Le Congrès de Berlin/01

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Le Congrès de Berlin
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 241-280).
LE CONGRÈS DE BERLIN

I
LA GUERRE ET LES PRÉLIMINAIRES DU CONGRÈS


I

Le 31 janvier 1878, au moment où l’armistice signé à Andrinople mettait fin à la guerre entre la Russie et la Turquie, il y avait neuf mois (23 avril 1877) que le chargé d’affaires russe, M. de Nélidoff, avait quitté Constantinople après avoir fait connaître à la Porte la rupture des relations diplomatiques et que le tsar Alexandre, dans un manifeste à son peuple, avait fait connaître la décision prise par lui d’entrer en guerre avec la Turquie « pour arriver à l’amélioration de l’existence des chrétiens d’Orient. »

Le grand-duc Nicolas, nommé commandant en chef des troupes russes, disait, dans son ordre du jour aux troupes, (24 avril) :


Nous sommes appelés à exécuter la volonté du souverain et le saint legs de nos pères. Ce n’est pas pour des conquêtes que nous marchons, c’est pour défendre nos frères insultés et opprimés, pour défendre la loi du Christ...


Donc, une nouvelle croisade, la guerre sainte ?... Pas tout à fait. Le prince Gortschakoff, dans une circulaire aux puissances (7-19 avril), avait cru devoir parler, lui, le langage de la politique réaliste :


Les négociations ayant échoué, il ne reste plus d’autre alternative que de laisser prolonger l’état de choses que les puissances ont déclaré incompatible avec leurs intérêts et avec ceux de l’Europe, ou bien de chercher, par coercition, ce que les efforts unanimes des cabinets n’ont pu obtenir de la Porte, par persuasion... L’empereur de Russie entreprendra donc, seul, ce qu’il avait convié les puissances à faire avec lui. En assumant cette tâche, il remplit un devoir qui lui est imposé par les intérêts de la Russie, dont le développement pacifique est entravé par les troubles permanens en Orient.


Les intérêts de la Russie. Que cachait cette formule ? Ne s’offrait-elle pas aux questions indiscrètes des puissances, elles aussi intéressées ?

La Russie, au moment où elle déclarait la guerre, était dans une position difficile ; peu sûre de ses propres intentions, elle avançait bravement, mais témérairement, sur un sol qu’elle sentait miné. En fait, il y avait dualité dans les vues russes : dualité sur le principe même de la guerre, guerre de religion ou guerre d’intérêt ; dualité sur l’objectif de la guerre : — « Votre objectif est Constantinople, » avait dit le Tsar au grand-duc Nicolas ; — « N’ayez crainte pour Constantinople, » avait-on répété aux puissances ; dualité au sujet de la clientèle dont on prenait les intérêts dans les Balkans, coreligionnaires ou cousins, orthodoxes ou slaves ; il y avait dualité, enfin, dans la haute direction gouvernementale et dans les influences qui s’exerçaient autour du Tsar : les uns résolus à la lutte à outrance et décidés à effacer la Turquie de la carte de l’Europe ; les autres, enclins à se modérer selon les nécessités des circonstances ; ces deux tendances se résumant en deux noms : Ignatieff, Gortschakoff.

Gortschakoff qui, par sa position même, serrait le problème de plus près, se préoccupait particulièrement des données internationales non moins obscures et incertaines que les dispositions intimes et, comme on dit, l’état d’âme de son propre pays. La première de ces difficultés était d’apprécier la portée réelle de cette combinaison avec laquelle on avait, depuis des années, leurré le monde et dont on s’était leurré soi-même : la prétendue « alliance des trois empereurs. » Que valait-elle, en réalité ? Gortschakoff ne pouvait plus s’y tromper, puisque Bismarck s’était expliqué avec une franchise un peu rude, dès le mois d’octobre 1876 : obligé de choisir entre la Russie et l’Autriche, parlant à la Russie elle-même, il s’était prononcé pour l’Autriche. Sans illusion donc, il fallait se servir, pourtant, de cette arme brisée, faire blanc de cette épée, l’agiter devant l’Europe, laisser croire à la force que lui attribuait l’opinion quand, soi-même, on n’y croyait plus. Si l’Europe, si la Turquie, si l’Angleterre eussent connu la vérité sur cette explication « confidentielle » entre les deux grands empires, quel encouragement pour la Turquie, pour l’Angleterre, pour l’Europe ! Était-on si sûr qu’elles l’ignorassent ? Les secrets des chancelleries ont parfois intérêt à se faire surprendre.

L’Angleterre menait le branle contre la Russie. Sur son hostilité déclarée, on savait du moins à quoi s’en tenir... Eh bien ! non ; ici encore il y avait de l’incertitude. Et cela aussi troublait le jeu. On n’ignorait pas, qu’à Constantinople, M. Layard était des conseillers intimes du sultan. L’or anglais, l’appui moral, le concours diplomatique de l’Angleterre ne feraient pas défaut à la Turquie ; le cabinet de Londres était minutieux et pointilleux dans le détail de la tractation diplomatique ; il créerait mille embarras à la Russie. Mais irait-il au delà ? Jouerait-il la partie décisive ?

L’Angleterre elle-même ne paraissait pas savoir exactement ce qu’elle voulait. La campagne de M. Gladstone sur les « atrocités bulgares » avait porté. Il y avait des dissentimens dans le Cabinet ; au su et au vu du monde entier, un mouvement passionné, dans l’opinion publique et dans la presse, remuait les entrailles du peuple anglais et le portait à sacrifier des intérêts discutables et discutés à « l’amélioration du sort des chrétientés d’Orient. » Jusqu’où irait ce mouvement, dans quel sens l’opinion anglaise se prononcerait-elle, finalement ? Les plus profonds calculs pouvaient être modifiés par une saute de vent chez ce peuple impressionnable, Imaginatif, mais toujours redoutable parce qu’il est toujours courageux.

Et pouvait-on, d’autre part, ne tenir aucun compte de l’opinion publique universelle qui s’affirmait anti-russe ? Les entreprises moscovites étaient passées au crible et discutées aigrement. Eternels trouble-fête de l’Europe, une fois de plus, les Slaves portaient atteinte à l’équilibre, à la paix dont on avait tant besoin ! Un vieux levain de polonisme fermente toujours dans les salles de rédaction et dans les cercles. L’opinion allemande n’était pas favorable. M. Klaczko, M. Cucheval-Clarigny, à la Revue des Deux Mondes, posaient des questions gênantes. Ce n’étaient que des pointes ; mais ces pointes piquaient l’âme chatouilleuse du prince Gortschakoff. Il aimait à être loué. L’Europe lui était un théâtre. Outre les susceptibilités de l’amour-propre, son expérience ne négligeait pas cette autorité de l’opinion qui pèse, au jour des marchandages et des règlemens.

Il y avait un autre sujet d’inquiétude plus immédiat encore : c’était la difficulté même de la campagne. La Turquie n’était pas une quantité négligeable : il est vrai que, de Constantinople, le général Ignatieff n’avait cessé de décréter l’impuissance de cet empire et d’annoncer sa chute au premier choc ; il est vrai que les généraux turcs n’avaient pu venir à bout des insurrections en Albanie, en Bosnie, en Herzégovine, en Bulgarie, et qu’ils avaient eu quelque peine à mettre à mal cette infime Serbie. Mais le Turc est bon soldat ; pour sa croyance et pour son existence nationale, il se battrait en désespéré ; la flotte turque était puissante ; elle commandait la Mer-Noire et le bas Danube, rendant, par mer, toute communication impossible ; la double ligne de défense du Danube et des Balkans, appuyée sur les fortifications du fameux quadrilatère, avait formé, de tout temps, un boulevard presque infranchissable pour les armées venant du Nord.

Par-dessus tout, la Russie était obligée de diviser ses forces. L’Autriche-Hongrie, spectatrice silencieuse du duel, ne se réservait-elle pas d’intervenir brusquement, soit en cas de victoire, soit en cas de défaite ? Une campagne offensive, avec une armée comme l’armée austro-hongroise et un peuple comme le peuple hongrois sur le flanc, grave imprudence ! Le grand-duc Nicolas réclamait une attaque rapide et décisive de toutes les forces russes sur le front principal, c’est-à-dire sur le Danube et sur le Balkan ; on l’avait laissé dire ; on ne lui avait accordé que quatre corps et on avait maintenu la fleur des troupes russes en observation sur la frontière occidentale.

Quelles que fussent l’ardeur avec laquelle la nation tout entière répondait à l’appel du tsar, la qualité du soldat russe et la valeur des officiers, on n’était pas entièrement rassuré sur le mérite des chefs ; on était très préoccupé de la question financière, au sujet de laquelle on sentait la banque européenne froide et exigeante. On avait trouvé des difficultés, dès la première heure de la mobilisation, pour les approvisionnemens, les ravitaillemens ; je ne sais quel désordre latent, endémique aux bureaucraties militaires, accru encore par l’infidélité trop notoire de nombreux agens et par la nonchalance traditionnelle du Nitchevo.

Ces causes de faiblesse n’échappaient ni au gouvernement russe, ni à ses adversaires ; par une suite fatale, elles en produisaient d’autres, qui devaient compromettre le développement et le résultat de la campagne. Jamais géant, debout pour la bataille, au moment où il pousse son cri de guerre, ne fut surpris et ligoté dans son élan, comme le fut le colosse russe, avant même qu’il eût pu faire un pas vers les Balkans.

Ce fut l’Angleterre qui se chargea de l’opération. La diplomatie anglaise était dirigée par lord Derby. L’esprit un peu lourd de ce ministre, son imagination lente et tatillonne, était juste à l’opposé du caractère pétulant et du génie ardent de Disraeli ; mais sa manière précautionneuse présentait aussi des avantages. Car, malgré son poids, il se retournait parfois plus vite qu’on ne l’eût cru et saisissait les occasions favorables avec une certaine prestesse dont on ne se méfiait pas. On le vit bien, quand, dès le début de la campagne, il gagna une première manche par le procédé le plus simple : une initiative loyale à l’heure opportune.

Le Tsar avait à peine publié son manifeste, « ce mélancolique document, » comme le baptisa immédiatement le Standard, que lord Derby, en même temps qu’il proclamait la neutralité britannique, expliquait publiquement l’attitude du cabinet de Londres :


Je déclare, dit-il aux Lords, le 7 mai, que la Russie a pris sur elle la plus grave responsabilité en allumant l’incendie. Les intérêts de l’Europe, les intérêts de l’Angleterre, les intérêts de l’Orient sont atteints... L’Angleterre restera neutre ; mais elle s’efforcera de localiser et d’atténuer la guerre.


C’était tout un programme. Lord Derby déclara, bientôt après, avec non moins de franchise :


Si une intervention doit se produire, il vaut mieux attendre que les adversaires se soient épuisés par la guerre... Nous ne sommes plus en 1853. Le cabinet britannique a beau chercher ; il n’a pas d’alliés, du moins pour le moment. La France restera absolument neutre, l’Autriche est bien incertaine. L’Italie manifeste des tendances moscovites, et l’Allemagne se réserve.


Ces sages aperçus inspiraient confiance à Saint-Pétersbourg ; on était enchanté d’avoir affaire à un adversaire si modéré, La neutralité anglaise déciderait, croyait-on, de la neutralité austro-hongroise ; on ne demandait pas mieux que de s’entendre avec lord Derby et de faciliter sa tâche : il faut savoir payer de retour les gens raisonnables.

Près de lord Derby, il y avait un ambassadeur russe qui subissait, comme la plupart des diplomates accrédités à Londres, l’influence de l’astre anglais ; cet ambassadeur avait la confiance du Tsar, l’amitié du prince de Bismarck et l’estime du gouvernement britannique : c’était le comte Pierre Schouwaloff[1]. La conversation s’engagea, grâce à lui. Ce fut une suite à la circulaire du prince Gortschakoff. Lord Derby pensait que la neutralité de l’Angleterre lui permettait de s’expliquer catégoriquement au sujet de cette circulaire. Il la blâma franchement, se saisit du mot intérêts. On prétendait défendre les intérêts de l’Europe ; mais l’Angleterre fait partie de l’Europe. On invoque les intérêts de la Russie ; mais il y a aussi les « intérêts » de l’Angleterre, et l’Angleterre n’entend pas qu’on les oublie, ni qu’on les connaisse mieux qu’elle-même. Donc, au nom des intérêts de l’Europe, au nom des intérêts de l’Angleterre, le cabinet anglais garde son entière liberté d’action ; la décision du gouvernement russe n’est de nature à obtenir ni son concours, ni son approbation.

La plate-forme de la discussion était un peu étroite. Mieux eût valu (et on devait plus tard faire grief à lord Derby de n’y avoir pas songé), mieux eût valu s’appuyer sur les traités, le traité de Paris, la convention de Londres. Mais lord Derby tâtait le terrain. S’il craignait d’invoquer « les traités, » c’est que leur application intégrale eût été pleine de périls. Il se borna donc à parler intérêts : intérêts européens, intérêts anglais.

Cette modération relative fut agréable à Saint-Pétersbourg. On crut probablement qu’on pourrait, par quelques concessions, tenir l’Angleterre en dehors d’une coalition toujours menaçante, et on lui demanda de préciser ce qu’elle entendait par les « intérêts anglais... » Si bien, qu’entre le ministre conciliant et l’ambassadeur empressé, un accord s’établit, dont le résultat fut consigné dans les deux offices du 6 mai et du 30 mai 1877, qui créèrent, après la déclaration de guerre, — mais avant qu’un seul coup de canon fût tiré, — une situation de droit et de fait des plus singulières. On instituait, entre la Russie et la Turquie, un état de guerre « conventionnelle, » à champ d’action restreint et à responsabilité limitée.

De même que Gortschakoff voulait ignorer ce qui se passait à Berlin, de même il voulait ignorer les conséquences des engagemens pris à l’égard de l’Angleterre. Les événemens, les victoires russes, le hasard arrangeraient tout.

Voici le résumé de l’accord Schouwaloff-Derby : la Russie s’engage à ne porter la guerre ni sur le canal de Suez, ni en Egypte, quoique ces régions fassent partie de l’Empire ottoman. Le Tsar renouvelle sa déclaration que la conquête de Constantinople n’entre pas dans ses desseins : « Son gouvernement reconnaît que, quoi qu’il arrive, l’avenir de Constantinople est une question d’intérêt général que ne saurait être résolue que d’un commun accord ; si la possession de cette ville venait à être mise en question, on ne saurait consentir à ce qu’elle appartînt à l’une ou à l’autre des grandes puissances européennes. » — « La question des détroits sera également résolue au moyen d’une entente générale. » — Lord Derby ayant fait allusion à d’autres « intérêts britanniques, » tels que le golfe Persique et la route de l’Inde, le cabinet impérial affirme « qu’il n’étendra pas la guerre au delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le but hautement et nettement avoué qui a déterminé l’Empereur à prendre les armes. Il respectera les intérêts anglais signalés par lord Derby, autant que l’Angleterre restera neutre. » On se taisait sur les « intérêts russes, » et, en ce qui concernait l’objectif de la guerre, on se contentait de cette phrase :


Le but de la guerre ne saurait être atteint aussi longtemps que les populations chrétiennes de la Turquie ne seront pas placées dans une situation dans laquelle leur vie et leur sécurité soient efficacement garanties contre les abus intolérables de l’administration turque.


Gortschakoff espère se tirer d’embarras par des finesses de rédaction. Mais, dans la réalité des choses, la Russie, prise entre la convention de Reichstadt, signée antérieurement, avec l’Autriche-Hongrie [2], et l’arrangement Derby-Schouwaloff, rejetée du Balkan occidental par la volonté des puissances germaniques, cernée dans le Balkan oriental par les prétentions roumaines, serbes et grecques, mise en surveillance en Asie, en Egypte, à Constantinople, par l’Angleterre et par l’Europe, les mains liées et le pied pris, — la Russie aborde la guerre dans des conditions détestables : on pouvait prévoir, dès lors, que le bénéfice de la partie lui échapperait, à supposer qu’elle la gagnât.

Même dans les Balkans, le « Tsar libérateur » ne trouvait pas les concours chaleureux sur lesquels il eût cru pouvoir compter. Chacun avait ses plans, ses projets, ses « intérêts. » Entre la Russie et la Turquie, une ceinture de principautés à demi autonomes formait un tampon de situations acquises et d’ambitions particulières. Pour entrer en contact avec la Turquie (puisqu’on ne pouvait pas prendre le chemin de la mer), il fallait passer soit par la Serbie, soit par la Roumanie. Par la Serbie, l’Autriche avait bloqué la voie ; celle de la Roumanie était donc la seule.

La Roumanie était encore, d’après les traités, sous la suzeraineté des Sultans. Légalement, elle devait prendre les armes pour la Turquie. Mais, si elle le faisait, c’étaient son territoire et sa population qui subiraient les horreurs de la guerre. Restait-elle neutre ? Elle s’exposait au même péril, sans profit éventuel, dans le cas probable d’une défaite turque.

La Roumanie, — ou plutôt comme on les appelait alors, officiellement, les principautés unies de Moldo-Valachie, — avait à sa tête le prince Charles de Hohenzollern, qui l’avait conduite avec une habileté et une patience remarquables de 1866 à 1876. Ce prince, fidèle d’abord à sa famille, n’avait jamais oublié, comme il le dit lui-même, « qu’il était aux avant-postes de la pénétration germanique en Orient[3] ; » conformément aux exemples de sa race, il s’était appliqué à créer une armée et il attendait les événemens.

La Roumanie fit appel aux puissances, demandant leurs conseils et même une garantie de neutralité ; au fond, le prince Charles était résolu à prendre part à la guerre aux côtés de la Russie, mais il eût voulu vendre son concours le plus cher possible. Berlin, qui donne le ton, répondit : « que chacun se préserve comme il sait et croit le mieux[4], » D’autres y mirent plus de formes ; mais la pensée était semblable partout. La Roumanie se trouva donc abandonnée à elle-même. La Russie demandait impérieusement le passage pour ses troupes à travers la principauté. Dès le mois de septembre, Jean Bratiano, envoyé en mission auprès du Tsar, n’avait pas dénié le passage, mais il avait prétendu poser ses conditions. La Roumanie eût voulu, pour prix de son concours, s’assurer de la Bessarabie et obtenir un agrandissement vers la Bulgarie. Entre le prince Gortschakoff et Jean Bratiano, le dialogue fut vif ; Gortschakoff s’écria : — « Vous n’avez pas de conditions à nous poser ; sinon, la Russie, s’en référant aux traités en vertu desquels la Moldavie et la Valachie font parties intégrantes de l’Empire ottoman, envahira ces provinces sans autres formes. » — « Fort bien, riposta froidement Bratiano. Nous nous opposerions alors, par la force, à l’entrée des Russes sur le territoire roumain[5]... »

Vaines menaces ! La Roumanie n’avait pas le choix. Elle dut céder. Une convention du 16 avril 1877 régla les conditions du passage ; quant à la question de savoir si elle prendrait part à la guerre, elle se réservait encore.

Il y a quelque chose d’émouvant dans la situation de ce petit et vaillant peuple qui, à peine né, se retourne entre l’enclume et le marteau. Il n’ose même pas débattre les conditions de son concours éventuel avec le grand patron qui impose son amitié redoutable ; il n’ose pas lui demander de faire, d’avance, le partage des bénéfices, en cas de victoire commune. On craint que le lion ne traite en lion. Ce tourment se retrouve, malgré la froideur habituelle des documens diplomatiques, dans la circulaire de M. Kogalniceano, datée du 3 mai 1877 :


Quand l’Europe ne consulte que ses intérêts, quand on dit à la Roumanie : Lasciate ogni speranza, notre pays doit subir la force majeure et ne prendre conseil que de la terrible situation dans laquelle il est poussé contre sa volonté.


Ce langage anxieux étonnait la Russie ; elle croyait y discerner l’indice d’une « ingratitude » naissante chez les peuples balkaniques.

La Serbie n’avait jamais consulté que ses ambitions ; n’écoutant aucun avis, elle s’était jetée follement dans la bagarre et avait déchaîné les événemens. Maintenant, battue et mécontente, elle boudait, repliée sur elle-même. Le prince Milan était à la fois encombrant et inconsidéré. Le manifeste du Tsar, en avril 1877, avait informé la Serbie qu’elle était mise de côté ; on l’avait sacrifiée, dès Reichstadt, aux exigences de l’Autriche-Hongrie. Le grand projet d’un Empire serbe s’évanouissait. Ce n’était pas encore de ce côté qu’on trouverait de l’enthousiasme, ni des élans généreux.

Tout autre chose du Monténégro. Il était le Benjamin de la famille, le plus éloigné, le plus exposé et le plus aimé de tous les frères slaves. Sa forte situation dans les montagnes, avec accès sur l’Adriatique, permettant de prendre à revers toute la péninsule et faisant arche de pont vers les mers occidentales, donnait une valeur inappréciable à son dévouement. Mais il était si petit, si faible, surveillé et ligotté de si près par l’inquiétude autrichienne, qu’il devenait plutôt un embarras qu’un secours. Du moins, avec celui-là, c’était à la vie, à la mort. On comptait sur lui et on ne l’abandonnerait pas.

Il y avait, à l’extrémité de la péninsule, un autre « client » en bien mauvaise posture, c’était la Grèce. La Grèce était née à Navarin. La Grèce était en droit de rappeler aux grandes puissances de l’Europe « le rôle, qu’à son berceau, elles lui avaient réservé en Orient[6]. » Elle s’inscrivait, au premier rang, parmi les héritiers de l’« homme malade. » Elle représentait la cause la plus sympathique, la plus célébrée, la plus chère au cœur de la civilisation occidentale, la cause de l’hellénisme. Donc, en cette crise imminente, elle se lèverait... Non ! Elle resta immobile presque jusqu’à la fin de la guerre.

La Grèce était plus frappée encore que la Serbie : un frère de religion, sinon de race, lui était né qui, subitement grandi et gros garçon, menaçait la part qu’elle s’était attribuée : c’était, parmi les Slaves, cet ignoré d’hier, le Bulgare. Les tsars avaient déjà notifié, à diverses reprises, à la Grèce qu’elle eût à se pourvoir ailleurs : on ne voulait pas d’elle à Constantinople et, même si elle se contentait de Salonique, on ne voulait pas d’elle à Salonique, Après des espoirs si vastes et si longtemps caressés, c’était un réveil affreux. Les Grecs ne sont pas très nombreux dans l’Empire turc, mais ils occupent les ports, les villes, les situations élevées, la fortune. L’hellénisme est plein d’ardeur et de zèle, il est animé d’un esprit de propagande et de sacrifices qui reste, malgré tant de traverses, un des spectacles d’énergie les plus réconfortans de l’histoire.

La Grèce, à l’étroit sur le continent, voudrait élargir et consolider son assiette ; la Grèce, fille de la mer, voudrait régner du moins sur l’Archipel, sur les îles, sur les ports où la vie hellène a survécu sous la domination ottomane. Mais elle est faible, mal bâtie, pauvre, médiocrement administrée ; elle n’a trouvé ni son Cavour, ni son Victor-Emmanuel. Elle est à la merci d’un coup de main par mer. Elle réclame ou convoite des points stratégiques d’une importance décisive et elle ne serait pas de force à les défendre. Qu’on lui livre la Crète : saurait-elle garder la Sude ?

Dans la crise de 1877-78, la Grèce, délaissée par la Russie, s’était retournée timidement vers les puissances occidentales, et notamment vers l’Angleterre. Celle-ci la réservait comme une carte à jouer dans la partie finale.

Restaient les Bulgares ! Ce peuple slave était si complètement abattu depuis des siècles que, malgré la grande étendue de territoire qu’il occupe, il était oublié. Quand, en quittant l’Europe, on arrivait à Sofia, on trouvait des gens vêtus à la turque, coiffés du turban ou du fez, et l’on saluait l’Orient. On ne savait guère que ces populations fussent chrétiennes et européennes. Accablées sous le joug, leur instinct national a survécu ; elles ont été réveillées par l’excès même des maux qu’elles enduraient. Un exode de populations musulmanes en Bulgarie (Tartares et Circassiens), ordonné par le gouvernement turc après la guerre de Crimée (1860), accrut encore les souffrances séculaires et, à partir de 1868, il y eut, dans ces provinces, situées sur le Balkan et qui commandent Constantinople, un mouvement insurrectionnel à l’état chronique, qui fut, avec les affaires de Bosnie et d’Herzégovine, l’origine des événemens de 1877.

On cherchait encore « le Bulgare, » en 1875. La nouvelle des massacres, qui tentèrent d’étouffer dans le sang la révolte, apprit à l’Europe que ce peuple vivait, puisqu’il souffrait. La Russie avait entendu la voix des frères accablés. Cette population, nombreuse, dévouée et brave, était de taille et de volonté à devenir le fer et la pointe de la lance slave vers Constantinople. Le pacte fut vite conclu : les cœurs s’entendirent. Et l’Europe, — au moment où la voix de Gladstone s’élevait, — reçut le manifeste du 14 août 1876, « présenté par la nation bulgare aux grandes puissances de l’Europe, protectrices des peuples d’Orient. »

Dans ce manifeste, la nationalité bulgare se peignait elle-même :


Il existe, dans la Turquie d’Europe, un peuple infortuné répandu en grand nombre des deux côtés des Balkans... Peuple laborieux et paisible s’il en fut jamais, les Bulgares n’arrosent de leur sueur, depuis cinq siècles, la terre qu’ils cultivent qu’au profit presque exclusif de leurs oppresseurs... Les prétendues réformes turques n’ont jamais été qu’une amère dérision...


Quant aux événemens qui avaient illustré si affreusement la Bulgarie, ils n’étaient que trop réels, malgré les doutes professés d’abord par l’ambassade et le gouvernement britanniques. L’enquête poursuivie impartialement, par M. Baring, ne laissait plus de doute :


Les chiffres de quinze à vingt mille victimes et de plus de cent villages détruits ne paraissent pas exagérés[7] !...


La véritable cause de ces abominations, tolérées et ordonnées peut-être par le gouvernement turc, était dans le progrès récent de la Bulgarie, suscité par une aube d’espérance :


Grâce à leurs habitudes laborieuses et morales, écrit l’ambassadeur de France à Constantinople, les populations chrétiennes des Balkans allaient grandissant en richesse et en instruction ; par la force des choses, elles .gagnent, chaque jour, du terrain sur les musulmans. C’est à ce progrès si naturel et si légitime que certains patriotes mahométans entendent mettre un terme par le massacre et l’incendie.


Le Bulgare est appliqué, rude, obstiné. Excellent cultivateur, il fait rendre, aux riches plaines qu’il habite, des moissons abondantes et nourrit de nombreux bestiaux. Il sait réfléchir, il sait lire, il sait se battre : nation de paysans, d’instituteurs et de soldats. Ceux qui parlaient en son nom ne croyaient pas exagérer la grandeur de ses futures destinées en les inscrivant en ces termes, dans le manifeste que leur servitude datait encore de Constantinople :


Le peuple bulgare, confiant dans ses traditions, sa position géographique, son importance numérique, ses qualités de peuple agricole et industriel, possède tous les élémens voulus pour marcher dans la voie du progrès et de la civilisation... Il demande sa pleine autonomie avec un gouvernement national, garanti par les grandes puissances protectrices des chrétiens d’Orient... L’autonomie du peuple bulgare, dans ces conditions, pourrait seule le rendre capable de devenir, par ses propres lois et par ses propres forces, l’un des agens les plus actifs et les plus persévérans du progrès et de la civilisation dans l’Europe orientale.


Telle était la cause nouvelle que la Russie allait prendre en mains, dans les Balkans, au détriment des autres peuples qu’elle avait soutenus d’abord. Les Roumains, les Serbes, les Grecs, étaient des coreligionnaires, ils n’étaient pas tous des cousins !

Dans une situation si complexe, soit de l’Europe, soit des deux adversaires qui se mesuraient du regard, soit des populations intéressées, le rôle d’une puissance tierce, neutre et impartiale, pouvait devenir considérable. Ce rôle eût appartenu à la France. Mais la France se renfermait, non seulement dans la plus stricte neutralité, mais dans la plus sévère abstention. Dès la nouvelle de la déclaration de guerre, M. le duc Decazes, interpellé à la Chambre (1er mai 1877), avait défini la politique du gouvernement. Le désir de rassurer le pays sur l’extension possible du conflit s’était manifesté dans la seule phrase un peu significative de l’exposé ministériel :


La déclaration que je viens de faire, disait M. le duc Decazes, acquerra d’autant plus de valeur à vos yeux si vous voulez bien remarquer que les puissances qui nous avoisinent partagent avec nous le privilège de n’être engagées dans les événemens actuels par aucun intérêt direct.


La correspondance du duc Decazes établit, de la façon la plus claire, que la crainte d’une complication franco-allemande était son souci constant, son unique affaire dans ces grandes affaires[8].

Le prince de Bismarck le savait. Cependant, il craignait toujours de voir la diplomatie française s’enhardir et tenter de faire ce qu’il eût fait lui-même à sa place, soit lier partie avec la Russie, soit préparer une action commune et résolue des puissances occidentales avec l’Autriche. L’une ou l’autre combinaison eût arraché la France à son isolement, l’eût, par conséquent, libérée de ses craintes, et lui eût rendu un rôle et des alliés, en forçant l’Allemagne à se prononcer soit pour la Russie, mais contre l’Autriche, soit contre la Russie, mais, alors, à la remorque des puissances occidentales. Peut-être encore eût-il préféré faire valoir ses services, alternativement, auprès des deux groupes. En tout cas, il eût agi.

Tant que dura la guerre, le prince de Bismarck fut en proie à ce « cauchemar. » C’est ce qui explique sa nervosité, ses coups de sonde fréquens, son travail auprès des partis en France et cette humeur maussade qu’il cachait, le plus souvent, dans ses propriétés du Lauenbourg[9].

Tout le monde sentait que l’Allemagne était d’accord avec l’Autriche ; mais les dessous d’une intrigue si complexe échappaient. La diplomatie anglaise elle-même, toujours si attentive et si bien renseignée, n’osait se livrer absolument. Le spectre formidable de « l’alliance des trois empereurs » se dressait encore et obscurcissait tout. Une méfiance réciproque régnait entre les cabinets. Ils se cherchaient sans se trouver.

Au fond, en France, la tendance était à un rapprochement avec l’Angleterre. M. Thiers, nettement anti-russe, n’hésitait pas, quelque temps avant sa mort, à s’en expliquer auprès de ses amis d’outre-Manche : « L’Europe a été inique envers les Turcs, car la justice et le véritable équilibre de la paix universelle est avec eux. On aura fort à regretter l’abandon dans lequel on les a laissés[10]. »

Le duc Decazes écrivait, au début d’août, au marquis d’Harcourt, ambassadeur à Londres :


Il est essentiel que tous sachent bien que jamais nous n’avons refusé d’étudier avec l’Angleterre les questions qui s’agitent, que nous avons, au contraire, recherché en toutes occasions cet examen en commun, nous tenant tout naturellement sur la réserve, mais ayant toujours prévenu que la porte était ouverte à toutes les indications, qui ne pouvaient venir de nous, mais auxquelles tout accueil était promis et assuré. Cela doit être dit simplement, ainsi qu’il convient de la part de gens qui ne songent pas à solliciter une alliance, mais qui ont le sentiment très profond que les intérêts des deux pays commandent une étroite entente et qui la désirent, aussi bien par sympathie que par raison.


A Londres, on paraissait répondre à ces sentimens par des sentimens analogues. Le prince de Galles, dont les tendances peu sympathiques à l’Allemagne étaient notoires, venait à Paris et s’employait à les dégager[11] ; M. Alphonse de Rothschild les appuyait auprès du duc Decazes : rien n’y faisait et rien ne se faisait. Le bruit, semé habilement, d’un rapprochement franco-russe suffisait pour empêcher la confiance ; de même, les bruits inverses, à Saint-Pétersbourg.

Entre Londres et Vienne qui, logiquement, eussent dû s’entendre dès le début, un malentendu peu explicable subsistait. Le comte Schouwaloff observe que cet illogisme politique contribua beaucoup à fausser la politique européenne ; il l’attribue à l’action personnelle du comte de Beust[12].

Quoi qu’il en soit, la diplomatie était frappée d’une sorte d’impuissance et d’ataxie. On voulait et on ne pouvait pas.

Il est vraiment extraordinaire qu’un homme aussi intelligent et aussi expérimenté que le duc Decazes ait eu en mains le renseignement le plus précis sur la portée de l’entente austro-allemande et que ce document ait été sans effet appréciable sur son action. On lui écrivait de Vienne, en juin 1877 :


Le comte Andrassy a exposé, ainsi qu’il suit, les vues et la situation de l’Autriche dans un entretien avec une personne qui possède toute sa confiance : — « Les événemens qui se préparent nous obligent à nous familiariser avec l’idée que la Serbie et la Roumanie seront libres et indépendantes ; si ces principautés gardent leur étendue territoriale actuelle, leur liberté et leur indépendance ne nous gêneront pas... Par contre, nous ne pouvons tolérer que la Serbie s’agrandisse à l’Ouest, le Monténégro au Nord. Si les Turcs sont capables de garder la Bosnie et l’Herzégovine, tant mieux ; sinon, nous les prendrons pour nous. Ces provinces resteront aux Turcs ou elles nous appartiendront. » — « Feriez-vous la guerre pour cela ? » — « Oui, sans balancer. » — « La guerre à la Russie ? » — « La Russie, officielle s’entend, connaît nos intérêts et les juge légitimes (entente de Reichstadt) ; nonobstant les criailleries éventuelles. des panslavistes, elle ne nous fera pas la guerre pour nous empêcher d’annexer la Bosnie et l’Herzégovine. » — « Si vous lui permettez d’annexer de son côté la Bulgarie, évidemment. » — « La Russie officielle se déclare désintéressée. Elle n’a tiré l’épée, dit-elle, que pour améliorer le sort des Chrétiens... Elle peut occuper la Bulgarie, l’organiser, y créer une administration indigène. Mais qu’elle n’y reste pas ! L’indépendance des bouches du Danube est, pour nous, un dogme. Si la Russie nous trompe et foule ce dogme aux pieds, nous nous battrons, c’est chose décidée. Notre position militaire nous assure l’avantage. » — « Et la Prusse ? » — « La Prusse sera pour nous, et nous pouvons compter, à tout le moins, sur une neutralité bienveillante de sa part. Nous sommes sûrs de ses dispositions. » Là gît le secret du calme et de la sérénité avec lesquels le comte Andrassy a laissé se dérouler, jusqu’ici, la question d’Orient.


C’est après avoir lu ce document, qui éclaire et dévoile tout (l’entente austro-allemande, la convention de Reichstadt, etc.) ; c’est après en avoir souligné lui-même l’intérêt, que le ministre français est repris de ses hésitations et de ses craintes, ne sachant dégager sa ligne de conduite et n’osant faire un pas.

La France pouvait choisir. Elle avait sa richesse, sa force reconstituée, sa clientèle orientale ; tout cela pèse. Ce qui était visé, c’était les traités qui avaient été son œuvre. Elle avait qualité soit pour les défendre, soit pour les modifier. L’Allemagne n’avait, pas plus que la France, envie d’une nouvelle guerre, en un temps où, de toute façon, elle eût eu contre elle plus d’un adversaire. Cela laissait à notre diplomatie, même pacifique, une réelle latitude.

Ce n’était ni la compréhension des choses, ni les avertissemens qui manquaient aux ministres français, mais seulement une résolution tranquille et claire. On était en pleine crise du Seize-Mai. L’intérieur attirait tous les regards, allumait toutes les passions. Si le gouvernement tremblait pour le pays, il tremblait aussi pour lui-même, engagé qu’il était dans une aventure si dangereuse, réduit à plaider sa cause devant l’étranger. Pourquoi faut-il que la correspondance privée du duc Decazes, si intéressante et si honorable à tant de points de vue, se ferme sur ce plaidoyer pro domo qu’il adresse, en août 1877, à M. de Gontaut-Biron ?


N’y a-t-il donc rien à faire pour éclairer les esprits sur ce que nous voulons et faisons pour dissiper ce fatal malentendu qui pèse sur nous ? (Il s’agit du Cabinet.) Depuis quatre années, j’ai mis tous mes soins, j’ai consenti à tous les sacrifices, j’ai épuisé la coupe de toutes les amertumes pour essayer de faire pénétrer à l’étranger une vérité bien éclatante à mes yeux et que j’ai pu prêcher en toute sincérité, à savoir que la France conservatrice était exclusivement dévouée à la politique d’apaisement et de modération, qu’elle abdiquait toute colère et tout ressentiment, qu’elle désavouait toute pensée de revanche et de représailles, qu’elle seule, enfin, pouvait amener la paix générale et qu’elle seule le voulait... Or, il faut bien reconnaître que ces peines sont perdues, que ces sacrifices ont été inutiles et que l’Europe monarchique et conservatrice nous préfère qui ? grands dieux ! les radicaux !...


M. de Gontaut-Biron était convaincu et n’avait pas besoin d’être endoctriné. Quant au prince de Bismarck, si par quelque indiscrétion de la poste, il prit connaissance de cette lettre, écrite, en somme, à son adresse, il dut s’étonner de ne pas y retrouver le jeu serré de son adversaire de 1875[13].


II

La guerre avait été déclarée, le 23 avril 1877. Quoique les Russes fussent décidés depuis novembre, ils étaient insuffisamment préparés ; mais les Turcs l’étaient moins encore. Les débuts de la campagne avaient été lents, de part et d’autre. La diplomatie aussi s’en mêlait. Le général Le Flô écrivait encore le 7 juin :


L’Empereur et son chancelier souhaitent ardemment pouvoir éviter tout acte militaire et politique qui les conduirait à se heurter contre l’Angleterre et à donner ainsi à une puissance quelconque un sujet ou le moindre prétexte de méfiance. Ils désirent n’être pas mis, par la suite des opérations militaires, dans l’obligation de franchir les Balkans, et ils pensent qu’une première victoire de l’armée russe, sur la rive droite du Danube, serait, pour les grandes puissances, l’occasion naturelle d’une intervention bienveillante, dont un Congrès devrait être la conséquence immédiate.


On comptait donc sur un duel au premier sang, avec recours immédiat aux arbitres. Mais les deux campagnes, engagées simultanément, l’une en Europe, et l’autre en Asie, furent fécondes en surprises. En Europe, les Turcs n’avaient opposé aucune résistance sérieuse sur la rive droite du Danube. Les deux armées russes, qui opéraient à 300 kilomètres l’une de l’autre, la première commandée par Zimmermann, sur le bas Danube et la seconde par le grand -duc Nicolas Nicolaïewich, frère de l’Empereur, général en chef, sur le moyen Danube, s’étaient approchés du fleuve et l’avaient franchi sans coup férir, Zimmermann à Galatz et le grand-duc à Zimnitza, près de Sistova.

Au delà du Danube, la chaîne des Balkans est la seule ligne de défense de l’Empire turc, Zimmermann, maintenu par le quadrilatère Varna-Choumla-Routschouk-Silistrie, s’était arrêté. La flotte turque, quoique commandée par un officier anglais, Hobart pacha, qui passait pour habile, avait réduit son rôle à interdire aux Russes l’usage de la mer. La destruction de deux monitors par des torpilleurs russes avait démoralisé le personnel peu marin de la flotte ottomane. Le cours du Danube avait été intercepté par un barrage de torpilles entre Nicopolis et Routschouk.

Le grand-duc Nicolas, ne trouvant aucun obstacle, avait lancé, sous les ordres de Gourko, une avant-garde de 15 000 hommes, avec mission de pousser droit devant lui, tant qu’il pourrait ; Gourko, plein d’entrain, avait marché par Tirnovo, jusqu’au pied des Balkans. Il s’engage dans la montagne, pénètre dans le col de Khankioï, culbute le seul bataillon turc qui défend le passage, descend les pentes méridionales, s’empare de Kezanlik, le 14 juillet, d’Eski-Sagra, et enfin de l’important défilé de Chipka, en l’attaquant par le Sud. Par cette randonnée surprenante, il est libre de déboucher dans la vallée de la Maritza, qui conduit à Andrinople. Donc, ni le Danube, ni les Balkans n’ont protégé la Turquie. Ils n’ont pas même fourni aux Russes l’occasion de cette bataille décisive qui doit arrêter leurs armes victorieuses. C’est une conquête trop facile et dont la facilité même fait le danger.

Les Turcs ne sont jamais pressés. Ils avaient voulu passionnément la guerre et ils l’avaient mal préparée. Ayant, il est vrai, un front très vaste à défendre, ils l’avaient couvert de troupes, depuis l’extrême Arménie jusqu’à la mer Adriatique, se creusant peu la cervelle pour deviner où ils seraient attaqués. Pas d’unité dans le commandement ni dans le gouvernement, Abdul-Kerim, qui était général en chef, ne sait pas se faire obéir de ses lieutenans. Chacun fait à sa guise et tire de son côté.

Cependant, du fond de l’Asie et de l’Afrique, les soldats arrivaient par masses. Armés à la hâte et à peu près vêtus, ils se portaient sur les frontières et constituaient des effectifs imposans. Le sultan, au moment de la déclaration de guerre (fin mai 1877), avait, par sa proclamation aux troupes, suscité en elles un enthousiasme farouche : « Vous vous élancez à la guerre sainte contre les ennemis de la foi. Vous portez, non seulement le drapeau ottoman, mais le drapeau de l’Islam. Vos sabres de croyans vont vous ouvrir le paradis. »

Quand Gourko fut si près d’Andrinople, on se réveilla. On savait maintenant que la guerre était sérieuse, on comprenait qu’il fallait se battre, vaincre ou mourir. On se décida à concentrer les efforts, dispersés jusque-là. Suleyman pacha fut rappelé du Monténégro et opposé, avec des forces supérieures, à Gourko. Celui-ci n’ose plus avancer ; puis il recule, non sans pourvoir à la défense du défilé de Chipka. Cela fait, il dut repasser les Balkans et se replier sur le Danube. Là, les affaires s’étaient singulièrement compliquées pour le grand-duc Nicolas.

L’armée du centre, celle qu’il commandait, formait un triangle dont la pointe était l’avant-garde de Gourko. Plus ce triangle s’allongeait, plus il était en danger sur ses flancs. A gauche, vers le bas Danube, Zimmermann retenait l’attention du général turc Abdul-Kerim, bientôt remplacé par Mehemet-Ali. Pour plus de sécurité, le général en chef russe confie au tzaréwitch deux corps d’armée avec mission de rejeter loin de Routschouk l’armée turque en formation sur le Lom et qui peut menacer ses derrières. A droite, dans une pensée analogue, il ordonne au général de Krudener, commandant du 9e corps, d’aller s’établir sur la route de Widin, pour tenir en respect l’armée d’Osman pacha.

Mais celui-ci l’a prévenu. Osman pacha, officier du génie, qui avait fait ses premières armes à la rude école de la guerre de Sécession, avait du sang-froid et du coup d’œil. Arrivé trop tard pour dégager Nicopolis assiégé, il s’arrête sur les hauteurs qui dominent la petite ville de Plewna, point de rencontre de routes nombreuses et qui tient, de ce côté, la clef de l’Empire.

Conscient de ce qu’il peut demander à ses troupes, il se met à remuer de la terre, entoure les collines qu’il occupe d’une série de redoutes et d’ouvrages improvisés formant une triple ligne de feux habilement dissimulés. Le 20 juillet, sans reconnaissance préalable, Krudener se heurte à cette position. Il attaque, il est repoussé. Le lendemain, ayant reçu des renforts, il attaque encore, il est repoussé de nouveau et battu à plates coutures. Sa défaite lui coûte 6 000 hommes.

Il n’est plus question, pour les Russes, de suivre Gourko et de franchir les Balkans. Le triangle a fléchi vers la droite ; il faut le resserrer, se rapprocher des bases d’opération. Le grand-duc est battu lui-même avec des pertes énormes. On n’a pas assez de troupes pour bloquer Osman pacha ; celui-ci a su garder ses communications et reçoit des hommes et des approvisionnemens. Son armée, maintenue au chiffre de 45 000 hommes, tient en échec 150 000 ennemis et leur fait perdre 50 000 hommes. On était en automne.

Du côté de l’Asie, la fortune était également hésitante. Loris Melikoff, avec une belle armée, avait pris l’offensive contre Mouktar pacha. Celui-ci était un homme de guerre avisé et expérimenté, sachant attendre et manœuvrer. Les Russes avaient pour objectif Erzeroum, que couvrait une ville fortifiée de premier ordre, Kars. Le sort de Kars décidera de la campagne en Turquie d’Asie. Les Russes divisent leurs forces en quatre colonnes d’invasion, séparées par des montagnes infranchissables. En même temps, ils assiègent Batoum, protégé par les cuirassés turcs. Ils avancent d’abord sans obstacle, enlèvent Bayazid, Ardakan, investissent Kars. Mais Mouktar s’est retiré dans une bonne position en avant d’Erzeroum ; il y reçoit des renforts, prend, à son tour, l’offensive et repousse successivement les différens corps russes. Kars est débloqué, le 10 juillet, au moment même où Krudener échoue, pour la première fois, à Plewna.

Il y eut, en Europe, une surprise et une agitation indicibles, quand ces nouvelles arrivèrent. C’était tout le contraire de ce que l’on avait prévu. Au mois d’août, la Russie passait pour battue. Les gens compétens et, au premier rang, le maréchal de Moltke, déclarent que les Russes ne viendront pas à bout des Turcs en une seule campagne, que la guerre durera au moins deux ans, à supposer que les ressources en hommes et en argent ne fassent pas défaut. A Londres, on considère la puissance russe comme annihilée. Lord Beaconsfield entend dicter la paix et il laisse comprendre que, bientôt, les modérés, comme lord Derby, n’auront plus qu’à quitter le ministère. A Pesth, on illumine sur la nouvelle des victoires turques. Le prince de Bismarck sort de sa retraite et rencontre, à Salzbourg, le comte Andrassy. L’empereur Alexandre a quitté l’armée du Danube et se rend aux manœuvres autrichiennes où il voit l’empereur François-Joseph.

Obtint-il quelque sécurité de ce côté ? Quoi qu’il en soit, un fait important se produisit. La Roumanie se décide à prendre part aux hostilités (24 août). La proclamation du prince, datée du 27 août-11 septembre, déclarait l’indépendance absolue de la Roumanie. On ne dit pas que la Roumanie se soit, plus qu’au début de la guerre, assuré le fruit commun de la victoire[14].

Le prince Charles fut investi du commandement général des troupes alliées devant Plewna. L’armée roumaine comptait 50 000 hommes et 180 canons.

En même temps, des renforts arrivaient aux Russes. On résolut de tenter un nouvel assaut avec le concours des Roumains, le 14 septembre : il fut encore repoussé. On dut renoncer aux attaques de vive force. Le vieux général Totleben, le héros de Sébastopol, fut mandé : il eut pleine liberté d’action. On mit à sa disposition la garde impériale. Il entoura Plewna de tranchées ; il fit occuper les routes de Widin et de Sofia, par où Osman était ravitaillé et, bloquant étroitement la place, sans consentir à sacrifier un homme, il attendit. Un hiver déjà rigoureux éprouvait les alliés. Ils souffrirent tout ce qu’avaient enduré les armées assiégeant Sébastopol, tout ce que Vsevolode Garchine a raconté[15], Osman, à bout de vivres et de munitions, essaya de rompre le cercle de fer qui l’entourait. Refoulé sur la place, blessé, il se rendit avec 40 000 hommes (10 décembre 1877).

Les Turcs n’avaient pas su tirer parti du répit inespéré que leur laissait l’admirable défense de Plewna. En Asie, leur position n’était pas meilleure. Mouktar pacha, après ses premiers succès, au lieu de les confirmer par une offensive vigoureuse, s’était contenté de harceler l’ennemi : celui-ci s’était reformé ; le grand-duc Michel et Loris Mélikoff avaient reçu de puissans renforts. En octobre, ils attaquent le général turc, retranché en avant de Kars ; ils le battent et le repoussent en Arménie. Kars est investi pour la seconde fois ; pendant un mois, après une série d’alertes qui épuisent la garnison, montant à 20 000 hommes, celle-ci essaye de s’échapper ; elle est enveloppée et faite prisonnière. La ville elle-même, qu’on eût crue imprenable, est emportée par un assaut héroïque. Les Turcs se replient sur Erzeroum. Mouktar pacha est rappelé en Europe avec une partie de ses troupes. La chute d’Erzeroum n’était plus qu’une question de temps quand intervint l’armistice.

L’hiver n’avait pas interrompu la campagne en Europe. Plewna tombé, rien n’arrêtera plus la marche en avant des armées russes. Malgré des épreuves terribles, malgré les glaces, les neiges, un froid exceptionnel, au prix de souffrances et de privations inouïes, elles franchissent les Balkans par toutes les passes.

C’est un mouvement magnifique sur l’immense largeur de la péninsule. A l’ouest, les Monténégrins poussent les Turcs devant eux ; ils occupent Antivari, le 10 janvier, et assiègent Scutari ; plus en avant, l’armée serbe, qui est entrée en ligne, gagne la victoire de Pirot et s’empare de Nisch ; plus au centre encore, le général Gourko est vainqueur à Taschkesen et passe la ligne des montagnes dans les premiers jours de janvier. Radetzki, combinant son mouvement avec Mirsky et Skobeleff, cerne et fait prisonnier Wessel pacha qui défendait la passe de Chipka avec une armée de 30 000 hommes.


Nous renonçons, dit un témoin oculaire, à décrire l’enthousiasme qui, au reçu de cette nouvelle, éclata dans tout le quartier général. Le grand-duc sortit de chez lui en criant hourrah ! et en annonçant la grande nouvelle. Des milliers de voix firent écho à ses cris, et bientôt ce ne fut plus qu’un immense vacarme où se mêlaient les chants et les acclamations, tandis que la musique jouait l’hymne national : Bojié tzaria Krani (9 janvier).


C’était la fin soudaine et presque imprévue de tant d’angoisses et de tant de maux. Toutes les routes de Constantinople s’ouvraient à la fois. En même temps, la Grèce prenait part aux hostilités, et son armée entrait en Thessalie.

La Turquie, qui avait compté, jusqu’à la fin, sur une intervention militaire des puissances et notamment de l’Angleterre, était à la discrétion de l’ennemi. Le sultan demande un armistice. Le grand-duc Nicolas ne consent à négocier que si l’armistice pose les bases des préliminaires de la paix. La marche en avant des Russes se précipite. Il s’agit de mettre les diplomates en présence de faits accomplis. Dès le 15 décembre 1877, lord Derby avait fait savoir par écrit, au comte Schouwaloff, que l’Angleterre s’opposerait à l’entrée des troupes russes à Constantinople. Gourko poursuit ses succès malgré l’ouverture des négociations : après une bataille de trois journées, il écrase l’armée de Suleyman pacha, dernière ressource du sultan, à Philippopoli (15 janvier).

Mehemet-Ali ne songe même pas à défendre Andrinople puissamment fortifiée. Il s’enfuit. Le 20 janvier, le colonel Stroukoff entre dans la ville, à la tête d’un détachement de cavalerie. « La panique était telle que les chefs turcs avaient renoncé à toute résistance ; ils ne songeaient qu’à sauver leur vie. »

Toute l’armée russe se forme en pointe pour fondre, d’un commun élan, sur Andrinople. Cette fois, le triomphe est irrésistible.


L’avant-garde fait en seize jours, à travers la neige et la boue, et tout en se battant, une marche de 350 kilomètres. Les pertes étaient immenses. Sur 5 000 hommes qui étaient partis de Sofia, 2 500 à peine arrivèrent à Andrinople sans chaussures et sans uniforme.


Le 31 janvier, jour où l’armistice fut signé à Andrinople, les armées russes couvraient les approches de la capitale turque, de Rodosto à Silivri. Cette marche triomphale remplissait de joie et d’orgueil la Russie qui, un instant, avait tremblé pour sa puissance et pour sa grandeur.

Maintenant, les soldats passaient la main aux diplomates.

Ces épreuves, ces sacrifices énormes[16], tout cela serait-il en pure perte ? Quelqu’un tenterait-il d’arracher au vainqueur sa proie ? L’objectif sacré de la campagne, c’était Sainte-Sophie ; l’Empereur avait dit au grand-duc : « Constantinople !... » L’erreur de quatre siècles allait-elle être réparée, les chrétientés d’Orient, délivrées ? Qui s’élèverait contre la parole du tsar libérateur et victorieux ?

En Europe, les puissances étaient déçues, irritées. Mais c’était à qui ne bougerait pas. La concordance des événemens doit être signalée : en France, les républicains arrivent au pouvoir ; en Italie, M. Crispi. Victor-Emmanuel meurt, bientôt le Pape. Le prince de Bismarck se tait, mais il travaille. C’est l’heure où il négocie un projet de voyage de M. Gambetta à Berlin. Il contient l’Autriche, anxieuse de ce qui se passe. Il n’est pas sans communications avec l’Angleterre. Dans les premiers jours de l’année 1878, le comte Munster, ambassadeur d’Allemagne à Londres, esprit très positif et très froid, est l’hôte de lord Derby à la campagne : longs entretiens. Midhat pacha est à Londres. Lord Derby, selon sa méthode, patiente toujours : il ne voudrait pas se lancer seul. Il attend que l’Autriche-Hongrie, dont il se méfie encore, prenne les devans.

L’opinion publique anglaise est aux champs. Il est dans la nature des choses que ce soit le Parlement britannique qui allume les feux. Le 13 janvier, jour où les plénipotentiaires turcs quittent Constantinople pour se rendre au quartier général russe, un débat s’engage à la Chambre des communes. Un enfant terrible, qui fut souvent un précurseur, sir Charles Dilke, propose que l’Angleterre, sans tant de façons, prenne sa part du gâteau et s’adjuge l’Egypte. Une telle proposition paraît scandaleuse : sir Charles Dilke est fort mal reçu[17]. Lord Beaconsfield prononce un discours hautain et presque menaçant. Cependant, lord Derby pense qu’on peut négocier encore.

Abandonnant le terrain des intérêts, il rend publique la notification qu’il a faite à la Russie, à savoir que toute convention modifiant les traités de Paris (1856) et de Londres (1871) est un acte européen et doit être soumis aux puissances. La déclaration a été faite simultanément, à Saint-Pétersbourg, par les cabinets de Londres et de Vienne. Quant à l’occupation de Constantinople, le gouvernement britannique demande qu’aucune force russe ne soit envoyée dans la péninsule de Gallipoli. Pour appuyer cette manière de voir, ordre est donné à la flotte anglaise le 23 janvier, de quitter la baie de Smyrne pour gagner les Dardanelles et, sauf avis contraire, de se porter ensuite jusqu’à Constantinople.

Les deux adversaires sont face à face.

L’Europe entière est en alarme. La guerre paraît inévitable...

Pendant une quinzaine de jours, ce fut une confusion et une déroute des esprits qui se compliquaient encore du désarroi gouvernemental en Angleterre. Dans le Cabinet même, la discorde était au comble. Lord Carnarvon avait déjà quitté le ministère, lord Derby avait offert sa démission sur la première idée du déplacement de l’escadre. L’opinion était incertaine : après la campagne de M. Gladstone, ce n’était pas sans une sorte de honte qu’on soutenait le gouvernement responsable des « atrocités bulgares. » L’Autriche-Hongrie marchait à pas comptés ; la France s’abstenait.

Les conditions de l’armistice, signées à Andrinople, le 31 janvier, sont communiquées aux puissances. M. Layard, ambassadeur d’Angleterre à Constantinople, dont l’autorité fut décisive dans ces circonstances mémorables, critique les exigences russes et déclare à son gouvernement qu’elles équivalent à la destruction de l’Empire turc en Europe.

Le prince Gortschakoff, répondant à l’Autriche, accepte de discuter la paix devant les puissances ; la Russie n’est plus aux temps de Catherine II, où elle prétendait traiter des affaires de l’Orient seule à seul avec le vaincu ; elle ne songe pas à renouveler ce que Bismarck a pu faire, grâce à elle, en 1871. Mais elle voudrait simplement « communiquer » le traité, non le « soumettre » aux cabinets européens. C’est sur cette difficulté que tourne tout le débat. Le prince Gortschakoff a inventé une « phrase ronflante » pour échapper aux objurgations vaguement comminatoires de lord Derby : « Que l’on s’en tienne, écrit-il, à réclamer la liberté d’action et la liberté d’appréciation. » Il ne sort pas de là[18].

Pendant que les pourparlers de l’armistice traînaient au quartier général, l’armée russe a complété sa victoire, elle a débordé sur toute la péninsule ; elle avance à marches forcées ; elle occupe les environs de Constantinople, les ports de la Mer-Noire ; elle s’approche du Bosphore d’une part, et des Dardanelles d’autre part. II s’en faut de quelques jours, de quelques heures peut-être, que l’Empire turc ne soit anéanti en Europe par la conquête de sa capitale. La victoire entraîne les vainqueurs au delà de leurs ambitions et de leurs volontés. La ville prise, ils ne seront plus les maîtres de l’abandonner. Pour répondre à l’envoi de l’escadre anglaise, l’armée russe s’installe sur les hauteurs qui dominent Constantinople, à San-Stefano.

L’heure qui sonnait était l’heure du prince de Bismarck. Du fond de l’exil volontaire où il s’était blotti, parmi ses tortures physiques et ses cruelles insomnies, il l’avait attendue fiévreusement. Il l’avait prévue. Il s’y était préparé. L’Europe avait les yeux tournés vers lui. Lui seul pouvait, maintenant, prononcer le quos ego.

Il sortit de sa retraite et de son long mutisme par une proposition qui l’introduisait, en arbitre, à la pointe extrême de la négociation. Il avait conseillé, dès le début de février, que la flotte anglaise s’arrêtât, en même temps que les opérations russes seraient suspendues : ayant ainsi obtenu un moment de détente, — dans le silence de l’Europe, aux écoutes d’une voix qui l’arrachera à ses inquiétudes, il parle. Il expose devant le Reichstag ce qu’il voit, ce qu’il pense, ce qu’il veut (19 février). Initiative singulièrement hardie qui, pour la première fois peut-être, fait, de l’œuvre diplomatique, une œuvre de lumière et lui donne les avantages d’une publicité réfléchie et calculée. Cet étonnant discours, le débat dont ce même discours est le couronnement, forment, dans leur ensemble, un des actes les plus considérables de l’histoire moderne, puisqu’ils proclament la situation et le rôle de l’Allemagne en Europe, puisque, entre tous les problèmes qui sollicitent l’avenir, ils fixent des positions qui étaient restées, jusque-là, incertaines. La tournure que prendront, pour de longues années, les affaires du monde, même la défaite des Russes à Moukden, même la lointaine concurrence de l’Angleterre et de l’Allemagne, ont leurs origines là.

C’est ce discours du « monstre, » que lut avec tant d’émotion M. Gambetta : car il eut aussi son retentissement sur l’histoire intérieure et sur l’histoire extérieure de la République française. Dans la balance des peuples, tout est rapport et valeur. La France de l’expansion coloniale et de l’alliance russe, par la nécessité où fut M. de Bismarck de choisir et de se déclarer en 1878, dut se prononcer à son tour. L’avenir de la Russie, de l’Angleterre, de la France, de toutes les grandes puissances était fonction de la détermination prise par l’Allemagne, à ce carrefour de la Destinée.

Oui, c’est l’Allemagne qui décide ; et, pour qu’on n’en ignore, la thèse « allemande » est développée, avec une force et une clairvoyance singulières, par l’adversaire parlementaire du prince de Bismarck, par « l’avocat du diable, » dont la parole alternée est nécessaire pour compléter la pensée que la harangue officielle suppose et sous-entend. M. Windthorst, répondant à la phrase légendaire sur « les os d’un grenadier poméranien,» dit :


Je ne trouve pas les intérêts de l’Allemagne si réduits que l’on nous dit dans ce conflit... Mon opinion est qu’il s’agit, dans cette question orientale, de la grande question, si pleine de conséquences pour l’avenir : lequel des deux élémens ou GERMANIQUE ou SLAVE doit dominer le monde (Cris : — « C’est très vrai ! »)... Nous devons embrasser l’intérêt allemand dans son universalité.


Le discours de M. Windthorst est « pangermaniste » au delà de tout ce que l’on pouvait supposer alors, jusques et y compris l’intervention allemande à Constantinople. Que répond le prince de Bismarck ?

On lui fait la partie belle : il se pose en modérateur. Il rappelle l’opinion allemande à la réserve, au sentiment de la mesure. Son admirable force, — à cette heure où, installé depuis sept ans dans son succès, il est en possession de tous ses moyens, — est de distinguer, en pleine lutte et polémique, répliquant à des adversaires qui abondaient dans son sens, de distinguer les nuances, de marquer les limites, d’établir les degrés et les précisions qui lui garderont sa physionomie propre et lui laisseront toute autorité sur les hommes et sur les événemens.

Le grand homme d’Etat, dans ce discours énorme et diffus, dense de matière et gonflé de pensée contenue, produit le véritable chef-d’œuvre du diplomate parlementaire ; jouant au plus près, sans se découvrir, il avance vers le but, graduellement, par un chemin d’approche savamment échelonné. Il sollicite l’avenir et lui ouvre ses voies par la façon ingénieuse dont il explique le présent.

Un exposé rapide fait connaître les conditions de l’armistice, telles qu’elles viennent d’être communiquées officiellement aux puissances : une vaste Bulgarie à demi indépendante, constituée selon les proportions indiquées par la conférence de Constantinople ; l’indépendance du Monténégro, de la Serbie et de la Roumanie ; des réformes établissant une sorte d’autonomie en Bosnie et en Herzégovine ; une indemnité de guerre soit territoriale, soit pécuniaire. Quant à la question des Détroits, un engagement général et vague de la Turquie :


Sa Majesté le Sultan conviendrait de s’entendre avec Sa Majesté l’empereur de Russie pour sauvegarder les droits et les intérêts de la Russie dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles.


Ces conditions qui ont causé un si grand émoi en Angleterre, le chancelier les passe en revue avec une indifférence hautaine. L’Allemagne n’a, dans tout cela, qu’un intérêt : empêcher un conflit où serait engagée presque fatalement l’Autriche-Hongrie. Ménager les intérêts de l’Autriche-Hongrie, telle est la pensée qui ne quitte pas un instant l’esprit de l’orateur. « L’alliance des trois empereurs » est jetée, cette fois, franchement, par-dessus bord. Les relations de l’Allemagne avec la Russie sont plus sûres, assure-t-on, et plus fidèles que jamais ; le prince Gortschakoff est louange avec une emphase où l’on sent la griffe d’une formidable ironie. Les rapports de l’Allemagne et de l’Angleterre sont expliqués dans leurs nuances les plus finement assorties. Quant au rôle de l’Allemagne entre les puissances, — « il ne peut être celui d’un juge de paix ou d’un arbitre, mais, tout au plus, celui d’un médiateur et d’un honnête courtier qui veut mener réellement une affaire à bonne fin. »

Tout est ainsi lénifié, édulcoré, enrobé dans cette abondante et savante préparation : c’est un discours balancé, que les journaux anglais qualifieront le lendemain « d’étendu et de nuageux. » Trois fois, le prince de Bismarck a parlé, trois fois il a enroulé et déroulé les plis et les replis de son argumentation captieuse, avec les subterfuges et les entrelacemens de ses anecdotes, de ses aphorismes, de ses brutalités habituelles ; il a saisi et troublé son auditoire et l’Europe pour pouvoir, enfin, au milieu de cette étrange et profonde verbosité, glisser la phrase qui tranche le nœud du débat européen, non sans accepter le risque que cette même phrase fait courir à son pays.

Voici la phrase : « … Ce qui sera un changement apporté aux stipulations de 1856 aura besoin, sans doute, de la sanction des puissances signataires... » Par ces simples mots, le chancelier allemand rend, publiquement, leur pleine validité aux stipulations du traité de Paris, et il soumet, par conséquent, au verdict des puissances, les victoires de la Russie.

Et voici, maintenant, l’acceptation du risque :


Messieurs, il y a, en Russie, des partis considérables qui n’aiment point l’Allemagne et qui, heureusement, ne sont pas au gouvernail... Comment parleraient-ils à leurs compatriotes, eux et peut-être d’autres gens, peut-être aussi d’autres hommes d’État, qui, aujourd’hui encore, ne sont pas nos ennemis déclarés ?... Ils diraient : C’est notre intime ami, l’ami duquel nous croyions pouvoir attendre un retour des anciens services rendus ; c’est l’Allemagne, absolument désintéressée en Orient qui vient tirer, derrière notre dos, non pas l’épée, mais le poignard.


Ces hommes d’Etat qui, « aujourd’hui encore ne sont pas nos ennemis déclarés » (et les mots sont soulignés dans le texte officiel) quels sont-ils, si ce n’est Gortschakoff dont on détruit toute l’œuvre, le parti panslaviste, en un mot, tous ces Russes qui, en raison du choix fait, à Berlin, entre la Russie et l’Autriche-Hongrie, se retourneront bientôt vers l’alliance française ?

Bismarck, donc, va au-devant du reproche. Il le précise lui-même, bravement, pour y répondre, pour y parer, pour l’écarter, si possible, par sa franchise même. Mais les situations sont plus fortes que les habiletés. La phrase évoquant les traités de 1856 a décidé. M. Windthorst, réfuté vivement et même violemment dans la forme, n’est pas, au fond, plus carrément pangermaniste et anti-slave. Peut-être n’eût-il pas manié si sûrement, a non pas l’épée, mais le poignard. »

La Russie est avertie ; mais elle ne peut plus reculer maintenant. Elle a accepté non seulement l’idée d’une conférence, mais, obéissant peut-être à une nouvelle suggestion de la vanité de Gortschakoff, elle a manifesté ses préférences pour un Congrès. Le Congrès aura lieu en Allemagne et sous la présidence du prince de Bismarck. Il aura les cartes en main.

Cependant la Russie poursuit ses négociations secrètes avec la Turquie, négociations qui exaspèrent l’Angleterre, habituée à tout savoir et qui est tenue dans l’ignorance et l’anxiété de cette « paix souterraine, » subterranean peace ; les pourparlers aboutissent enfin, le 3 mars, aux préliminaires de San-Stefano.

Ce traité précise et renforce encore les conditions connues de l’armistice. Un Monténégro indépendant, triplé, avec deux ports sur la mer Adriatique ; une Serbie indépendante et légèrement accrue ; une Roumanie également indépendante, augmentée de la Dobroutcha, mais rétrocédant, en échange, la Bessarabie à la Russie ; une Bulgarie puissante, s’étendant du Danube à la Thessalie, de la mer Egée à la Mer-Noire, ne laissant à la Turquie, en Europe, que Constantinople et Salonique avec des territoires insignifians ou sans communication les uns avec les autres, que par la mer ; cette Bulgarie placée, pour longtemps, avec un prince autonome, sous la haute protection de la Russie ; la Russie gagnant, en Asie, le port de Batoum et des territoires importans en Arménie ; des stipulations favorables pour les pèlerins et moines russes circulant dans l’Empire : pour la Bosnie et Herzégovine, pour l’Arménie, pour la Crète, une demi-autonomie avec une sorte de droit d’ingérence de la Russie dans les affaires intérieures de ce qui reste de la Turquie ; une indemnité de guerre de 300 millions de roubles, et enfin, en ce qui concerne les Détroits, une clause les ouvrant, en temps de paix comme en temps de guerre, aux navires marchands russes et neutres se dirigeant vers les ports russes.

A diverses reprises, il est vrai, l’acte prévoit une intervention, une sanction ou une collaboration des puissances, mais toujours sur des points spéciaux, non sur l’acte en général. Gortschakoff, en pesant minutieusement les termes du traité, n’a pas abandonné sa phrase « sur la liberté d’action et la liberté d’appréciation. » Il cède dans la forme, mais tient ferme au fond. L’acte est signé, au nom de la Russie, par le général Ignatieff (ce nom dit tout ; et par M. de Nelidoff ; au nom de la Turquie, par Safvet pacha et Sadoullah bey.

Publié au lendemain des déclarations du prince de Bismarck, après les réserves de l’Autriche et les injonctions de l’Angleterre, il accule tout le monde à une impasse.

En Angleterre, il y eut un sursaut. On vit se produire, soudain, un de ces mouvemens où la colère s’allie au sang-froid et par lesquels la nation anglaise manifeste qu’elle est résolue à « donner, » s’il le faut, et à chargera fond derrière ses chefs. Ces mouvemens, spontanés et disciplinés à la fois, comptent parmi les plus beaux phénomènes de l’histoire et ils expliquent la grandeur de l’Angleterre. Même, dans leur unanimité dramatique, il y a de la tactique et, comme on dit, du bluff. Prenez garde, pourtant ; car la partie se joue sérieusement, et on ira, au besoin, jusqu’au bout. Lord Beaconsfield ordonne la mobilisation de la réserve. On envoie des troupes indiennes à Port-Saïd. Lord Derby, emporté par la lame, est forcé de quitter le cabinet (28 mars).

Il est remplacé par lord Salisbury. Celui-ci est dans la main de lord Beaconsfield. Avec plus d’énergie et de finesse, il est moins solide peut-être et moins calme que lord Derby. Il suit davantage le courant de l’opinion. Il lance sa fameuse circulaire du 1er avril qui, dans une véritable imprescience des faits futurs, dresse à plaisir le fantôme slave sur les Balkans, sans apercevoir le péril allemand. Lord Salisbury et lord Beaconsfield sont rentrés dans l’orbite de Bismarck, et pour longtemps.

En présence de la combinaison si longtemps écartée par lord Derby : Angleterre, Autriche-Hongrie, Allemagne, — la Russie est bien obligée de céder. Mais il y a la manière. Gortschakoff recule pied à pied. Il accable le monde diplomatique de ses circulaires dont lord Beaconsfield dit, insolemment, dans un discours aux Lords : « Il eût été difficile à l’oracle de Delphes lui-même d’être à la fois plus obscur et plus solennel. »

C’est, à ce moment, dans toute la presse européenne, un toile contre la Russie ; preuve frappante de la force que la maîtrise de l’opinion donne à l’Angleterre. Par les dépêches, par les journaux, par la polémique, il se crée une sorte d’atmosphère anglaise, dont la pression devient peu à peu irrésistible. Consciemment ou inconsciemment, tout le monde pousse dans le même sens. Avec l’Angleterre, les parties qui traînent sont des parties perdues.

Reste à savoir, pour la Russie, de quel côté il lui sera le plus avantageux de tomber, soit du côté de l’Allemagne, soit du côté de l’Angleterre. Avouer la victoire de Bismarck, c’est renoncer au fantôme de « l’alliance des trois empereurs, » c’est détruire la plate-forme de l’entente russo-prussienne sur laquelle on a vécu si longtemps, c’est enregistrer une défaite bien pénible pour l’amour-propre de Gortschakoff, qui se proclamerait, tout ensemble, dupe et battu. Mieux vaut la capitulation directe auprès de l’ennemi déclaré. On se tourne donc vers l’Angleterre.

Voici les faits : Bismarck soutenait mollement sa proposition de « retraite simultanée. » C’était, comme l’observe un témoin, de la « stratégie oiseuse[19]. » Le cabinet de Londres, exigeant la communication entière du traité et Gortschakoff s’en tenant à sa formule, on allait à la rupture et peut-être acceptait-on cette perspective assez philosophiquement à Berlin. C’est alors que le comte P. Schouwaloff, ambassadeur de Russie à Londres, prit sur lui, dans un entretien avec lord Salisbury, de dire à celui-ci, qu’à son avis, les deux puissances devaient s’arranger directement et « préciser celles des parties du traité de San-Stefano qui pouvaient être maintenues, celles qui pouvaient être modifiées. Si une entente pouvait s’établir sur ce point, ajouta l’ambassadeur, nous trouverions une issue au dead-lock, dans lequel nous étions engagés. »

La démarche tendait à détacher l’Angleterre du concert qui s’était formé contre la Russie, et surtout à placer le prince de Bismarck en présence d’un fait accompli. L’Angleterre prenait la main, si elle s’abouchait avec l’ambassadeur.

Lord Salisbury réfléchit pendant quelques instans et répondit à peu près dans ces termes : « Si nous nous mettions à discuter ces points comme vous le proposez, cela deviendrait public ; et nous ne voudrions pas traiter avec vous isolément, mais bien de concert avec les autres puissances. » L’ambassadeur promit que la négociation serait absolument secrète ; si l’examen entrepris par le ministre et par lui paraissait satisfaisant, il irait, lui-même, en informer Saint-Pétersbourg. Lord Beaconsfield consulté donna, avec entrain, son assentiment. Les négociations durèrent une semaine entre le ministre et l’ambassadeur. Elles préparèrent la convention secrète qui fut signée le 30 mai. Évidemment, le comte Schouwaloff n’avait pu aller aussi loin sans avoir obtenu l’autorisation de son gouvernement.

Les lignes générales de l’accord étaient les suivantes : la Russie consentait à réduire considérablement les proportions de la principauté de Bulgarie ; en fait, abandonnant l’idée du démembrement de la Turquie d’Europe, elle laissait la vie à l’Empire ottoman ; par contre, l’Angleterre ne faisait plus d’objection au développement slave en Asie ; notamment, elle acceptait la prise de possession, par la Russie, de Kars et du port de Batoum. En outre, la Russie soumettait l’ensemble du traité de paix au contrôle des puissances signataires du traité de Paris. On demanderait au prince de Bismarck de prendre l’initiative de réunir le Congrès, sous la formule suivante : « Chacune des deux puissances, en acceptant le Congrès, se déclare, par là même, prête à discuter tous les points du traité de San-Stefano. »

Le comte Schouwaloff, dans ses Souvenirs inédits, critique spirituellement le point de vue anglais :


Dès le début de nos pourparlers, dit-il, je remarquai que l’objectif principal de l’Angleterre était la séparation de la Bulgarie en deux, avec la ligne des Balkans laissée au Sultan, afin de se défendre contre nos agressions futures. Quelque grave que paraissaient le changement de frontière en Asie Mineure et l’abandon à la Russie de Kars, mais surtout de Batoum, la question des Balkans primait toutes les autres aux yeux du cabinet britannique. C’était là une faute que commettaient lord Salisbury et lord Beaconsfield. Il était évident que la séparation de la Bulgarie du Nord de celle du Sud ne pouvait être que factice, même avec la défense des Balkans entre les mains des Turcs, et je me rappelle avoir proposé à lord Salisbury, lorsqu’il cherchait des dénominations pour ces deux Bulgaries, d’en appeler l’une la Bulgarie satisfaite, l’autre la Bulgarie mécontente.


Les événemens se chargèrent, en effet, de réduire bientôt à néant cette combinaison des diplomates britanniques.

L’accord une fois conclu secrètement entre la Russie et l’Angleterre, l’ambassadeur quitte Londres et se rend droit à Friederichsruhe :


Le chancelier fut très surpris lorsque je le mis au courant de mes arrangemens avec les ministres anglais. Il se montra, de prime abord, fort préoccupé de ce que nous avions négocié avec l’Angleterre au lieu de traiter avec l’Autriche, ce qui avait particulièrement l’air de lui déplaire. Je répondis au prince qu’il était de notre intérêt évident de négocier avec celle des puissances qui était la plus disposée à nous déclarer la guerre, celle dont les flottes étaient toutes prêtes. De plus, ce n’était pas l’Autriche, mais bien l’Angleterre qui nous contestait la possession de Kars et de Batoum. Or, le sentiment public, en Russie, se prononçait pour l’annexion de ces deux points avec autant d’ardeur, qu’il avait, en 1870, réclamé, en Allemagne, l’annexion de l’Alsace. Le prince de Bismarck se montra excessivement surpris aussi en apprenant que l’Angleterre consentait à nous céder Kars et Batoum ; il ne trouvait pas, avec raison, que cette concession pût s’accorder avec le langage et les déclarations de lord Salisbury, depuis qu’il avait pris le portefeuille des Affaires étrangères. Le prince crut même à un malentendu ; je dus, pour le convaincre, lui relire deux fois les notes que j’avais prises pendant mon entretien avec le foreign secretary. Le prince, qui était malade, se leva, agité, fit quelques pas et me dit : « — Eh bien ! dans ce cas, vous avez eu raison de négocier avec l’Angleterre. Elle vous aurait fait la guerre toute seule, tandis que l’Autriche ne vous l’aurait déclarée qu’avec des alliés... »


Quand on réfléchit à la portée de ce mot : « avec des alliés, » — et il s’agit nécessairement de l’Allemagne, — on aperçoit la profondeur des sentimens cachés dans l’âme du Poméranien ; on devine aussi par quel effort sur soi-même l’homme d’Etat prenait son parti, séance tenante, devant le fait accompli.


Le prince voulut introduire quelques modifications dans la rédaction de la formule qui devait réunir le Congrès. Je le priai de n’en rien faire, sachant quelles difficultés il y a de changer, avec les ministres anglais, une rédaction une fois acceptée. Ils y voient tout de suite des sous-entendus et de la mauvaise foi. Le prince céda à ma demande et, en général, il me promit son appui le plus sincère et le plus loyal. En traversant Berlin, je me présentai à l’empereur d’Allemagne, qui me fit part des mêmes craintes que son chancelier touchant une entente directe avec l’Angleterre et manifesta également une grande surprise en apprenant que celle-ci consentirait à nous voir prendre Kars et Batoum.


Il y avait « surprise, » en effet.

A Saint-Pétersbourg, l’ambassadeur n’avait qu’à enfoncer une porte ouverte. Tout le monde criait : « La paix, la paix ! » Les deux commandans en chef, le grand-duc Michel et le grand-duc Nicolas dépeignaient en termes lamentables la situation de leurs armées ; les finances étaient embarrassées, le soldat épuisé, le pays agité par les révolutionnaires.

L’Europe avait suivi avec une anxiété croissante ces allées et venues. Les pronostics pessimistes pour le printemps n’avaient pas manqué. Les personnes qui vont dans les cercles colporter les nouvelles, les Talleyrand du carton, étaient au plus noir ; la Bourse affolée. Comme il arrive le plus souvent, une campagne financière emboîtait le pas à la campagne politique. On spéculait, au jugé, d’après le faciès des diplomates. Dans les premiers jours d’avril, on apprit que le général Ignatieff, au retour d’un court voyage à Vienne (où il était allé tenter un dernier effort)[20], était jeté par-dessus bord. Gortschakoff se targue maintenant d’être l’homme de la conciliation et de la paix.

La convention est toujours secrète. Schouwaloff, désigné pour représenter la Russie comme premier plénipotentiaire au Congrès, fait, de nouveau, le voyage de Saint-Pétersbourg, voulant recevoir les instructions directes et verbales de l’Empereur. A son retour, il voit le prince de Bismarck. C’est le cabinet de Berlin qui, maintenant, se porte garant, vis-à-vis des puissances, que la Russie déposera le traité de San-Stefano sur la table du Congrès. Bismarck est complètement rétabli et d’excellente humeur. Le 3 juin, il lance les invitations avec la double formule si catégorique et si pénible pour l’amour-propre des Russes : « en vue de discuter les stipulations du traité préliminaire de San-Stefano ; les puissances consentant à admettre la libre discussion de la totalité du contenu du traité de San-Stefano ».

Il faut finir : le double attentat contre l’empereur Guillaume (13 mai, 2 juin) met une inquiétude de plus au cœur des dirigeans. Tout le monde a ses révolutionnaires : on ne peut pas jouer plus longtemps avec le feu.

Quels seront les hommes chargés de représenter les puissances à ce congrès ? D’habitude, c’est affaire aux diplomates. Mais, cette fois-ci, Bismarck préside. Donc, les ministres veulent y figurer. Lord Beaconsfield y cherche l’apothéose de sa brillante carrière : en poussant lord Derby hors du cabinet, il a usurpé ce rôle. Ce n’est pas sans de vives critiques que sa résolution a été accueillie, même dans le parti conservateur.


Au point de vue constitutionnel, c’est un peu despotique ; au point de vue de la tradition, c’est sans précédent, et l’on se demande quel rôle est réservé aux autres membres du cabinet, qui vont rester à Londres. Lord Beaconsfield l’a pris de très haut à la Chambre des lords et il a dit qu’il assumait toute la responsabilité de cette démarche décidée, d’ailleurs, sur la demande de ses collègues[21].


Ces scènes sont de tous les régimes. Voici ce qui se passe, en effet, dans le camp russe, d’après le récit du comte P. Schouwaloff :

A mon passage par Berlin, j’allai voir le prince de Bismarck. Je lui demandai son appui (au Congrès). Je ne puis me rappeler au juste dans quelles expressions il me le promit, mais ce qu’il me dit était à peu près conçu dans ces termes : Il était très satisfait du choix de ma personne ; j’étais le seul homme en Russie en qui il eût pleine et entière confiance, avec lequel il eût plaisir à traiter d’affaires. Je pouvais compter sur lui, et il me montrerait, pendant le Congrès, la sincérité des sentimens qu’il m’avait voués depuis longtemps. Il parlait encore, lorsqu’on vint lui remettre un télégramme déchiffré. Cette dépêche portait que l’Empereur était allé rendre visite au prince Gortschakoff pour lui faire comprendre l’impossibilité qu’il y aurait pour lui, vu son état de santé, de se rendre au Congrès ; mais que, cédant aux instances du chancelier. Sa Majesté avait consenti à Je nommer premier plénipotentiaire à ma place. Cette nouvelle, que le prince de Bismarck lut à haute voix, amena sur ses traits un jeu de physionomie aussi subit que significatif : — « Tout est changé, me dit-il ; nous resterons personnellement amis pendant le Congrès ; mais je ne permettrai pas au prince Gortschakoff de monter une seconde fois sur mes épaules pour s’en faire un piédestal. »


L’ambassadeur ajoute quelques observations aussi précieuses que le récit lui-même pour donner la mesure de ces hauts personnages :


Ce fait est un exemple qui prouve une fois de plus à quel point tout est sacrifié chez nous aux questions personnelles. L’Empereur savait que le prince Gortschakoff était une non-valeur absolue ; il connaissait l’inimitié que le prince de Bismarck ressentait à l’égard du chancelier de Russie ; sa présence à Berlin ne pouvait être que nuisible à notre cause. Tout cela était palpable ; et, cependant, le prince Gortschakoff fut autorisé à venir à Berlin[22].


Gortschakoff, Beaconsfield et Bismarck vont se trouver en scène sur ce théâtre du Congrès !

Ils sont entourés du cortège des ministres européens. Les représentans de l’Allemagne sont, avec le prince de Bismarck, M. de Bülow, le prince de Hohenlohe, ambassadeur à Paris ; le docteur Lothar Bûcher, M. de Radowitz, M. Büsch, le baron de Holstein, M. de Bülow fils (l’actuel chancelier de l’empire), le comte Herbert de Bismarck, le comte de Rantzau, — toute la phalange bismarckienne. Pour l’Autriche-Hongrie, le comte Andrassy, ministre des Affaires étrangères, est accompagné du comte Karolyi, du baron de Haymerlé, du baron de Hübner, etc. Le comte Beaconsfield est le chef de la délégation anglaise qui se compose, en outre, du marquis de Salisbury, ministre des Affaires étrangères ; de lord Odo Russell, ambassadeur à Berlin ; de M. Currie, conseiller d’ambassade ; de M. Austin Lee, du général Simmons et d’une escorte de jeunes secrétaires d’ambassade, parmi lesquels M. J. Bertie, M. Le Marchand Gosselin, à titre de secrétaire de lord Salisbury, M. Arthur Balfour. La Russie a délégué le prince Gortschakoff, chancelier de l’Empire ; le comte Schouwaloff, ambassadeur à Londres ; le baron d’Oubril, ambassadeur à Berlin ; le baron Jomini, le colonel Bobrikow, le colonel Bogoljubow, etc. L’Italie a pour représentans principaux le comte Corti, ministre des Affaires étrangères, le comte de Launay, ambassadeur à Berlin. La délégation turque a à sa tête Carathéodory pacha, mustechar du ministère des Affaires étrangères, avec Sadoullah bey, Mohamed-Ali pacha, Feridoun bey. Enfin, la France a délégué le ministre des Affaires étrangères, M. Waddington. Il est accompagné de M. de Saint-Vallier, comme second plénipotentiaire. La mission comprend, en outre, M. Desprez, directeur des Affaires politiques ; le comte de Mouy, M. Ducléré et quelques attachés.

Donc, la France est venue occuper sa place dans la famille des grandes puissances européennes. M. Gambetta avait hésité sur la décision à prendre : son premier mouvement avait été l’abstention[23]. Il s’était rendu à l’argument né en face de lui, et qui n’était probablement qu’un retour de ses propres réflexions sur lui-même : ne pas aller à Berlin, ce serait ou une lâcheté ou une agression. Il était facile d’apercevoir les inconvéniens de la participation au Congrès ; mais on n’eût vu qu’après les périls de l’abstention. Une seule puissance, en Europe, marchandait alors son concours, c’était l’Angleterre. La France déclinant l’invitation, et l’Angleterre fortifiée dans ses réserves, le Congrès n’avait pas lieu ; or, le traité de San-Stefano paraissant inacceptable, il n’y avait plus d’issue que la guerre ou une reculade sans dignité pour la Russie. La Russie recherchait, alors, très vivement une alliance défensive et offensive avec l’Allemagne[24] : si la France se fût mise en travers de toute entente amiable, quels sacrifices la diplomatie russe n’eût-elle pas faits pour s’assurer, dans cette crise, le concours de l’Allemagne ? L’« alliance des trois empereurs, » vraiment scellée, eût consacré l’asservissement indéfini de l’Europe.

Si, d’autre part, les choses s’arrangeaient finalement entre les puissances, la France étant absente, quelle eût été la situation de celle-ci, alors qu’elle n’eût pas donné son assentiment solennel au nouveau droit public européen ? Se fût-elle tenue aux traités anciens annulés ou modifiés par les nouvelles stipulations ? Eût-elle porté seule le poids d’un passé qui s’était effondré de lui-même ? Eût-elle traîné, en Europe, avec la revendication émouvante de ses propres provinces, la réclamation stérile d’un système oriental disparu ?

La solution simple, judicieuse, raisonnable, c’était la participation. Le gouvernement français crut devoir joindre à son acceptation des « réserves » formelles qui eurent, sur les événemens ultérieurs, des suites importantes : elles furent exprimées, dès le 7 mars, aussitôt que fut lancée la première idée d’une conférence : elles sont précisées, le 4 juin, dans la réponse à l’invitation adressée par le gouvernement allemand au cabinet de Paris et, plus tard, dans les déclarations portées à la tribune de la Chambre des députés par M. Waddington, le 7 juin. Elles se résument ainsi. Il ne sera pas question au Congrès des affaires d’Occident « dont au reste personne ne songeait à s’occuper en ce moment, » mais en plus, la France ne peut admettre qu’il y soit question des intérêts orientaux qui n’ont pas été touchés par les derniers événemens :


Pour préciser plus nettement notre pensée, nous avons dit, dès le dé- but, dès le mois de février dernier, que nous n’entendions pas qu’on pût soulever, dans le Congrès, la question d’Egypte, ni celle du Liban, ni celle des Lieux-Saints. À notre avis, ces questions n’étant pas soulevées par le traité de San-Stefano, devaient rester absolument en dehors des tra- vaux du Congrès… Nous avons été guidés dans ces réserves par les intérêts de la France et par l’intérêt général de l’Europe.


Les réserves françaises furent accueillies avec bonne grâce par les puissances. Le cabinet de Londres les trouva « prudentes et habiles. » Tout au plus, les eût-on trouvées superflues. Le ministre français avait-il intérêt à parler de l’« Occident, » puisque, de son propre aveu, personne ne songeait à s’en occuper pour le moment ? Quant au soin d’« ‘carter la question d’Egypte, c’était peut-être s’enlever, à soi-même, un moyen de consolider, en échange de la participation française, certaines positions avantageuses et uniquement défensives dans l’Empire ottoman.

En fait, plusieurs des sujets « réservés » furent abordés à Berlin, soit autour de la table officielle du Congrès, soit dans la coulisse : Lieux-Saints, Egypte même et Tunisie.

La France fit un pas de plus. La tendance de sa politique ressort de cette phrase prononcée par M. Waddington, dans la séance du 7 juin, à la Chambre des députés : « La France ira au Congrès... En y allant, elle se souviendra aussi qu’il y a d’autres chrétiens que les Bulgares dans la péninsule des Balkans... qu’il y a d’autres races qui méritent au même degré l’intérêt de l’Europe. » Par ces mots, elle revendiquait les traditions les plus respectables de sa politique orientale, mais aussi elle prenait parti jusqu’à un certain point, et sortait, si peu que ce fût, de l’attitude impartiale qui lui eût assuré une si grande autorité sur la haute assemblée.

En somme, les puissances devant régler à Berlin une question générale d’équilibre européen, la France entrait au Congrès, forte de ses droits, de ses intentions pacifiques, de sa puissance militaire restaurée. Sa position, entre les deux partis qui se partageaient l’Europe, était éminente, et elle pouvait être décisive.


GABRIEL HANOTAUX.

  1. Grâce à la parfaite obligeance de M. A. Raffalovich, j’ai eu communication des Souvenirs inédits du comte P. Schouwaloff sur le Congrès de Berlin. Les extraits que j’ai pu citer permettront aux lecteurs d’apprécier l’intérêt de ce document. Mais l’ambassadeur n’a pas cru devoir embrasser, dans son récit, la partie de la négociation antérieure à la guerre, et qui, pourtant, a été la véritable racine du Congrès.
  2. Dès juillet 1876, l’entente de Reichstadt était intervenue, en vue de la guerre, entre les empereurs de Russie et d’Autriche. L’Autriche s’engageait à rester neutre ; mais la Russie abandonnait la Serbie et laissait à l’Autriche-Hongrie la faculté d’occuper, le cas échéant, la Bosnie et l’Herzégovine. Bismarck se plaint, dans ses Souvenirs, que l’Allemagne ait été « exclue de l’entente ; » mais c’est un grief qu’il se ménage contre la Russie ; car, en réalité, par Andrassy, il tenait tous les fils. Bismarck ajoute : « C’est cette convention, et non le Congrès de Berlin, qui est, pour l’Autriche, la base de la possession de la Bosnie et Herzégovine. »
  3. Lettre adressée par le prince Carol au roi Guillaume, au moment où celui-ci est proclamé empereur : « ... Je suis ici, seul, à un extrême avant-poste, comme la sentinelle de la frontière contre l’Orient... Cependant, je ne suis ni si éloigné, ni si fatigué que je ne puisse, à pleine poitrine, m’associer à ce cri d’allégresse : Vive l’empereur allemand ! » Jehan de Witte, Quinze ans d’histoire (1866-1881), d’après les Mémoires du roi de Roumanie, Plon, 1905 (p. 204).
  4. Sous main, et par l’intermédiaire du kronprinz, Bismarck donna au prince des conseils plus effectifs « par intérêt personnel pour Son Altesse. » (Ibid., p. 270) : « Ne pas s’opposer sérieusement aux exigences de la Russie, invoquer un devoir vis-à-vis de la Porte au point de vue des convenances et céder ensuite à la force... La question du passage des armées russes doit être régularisée préalablement par un traité... Mais rien ne presse. « Or, cela pressait, et le retard fut une faute. Voyez, aussi, Mémoires du prince de Hohenlohe (t. II, p. 214).
  5. Quinze ans d’histoire, p. 267.
  6. Déclaration de M. Tricoupis, du 4 septembre 1877.
  7. Livre jaune, sous la date du 24 juillet.
  8. S’il était besoin de prouver le jeu joué par Bismarck pour entretenir ce sentiment, il suffirait de citer les nombreux passages des Mémoires du prince de Hohenlohe : « 6 mars 1877. — Ignatieff déclare avoir trouvé ici (à Paris) de grandes inquiétudes relativement à l’Allemagne. Les indiscrétions d’Ignatieff relativement aux soupçons de Bismarck, qui pensait que la France s’armait contre l’Allemagne, ont effrayé le duc Decazes et celui-ci proteste contre toute intervention belliqueuse de la France... » — 19 mars 1877 (à Berlin) « Je me suis rendu chez Bismarck et j’y entendis des choses auxquelles je ne m’attendais pas. Le motif pour lequel on ne veut pas que je peigne les choses d’une façon pacifique est celui-ci :... Il n’y a pas moyen de décider l’Empereur à envoyer de la cavalerie dans les provinces frontières. Il a peur d’effrayer les Français ; l’influence de l’Impératrice augmente toujours, et Gontaut est derrière elle.. » (T. II, p. 209 et suiv.)
  9. Dans un entretien avec M. d’Oubril, le prince de Bismarck peint ses sentimens intérieurs par le détail avec lequel il énumère ses griefs vrais ou imaginaires contre la politique française. Il se plaint de la faveur du général Le Flô auprès de l’empereur Alexandre : — « Je pourrais vous citer la situation exceptionnelle de cet ambassadeur qui a pu dire à l’Empereur, au cercle du 1er janvier, assez haut pour être entendu de ses voisins, que « la crise actuelle se produisait, pour la France, deux ans trop tôt. » A quoi Sa Majesté a répondu : — » C’est vrai, et pour nous aussi. » Quelque temps après, il chercha à jeter les bases d’une entente anglo-allemande contre la Russie, pour avoir les mains libres du côté de la France. Sur le rapport qui renseigne, à ce sujet, l’empereur Alexandre, celui-ci écrit de sa main : « Cet homme (Bismarck] est décidément fou. »
    L’attitude de Bismarck, dans cette crise si grave, était telle que le mot vint plus d’une fois, sur les lèvres de ceux qui le suivaient et qui ne paraissent pas s’être demandé s’il n’y avait pas là, tout simplement, l’effort et la tension du génie. Gontaut-Biron écrit : « Le jour de la fête de Sa Majesté, assis à côté de lui (Bismarck] je remarquai avec étonnement ses yeux toujours noyés et son visage tendu. » L’empereur Guillaume disait : — « Vous savez comme le prince est un homme extraordinaire, difficile, quintaux... » Il déplore tant de bizarrerie : — « Je suis la seule personne, dit l’Empereur, avec qui il se contienne. » (Voyez toute la correspondance de Gontaut-Biron dans Dernières années, p. 310 et suiv.)
  10. Lettre à M. Henry Keeve, le 8 août 1871. Memorial diplomatique, année 1877 (p. 591).
  11. On traçait, dès 1878, ce portrait, d’une psychologie véritablement prophétique : « Le prince de Galles, c’est l’Angleterre jeune, courageuse, altière, remplaçant l’Angleterre caduque, hésitante, morbide... Le brillant héritier du trône a encore d’autres idées en tête... et qui sont toutes marquées au coin d’une grande méfiance à l’égard de la politique de M. de Bismarck. » (Memorial diplomatique, 1878, p. 184.)
  12. « Je fais mention de cela, dit le comte Schouwaloff, parce que ce désaccord entre l’Autriche-Hongrie et l’Angleterre a eu une grande influence sur toute la marche de la crise orientale. Si Londres et Vienne avaient pu s’entendre dès le commencement, s’ils avaient déclaré qu’ils ne toléreraient pas la guerre, la guerre devenait tout à fait impossible... Je prévoyais que l’entente, qui n’avait pu s’établir de loin, s’établirait à Berlin... » (Souvenirs inédits.) Ces nuances sont précieuses pour confirmer l’état de trouble où était plongé le monde diplomatique. Mais il semble bien que le comte P. Schouwaloff n’ait pas tout su au sujet des relations de Vienne et de Londres ou, plutôt, qu’il n’ait pas tout deviné.
  13. Sur l’embarras profond du duc Decazes et de ses collègues devant l’Europe, rien n’est plus démonstratif que le chapitre premier du livre : Dernières années de l’ambassade en Allemagne de M. de Gontaut-Biron, par André Dreux. Voyez, notamment, p. 19, 37, etc. — A titre de contrôle, un passage des Mémoires du prince de Hohenlohe (6 septembre 1877) : « Nous parlâmes avec Bismarck des élections en France et le chancelier me dit qu’il lui paraissait nécessaire de faire, pendant la période électorale, quelque chose de menaçant..., etc. » (t. II, p. 220).
  14. En mai, Gortschakoff déclarait encore, par une note officielle au gouvernement roumain, « que la Russie n’avait pas besoin du concours de l’armée roumaine, que celle-ci ferait la guerre, si elle croyait devoir s’y mêler, à ses risques et périls. » Il ne semble pas qu’il y ait rien eu de plus précis qu’une conversation entre le prince Charles et Gortschakoff à Ploïesti, au début de juin : « Le chancelier reconnut que la Roumanie avait besoin des bouches du Danube pour son développement économique et politique ; mais il réclama, pour la Russie, le bras de Kilia (en Bessarabie) que le traité de 1856 avait cédé aux Principautés. Le prince répondit que le moment n’était pas venu d’agiter ces questions : c’était seulement après une campagne glorieuse qu’il pourrait être question de l’élargissement des frontières... » (Witte, p. 299). A partir du mois d’août, les Russes sollicitèrent, au contraire, l’intervention immédiate de la Roumanie. Les ministres roumains étaient d’avis d’ajourner encore ; c’est le prince qui, appuyé fortement par Bratiano, trancha et prit sur lui la responsabilité de l’entrée en campagne (p. 312).
  15. La Guerre, préface de Guy de Maupassant (1889).
  16. On évalue la mortalité des armées russes, pendant cette guerre, à 80 000 hommes.
  17. Mémorial diplomatique, année 1878 (p. 47).
  18. Mémoires inédits du comte Schouwaloff.
  19. Souvenirs inédits du comte P. Schouwaloff.
  20. Voici ce que dit, au sujet de ce voyage, Carathéodory-Pacha dans ses Souvenirs inédits : « Après le traité de San-Stefano, le général Ignatieff, lors de son voyage à Vienne, avait sollicité par écrit le gouvernement autrichien de s’annexer les provinces de Bosnie et Herzégovine, à condition qu’il ne s’opposerait pas à la mise à exécution des autres clauses de ce traité et à la formation de la Grande-Bulgarie... » D’après d’autres renseignemens, le général Ignatieff entendit, de la bouche même du comte Andrassy, tout un exposé des vues austro-hongroises en Orient, qui allaient jusqu’à constituer une Macédoine à demi indépendante, avec Salonique pour capitale, placée sous la haute protection de l’Autriche. Le chemin de fer de Salonique-Mitrovitza serait construit sous le contrôle de l’Empire austro-hongrois et un Zollverein compléterait l’œuvre de la pénétration vers l’Archipel. En échange, on aurait laissé les mains libres à la Russie en Bulgarie. Le général Ignatieff déclara qu’il n’avait pas les pouvoirs nécessaires pour traiter sur de telles bases.
  21. Correspondance de Londres, dans Mémorial diplomatique, 1878 (p. 378).
  22. Voyez les aigres réflexions de Bismarck au sujet de l’incident dans ses Souvenirs, t. II, p. 236 et aussi p. 125.
  23. On trouve une trace des hésitations du gouvernement jusque dans les documens officiels. M. Waddington télégraphie, le 16 février, à l’ambassadeur à Saint-Pétersbourg : » Bien que la conférence n’ait pas un grand attrait pour nous, etc. » Livre jaune. Congrès de Berlin, p. II.
  24. Voyez tout le passage, si précis, des Souvenirs de Bismarck et la correspondance échangée par lui avec le comte Schouwaloff (p. 264 et suiv.) : « Avant le Congrès, le comte Schouwaloff toucha un mot d’une alliance offensive et défensive entre la Russie et l’Allemagne, puis il me fit la proposition directe, » et toute la discussion d’une si haute technique qui vient à la suite.