Le Conscrit (Conscience)/5

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Le Conscrit
Traduction par Léon Wocquier.
Michel Lévy Frères, éditeurs (1 & 2p. 258-269).
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V


Il faisait encore une chaleur suffocante, bien que l’ombre des arbres s’allongeât déjà notablement sur le sol ; les vapeurs diaphanes de l’été ondoyaient sur la bruyère et sur les champs ; pas le moindre souffle ne murmurait dans le feuillage immobile sous lequel s’abritaient les oiseaux haletants et muets ; toutes les voix de la nature se taisaient ; aussi loin que portait la vue, on n’apercevait ni hommes ni animaux : la terre semblait assoupie de lassitude.

Au bord d’un chemin solitaire, ombragé par un bouquet de chênes, gisait, la tête appuyée sur son sac, un soldat endormi. Ses pieds étaient nus : les souliers se trouvaient à côté.

Une jeune paysanne, assise tout auprès, fixait sur lui son regard plein de tristesse, et, gardant le plus profond silence, écartait les mouches, avec une branche de bouleau, de son visage et de ses pieds.

Le soldat reposait sur un lit de thym sauvage dont le parfum l’enveloppait d’un nuage odorant. La campanule des champs courbait ses clochettes bleues sur son front ; plus bas, à ses pieds, la gentiane élevait vers lui son splendide calice d’azur.

Assurément, il avait déjà goûté un long repos, car sa compagne regardait souvent le soleil avec une certaine inquiétude, comme si elle eût voulu mesurer par la marche de l’astre combien le jour était avancé. Peut-être aussi son inquiétude venait-elle d’une autre cause. Et cependant elle remarquait avec tristesse que le soleil avait tourné les chênes, et que déjà quelques rayons dardaient sur le corps du dormeur. Sa perplexité était grande ; elle se leva et promena les yeux autour d’elle. Elle songea d’abord à courber les branches du taillis et à les entrelacer ensemble pour protéger le repos du soldat ; mais ce moyen fut infructueux parce que la lumière frappait directement et de côté le bord du chemin.

Avec le plus grand silence et à pas de loup, la jeune fille se glissa dans le bosquet et y coupa avec un couteau deux bâtons. Elle vint se placer devant le soldat, contempla le soleil comme pour calculer son dessein, et enfonça en terre les bâtons. Elle dénoua le cordon de sa ceinture, et suspendit au dessus son tablier, qui couvrit le visage du soldat d’une ombre suffisante ; elle revint ensuite avec une expression de satisfaction, s’asseoir auprès de lui.

Pendant quelque temps encore elle épia son repos et écouta sa respiration comme si elle s’efforçait de compter les battements de son cœur. Elle ne pouvait voir ses yeux, car ceux-ci étaient cachés sous une visière verte.

Enfin, le soldat fit un mouvement ; il tâtonna avec angoisse autour de lui, tendit les mains en avant, et s’écria d’une voix inquiète :

— Trine ! Trine, où es-tu ?

La jeune fille saisit sa main, et répondit :

— Me voici, Jean ! Calme-toi. Tu trembles ? Qu’as-tu ?

— Ah ! j’ai rêvé que tu m’avais abandonné ! dit le jeune homme en se levant. Dieu, quel rêve ! J’en ai encore une sueur froide…

— Quelles idées sont-ce là ! répliqua la jeune fille d’un ton de doux reproche. Tant mieux si tu as rêvé cela, Jean ; c’est un signe certain que je ne te quitterai jamais : les songes ne doivent-ils pas toujours, s’expliquer par le contraire ?

— C’est vrai, ma bonne amie, dit le soldat en étreignant ses deux mains. Dieu te récompensera dans le ciel !

Sur ces entrefaites, la jeune fille avait débouclé les courroies du sac et en avait tiré un pain et de la viande. Elle se mit à couper le pain en petits morceaux, rangea ceux-ci sur le thym, et plaça sur chacun un peu de viande.

Ce faisant, elle disait d’une voix douce :

— Comment vas-tu, maintenant, Jean ? Es-tu reposé ? Le sommeil t’a-t-il soulagé ?

— Je ne suis plus fatigué, Trine, répondit-il ; mais je ne sais pas… je suis si triste de ce vilain rêve…

— Cela se passera, Jean : ça vient de ce lourd sommeil par terre… Voilà la table mise ; veux-tu manger ?

— Oui, j’ai faim, Trine.

La jeune fille lui mit en main l’un après l’autre les morceaux de pain et de viande. Tandis qu’il prenait silencieusement la nourriture qu’elle lui présentait, elle considéra son visage avec plus d’attention, et y remarqua une singulière expression de découragement et d’affliction. Toujours dans la pensée que la pesanteur du sommeil était l’unique cause de cette visible tristesse, elle ne fit aucun nouvel effort pour rasséréner son âme. Dès qu’elle lui eut tendu les derniers morceaux de pain, elle lui remit ses bas et lia ses souliers. Le soldat prit le sac pour le charger sur son dos ; mais la jeune fille le lui enleva.

— Non, Trine ; laisse-moi le porter, maintenant, dit-il d’une voix suppliante ; tu te fatigueras beaucoup trop. Et puis ce n’est pas bien non plus qu’une fille aille le sac sur le dos par les chemins : ça doit déjà être assez singulier de voir une paysanne voyager dans la Bruyère avec un soldat aveugle. Qu’est-ce que les gens doivent penser ?

— Que nous font les gens ? Toi qui ne vois pas, tu te fatigues cent fois plus que moi ; tu trébuches presque à chaque pas ! Moi, le sac ne me gêne pas.

Elle replaça elle-même le sac sur son dos, et, prête à partir, ramena le soldat au milieu du chemin. Elle lui mit en main un bâton dont elle tint l’autre bout sur son dos, afin que le pauvre aveugle pût suivre exactement ses pas, et marchant en avant, elle lui dit :

— Maintenant, Jean, si je vais trop vite, il faut le dire, et causons un peu en route, ça rendra le chemin plus court.

Comme elle ne recevait pas de réponse, elle se retourna, tout en marchant, vers le jeune homme, et reprit :

— Jean, il ne faut pas laisser pendre ta tête comme ça ; cela fatiguera ta poitrine.

L’aveugle releva la tête sans mot dire ; mais au troisième pas, il la laissa de nouveau pencher peu à peu en avant. Il était visiblement absorbé par de sérieuses réflexions et peut-être par de tristes pensées ; cette dernière supposition dut être aussi celle de la jeune fille ; car bien que sa physionomie s’assombrit tout à coup, elle dit d’une voix enjouée comme pour arracher son compagnon au chagrin qui l’oppressait :

— Ô Jean, demain soir nous serons à la maison ! Ce sera une kermesse ! Ta pauvre mère, qui pense que tu es toujours à gémir dans ce noir hôpital, comme elle t’embrassera avec joie ! Et Paul, qui pleurait tant quand tu es parti pour les soldats, il va joliment danser, le brave enfant ! Et ma mère, et le grand-père ! Il me semble déjà que je les vois accourir les bras ouverts… Et le bœuf, quand il t’entendra, la pauvre bête ira au travail comme une personne ; car je voyais encore tous les jours dans ses yeux qu’il ne t’a pas oublié… Le grand-père tuera bien vite le lapin gras, et tous ensemble nous ferons bombance comme des rois. Ah ! je voudrais déjà y être !

Tout en parlant, la jeune fille se retournait souvent pour regarder l’aveugle qui la suivait en tenant le bâton protecteur, et pour épier sur sa physionomie l’effet de ses paroles. Un sourire incertain fut le seul changement qu’elle y aperçut. Cependant, cet indice, quelque minime qu’il fût, lui donna du courage, et bien que le jeune homme n’eût pas répondu, elle reprit :

— Et quand nous serons chez nous, Jean, je serai toujours auprès de toi et ne te quitterai jamais. J’achèterai des chansons et les apprendrai pour te les chanter le soir au coin du feu ; quand j’irai travailler aux champs, tu viendras toujours avec moi ; nous causerons ensemble pendant le travail, et ce que tu ne sauras pas voir, je te le ferai toucher avec les mains. Ainsi, tu sauras aussi bien que moi comment vont les moissons ; tu les verras pousser en esprit. Je te conduirai à l’église, et le dimanche soir j’irai boire avec toi une pinte de bierre à la Couronne pour que tu entendes causer les amis. Ce sera comme si tu n’étais pas aveugle ! Que dis-tu de cela ? Ce sera encore bien beau, n’est-ce pas ?

— Chère Trine, ta voix est si douce qu’elle fait battre mon cœur… Quand j’entends tes chères paroles, c’est comme si mon ange gardien marchait devant moi ; je te vois sous mes yeux ; tu as des ailes, ton corps brille comme le soleil. Je crois que le bon Dieu laisse voir à mes yeux aveugles comment tu seras un jour récompensée dans le ciel de ton incompréhensible bonté !

— Ah ! Jean, il ne faut pas parler ainsi ! répliqua la jeune fille. Je ne demande qu’une seule récompense pour ma peine, c’est que tu ne sois plus si triste. Hier, tu étais bien plus gai qu’aujourd’hui.

L’aveugle lâcha le bâton pour saisir la main de la jeune fille et marcher à côté d’elle.

— Trine, dit-il, hier j’étais si joyeux de retourner à la maison !… Mais depuis ce matin, et tandis que je dormais là-bas, la vérité s’est montrée à moi ; maintenant quelque chose tourmente mon cœur, je ne dois pas te le cacher. Dieu me punira si je songe encore à ton amour.

— Mais, Jean, qu’as-tu donc en tête ? Tu me rends si triste que je ne sais presque plus avancer. Dis-moi ce que tu as sur le cœur ; je gage que ce sont des idées !

— Parlons-en tranquillement, Trine, reprit le jeune homme d’une voix altérée ; tu es belle, forte, bonne de cœur, habile à tous les ouvrages… et tu sacrifierais ta jeunesse par amour et par pitié pour un malheureux aveugle ? Et quand nos parents seront au cimetière, tu seras vieille, seule au monde et délaissée à cause de moi ?

La jeune fille, émue par l’accent déchirant de la voix de Jean, se mit à pleurer amèrement ; l’aveugle ne s’en aperçut point et poursuivit :

— Trine, je me souviendrai jusque sur le lit de mort de l’instant où nous primes congé l’un de l’autre ; j’ai compris ce que disaient tes beaux yeux bleus, et cela m’a rendu heureux dans toutes mes douleurs. Même alors que le docteur brûlait mes yeux avec la pierre infernale, et que la souffrance m’arrachait des cris, tu étais devant moi, la même rougeur sur le front, et je sentais encore ta main trembler dans la mienne. Ah ! si le bon Dieu m’avait seulement laissé un œil pour que je pusse gagner notre pain de chaque jour, je serais tombé à genoux, Trine, pour te demander une chose qui nous aurait réunis pour toujours : je me serais épuisé jusqu’à la mort pour te récompenser dignement de ta bonté. Maintenant, cela ne peut plus être.

— Pour l’amour de Dieu, Jean, s’écria la jeune fille avec désespoir, que dis-tu là ? Est-ce pour me tourmenter ? Je ne te comprends pas. Que te resterait-il donc sur la terre ?

— Le chagrin… et la mort, dit le jeune homme en soupirant profondément.

— Mourir ? dit amèrement la jeune fille. Et tu penses sans doute que je vais te laisser mourir ? Que signifie cela ? parle plus clairement : je ne puis supporter tes paroles, que je ne comprends pas… et je ne veux pas continuer la route ainsi. Assieds-toi un instant au bord du chemin, jusqu’à ce que ces vilaines choses soient sorties de ta tête.

La jeune fille, guidant l’aveugle, alla s’asseoir avec lui sur le maigre gazon qui bordait le chemin, et jeta le sac à terre.

— Voyons, Jean, dit-elle, dis-moi une bonne fois ce que tu t’imagines.

— Ô ma chère Trine, tu me comprends bien, répondit le soldat. Tu veux renoncer à ta jeunesse pour moi. Puis-je demander que tu me sacrifies ta vie entière par pure bonté ? La seule pensée que tu veuilles le faire déchire mon cœur. Tu veux me voir consolé et joyeux ; eh bien, promets-moi que tu ne seras jamais pour moi rien de plus qu’une sœur, que tu iras aux kermesses comme autrefois, et que tu seras aimable pour les autres jeunes gens, autant que l’honnêteté le permet…

La jeune fille éclata en sanglots et répondit en versant un torrent de larmes :

— Jean, Jean, comment se peut-il que tu sois si cruel ? tu tortures mon cœur comme un bourreau. Voilà ce que me vaut ma bonté : Va chercher d’autres jeunes gens ! En quoi ai-je mérité cela, et quel mal t’ai-je fait ?

Jean chercha la main de la jeune fille, et la saisissant, il dit d’une voix douce et triste :

— Ah, Trine, tu ne veux pas me comprendre. Eussé-je dix yeux, je me les laisserais brûler tous pour pouvoir t’aimer sans te faire souffrir ! Et pourtant être aveugle, c’est là un martyre que personne ne peut comprendre tant qu’il voit le jour… Mais Dieu me punirait, bien sûr, si je consentais à ce que tu me donnes ta vie…

— Et si je suivais ton méchant conseil, tu m’oublierais aussi, n’est-ce pas ?

— T’oublier ? dit l’aveugle en soupirant, il fait toujours nuit pour moi. Je dois toute ma vie penser et rêver. À qui et de quoi serait-ce, sinon de ta bonté pour moi et de ce que tes yeux me disaient lors de la séparation ?

— Et tu aimerais toujours Trine, quand même elle ferait selon ton désir ?

— Toujours, jusqu’à la mort !

La jeune fille essuya ses yeux. Une tout autre expression se peignit sur son visage ; avec un mouvement d’orgueil et de joyeux courage elle s’écria :

— Et je t’abandonnerais, moi ? j’irais avec d’autres jeunes gens à la kermesse, à la danse, tandis que toi, seul des semaines entières dans le coin du foyer, tu gémirais et tu penserais à moi ! Jean, je ne sais comment tu oses songer à de pareilles choses ! Sois sûr que si ce n’était toi, j’en serais toute en colère. Crois-tu donc que je n’ai pas de cœur et que j’irais te laisser languir ainsi ? Non, non, tu m’as aimée quand tu avais encore tes deux yeux noirs, et moi je continuerai à t’aimer, pauvre Jean, bien que tu aies perdu la vue ! Et ne me parle plus des autres jeunes gens : cela me fait une grande peine ; car c’est comme si tu ne te souciais plus de moi… Quand j’y pense, les larmes coulent sur mes joues…

Jean, muet d’admiration, serra les mains de la jeune fille d’une étreinte reconnaissante. Après un instant de silence, il murmura :

— Trine, tu es un ange sur la terre ; je le sens bien, toi seule peux me faire oublier ce que Dieu m’a enlevé ; mais cela ne peut pas être.

— Oui, répliqua la jeune fille, je te comprends ; tu veux dire que j’entrerai dans la confrérie de sainte Anne[1] : ce n’est pas vrai ; je ferai un heureux mariage, et je me marierai avant les semailles d’hiver, voilà !

— Te marier ? soupira le soldat avec une tristesse comprimée : Ô Trine, je vois clair maintenant… Fasse Dieu que ton mari t’aime comme tu le mérites ! Ah tu vas te marier ! Avec qui ? Est-ce un camarade du village ?

— Jean, tu perds l’esprit ! s’écria la jeune fille d’une voix si éclatante, que le bois de sapins qu’ils traversaient eu renvoya l’écho. Je vais me marier. Tu demandes avec qui ? — Avec toi !

— Dieu ! avec moi ? avec un aveugle !

— Avec toi, avec celui qui donnerait dix yeux pour pouvoir m’aimer !

— Oh, merci, merci pour ta bonté sans pareille… Sois bénie pour tant d’amour, mais…

Trine lui mit la main sur la bouche, et étouffa le mais en disant d’un ton de triomphe :

— Tais-toi ! tu as parlé bien sérieusement tout à l’heure, et en t’écoutant je sentais mon cœur se briser dans ma poitrine… À mon tour de parler maintenant ! Si par malheur Trine était devenue aveugle, aurais-tu repoussé la pauvre fille ? Et si elle avait continué de t’aimer dans son misérable état, lui aurais-tu donné le coup de mort en aimant les autres filles ? Eh bien, réponds-moi donc !

— Je n’ose pas.

— Il le faut ! et il faut parler franc, Jean !

— Ah, Trine ! j’aurais fait ce que tu fais maintenant ; et pourtant cela ne peut pas être, ma bonne amie. Qu’est-ce que les gens diraient de moi ?

— Cela sera ! dit la jeune fille avec résolution ; voici ma main. Que Dieu en soit témoin en attendant que le prêtre prie sur nous !

En entendant ces paroles, le soldat couvrit son visage des deux mains, et sa tête s’inclina lentement sur le sein de la jeune fille ; il faillit s’évanouir d’émotion et demeura sans parole, lorsque Trine s’écria avec enthousiasme :

— Les gens ! celui qui fait bien n’en doit pas avoir honte. Et quand j’irai avec toi à l’église pour dire le oui devant l’autel, je lèverai fièrement la tête et songerai que Dieu sait là-haut ce qui est bien et ce qui est mal… Et laisse-moi faire : je montrerai ce qu’on peut quand la force ne manque ni au cœur ni aux bras. Nous ne manquerons de rien, cher Jean ; Trine y veillera, et elle demeurera toujours près de toi, te consolant, t’aimant, te mettant en joie, jusqu’à ce que la mort nous sépare ; et nous continuerons de vivre avec nos parents, le grand-père et le petit Paul, paisiblement et heureusement, comme autrefois. N’est-ce pas bien ainsi ?

Le soldat aveugle baisait ses mains en pleurant et en sanglotant. Il murmura bien encore quelques paroles qui voulaient refuser l’offre séductrice, mais la jeune fille dit d’un ton impératif :

— Jean, nous ne pouvons rester assis ici ; il faut partir. Il fera déjà noir avant que nous arrivions à la ferme où j’ai dormi il y a quatre jours. Lève-toi, et allons joyeusement en avant. Je ne veux plus entendre un mot de cette affaire : ce qui est dit est dit. Parlons d’autre chose.

Elle chargea le sac sur son dos, tendit le bâton à Jean, et tous deux silencieux, mais l’âme joyeuse, poursuivirent leur route à travers la bruyère.

  1. Coiffer Sainte Catherine, entrer dans la confrérie de Sainte-Anne, expressions synonymes qui signifient rester vieille fille.