Le Congrès de Vérone, de M. Chateaubriand

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CONGRÈS DE VÉRONE,
Par M. de Chateaubriand.

En détachant ces deux volumes du tableau de sa glorieuse vie, M. de Châteaubriand ne vient pas réclamer de son siècle quelques applaudissemens de plus. Dans la solitude où il s’enferme, après avoir épuisé la coupe de toutes les grandeurs et de toutes les vanités humaines, il ne serait pas beaucoup plus flatté, on peut le croire, de quelques éloges, que sensible à quelques critiques plus ou moins justes, inspirées par certains détails de ce livre. C’est une œuvre exclusivement politique qu’il présente à ses contemporains : son seul but est de justifier une conception hardie qui fut la pensée principale de son existence publique.

Après avoir ouvert de nouvelles sources à la poésie de son temps, et réchauffé au foyer de son ame des inspirations que le siècle croyait éteintes, M. de Châteaubriand devait monter aussi sur ce théâtre où le gouvernement représentatif, ce grand consommateur d’hommes, pousse sans pitié toutes les renommées, pour leur faire traverser la dévorante épreuve de la tribune et du pouvoir. M. de Châteaubriand a été ministre dans l’intervalle de deux révolutions, dont l’une éleva l’échafaud de Louis XVI, et l’autre sanctionna l’exil de sa race. Entre ces deux termes se placent quinze années remplies sans doute par bien des fautes, mais durant lesquelles la France a fait le sérieux et paisible apprentissage de sa liberté, époque où la lutte avait quelque grandeur, parce que les convictions étaient vives et les illusions encore entières ; temps d’excitation continue, mais réglée, où la presse était la première puissance du siècle, et M. de Châteaubriand la première puissance de la presse, dont il fondait la liberté.

Porté aux affaires par un parti dont il allait devenir bientôt après l’adversaire le plus redoutable, le ministre des affaires étrangères de 1823 contribua, plus que tout autre, à une expédition où ses amis politiques virent un moyen de conquérir le pouvoir, où lui déclare n’avoir vu qu’une entreprise purement nationale. Le succès couronna une tentative essayée sous les feux croisés des journaux et de la tribune, devant les menaces de l’Angleterre et les mauvais vouloirs de l’Autriche, et la France retrouva une armée en même temps que la dynastie croyait pousser des racines séculaires.

Cette guerre d’Espagne ne manque pas assurément d’importance historique, et M. de Châteaubriand a tout droit de provoquer l’opinion publique à une appréciation sérieuse d’un tel acte.

Selon lui, cette opinion s’est long-temps égarée, et sur la nature et sur la portée d’une affaire qui, dans sa pensée, devait entraîner des modifications importantes dans le système politique de l’Europe, dans les traités qui, à notre si grand préjudice, en fixent la situation territoriale. Il revendique avec une sorte de jalousie la responsabilité exclusive de cette guerre, et augmente bien plutôt qu’il n’atténue la part qu’il a pu y prendre.

C’est sur ce terrain, et sur celui-là seulement, que nous suivrons l’illustre écrivain. Déjà engagé sur cette question par des opinions écrites, dans lesquelles le Congrès de Vérone nous confirme de plus en plus, nous dirons toute notre pensée sur l’expédition de 1823, les négociations qui l’ont précédée et les actes qui l’ont suivie. Une discussion franche et loyale est, nous en sommes certain, la seule que M. de Châteaubriand appelle et qui soit digne de lui. Cet hommage, nous le lui paierons dans la langue de liberté qu’il a apprise à la génération nouvelle, fière de l’avouer pour maître, heureux s’il y retrouvait quelque souvenir et quelque trace de ses leçons !

De 1815 à 1822, l’action politique de la France avait été nulle au dehors. Contrainte de faire face aux engagemens imposés par deux invasions dont elle n’était point comptable, encore qu’elles l’accablassent d’une immense impopularité, la restauration n’avait pu avoir qu’une pensée, la libération du territoire et l’indépendance nationale. Le patriotisme d’un noble ministre, la générosité d’un grand souverain, hâtèrent le terme de la délivrance, et, à Aix-la-Chapelle, l’Europe consentit enfin à repasser la frontière qu’elle nous avait tracée de la pointe de son épée victorieuse.

Le peu de confiance qu’inspirait notre état intérieur, les luttes du pouvoir contre l’opinion, et les injustices de celle-ci contre le pouvoir, tout ce qu’il y avait de précaire dans une situation que le temps et la prudence pouvaient seuls rectifier, dut nous ôter alors tout crédit en Europe. On avait voulu nous atteindre aux sources mêmes de notre vie nationale, et tout autre pays que la France ne se serait pas relevé de cette impitoyable mutilation. Mais celle-ci, éternellement jeune, éternellement féconde, avait des ressources dont sa mauvaise fortune donna seule le secret à elle-même et au monde. Elle se retrouva bientôt debout en face de l’Europe, toute prête à sceller avec son gouvernement un pacte de réconciliation, s’il savait la replacer à son rang entre les peuples.

Rendre à la nation le baptême qu’elle avait perdu, donner une armée à la maison de Bourbon en nationalisant la monarchie, telle devait être dès-lors la préoccupation dominante de tout homme d’état appelé à concilier l’antagonisme fatal qui séparait la royauté historique d’avec le pays transformé par des intérêts nouveaux. Mais une telle tentative rencontrait des difficultés que l’Europe estimait invincibles, et qu’elle avait consacré tous ses efforts à combiner.

En 1814 et 1815, les grandes puissances avaient renouvelé, en les étendant, les stipulations de Chaumont ; elles s’étaient unies par un pacte d’étroite alliance, et bientôt l’ame religieuse d’Alexandre imprima à cette confédération une consécration mystique. Une sorte de congrès général gouverna le monde, et les ministres de la grande alliance, réunis en conférence permanente, eurent mission de décider toutes les questions dans un esprit européen, ce qui voulait dire anti-français.

Long-temps les ambassadeurs des quatre grandes cours exercèrent au sein de notre capitale cette surveillance et cette tutelle, et presque chaque année les souverains allaient en personne en revendiquer l’exercice à Troppau ou à Carlsbadt, à Laybach ou à Vérone. Toutes les affaires tombèrent ainsi dans le domaine d’une alliance sans puissance contre les dissentimens nombreux qui séparaient les cabinets, et redoutable seulement à la France dont les tendances libérales et la résurrection militaire provoquaient une unanime terreur. En 1818, les conditions de l’évacuation avaient été arrêtées en congrès ; plus tard les mesures pour étouffer la révolution de Naples, qui menaçait d’embraser l’Italie, furent concertées de la même manière avec l’Autriche ; de son côté, la Russie consentit à soumettre à l’arbitrage européen ses différends avec la Porte ottomane. L’alliance subsistait donc dans toute sa force, et l’Angleterre elle-même, malgré les exigences de sa politique anti-continentale, en sanctionna toujours les délibérations, du moins par la présence de ses envoyés.

Tel était le droit commun de l’Europe, lorsque la question espagnole se produisit sous un aspect assez grave pour contraindre la France à prendre des mesures décisives dans l’intérêt de sa sûreté compromise.

M. de Châteaubriand s’attache à démontrer, en traçant le tableau de la situation de la Péninsule, en révélant surtout les menées des sociétés anarchiques jusqu’au sein de notre armée, que la France était non pas seulement en droit, mais bien dans l’obligation rigoureuse de briser à tout prix un régime qui devenait chaque jour plus dangereux par sa faiblesse, plus insultant par son insolence.

Les preuves qu’il apporte à cet égard ne peuvent laisser de doute dans aucun esprit sérieux ; ajoutons qu’elles étaient inutiles pour tous les hommes politiques qui comprennent l’étroite et constante connexité des intérêts péninsulaires avec les nôtres. Si le gouvernement français avait pu, sous les premières cortès de 1820, se borner à des conseils de modération bienveillante, il ne devait plus en être ainsi sous les secondes, lorsque le ministère espagnol, sorti des clubs et dominé par eux, était impuissant à refréner les tentatives de désordre, quand il n’en prenait pas l’initiative.

Demander à Louis XVIII qu’il laissât choir, sans la défendre, du front de son parent, la couronne de Philippe V ; exiger de son gouvernement une béate neutralité, lorsqu’une infatigable propagande travaillait l’armée française, et que les sociétés secrètes préparaient des deux côtés de la frontière un renversement dont la pensée a été depuis si hautement confessée : c’étaient là des paroles de niais ou d’hypocrites. Un ministère qui n’eût rien osé contre la révolution organisée dans les ventes et jurée sur les poignards, aurait été stupide, s’il n’avait été complice.

Un prince égoïste et sans entrailles, d’une dissimulation égale à sa lâcheté, avait compromis sans doute, tout autant que les passions révolutionnaires elles-mêmes, l’état presque désespéré de la Péninsule. Mais l’abjection de la royauté en Espagne n’eût point excusé l’imprévoyance de la royauté en France ; et, au point où les choses étaient arrivées aux derniers mois de 1822, il fallait que la constitution de Cadix disparût devant la monarchie de la Charte, ou que celle-ci tombât devant elle.

Cette concession, l’histoire sérieuse et sincère l’a déjà faite à M. de Châteaubriand. Aujourd’hui que les passions ont fait silence, et que les évènemens se déroulent dans une perspective lointaine, on ne conteste plus guère ni le droit d’intervention, ni l’obligation où s’est trouvée la branche aînée d’en faire usage à cette époque, ni les résultats sortis de l’expédition de 1823, sous le double rapport de la consolidation du gouvernement à l’intérieur et de la dignité de la France au dehors.

M. de Châteaubriand rappelle avec orgueil ces souvenirs qu’il s’attache à rehausser encore, en liant ses projets sur l’Espagne à d’autres projets qui embrassaient à la fois et la rectification de nos frontières et l’état politique du Nouveau-Monde, combinaisons dignes de son patriotisme assurément, mais qui présupposaient, il faut le dire, un ministère paisible de dix années et une situation mieux assise. Il déclare avoir voulu la guerre d’Espagne long-temps avant qu’elle fût décidée, avant même qu’on envisageât sérieusement la possibilité de l’entreprendre.

On peut admettre cette assertion sans cesser de croire à des fluctuations bien légitimes d’ailleurs, et dont les premières lettres de Vérone semblent apporter la preuve. Si la pensée de la guerre avait été, dès son séjour à Londres, aussi nettement formulée pour lui, il n’aurait probablement pas eu assez d’empire sur lui-même pour l’envelopper dans une dissimulation constante ; et M. de Villèle, qui l’envoyait au congrès dans le seul but de contrebalancer les dispositions belliqueuses de M. le vicomte de Montmorency, se serait bien gardé d’adresser un tel renfort à l’opinion qu’il était incessamment préoccupé du soin d’affaiblir au dedans comme au dehors.

À cet égard, M. de Châteaubriand a éprouvé le sort de tous les hommes politiques. La pensée d’une guerre nécessaire pour relever l’attitude de la France en Europe était chez lui fixe et dominante ; mais lorsqu’il s’est trouvé au milieu des affaires, entre l’empereur Alexandre et M. de Villèle, M. le prince de Metternich et M. Canning, lorsqu’il a balancé de plus près les chances de succès et les terribles conséquences d’un revers, il n’a pu manquer de participer aux hésitations qui se manifestaient autour de lui.

Ce que l’ambassadeur révèle du congrès de Vérone, des vœux, des incertitudes et des craintes de tant de ministres et de tant de rois ; les confidences qu’il a cru pouvoir faire au public en avancement d’hoirie sur l’histoire, tant de tableaux si grands par les illustres acteurs qu’il met en scène, si chétifs et si petits par leurs passions, tout cela est fait pour inspirer à la France une sorte d’immense orgueil d’elle-même. Ce livre aura pour effet de révéler au dernier des cabinets de lecture ce que les hommes politiques savaient seuls, l’universelle terreur qui s’attachait aux moindres mouvemens de la France, alors qu’elle respirait pour la première fois, à peine dégagée de l’étreinte d’airain des deux invasions.

À Vérone sont réunis les mêmes hommes qui, l’année précédente, décidaient avec chaleur, à Laybach, l’invasion des Deux-Siciles, et cependant ils hésitent, ils n’osent vouloir résolument à Madrid ce qu’ils ont si lestement fait à Naples, et leurs ministres en Espagne reçoivent des instructions ondoyantes comme leur volonté. L’horreur qu’ils ont de la révolution aurait-elle diminué ? Nullement à coup sûr : l’esprit réactionnaire ne se contente pas d’un premier succès, et les fureurs des tragalistes ne sont pas de nature à inspirer aux rois des sentimens plus mesurés. Pourquoi donc ces incertitudes, ces projets incohérens, et ces tentatives indirectes en contradiction patente avec le but ? pourquoi, si ce n’est parce qu’il s’agit ici de toute autre chose que d’une expédition autrichienne, et qu’on redoute le réveil militaire de la France presqu’à l’égal du triomphe de la révolution espagnole ? Jamais révélation n’a plus authentiquement constaté, que le Congrès de Vérone, l’importance européenne inhérente à l’action extérieure de la France, même dans ses jours d’abaissement. C’est par là que cet ouvrage est vraiment national, et qu’il agira sur la pensée publique en lui donnant la conscience et la mesure de sa force.

Nous ne conclurons pas précisément de là, comme incline à le faire l’illustre écrivain, que l’Europe réunie à Vérone ne voulait pas la guerre, à laquelle, selon lui, la Russie seule aurait été irrévocablement décidée. Les engagemens pris par M. de Montmorency suffiraient seuls, ce semble, pour constater que l’alliance entendait à tout prix en finir avec la révolution espagnole. Mais la Prusse, l’Autriche surtout, ne se résignaient qu’à contre-cœur, et avec une mauvaise grace extrême, à une guerre faite par la France seule, en qualité de puissance indépendante. Ce qu’elles auraient désiré surtout, selon le mot cité par M. de Châteaubriand, c’eût été de trouver un mode d’exécution qui défrancisât la guerre pour l’européaniser.

On consentait à nous laisser organiser une gendarmerie pour exécuter l’arrêt du tribunal des rois ; mais on se prit à trembler lorsqu’on vit l’héritier de Louis XIV frapper le sol de son sceptre pour en faire jaillir une armée, source vive qui ne tarit jamais dans son sein. L’Europe est condamnée à vivre entre deux peurs : celle de la révolution et celle de la France ; aussi quel bonheur est le sien lorsqu’on la débarrasse de l’une et de l’autre ! bon temps auquel elle aurait tort de se fier !

Défranciser la guerre d’Espagne ! dans ce mot est toute la diplomatie de cette époque, et les mauvais vouloirs de l’Autriche, et cette ridicule combinaison d’une régence déférée au roi de Naples comme héritier présomptif du trône d’Espagne, et ces refus d’accréditer des ministres près du gouvernement constitué à Madrid, à l’entrée de l’armée française, et cette prétention de faire tomber en conférence générale, et dans un abîme de protocoles, tous les actes du cabinet des Tuileries, au-delà des Pyrénées. Défranciser la guerre ! dans ce mot est aussi l’honneur du ministère de M. de Châteaubriand. Cette expédition sur laquelle nous allons bientôt présenter le complément de notre pensée, c’est lui qui l’a faite au moins nationale. Il a su rendre impuissantes les jalousies honteuses de l’Autriche, aussi bien que les loquaces colères de l’Angleterre, en même temps qu’il a constamment dégagé la France de la solidarité dans laquelle on entendait envelopper son action, pour lui escamoter sa gloire.

Celle-ci est modeste sans doute pour la nation des grandes batailles, mais elle a quelque chose de pur et de désintéressé dont un grand peuple doit s’honorer à l’égal de son courage. Cette expédition, d’ailleurs, conçue d’une manière plus systématique et plus arrêtée, exécutée surtout vis-à-vis d’un parti, avec la force, l’indépendance et l’habileté dont on venait de faire preuve devant l’Europe, aurait donné à la maison de Bourbon la seule attitude politique qui pût nationaliser son principe, et peut-être changer son avenir et celui du monde.

C’est ici qu’une dissidence profonde nous sépare de M. de Châteaubriand.

Comme lui et d’après lui, nous avons constaté la nécessité pour la France de briser la révolution espagnole, devenue incompatible avec l’existence de son propre gouvernement. Nous avons dit qu’au commencement de 1823 la guerre était légitime en principe, utile en ce qu’elle nous émancipait de l’Europe, en nous rendant une armée ; il reste à montrer qu’elle aurait pu être éminemment politique.

M. de Châteaubriand comprenait depuis long-temps, d’après les vues les plus élevées et les plus patriotiques, de quelle utilité nous serait cette guerre pour relever notre crédit au dehors ; mais il ne contestera pas que s’il l’a conçue comme homme d’état, la fatalité des circonstances l’a conduit à la faire comme ministre de parti. Que sa résolution fût prise dans sa conscience, lorsqu’il reçut de M. de Villèle le portefeuille de M. de Montmorency, ou qu’il ait été soudain entraîné par les hommes dont il acceptait alors l’influence, peu importe pour l’histoire ; mais ce qui doit être envisagé comme une irréparable calamité pour la Péninsule aussi bien que pour la France, c’est que celle-ci se soit jetée dans cette immense entreprise, sans aucune idée arrêtée sur la nature et le résultat de son action politique dans la Péninsule ; c’est que la direction en ait été abandonnée, dès l’origine, au parti qui, en passant les Pyrénées, pensait beaucoup moins, comme M. de Châteaubriand, à la frontière du Rhin et à l’Amérique méridionale, qu’il ne songeait à conquérir, avec une chambre à sa dévotion, le droit d’aînesse, le sacrilége, une loi de la presse et tant d’autres belles choses encore.

Livré à sa seule inspiration, l’auteur de la Monarchie selon la Charte aurait infailliblement envisagé la guerre d’Espagne sous un double rapport : d’une part, comme moyen de relever la France en face du monde, de l’autre comme une magnifique occasion de placer la maison de Bourbon à la tête des idées de liberté régulière, qui fermentaient alors avec tant d’énergie dans toute l’Europe méridionale, seul rôle qu’elle pût se créer en dehors de l’influence austro-russe qui dominait l’Europe. Il eût compris, sans aucun doute, que nous ne pouvions pas arracher l’Espagne à l’anarchie pour la rejeter dans le despotisme, sans compromettre notre avenir autant que le sien, et sans assumer devant l’opinion et l’histoire la responsabilité d’une réaction ignoble autant que sanglante ; il eût repoussé, comme une mauvaise et dangereuse pensée, celle de ressusciter en Espagne, sous la protection de nos baïonnettes immobiles, sinon complices, un absolutisme stupide ; il n’eût pas dit sérieusement que nous n’avions pas le droit d’influer sur l’avenir politique de l’Espagne, du moment où, au prix de tant de sacrifices, nous intervenions si directement dans ses propres affaires ; son cœur libéral et français se fût soulevé au spectacle d’ingratitude et d’ineptie que nous nous préparions à nous-mêmes, en entrant en Espagne sans avoir fait nos conditions avec une faction aussi incapable de reconnaître notre générosité que de gouverner le pays livré sans réserve à la merci de ses vengeances ; enfin son esprit éminent n’eût pas manqué de comprendre qu’un triomphe de cette nature exalterait de ce côté-ci des Pyrénées les plus folles prétentions et les plus dangereuses espérances.

En consultant ces pressentimens d’avenir, qui sont comme les illuminations du génie, M. de Châteaubriand aurait deviné qu’il est une œuvre immense à parfaire en Espagne, et que cette tâche est providentiellement imposée à la France, quelques efforts que fassent ses divers gouvernemens pour se dérober à cette glorieuse fatalité. Nous devons faire prévaloir au-delà des Pyrénées les influences qui régissent la société moderne : c’est là notre droit, notre mission. La restauration y a forfait d’une façon d’autant plus grave que l’œuvre était alors bien moins ardue qu’on n’affecte de le dire.

La correspondance même du ministre des affaires étrangères avec M. de Talaru suffirait pour attester, si les faits ne le constataient d’une manière irréfragable, que le parti dit de la foi nous créa bien plus d’obstacles qu’il ne nous prépara de facilités. Ses fureurs et ses violences, les actes incroyables d’une régence installée par nous, retardaient la capitulation de toutes les villes, et faillirent empêcher celle de l’armée constitutionnelle, beaucoup mieux aguerrie et plus nombreuse qu’on ne l’avait supposé, armée contre laquelle nos tristes auxiliaires ne se mesurèrent pas une seule fois sans se faire battre. Les procédés de ce parti compromirent bien souvent l’œuvre de la pacification, et firent assister l’armée française à des scènes indignes d’elle. Notre gouvernement supporta toute la solidarité d’une réaction par laquelle un despote payait l’arriéré de trois années de bassesse et d’impuissance, il donna des paroles qui furent insolemment méconnues, il ne prit pas une mesure de prudence et de bon sens, sans être contrarié par un gouvernement que sustentait notre or, et qui vivait sous la protection de nos armes. La France joua, en Espagne, jusqu’au renvoi du ministère Saez, obtenu par le comte Pozzo di Borgo, le rôle le plus déplorable. Où en trouver des preuves plus péremptoires et plus éloquentes que dans les dépêches mêmes du ministre des affaires étrangères, que dans les cris de douleur d’une ame généreuse à la vue de tant de misères, dans ses efforts impuissans pour prêcher la modération à des hommes auxquels on livrait le pouvoir au retour de l’exil ?

Nous n’hésitons pas à le dire : si de tels résultats étaient inévitables, s’il n’y avait pas de milieu pour la France, entre abandonner la révolution à elle-même, et rendre aux conseillers de 1814 la puissance dont ils avaient si cruellement abusé ; s’il n’était pour elle aucune alternative entre le bonnet phrygien et le san benito, oh ! alors la guerre d’Espagne devenait une entreprise impolitique et dangereuse, et dont les succès militaires ne compensaient pas les conséquences pour l’opinion publique.

Mais cette expédition ne pouvait-elle pas être conçue autrement ? N’y avait-il donc pas alors, comme aujourd’hui, en Espagne, un parti modéré qui vous tendait les bras ? Et si les hommes de réaction avaient eu dès l’abord la certitude qu’une alliance avec ce parti était l’irrévocable condition de notre entrée en Espagne, n’auraient-ils pas dû s’y résigner, quelque pénible que cette alliance pût leur paraître, pour échapper au joug de fer de la révolution démagogique ? Quoiqu’elle n’eût rien essayé pour les hommes de modération, ceux-ci ne furent-ils pas les seuls véritables auxiliaires de la France pendant l’invasion ? À quoi dut-elle les capitulations de Labisbal, de Morillo, de Ballesteros, l’adhésion de toute la grandesse et des notabilités espagnoles, si ce n’est à l’espérance de la voir assumer dans ce pays l’exercice d’une haute tutelle politique, tutelle contre laquelle l’alliance aurait murmuré sans doute, mais qu’elle eût été dans l’impuissance de nous ravir, si nous avions eu la fermeté de la prendre ? Des difficultés se seraient rencontrées sans doute, nous avons eu occasion de le dire ailleurs, en traitant plus longuement la même question[1], « difficultés moindres toutefois que le concours actif offert par tant d’hommes honorables qu’allait frapper une réaction brutale. On eût entendu de vieux tragalistes acclamer le roi absolu ; le trappiste et Mérino eussent protesté, Bessières se fût fait fusiller un peu plus tôt, et l’insurrection des agraviados, au lieu d’éclater en 1827, eût commencé à temps pour que l’armée française en sortant pût en finir avec elle. Le gouvernement français eût compris, si un parti n’eût fasciné sa vue ou forcé sa main, que, pour lui autant que pour l’Espagne, une transaction était plus politique et plus désirable qu’une victoire. Or, le moyen le plus assuré de l’atteindre était, ce semble, après l’invasion et l’occupation de la capitale, sous la menace d’une attaque immédiate, de négocier à Séville, avec le roi, la partie modérée des cortès et la majorité du conseil d’état… On recula devant les résistances de Paris bien plus que devant les résistances de l’Espagne ; et des actes partiels, tels que la lettre du roi Louis XVIII au roi Ferdinand, vinrent attester que l’on comprenait tous ses devoirs sans être en mesure de les remplir. »

L’intervention conçue dans cet esprit, et poursuivie avec calme et courage, eût exercé une influence prodigieuse sur l’opinion publique en France ; elle eût surtout complètement annulé la force morale de la Grande-Bretagne, dans la situation que s’efforçait de lui donner M. Canning en face de la sainte-alliance. Le Portugal entrait sans hésiter dans ce plan de régénération politique que le cœur paternel de Jean VI prétendait même devancer. Les projets de M. le marquis de Palmella, notifiés à la France par M. de Marialva, furent à cet égard accueillis, et la correspondance le prouve, avec une froideur dont on ne saurait assurément accuser les sentimens personnels du ministre des affaires étrangères, mais qui constate toute la fausseté de la position qu’on s’était laissé faire.

Nul plus que M. de Châteaubriand n’en souffre et n’en gémit.

« Cette situation doit cesser, écrit-il à M. de Laferronays. Elle cessera à la délivrance du roi. Il est clair que Ferdinand ne peut être abandonné à lui-même. Il retomberait dans toutes les fautes qui ont failli perdre l’Europe. Il faut un conseil, un je ne sais quoi, une institution quelconque qui lui serve de guide et de frein. Quand nous en serons là, il nous sera aisé de nous entendre. »

Peu après cette lettre, Ferdinand VII était dans le camp d’un fils de France, et accueillait nos conseils par les tables de proscription de Port Sainte-Marie et les décrets de Séville.

Tout cela n’eût pas été fort difficile à prévoir ; tout cela n’eût pas été non plus impossible à éviter.

Dans la vie politique, il est bien moins difficile de concevoir une grande pensée que de l’exécuter dans l’esprit où on l’a conçue. À moins de dominer son propre parti et de lui donner plus de force qu’on n’en emprunte, votre plan devient le sien, et le bras gouverne la tête. La guerre d’Espagne en fut un éclatant exemple, et la carrière ministérielle de M. de Châteaubriand nous paraît présenter une autre application de la même maxime, moins éclatante, mais non moins grave.

Le grand publiciste, tout entier à ces projets à long terme qui présupposent force dans le pouvoir et fixité dans les institutions, considérait la septennalité, ou du moins le renouvellement intégral, comme indispensable à la consolidation de la monarchie et à la grandeur de la France. Il avait parfaitement raison au point de vue d’où il embrassait l’avenir. Néanmoins nous croyons que le renouvellement intégral a été l’une des causes les plus immédiates du renversement de la dynastie. En voyant s’ouvrir devant elle cet avenir de sept années qu’on lui livrait avec trop de confiance, l’opinion de droite ne put manquer de se croire assez forte pour faire l’essai de toutes ses théories politiques ; aussi chaque session fut-elle marquée par une conquête de plus, par un pas de plus vers l’abîme. Pendant que ce parti s’asseyait au pouvoir, l’opinion publique s’organisait en dehors de la chambre où il lui était désormais interdit de pénétrer. Le renouvellement annuel eût probablement apporté des enseignemens au trône ; il aurait au moins prévenu cette dangereuse réaction de 1827, dont le dernier mot ne fut dit qu’en 1830. Dans les circonstances données, la septennalité était un quitte ou double que la monarchie n’était pas assez forte pour supporter.

Le renouvellement intégral et l’expédition d’Espagne, excellens en principe, furent l’un et l’autre faussés dans l’application, et compromis dans leur résultat définitif. M. de Châteaubriand fut moins puissant contre son parti qu’il ne l’avait été contre l’Europe. Après la chute de Cadix, celle-ci fut à ses pieds, pendant que l’autre exploitait dans ses intérêts d’ambition la pensée nationale du ministre.

La manière dont cette grande affaire fut conduite, sous le rapport diplomatique, montre M. de Châteaubriand sous un aspect tout nouveau. On voit le grand écrivain appliquer ses éblouissantes facultés aux affaires avec une merveilleuse pénétration. Plein d’ardeur et de prudence, et d’une activité dont ne le détourne ni le cours des plaisirs, ni celui des harmonieuses pensées, il parle à tous, et à chacun sa langue. Spirituel et serré avec M. Canning, ouvert et chaleureux avec M. de Laferronnays, qui comprenait si bien cette langue de patriotisme et d’honneur ; noble et sérieux avec M. de Serre ; net et clair avec le général Guilleminot, son cœur est toujours à la France, et son esprit toujours libre au milieu des préoccupations les plus vives.

Ce testament dérobé à la tombe et que M. de Châteaubriand vient présenter à une génération déjà presque étrangère aux évènemens et aux émotions qui le passionnèrent si long-temps, reporte involontairement la pensée sur les phases si diverses de cette vie bouleversée par tant de tempêtes, dominée par tant de contrastes.

Ce ministre qui pose là devant vous, la poitrine couverte d’éclatans insignes, ce correspondant des ambassadeurs et des rois, c’est l’homme dont la jeunesse s’écoulait au désert, dans la cabane de l’Indien, qui berçait son sommeil au bruit de la cataracte, ou poursuivait son orageuse pensée le long des grèves solitaires. C’est le pèlerin de Terre Sainte, qui a bu au puits de Jacob, et pleuré sur Jérusalem dans la grotte de Jérémie ; c’est la voix forte qui appelait Léonidas aux ruines de Sparte, le puissant incantateur auquel apparut sous les arceaux de l’Alhambra l’ombre du dernier Abencerrage. Il a remué la poussière des siècles, et s’est enivré de toute la poésie qu’elle exhale, depuis les tentes d’Abraham jusqu’aux champs de la Vendée ; et voici qu’arraché à ces hauteurs sublimes, vous allez le voir consumant sa vie dans une lutte stérile contre un ministre financier. Sur ce terrain où il est malhabile, il se défend sans adresse en présence d’antipathies de vieillard et de femme, et bientôt il est atteint avant même qu’il ait compris l’imminence du coup qui le frappe. Le grand écrivain est chassé comme un voleur, et se fait journaliste, vengeance à la taille de l’insulte ! Il attaque alors les hommes dont il a fait la fortune, et relève ceux qu’il a brisés ; lutte terrible qui fait bientôt trembler la monarchie, car, au lieu de rester sous sa tente, Achille a changé de camp. Puis, lorsqu’a sonné l’heure de la catastrophe, le poète revient au culte du malheur, qui fut celui de toute sa vie, mais en reportant vers l’avenir, qu’il semble entrevoir dans les illusions d’une première jeunesse, une foi républicaine de plus en plus avouée. C’est ainsi que, traversant le présent sans y vivre, il devance le cours des idées et des temps, tout en continuant au passé l’aumône de sa superbe fidélité : contradictions et incohérences inhérentes au génie de l’écrivain sans doute, mais qui sont aussi et dans les choses et dans les idées et dans toutes les positions de cette société comme de ce siècle.


Louis de Carné
  1. Tout ce qui se rapporte aux affaires d’Espagne depuis le commencement du siècle est traité à fond, par M. de Carné, dans un important travail dont nous pouvons annoncer aujourd’hui la publication prochaine. Cet ouvrage, où les principales questions du temps sont étudiées dans un esprit que nos lecteurs ont apprécié depuis long-temps, paraîtra le 25 de ce mois, chez F. Bonnaire, éditeur, 10, rue des Beaux-Arts, sous le titre : Des Intérêts nouveaux en Europe depuis la révolution de 1830. 2 vol. in-8o. (N. du D.)