Le Conscrit (Conscience)/3
III
Par une belle journée d’automne, Trine toute sautillante quittait le village pour retourner aux chaumières. Son visage embelli par un doux sourire trahissait une profonde satisfaction et un joyeux empressement ; légers étaient ses pas sur le sable poudreux du chemin, et par intervalles des sons insaisissables s’échappaient de sa bouche, comme si elle se fût parlé à elle-même.
D’une main elle tenait deux grandes feuilles de papier à écrire, de l’autre une plume taillée à neuf et une petite bouteille d’encre que lui avait données le sacristain.
Chemin faisant, elle rencontra la belle Jeanne, la fille du sabotier qui, tout en chantant et une botte de trèfle sur la tête, débouchait d’un sentier latéral et arrêta son amie par ces mots :
— Hé, Trine ! où cours-tu avec ce papier ? Que tu es pressée ! il n’y a le feu nulle part pourtant ? Dis-moi donc comment va Jean !
— Jean ! répondit Trine, le bon Dieu le sait, ma chère Jeanne. Depuis qu’il est parti, nous n’avons encore eu que trois fois de ses nouvelles, et il se portait bien. Voilà plus de six mois qu’un camarade de Turnhout à laissé pour nous à la Couronne une commission de lui ; cela doit être bien malaisé aussi, car il est quelque part de l’autre côté de Maestricht, et il ne vient pas tous les jours de si loin des connaissances de ce côté-ci.
— Ne sait-il donc pas écrire, Trine ?
— Il l’a bien su, à preuve que quand nous étions petits et que nous allions ensemble à l’école chez le sacristain, il a même eu un prix d’écriture. Mais il l’aura oublié comme moi.
— Et que vas-tu faire de ce papier ?
— Oh, Jeanne, depuis deux mois, vois-tu, j’ai retiré de mon coffre mon vieux cahier d’écriture, et j’ai rappris. Je veux essayer si je ne pourrai pas faire une lettre. Cela ira-t-il, je n’en sais rien. As-tu jamais écrit une lettre en ta vie ?
— Non, mais j’en ai entendu lire beaucoup ; mon frère Jacques, qui demeure à la ville, nous en envoie une presque tous les mois.
— Et comment cela est-il une lettre ? Qu’y a-t-il dedans ? Est-ce comme si on parlait à quelqu’un ?
— Oh que non, Trine ! C’est quelque chose de très-beau ! toutes sortes de compliments et de grands mots qu’on ne peut presque pas comprendre.
— Ah mon Dieu, Jeanne, comment en sortirai-je ? Mais si, par exemple, j’écrivais ainsi : — « Jean, nous sommes tristes, parce que nous ne savons si vous vous portez bien ; il faut nous donner bien vite de vos nouvelles, sans quoi votre mère en deviendra malade, » et toujours ainsi ; — il comprendrait bien cela, n’est-ce-pas ?
— Folle ! ce n’est pas une lettre, ça ! tout le monde parle comme cela, qu’on soit savant ou pas. Attends un peu ! Cela commence toujours comme ceci : — « Parents très-vénérés ! je prends tout tremblant la plume à la main pour… pour… pour… » je ne puis pas y venir…
— « Pour vous écrire ! »
— Ah ! tu le sais mieux que moi. Tu te moques de moi ; cela est très-mal à toi, Trine !
— Où donc as-tu la tête, Jeanne ? Quand il prend la plume à la main, c’est sûrement pour couper une tartine, n’est-ce pas ? Ta simplicité me fait rire. Mais je ne comprends pas pourquoi ton frère tremble toujours quand il lui faut commencer une lettre. Bien sûr qu’il ne sait pas bien écrire ? Et c’est encore pire alors, car quand on tremble, on écrit encore plus mal.
— Non, ce n’est pas pour cela ; Jacques va un peu son train en ville, et il demande toujours de l’argent ; voilà pourquoi il tremble, car le père n’est pas bon ! À propos, Trine, comment va votre vache ?
— Passablement bien. Elle a été un peu malade, la pauvre bête ; mais maintenant elle mange de la luzerne, et elle commence à avoir bon appétit. Nous avons vendu le veau à un paysan de Wechel. C’était un tacheté, une si belle petite bête !
Pendant des derniers, mots les deux jeunes filles s’étaient déjà éloignées l’une de l’autre de quelques pas.
— Allons, bon voyage, Trine ! cria Jeanne reprenant son chemin. Tâche de faire ta lettre, et fais bien nos compliments à Jean !
— Jusqu’à dimanche après la grand’messe ; je pourrai te dire alors comment ça aura été… Dis bonjour pour moi à ta sœur…
La voix de Jeanne résonnait déjà sous les sapins ; elle
chantait sur un rhythme joyeux et à plein gosier le refrain
de la chanson de mai bien connue :
Le mai, sous les rubans, balance
Son jeune sommet verdoyant ;
Filles et garçons en cadence
Tout alentour dansent gaîment,
Filles, garçons, tant que vous êtes,
Mettez à profit les beaux jours.
Et passez la jeunesse en fêtes,
Quand elle part, c’est pour toujours !
Trine demeura immobile et rêveuse jusqu’à ce que la jolie voix de son amie se perdît dans les profondeurs du bois. Elle s’élança alors dans le chemin, demi-dansant demi-marchant, et fut bientôt à la maison.
Les deux veuves assises près de la table attendaient impatiemment son retour. Le grand-père, qui avait un rhume et était couché dans l’alcôve, passa la tête entre les rideaux au moins pour être témoin oculaire et auriculaire de la grande œuvre qui allait s’entreprendre.
Dès que la jeune fille parut sur le seuil, les deux femmes rassemblèrent en toute hâte les objets qui se trouvaient sur la table, et essuyèrent celle-ci avec le coin de leur tablier.
— Viens ici, Trine, dit la mère de Jean, mets-toi sur la chaise du grand-père ; elle est bien plus commode.
La jeune fille prit silencieusement place à la table, posa les feuilles de papier devant elle, et mit en rêvant le bec de la plume entre ses lèvres…
Pendant ce temps les femmes et le grand-père contemplaient avec une extrême curiosité la jeune fille plongée dans ses réflexions. Le petit frère, les deux coudes sur la table et bouche béante, promenait son regard de la bouche aux yeux de Trine, pour épier ce qu’elle allait faire de la plume.
Mais Trine se leva, toujours muette, prit dans l’armoire une tasse à café, y versa l’encre que renfermait la petite bouteille et revint s’asseoir à la table, et se mit à tourner et retourner dix fois le papier.
Enfin elle plongea la plume dans l’encre et s’arrangea comme si elle allait écrire. Après un instant elle leva la tête et demanda :
— Eh bien, dites-moi donc ce que je dois écrire !
Les deux veuves se regardèrent l’une l’autre d’un air interrogateur et portèrent en même temps les yeux sur le grand-père malade qui, le cou tendu, avait l’œil fixé sur la main de Trine.
— Eh bien, écris toujours que nous nous portons tous bien, dit le vieillard en toussant ; une lettre commence toujours comme ça.
— Voilà bien une chose à dire ! répliqua Trine avec un sourire désapprobateur, que nous nous portons tous bien ! et depuis quinze jours vous êtes au lit, malade…
— Tu pourrais tout de même mettre ça à la fin de la lettre.
— Non, ma fille, sais-tu ce qu’il faut faire ? dit la mère de Jean. Commence par lui demander comment va sa santé, et quand cela y sera, petit à petit nous y mettrons autre chose…
— Non, mon enfant, dit l’autre veuve, écris d’abord que tu prends la plume à la main pour t’informer de l’état de sa santé. C’est comme ça que commençait la lettre de Jean-Pierre, que j’ai entendu lire hier chez le meunier.
— Oui, c’est ce que dit aussi la Jeanne du sabotier ; je ne le ferai pas pourtant, car c’est trop enfant, répliqua Trine avec impatience. Jean saura bien de lui-même que je n’ai pu écrire avec le pied.
— Voyons, mets toujours son nom en haut du papier, dit le grand-père ;
— Quel nom ? Braems ?
— Mais non, Jean !
— Vous avez raison, père, dit la jeune fille. Va-t’en, Paul ; ôte tes bras de la table. Et vous, mère, mettez-vous un peu plus loin, car bien sûr vous allez me pousser !
Elle posa la plume sur le papier, et tandis qu’elle cherchait la place où il fallait écrire, elle épela à voix basse le nom de l’ami absent.
Tout à coup la mère de Jean se leva et saisit vivement la main qui tenait la plume :
— Attends un peu, Trine, dit-elle. Ne te semble-t-il pas que Jean tout seul n’est pas bien, C’est si court ; Il faudrait mettre quelque chose avec. Ne serait-ce pas mieux de mettre cher fils ou cher enfant ?
Trille entendit à peine ces paroles ; elle était occupée à lécher le papier, et s’écria à demi fâchée :
— Voyez ce qui arrive ! Une grande tache sur le papier, et j’ai beau lécher, elle ne s’en va pas. Il me faut prendre l’autre feuille.
— Eh bien, qu’en dis-tu, Trine ? Cher fils ! c’est toujours beaucoup plus beau, n’est-ce pas ?
— Non, je ne veux pas y mettre cela non plus, murmura Trine avec dépit. Est-ce que je puis écrire à Jean comme si j’étais sa mère ?
— Que vas-tu donc mettre ?
Une pudique rougeur monta au front de la jeune fille, tandis qu’elle répondait :
— Si j’écrivais cher ami ? Ne trouvez-vous pas que ce serait le mieux de tout ?
— Non, je ne veux pas cela non plus, dit la mère ; mets encore plutôt Jean tout court.
— Bien-aimé Jean ? demanda la jeune fille.
— Oui, c’est bien ainsi ! dirent ensemble tous les autres enchantés de cette solution de la difficulté.
— Restez donc tous loin de la table, s’écria Trine, et retenez Paul pour qu’il ne me pousse pas !
La jeune paysanne se mit à l’œuvre. Au bout d’un instant, de grosses gouttes de sueur perlaient déjà sur son front ; elle retint son haleine, et son visage devint pourpre. Bientôt un long soupir s’échappa de sa poitrine et comme si elle se fût sentie délivrée d’un poids énorme, elle s’écria avec joie :
— Ouf ! Ce B est la plus difficile de toutes les lettres ; mais le voilà enfin avec sa longue tête !
Les deux femmes se levèrent et considérèrent avec admiration la lettre, qui était au moins aussi grande que le petit doigt.
— Cela est joli ! s’écria la mère de Jean ; cela ressemble à une guêpe ; et cela veut dire Bien-aimé Jean ! Écrire est pourtant une belle chose : on dirait quasi qu’il y a de la sorcellerie là-dedans !
— Allons ! allons ! laissez-moi continuer ! dit Trine avec résolution ; je m’en tirerai bien. Si seulement la plume ne crachait pas autant !
Elle recommença à travailler suant et soufflant. Le grand-père regardait et toussait, les femmes se taisaient et n’osaient bouger ; le petit frère trempait son doigt dans l’encre et pointillait son bras nu de taches noires.
Quand, au bout d’un certain temps, la première ligne fut pleine de grandes lettres, la jeune fille s’arrêta.
— Où en es-tu, Trine ? demanda la mère de Jean. Il faut nous lire tout ce que tu as mis sur le papier.
— Que vous êtes pressée ! s’écria Trine ; il n’y a encore rien autre chose que Bien-aimé Jean. Il me semble que c’est déjà bien comme cela. Voyez un peu comme la sueur me coule du front ! J’aime encore mieux ôter le fumier de l’écurie ; vous croyez sans doute que ce n’est pas un travail qu’écrire ? Paul, ne touche plus à l’encre, autrement tu renverseras la tasse.
— Continue donc, ma fille, dit le vieillard, sans cela la lettre ne sera pas encore écrite la semaine prochaine.
— Je le sais bien, répondit Trine, mais dites-moi, vous autres, ce qu’il faut que je dise.
— Informe-toi d’abord et avant tout de sa santé !
La jeune fille écrivit de nouveau pendant quelque temps, effaça avec le doigt deux ou trois lettres manquées, sua sang et eau pour saisir le cheveu qui suivait sa plume, grommela contre le sacristain, parce que l’encre était trop épaisse, et lut enfin à haute voix :
— « Bien-aimé Jean, comment va ta santé ? »
— C’est bien comme cela, dit la mère ; écris maintenant que nous nous portons tous bien, les gens et les bêtes, et que nous lui souhaitons le bonjour.
Trine réfléchit un instant, et continua à écrire. Lorsqu’elle eut fini, elle lut :
— « Dieu soit loué, nous sommes encore tous en bonne santé, et le bœuf et la vache aussi, excepté le grand-père qui est malade, et nous te souhaitons tous ensemble le bonjour. »
— Seigneur mon Dieu ! Trine ! s’écria sa mère, où as-tu appris cela ? Le sacristain…
— Ne me parlez pas ! dit la jeune fille en l’interrompant, ou vous allez me faire oublier. Je sens maintenant que cela ira.
Le plus profond silence régna pendant une demi-heure. Le travail paraissait aller plus facilement ; car la jeune fille souriait de temps en temps tout en écrivant. La seule contrariété qu’elle eût, était de voir Paul qui mettait les cinq doigts à la fois dans l’encre et qui avait teint en noir tout son bras. Dix fois déjà Trine avait transporté la tasse d’un côté à l’autre de la table ; mais le petit garçon était tellement entiché de l’encre, qu’on ne pouvait l’en tenir à distance.
Cependant les deux premières pages se remplirent
jusqu’au bas. Sur les instances des femmes, Trine donna,
avec un certain orgueil, lecture de son œuvre conçue
comme il suit :
« Comment va ta santé ? Dieu soit loué ! nous nous portons encore tous bien, et le bœuf et la vache aussi, excepté le grand-père qui est malade, et nous te souhaitons tous ensemble le bonjour. Il y a six mois passés que nous n’avons plus rien entendu de toi. Fais-nous donc savoir si tu vis encore. C’est mal à toi de nous oublier, nous qui t’aimons tant, tellement que ta mère parle de toi toute la journée, et que moi je rêve toutes les nuits que tu es malheureux, et que j’entends toujours ta voix crier à mon oreille : Trine ! Trine ! si fort que je m’éveille tout d’un coup… et le bœuf, pauvre bête, regarde toujours hors de l’étable, et gémit qu’on en pleurerait quasi. Et c’est pour nous tous un si grand chagrin de ne rien savoir de toi, qu’il faut en avoir pitié, Jean ; car ta bonne mère en tombera en langueur ; quand la pauvre femme entend ton nom, elle ne sait plus parler et commence à pleurer si fort que mon cœur à moi s’en brise souvent… »
Pendant la lecture de ces lignes les yeux des auditeurs s’étaient peu à peu remplis de larmes, mais au ton triste des derniers mots personne ne put résister à son émotion, et la jeune fille fut interrompue par des sanglots. Le grand-père avait posé la tête sur le bord du lit pour cacher ainsi ses larmes ; la mère de Jean trop profondément remuée pour comprimer le sentiment qu’elle éprouvait, se jeta sur la jeune fille et l’embrassa sans dire un mot, tandis que Trine remarquait avec stupéfaction l’effet de sa rédaction.
— Trine ! Trine ! où prends-tu les mots ? s’écria l’autre veuve. C’est comme des couteaux qui vous passent dans le cœur. Mais c’est tout de même bien beau !
— Oh, c’est la pure vérité, dit la mère de Jean en soupirant ; il faut qu’il sache enfin le mal que j’ai souffert ! Continue à lire, ma chère Trine ; je suis tout ahurie que tu saches écrire ainsi : on n’a jamais entendu chose pareille ; tes mains sont sûrement beaucoup trop bonnes, mon enfant, pour traire les vaches et travailler aux champs, mais Dieu permet tant de choses dans le monde !
Tout aise de ces éloges, la jeune fille dit avec un sourire fier :
— N’est-ce que cela ? Laissez faire, et j’écrirai au mieux avec le premier venu. Voilà déjà une bonne lettre trouvée… Écoutez ! ce n’est pas encore fini.
« Ô Jean, si tu savais, tu nous donnerais bien vite de tes nouvelles.
« Le trèfle a manqué à cause de la mauvaise semence, et puis parce qu’il a été gelé. Mais notre luzerne fait plaisir à voir ; elle est tendre comme du beurre. Le grain a un peu souffert du temps sec ; mais le bon Dieu nous a donné comme une bénédiction du beau sarrasin et beaucoup de pommes de terre hâtives. Et puis le champêtre est marié avec une fille de Pulderbosch qui est louche, mais qui lui apporte quelque chose… Jean-François, le maçon, est tombé du toit du brasseur sur le dos de notre vieux forgeron, et le forgeron en est mort, le pauvre homme ! »
La jeune fille se tut.
— Est-ce là tout ? demanda la mère d’un ton désappointé. Ne lui fais-tu pas savoir que la vache a vêlé ?
— Ah ! oui ; j’ai oublié cela… Là… c’est fait ! Écoutez : « Notre vache a fait le veau ; tout s’est bien passé, et le veau est vendu. »
— Ne lui diras-tu rien de nos lapins, Trine ? demanda le grand-père.
Après avoir écrit, la jeune fille lut :
« Le grand-père a fait une cage à lapins dans l’écurie ; ils sont aussi gras que des blaireaux ; mais le plus gros restera vivant jusqu’à ce que tu reviennes. Jean, nous ferons alors une fameuse fête… »
Tous partirent d’un joyeux éclat de rire ; le petit garçon, voyant l’allégresse générale, et lui-même ému par le mot fête, battit des mains en criant. Par malheur, sa main rencontra si brusquement la tasse, que celle-ci roula sur la table et versa comme un noir ruisseau l’encre sur la belle lettre.
Le rire disparut de tous les visages ; muets et consternés, on se regarda les uns les autres ; toutes les mains se levèrent vers le ciel, tandis que le petit Paul, craignant d’être battu, hurlait et se lamentait par anticipation de façon à rompre les oreilles.
Pendant longtemps l’enfant fut accablé de reproches, et le désastre amèrement déploré ; le tout finit par cette exclamation :
— Oh ! mon Dieu, quel malheur !
— Allons ! allons ! dit Trine avec résolution, le malheur n’est pas si grand : j’avais l’intention de recopier la lettre ; car au commencement cela n’allait tout de même pas bien : les lettres étaient trop grandes et l’écriture trop de travers. Je saurai faire mieux à cette heure que j’ai pris courage à la chose. Je vais courir bien vite au village pour y prendre du papier et de l’encre et pour faire retailler ma plume, car elle est devenue beaucoup trop molle.
— Va donc vite ! répondit-on. Tiens, voilà la pièce de cinq francs du veau. Fais-la changer chez le sacristain ; car il nous faudra bien envoyer trente sous au moins au pauvre Jean. Hop ! Paul… dehors, polisson ! et avise-toi de rentrer avant le soir, si tu l’oses !
Trine sortit aussitôt et, souriant d’un air satisfait, prit en courant la direction du village. Le triomphe qu’elle avait obtenu, la conviction qu’elle avait de pouvoir désormais écrire à Jean, et par-dessus tout une sorte de naïf orgueil de son habileté, remplissaient son cœur d’une douce joie.
Arrivée au tilleul du carrefour, elle vit de loin le porteur de lettres qui s’avançait vers elle à grands pas. Elle s’arrêta brusquement et sentit battre son cœur ; ce sentier ne conduisant qu’aux chaumières au delà desquelles s’étendaient la bruyère déserte et la forêt, elle ne doutait pas que le messager n’apportât des nouvelles de Jean.
En effet, lorsqu’il fut proche, il tira une lettre de son portefeuille, et dit en souriant :
— Trine, voici quelque chose pour vous qui vient de Venloo ; mais cela coûte trente-cinq cents.
— Trente-cinq cents[1] ! murmura Trine en prenant la lettre d’une main tremblante et en considérant l’adresse, comme si elle réfléchissait.
— Oui, oui, répondit le facteur, cela est écrit sur l’adresse. Est-ce que je vous tromperais pour si peu ?
— Pouvez-vous changer cela ? demanda Trine en lui tendant la pièce de cinq francs.
Le facteur changea la pièce, retint le montant du port, salua amicalement la jeune fille, et s’en retourna au village.
Trine s’élança dans le sentier, et courut transportée d’allégresse vers la maison. Poussée par l’impatience, elle ouvrit la lettre, et ne fut pas peu surprise d’en voir tomber une seconde de l’enveloppe. Elle s’arrêta pour la ramasser. Elle rougit jusqu’au front ; un sourire flotta sur ses lèvres et ses yeux brillèrent d’une douce émotion. Sur la seconde lettre, il y avait en grandes lettres : Pour Trine seule… Pour Trine ! L’âme de Jean était enclose dans ce papier ; sa voix allait en sortir pour lui parler à elle seule ! Il y avait un secret entre Jean et elle !
Émue et troublée, elle resta un instant les yeux fixés sur le sol ; mille pensées de toute espèce lui passèrent par la tête comme un torrent, jusqu’au moment où le lointain mugissement du bœuf vint frapper son oreille et lui rappeler qu’elle ferait mal de s’arrêter plus longtemps. Elle cacha la seconde lettre dans son sein, et courut d’une haleine jusqu’à la chaumière, où elle tomba au milieu des femmes dans l’attente, en s’écriant d’une voix joyeuse et retentissante :
— Une lettre de Jean ! une lettre de Jean !
Les deux veuves, saisies de la stupéfaction que cause le bonheur, coururent à elle, et sautèrent de joie à cette nouvelle inattendue. Le grand-père fit, pour mieux voir, un tel mouvement hors de l’alcôve, qu’il faillit tomber du lit.
La jeune fille raconta précipitamment comment elle avait rencontré le facteur sur son chemin, et comment il lui avait demandé trente-cinq cents, mais elle fut interrompue dans son récit par les femmes qui s’écriaient incessamment :
— Oh ! Trine ? lis-la ! lis-la !
Trine alla s’asseoir à la table et commença à épeler la lettre à haute voix. L’écriture n’étant pas trop
lisible, elle ne pouvait avancer que mot à mot, et plus
d’une fois elle fut obligée de recommencer pour en faire
quelque chose qui fût compréhensible. Elle lut :
« Je prends la plume en main pour m’informer de votre santé, et j’espère que vous en ferez autant pour moi, vu que j’ai gagné mal aux yeux, et je suis à l’infirmerie. J’ai beaucoup de chagrin, chers parents, et j’ai peur aussi, parce qu’il y a tant de camarades qui sont devenus aveugles de la même maladie. »
Trine ne put continuer ; elle laissa tomber sa tête sur la lettre fatale et éclata en sanglots, tandis que les femmes et le grand-père déploraient leur malheur à grands cris et avec des larmes amères.
— Ô mon Dieu ! mon Dieu ! mon pauvre enfant ! mon pauvre enfant ! s’écria la mère de Jean en levant les mains au ciel, et en parcourant la chambre avec désespoir. Aveugle ! aveugle !
La jeune fille releva la tête, et dit tout en pleurant :
— Pour l’amour de Dieu, ne faites pas les choses pires encore ; c’est déjà bien assez triste. Laissez-moi continuer ; peut-être ça va-t-il mieux que nous ne le pensons. Taisez-vous un peu, et écoutez :
« Mais dis à ma mère qu’elle ne doit pas être inquiète ; car tout va pour le mieux, et j’espère, si Dieu le permet, que je guérirai. Le pire de tout est encore la faim ; car nous sommes à l’infirmerie à la demi-ration. Le pain et la viande qu’on nous donne pour tout un jour se mettraient en bouche facilement d’un seul coup ; avec cela nous avons une gamelle de ratatouille, sans sel ni poivre, et c’est tout. Vivez de cela quand vous vous portez bien ! C’est pourquoi, mes chers parents, si vous le pouvez, envoyez-moi un peu d’argent. Nous ne touchons pas de paie ici, et nous sommes toute la journée à nous chagriner dans l’obscurité, car nous ne pouvons pas voir de lumière. Des compliments au grand-père, et à Trine, et à sa mère, et à Paul, et je vous souhaite à tous une bonne santé et une longue vie.
« Kobe[2], le fils du jardinier Baptiste, est devenu caporal. À la caserne, les rats ont fait un grand trou dans mon sac, et on a mis un sac neuf à ma masse, et cela coûte sept francs et septante centimes. Autrement, je n’ai plus de dettes. Je suis aimé de tous mes officiers, et le sergent, qui est un Wallon de Liége, me voit tout à fait de bon œil.
« Celui qui a écrit cette lettre est Karel ; il est aussi à
l’infirmerie avec un mal aux yeux. Mais il ne faut pas
le faire savoir à son père, car il est presque guéri. Les
autres amis de notre village sont encore en bonne santé.
Avec cela, chers parents, nous avons tous l’honneur de
vous saluer des pieds et des mains.
Après cette lecture, Trine porta à ses yeux le coin de son tablier et se désola silencieusement ; le grand-père avait disparu sous les couvertures, les deux femmes pleuraient toujours sans parler.
Ce douloureux silence, qu’interrompaient seuls de temps en temps des soupirs et des sanglots, dura longtemps ; enfin Trine se leva, détacha une faucille de la muraille et gagna la porte en disant :
— Avec ce chagrin, j’allais oublier notre pauvre bœuf ! Je vais chercher de la luzerne au champ. Prenez courage en attendant, et pensez à ce que nous devons faire.
Personne ne répondit. La jeune fille prit une brouette près de la porte, et s’éloigna de la maison. Au détour d’un bouquet de chênes, elle s’arrêta cachée par le feuillage et s’assit sur la brouette. Elle ouvrit son fichu d’une main tremblante et en tira la lettre. Après l’avoir ouverte, elle épela à haute voix ce qui suit, non sans que son regard fût plus d’une fois obscurci par les larmes :
« Karel a écrit cette lettre aussi ; mais je lui ai dit mot
pour mot ce qu’il devait mettre dedans.
« Je n’ai pas osé l’écrire à ma mère, parce que c’est trop terrible. Trine, je suis aveugle, aveugle pour la vie ! Mes deux yeux sont perdus ! Il n’y a pas là sûrement de quoi parler de si grand chagrin ; mais je ne pourrai jamais plus te voir en ce monde, ni ma mère, ni mon grand-père, ni aucun de ceux qui m’aiment ; — j’en mourrai, je le sens bien.
« Trine, depuis que je suis aveugle, je te vois toujours devant mes yeux, et c’est la seule chose qui me retienne encore à la vie ; mais je ne dois plus penser à cela, ni toi non plus. Ah ! ma chère amie, va à la kermesse comme avant, ne laisse pas cela pour moi et profite de ton jeune temps ; car si tu devais être malheureuse à cause de moi, je serais encore plus tôt couché sous la terre.
« Trine, je t’ai écrit cela à toi seule pour que tu le
fasses savoir petit à petit à ma pauvre mère. Que ça ne
lui vienne pas d’ailleurs, pour l’amour de Dieu, Trine !
À peine la jeune fille, en proie à une violente surexcitation nerveuse, eut-elle lu le dernier mot de cette
lettre, qu’une pâleur mortelle s’étendit sur son visage,
ses bras s’affaissèrent à ses côtés, ses yeux se fermèrent,
et sa tête se pencha languissamment en arrière sur la brouette…
Elle gisait privée de sentiment et plongée dans un profond évanouissement.
La brise tiède de la bruyère murmurait dans les chênes et faisait ondoyer l’ombre du feuillage sur son front d’albâtre ; l’abeille voltigeait en bourdonnant à son oreille ; l’alouette chantait sa chanson au fond du ciel ; plus loin, dans la solitude, régnait l’éternel cri de la cigale, et cependant tout pour elle était calme et silencieux… rien n’éveillait la jeune fille de son mortel assoupissement.
Le soleil poursuivit insensiblement sa carrière jusqu’à ce qu’un de ses ardents rayons perçât le feuillage et vînt éclairer le visage de la jeune fille.
L’infortunée ouvrit lentement les yeux, tandis que le sang recommençait à couler dans ses veines. Elle leva la tête comme quelqu’un qui s’éveille et promena autour d’elle un regard étonné, comme si elle n’eût pas eu conscience de son état.
La lettre, encore ouverte à ses pieds, lui rappela l’affreuse catastrophe. Elle ferma le fatal papier, le cacha dans son sein, pencha la tête vers la terre et tomba dans une profonde méditation.
Peu d’instants après, elle se leva, mena en toute hâte sa brouette dans un petit champ, où elle arracha à demi et coupa à demi de la luzerne. En moins d’un instant, la brouette fut pleine jusqu’au comble. La jeune fille regagna la maison avec la même rapidité, jeta le fourrage devant la vache, et entra dans la chaumière en disant :
— Demain matin, au point du jour, je pars pour aller voir Jean !
— Oh ! mon enfant, s’écria sa mère, c’est à l’autre bout du pays. Quelle idée est-ce là ? Tu ne le trouverais pas en un an !
— Je vais voir Jean, vous dis-je, répéta la jeune fille d’un ton résolu. Je le trouverai, fût-il à cent lieues d’ici. Le secrétaire de notre commune me montrera par où je dois aller.
La mère de Jean, les mains jointes, le visage suppliant, s’élança vers la jeune fille et s’écria en sanglotant :
— Ah ! Trine, cher ange, ferais-tu bien cela pour mon enfant ? Je te bénirai jusque sur mon lit de mort !
— Le faire ? s’écria Trine. Le faire ? Le roi lui-même ne saurait m’en empêcher : je verrai Jean et je le consolerai, ou je mourrai à la peine !
— Oh ! merci mille fois, Trine ! s’écria la mère de
Jean en étreignant la jeune fille de ses deux bras.