boutique.

Il est une politique appelée la politique de l’extension coloniale, celle dont avec un succès non interrompu s’est servie l’Angleterre depuis le commencement du siècle et que l’Italie, la France et l’Allemagne s’efforcent d’imiter. De toutes les politiques, c’est la moins honnête, s’il en est une qui le soit, car elles ne pèchent toutes qu’en eau trouble. La politique coloniale. a presque toujours été victorieuse au-delà des mers, parce que, à ses fusils à tir rapide, aux vaisseaux cuirassés qu’elle a à son service, il ne lui a été opposé que des floches et des lances, des fortins en torchis et couverts de paille comme ceux que l’exposition nous a montrés. Son excuse est en ce qu’elle obéit et cède inconsciemment à cette loi inéluctable, mystérieuse, qui veut que la lumière triomphe des ténèbres, la civilisation de la barbarie.

Que cette politique réussisse à supprimer en Afrique les marchés à esclaves, qu’elle en fasse disparaître la vente, l’achat et le transport, et alors il lui sera beaucoup pardonné, car des millions d’êtres humains lui devront la vie et la béniront au lieu de l’accuser ; , personne n’osera plus lui dire ce qui lui a été reproché tant de fois, c’est qu’elle n’asservit que des êtres faibles, incapables de lui résister, et dont elle n’a eu cure ni souci dès qu’elle les a vaincus. Tout pour l’envahisseur, rien pour l’indigène, telle parait être trop souvent la devise égoïste des vainqueurs.


I

A diverses époques très distinctes de l’histoire, deux grands assauts ont été donnés à l’esclavage, lequel, sans aucun doute, remonte au jour où la terre compta jusqu’à deux habitans d’inégale force. Dans la Rome primitive, un fils pouvait être déjà vendu par son père jusqu’à trois fois, et, bien plus tard, c’est-à-dire 72 ans avant Jésus-Christ, si nombreux étaient les captifs dans la capitale du monde, que Spartacus, qui les commandait, ne craignit pas de se mesurer à des légionnaires réputés invincibles. « Au Ier siècle de Rome, dit Montesquieu, les maîtres vivaient avec leurs esclaves ; ils avaient pour eux beaucoup de douceur et d’équité. Les mœurs suffisaient pour maintenir la fidélité ; il ne fallait pas de lois ; mais lorsque Rome se fut agrandie, que les esclaves ne furent plus les compagnons de travail de leurs maîtres, mais les instrumens de leur luxe et de leur orgueil, il fallut des lois terribles pour établir la sûreté de ces maîtres cruels qui vivaient au milieu de leurs serviteurs, comme au milieu de leurs ennemis. »

C’est l’évangile de Jésus, prêché par ses apôtres, qui porta le premier coup à l’esclavage païen. Des gladiateurs captifs, dressés pour les sanglans combats du cirque, apprirent de la bouche de martyrs chrétiens qu’il y avait plus de gloire à mourir pour un obscur crucifié que pour un césar romain. C’était l’époque où Néron enveloppait les briseurs d’idoles de peaux d’animaux pour mieux les faire déchirer par ses chiens, et où leurs corps, enduits de résine, éclairaient de sinistres lueurs les jardins de ses palais. D’année en année, de siècle en siècle, la religion nouvelle progressa de ce que la servitude perdait, jusqu’au jour où celle-ci disparut du monde chrétien. Rome, au temps de sa toute-puissance, avait regorgé de captifs, et cependant, au Ve siècle de notre ère, rien n’eût été plus facile que de faire le dénombrement de ceux qui s’y trouvaient encore.

C’est en débarquant en Terre-sainte que les croisés apprirent, — quelques-uns à leurs dépens, — qu’un assez grand nombre de leurs semblables, fidèles à leurs croyances, vivaient dans une étroite servitude chez les musulmans. Ils en furent surpris à faire croire que le christianisme avait effacé de leur esprit jusqu’au mot avilissant d’esclavage. Ce qu’il y eut d’attristant par la suite, c’est que, les croisades terminées, les Vénitiens, qui n’avaient plus de pèlerins soldats à transporter d’Europe en Palestine et de Palestine en Europe, imaginèrent d’aller acheter des captifs en Tunisie, puis de les revendre dans divers ports d’Asie, ports qui, alors comme aujourd’hui, sont les meilleurs débouchés pour ce genre de négoce. Les papes fulminèrent contre ces odieux traitans, mais sans aucun succès. Les Portugais et les Espagnols, alors les maîtres de la mer, et qui avaient, eux aussi, des bateaux à utiliser, s’abattirent comme des oiseaux de proie sur les rivages africains, en dépeuplèrent les villages et remplirent Lisbonne et Séville de nègres asservis. C’est le prince Henri de Portugal qui se signala le plus par l’habile et implacable direction qu’il sut donner à l’exploitation des côtes d’Afrique. Longtemps avant la découverte du Nouveau-Monde, on pouvait voir à Séville beaucoup de noirs qui, quoique baptisés, étaient tenus en dehors de la population blanche ; ils y cultivaient la canne à sucre, importée par les Maures ; relégués dans une sorte de ghetto, ils avaient une église à eux, une police et des lois particulières. Leur existence n’avait rien de pénible.

On a accusé un homme vraiment bon, l’évêque de Chiapa Bartolomé de Las Casas, d’avoir transporté en Amérique le germe de l’esclavage.

La façon dont les conquérans espagnols traitèrent les malheureux Indiens, le dur travail des mines auquel ils étaient attachés sans trêve ni repos, donna au saint évêque l’audace d’accuser le roi d’Aragon et de Castille de faire anéantir par des lieutenans très âpres à la curée ses sujets du Nouveau-Monde. Il remontra à son royal maître que la race caraïbe était menacée d’extinction si l’on ne venait charitablement à son secours. Pour ne pas la voir disparaître et continuer l’extraction de l’or, l’évêque conseillait de remplacer les Indiens aux mines par des nègres robustes qui végétaient sans grande utilité pour personne à Séville. Le cardinal Ximénès, à cette époque régent d’Espagne, répondit avec raison qu’il lui paraissait peu logique de soumettre les noirs aux travaux forcés pour en préserver une autre race. En 1517, Charles-Quint fut moins scrupuleux : un gentilhomme des Flandres obtint l’autorisation d’introduire 4,000 Africains à Hispaniola, aujourd’hui Saint-Domingue. Il est certain, pourtant, qu’un certain nombre de noirs avait été envoyé dans cette Ile de 1501 à 1506, avec l’étrange condition d’enseigner aux Caraïbes le catéchisme qu’ils avaient appris à Séville.

L’autorisation accordée par l’empereur Charles-Quint fut donc le point de départ du commerce des esclaves ; il doit peser sur sa mémoire et laver celle de Las Casas de l’accusation qui pesait injustement sur elle.

Lorsque les Espagnols des Antilles et du Mexique eurent constaté qu’un nègre des côtes d’Afrique faisait quatre fois le travail d’un Indien, le nègre fut très demandé. Les rois, et quelquefois même les reines d’Espagne, ont eu des favoris besogneux ; c’est donc à des hommes de cour que furent accordées les reales asientos ou royales autorisations de s’enrichir en faisant ouvertement un commerce réputé infâme aujourd’hui.

Les Portugais, les Génois, les Anglais, les Français, les Danois et les Hollandais, qui avaient également des bateaux à voile à utiliser, demandèrent à leurs gouvernemens, qui la leur accordèrent, une autorisation que l’Espagne ne refusait plus à aucun de ses voiliers. La France jeta son dévolu sur les côtes du Sénégal et de la Gambie ; les Hollandais s’installèrent dans le voisinage de cette rivière ; les Anglais, ne pouvant tout absorber, se contentèrent du littoral de la Guinée septentrionale, de la côte d’Ivoire, de la côte d’Or et des baies de Bénin et de Biafra. Les Brésiliens s’adjugèrent la Guinée, avec les ports d’Ambriz, Loanda, Benguela, Zaïre et Cabinda. Les Portugais avaient leurs établissemens dans la Guinée méridionale, aux royaumes d’Angola et de Benguela ; leur pavillon flottait encore des îles du Cap-Vert à Sierra-Leone, de l’archipel de Bissaos aux embouchures du Rio-Nunez et du Rio-Pongo. Sur la côte orientale d’Afrique, ces habiles navigateurs avaient de plus Mozambique et deux autres refuges dont les noms m’échappent. Le Portugal est de toutes les nations celle qui, assure-t-on, a prêté à la traite le plus constant appui. C’est peut-être pour cela que les Brésiliens, — des Portugais émancipés, — ont été les derniers à affranchir leurs serviteurs. La loi d’émancipation, ou la « loi dorée, » comme on l’appelle au Brésil, date en effet d’hier. Pour l’Espagne, s’il est vrai qu’elle ait la première mis en pratique « l’iniquité monstre, » ainsi que Livingstone nomme la traite, elle fut aussi la première qui ait songé à faire participer au bienfait des institutions quelques-uns des déshérités dont nous nous occupons. Bonaparte fut bien moins tolérant ; après avoir rétabli la servitude abolie dans nos colonies par un décret du 18 pluviôse an II, il crut devoir interdire le territoire français aux gens de couleur, « pour prévenir un mélange contraire à notre race. « Il y eut les exceptions que chacun connaît. D’autres griefs, à ce point de vue, peuvent être formulées contre nos gouvernans. Bien avant Bonaparte, le grand Colbert, qui voulait encore plus une marine que des colonies, employa toute son influence pour que la France obtint le monopole du transport des noirs au Nouveau-Monde, mais il ne put y parvenir. Nos colonies ont néanmoins regorgé d’esclaves, et Louis XIV décréta cette monstruosité, que les enfans nés du commerce des blancs avec les négresses seraient captifs comme leurs mères. Tous les emplois leur furent fermés : « Dans un pays où il y a quinze noirs contre un blanc, on ne saurait tenir trop de distance entre les deux espèces. » Autre immoralité : Louis XV défendit le mariage entre les deux races, et pourtant les enfans dits « de couleur » naissaient par milliers dans nos possessions. Inconséquence bien extraordinaire chez des souverains qui légitimèrent en si grand nombre leurs fils naturels.

Ces anomalies, un nombre infini d’ordonnances touchant à la servitude, la publication du code noir, dans lequel il était dit que le nègre était la propriété absolue de son maître, quelque vague connaissance de la façon dont se faisaient les recrutemens sur la côte d’Afrique, et enfin l’état misérable dans lequel les esclaves débarquaient en Amérique, éveillèrent l’attention de quelques esprits, et plus particulièrement de deux grands philosophes, Montesquieu et Voltaire ; c’est une de leurs gloires d’avoir été des premiers, dans les lettres, à stigmatiser « l’iniquité monstre. » Plusieurs pontifes, — alors des souverains, — réclamèrent aussi contre le trafic criminel et le frappèrent d’anathème. Mais ni les lettres apostoliques de Paul III, en 1537, ni celles d’Urbain VIII, en 1639, du pape Benoît XIV, en 1711, ne furent prises en considération par les rois très chrétiens, ou qui, du moins, se qualifiaient de la sorte. Il est difficile de se faire une idée de l’activité qui se déployait pour dépeupler l’Afrique. Je n’en donnerai qu’un aperçu. Lorsque les Anglais, qui, pendant un demi-siècle, gardèrent le monopole de l’odieux commerce, s’emparèrent de l’île de Cuba, en 1762, il n’y avait à La Havane que très peu d’esclaves. A leur-départ, on en comptait 60,000. Les descendans de Cham sont, très heureusement pour eux, plus prolifiques que les descendans de Japhet ; sans ce privilège, le centre du continent africain, qui perd encore tous les ans 500,000 de ses enfans, — c’est le chiffre donné par M. le cardinal Lavigerie et ses pères, — serait aussi dépeuplé que le Sahara.


II

L’opinion devenait chaque jour de plus en plus attentive aux récits des drames maritimes et terrestres que faisaient les capitaines négriers et leurs armateurs, et cela malgré le silence qui régnait à Baltimore, Savannah, Charleston et la Nouvelle-Orléans, lorsqu’on sommait ces villes de dire si elles traitaient leurs serviteurs avec bonté et comme des créatures de Dieu devaient l’être. Par les négriers on sut que les roitelets d’Afrique se battaient sans répit, afin de se procurer les noirs qui leur étaient demandés, ce qui permettait de dire aux esclavagistes que beaucoup de prisonniers, s’ils n’avaient été achetés par eux, auraient été sacrifiés aux fétiches ou mangés. Mais ce que les ennemis des nègres ne disaient pas, c’est que la traite alimentait la guerre ; ce qu’ils ignoraient alors, c’est que les mangeurs d’hommes étaient aussi rares en Afrique qu’en Océanie, et qu’il n’y avait guère que les rois de Dahomey ou les rois des Achantis qui se donnaient le luxe des grandes hécatombes.

Comme aujourd’hui encore, les esclaves n’arrivaient pas tous à leur port d’embarquement. C’est ainsi qu’il advint, un jour, qu’une caravane de captifs formée en Nigritie pour être dirigée sur le littoral, et n’ayant pas rencontré de l’eau dans une oasis où d’habitude il s’en trouvait, périt tout entière de soif. Elle se composait de 2,000 individus et 1,800 chameaux. D’une autre caravane de ce genre, comptant 1,000 prisonniers, il ne s’en sauva que 21. La façon de faire voyager les noirs était identique, ainsi qu’on le verra, à celle en usage à notre époque : colliers de cuir, carcans de fer, fourches, jougs, la jambe droite de l’un enchaînée à la jambe gauche de l’autre ; les conducteurs à cheval ; coups de lanières ou de fouets pour accélérer la marche ; mort violente pour ceux qui, à bout de forces, ne peuvent suivre le sinistre convoi. Résultat : 40 noirs sur 100 périssent dans le trajet.

Par les armateurs, on sut qu’en échange d’une pièce d’andrinople ou de cotonnade bleue d’une valeur de 100 francs, leurs capitaines avaient un nègre qu’ils revendaient 1,000 francs aux planteurs de Cuba. Une pétition d’armateurs français apprit au monde indigné que tous les ans il était jeté à la mer un chiffrer approximatif de 1,500 moribonds. C’était lorsque le capitaine découvrait qu’un nègre esclave ne pouvait supporter la traversée qu’il s’en débarrassait de cette façon sommaire. Les capitaines déclaraient « sur l’honneur » à des compagnies d’assurances, constituées à cet effet, que l’homme noyé n’aurait pu vivre, et les assurances payaient un prix convenu d’avance. Un autre document semi-officiel fit savoir qu’un quart des Africains embarqués sur un bateau à voile périssait en route.

« La plupart des esclaves, a écrit un ancien chirurgien de négrier, semblaient en proie à un abattement insurmontable, à une morne mélancolie. De temps en temps des sanglots leur échappent, ou bien ils déplorent, dans un chant plaintif, la perte de leur famille et de leur patrie ; et tel est sur eux l’empire du chagrin que beaucoup cherchent à se donner la mort, soit en se jetant à la mer, soit en se heurtant contre les parois du navire, ou en s’étranglant avec leurs chaînes. D’autres refusent obstinément de manger ; et, quand on veut les forcer à prendre de la nourriture, soit par le fouet, soit par tout autre moyen violent, ils regardent en face les négriers en leur disant dans leur langage : « Laissez-nous ; que ce soit fait de nous. » L’accablement de l’esprit produit chez eux une langueur générale et une faiblesse qu’accroît l’obstination insurmontable qu’ils mettent à ne point manger, obstination due soit à la bouderie, soit à la maladie. Il en résulte bientôt la dysenterie, qui se propage dans la cargaison et enlève les malheureux par douzaines, sans que la puissance de la médecine puisse arrêter le fléau. »

On pourrait supposer que les noirs installés dans les plantations pouvaient se créer un foyer, une famille, et qu’ainsi leur exil eut été plus léger, moins douloureux. Une femme, des enfans, un père et une mère à vénérer, eussent peut-être, à la longue, fait germer dans leurs âmes des sentimens que leur triste condition d’esclaves les empêchait de connaître. Mais sans tendres liens était-ce possible ? Or, ces liens leur étaient inconnus, n’existaient pas pour eux. La famille est le fondement des sociétés ; mais, pour que la famille existe, il faut que ceux qui en font partie ne puissent être soudainement séparés et vendus selon le caprice d’un maître.

Naufragé aux îles du Cap-Vert, je fus témoin de la vente d’un groupe d’esclaves ayant appartenu à une vieille dame portugaise morte sans héritier. La vente se fit sur la place publique de Bon-Vista, par autorité de justice, et je vis toute une famille de noirs dispersée au vent des enchères. Il n’y eut aucune scène déchirante, de celles qui, au moment d’une séparation, éclatent entre gens qui s’aiment et se connaissent depuis longues années. Une personne présente me dit qu’on s’était bien gardé d’éveiller dans le cœur de ces infortunés des sentimens qui eussent pu nuire à l’autorité de ceux qui en disposaient. Le dernier lot se composait de deux enfans, le frère et la sœur : l’un fut vendu à un planteur de San-Iago, l’autre à un colon de l’île de San-Vicente. L’adjudication faite, on sépara les deux petites créatures, qui se regardaient en souriant, comme confuses de l’attention qui s’était portée sur elles, mais sans paraître comprendre qu’elles étaient à l’heure d’une séparation sans doute éternelle.

De telles iniquités, de pareilles infractions aux lois de l’humanité, devaient soulever des protestations indignées chez les nations civilisées. J’ai dit déjà qu’elles avaient été flétries, pour la première fois en France, par des écrivains de grand renom. En Angleterre, en 1780, un membre de la chambre des communes voulut que le parlement déclarât que la traite des noirs était contraire aux lois de Dieu et aux droits des hommes. Un petit et vaillant royaume, le Danemark, prit contre le transfert des noirs par les bâtimens de sa nationalité de sérieuses mesures, et, le premier des états européens, il interdit ce négoce par décret royal. La Convention, comme jalouse de cette généreuse initiative, se hâta de l’imiter. En 1794, les Américains, réunis en congrès, condamnèrent aussi l’infâme commerce ; mais, bien entendu, sans abolir l’esclavage. Celui-ci était pour la marine marchande des ports anglais une source de profits énormes, aussi est-ce chez nos voisins que les plus ardens antiesclavagistes, Thomas Clarkson et Wilberforce au premier rang, Pitt, Fox, Shéridan, lord Grey et le marquis de Lansdowne à la suite, rencontrèrent une violente opposition. De 1787 à 1807, c’est-à-dire pendant vingt ans, à chaque nouvelle session du parlement, Wilberforce déposa une motion d’abolition de la traite. Il triompha finalement, et dès lors, il faut le reconnaître à la gloire de l’Angleterre, les négriers de toute catégorie, de toutes les nationalités, n’eurent pas d’ennemis plus acharnés qu’elle.

La philanthropie des Anglais devint proverbiale, et c’est dans la campagne entreprise par eux contre l’esclavage qu’il faut chercher l’origine du bruit qu’on en faisait. Cette philanthropie a paru parfois bien surfaite et très souvent elle a été accusée de servir de prétexte à des intérêts où l’amour de l’humanité n’avait que faire. Ainsi, au temps des croisières, une partie des cargaisons humaines saisies par nos voisins ne retournait pas dans leurs tribus ; au lieu de leur faciliter les moyens de s’y rendre, on les transportait dans des établissemens de la côte d’Afrique, où des colons anglais, protégés par leur marine de guerre, louaient pour vingt et trente ans les pauvres noirs. De tels engagemens imposés à des gens qu’on vient d’affranchir se passent de commentaires.

Ce qu’il y a de fâcheux, c’est que les Allemands accusaient, il y a très peu de jours, les Anglais de violer le blocus de Zanzibar, d’y importer des armes et d’acheter, à marché ouvert, pour 40 shillings par tête, tous les esclaves mis à la côte. Sauf l’importation des armes, dont les Anglais sont coutumiers, — ils en importaient en Chine étant en guerre avec les Chinois, — il est permis d’émettre quelque doute sur cette monstrueuse accusation d’acheter des noirs à marché ouvert, et, probablement, il n’y faut Voir que le dépit éprouvé en Allemagne à la nouvelle que l’amiral Freemantle avait saisi et mis en pièce un de leurs bateaux, le Néœra.


III

Quoiqu’il en soit, l’Angleterre à Paris en 1814, à vienne au Congrès de 1815, à Vérone en 1822, prit constamment et avec ardeur la défense des noirs opprimés. L’abolition de leur trafic fut la préoccupation constante de ses hommes d’état et de ses philanthropes, réussissant ainsi à obtenir de tous les pouvoirs européens la promesse qu’ils réuniraient leurs efforts. Les prières, les menaces ne suffisant pas toujours auprès de ceux qui se montraient hésitans et de mauvais vouloir, elle achetait leur adhésion. Celle du Portugal fut payée. L’Angleterre offrit la Guadeloupe à la Suède, mais à la condition expresse que celle-ci adhérerait à son programme. Elle donna 10 millions de francs à l’Espagne pour qu’elle ne tolérât plus la traite dans ses colonies des Antilles, et Dieu sait si l’Espagne s’en priva jamais. Elle fit partout et pour son propre compte la police des mers, se déclara la protectrice de tous les noirs. La première, elle défendit que la peine du fouet fût appliquée aux femmes noires.

Les négriers, gens de sac et de corde, car on les pendait s’ils étaient pris, soutinrent dès lors contre les marines de guerre des états antiesclavagistes une lutte à outrance. Ceux-ci établirent partout des croisières qui coûtèrent la vie à des millions de noirs jetés à la mer quand le bateau qui les transportait était serré de trop près par un navire de chasse. Chose monstrueuse, on vit les plus riches armateurs de Boston, de New-York, de Charleston et de la Nouvelle-Orléans se former en société au prix de 5,000 fr. par action pour continuer le trafic défendu. Leurs bateaux partaient ostensiblement chargés de barriques de rhum pour l’île de Cuba, mais cachant à fond de cale de mauvais fusils, des menottes et des fers destinés à la cargaison vivante qu’ils allaient prendre à Mozambique ou en Guinée, le but réel de leur voyage. Ils y avaient établi des agens qui allumaient de grands feux sur le rivage lorsqu’un bâtiment des croisières naviguait dans leurs parages. Les risques étaient grands, car, généralement, sur trois négriers un seul parvenait à tromper la surveillance des croiseurs. On juge si elle était active des deux côtés : pour l’un, la pendaison en perspective ; pour l’autre, une forte prime par chaque noir délivré. Tout à fait au début de la traite, les compagnies d’assurances prenaient 11 pour 100 seulement de prime sur une cargaison de nègres. Avec l’interdiction de la traite, le droit de visite de tout bâtiment suspect, elles exigèrent 40 pour 100 à l’aller comme au retour. Le prix d’un bon Africain variait de 7,000 à 15,000 francs. Un chargement se composait de 650 esclaves, qui, nuitamment embarqués, étaient dirigés sur La Havane, où les autorités espagnoles, de connivence avec les armateurs américains, visaient, moyennant une redevance, tous les papiers du bord qu’on leur présentait. Des bateaux pêcheurs, en permanence dans les ports de l’île de Cuba, prenaient finalement les Africains et allaient les débarquer aux États-Unis. Le Wonderer, le plus célèbre des clippers américains, y mettait moins de façon ; il chargeait dans le sud son contingent de noirs et le débarquait à New-York, toujours échappant avec un bonheur merveilleux aux croisières qui le surveillaient. Du 1er janvier 1839 au 9 mars 1840, les Anglais saisirent 82 navires avec 5,458 nègres. Croit-on que le transport des noirs aux États-Unis en diminuât ? En aucune façon, car, en 1858, dans les deux seuls mois de mars et d’avril, 50 clippers partirent des ports des États-Unis à destination de La Havane ou plutôt pour le littoral africain. Pendant bien longtemps, en dépit du droit de visite, de l’assimilation de la traite à la piraterie, des échanges de notes diplomatiques et d’incessantes croisières, 40,000 esclaves furent chaque année débarqués à Cuba. Ils s’y rendaient ouvertement dans des marchés publics appelés barracouns. D’ailleurs, leur débarquement était si bien toléré que les gouverneurs de l’île y envoyaient des commissaires pour veiller à ce qu’on ne les oubliât pas. Les contrebandiers payaient à ces hauts fonctionnaires une once d’or ou 80 francs par tête de nègre. De 1835 à 1840, les gouverneurs se firent par ce moyen 1 million de piastres ou 5 millions de francs.

Les rigueurs exercées contre la traite ne l’avaient donc rendue que plus active. Les enfans noirs, en prévision d’un arrêt complet du trafic par mer, étaient surtout très recherchés par les planteurs. Dans son livre, un Hiver aux Antilles, M. Gamey raconte qu’il assista au débarquement de plusieurs centaines de petits nègres : « Maigres, décharnés, écrit M. Garney, la plupart portaient encore sur leur peau des traces de meurtrissure et de contusion provenant, selon toute apparence, du frottement de leurs corps contre les parois du bâtiment où ils avaient été entassés comme des harengs dans une caque. »

L’Angleterre, entraînée par un parti puissant, le parti religieux abolitioniste, marchait vers une solution, la seule qui fut pratique, celle de l’abolition absolue de la servitude dans ses colonies. Elle s’y décida en 1838, en émancipant solennellement plus de 700,000 de ses noirs et en donnant, à titre d’indemnité, à ceux qui en étaient les maîtres, un demi-milliard de francs.

Un fait curieux et auquel ne s’attendaient guère les sociétés religieuses abolitionistes, se produisit. Le développement du commerce anglais et le perfectionnement de ses machines obligèrent la Grande-Bretagne à demander aux États-Unis des quantités plus considérables de coton que par le passé. Le besoin d’un textile que les noirs seuls cultivaient fut cause que les Américains s’acharnèrent plus que jamais à demander à la traite les travailleurs noirs qui manquaient à leurs plantations.

On a vu que la France, au cours de la Révolution dont elle célèbre cette année-ci le centenaire, avait à la fois flétri le trafic des noirs et aboli l’esclavage dans ses colonies. Mais l’arrivée de Bonaparte au rang suprême ne lui permit pas d’appliquer ses vues généreuses. Une autre révolution, celle de 1830, appela de nouveau l’attention publique sur les esclaves de nos colonies, mais on ne se mit pas en grands frais de charité à leur intention. Je vois qu’on fit le recensement des noirs et que, lorsqu’ils mouraient ou naissaient, on avait la condescendance de coucher sur un livre officiel le jour de leur entrée dans ce monde et le jour de leur sortie dans l’autre. En 1833, on décida de ne plus les marquer avec un fer brûlant sur l’épaule lorsque, après avoir joui clandestinement de quelques heures de liberté, ils étaient repris et reconduits à la plantation. En 1835, on eut la naïveté de demander aux conseils coloniaux leur opinion sur la possibilité d’abolir l’esclavage. C’était d’une candeur à nulle autre pareille. Les uns répondirent qu’en raison des instincts de soumission de la race noire, de son abaissement moral irrécusable, il n’y avait qu’à la laisser croupir telle qu’elle croupissait ; d’autres affirmèrent que l’histoire des nègres n’était qu’un long récit d’oppression et de servitude et la conséquence logique de la condamnation lancée par la Bible contre les enfans de Cham. M. Granier de Cassagnac, esclavagiste, appuyait ces cruelles théories en disant dans un journal alors fort influent que la traite se réduisait à un simple déplacement d’ouvriers avec un incontestable avantage pour ceux-ci. « Qu’on mette des moutons en liberté, disait encore un esclavagiste, on n’aura que des moutons… Que l’on mette des nègres, on n’aura que des nègres. » En 1834, il se créa à Paris une association négrophile qui prit le titre de Société pour l’abolition de l’esclavage ; M. le duc de Broglie en fut nommé président, et M. Passy, secrétaire. « L’abolition de l’esclavage, disait-elle dans son programme, ne pouvait plus donner lieu à une discussion de principes. Il reste une tâche à remplir : ramener fréquemment l’attention sur tant de milliers d’hommes qui son firent d’horribles maux et que nous oublions parce qu’ils sont loin de nos yeux ; intéresser l’opinion à leur sort, et enfin rechercher le meilleur moyen d’abolir la traite. »

Tous ces beaux sentimens n’aboutirent qu’à un projet de loi présenté aux chambres françaises en 1845. On y demandait que la condition des esclaves fût améliorée. On osa, un peu plus tard, grâce à M. Schœlcher, foire un essai timide d’émancipation à Mayotte. Enfin, une troisième révolution (celle de 1848) triompha de toutes les hésitations. Le premier décret de Lamartine, le premier usage que le noble poète fit du pouvoir, fut d’émanciper en masse les esclaves de toutes les colonies françaises. Leur rachat coûta 126 millions de francs. C’était peu de chose comparé au 1/2 milliard des Anglais et aux 12 milliards qu’eussent dû payer les États-Unis sans la guerre de sécession, qui, chez eux, supprima tout à la fois les indemnités et les rachats d’esclaves. Ce ne fut qu’en 1835 que se forma, à Boston, le parti abolitioniste. Un nommé William Lloyd, directeur d’un petit journal, le Liberator, osa imprimer le premier, et en plein pays d’esclavage, que la vente et l’achat des noirs étaient une infamie. Il fut traîné en prison la corde au cou, et s’il ne paya pas son audace de la vie, c’est parce que des amis dévoués, abolitionistes comme lui, le sauvèrent. En 1850, la population de couleur des états du sud ne s’en éleva pas moins à 3,591,000 personnes, dont 3,204,000 esclaves, et, en 1860, elle atteignit le chiffre formidable de 4,490,000. En suivant cette progression, fait remarquer M. Elisée Reclus, elle eût été dans cent ans de 42 millions.

Une réaction violente ne pouvait manquer de se produire dans un pays où chaque jour débarquaient des hommes nouveaux imbus des idées libérales de l’Europe, là où la religion des presbytériens de la Nouvelle-Angleterre jetait de profondes assises, où le rigorisme des quakers de la Pensylvanie n’admettait aucune transaction avec les devoirs d’une philanthropie éclairée. L’activité si connue des hommes du nord ne s’accommodait pas non plus de la nonchalance des Africains. L’expérience leur avait démontré que le cultivateur qui travaille pour lui, ou l’ouvrier blanc qui travaille librement pour un autre moyennant salaire, produisent moitié plus que le blanc travaillant pour son maitre sans intérêt personnel. Il en était de même du nègre esclave et les Américains du nord, plus pratiques, plus policés, plus religieux que ceux du sud, préférèrent une guerre fratricide à la honte de voir perpétuer dans leurs états l’odieuse exploitation du noir par le blanc.


IV

On crut que le triomphe des états du nord sur les états du sud portait à l’esclavage un coup formidable, et que c’en était fait de cette institution qui, remontant aux premiers jours de l’humanité, se confondant parfois avec son histoire, allait, en disparaissant à jamais, être comme le couronnement des grandes gloires de notre siècle.

Comment supposer, en effet, qu’à une époque où tout se publie, se voit, se dénonce, quand les mœurs, en dehors de celles des hommes politiques, sont devenues, d’une douceur extrême, il pouvait se perpétuer sur des continens où flottaient tous les pavillons européens, un négoce où des femmes, des hommes, des enfans se vendaient comme bétail en foire ? Il se fit donc comme une accalmie, en France surtout, dans l’esprit de ceux qui saluaient avec joie l’entrée dans les rangs de la famille humaine de noirs successivement émancipés à Cuba, à Mozambique, aux iles du Cap-Vert et finalement au Brésil. De son côté, la race jaune, à l’étroit dans son immense empire, se mit à envahir les grandes lies de la Sonde, l’Australie, la Californie, les républiques du sud américain, s’offrant, comme à souhait, pour suppléer aux vides causés dans les rangs des travailleurs par l’émancipation de la race noire.

En Angleterre, les sociétés antiesclavagistes, dont l’Anti-Slavery Reporter est le principal organe, ne partageaient pas la quiétude des philanthropes français. Mieux renseignés que nous, ils savaient que l’esclavage sévissait encore en Tripolitaine, en Égypte, en Turquie, en. Arabie, à Madagascar, au nord de Bornéo sous l’œil bienveillant de sir John Brooks, un de leurs compatriotes devenu sultan, dans l’île de Mindanao, malgré les canonnières espagnoles, et, beaucoup plus près de nous, en vue des côtes d’Espagne et de la citadelle anglaise de Gibraltar, c’est-à-dire au Maroc. Oui, chose incroyable, il y a très peu d’années, des marchés à esclaves se tenaient à ciel ouvert dans les villes du littoral marocain, à Mogador, à Tanger surtout. M. Allen, secrétaire de l’Anti-Slavery Reporter, leur fit une telle guerre, qu’ils ont disparu des cités riveraines, mais pour se continuer dans l’intérieur. Les lettres de Livingstone entretenaient chez nos voisins l’irritation contre les oppresseurs des noirs, et, tout bon Anglais qui à l’abbaye de Westminster, ce Panthéon de la Grande-Bretagne, lisait l’épitaphe gravée sur le tombeau de l’illustre missionnaire, se considérait comme l’héritier de la haine vigoureuse que Livingstone avait montrée contre l’esclavage. « Je ne puis rien faire de plus, y lit-on, dans l’abandon où je vais mourir, que de souhaiter que les bénédictions les plus abondantes du ciel descendent sur tous ceux, quels qu’ils soient, Anglais, Américains, Turcs, qui contribueront à faire disparaître du monde la plaie affreuse de l’esclavage. »

Comment se fit-il que, au congrès de Berlin, en 1878, quand jamais plus belle occasion ne s’était présentée pour traiter la question de l’esclavage, l’Angleterre, oubliant la lutte qu’elle avait soutenue contre cette institution pendant quatre-vingts ans, son attitude militante au congrès de Vienne en 1815, et à la conférence de Vérone en 1822, s’opposa absolument à ce qu’il en fût question ! Hélas ! un traité secret la liait alors avec la Turquie, et elle se trouvait dans l’impossibilité de lui dire qu’avec des harems et un millier d’ennuques dans ses palais d’Europe et d’Asie, il lui fallait bien recruter des esclaves pour cette inqualifiable domesticité. Chacun sait cela aussi bien à Londres qu’à Constantinople, mais il n’est pas toujours aisé de parler de ce qui crève les yeux. Nul, non plus, ne sait mieux ceci que l’Angleterre : l’esclavage ne se maintient que dans les pays où le croissant est le maître, et tant que les fils du prophète seront convaincus qu’un noir ou un blanc qui ne partage pas leur croyance doit les servir, l’Afrique sera exploitée par leurs agens. Les sociétés antiesclavagistes de la Grande-Bretagne comptaient triompher par des moyens moraux d’un caractère pacifique et religieux. Cela eût été pour le mieux s’ils avaient réussi, mais j’ai étudié sur place et sous bien des latitudes le caractère des sectateurs de Mahomet et je reste persuadé que les sociétés religieuses européennes et de toute nature se trompent grossièrement si elles espèrent assouplir ce caractère. Voilà déjà plus de cinquante ans qu’elles y travaillent et sans jamais aboutir. C’est à Constantinople qu’est la solution qu’elles cherchent ; elles s’en apercevront le jour, — mais pas avant, — où la politique anglaise, plus libre de parler qu’en 1878, leur permettra d’y voir clair.

Le Blue book publié à Londres en 1888 ne peut être suspect, car il n’a en vue aucune propagande, et son rôle se borne à raconter les faits. Il a donné un léger aperçu des pays où l’esclavage sévissait en cette année-là ; rien de plus navrant, mais aussi rien de plus instructif. On y apprend que les nègres mis en vente au Maroc viennent du Soudan ; quoique ayant traversé le désert, et par conséquent, quoiqu’ils soient exténués par suite des privations et des fatigues de la route, on les conduit immédiatement au marché. S’il y a dans ce bétail à vendre des hommes, il y a aussi beaucoup de jeunes négresses, et des enfans âgés tout au plus de six ou sept ans. La société antiesclavagiste de Londres a bien écrit au sultan du Maroc pour lui dire que, si l’esclavage était reconnu par Mahomet, il ne l’était que pour les captifs pris dans la guerre et que le prophète enjoint strictement de bien traiter tous les esclaves, de même qu’il recommande comme un acte spécialement agréable au ciel, celui de leur rendre la liberté. Le Coran n’approuve pas non plus la séparation du mari d’avec la femme ou des enfans d’avec leurs parens, comme cela se fait ouvertement dans les marchés du Maroc, et enfin, que la mutilation des enfans pour les harems, telle qu’elle se pratique d’une manière si fréquente dans les domaines de Sa Hautesse, est un crime contre Dieu et la nature humaine et que le Coran ne peut justifier. La majesté chérifienne répondit que les Maures traitaient les esclaves différemment des autres peuples, et que l’institution de l’esclavage telle qu’elle était au Maroc n’avait besoin ni de réforme, ni de changement. Le Blue book nous apprend que dans ce même empire du Maroc, à Messfoua, se trouve un vaste établissement destiné à la préparation des eunuques pour le sérail de cette majesté. « J’y vis, dit le correspondant du Blue book, une grande quantité d’enfans nègres, dont la plupart avaient l’air extrêmement malades, et le soir, je demandai aux Maures qui étaient venus me Voir dans ma tente, la raison de leur état de souffrance, si on devait l’attribuer au climat ou à l’eau ; mais je ne pus obtenir aucune réponse Quand ils se furent retirés, je fus informé confidentiellement que c’était parce que là étaient préparés les eunuques pour le sultan et que, si le caïd apprenait que ce secret avait été divulgué, la vie du révélateur serait sacrifiée. Je fus aussi informé que sur trente de ces enfans opérés, il en meurt au moins vingt-huit. »

Dans la Tripolitaine le commerce des noirs n’est ni public, ni même officiel ; il n’est pas, en un mot, autorisé, mais ce qui se passe là n’en est pas moins odieux. C’est encore le Soudan qui fournit des esclaves, et, d’après le consul Wood, à Bengazi et dans ses alentours seulement, il en était venu plus de vingt mille en quatre ans. Dans cette proportion on arrive à un total pour la Tripolitaine de cent mille esclaves. « Aux yeux des musulmans, dit le consul Nachtigal, le commerce des noirs n’a pas cessé d’être légitime, et toutes les fois qu’un chef de province peut le faire impunément, il ferme les yeux sur ce chapitre, favorisant même les contraventions pour peu que son intérêt le lui commande. Les gouvernemens de là-bas, toujours obérés, paient peu ou point leurs fonctionnaires : n’est-il pas naturel que ceux-ci recherchent un supplément de profit dans une branche d’affaires qui s’accorde avec leurs convictions religieuses ? Le gouverneur du Fezzan, pour chaque esclave importé, reçoit, suivant une vieille règle, la somme de 9 fr. 45 environ, ce qui, naguère, lui faisait au bout d’un an un casuel de 50,000 francs.

On a des preuves, et par centaines, que la Tripolitaine est une des grandes portes par lesquelles le Soudan envoie ses esclaves en Crète, à Smyrne et jusqu’à Constantinople. En voici une des plus authentiques. L’année dernière, le schooner turc Mahroussa était poussé par une tempête dans le port de Fokia, non loin du golfe de Smyrne. Pendant qu’il était à l’ancre, un matelot mécontent descendit à terre et informa les autorités que le schooner était parti de Bengazi en Tripolitaine avec vingt-six esclaves, dont huit avaient été déjà débarqués dans la baie de Vaalah et le reste était caché à bord. Le kaïmakan de Fokia envoya un homme de la police accompagné par le dénonciateur, et, sur la déclaration de ce dernier, le ballast ayant été soulevé, on vit une trappe qui fermait un compartiment s’étendant tout le long de la cale. Dans ce réceptacle furent trouvées, entassées les unes sur les autres, dix-huit négresses, sales, dégoûtantes, réduites à l’état de squelettes et mourant de faim. Les malheureuses furent descendues à terre où les autorités leur donnèrent les soins nécessaires. L’équipage cependant ne fut pas arrêté, et le maître du port se borna à retenir les papiers du navire, pensant que cela suffirait pour prévenir son départ, mais le capitaine du schooner leva l’ancre et fit voile pendant la nuit vers des rivages plus hospitaliers.

Pour en finir avec la Tripolitaine, il a été constaté qu’un nombre considérable d’esclaves embarqués à Bengazi et à Tripoli de Barbarie ont été débarqués du paquebot ottoman Kiamil-Pacha, le plus souvent à Constantinople même, et cela, sous les yeux des autorités musulmanes. Si, en 1888, au Caire, je n’ai plus retrouvé le marché où j’avais vu vendre des hommes et des femmes, j’y ai rencontré dans les rues des eunuques et des harems que ces eunuques escortaient. Ce fut suffisant pour me convaincre qu’il y avait encore des captifs en Égypte, plus qu’on ne se le figure généralement, et cela à la barbe des Anglais. Le khédive, un homme simple, vertueux, n’a qu’une femme, laquelle est elle-même une exception entre toutes par sa beauté et sa modestie, et pourtant l’usage, la tradition, le rang obligent l’un et l’autre à avoir un nombre considérable de domestiques, et dans ces domestiques il y a forcément des esclaves et des eunuques. Des Égyptiens et des Européens devenus musulmans, quelques-uns de ceux-ci taillés sur le modèle de l’oncle Barbassou, sont restés fidèles aux anciens usages, et ces apostats les pratiquent avec une licence qui scandalise parfois les Turcs de vieille roche.

Le colonel Schaeffer, chargé de veiller sur les agissemens ténébreux de certains traitans en Égypte, s’est efforcé de procurer, — et il y a pleinement réussi, — aux femmes qu’il a pu faire rendre à la liberté une situation leur permettant de gagner leur vie d’une façon honnête. Une société intitulée : The Cairo home for freed women slaves, dont S. M. la reine d’Angleterre est protectrice et l’inévitable sir E. Baring président, a déjà réuni quatre cents de ces malheureuses créatures dans une maison de refuge, où, sous la direction d’une dame anglaise, très maternelle pour ses enfans d’adoption, elles apprennent ce qui peut en faire d’utiles servantes, mais servantes absolument libres de leurs actes en dehors d’un service bien rétribué. La population musulmane du Caire, qui sait qu’aucune tentative de prosélytisme ne sera faite auprès des libérées, n’y trouve rien à redire ; on dit aussi que le khédive lui donne sa haute approbation, ce qui ne surprendra personne.

Djeddah, sur la Mer-Rouge, ne dépend pas du khédive ; cela n’a pas empêché le colonel Schœffer, tout dévoué à sa mission, d’affirmer, par une certitude acquise sur les lieux, que cette ville est un grand entrepôt d’esclaves. En excursion dans ces parages, il envoya un de ses officiers à terre en lui disant d’opérer comme s’il y allait pour acheter un domestique. En route, l’officier demanda au batelier, d’un ton dégagé, où il pourrait se procurer un nègre, et le batelier, sans défiance, lui offrit de le conduire au dépôt du principal marchand. Lorsqu’on sut dans la ville qu’un étranger, — il était accompagné d’un officier égyptien, — désirait un esclave, plusieurs personnes vinrent à lui dans la rue et lui proposèrent de le conduire là où elles en savaient en dépôt. Il entra ainsi dans dix-huit maisons de marchands où il trouva des nègres et des Abyssins, au nombre de six à quatorze dans chaque habitation.

Un de nos jeunes compatriotes, M. George Grimaux, que n’ont pas rebuté les difficultés d’un voyage à Massaouah et à Hodeida, m’a raconté que, malgré les croisières de l’Océan-Indien et de la Mer-Rouge, la marchandise noire continuait à affluer sur les côtes d’Arabie. Le gouvernement turc, plus aveugle qu’un quinze-vingt, ne veut rien voir, et, grâce à sa tolérante complicité, on vend des nègres un peu partout. Si dans une ville comme Hodeida, m’a dit. M. Grimaux, où il y a deux consuls européens, le commerce des noirs se fait clandestinement, il se pratique ouvertement ailleurs. À Loheïa, petite bourgade située au nord d’Hodeida, on crie encore quelquefois sur les places le prix d’un esclave mis aux enchères ; le sous-gouverneur reçoit deux talaris par tête d’esclave vendu ; de plus, il en choisit pour lui un ou deux à chaque nouvel arrivage. Avec de tels fonctionnaires, on comprend que les marchands en question puissent continuer à se livrer en toute sécurité à leur trafic. Tout ce que la Turquie fait contre eux, m’a dit M. George Grimaux, ne sert qu’à donner un semblant de satisfaction aux puissances européennes ; ainsi, tout dernièrement, un bâtiment de guerre ottoman saisissait deux barques avec cent soixante nègres, et la Porte s’en est longtemps autorisée et s’en autorise encore pour répondre victorieusement aux accusations qui sont portées contre elle. Mais ce n’est qu’un cas isolé et ne suffisant pas à détruire ce qui se passe tous les jours à l’abri du pavillon ottoman. On estime à plus de mille les Africains qui sont vendus annuellement à Hodeida. C’est peu, il faut le reconnaître, comparativement à ce qui se passe à Djeddah, où les ventes se font par dizaine de mille.

On se souvient peut-être d’un étrange pari dont toute la presse s’occupa il y a environ un an. Un haut fonctionnaire russe soutint à un fonctionnaire anglais, en résidence à Constantinople, que, malgré toutes les précautions prises par la Turquie et l’Angleterre contre le commerce des nègres, il se faisait fort de lui procurer, sur l’heure, une esclave blanche et chrétienne. Le fonctionnaire anglais accepta le défi et perdit son pari.

Il reste donc établi, indéniable, que des esclaves, après avoir traversé la Mer-Rouge et après s’être montrés sur les marchés d’Arabie, sont ensuite transportés par caravane jusqu’en Syrie et embarqués de nouveau sur la Méditerranée. Le fait est encore attesté par le consul anglais Dickson, dont le poste officiel est à Damas ; d’après lui, ce sont des pèlerins venant de la Mecque qui en introduisent le plus, car on ne se défie pas des marchands d’esclaves qui pénètrent par la voie de terre en Turquie ; il en vient aussi par eau à l’île de Crète et à Smyrne. Si les nègres, hommes et femmes, sont actuellement plus recherchés comme domestiques que par le passé, c’est parce que les esclaves du pays des Tcherkesses n’arrivent plus qu’en très petits nombres en pays musulman ; les quelques districts dont les habitans, des Circassiens, étaient encore sujets turcs, ont été annexés par la Russie.

Est-ce la connaissance de ce qui se passait dans la Méditerranée, dans des eaux baignant des côtes européennes, qui a motivé le blocus de Zanzibar ? Il y a de cela sans doute dans cette mesure extrême. On vient de le supprimer à la date du 10 octobre dernier, et cette suppression termine sans résultat une mortelle campagne qui, à son début, lut pourtant bruyamment acclamée par l’Allemagne, l’Italie et l’Angleterre. La France, il est vrai, y fut représentée par le d’Estaing, le Bouret et le Boursaint, mais simplement pour empêcher que des étrangers prissent un droit de visite sur des bateaux battant pavillon français.

La première des trois puissances nommées plus haut a dépensé en blocus des sommes énormes, et perdu en croisières très fatigantes beaucoup de braves gens. Quel a été, en définitive, le résultat de ces sacrifices ? Se saisir de quelques boutres suspects. C’est que, paraît-il, les arraez arabes s’entendent fort bien à dissimuler dans leur dahous une marchandise vivante, en entassant sur elle sacs, toiles à voiles et fûts vides. Dans la Mer-Rouge, où le trafic des enfans est des plus considérables, les négriers, en cas d’alerte, font tout simplement descendre ces petits malheureux dans une île, et ils les tiennent cachés, tant que la croisière est en vue, dans des cavernes dont l’entrée est masquée avec soin. Ce qui rend la répression plus difficile encore, c’est la situation faite aux esclaves. Les voilà libres, mais après ? Qui leur donnera à manger ? Sous quel joug vont-ils retomber ? Et à terre, les aidera-t-on à regagner leur village ? Beaucoup aiment mieux rester avec un maître qu’ils connaissent, que de courir le risque de mourir de faim sur une plage désolée, d’avoir à travailler sous les ordres d’un Européen qu’on leur a dit être mangeur de noirs. Oui, les Arabes ont persuadé, aussi bien aux négrillons qu’aux grands nègres, de grands enfans aussi, que nous trouvions leur chair savoureuse. Quelle ne doit pas être la terreur de ces infortunés et comment ne se prêteraient-ils pas au mutisme, aux mesures de prudence qui leur sont imposées, lorsqu’on leur signale au loin, rayant largement l’horizon, un panache de fumée ou plutôt la chevelure de l’ogre géant qui fouille les mers pour les prendre et les dévorer ?

Autrefois, les nègres étaient vendus en place publique ou sur des marchés ad hoc ; aujourd’hui les ventes se font dans des maisons particulières. C’est le seul résultat qui ait été obtenu. Fermez les harems, et la solution sera tout autre, car il n’y a pas seulement des hommes faits sur les marchés de Hodeida et de Djeddah : il y a aussi des enfans et de jolies Abyssines au teint clair et aux beaux types européens. Mais c’est demander l’impossible aux mahométans : ils se contenteront comme nous d’une femme le jour où, par la suppression de la traite, ils en seront réduits à la portion congrue.

V

Comment se pratique sur place, c’est-à-dire en Afrique, et je ne parle pas ici, bien entendu, de l’ouest du continent, le recrutement de tant d’êtres voués à une vie de misère ? C’est Livingstone qui, l’un des premiers, nous l’a appris et par l’attention qu’il força l’Europe à lui accorder, son nom doit figurer au nombre des grands bienfaiteurs de l’humanité. Malgré de nombreuses missives à ses amis d’Angleterre, combien de fois s’est-il plaint de se trouver dans l’impossibilité de donner une peinture exacte des horreurs de la traite de l’homme, de ne pouvoir fournir un total même approximatif des existences qu’elle détruisait chaque année. Il était persuadé que, si la moitié des horreurs commises en Afrique étaient connues, l’indignation, la pitié qu’elles éveilleraient, seraient telles, que « le trafic infernal disparaîtrait bientôt, quelques sacrifices qu’il en pût coûter pour l’anéantir. »

C’est la grande consommation de l’ivoire en Europe qui a le plus contribué au développement de l’esclavage. Des marchands arabes, des métis plus cruels que ces marchands, se sont servis, à défaut d’autres moyens de locomotion, des épaules des nègres pour transporter l’ivoire jusqu’au port d’embarquement où il leur était demandé. Les noirs n’y auraient jamais consenti, même contre salaire, s’ils n’avaient été vendus aux traitans à la suite de guerres de tribu à tribu ou de ruses qui les ont traîtreusement arrachés à leurs villages par de véritables chasseurs d’hommes.

Des marabouts fanatiques, de ceux que l’on rencontre dans les rues du Caire ou sur la place de la Casbah à Alger, aussi ardens propagateurs du Coran que les Anglais le sont de la Bible, ont, il faut le reconnaître, donné à beaucoup d’Africains qui ne l’avaient pas, l’habitude du travail, celle de se vêtir qu’ils ignoraient ; ils leur ont inculqué des notions religieuses dont ils n’avaient jamais eu idée, et les ont forcés, bon gré mal gré, à transformer en villages où se rencontrent l’aisance et la propreté, les misérables agglomérations des noirs idolâtres. Malheureusement, ils leur ont donné en outre leur cruauté et leur fanatisme. Les missionnaires, appartenant à n’importe quelle doctrine, n’ont jamais pu obtenir de pareils résultats, la grande majorité des noirs persistant à considérer comme péché véniel la possession de plusieurs femmes. La suppression de la polygamie imposée aux tribus africaines a été la grande cause de l’insuccès des disciples du Christ, et le triomphe des sectateurs de Mahomet. Les néo-mahométans sont, d’ailleurs, les plus durs, les plus barbares des maîtres, et malheur à qui devient leur esclave. Les récits de Livingstone, de Baker, de Stanley, de Pinto, de Gordon, du commandant Cameron, des pères blancs d’Afrique sont remplis de faits attestant leur cruauté. Que dit Speke dans ses Sources du Nil ? « Voici déjà quelque temps que j’habite à la « cour nègre » de l’Ougamta, et les usages de cette cour ne sont plus pour moi lettre close. Me croira-t-on cependant si j’affirme que, depuis mon changement de domicile, il ne s’est pas passé de jour où je n’aie vu conduire à la mort, quelquefois une, quelquefois deux et jusqu’à trois de ces malheureuses femmes qui composent le harem de Mtesa ? Une corde roulée autour du poignet, traînées ou tirées par le garde du corps qui les conduit à l’abattoir, ces pauvres créatures, les yeux pleins de larmes, poussent des gémissemens à fendre le cœur : hai minangè ! ô mon seigneur ; kbakka, mon roi ; hai n’yavio ! ô ma mère ; et malgré ces appels déchirans à la pitié publique, pas une main, ne se lève pour les arracher au bourreau, bien qu’on entende çà et là préconiser à voix basse la beauté de ces jeunes victimes. »

Quant aux métis, nous apprend le cardinal Lavigerie, ils sont pour la plupart les chefs des grands marchands d’esclaves ; par une coïncidence douloureuse, il y a vingt-cinq ans, ces affreux traitans pénétrèrent aussi pour la première fois, à la suite des explorateurs et des missionnaires, dans les régions où ceux-ci venaient apporter la civilisation et la morale chrétienne. C’est une race horrible, issue d’Arabes et de noirs du littoral, musulmane de nom, juste ce qu’il en faut pour professer la haine et le mépris de la race nègre qu’elle met au-dessous des animaux, et à qui, pour lui donner ce qui lui est dû, elle ne doit que l’esclavage, et, si elle résiste, les supplices et la mort. « Hommes affreux, sans conscience sans pitié, également infâmes pour leur corruption bestiale et pour leur cruauté, ils justifient le proverbe africain : » Dieu a fait les blancs, dieu a fait les noirs, c’est le démon seul qui a fait les métis… »

Ce qu’on apprenait de l’Afrique chaque jour en Europe par les lettres et les récits des voyageurs redoublait le zélé des négrophiles, zélé qui se traduisait en grosses souscriptions dont une partie était employée en diffusion de bibles. Mais ce beau feu ne donnait aucun résultat. Et comment en eût-il pu être autrement avec les contradictions qu’on signalait chez les chefs ? Le plus héroïque des Anglais, la victime la plus pure d’une politique inqualifiable, Gordon, n’avait-il pas rétabli l’esclavage après l’avoir combattu à outrance ? Lui aussi, avait compris qu’il n’y avait pas à lutter contre l’esclavage dans l’Afrique elle-même et que la solution de cette grande question n’était pas à Khartoum. « Il n’y a que deux moyens, écrivait-il à Londres, deux moyens sérieux pour empêcher la traite : le premier, de tarir la source en établissant la tranquillité dans les territoires de chasse au gibier humain ; le second, de fermer les débouchés en Égypte, en Turquie et en Perse. »

D’autres récits que ceux des explorateurs et missionnaires anglais vinrent jeter aussi en France une sinistre clarté sur ce qui se passait sur les rivages des grands lacs africains, je veux parler des lettres écrites par des missionnaires, nos compatriotes. Par une circonstance toute providentielle pour l’abolition de l’esclavage, l’évêque de Nancy, devenu depuis le cardinal Lavigerie, avait été nommé à l’archevêché d’Alger. L’éminent prélat se dit aussitôt qu’envoyé en pays musulman, c’est-à-dire à un poste de combat en quelque sorte, il lui fallait des auxiliaires sur lesquels il pût compter, propres aux missions qu’il comptait bien leur confier, il créa donc, en 1878, un séminaire où l’étude et la connaissance de la langue était particulièrement obligatoire. On devait y porter le costume de laine blanche aux plis flottans, autrement seyant, certes, que la noire soutane des lazaristes, s’habituer aux longues marches, et à la sobriété des nomades du désert. Le séminaire de Kouba fut donc fondé, et c’est de là que sont sortis et sortent encore ces missionnaires que l’on rencontre avec un vif intérêt un peu partout, à Biskra, c’est-à-dire au pays des oasis, sous les ombrages parfumés de Blidah, dans l’Oranais avec Figuig pour objectif, sur les hauteurs neigeuses du Djurdjura, à Carthage où ils sont à la fois gardiens du poste télégraphique et du peu qui nous reste de la rivale de Rome. Mais ces pères parcourent des régions saines, et suivent des routes largement ouvertes. Il en est d’autres dont la tâche est plus ardue ; pour les Voir exercer un apostolat plutôt de charité que de propagande religieuse, il faut aller jusqu’au Zambèze et sur les rires des grands lacs. Et ils ne sont pas les seuls : dans d’autres régions du continent noir, on trouve des lazaristes, des pères du Saint-Esprit, des missions de Lyon et de vénérables sœurs de charité vouées à une mort certaine loin de leur patrie. Tous combattent, répandant autant que possible la morale de l’Évangile dans les tribus nègres, mais s’efforçant par-dessus tout de les arracher à leur triste condition et à relever leurs esprits.

C’est le 25 mars 1878, aussitôt après avoir obtenu l’approbation de Léon XIII, que les premiers pères blancs au nombre de dix partirent pour le centre de l’Afrique. « Marchez donc, leur dit Mgr Lavigerie, au nom et avec l’aide de Dieu ! Allez relever les petits, soulager ceux qui souffrent, consoler ceux qui pleurent, guérir ceux qui sont malades. Ce sera l’honneur de l’église de vous voir révéler de proche en proche, jusqu’au centre de cet immense continent, les œuvres de la charité ; ce sera l’honneur de la France de vous voir achever son œuvre, en portant la civilisation chrétienne bien au-delà de ses conquêtes, dans ce monde inconnu dont la vaillance de ses capitaines a ouvert les portes. »

Un an après ce premier départ, dix autres pères blancs prenaient la route des Hauts-Plateaux. Ainsi que l’a dit M. Jules Simon au cours d’une conférence faite à la Sorbonne en février dernier, le spectacle de ces missionnaires consolerait un peu des misères qui se passent en Afrique, si on pouvait jamais s’en consoler. « Mais enfin, a-t-il ajouté, plus on est malheureux de savoir qu’elles existent, et plus on sent le besoin et le devoir d’exprimer la profonde admiration et la profonde reconnaissance que méritent ces jeunes hommes qui partent à vingt-quatre ans, abandonnant leurs parens, leurs amis, presque leurs idées et leurs sentimens, laissant tout ce qu’ils ont de grand et de cher derrière eux, et allant au loin affronter de tels maux et guérir ou consoler de telles souffrances. Oh ! que nous nous servons mal de notre admiration et de notre reconnaissance ! Nous avons de l’admiration pour des actions qui en méritent bien peu et de la reconnaissance pour des bienfaits qui souvent tournent contre nous. Mais les voilà, les âmes généreuses, les âmes compatissantes, celles qui sont remplies d’éternité ! Les voilà ! Si jamais de cette réunion quelque bruit pouvait sortir, je voudrais qu’il passât, sans s’arrêter, par-dessus la France et par-dessus l’Europe, et qu’il allât dans quelques-uns de ces pays inconnus, dont nous savons à peine le nom, où ils sont quatre ou cinq, vivant de privations inouïes, ayant de temps en temps le spectacle de ces horreurs et, semblables aux nègres de Zanzibar, entendant toute leur vie le cri de la mère quand un coup de pistolet a tué son enfant dans ses bras. »

C’est sur les bords des lacs Nyanza et Tanganyika que se sont établis les missionnaires ayant dans leur voisinage d’autres collègues anglais et protestans attachés comme eux à la grande œuvre d’émancipation et de charité. Parfois, ils se prêtent une mutuelle assistance, car, à cette distance de la mère patrie, des hauteurs où la foi les porte, les mesquines dissidences disparaissent. Des lacs, les pères blancs écrivent à leur chef spirituel, entretenant ainsi en lui cette ardeur de propagande qui en fait un Pierre l’Ermite moderne ; ils lui disent leurs travaux, leurs espérances et ce qui se passe autour d’eux. Lisez leurs lettres, si, toutefois, vos larmes vous le permettent, et après les avoir eues sous les yeux vous n’hésiterez pas à donner votre obole et à prêter votre aide aux mesures qui doivent faire cesser de telles atrocités.

On pourrait supposer que ce qu’écrivent les pères blancs est poussé trop au noir comme les tableaux de certains peintres. Il n’en est rien. Le commandant Cameron, un Anglais qui, par état et par nature, n’a pas la sensiblerie que l’on est sûr de rencontrer presque toujours chez les apôtres modernes, nous prouvera que rien n’a été exagéré. Durant le très récent séjour que le cardinal Lavigerie fit à Londres, le commandant Cameron lui écrivit : «… Pendant les trois ans que j’ai employés à traverser l’Afrique, j’ai été souvent témoin des maux causés par le commerce des esclaves, et, auparavant, j’avais passé quatre ans à faire la chasse aux dahous arabes qui portaient des esclaves en Asie. La plupart de ceux qui pensent encore aujourd’hui aux horreurs de la traite croient que cette question n’intéresse que le transport des esclaves par mer, et que, sur terre, ils ne sont ni si maltraités ni si malheureux. J’ai vu les esclaves à bord des dahous arabes, accroupis, leurs genoux au menton, couverts de blessures et de plaies, mourant par manque de boisson et de nourriture, les morts liés aux vivans, et la petite vérole ajoutant sa funeste contagion aux misères dont ils étaient accablés. Mais cela n’est rien comparativement aux horreurs que l’on voit à terre ; des villages brûlés, des hommes tués en défendant leurs foyers, des provinces entières dévastées, des femmes violées, des petits enfans mourant de faim, ou, si quelque mère a obtenu d’emporter avec elle son enfant et que le négrier brutal trouve que la pauvre femme ne peut plus porter à la fois son fardeau et l’enfant, c’est ce dernier qui est jeté à terre et qui a la tête brisée d’un coup de feu sous les yeux de sa mère.

« L’Allemagne vient de devenir maîtresse d’une grande région de l’Afrique, mais jusqu’à présent elle ne témoigne aucune volonté de soulager les maux de ceux dont elle est devenue la souveraine. J’espère que vous, monseigneur, vous réussirez à exciter un vif intérêt pour cette question de la traite, et que vous parviendrez à trouver le moyen de la supprimer… L’homme qui assurera la liberté à la race nègre sera le plus digne serviteur de Dieu que le monde aura jamais vu. »

Le commandant Cameron, signataire de cette lettre, l’un des hommes d’Angleterre les mieux informés sur ce qui se passe en Afrique, affirme que 500,000 noirs y étaient déjà vendus annuellement à l’époque où il s’y trouvait, et qu’aujourd’hui, ce chiffre s’est encore augmenté. Paraît-il, en vérité, possible que les états européens qui se sont arrogé des droits de souveraineté sur le continent noir laissent à quelques misérables marchands la liberté de le dépeupler ?

VI

J’ai dit que l’on croyait assez généralement que les esclaves dont disposent les Arabes trafiquans étaient des prisonniers de guerre qui leur avaient été vendus, comme cela se faisait au siècle dernier, par des rois africains bataillant entre eux. Ce n’est même plus cela. Les esclaves actuels sont de pauvres êtres arrachés violemment à leurs villages. Les missionnaires ont raconté comment les traitans s’emparaient de leur bétail humain, et M. H. -H. Johnston, vice-consul d’Angleterre à Cameroons, a envoyé au Graphic des dessins qui ont vulgarisé leurs récits. C’est ainsi que tous les ans, des chasseurs d’hommes, musulmans du nord, de l’est et du centre, s’évertuent à découvrir des provinces où la traite soit encore inconnue. Ce qu’il y a de profondément attristant, c’est que, à la suite d’explorations nouvelles faites par des Européens, et, en quelque sorte à leur suite, apparaissent presque toujours d’infâmes marchands avec leur cortège de chevaux, d’ânes, de chameaux, d’armes à feu et de vices. Des bandes venues du Maroc, du pays des féroces Touaregs, de la Tunisie, font irruption dans Tombouctou, et dans les contrées qui entourent le Niger ; d’autres, venues de l’Egypte et de Zanzibar, règnent, comme certains carnassiers, dans la région des lacs ; on les rencontre aujourd’hui au-delà du Haut-Congo et presque aux confins des possessions anglaises et des colonies du Cap. C’est dans les régions fertiles où les nègres ont jusqu’à présent vécu heureux, menant l’existence des pasteurs bibliques, n’ayant jamais eu pour armes que l’arc et la flèche, pour vêtement que leur nudité, que se commettent les rapts les plus imprévus, les plus douloureux. C’est là que les chasseurs, se dissimulant comme le tigre le long de la lisière des forêts ou au centre de hautes moissons, se jettent sur la femme ou l’enfant isolé qui passe à leur portée. « Auprès des grands lacs, dit le père Moinet, toute créature qui s’éloigne à dix minutes de son village n’est pas sûre d’y revenir. » S’il arrive que la tribu dont ils veulent s’emparer est trop forte pour être attaquée de front, ils séduisent par de riches présens, ils corrompent par de l’or quelque chef inférieur, et, grâce à la trahison de celui-ci, ils attaquent la tribu par surprise et parviennent ainsi à la réduire en esclavage. Pour compléter tant de misères, la guerre civile éclate dans ces malheureux pays, et pendant que les indigènes sont occupés à se combattre, les Arabes ne songent qu’à une chose, rassembler ce qui leur est demandé d’esclaves. Si la corruption ne peut être employée, alors rampant et se dissimulant comme des fauves dans l’herbe haute, les ravisseurs s’élancent soudainement sur un village dont les hommes sont partis pour la chasse ou pour la pêche. La décharge de leurs fusils, les clameurs, le feu mis à des huttes de paille, terrifient les femmes, les enfans et les jeunes hommes qui sont restés au logis. On leur attache les mains derrière le dos, et leurs cous sont introduits dans de larges fourches. Le joug ne suffisant pas, les hommes valides sont attachés par des liens faits de lianes entrelacées. Les petits enfans serrés par leur frayeur contre leurs mères ne songent guère à s’en séparer, aussi se dispense-t-on de les lier.

C’est lorsque le butin vivant est dirigé vers la côte ou vers le dépôt des marchands, que commencent les véritables horreurs de la traite. On marche toute la journée. Le soir, lorsqu’on s’arrête pour prendre du repos, on distribue quelques grammes de sorgho cru. C’est toute la nourriture, et le lendemain, de bonne heure, il faut repartir ! Si grande au début est la fatigue que la mortalité parmi les esclaves s’élève à 50 pour 100. C’est le chiffre que donne M. Johnston. Les femmes, les vieillards, les enfans, sont les premiers qui, exténués par la marche, s’arrêtent tout à coup sûr le chemin brûlant. Pour terrifier les hommes qui seraient tentés d’en faire autant, les conducteurs s’approchent, armés d’une barre de fer pour épargner la poudre, de ceux qui paraissent les plus épuisés, ils en assènent un coup terrible sur la nuque des victimes qui poussent un grand cri et se roulent dans les convulsions de la mort. D’autres fois on les laisse périr de faim et de soif, sous les morsures répétées des hyènes. La caravane est presque toujours suivie dans sa marche par un cortège de chacals et par des vols hardis de vautours et de marabouts, de même qu’en mer, les requins suivent le sillage des bâtimens sur lesquels se trouvent des malades et des mourans. « J’ai rencontré en suivant la trace des marchands d’esclaves de Swahili, raconte M. Johnston, des corps d’esclaves à demi rongés et ayant encore attachées à leurs cous des fourches. J’ai ramassé et rendu à la santé trois d’entre eux que j’avais trouvés au dernier degré de l’épuisement et encore tout sanglans des morsures des hyènes. »

Quand le soir arrive, à l’heure des haltes, les marchands d’hommes qui ont acquis de l’expérience devinent d’un seul coup d’œil quel est celui de la caravane qui succombera le lendemain à la fatigue. Pour épargner le sorgho, ils passent derrière lui et l’abattent d’un seul coup de barre. Et l’on marche longtemps ainsi, des mois entiers, quand la chasse s’est faite loin du littoral. Si nombreuses sont les victimes que, si l’on perdait la route qui conduit de l’Afrique équatoriale au marché des esclaves, on pourrait la retrouver aisément par les ossemens des nègres dont elle est blanchie. Je me souviens qu’avant l’ouverture de la voie ferrée du Caire à Suez, une caravane dont je faisais partie n’eut pour se guider dans le désert que les squelettes de dromadaires morts de fatigue ou de soif. C’était un spectacle peu récréatif, mais après tout, assez insignifiant, comparé aux débris humains rencontrés par le vice-consul de Cameroons. Avant d’arriver aux marchés des esclaves, il se fait des haltes à Tabora, Nyanza, Kano et Tombouctou. Là, les marchands passent une dernière inspection de leur troupeau, et ceux des hommes qui dénotent une trop grande faiblesse sont portés moribonds aux cimetières et abandonnés sur le sol. La nuit venue, les chacals et les hyènes se les disputent. C’est encore dans ces haltes que l’on procède aux mutilations des petits garçons que l’on veut transformer en futurs gardiens des sérails. Après une brutale opération, ces enfans sont jetés sanglans sur un sable torride, ils s’y roulent dans la douleur, n’échappant à la mort que si les rayons d’un soleil incandescent cautérisent leurs plaies. Sultans, pachas puissans, qui prétendez sortir du sein d’Allah, lui dites-vous comment les pourvoyeurs de vos harems mutilent d’innocentes créatures ?

Arrivés à leur destination, ou plutôt sur quelque marché du littoral africain, les captifs sont soumis au minutieux examen de l’acheteur. Tout amateur a le droit de les visiter des cheveux jusqu’aux talons. En 1860, au Caire, j’ai été conduit dans un marché couvert où se trouvaient à vendre, 60 jeunes Nubiennes à peine revêtues de quelque lambeau d’étoffe. Le spectacle de la « révision » à laquelle je les ai vues se soumettre ne parut choquant qu’aux Européens qui se trouvaient avec moi. Comme aux îles du Cap-Vert, pas une de ces femmes ne paraissait avoir la moindre notion des pudeurs et des délicatesses des femmes d’Occident. Toutes pourtant ne sont pas ainsi, et il en est qui protestent par le suicide contre les violences qui leur sont faites. En lisant le livre du commandant Cameron A travers l’Afrique, on y verra qu’une jeune fille du Barotsé, très belle, ayant refusé de se prêter aux désirs d’un chef qui lui répugnait, fut donnée par celui-ci, dans un accès de colère, à des traitans venus de Benguela. Quand elle vit qu’elle était vendue et livrée, elle saisit la lance de ceux qui voulaient l’emmener, s’en frappa et tomba morte. Quand de nobles instincts du cœur se révèlent avec une telle violence dans une race réputée barbare, ne peut-on espérer qu’elle se relèvera un jour ! C’est affaire à ceux qui, s’emparant d’une province sous le prétexte de la civiliser, ont le strict devoir d’en moraliser et d’en rendre heureux les habitans. Lorsque des bateaux allemands, anglais et italiens croisaient, — comme ils l’ont fait jusqu’au 10 octobre de cette année, — de Zanzibar à Souakim, les esclaves transportés d’Afrique en Asie avaient de longues et tristes heures à passer. Les dahous ou boutres arabes qui les transportent ordinairement vont jusqu’au nord de l’Inde, au Golfe-Persique, en Asie, en Arabie, et même dans certaines lies de l’Océan-Indien ; ces voyages sont très courts comparés à ceux qu’avaient à faire autrefois les noirs lorsqu’ils partaient de la côte occidentale pour d’Afrique débarquer aux États-Unis ; mais actuellement, comme les boutres sont petits et les passagers nombreux, on entasse ceux-ci comme des harengs dans un tonneau ; suffoqués, asphyxiés faute d’air pur, mourant de soif et de faim, les vivans restant attachés aux morts, ils arrivent tant bien que mal à destination. On les débarque dans de petites baies bien cachées, toujours à une certaine distance des grandes villes, où ils sont conduits par petites escouades, puis internés dans des bazars où les pourvoyeurs des harems savent bien les trouver.


VII

Comprend-on, maintenant, l’active campagne antiesclavagiste faite à Londres, à Bruxelles, à Paris, par le cardinal Lavigerie et ses émules, leurs appels répétés, leur besoin de réunir autour d’eux ceux qui ont dans l’âme quelque chose de la pitié que Livingstone avait pour les pauvres noirs, une étincelle du feu qui brûle dans l’âme des missionnaires dont en Sorbonne M. Jules Simon a fait l’éloge d’une façon si éloquente ? C’est qu’il y a vraiment urgence à courir au secours, de ceux qu’on opprime, des malheureux dont une partie de l’Europe a pris charge d’âme et de corps. N’est-il pas douloureux de songer que chaque minute de retard prive de la vie, et cela par notre indifférence, des milliers d’êtres humains ?

Le 4 août de cette année, un congrès devait se tenir à Lucerne, et l’on jugera de quelle importance il eût été par les problèmes qu’il avait à élucider. Ce congrès n’a pas eu lieu, mais comme son programme comprend toutes les difficultés à vaincre, il est indispensable de le connaître.

On devait donc y traiter :

1° De l’esclavage au point de vue du droit naturel et du droit public. — Du nombre des victimes de la traite et des cruautés commises soit dans les chasses, soit dans l’esclavage domestique. — Des milliers d’enfans mutilés tous les ans pour les harems ;

2° En Afrique action pacifique. — Soutien et développement des missions religieuses. — Moyen de répandre l’instruction parmi les noirs. — Substitution de travaux et d’un trafic honnête à la traite des esclaves. — Empêcher l’introduction des armes et des munitions par les Arabes. — Empêcher l’introduction des spiritueux pour les noirs. — Emploi de la force par les gouvernemens. — Est-elle nécessaire ? — Chaque état doit-il se borner à agir sur les territoires placés dans sa sphère d’influence ? Vaudrait-il mieux combiner sur certains points une action collective ? — Emploi de la force par l’initiative privée ? — Chefs volontaires isolés, avec troupes indigènes ? — Corps de volontaires ? — Milices religieuses chargées de protéger les routes commerciales et d’ouvrir des asiles fortifiés et approvisionnés ?

3° De l’action en Europe : moyens pratiques d’amener le gouvernement musulman à supprimer le marché d’esclaves. — Mesures pour procurer aux associations antiesclavagistes les moyens nécessaires. — Quête universelle comme autrefois pour les Lieux-Saints et les Croisades. — Constitution d’une commission permanente.

4° Opinion publique : moyens les plus efficaces d’agir sur l’opinion, revues et journaux existans ; publications existant en dehors des bulletins de la Société. — Conférences spéciales. — Concours littéraires.

Ce programme si chargé n’a pu être discuté à Lucerne pour divers motifs : maladie subite de l’Imminence, état des esprits en France aux approches des élections législatives. Il y avait d’autres raisons qu’on n’a pas dites et que chacun soupçonnait. Il y eût été certainement parlé de ce qui s’est passé de grave en Afrique depuis un an environ. On y eût récriminé contre le blocus de Zanzibar, qui a ruiné le peu de commerce honnête qui s’y faisait, laissé le sultan sans autorité sur la terre ferme, et mis en péril de mort les Européens qui se trouvent sans protection dans l’intérieur. On se serait plaint de la façon dont les nègres, capturés par les Anglais à bord des boutres arabes, avaient été dirigés sur l’île de Pemba avec interdiction d’en sortir, et cela, pour faire profiter les sujets indiens de l’Angleterre du grand commerce des girofles qui se fait dans cette île sur une grande échelle. Les représentans de l’Allemagne au congrès auraient fait remarquer avec aigreur que l’Angleterre ne s’était immiscée au blocus que pour mieux gêner l’action des Allemands, et que son intrusion avait changé une grande idée, celle de l’abolition de la traite, en une mesquine question de rivalité coloniale. Les Anglais auraient répliqué que la flotte allemande, bombardant sans nécessité quelques villages arabes du littoral, à seule fin sans doute d’exercer le tir de son artillerie, avait eu grand tort, et que la campagne du capitaine Wissmann était des plus impolitiques. Elle n’aurait eu, d’après eux, d’autre résultat qu’un redoublement de haine contre les Européens, une mortalité très grande chez ceux qui la faisaient, car les Arabes, cruellement éclairés aujourd’hui sur l’insuffisance de leur armement, se mettent pendant le jour à l’abri des fusils à longue portée et à tir rapide, sauf à revenir pendant la nuit pour attaquer le campement de leurs ennemis. Le but de l’audacieuse marche de Stanley y eût été dévoilé probablement, car il saute aux yeux que sa recherche d’Émin-Pacha n’a été que le prétexte d’une nouvelle extension de l’empire britannique au centre de l’Afrique. Quant aux Français, tout en disant que cela leur était parfaitement indifférent, ils auraient indiqué qu’ils étaient loin d’ignorer que la société anglaise de l’est africain avait pris à ferme « pour cinquante ans et contre dédommagement » l’administration des parties méridionales des côtes du territoire qui appartient au sultan, et que la société allemande de l’est, de son côté, avait fait la même bonne affaire ; qu’elle a agi sur la côte dans les limites de la sphère des intérêts allemands, sans trop savoir quelles sont ses limites, et la société anglaise dans les limites également de fantaisie de la sphère des intérêts anglais. Conformément à la convention de Londres, et à une déclaration concordante du gouvernement français, l’Allemagne, l’Angleterre et la France ont garanti, il est vrai, les possessions du sultan de Zanzibar. Mais, comme disait ces jours-ci un journal semi-officiel de l’Allemagne, ce n’est là qu’une formalité, puisque, quand les conventions relatives à la ferme de l’administration du pays expireront, les fermiers ne disparaîtront pas. En réalité, une pareille convention équivaut à une prise de possession dans le sens le plus strict du mot. Aurait-on ajouté méchamment que l’Italie, en récompense de sa croisière, du grand zèle qu’elle a mis à seconder l’Angleterre et l’Allemagne, avait aussi voulu et non sans raison sa part d’un si large gâteau ? Rien n’eût été plus naturel, et pourtant elle a dû restituer le lopin de terre qu’elle avait pris avec trop d’empressement ; comme la restitution s’est faite de force en quelque sorte, le pavillon italien a exigé des excuses, une réparation, un salut de vingt et un coups de canon. Tout a été accordé ; néanmoins, c’est peu ; mais tel n’était pas l’avis de ses deux compagnons des croisières, plus maîtres de Zanzibar que le souverain lui-même.

N’est-il pas permis de penser qu’en présence d’une telle déviation des motifs qui avaient conduit dans les eaux de Zanzibar les escadres allemande, anglaise, française et italienne, le congrès de Lucerne eût risqué, lui aussi, de dévier ? C’est sans doute ce que l’organisateur du congrès avait pensé lui-même. Qui sait même si l’on ne nous y eût pas accusés, comme l’a fait la presse allemande et anglaise, d’avoir favorisé par dessous main la traite en autorisant les insulaires des Comores à arborer sur leur légère embarcation le pavillon tricolore ? Voulait-on que, sujets français, ils y missent un pavillon étranger ? Et pourtant il est avéré que leurs bateaux ont été visités non pas une fois, mais trois et quatre fois avec une insistance marquée par les navires de guerre allemands et anglais. Il n’est pas jusqu’aux bateaux à vapeur des messageries maritimes allant de Marseille à Madagascar, qui n’aient été soumis à des questions humiliantes et déplacées. Les imputations ont été si loin à notre égard, qu’on nous a accusés de favoriser le commerce des esclaves du Mozambique à Madagascar. Pour les faire cesser, le premier ministre de cette île, sur la demande de M. Le Myre de Villers, a publié une loi aux termes de laquelle tous les esclaves qui désormais débarquent dans l’île seront affranchis de droit. « Ainsi, dit le décret royal que j’ai sous les yeux, si des Mozambiques venant d’au-delà de la mer sont introduits à Madagascar sur n’importe quel point pour être esclaves, ils ne seront pas esclaves, mais sujets libres. »

Le décret est daté du 8 mars 1889. Il y a malheureusement des esclaves à Madagascar, mais ils y sont d’ancienne date, et pour les libérer, il faudrait indemniser ceux qui en sont les possesseurs, et les finances du trésor malgache ne permettent pas cette libéralité. Du reste, m’a affirmé l’honorable gouverneur de Madagascar, les esclaves d’Emyrne tiennent plus à leurs maîtres que les maîtres tiennent à leurs esclaves. Il faut que les maîtres les nourrissent ; quant à travailler, les esclaves mozambiques ne le font que lorsque l’envie leur envient, et jamais cette envie n’a germé chez eux.

Ce qui ne s’est pas dit à Lucerne se dira peut-être à Bruxelles, où des représentans des nations antiesclavagistes se trouvent en ce moment réunis. Dans l’intérêt des Africains, il vaudrait mieux qu’il n’y eût pas de récrimination, car si quelqu’un avait le droit de se plaindre, ce serait le nègre, qui n’y sera certainement pas. Pour que chaque membre du congrès reste dans de sages limites, il n’aura qu’à se répéter ces mots de l’acte constitutif du Congo : « Les puissances s’engagent à ce que les territoires sur lesquels elles ont de l’influence ne servent ni de marché, ni de voie de transit à la traite des esclaves, de quelque race que ce soit. »

Et c’est là, en somme, qu’est pour elles la solution, mais en étendant cette influence sur les pays musulmans afin d’en obtenir l’abrogation du statut de l’esclavage. Une action collective armée n’aurait aucune chance de réussite, car, une troupe ne pouvant agir, combattre d’une façon entièrement indépendante, elle porterait ombrage à qui ne l’aurait pas sous sa direction. Ce qu’il faudrait renouveler sur une très grande échelle, ce serait une quête générale dans toute la chrétienté comme au temps des croisades. Le cardinal Lavigerie a recueilli près d’un million de francs, à quel chiffre n’atteindrait pas une quête universelle faite par le saint-père ? Il faudrait de l’argent, beaucoup d’argent, non pour gagner à notre cause les métis dont on devra se défaire par n’importe quel procédé, mais pour désintéresser d’honnêtes Arabes qui possèdent des esclaves acquis aux mêmes titres que les colons américains, les créoles des Antilles et autres avaient acquis les leurs, c’est-à-dire contre argent comptant ou par héritage. Il ne faut pas ignorer que dans les conditions où, depuis des siècles, se trouvent certaines régions de l’Afrique, l’esclavage est entré profondément dans les mœurs et les coutumes et qu’on ne gagnerait absolument rien à vouloir les réformer par la violence. Les Arabes ne font aucune difficulté, du reste, à vendre leurs esclaves dès qu’on leur en offre un prix raisonnable ; c’est ainsi qu’à la station de Rabaï, appartenant à des missionnaires anglais, il se trouve un village qui ne comprend pas moins de 1,500 noirs libérés. Nos missionnaires ont aussi les leurs, mais l’argent leur manque pour en émanciper autant qu’ils le voudraient. A Ferdoyo, petit village qui est dans la sphère des terres « protégées » par les Anglais, on peut voir actuellement 3,000 nègres fugitifs ; leurs maîtres ont le droit de venir les reprendre, mais ce serait avec empressement qu’ils les céderaient à bas prix. La quête universelle produirait à coup sûr de bons effets, des résultats vraiment pratiques.

Ainsi que je l’ai dit au début de cette étude, il a été livré deux assauts à l’esclavage, le premier, lors de la propagation et du triomphe de l’Évangile, le second, quand, en Amérique, les états du nord vainquirent ceux du sud. Tous les deux ont été des assauts heureux. En sera-t-il de même pour le troisième ? J’en ai le ferme espoir, car si de grands peuples comme les Anglais, les Allemands, les Français, les Italiens, les Belges, se liguent pour imposer une idée généreuse, défendre une grande cause, cette idée et cette cause ne peuvent sûrement finir que par un éclatant triomphe.


EDMOND PLAUCHUT.