Le Conseil d’État et les Projets de réforme/02

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Le Conseil d’État et les Projets de réforme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 288-318).
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LE
CONSEIL D’ÉTAT
ET LES
PROJETS DE RÉFORME

II.[1]
LA COLLABORATION AUX LOIS ET LA RÉORGANISATION DU CONTENTIEUX.


I.

Les régimes changent, mais non les procédés à l’égard des gouvernemens déchus qu’ils remplacent, et l’un de ces procédés invariables consiste, après chaque révolution, à bouleverser de fond en comble le conseil d’État. Les choses se passèrent donc en 1870 comme en 1851 ; on y mit seulement des formes. Un décret daté de l’Hôtel de Ville, quelques jours après le 4 septembre, déclarait, par un euphémisme, « suspendus » de leurs fonctions les membres du conseil impérial, lequel, en somme, était dissous. Le même décret instituait une « commission provisoire » pour expédier les affaires urgentes. Cette commission ne comprenait que huit conseillers, dix maîtres des requêtes et douze auditeurs. Cela suffisait, — tout suffisait, tant que durait l’épouvantable crise qui avait partout arrêté le mouvement de la vie sociale. Mais, lorsque les affaires reprirent leur cours, il fallut aviser : la situation, en se prolongeant, allait être désastreuse, spécialement au point de vue juridictionnel. Le gouvernement de M. Thiers s’empressa d’y pourvoir. Le 1er juin 1871, le garde des sceaux, M. Dufaure, déposait sur le bureau de l’assemblée nationale un projet de loi tendant à la réorganisation du conseil d’État. Avec ce projet nous entrons dans la période contemporaine. Il est devenu la loi du 24 mai 1872, qui est encore aujourd’hui le statut en vigueur.

Dès l’abord, une question préjudicielle se posait. Pouvait-on régler à titre définitif l’institution du conseil d’État sans avoir décidé quelle serait la forme du gouvernement ? Se borner aux mesures nécessaires, satisfaire aux besoins immédiats, était la pensée des auteurs du projet de loi, et cette opinion fut soutenue par un certain nombre de membres appartenant aux divers groupes de l’assemblée. M. Target proposait que l’on augmentât simplement le personnel de la commission provisoire. M. Bardoux craignait qu’une organisation prématurée ne préjugeât indirectement l’existence d’une seconde chambre. M. Gambetta voulait que cette organisation fût « harmonique à la forme du pouvoir exécutif. Organisez d’abord ce pouvoir, disait M. Gambetta, vous créerez ensuite les institutions adéquates[2]. » Tel n’était pas l’avis de la commission parlementaire et de son rapporteur, M. Batbie. Elle s’appropriait, d’ailleurs, le projet, quant au fond. L’assemblée fit de même. Mais, avant que l’on en vînt là il avait fallu écarter quelques propositions un peu trop hardies et même radicales, bien qu’elles fassent soutenues par des membres de la droite.

L’assemblée qui siégeait alors à Versailles offrait ce contraste piquant d’être une réunion d’hommes en majorité très conservateurs, fort épris du passé, parvenus, au reste, en cet âge de la vie où l’illusion ne fleurit guère, et qui pourtant, durant un an ou deux, se laissèrent, comme des jeunes gens, séduire aux plus aventureuses théories. Étrange état psychologique ; conjonctures plus étranges encore ! Tant de choses avaient sombré, croyait-on, dans la tourmente affreuse d’où l’on émergeait ! c’était, semblait-il, une France à refaire. Or, l’assemblée savait, et même savait un peu trop, qu’elle était souveraine. Et puis la plupart de ses membres les plus distingués, les plus influens, venaient de passer vingt ans loin des affaires. De là ces plans audacieux que chaque jour voyait éclore. Un des plus originaux fut sans doute la contre-proposition présentée par le marquis de Chasseloup-Laubat.

Cependant M. de Chasseloup-Laubat ne sortait pas précisément de la retraite. Ancien ministre de l’empire, il avait parcouru durant quarante années la carrière des grands emplois publics et appartenu très longtemps au conseil d’État. Il l’avait même présidé un peu avant 1870. On se rappelle qu’il fut le rapporteur de la loi organique de 1845. C’est le propre des hommes qui ont vieilli dans une institution d’être si fort attachés à sa forme traditionnelle qu’ils ne la peuvent concevoir autrement. Et néanmoins M. de Chasseloup-Laubat imagina le système le plus singulier dont j’aie à rendre compte au cours de cette étude. — Son amendement tendait à instituer, sous le nom de conseil d’État, une sorte de seconde chambre. Elle devait être composée, en premier lieu, de 172 membres élus pour huit années par les conseils-généraux, à raison de deux élus par département, le ressort de chaque cour d’appel formant un seul et même collège électoral. Ces 172 membres en auraient à leur tour choisi 28 et le gouvernement 14 soit 42 conseillers qui auraient eu, à l’exclusion de leurs 172 collègues, les attributions administratives et contentieuses. Ce vaste conseil d’État était obligatoirement saisi de tous les projets de loi du gouvernement avant qu’ils fussent présentés à l’assemblée nationale. Si l’assemblée y apportait des changemens, la loi en préparation devait retourner devant le conseil, qui délibérait cette fois en séance publique, mais sans aucun pouvoir propre de décision.

M. de Chasseloup-Laubat, dans cette occasion, légiférait pour une république de Salente. Son fantastique projet n’en répondait pas moins d’une façon assez directe à une double préoccupation de l’assemblée. Il respectait sa souveraineté législative dont elle se montrait si jalouse, et il avait l’air de résoudre la question d’une seconde chambre, tout en réservant la forme du gouvernement. La commission parlementaire n’admit pas cette bizarre combinaison. Elle n’adopta pas davantage les considérations présentées par un autre de ses membres, M. le duc de Broglie, qui, reprenant avec une double autorité la thèse que son père avait jadis soutenue, s’attaquait aux bases de la juridiction administrative, et invoquait l’exemple de la Belgique. Or, en Belgique, il n’y a point, à proprement parler, de juridiction administrative : les tribunaux civils sont les juges ordinaires du contentieux de l’administration. Et la règle est qu’ils ne statuent que sur le litige en lui-même, non sur l’acte administratif que le litige met en cause. Cet acte échappe à leur censure ; ils n’en peuvent prononcer l’annulation. Là est l’insuffisance, là est le vice profond du système belge qui, refusant aux citoyens lésés la garantie du recours pour excès de pouvoir, les livre, en somme, désarmés à l’arbitraire des bureaux. Cependant une des grandes commissions de l’assemblée, la commission dite de décentralisation, inclinait dans le même temps vers ces nouveautés. Elle prêtait l’oreille aux théories d’un revenant de la Constituante de 1848, le respectable et chimérique M. Raudot, lequel était arrivé à Versailles, la tête pleine de plans de réforme, comme s’il eût reçu de ses électeurs le mandat de tout changer. Dès le 29 avril 1871, c’est-à-dire en pleine anarchie, M. Raudot avait jugé opportun de proposer une loi qui, d’un trait de plume, supprimait les préfets, les conseils de préfecture, et transférait tout le contentieux de l’administration aux juges civils. Peu s’en fallait que M. Raudot ne rendît le conseil d’État lui-même responsable de nos malheurs : « Il y a, disait-il ingénument, un certain nombre d’institutions qui font la décadence de ce pays-ci, et, pour moi, la centralisation excessive dont le conseil d’État est la forteresse, est une des causes de notre décadence,.. » La commission de décentralisation, sans aller si loin se prononçait pour l’abolition des conseils de préfecture. Son rapporteur, M. Amédée Lefèvre-Pontalis, déposa, dans ce sens, un rapport et un projet de loi. Projet et rapport demeurèrent sans écho. Le fait est que, en 1872 comme en 1849, les monarchistes et les républicains étaient d’accord pour maintenir la juridiction administrative et le conseil d’État. Il n’y eut guère de dissentiment que sur un point, le mode de nomination des conseillers.

Le gouvernement, dans le projet de loi, se réservait cette nomination. L’assemblée se l’attribua. Il n’y avait là nulle raison de principe. Infatuée de son omnipotence et déjà en conflit plus ou moins latent avec M. Thiers, la majorité monarchiste entendait composer le futur conseil à son image :


… parvam Trojam simulataque magnis
Pergama…


On se défiait de M. Thiers. Là était le vrai motif, et je me souviens qu’il me fut révélé, dans une boutade significative, par l’un de ces enfans terribles de la droite que l’on appelait les chevau-légers. Je lui demandais pourquoi ses amis tenaient si fort à se rendre maîtres des nominations au conseil d’État : « Il le faut bien, répondait-il, Thiers y mettrait des pétroleurs ! » Aussi les choix de l’assemblée nationale eurent-ils une couleur politique, même religieuse, assez marquée. Faute capitale ! On préparait, on provoquait une revanche du parti républicain pour le jour où il triompherait pleinement ; on suscitait les mesures, — de représailles, aux yeux des uns, de légitime défense, dans la pensée des autres, — qui aboutirent, en 1879, à un renouvellement presque intégral du conseil d’État. Mais, avant de rappeler dans quelles circonstances ce renouvellement eut lieu, il convient de replacer dans leur cadre historique certaines dispositions de la loi du 24 mai 1872. Ces dispositions, à quelques changemens près, sont restées en vigueur. La loi compte aujourd’hui vingt années d’existence. C’est un assez grand âge. De tous les statuts organiques qui ont régi tour à tour le conseil d’État depuis l’an VIII, aucun n’a eu une durée si longue.


II.

Lorsqu’on étudie en détail l’économie de cette loi, on est frappé d’abord de son caractère composite. Le législateur de 1872, à la différence de ses devanciers, n’a ni créé une variété nouvelle ni exactement restauré l’un des types anciens ; mais il a combiné les systèmes antérieurs ; il a fait œuvre d’éclectisme. Assurément oui, c’est le conseil d’État de la royauté parlementaire, le conseil d’État selon la loi du 19 juillet 1845, qui lui a servi de modèle ; mais il a, d’autre part, emprunté plus d’un trait aux deux régimes si dissemblables de 1849 et de 1852, — par exemple, les formes dans lesquelles sont rendus les jugemens[3].

Ces formes, en effet, ont une double origine. Nous avons vu comment le décret du 25 janvier 1852 avait attribué à la section du contentieux le pouvoir de décider seule dans les affaires où il n’y a pas d’avocat ; comment, en outre, il avait institué, pour tenir l’audience publique, une assemblée distincte de l’assemblée générale, et où les sections administratives ne participaient plus que par leurs délégués. Ces dispositions furent maintenues dans la loi de 1872. En même temps, par un retour à la législation de 1849, on abolissait la fiction de la « justice retenue» et l’on rétablissait le tribunal des conflits.

Sur cette question de la justice retenue, jadis l’objet de controverses si vives, M. Batbie disait, dans le rapport qu’il déposa, le 29 janvier 1872, sur le bureau de l’assemblée : « Depuis qu’ils ont été institués, en l’an VIII, les conseils de préfecture rendent des arrêtés exécutoires… Nous ne faisons donc qu’appliquer au second degré ce qui, pendant plus de soixante-dix ans, a été pratiqué au premier. Pourquoi, en effet, la justice administrative serait-elle déléguée pour la première instance et retenue en appel ? Il y a là une disparate inexplicable… » M. Batbie, en outre, alléguait une raison qui détermina, paraît-il, les auteurs de la loi[4]. Sans doute, observait-il, le gouvernement, en fait, n’use jamais du droit qu’il a virtuellement de refuser son homologation aux décisions juridictionnelles du conseil d’État. Mais rien, à la rigueur, n’empêche qu’il exerce cette prérogative redoutable. Et dès lors il y a là un moyen éventuel d’intimidation et de pression, une sorte de vague et perpétuelle menace qui plane sur les délibérations contentieuses et peut, dans certains cas, en compromettre l’indépendance. — La justice retenue n’en a pas moins gardé jusqu’à nos jours ses partisans secrets, sinon avoués. En 1875, M. Emile Flourens, alors maître des requêtes, dans un ouvrage où il se prononçait non sans vivacité contre la nouvelle organisation, n’hésitait pas à condamner au nom des principes le système « dangereux » de la justice déléguée[5]. « Le conseil d’État, disait-il, doit, sur tous les points, dans le domaine contentieux comme dans le domaine administratif, confondre son action avec celle du chef de l’État… » M. Emile Flourens ajoutait : « Par la voie de l’excès de pouvoir, il (le conseil) connaît de tous les actes administratifs, même de ceux qui n’ont pas un caractère contentieux, et il les apprécie au point de vue général de l’application de la loi. Il fait donc là office, non-seulement de juridiction, mais plus encore de haute administration. Il exerce une fraction d’autorité inhérente à l’essence même du pouvoir du chef de l’État. » Quoi qu’il en soit de ces controverses doctrinales, un fait est constant : il y aura bientôt vingt années que la juridiction directe est en vigueur, et je ne crois pas que l’on puisse citer un cas où elle ait été pour le gouvernement un embarras sérieux, à plus forte raison un péril. Je tiens pour bonne et pour définitive cette partie de la loi de 1872. Mais, en ce qui touche à l’attribution législative du conseil, mon sentiment est que les auteurs de la loi de 1872 ont fait fausse route.

Là, en effet, au lieu de s’inspirer du système si raisonnable de la loi du 3 mars 1849, ils ont fait revivre la situation bizarre où la restauration et la monarchie de juillet avaient maintenu, durant trente-trois années, le conseil d’État ; ils ont réduit son rôle, dans l’œuvre législative, à une participation éventuelle, accidentelle, — à un fantôme, à un décevant mirage de collaboration ! Il est vrai que les auteurs de la loi de 1872, à l’exemple de leurs lointains devanciers, se plaisaient à reconnaître en théorie cette attribution ; mais ils se gardaient bien d’en assurer le fonctionnement pratique. Convaincus que l’omniscience parlementaire suffisait à tout, ils n’admettaient pas que le conseil d’État intervînt dans la tâche du législateur, sinon à titre exceptionnel et en tant qu’il plairait aux pouvoirs publics. Dès lors, qu’avait-on besoin d’une section de législation ? On s’abstint de la rétablir.

Je dois ajouter qu’il y avait aussi là une question d’économie. On était au lendemain de la guerre ; les charges du budget s’amoncelaient, écrasantes. On n’en était que plus empressé à réagir contre les prodigalités impériales. On rognait de toutes parts ce que l’on est convenu d’appeler « les gros traitemens. » Les nouveaux conseillers furent, en conséquence, gagés au rabais. On estima que seize mille francs (au lieu de vingt-cinq mille) devaient suffire désormais à rémunérer leurs services. Pour les mêmes causes, leur nombre fut limité à vingt deux. Or, jamais, sous aucun régime, l’effectif des conseillers n’était descendu à un pareil chiffre. Jamais aussi l’on n’avait autant resserré les cadres de la maîtrise et de l’auditorat. Ce diminutif de conseil serait-il seulement viable ? Les hommes compétens en doutaient. La situation était sans précédent, et il me semble que, dans la suite, on l’a trop oublié. L’organisation insuffisante de 1872, voilà en effet la justification de la loi du 13 juillet 1879. En augmentant le personnel des conseillers, des maîtres des requêtes et des auditeurs, et en créant une section de législation, qu’a-t-elle fait, cette loi tant dénigrée, sinon restituer au conseil d’État des conditions de vie normales, et rétablir ce qui avait, on peut le dire, existé de tout temps ?

Je reconnais, d’ailleurs, que la loi du 13 juillet 1879 peut être envisagée sous deux aspects fort différens. À n’en regarder que le texte, elle développe, elle complète le statut organique de 1872, dont elle est l’acte additionnel. Mais si l’on en cherche les raisons secrètes, qui furent, comme il arrive presque toujours, les raisons vraies ; si vous interrogez les faits qui la précédèrent et qui l’expliquent, alors elle apparaît comme une loi de circonstance, et l’on conçoit qu’elle ait été surtout, dans la pensée du gouvernement qui la présenta et des chambres qui la votèrent, une mesure politique et un expédient.

La vérité est que le conseil d’État, demeuré tel que l’avaient fait les choix de l’assemblée nationale, était devenu un sujet d’embarras pour le ministère qui avait succédé, quelques jours après l’élection de M. Grévy, au cabinet présidé par M. Dufaure. Quel était le mandat, quelle était proprement la raison d’être de ce ministère nouveau ? Il s’agissait de donner à la politique intérieure une orientation plus conforme aux vues de la majorité républicaine. Et dès lors, une question se posait, de jour en jour plus pressante : la question des fonctionnaires. On réclamait d’urgence « l’épuration. » Dans cette situation, le conseil d’État, je veux dire son personnel, était la pierre de scandale et le point de mire. Il était là, isolé de toutes parts au milieu des pouvoirs publics renouvelés, comme une bastille laissée en territoire ennemi par la coalition des droites, que les républicains avaient passé huit ans à combattre. Pouvait-on, devait-on admettre cette anomalie d’un conseil d’État monarchiste sous un régime républicain, et réfractaire, sinon hostile, au gouvernement dont il était, par son institution même, l’auxiliaire quotidien et le confident obligé ? Quelques personnes auraient voulu que l’on s’en remît au temps, qui renouvelle si vite toutes choses. Mais la majorité dans les deux chambres appelait un changement immédiat. On proposait un moyen radical, la dissolution[6]. Le garde des sceaux, M. Le Royer, dans un louable esprit de modération, y répugnait. Pourquoi recourir à des moyens extrêmes, si l’on pouvait, avec les ménagemens convenables, atteindre au même résultat ? En effet, le projet de loi, créant dix sièges de conseillers d’État, allait permettre au gouvernement d’introduire dans la place des partisans dévoués. Et puis on avait la ressource des révocations individuelles ; procédure certes rigoureuse, mais prévue par la loi de 1872, et dont l’application pouvait du moins être restreinte à quelques membres plus particulièrement compromis. En conséquence, dès le lendemain du jour où fut promulguée la loi, le Journal officiel publiait un décret qui nommait les titulaires des dix sièges institués la veille, et mettait à la retraite ou relevait de leurs fonctions neuf conseillers. On sait comment ceux mêmes que le décret épargnait tinrent à honneur de partager la disgrâce de leurs collègues et envoyèrent leurs démissions. Le personnel ancien se retirait en masse, et ce fat à vrai dire une assemblée nouvelle qui, peu de jours après, s’installa sous la présidence de M. Faustin Hélie.

La loi du 13 juillet 1879 fut donc avant tout, et par son origine et par son principal objet, une loi politique. Elle n’en contient pas moins des parties excellentes. La disposition qui permet aux conseillers, aux maîtres des requêtes et aux auditeurs de première classe d’être appelés temporairement à diriger de grands services publics sans perdre leur titre et leur rang au tableau est inspirée par un sentiment juste des conditions inhérentes à l’institution et du concours mutuel que le conseil d’État et l’administration doivent se prêter. D’autre part, en agrandissant les cadres du personnel, le législateur de 1879 a corrigé l’une des erreurs de l’assemblée nationale. Mais, en rétablissant la section de législation sans se préoccuper de ce qu’elle deviendrait une fois rétablie, sans lui assurer un contingent normal d’affaires ou d’études, sans s’être demandé avant tout s’il n’allait pas créer un rouage inutile, ou qui resterait inutilisé, il a commis une faute capitale.

Ici je dois donner quelques explications un peu techniques, mais nécessaires à qui veut comprendre la première des deux questions que les chambres ont à trancher.


III.

Si l’on passe en revue les métamorphoses que le conseil a subies depuis l’an VIII, on constate que, à l’exception d’une période assez courte, les quinze ans qui séparent l’ordonnance du 26 août 1824 et celle du 18 septembre 1839, il y a toujours eu une section de législation[7]. On constate aussi que les attributions et le mode de fonctionnement de cette section ont fort peu changé. Il y a eu deux systèmes. L’un est celui que la loi du 3 mars 1849 avait institué ; il n’a guère duré plus de deux ans. Sous l’empire de cette loi qui, appliquant avec une logique rigoureuse et une symétrie toute française le principe de la division des compétences, avait incarné dans trois grandes sections les trois attributions fondamentales du conseil, la section de législation n’était point appelée à connaître des affaires courantes de l’administration : sa fonction, par excellence, était de préparer les lois. Mais aussi elle les préparait toutes, — j’entends toutes celles que le conseil avait mission d’élaborer. L’autre organisation, fort différente, a existé depuis l’origine, depuis l’arrêté consulaire du 5 nivôse an VIII, et elle a traversé jusqu’à notre temps les régimes les plus dissemblables. Dans ce système, qui est encore en vigueur, la section de législation est une section administrative au même titre que les autres : celles des travaux publics, de l’intérieur, et des finances. Je veux dire qu’elle a de même ses ministères correspondans, à savoir les départemens de la justice et des affaires étrangères. C’est elle, en conséquence, qui est saisie des projets de loi que ces deux administrations soumettent au conseil. Mais, notez-le, elle n’est saisie, du moins directement, que de ceux-là. Le reste est réparti selon les ministères entre les autres sections, hormis, naturellement, la section du contentieux. Voici, par exemple, une loi sur les chemins de fer : l’étude en reviendra de droit à la section des travaux publics. S’agit-il d’une loi intéressant l’organisation communale ? Elle sera attribuée à la section de l’intérieur, et ainsi du reste.

— Mais alors, objectera-t-on, pourquoi cette rubrique : section de législation ? Pourquoi cette qualification spéciale, que les sections voisines méritent, ce semble, aussi bien, puisque chacune d’elles a sa part dans l’œuvre législative du conseil d’État ?

Pour expliquer cette anomalie apparente, il faut remonter à l’époque où le règlement initial du 5 nivôse an VIII intervint. C’est lui, en effet, qui, créant les sections, les a désignées d’après les ministères auxquels chacune d’elles devait correspondre. Or, très évidemment, la fraction du conseil qui allait avoir en partage les affaires du département de la justice fut alors dénommée section de législation parce que la plupart des projets de loi qu’elle était appelée à recevoir de ce département concernaient la législation civile, et l’on sait quelle a été, sous le consulat et même sous l’empire, l’importance extraordinaire de ces projets qui, durant dix années, défilèrent en un immense cortège devant l’assemblée du conseil d’État et devinrent successivement le code civil, le code de procédure, le code de commerce, le code d’instruction criminelle, le code pénal[8], Remarquez que la terminologie de l’an VIII précisait bien le caractère spécial de la nouvelle section et sa compétence très restreinte en matière législative ; car le règlement de nivôse l’appelait : section de législation civile et criminelle. Cette qualification subsista jusqu’à la restauration. Ce fut alors que, pour la première fois, dans les ordonnances du 29 juin 1814 et du 23 août 1815, on omit les deux épithètes ; il en fut de même lorsqu’on rétablit la section en 1839, puis en 1852 ; il n’est plus resté que le mot : législation, tout court. De là l’équivoque qui s’est perpétuée jusqu’à présent ; de là l’erreur du public qui, sur la foi de cette étiquette, s’imagine que la section de législation est chargée seule de tous les projets de loi déférés au conseil. Ce qui est exact, et par où la dénomination, en somme, se justifie, c’est que, toutes les fois qu’une des autres sections administratives se trouve saisie soit d’une loi, soit d’un règlement, soit d’une question qui touche aux principes généraux de notre droit privé ou public, elle fait appel à la section législative, et toutes deux délibèrent en commun.

C’est à ce type consacré que l’on revint en 1879. Il paraît que le gouvernement avait hésité entre les deux systèmes en présence. Mais le parlement, lui, n’eut point d’hésitations. Le sénat, puis la chambre, expédièrent la loi au pied levé ; ce fut l’affaire de quelques heures. La plupart des votans, qui n’avaient, il faut le dire, que des notions peu précises sur le conseil d’État, rétablirent la section de législation sans s’apercevoir qu’ils côtoyaient un des problèmes les plus délicats que soulève l’organisation constitutionnelle des pouvoirs publics. En réalité, deux choses les touchaient : on allait faire échec aux hommes de la droite et les remplacer par des républicains. Mais les dispositions de la loi en elle-même, mais le sort réservé à cette section, véritable enfant du hasard, que l’on mettait au monde sans savoir comment il vivrait, on n’en eut point souci. Quel contraste avec l’œuvre si réfléchie, si consciencieuse et si conséquente du législateur de 1848 ! La loi du 13 juillet 1879 se bornait à mentionner presque incidemment la section nouvelle : de sa composition, de son fonctionnement, de ses attributions, pas un mot. On avait l’air d’ouvrir très grande la porte du conseil d’État aux projets de loi ; mais on négligeait de s’assurer qu’ils en prendraient la route. On ne prescrivait rien ; on ne réglait rien ; on laissait, comme par le passé, selon les erremens de la restauration et de la monarchie de juillet, le gouvernement et les chambres absolument libres de ne recourir au conseil que lorsqu’il leur plairait. Or, il faut être bien ignorant de l’esprit qui anime les assemblées parlementaires et les administrations publiques pour s’imaginer que les unes et les autres, également jalouses de leur autorité et de leur liberté d’action, iront d’elles-mêmes, par un sacrifice gratuit et sans cesse renouvelé, se soumettre au contrôle, aux critiques, et aux corrections du conseil d’État ! Il est clair que, neuf fois sur dix, elles sauront trouver des raisons excellentes de s’en affranchir, si une disposition expresse de la loi organique ne les oblige catégoriquement au renvoi. À cet égard, je me rappelle un incident significatif qui se produisit, à la chambre, dans la séance du 7 juin 1879, c’est-à-dire presque au lendemain du jour où elle avait été saisie de la loi sur le conseil, que le sénat venait d’adopter. La chambre discutait une proposition relative aux élections des juges des tribunaux de commerce. Une difficulté s’étant présentée, le sous-secrétaire d’État au ministère de la justice (c’était alors M. Goblet) demanda le renvoi de la proposition au conseil d’État. Sur quoi un membre de la majorité, M. Gatineau, s’élance à la tribune et avec véhémence exhorte l’assemblée à ne se point dessaisir. J’entends encore M. Gatineau s’écrier, et de quel accent ! « En quoi le conseil d’État peut-il vous éclairer ?.. N’avez-vous pas des lumières suffisantes ?.. » Il avait touché le point sensible ; la demande du gouvernement fut repoussée presque par acclamation. Ce jour-là, je compris quel sort on réservait à cette infortunée section, que l’on entendait bien ne rétablir qu’à la condition de ne point l’utiliser. Je compris que, chaque fois qu’il s’agirait de prononcer le renvoi d’une loi au conseil, tout céderait devant cet irrésistible argument : — « N’avons-nous pas les lumières suffisantes ? » — La suite, hélas ! n’a que trop justifié ces prévisions. Les documens officiels attestent que, depuis la réforme de 1879, le nombre déjà minime des projets de loi soumis au conseil, loin de s’accroître, a encore diminué. Si nous ouvrons le dernier Compte[9], publié en 1890 et qui s’étend du 1er janvier 1883 au 31 décembre 1887, nous y lisons (rapport placé en tête des tableaux statistiques) : « Dans le compte précédent, on a signalé avec regret la diminution du nombre des affaires législatives d’intérêt général. Cette observation ne peut qu’être reproduite, et à plus juste titre encore, car le nombre des projets de lois soumis au conseil, après s’être abaissé de 68 à 46 pour les deux périodes quinquennales antérieures, est tombé pendant la période 1888-87, à 22 seulement. De ces 22 projets, 2 ont été renvoyés au conseil par les assemblées législatives… » Notons, en passant, que cette rubrique : « Les assemblées législatives » n’est point exacte ; car c’était le sénat qui avait renvoyé les deux propositions d’initiative parlementaire, les deux seules dont le conseil eût été saisi en cinq ans !

Il est bien vrai que, sous la monarchie de juillet, les pouvoirs publics avaient déjà montré le même esprit d’inconséquence. Il est curieux de lire, dans les publications du temps, les réflexions que suggérait cette étrange condition d’un comité de législation que l’on rétablissait sans lui donner de lois à faire. On aurait pu, hier encore, à un demi-siècle d’intervalle, rééditer ces doléances sans y changer une ligne. Je lis dans une brochure qui parut en 1845, alors que le parlement était saisi, comme aujourd’hui, d’un projet de loi relatif à l’organisation du conseil : — « Sous la restauration, le pouvoir avait peur de l’ombre du conseil d’État impérial ; on cherchait à se passer de lui et on le laissait dans l’oubli le plus possible : sans que ce soit par le même motif, il en est à peu près de même depuis notre révolution de 1830[10]. » — L’auteur ajoutait : — « Il serait cependant utile qu’avant d’affronter la discussion publique, les projets de lois fussent passés au creuset d’un examen sérieux et approfondi, tel que celui du conseil d’État. Les hommes éclairés se plaignent de cette négligence, et les affaires publiques en souffrent. » — n’est-ce pas la même pensée, n’est-ce pas le même langage que nous retrouvons dans l’exposé des motifs qui est devenu la loi du 13 juillet 1879 ? — « Il est superflu, disait M. Le Royer dans cet exposé, il est superflu d’insister sur l’intérêt que présente l’intervention du conseil d’État dans l’élaboration des lois. Pour rédiger les textes, pour les coordonner avec les lois antérieures et les règles connexes, pour maintenir entre toutes les parties de la législation une certaine unité de vues et de tendances, il faut une étude plus calme et plus approfondie qu’on ne peut l’attendre des ministres absorbés par les travaux parlementaires… » — Revenons à la brochure de 1845 ; j’y rencontre cette phrase qui semble avoir été écrite hier : « Lorsque l’ordonnance du 18 septembre 1839 est venue rétablir au sein du conseil un comité de législation, on devait espérer que le gouvernement aurait plus souvent recours aux lumières du conseil d’État ; mais il a laissé le conseil à peu près dans le même oubli… »

Et pourtant il y a loin de la condition anormale et fausse où la section de législation a langui depuis douze ans, leurrée de promesses et vivant d’espérance, guettant les dossiers et regardant passer les affaires des sections voisines, à la situation bien autrement nette et, en somme, fort acceptable, que les rédacteurs de l’ordonnance du 18 septembre 1839 avaient eu la précaution de lui assurer. L’ancien comité, à défaut de lois, avait du moins sa part amplement suffisante d’affaires administratives et même contentieuses. Non-seulement il avait dès lors ce qui forme aujourd’hui le misérable lot de la section rétablie en 1879, mais ses attributions bien plus étendues comprenaient plusieurs catégories de travaux que la même section n’a plus dans son domaine, et qui étaient considérables soit par le nombre des dossiers, soit par l’importance des questions et des intérêts. Il suffit de lire (article 17 de l’ordonnance) la nomenclature détaillée des attributions que l’on réservait au comité nouveau.

On lui confiait d’abord une tâche très vaste, trop vaste peut-être et qui convenait plutôt à une commission d’études qu’à une section du conseil d’État : la codification des lois et des ordonnances promulguées depuis 1789. En second lieu, on le chargeait de préparer les délibérations de l’assemblée générale sur les mises en jugement des fonctionnaires, sur les autorisations de plaider demandées par les communes, sur les prises maritimes (dévolues aujourd’hui à un conseil spécial), enfin sur les conflits, dont le règlement appartient depuis 1872 à un tribunal mixte, composé de membres du conseil d’État et de la cour de cassation : les conflits, matière délicate entre toutes, car il s’agit de déterminer les limites parfois indécises et souvent trop restreintes de la compétence assignée au juge civil.

À côté de ces hautes fonctions de nature contentieuse ou quasi-contentieuse, le comité de législation de 1839 avait dans ses attributions trois catégories d’affaires administratives dont la section actuelle n’est point saisie. C’étaient les demandes de naturalisation que la loi du 26 juin 1889 sur la nationalité a dispensées du renvoi au conseil d’État. C’étaient aussi les liquidations des pensions accordées aux fonctionnaires des services diplomatiques et judiciaires : petites affaires, mais nombreuses, qui vont aujourd’hui, comme toutes les autres liquidations de pensions, à la section des finances. C’étaient enfin les recours pour abus, la vérification des bulles, et, en général, tous les dossiers de l’administration des cultes, laquelle à présent correspond à la section de l’intérieur[11]. Je reconnais que c’est, en effet, à la section de l’intérieur que les projets des cultes ressortissent le plus utilement, à raison des rapports qui existent entre les communes, les établissemens charitables et les fabriques des paroisses. Ces diverses personnes morales, spécialement dans les affaires de legs, sont en contact sans cesse, sinon en conflit ; il paraît dès lors rationnel que la même section règle leurs intérêts connexes. Il n’est pas moins vrai que, si présentement la section de législation recevait, comme jadis, de 1815 à 1824 et sous l’empire de l’ordonnance du 18 septembre 1839, les dossiers des cultes, elle aurait de ce seul chef un travail presque suffisant.

Or, dans l’état des choses, quels sont les élémens dont se compose sa tâche courante ?

Des deux ministères auxquels la section correspond, l’un, le département des affaires étrangères, en réalité, ne lui envoie rien : à peine, tous les deux ans, une demande d’avis ou un projet de règlement concernant, par exemple, les pays de protectorat, et c’est tout. Quant au ministère de la justice, les affaires qui en viennent sont la plupart d’un ordre élevé, mais peu nombreuses. Ce sont les décrets qui touchent à l’organisation et au fonctionnement des juridictions : cour de cassation, cours d’appel, tribunaux de première instance, justices de paix, tribunaux de commerce, et qui intéressent les barreaux d’avocats, le notariat, les corporations d’officiers ministériels. Ce sont encore les lois particulières qui créent ou modifient les circonscriptions cantonales. Les naturalisations naguère figuraient pour une très large part dans l’ensemble des travaux ; se chiffrant par milliers (notamment les naturalisations algériennes), elles occupaient les auditeurs et alimentaient les séances de la section. Mais, depuis trois ans, elles n’y vont plus qu’à titre exceptionnel. Restent les affaires de noms, c’est-à-dire les requêtes des personnes qui sollicitent du gouvernement l’autorisation gracieuse d’ajouter ou de substituer un autre nom patronymique à celui qu’elles portent légalement. Plusieurs de ces requêtes, pour lesquelles les postulans peuvent se faire assister par des officiers spéciaux, les référendaires au sceau de France, sont intéressantes au point de vue historique, lorsqu’il s’agit d’un nom célèbre, ou soulèvent des questions de droit civil ; le plus souvent, elles ne présentent aucune difficulté, et la totalité de ces demandes ne dépasse guère, annuellement, cinquante ou soixante.

Telles sont les affaires administratives que la section de législation reçoit couramment : en tout, moins d’une centaine, dont les trois quarts sont des plus simples. Si vous y joignez un projet de loi qui survenait, en moyenne, tous les dix ou douze mois[12], par la munificence d’un garde des sceaux pris de scrupule, — aumône ou aubaine sans lendemain, — et, chaque année, une douzaine de séances dans lesquelles la section délibère avec une section voisine, vous avez un aperçu exact des travaux qui constituent sa part dans l’œuvre du conseil.

Il y a là, on le sent de reste, un état de choses défectueux, anormal, et cette anomalie est encore plus choquante si l’on jette un regard à côté, sur la section du contentieux. Le contraste est frappant. Ici, c’est par milliers que viennent les affaires, et quelles affaires ! Nous sommes loin du temps où, le chiffre annuel des pourvois formés devant le conseil d’État du premier empire n’excédant guère l’humble chiffre de deux cents, M. Locré considérait l’attribut juridictionnel comme une des fonctions secondaires et accessoires de ce grand corps[13]. La vérité est que l’histoire du conseil, depuis l’an VIII, est, pour une part notable, l’histoire du progrès incessant de cet attribut contentieux. Et je ne parle, bien entendu, ni des perfectionnemens de la juridiction, ni du développement extraordinaire de la jurisprudence, mais seulement de la multitude croissante des dossiers. À cet égard, le Traité de M. Laferrière contient de précieux tableaux statistiques, qui nous permettent de suivre presque pas à pas cette étonnante progression[14]. Nous y voyons que, dès avant 1830, le nombre des pourvois avait plus que doublé. Sous la monarchie de juillet, il passe le chiffre de huit cents et aux premières années du second empire atteint le chiffre de mille. Il est aujourd’hui de deux mille environ. Cependant, l’organisation de la juridiction étant demeurée la même depuis 1852, il est aisé de concevoir qu’elle soit devenue très insuffisante. Il y a disproportion entre la tâche et l’instrument. On est envahi ; on est débordé ; c’est une marée montante ; les dossiers s’accumulent aux mains des rapporteurs. Chaque année, au 31 décembre, lègue à l’année suivante plus de trois mille requêtes à juger. J’admets qu’un tiers environ des affaires qui composent cet arriéré soit en cours normal d’instruction ; mais les deux autres tiers, c’est-à-dire deux mille requêtes au moins, peuvent être réputées en souffrance. Cependant, la section du contentieux siège presque tous les jours, et je ne crois point exagérer en avançant qu’elle fournit une somme de travail presque aussi considérable en une semaine que naguère la section de législation en une année[15].

Il y avait donc là une inégalité flagrante. D’un côté, l’on était réduit à se croiser les bras, de l’autre, on fléchissait sous une véritable surcharge. Dans ces conditions, un expédient s’offrait et semblait indiqué. Il consistait à utiliser la section de législation, en la faisant servir à l’œuvre juridictionnelle. La transformer en une seconde section du contentieux, voilà en deux mots le système du projet de loi que M. Fallières, alors garde des sceaux, déposait sur le bureau de la chambre dans la séance du 10 mars 1891. Et ce projet allait donner naissance à une série de propositions diverses, entre lesquelles le parlement aura peut-être quelque embarras à faire un choix.


IV.

La combinaison, au premier abord, paraissait séduisante. Étant donné que la section A se trouve inoccupée, et que la section B ne peut suffire à sa tâche, employer l’une à décharger l’autre, quoi de plus logique et de plus pratique ? Mais, en réalité, sous les dehors modestes d’une simple mesure d’ordre intérieur, le projet de M. Fallières soulevait des questions fort graves, et avait l’air de les trancher dans un sens peu conforme aux vues qui, à la chambre comme au sénat, tendent à prédominer. En sacrifiant la section de législation, il semblait faire un peu trop bon marché de l’attribution la plus haute du conseil d’État, et cela précisément alors que, dans le public, dans la presse, dans le parlement lui-même, l’opinion se déclarait en faveur d’une participation effective du conseil à la rédaction des lois. À la vérité, le projet autorisait la formation, selon les besoins du service, de commissions législatives spéciales et temporaires, dont les élémens seraient empruntés aux diverses sections. Mais ces commissions volantes ne firent point illusion. Il parut, en somme, que le contentieux devenait trop envahissant. Si l’on n’y prenait garde, il allait empiéter sur tout le reste au point de dénaturer l’institution et de réduire le conseil d’État à n’être guère plus qu’un vaste conseil de préfecture. Le projet, en outre, comportait la création d’emplois nouveaux, et c’était là une pierre d’achoppement. Sans doute, il ne s’agissait que de deux places de maîtres des requêtes et de trois places d’auditeurs, soit, chaque année, un supplément de crédit de 30,000 francs. Mais, sur ce chapitre des augmentations de personnel, on connaît le tempérament des chambres, faciles aux grandes dépenses, intraitables, en revanche, pour les petites. Au fait, qu’avait-on besoin d’une deuxième section du contentieux ? N’avait-on pas d’autres moyens plus sûrs de déblayer le rôle ? Ne pouvait-on simplifier les formes de la juridiction et, par exemple, multiplier les cas où la section est investie du droit de rendre elle-même les jugemens, sans qu’il soit nécessaire d’aller devant l’assemblée du contentieux ? Enfin et surtout, il fallait, pour l’avenir, diminuer cette affluence vraiment excessive des pourvois. On y parviendrait de deux façons ; en supprimant le droit d’interjeter appel dans les affaires de minime importance, et en renvoyant au juge civil tous les litiges susceptibles de lui être déférés.

Deux mois à peine s’étaient écoulés depuis le dépôt du projet de loi, et déjà ces idées, d’abord confuses et flottantes, avaient pris corps. Un programme peu à peu se dessinait. Il restait à le préciser et à le formuler dans un texte. M. Ricard en eut l’initiative. Dans la proposition qu’il présentait à la chambre, le 30 mai, M. Ricard abordait de front les redoutables problèmes sur lesquels le projet de M. Fallières avait rouvert la controverse, et soumettait au parlement un plan de réformes dont l’adoption aurait pour conséquence de modifier sensiblement les rapports du conseil d’État avec les pouvoirs publics, et de réaliser, dans la distribution des compétences entre la juridiction administrative et les tribunaux civils, les changemens les plus considérables qui s’y soient produits depuis un siècle. Un intérêt particulier s’attache à cette proposition, aujourd’hui surtout que son auteur, devenu garde des sceaux, est le chef suprême des deux juridictions dont elle tend à remanier si profondément les attributions respectives.

Quelque opinion que l’on professe touchant les graves innovations qu’elle renferme, on ne saurait du moins lui refuser ce mérite d’avoir nettement dégagé les deux questions essentielles. La première de ces questions se pose dans les termes suivans : faut-il supprimer la section de législation ? — Il est nécessaire de la maintenir, répond M. Ricard : elle doit être « l’âme d’un conseil d’État. » C’est elle qui, dans ce conseil, à côté des autres sections, « composées de compétences spécialisées et portées par là même à restreindre leurs points de vue, à faire trop souvent place aux minuties administratives, doit défendre les grandes vues de droit public ou privé qui dominent notre législation… » Mais que sert de la maintenir si l’on n’assure pas en même temps sa participation régulière à la confection des lois ? Nous touchons au point très délicat et, pour tout dire, au nœud de la question. À cet égard, rien n’est plus significatif que l’allure des conversations qui roulent sur ce sujet ; chacun de nous, dans ces derniers mois, en a pu faire l’expérience. Tant qu’il s’agit seulement de proclamer les avantages de la collaboration législative du conseil, vous rencontrez un accord général ; tous les hommes éclairés, à commencer par les membres du parlement, déplorent la manière dont se fabriquent les lois : il y faudrait, disent-ils, le conseil d’État… Que si pourtant, préoccupé des solutions pratiques, vous mettez l’entretien sur les mesures à prendre pour faire de ces desiderata platoniques une réalité, vous avez beau presser votre interlocuteur, il hésite, se tait, se dérobe, comme arrêté soudain par un obstacle infranchissable. M. Ricard, lui, ne se dérobe pas. Il a compris que, si l’on veut franchement associer le conseil d’État à l’œuvre législative, il est indispensable de régler cette participation par un texte impératif ; il faut une prescription légale. Je dis une prescription et non pas simplement une disposition : la loi, sachez-le bien, n’aura rien fait si elle se borne à indiquer que le conseil d’État pourra être consulté. Il est nécessaire qu’elle oblige, qu’elle ordonne, et dise expressément qu’il devra être consulté. Remarquez que le législateur a procédé ainsi toutes les fois qu’il a eu sérieusement, sincèrement, la volonté de faire intervenir le conseil dans la préparation des lois. Témoin l’article 75 de la constitution de 1848, qui exigeait que ce corps fût saisi des projets du gouvernement (à l’exception de certaines catégories, désignées plus tard dans la loi du 3 mars 1849). M. Ricard rappelle le système que la seconde république avait institué, et les effets utiles que, dans sa courte application, il avait produits. Mais M. Ricard ne va pas aussi loin. Il ne réclame l’intervention du conseil que partiellement, pour cette classe déterminée de projets ou de propositions qui touchent à la législation civile, commerciale et criminelle, ou à l’organisation et à la compétence des juridictions. Et même alors il ne demande pas que le renvoi soit obligatoire. Voici sa combinaison, qui est curieuse et nouvelle. Après l’adoption par l’une des deux chambres d’un projet se rattachant à cette catégorie de lois, et avant de le transmettre à l’autre assemblée, ladite chambre devra décider par un vote spécial s’il y a lieu de saisir le conseil d’État. On le voit, le parlement reste en tout cas maître de sa décision. Seulement, il a l’obligation de statuer, — dans tel sens qu’il voudra, soit ! mais enfin de statuer. Il y a là une formalité, tout au moins, dont il ne lui est pas permis de s’affranchir ; et cette sorte de mise en demeure légale, cette invitation ou cet appel qui retentirait, comme un avertisseur automatique, à heure fixe, lui paraît être, faute de mieux, et par rapport au régime existant, un progrès.

M. Ricard aborde ensuite l’autre question, celle du contentieux. Comment remédier au mal dont le contentieux souffre ? Comment empêcher que les affaires s’y attardent et s’y accumulent ? Comment rétablir la proportion entre l’instrument juridictionnel et l’œuvre qu’il doit accomplir ? Il semble en vérité qu’il n’y ait que deux moyens : ou décharger d’une moitié de son écrasant fardeau l’appareil, qui, dès lors, reprendra de lui-même son élasticité normale et son libre jeu, ou doubler ses organes et, par suite, sa puissance de fonctionnement. Or, ce second moyen nous échappe, dès l’instant que la section de législation est maintenue dans l’attribution qui est sa raison d’être, et qu’on la destine à recevoir un courant d’affaires régulier : comment serait-elle disponible pour la besogne contentieuse ? Quant à créer de toutes pièces une sixième section, en augmentant dans une mesure notable le personnel du conseil d’État, il serait téméraire de le demander aux chambres. Reste le premier moyen : alléger et simplifier la juridiction. C’est l’objet principal que M. Ricard a en vue. Je voudrais donner une idée suffisamment nette de cette partie de sa proposition, et pour cela, rappeler dans quelles conditions très particulières cette juridiction a vécu et grandi jusqu’à ce jour.

Avant la loi du 3 mars 1849, les affaires litigieuses dont le conseil était saisi devaient toujours être portées devant l’assemblée générale. Sans doute le comité du contentieux les étudiait d’abord et préparait les décisions ; mais l’assemblée générale avait le dernier mot. Elle seule était en possession du droit de statuer ; car seule elle adoptait les projets d’ordonnance que l’approbation du souverain rendait ensuite exécutoires. Ainsi le comité et l’assemblée exerçaient de part et d’autre des attributions distinctes. Le comité instruisait les affaires, mais n’en réglait aucune : l’assemblée était le juge nécessaire et unique. Cette procédure traditionnelle fut, en 1849, remplacée par une organisation très différente. On enlevait à l’assemblée générale la juridiction pour la déléguer dans sa plénitude à la section, qui devenait le tribunal suprême.

Cette organisation dura peu, et, après le coup d’État, le décret du 25 janvier 1852 combina en une forme nouvelle les deux systèmes opposés. On ne rendit pas à l’assemblée générale du conseil d’État les pouvoirs de justice dont elle avait été dessaisie par la loi de 1849 ; on les partagea entre la section et une assemblée spéciale que l’on créait avec la mission exclusive de représenter le conseil statuant au contentieux. Cette assemblée, au lieu d’être, comme l’assemblée générale proprement dite, la réunion plénière du conseil tout entier, était composée seulement des membres de la section contentieuse, auxquels venaient s’adjoindre deux délégués de chacune des sections administratives. Elle fut désormais le juge ordinaire, mais non pas nécessaire, car la section conservait le pouvoir de décider dans les affaires où il n’y a pas d’avocats[16].

C’est ce troisième système, maintenu par la loi du 24 mai 1872 et en vigueur depuis quarante ans, que M. Ricard propose de simplifier. La section deviendrait le juge ordinaire. Comme jadis, sous l’empire de la loi de 1849, elle prononcerait en audience publique et définitivement sur les litiges, qu’il y eût ou non des avocats. Et dès lors on ne porterait plus à l’assemblée que trois catégories de pourvois : 1° les réclamations dénommées recours pour excès de pouvoir ou pour violation de la loi ; 2° les contestations auxquelles donnent lieu les marchés conclus ou les concessions faites par l’État ; 3° les affaires dont le renvoi serait demandé par un des conseillers de la section ou par le commissaire du gouvernement : dans ce cas, aux termes de la loi de 1872, le renvoi à l’assemblée du contentieux est de droit.

Voilà, semble-t-il, une assez grande simplification. Mais, si elle fait gagner un peu de temps aux dispensateurs de la justice, elle ne réduit pas d’une seule unité le nombre des pourvois à juger. Est-ce à dire que ce contingent forme un tout irréductible et indivisible ? Ne peut-on rien élaguer dans cette frondaison qui menace d’envahir le conseil ?

On peut éliminer des catégories entières de pourvois ; et cela de deux façons.

On le peut d’abord, au moins dans une certaine mesure, en restreignant le droit d’appel.

Présentement l’exercice de ce droit est illimité. C’est une règle fondamentale de notre juridiction administrative que, pour le plus insignifiant des litiges, il soit toujours permis de déférer au conseil d’État l’arrêté ou jugement rendu en premier ressort par le conseil de préfecture. Or, il en est tout autrement devant la juridiction civile. Là, en effet, la faculté d’appel est renfermée dans des limites précises. Elle n’existe que si la valeur pécuniaire de l’objet litigieux n’est point inférieure au chiffre minimum que le législateur a fixé. On sait que les tribunaux de première instance connaissent en dernier ressort des actions personnelles et mobilières jusqu’à la valeur de 1,500 francs en principal, et des actions immobilières jusqu’à 60 francs de revenu. Il y a même des catégories d’affaires, — par exemple, les contestations relatives à la perception des droits d’enregistrement et de timbre, — où ils prononcent toujours sans appel, et cela quel que soit le chiffre de la somme en litige. Pourquoi cette différence entre les deux justices ? Pourquoi d’une part ces restrictions, de l’autre cette latitude indéfinie ? M. Ricard, dans son exposé des motifs, effleure la question sans s’y arrêter. Il propose seulement la suppression du droit d’appel en matière de contributions directes (et de taxes assimilées), lorsqu’il s’agit de cotes inférieures à trente francs ; les conseils de préfecture devant, dans ce cas, statuer en premier et dernier ressort.

Mais ce n’est là qu’un palliatif. Otez du rôle ces minuscules pourvois, la situation, au fond, sera-t-elle modifiée ? C’est aux affaires importantes, à celles qui retiennent durant des journées la section et l’assemblée du contentieux, que la réforme, pour être pleinement efficace, doit s’attaquer ; il faut tailler dans les maîtresses branches. Nous touchons ici à l’innovation capitale du programme présenté par M. Ricard ; je veux parler de cette entreprise très simple en apparence, mais en réalité infiniment délicate, qui consisterait à distraire de la juridiction administrative des milliers de litiges, pour les remettre en bloc à l’autorité judiciaire.

Ces litiges si divers forment une vingtaine de catégories que la proposition passe en revue, et ces catégories, pour la plupart, se peuvent ramener à quatre groupes.

Ce sont d’abord les contestations relatives aux ventes domaniales et aux partages ou à la jouissance des biens communaux : questions de propriété, qui rentreraient naturellement dans le domaine du juge civil. — Viennent ensuite les difficultés souvent si épineuses auxquelles donne lieu l’interprétation ou l’exécution des contrats passés entre les concessionnaires et entrepreneurs de travaux et les départemens, les communes, les établissemens publics. (Pour les litiges du même ordre où l’État est en cause, M. Ricard maintient la compétence du juge administratif.) — Un troisième groupe est celui des demandes d’indemnité introduites à raison des dommages que les travaux publics font subir aux propriétaires riverains. — Enfin, et c’est le quatrième groupe, on renverrait au juge civil toutes les contraventions que les conseils de préfecture sont chargés de réprimer, notamment en matière de grande voirie. — M. Ricard estime que les mesures qui viennent d’être indiquées réduiraient de plus d’un tiers le nombre annuel des pourvois déférés au conseil.

Telle est, dans ses lignes générales, l’économie de cette proposition tout à la fois tempérante et hardie, qui présente, à côté de demi-réformes presque timides, des innovations radicales et d’une redoutable portée, car elles atteignent par-delà le conseil d’État les conseils de préfecture, et elles les atteignent dans la partie contentieuse de leurs attributions, c’est-à-dire dans ce qui est leur principale raison d’exister. Vous jetez par-dessus bord des piles de dossiers encombrans, et voilà le conseil d’État remis à flot ; à merveille ! mais ces affaires, du même coup, vous les enlevez aux conseils de préfecture qui, depuis la loi du 28 pluviôse an VIII, en sont les juges au premier degré, et vous dégarnissez les audiences de ces tribunaux, tant et si bien que l’on se demande, non sans inquiétude, ce qui leur restera. — Je reproduis là l’un des argumens que l’on oppose à toute réforme sérieuse des compétences, et je reconnais volontiers que l’objection est grave. Est-elle décisive ? Je ne le crois pas. Mais on voit déjà combien, par ce côté seulement, la question, si simple à première vue, se complique.

De là, sans doute, le parti adopté par la commission que la chambre avait chargée d’examiner le projet de M. Fallières, et à qui la proposition de M. Ricard venait d’être renvoyée. La commission, au demeurant, n’avait reçu qu’un mandat restreint. On l’avait nommée pour élaborer une mesure d’organisation partielle qui n’allait pas au fond des choses, ou du moins n’en avait pas l’air, et soudain elle se voyait en face d’un projet d’ensemble qui bouleversait l’ordre des juridictions. Il s’agissait de défaire l’œuvre de la loi de l’an VIII, éprouvée et comme consacrée durant près d’un siècle par un usage ininterrompu. Enfin il s’agissait de trouver la formule qui opérerait ce miracle d’assurer l’intervention législative du conseil en réservant l’entière liberté du législateur. En pareil cas, neuf fois sur dix, les commissions se dérobent devant l’obstacle. Quand il y a beaucoup à changer, volontiers on décide que l’on ne changera rien ou presque rien. Pourquoi ce qui existe n’existerait-il pas encore quelque temps ? Et l’on se tire d’embarras par une de ces combinaisons faciles qui doivent arranger tout. La commission se disait : En somme, que veut-on ? Hâter l’expédition des affaires contentieuses. Voilà l’objet pressant ; bornons là notre effort ! Pour le reste, on verra plus tard. — De cet état d’esprit devait naître un troisième projet, qui fut suggéré à la commission par un de ses membres les plus compétens, M. Camille Krantz[17].

Le système de M. Camille Krantz a ce grand mérite de procurer le remède par des moyens très simples, en touchant le moins possible au régime établi. En effet, il conserve intacte la section de législation, et il laisse, comme par le passé, les pouvoirs publics entièrement libres soit de recourir au conseil pour la préparation des lois, soit, au contraire, de s’en abstenir. D’autre part, il se garde de créer une deuxième section du contentieux. Il en maintient une seule, mais la dédouble en deux comités qui se partagent le travail. Son idée dominante est qu’on ferait aussi bien en étant moins nombreux. À quoi bon dix personnes, où cinq pourraient suffire ? Que les cinq autres délibèrent de leur côté, et voilà dans le même temps, avec le même personnel, deux fois autant d’affaires expédiées. La formation de ces comités constitue la partie principale et originale du projet[18]. Ajoutez que M. Krantz, lui aussi, veut simplifier les formes de la juridiction. Son projet attribue à la section le pouvoir de prononcer publiquement dans un très grand nombre d’affaires qui sont aujourd’hui portées à l’audience du conseil statuant au contentieux ; sur ce chapitre, il reproduit, ou peu s’en faut, la proposition de M. Ricard. Il va même plus loin : il investit chacun des deux comités du droit de régler eux-mêmes les petites affaires de contributions directes, de taxes assimilées et d’élections, — s’il n’y a pas d’avocats. Mais le projet de M. Krantz diffère de la proposition en un point capital, car il ne change rien, absolument rien aux compétences ; il craint de porter la main sur ces fragiles barrières ; pas une parcelle n’est retranchée par lui du vaste domaine que la loi et la jurisprudence ont assigné au juge administratif. Il n’a pas cru davantage pouvoir restreindre le droit d’appel, dans la mesure même si prudente où M. Ricard l’avait fait.

Sans pousser plus loin l’analyse du projet de M. Krantz, on aperçoit comment, entre la combinaison de M. Fallières et la réforme de M. Ricard, il pouvait être accepté comme un compromis. Quoi qu’il en soit, la commission se l’est approprié, — au moins pour la plupart de ses dispositions caractéristiques, — et son auteur, devenu le rapporteur, l’a déposé, au nom de la commission, sur le bureau de la chambre dans la séance du 21 mai[19].


V.

Et maintenant, en présence de ces systèmes contraires, que va décider, que doit décider le parlement ?

Parmi les questions multiples que soulève l’organisation du conseil d’État, il en est deux, d’une portée si haute et d’un intérêt si pressant, que tout le reste auprès pâlit et s’efface. Déblayer le rôle du contentieux, régler l’intervention législative du conseil, tels sont ces deux problèmes. J’ai fait connaître les solutions diverses qu’ils ont reçues tour à tour dans la suite des temps et celles que l’on propose de leur donner aujourd’hui. Il me reste à conclure, en indiquant les innovations nécessaires, à mon sens, que devrait contenir la loi de demain.

Examinons d’abord ce qui a trait au contentieux. C’est aussi bien l’objet urgent. Il y a là des intérêts, disons davantage, des droits en souffrance.

Avant tout il importerait d’adopter la disposition capitale du projet de la commission ; je veux parler du dédoublement de la section contentieuse en deux comités, distincts et parallèles, qui se partageraient la tâche de préparer toutes les affaires, et même d’en juger un certain nombre (les affaires d’élections, de contributions directes et de taxes assimilées). Le dédoublement produirait, ce semble, les effets utiles de la combinaison présentée par M. Fallières, tout en échappant aux critiques assez graves dont cette combinaison a été l’objet ; car, en définitive, par le dédoublement, on crée de même une deuxième section du contentieux, et on la crée sans toucher à cette traditionnelle section de législation qui date de l’an VIII, qui a présidé, ne l’oublions pas, à l’œuvre immense de nos codes, et qui personnifie dans le conseil la plus élevée des prérogatives dont ce corps demeure investi. Je suis séduit, je l’avoue, par la mesure si expédiente et si efficace que M. Krantz a suggérée. Je crois qu’elle s’impose, du moment que vous reculez devant l’autre solution, assurément fort délicate, qui, procédant à un départ nouveau des compétences, enlèverait à la juridiction administrative des provinces entières, qu’elle annexerait à l’empire déjà si vaste du droit commun.

On pourrait s’inspirer aussi du moyen très sage que M. Ricard propose pour simplifier la procédure. Ce moyen consisterait à étendre les pouvoirs de la section contentieuse en lui donnant la faculté de prononcer dans un grand nombre d’affaires que présentement elle doit se borner à instruire et qui ne peuvent être réglées que par l’assemblée du conseil statuant au contentieux. Au fait, est-ce là une nouveauté si grande ? Dès 1841, M. Vivien, qui n’était point, que je sache, un utopiste, écrivait à cette place : « Mon avis est qu’un comité seulement, et non le conseil entier, connaisse du contentieux[20]. » Et, au temps même de M. Vivien, cette idée était fort ancienne. Nous la voyons pour la première fois apparaître dans l’ordonnance éphémère du 29 juin 1814. Il y avait là un comité investi des pouvoirs juridictionnels du conseil[21]. Le même système se retrouve plus tard, vers la fin de la restauration et sous la monarchie de juillet, dans la plupart des projets que les commissions parlementaires ou ministérielles élaborent. Enfin il passe dans la loi du 3 mars 1849 ; durant près de trois ans on l’applique dans sa plénitude, et il ne paraît pas que les choses en aient été plus mal.

La simplification proposée par M. Ricard n’est, en somme, qu’un retour à ce mode de juridiction, mais un retour prudent et partiel. Et, d’ailleurs, sans remonter bien haut, est-ce que la loi du 26 octobre 1888, qui a créé la section temporaire du contentieux, n’a pas déjà fait brèche au système en vigueur ? L’article 3 de cette loi n’a-t-il pas confié, non-seulement à la section temporaire, mais même à la section permanente, le règlement de tous les pourvois en matière d’élections ou d’impositions ? Et, par suite, ne voyons-nous pas, depuis tantôt quatre ans, les deux sections du contentieux, pour ces catégories de requêtes, tenir des audiences à portes ouvertes et les avocats du conseil se présenter en robe à leur barre ? Pourquoi le bénéfice de cette disposition ne serait-il pas étendu à la plupart des autres pourvois ? m’objecterez-vous que les affaires d’élections et de contributions sont de petites affaires ? Il en est aussi de délicates ; en tout cas, les intérêts qui s’y trouvent engagés ne sont pas moins respectables que les autres, et si, vraiment, c’était pour un justiciable une garantie si précieuse que d’être jugé par l’assemblée du contentieux, cette garantie devrait être accordée à tous.

M. Krantz, dans sa proposition initiale, s’était approprié cette partie du programme de M. Ricard. Il faisait, lui aussi, de la section le juge ordinaire du contentieux. Même il enchérissait, car il allait jusqu’à investir chacun des deux comités du droit de régler seul toutes les affaires d’élections ou de contributions. En sorte que les pourvois introduits devant le conseil d’État pouvaient être jugés, soit par l’un de ces comités, soit par les deux comités réunis en section, soit enfin par l’assemblée. Cela faisait trois juridictions ; c’était peut-être beaucoup. La commission n’a point adopté cette organisation tripartite. Nous retrouvons bien, dans son projet, les deux comités maîtres de statuer en matière d’élections et de contributions. Mais sur les attributions propres de la section, c’est-à-dire des deux comités siégeant ensemble, plus un mot. En faut-il conclure que, hormis les affaires d’élections et de contributions, tout irait, indistinctement, à l’assemblée du contentieux ?

Une troisième réforme, qu’il serait utile d’emprunter de même à M. Ricard, et de réaliser dans une mesure plus large qu’il n’a cru devoir le proposer, serait la restriction du droit illimité d’appel. On allègue, je le sais, que, les pourvois les plus minimes présentant, à côté des questions de fait, des questions de droit, le conseil d’État y trouve l’occasion de poser ou de rappeler aux administrations et aux conseils de préfecture les règles qui doivent être uniformément appliquées sur tous les points du territoire. On allègue aussi une raison d’équité et un intérêt de bonne démocratie : il faut que le plus humble citoyen puisse réclamer devant la juridiction suprême. Je suis peu touché, je l’avoue, de ces argumens classiques, qui me semblent valoir surtout en théorie. Il me paraît regrettable de voir le conseil d’État perdre son temps à rechercher, par exemple, s’il y a lieu d’admettre la requête de quelque justiciable, à l’humeur processive, qui se pourvoit contre l’arrêté d’un conseil de préfecture rangeant son chien dans telle ou telle catégorie de taxation. Il est clair que les trois quarts de ces broutilles devraient être réglés en dernier ressort par la juridiction du premier degré. Il serait plus que suffisant d’en laisser venir un quart seulement au conseil, pour lui permettre de maintenir en ces matières l’unité de jurisprudence. — Mais, dira-t-on, qui empêchera le plaideur de prendre une voie détournée en alléguant qu’il y a eu excès de pouvoir ou violation de la loi ? Le conseil serait saisi, par ce biais, comme tribunal non d’appel, mais de cassation. Il n’en serait pas moins saisi. Les dossiers entreraient par une autre porte. La rubrique seule serait modifiée. Autant vaudrait soutenir que la cour de cassation, en matière civile, est considérée par la masse des plaideurs comme un troisième degré de juridiction. Les plaideurs savent qu’il n’en est rien, et, dans le plus grand nombre des cas, s’abstiennent d’introduire devant la cour suprême un pourvoi qui serait inutile[22].

Faut-il aller plus loin ? Et doit-on s’engager dans la grande entreprise qui consisterait à remanier les compétences en procédant à une répartition nouvelle des affaires entre le juge administratif et le juge civil ? La commission n’a pas cru devoir aborder cette grave réforme, quant à présent du moins. Elle va au plus pressé, se bornant aujourd’hui à procurer les moyens de déblayer le rôle du contentieux. Elle déclare, d’ailleurs, réserver et non rejeter cette partie essentielle de la proposition de M. Ricard : ce sera l’objet d’un projet ultérieur. Est-ce une façon polie « d’enterrer » la question ? Je me défie quelque peu du sort de ces réformes que l’on ajourne pour les mieux étudier. Quoi qu’il en soit, il y faudra revenir. N’allons pas aussi loin que M. Ricard, soit ! mais reconnaissons que les auteurs de la loi de pluviôse an VIII, lorsqu’ils ont constitué le domaine de la juridiction administrative, ont fait une œuvre qui était, comme toute œuvre humaine, imparfaite et, en tout cas, sujette à vieillir. Ils en avaient puisé les élémens dans la législation de la constituante. La règle actuelle des compétences a ainsi plus de cent ans. Il est temps de la re viser.

Mais, en la révisant, on devra procéder avec bien de la prudence ! Je ne sache pas d’œuvre plus épineuse, et qui réclame une main tout à la fois plus exercée et plus discrète. Sans quoi l’on risquerait de recommencer l’aventure de ce jardinier maladroit, qui mutilait les arbres qu’il voulait émonder. Assurément, oui, elle s’impose, cette révision des compétences ! Et pourtant je ne me figure pas sans quelque effroi les chambres portant la serpe dans le domaine séculaire et inviolé de la juridiction administrative, coupant, tranchant, exécutant, — certes, de la meilleure foi du monde, mais à la façon tumultueuse et capricieuse des assemblées politiques, — cette besogne abstruse qui, en vérité, devrait être accomplie, non par des législateurs, mais par des légistes ! Et puis je ne vois pas bien ce que les pauvres justiciables, que vous aurez fait voyager en masse d’un prétoire à l’autre, y gagneront, ni ce que gagneront, de leur côté, les administrations publiques. Sans contredit, les uns et les autres retrouveront chez le magistrat civil ces garanties inappréciables pour le plaideur, l’intégrité du caractère et l’attachement au devoir professionnel. Retrouveront-ils de même la compétence spéciale et l’expérience en quelque sorte technique à laquelle le juge administratif les a accoutumés ? La division du travail n’est pas simplement une pratique commode ; c’est la loi même du labeur humain dans toutes les branches où il s’exerce, et dans les affaires de justice non moins que dans les autres. Les novateurs qui voudraient renvoyer en bloc le contentieux administratif aux juges ordinaires ont-ils songé à la tâche écrasante qu’ils imposeraient à ces magistrats ? Ont-ils songé qu’il y a là toute une doctrine, toute une jurisprudence, où l’étude du droit civil sert, au fond, bien peu ? Quoi ! vous allez demander à un même juge, à un même homme, d’unir à la science profonde du droit privé, — suffisante pour occuper une vie, — la connaissance des innombrables textes, disséminés et hétérogènes, qui composent notre droit administratif ? Car ce droit-là n’est pas, comme la législation civile et criminelle, codifié en un corpus méthodique dont tous les élémens sont coordonnés. La jurisprudence administrative est un monde à part. Il suffit de parcourir les deux volumes du Traité de M. Laferrière pour reconnaître à quel point ce vaste contentieux est distinct et séparé du contentieux civil. Mais supposons qu’un même juge puisse réunir en soi cette double science juridique, aurait-il la façon de voir les choses, le procédé et le tour d’esprit du juge administratif, lequel, pour l’ordinaire, est sorti de l’administration active, y peut rentrer d’un jour à l’autre, et continue de vivre avec elle dans une perpétuelle communication ? « Pour moi, me disait à ce propos un conseiller d’État qui connaît son métier, le droit administratif, c’est moins une science qu’un état de l’esprit, » et, sous la forme d’un paradoxe, il disait là une vérité.


VI.

J’arrive à la deuxième question, la participation du conseil à la confection des lois.

Ici le projet de la commission ne propose rien. C’est, je l’ai dit, le maintien pur et simple du statu quo. Le rapporteur se contente de rééditer une fois de plus les exhortations platoniques et les phrases stéréotypées, touchant les avantages que les pouvoirs publics ne manqueront pas de recueillir du concours éclairé de la section de législation. Mais ce concours, on se garde bien de le régler ; mais cette section, l’on ne fait rien pour en assurer le sort. Il paraît qu’un obstacle insurmontable s’y oppose : il faudrait réviser la loi constitutionnelle ! Cette affirmation fait honneur aux scrupules de légalité qui animent les membres de la commission ; cependant ne pourrait-on pas, en toute sûreté de conscience, proposer au moins un article de loi qui faciliterait, soit aux deux assemblées en séance publique, soit aux commissions parlementaires, te renvoi des projets à l’examen du conseil d’État ? Il suffirait peut-être d’insérer un paragraphe additionnel au règlement de la chambre. Il faut pourtant en venir là si l’on veut sincèrement que le conseil participe d’une façon utile, et non plus illusoire, à la tâche si laborieuse, si compliquée du législateur.

Évidemment, il ne peut être question de rétablir dans sa plénitude le pouvoir législatif que le conseil d’État exerçait sous l’empire. Le véritable mandataire de la nation, sous ce régime, était l’empereur. D’où la prééminence attribuée à son conseil, « premier rouage de notre organisation, » comme le définissait, dans son préambule, la constitution de 1852. Et puis n’oublions pas que le gouvernement seul présentait les lois. L’initiative parlementaire n’existait pas. Aujourd’hui elle déborde de toutes parts ; elle encombre, elle surcharge la machine législative par le nombre croissant de ses propositions : masse énorme et hétérogène[23]. Tout renvoyer au conseil d’État serait l’écraser sous une avalanche.

Pouvons-nous du moins revenir au système que la loi du 3 mars 1849 avait institué ? Cette loi, on se le rappelle, admettait des catégories. Le renvoi au conseil, facultatif pour les propositions qui émanaient de l’assemblée nationale, était obligatoire pour les projets du gouvernement, à l’exception des lois budgétaires, de celles qui fixaient le contingent annuel de l’armée, des actes qui ratifiaient les arrangemens diplomatiques, enfin des lois offrant un caractère d’urgence. Ce système convenait peut-être au régime établi par la constitution de 1848 ; il ne saurait convenir au nôtre. Et en effet, dans la pensée du législateur de 1848, le conseil d’État devait être une institution à double fin ; on l’appelait, dans une certaine mesure, à faire l’office d’une seconde chambre. Aujourd’hui, il n’a point à jouer ce rôle ; la chambre n’est plus l’assemblée unique ; il y en a deux, et, par suite, les lois subissent, dans leur préparation, deux épreuves.

Cependant, parmi toutes ces propositions si nombreuses, si diverses, que chaque session voit surgir, il y aurait lieu de distinguer. Les unes, — lois politiques, — échappent par leur objet à la compétence naturelle du conseil d’État. Mais il en est où son intervention serait particulièrement désirable. Je veux parler des propositions et des projets qui tendent à modifier nos codes. Je n’ai point, pour ma part, le culte superstitieux de nos codes ; j’estime que l’on y rencontre, à côté de prescriptions très sages, d’autres prescriptions parfaitement iniques et qui jurent avec l’esprit de notre temps. Le code de procédure, spécialement, est à refaire. Mais, au demeurant, les codes forment un tout homogène, dont chaque partie se relie aux autres. Si l’on détache imprudemment une de ces pierres si exactement jointes, on risque d’ébranler ou de gâter l’édifice. Or la chambre, depuis quelques années, est assaillie de propositions qui ne visent pas à moins qu’à ruiner le monument. Plus d’une de ces propositions, dictée par un sentiment généreux ou par une idée juste, mérite d’être accueillie ; encore faut-il l’approprier et l’enchâsser de façon qu’elle s’incorpore à cet édifice sans en compromettre l’harmonie ou la solidité. Est-ce bien une assemblée politique qui, dans le tourbillon de passions et d’affaires où elle se trouve fatalement entraînée, peut faire elle-même ces délicats triages, opérer ces adaptations minutieuses et se consacrer à cette œuvre continue de préservation ? Il serait téméraire de l’espérer. C’est pourquoi la combinaison de M. Ricard me paraît être la vraie, qui placerait le code sous la garde de la section de législation, — de cette section, au fait, qui les a créés. Je crois que tout projet, toute proposition qui touche au droit civil devrait être d’office renvoyée au conseil, et que l’on peut obtenir ce résultat sans violer la constitution, en édictant une procédure plus ou moins conforme au système de M. Ricard[24]. On le peut, et il le faut ! Autrement, avec les plus louables intentions, l’on n’aura rien fait que consacrer, par un nouvel aveu d’impuissance ou d’insouciance, le déplorable état de choses qui existe, à cet égard, depuis vingt ans ; situation fausse, inconséquente, et qui n’est digne, en vérité, ni du conseil d’État qui la subit, ni des pouvoirs publics qui la conservent.


VARAGNAC.

  1. Voyez la Revue du 15 août.
  2. Séance du 19 février 1872.
  3. Voir le Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, par M. Ed. Laferrière, vice-président du conseil d’État, 2 vol., 1887-88.
  4. Voir son Traité de droit public et administratif, t. III. 2e édition, 1885.
  5. Organisation judiciaire et administrative de la France et de la Belgique, ouvrage couronné par l’Institut, 1 vol., 1875.
  6. La commission de la chambre et son rapporteur, M. Franck Chauveau, réclamaient une investiture nouvelle. Voir aussi le rapport de M. Lenoël au sénat.
  7. L’ordonnance du 26 août 1824 avait réuni en fait le comité de législation au comité du contentieux, lequel reçut, après 1830, la dénomination de comité de législation et de justice administrative. Il eut ainsi un double caractère, élaborant les projets de lois ou de règlemens que lui renvoyait le ministère de la justice et préparant les affaires contentieuses. L’ordonnance du 18 septembre 1839 rétablit les deux comités distincts.
  8. Ce fut, il est vrai, la section de l’intérieur que le gouvernement chargea d’élaborer le code de commerce, mais avec le concours de la section de législation.
  9. Compte général des travaux du conseil d’État, présenté au président de la république par le garde des sceaux, ministre de la justice. Chacun de ces documens embrasse une période de cinq années. Le premier date de l’année 1835. Dans ces précieuses statistiques (qui sont établies par les soins d’un conseiller, assisté de maîtres des requêtes et d’auditeurs), tous les élémens des travaux du conseil (environ 26,000 affaires par an) sont minutieusement relevés et classés. La collection des Comptes généraux présente malheureusement des lacunes. Il y a eu de longues interruptions, spécialement de 1845 à 1852 et de 1866 à 1872.
  10. Du Conseil d’État, de son organisation, de son autorité, de ses attributions, par Alphonse de Pistoye, ancien avocat à la cour royale de Paris.
  11. C’est ainsi que, en 1844, un amendement de M. de Bonald, archevêque de Lyon, ayant été déféré pour abus au conseil, le rapport de l’affaire fut présenté par le vice-président du comité de législation, M. Vivien. Sous la restauration, le même comité avait eu déjà dans ses attributions les affaires ecclésiastiques.
  12. En cinq années, de 1883 à 1887 inclusivement, la section de législation avait reçu huit projets ou propositions de loi. Elle est restée deux ans (1890-1891) sans en recevoir un seul. Ajoutons que cet état de choses s’est notablement modifié dans ces derniers mois, depuis que M. Ricard, l’auteur de la proposition dont on lira plus loin l’analyse, est devenu garde des sceaux et, en cette qualité, président du conseil d’État. M. Ricard est arrivé au ministère avec l’intention d’augmenter le rôle du conseil, en rendant effective sa collaboration aux lois ; et, pour la première fois depuis douze ans, on a vu un garde des sceaux ne pas s’en tenir, à son égard, à de vaines promesses ou à de bonnes paroles. Dès son installation, M. Ricard a renvoyé à la section de législation une série de projets de loi concernant la justice civile et criminelle.
  13. Dans sa brochure intitulée : Quelques vues sur le conseil d’État, 1831.
  14. Traité de la juridiction administrative, t. I, p. 254 et suiv.
  15. Il est juste d’observer que les rapporteurs de la section du contentieux sont bien plus nombreux. Elle ne compte pas moins de huit maîtres des requêtes et de quatorze auditeurs, alors que la section de législation n’a que trois maîtres des requêtes et quatre auditeurs.
  16. L’assemblée générale du conseil d’État siège le jeudi en séance secrète. Elle délibère sur les projets de loi, les projets de règlemens d’administration publique et sur toutes les affaires que les sections administratives lui renvoient. Ses décisions n’ont jamais qu’une valeur consultative : simples avis donnés aux ministres, qui peuvent ne pas les suivre. — L’assemblée du contentieux tient, le vendredi, une audience publique. Les rapporteurs y lisent, sur chaque requête, un rapport écrit, et les avocats prennent, s’il y a lieu, la parole pour compléter les mémoires qu’ils ont présentés. Le ministère public (un des quatre maîtres des requêtes dénommés commissaires du gouvernement) conclut dans toutes les affaires.
  17. C’était plutôt un avant-projet, destiné à la commission. La chambre n’en a été régulièrement saisie que lorsqu’il est devenu, après changemens, le projet de la commission.
  18. J’ai indiqué dans la première partie de cette étude (voyez la Revue du 15 août, p. 793, une disposition analogue de l’ordonnance du 29 juin 1814). L’article 9, § 5, de cette ordonnance autorisait la division du « comité contentieux » en deux « bureaux.» La même disposition se retrouve dans l’ordonnance du 26 août 1824 : l’article 30 divisait le comité du contentieux en deux sections.
  19. La commission, en adoptant le projet de M. Krantz, y a inséré des dispositions très diverses, dont quelques-unes ont une valeur et une opportunité contestables. Une disposition excellente est celle de l’article 10, empruntée à l’ancienne proposition de M. L. Passy, qui tendait à fixer le délai dans lequel doivent être jugés les recours pour excès de pouvoir. Il s’agit de mettre fin à un abus grave. Lorsqu’un recours pour excès de pouvoir est introduit, la section le communique au ministre intéressé, en indiquant l’époque où les pièces de l’affaire devront être renvoyées. Malheureusement, ce n’est point un délai légal ; nulle sanction s’il est outrepassé ; dès lors, l’administration mise en cause n’en tient compte que s’il lui plaît. Prévoit-elle un échec ? Elle peut laisser dormir le dossier dans ses cartons, et ne le rétablir au greffe que lorsqu’il s’est écoulé un temps assez long pour qu’elle n’ait plus à craindre la décision qui serait rendue contre elle. Cependant, le conseil, dessaisi des pièces, est obligé d’attendre, et on lui fait commettre un véritable déni de justice. — Le projet de la commission contient, d’autre part, une série de dispositions qui ont trait au personnel du conseil d’État. Il en est une que je ne puis passer sous silence : c’est l’article 14, qui fixe une limite d’âge. Cette limite serait soixante-dix ans. Pourquoi soixante-dix ans, alors que les conseillers à la cour de cassation ne sont atteints qu’à soixante-quinze ? C’est, nous dit le rapporteur, que les fonctions de conseiller d’État exigent une plus grande activité ! Voilà sans doute une assertion flatteuse, mais qu’il serait difficile de prouver. Au contraire, il importe de remarquer que, à la cour suprême, ce sont les conseillers qui nécessairement font tous les rapports ; au conseil, les rapporteurs ordinaires sont les maîtres des requêtes et les auditeurs, et je ne sache pas non plus que les affaires de la cour de cassation soient moins délicates et n’exigent pas de même toutes les forces d’un esprit agile. Ce que la commission propose là est une mesure absolument nouvelle. À aucune époque, il n’y a eu une limite d’âge pour les membres du conseil, puisque aussi bien ils sont amovibles, révocables ad nutum, et que la limite d’âge n’a quelque raison d’être que s’il y a inamovibilité. Ce fut, d’ailleurs, l’argument que l’on eut soin d’alléguer, quand, au lendemain du coup d’État, le décret du 1er mars 1852 établit la limite d’âge pour la magistrature assise.
  20. Voyez la Revue des 15 octobre et 15 novembre 1841.
  21. Article 9, § 2, de l’ordonnance.
  22. Le conseil, au reste, pourrait se garantir, dans une certaine mesure, contre ces appels déguisés, en leur opposant une jurisprudence plus rigoureuse. — Cette suppression de l’appel, mais pour un plus grand nombre d’affaires, avait été proposée, il y a quelques années, par M. Mazeau, alors garde des sceaux. (Voir son projet de loi tendant à réduire le nombre des conseils de préfecture. — Chambre, annexe à la séance du 25 juin 1887.)
  23. On sait que la terminologie parlementaire distingue les projets de loi, qui sont présentés par le gouvernement, et les propositions de loi, qui proviennent de l’initiative des membres du parlement.
  24. C’est une question de savoir à quel moment ce renvoi aurait lieu. Serait-ce immédiatement après le dépôt de la proposition ? Serait-ce plus tard, entre les deux délibérations de l’assemblée qui en est saisie, ou avant que le projet fût transmis à l’autre chambre, ou après que les deux assemblées l’auraient voté tour à tour ? Dans les trois premiers cas, le conseil participe d’une façon effective à la préparation de la loi. Dans le dernier cas, au contraire, il n’a plus qu’à réviser une besogne faite sans lui. Sa mission se borne à examiner si, dans le projet déjà adopté par le parlement, tout se tient bien ; si tel article, par exemple, n’est pas en contradiction avec tel autre ou avec les textes antérieurs et les règles générales de la législation. Ce rôle de reviseur, modeste en apparence, serait, à y bien regarder, un rôle très grand, et même trop grand. Le conseil d’État deviendrait le gardien suprême de la loi française. Ses avis ressembleraient fort à des déclarations de conformité. Par où, peut-être, il contribuerait à rendre la loi plus auguste, la faisant plus harmonique, et aussi plus stable, moins prompte à se transformer au gré de tous les souffles qui passent. Mais qui ne voit à combien d’obstacles on se heurterait ? Le parlement supporterait-il seulement un jour cette censure ?