Le Conseiller de Françoise

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Le Conseiller de Françoise
Revue des Deux Mondes6e période, tome 9 (p. 859-871).
LE
CONSEILLER DE FRANÇOISE

Il y a quelques années, quand parurent les Demi-Vierges, plusieurs personnes ne devinèrent pas que M. Marcel Prévost serait un moraliste. Et il était un moraliste déjà. Mais, avant de corriger son époque, il la faut peindre ; avant d’indiquer les remèdes, il faut diagnostiquer la maladie. Les moralistes ont ainsi deux périodes ; et l’on s’aperçoit de leur qualité dogmatique plus ou moins tôt, selon qu’ils s’attardent plus ou moins à leur étude préalable, qui d’ailleurs a de l’agrément.

L’auteur des Demi-Vierges signalait, si l’on peut ainsi parler, une crise de la jeune fille française. Nous en eûmes beaucoup de chagrin, parce qu’il nous semblait que notre jeune fille était l’une des plus jolies et précieuses réussites de notre civilisation, notre chef-d’œuvre, un peu artificiel sans doute et bien délicat, bien fragile : nous l’en aimions davantage et avec une sorte de précaution émerveillée. Or, le chef-d’œuvre n’était plus qu’un demi-chef-d’œuvre et notre jeune fille qu’une demi-jeune fille.

M. Marcel Prévost résolut de la reconstituer. C’est à ce digne projet qu’il a consacré les trois séries de ses Lettres à Françoise, qui composent un bel ensemble de persuasive et saine pédagogie.

Notre époque a, désormais, son Fénelon, pour ce qui est de l’éducation des filles.

Un Fénelon moderne ; et un Fénelon qui n’est pas chimérique. A divers égards, Bossuet l’eût préféré à l’autre : il eût aimé en lui l’un de ces « prêcheurs de communes, » très attentifs à ne point dépasser leur auditoire, soucieux de ne pas demander plus qu’on ne saurait obtenir, habiles à obtenir ce qui est bien, ce qui, en tout cas, est mieux.

Notre Fénelon veut être efficace ; et il l’est : cela lui fait, parmi les moralistes, une place à peu près singulière.

Ce n’est pas un rêveur. Il ne lance point au hasard les formules d’un idéal extraordinaire ; il donne des préceptes qui aient leur usage assez facile et bienfaisant. Il a choisi, pour être écouté, sa clientèle : c’est, en somme, la bourgeoisie parisienne, assez riche ; et c’est, en province ou ailleurs, la bourgeoisie qui ressemble à notre bourgeoisie parisienne. Il sait qu’il s’adresse a des gens qui entendront telles et telles choses ; il sait ce qu’il leur peut demander, ce qu’ils sont capables de faire, ce qu’ils n’ont pas le droit de refuser. Il s’adresse à eux avec assurance.

Cette clientèle est nombreuse ; elle est influente. Et qu’on ne dise pas qu’elle est plus commode qu’une autre. J’ai connu, dans une paroisse opulente, un excellent prêtre qui d’abord avait été missionnaire ; et il disait :

— Les nègres, les Chinois, les Peaux-Rouges, ce n’est rien, auprès de mes blancs de la messe d’une heure !...


Françoise est aujourd’hui célèbre : elle a reçu tant et de si charmantes lettres d’un oncle vigilant ! Et nous la regardons un peu comme une sœur d’Henriette, celle qu’a inventée Molière. Toutes deux ont des qualités et des vertus françaises. Elles sont réfléchies, intelligentes, posées, très différentes d’une Ophélie ou d’une Charlotte, moins poétiques certainement que ces deux héroïnes, pas du tout folles. Mais Françoise est de son temps : l’aurore du XXe siècle ; un terrible temps, pour une petite âme qui va s’installer dans la vie.

Un temps bousculé, un temps où l’on voit s’obscurcir les indispensables évidences. A coup sûr, Françoise n’a pas lu les philosophes ; et elle ne connait pas exactement les idéologies qu’ont improvisées nos penseurs, gaillards imprudens. Mais l’atmosphère où elle a grandi était une atmosphère d’orage. L’oncle a eu peur pour elle. Et elle a été, par les soins de l’oncle, très bien élevée. Il a veillé à son adolescence, puis à son mariage, à son ménage.

Les nouvelles lettres de l’oncle sont adressées à Françoise maman. Françoise atteint à sa trentième année. La dernière page du livre se termine par ces mots : « Françoise n’a plus besoin de conseils. Adieu, Françoise... »

En écrivant ces mots, je crois que l’oncle dut avoir un peu de tristesse. Mais Françoise le rappellera. Elle n’a plus besoin de conseils ? .. Si !... L’oncle refusera-t-il de lui enseigner l’art des années qui suivent la trentième, l’art d’être un peu moins jeune de jour en jour, et puis l’art de ne plus être une jeune femme, et puis l’art de vieillir, qui réclame tant de prudence. L’oncle l’abandonnera-t-il ?

En attendant, cette Françoise est une maman ; et elle doit préparer, pour l’existence de demain, ses deux bambins, fille et garçon.

Sous la forme de lettres familières, c’est un traité complet d’éducation que lui donne M. Marcel Prévost.

L’auteur des Lettres à Françoise maman ne se dissimule pas qu’il a eu des précurseurs et que les livres de pédagogie abondent. Précisément, ils abondent !... C’est un mauvais signe. Françoise ne va point assumer une si abondante lecture, pauvre petite. Parmi ses précurseurs, l’oncle de Françoise distingue l’archevêque de Cambrai et le philosophe de Genève. Il a pour eux beaucoup d’estime et de l’admiration. Cependant il ne lui semble pas que Françoise ait là ses guides suffisans. D’abord, l’archevêque et le philosophe ont écrit pour des temps qui ne sont pas le nôtre.

Le nôtre est-il donc si particulier ? Il l’est. Et ne posons pas la question de savoir si nous l’en féliciterons.

Ce temps, M. Marcel Prévost le prend tel qu’il le trouve, et sans le juger. Il n’en est pas enchanté, probablement ; et, non plus, il ne le déteste pas. Françoise, avant d’élever ses enfans, ne va pas réformer cette époque-ci ; il faut que Françoise élève ses enfans pour leur époque.

Aux approches de 1789, il y avait en France une jeune génération formée selon les meilleurs principes de l’ancienne pensée française. Mais tout l’état de choses fut soudain bouleversé. Il arriva que notre pays eut, à son service, une jeunesse éperdue. On ne pouvait prévoir la débâcle révolutionnaire et sa déconcertante brusquerie.

Tout en réservant ces surprises et ces hasards, sur lesquels il ne peut rien, l’éducateur doit tenir compte des signes qu’il observe, aujourd’hui surtout, en un siècle de révolution lente et constante. M. Prévost n’y manque pas. Et il le fait avec un sens très judicieux de la réalité contemporaine.

Il a travaillé pour « la nouvelle couvée ; » on s’en aperçoit bientôt, et aux toutes premières pages du livre.

Qu’est-ce que l’éducation, Françoise ? Voici la réponse très nette, de votre oncle : « élever un enfant, c’est le mettre en état d’être le plus heureux possible. » L’objet de l’éducation, c’est « le bonheur futur de l’enfant. » Et il y a divers systèmes d’éducation « selon l’idée qu’on se forme du bonheur humain. »

Un peu plus loin, M. Marcel Prévost complète sa formule première ; et il écrit : « élever un enfant, c’est développer et discipliner ses forces innées pour le plus grand bien de son individu et de la société. » Bref, il ne s’agit pas d’un système individualiste, égoïste comme, un instant, on l’aurait cru. Mais enfin, l’objet de l’éducation c’est le bonheur humain, le bonheur des individus, — à commencer, Françoise, par votre enfant, — le bonheur.

Françoise ne sourcille pas. Je l’imagine qui répond : « Évidemment ! » et voire avec une gaie impertinence, comme si l’oncle n’avait rien dit qu’elle ne sût de tout son cœur. Si je fais mine de tenter une objection, elle me regarde avec de grands yeux étonnés ; elle s’écrie :

— Il ne faut pas que je prépare le bonheur de mon enfant ? …

Si, Françoise !… Seulement, la formule de l’oncle et le zèle avec lequel vous l’avez adoptée caractérisent notre temps, et le vôtre plus que le mien.

Jamais peut-être l’idée du bonheur n’avait été, comme aujourd’hui, l’âme de l’activité universelle. Toutes les classes de la société en sont pareillement éprises. Toutes sont animées d’elle, gouvernées par elle, au détriment du reste.

Le reste ?… Je me garderai de le dire, afin de m’épargner le sourire moqueur de Françoise.

L’idée du bonheur est mélancolique ; aussi, en dépit de son ardeur, ce temps ne paraît-il pas gai.

Il y a autre chose, pourtant ! Et, certes, je ne prétends pas qu’on ait offert, jadis ou naguère, aux mamans un système d’éducation qui omît le bonheur de ce qu’elles aiment le plus au monde. Mais enfin, le bonheur n’était pas le seul objet, ou l’objet principal et avoué, de tout l’effort pédagogique. Il accompagnait autre chose ; il n’était pas le tout. On ne parlait pas de lui ; on y pensait : on ne pensait pas qu’à lui, on n’osait pas.

Et voici l’éducation fondée sur l’idée du bonheur.

Au surplus, ce n’est pas un reproche que j’adresse à M. Marcel Prévost : je note son discernement.


Platon voulait que l’éducation « rythmât » les âmes. En d’autres termes, il voulait que les âmes d’un siècle et d’un pays fussent, par l’éducation, accordées, de telle sorte qu’il résultat, de leur accord, une harmonie.

Ce fut assurément l’intention de l’auteur des Lettres à Françoise ; et il se sépare ici de Jean-Jacques, dont il goûte infiniment l’Émile. Car le jeune Emile est un isolé dès l’enfance ; il sera, dans la vie, un isolé. Le fils de Françoise, non. Il aura été mis, par son maître, en mesure de lutter parmi ses contemporains ; il aura été, par lui, pourvu de qualités analogues aux leurs, plus fortes peut-être, et de même espèce ; il aura été muni des mêmes armes, plus solides sans doute et qu’il maniera mieux. La pédagogie de M. Marcel Prévost ne tend pas à l’exception, mais à la règle.

Rythmer les âmes ; et les accorder. Seulement, l’idée en vertu de laquelle on les accordera, où la trouver ?

Il y a deux systèmes ; — il y en a mille, — et c’est-à-dire qu’il y en a, notamment, deux. Cette idée, on peut l’emprunter à la philosophie ou bien à la réalité.

La philosophie la donnera plus belle et pure. Mais alors, il faut que le pédagogue s’établisse, premièrement, apôtre et, avant d’appliquer sa méthode, répande sa doctrine. Il sera vieux, et mort, quand il n’aura encore rien fait.

Qu’il s’adresse donc à la réalité tout de go ; et qu’il y cherche l’idée régnante, l’idée universelle en vertu de laquelle il pourra accorder les âmes, les rythmer.

C’est ainsi, ou je me trompe, qu’a procédé M. Marcel Prévost ; et il devait procéder ainsi, pour être efficace.

Or, quelle est aujourd’hui l’idée universellement régnante ? Aucune époque ne fut moins unanime ; aucune, plus éparpillée. Les principes et voire les mots qui autrefois ont exalté les multitudes et soulevé la nation n’échauffent plus qu’un petit nombre d’esprits, et distans les uns des autres. On ne sait plus au nom de quoi parler aux foules et les rassembler, si l’on a le scrupule de ne pas tenir le langage du démagogue, si l’on s’est promis de ne pas s’adresser à leurs passions les moins recommandables.

Eh bien ! dans ce désarroi, où M. Marcel Prévost quêta son thème d’unanimité urgente, ce qu’il a trouvé de mieux, — et je crois qu’il n’y avait pas mieux à trouver, — c’est l’idée du bonheur.

Elle a quelque beauté ; elle est pathétique, ne fût-ce que par sa difficulté même. L’irréalisable bonheur est comme une espèce d’idéal blessé.

Puis, le désir du bonheur a encore, sur d’autres désirs, cet avantage : il peut être épuré.

C’est à l’épurer que l’auteur des Lettres à Françoise a consacré sa dialectique ingénieuse. Il a suivi l’exemple des philosophes anglais qui, fondant la morale sur l’eudémonisme, aboutissaient au catéchisme du dévouement.

Le bonheur de l’enfant, disait d’abord M, Marcel Prévost ; quelques pages l’amènent à compléter sa formule et à la modifier : le bonheur de l’enfant et de la société dans laquelle il vivra. Et, surtout, le bonheur de l’enfant, c’est l’altruisme de Françoise. L’eudémonisme tourne ainsi vers la bonté. Si l’on observe que tel n’est pas son mouvement naturel, nous répliquerons que la morale, précisément, n’est pas la simple nature : elle la corrige. Le moraliste conduit à un subtil perfectionnement les spontanéités efficientes des âmes ; il les dérive à sa manière et il leur donne une finalité.

Il fallait parler de bonheur à Françoise, notre petite contemporaine, pour qu’elle voulût être attentive. En lui parlant du bonheur de son enfant, on l’avait conqui.se ; on l’avait aussi détachée d’elle-même et de son égoïsme, par le moyen de son égoïsme le plus cher.


Telle est, en résumé, la philosophie que je dégage des Lettres à Françoise maman ; une philosophie implicite, et que l’auteur s’est gardé d’avouer davantage : le stratagème de la dialectique, Françoise n’avait pas à le connaître.

Le livre est délicieux par le souci qu’a eu M, Marcel Prévost de convaincre sa lectrice. Il a veillé sans cesse à ne la point effaroucher par de trop vives remontrances. Il a prodigué les grâces de son esprit pour la retenir : et il lui a écrit comme on parle à une jeune femme, avec la peur qu’elle s’en aille ou, vite, pense à autre chose. Il a multiplié les anecdotes autour des préceptes, comme on divertit un enfant qui doit manger une soupe substantielle. Il a organisé des histoires qui, de cette pédagogie, font un roman : le roman se terminera par un mariage. A la faveur de tout cela, Françoise aura entendu maintes vérités très utiles.

M. Marcel Prévost s’adresse à elle sur un ton d’amitié ravissante. Il aime Françoise, qu’il a inventée. Il s’est déclaré l’oncle de Françoise ; il peut ainsi la traiter quasi paternellement et puis, en outre, avec un sentiment de tendresse à peu près indéfinissable, respectueuse et telle cependant que la jeunesse et la fraîche élégance de Françoise y comptent. Il est familier avec elle ; et il a des secrets avec elle : mais il ménage sa gracieuse susceptibilité. Il serait désolé de lui déplaire. Il accepte ses confidences ; mais il ne les sollicite pas. Il les recueille, sans avoir l’air bien curieux ; il les étudie et, de toutes façons, il tâche d’être, jour après jour, au courant de Françoise afin de lui dire ce dont elle a besoin, de le lui dire comme elle a besoin de l’écouter. Fin manège du cœur et de l’intelligence !

Il importait de s’être ainsi concilié Françoise, pour la diriger avec une juste minutie. M. Marcel Prévost ne lui épargne aucune leçon et il ne craint de lui donner aucun des conseils qui dès l’abord la séduiront le moins. Il entre dans tout le détail de la maison qui abrite la nouvelle couvée. Françoise va-t-elle le trouver indiscret ? Pas du tout : il sait si bien la prendre. Va-t-elle se révolter ? Non : il adoucit trop gentiment la rigueur des lois qu’il impose.

Mais il y a, dans son règlement, des articles sur lesquels il ne barguigne pas. Françoise devra les accepter.

Françoise a consenti à être mère. Il faut donc la féliciter. Maintenant, allaitez, Françoise, votre enfant.

— Si j’avais su ! songe Françoise.

Pour éluder un tel ennui, elle a des argumens : le monde, le mari, etc. Une année de vie claustrale ajoutée aux mois qui ont précédé la venue de l’enfant, c’est dur. Impossible de sortir !... Et mon mari ? Sortira-t-il sans moi ? Il ne sortira que trop !... Or, on a, de nos jours, des biberons scientifiques et du lait scientifiquement stérilisé.

L’oncle a écouté Françoise. Il a peut-être murmuré :

— Quelle époque !...

Mais, lorsque Françoise a parlé de son mari, l’oncle fut un peu rêveur...

— Votre conclusion ? demande alors Françoise.

La conclusion ! Modeste et tempérée. Energique pourtant, et puis conciliante. Commencez, Françoise, d’allaiter votre nouveau-né ; en lui refusant votre lait, dans les premiers jours et dans les premières semaines, quand sa petite existence est pareille encore à la flamme débile d’une bougie qu’on vient d’allumer, vous diminueriez ses chances, vous commettriez un acte criminel... Françoise, déjà, se récrie... Ensuite, Françoise, au bout de quelque temps, reprenez votre liberté, si elle vous tente ; votre enfant sera de force à vivre de fait scientifique.

L’oncle ajoute, à part lui : — Si votre liberté ne vous tente pas, cédez à l’instinct vénérable des mères et à la joie quotidienne de voir, qui se développe, le petit être qui est de vous quotidiennement.

L’enfant de Françoise grandit et arrive à l’âge amusant. Envoyez-le à la campagne !...

— Me séparer de mon enfant ? Jamais !...

C’est indispensable, pourtant. N’appelons pas « campagne » ces plages ou bien ces villes d’eaux, succursales de Paris, où l’on passe le temps des vacances. M. Marcel Prévost réclame, pour les bambins, la véritable vie rurale, la vie du jeune paysan. Pourquoi ? Parce que l’air de la campagne est sain ; parce que la campagne est toute pleine de liberté ; enfin, parce que « le soleil, les plantes et les bêtes sont les accessoires de la vie d’un petit enfant. » Mais oui : les choses de la ville sont les prouesses d’une savante industrie, avec laquelle un enfant n’a rien à faire. Et voyez seulement les jouets qu’on lui donne : il ne les comprend pas. On les a faits pour lui ; on se figure qu’on les a faits pour lui : avant de les adopter, il les désorganise, il les simplifie, il les réduit à leurs élémens. Tous les élémens de tous les jouets sont à la campagne, et tous les élémens de toutes les pensées que les hommes des villes sont occupés à pervertir.

Ainsi Françoise, obligée d’habiter Paris, sera longtemps privée du petit être qui serait sa poupée d’orgueil. Elle ne l’habillera point de costumes riches. Elle n’aura point à l’éduquer en jeune prodige.

M. Marcel Prévost signale avec entrain les inconvéniens de la précocité puérile. Son Emile n’apprendra pas à lire de bonne heure ; il ne possédera pas de livres avant la septième ou la huitième année de son âge. Et il ne saura pas de langues étrangères.

Il en saura plus tard, deux ou trois, s’il le désire. On lui enseignera d’abord le français.

C’est assez logique, n’est-ce pas ? ... Mais Françoise a, parmi ses amies, d’exquises femmes qui ne sont fières que si leurs enfans parlent d’abord les langues d’à côté. Les infortunés embrouillent à ravir l’anglais, l’allemand et le peu de français qu’il faut tout de même qu’on attrape dans un pays où le français reste, au bout du compte, le langage le plus fréquent. Et quel galimatias ! Chaque bébé, — ou « baby, » — est, à lui seul, une tour de Babel.

À ce galimatias de ses paroles, ajoutons le galimatias de son esprit. Les mots sont des « instrumens de pensée. » Si l’on a deux ou trois instrumens de pensée, et si l’on a plus d’instrumens que de pensée, eh bien ! c’est trop d’instrumens : et qu’en faire ? ^

Les enfans ont, très souvent, l’air de méditer, et vaguement. Ils prennent contact avec une surprenante mêlée d’idées et de choses. Quelle immense besogne est la leur ! Et quelle sera leur besogne, plus immense, quand vous aurez posé, sur les idées et les choses, plusieurs étiquettes, et dissemblables ! Vous leur multipliez la difficulté qui les trouble et qui les fatigue.

M. Marcel Prévost le note à merveille, les mots étrangers sont comme un écran fâcheux entre une âme d’enfant et la réalité. Puis, le langage d’un pays tient à l’esprit de ce pays. Si l’on enseigne le français à l’un de nos compatriotes, on lui perfectionne son âme française : on la lui gâte, on risque de la lui gâter, par l’intrusion de la pensée étrangère.

C’est l’un des caractères de la pédagogie de notre auteur : il l’a voulue nationale, en vérité.

Vous renoncerez, Françoise, à l’imprudente fatuité d’avoir des enfans polyglottes.


Françoise aura ainsi plus d’un sacrifice à faire. Tous les sacrifices de Françoise, les voici : on la prie d’élever ses enfans pour eux, et non pour elle. A chaque page des Lettres, elle trouvera de bons avertissemens, là-dessus ; tout le livre lui sera une remontrance d’abnégation. Elle verra comme le moraliste qui s’adresse à elle est un pénétrant psychologue : elle découvrira son égoïsme où elle croyait bien qu’il ne fut pas. Elle en sera confuse et elle s’amendera joyeusement.

Il faut que l’enfant soit le centre de toute la pensée qui l’environne ; il faut que tende vers lui, non seulement la tendresse, mais le souci de tous les instans. Ce n’est pas assez dire : il faut que l’enfant soit le centre de l’espace et du temps ; les routes de la terre partent de lui, comme sont derrière lui et devant lui les siècles. Pour lui enseigner l’univers, on lui montrera sa chambre, et puis la maison, et puis le village ou la ville, et puis on lui indiquera que tout cela, vers les horizons, s’agrandit ; et l’histoire lui sera pas à pas révélée en remontant les étapes du passé qui, de lui, vont aux origines.

Ce principe, M. Marcel Prévost lui a donné toutes ses conséquences ; et il en a tiré des méthodes qu’on substituerait avantageusement à l’ancienne routine. Sur beaucoup de points, il est un novateur ; et la plupart de ses innovations seraient excellentes, si l’on voulait bien les adopter.

Il est un novateur ; mais comme il est aussi conservateur ! Il n’a désiré d’être ni l’un ni l’autre. Il est l’un ou l’autre selon le cas, ayant toujours posé, loyalement, des questions d’espèce, ayant examiné chacun des problèmes sans autre préoccupation.

Or, il conserve le latin. Le latin est la première et, longtemps, la seule langue étrangère qu’apprendra l’enfant, — garçon ou fille, mais oui, car cette petite fille sera peut-être avocat, médecin, professeur.

Il conserve les règles de l’orthographe, qui ne sont pas si fantaisistes qu’on le dit, et dont les bizarreries sont amusantes.

Il attache une grande importance à la fameuse « culture physique ; » mais il condamne le snobisme des sports.

On a plaisir à constater qu’un novateur ne s’est pas juré d’innover absolument et qu’il garde quelque chose de ce qu’il y avait avant lui. Nous n’avons que trop de ces inventeurs qui font semblant d’improviser la vie. M. Marcel Prévost n’a point commis cette erreur. Il est hardi, mais il est prudent : il ne craint pas les nouveautés, mais il respecte les antiquités.

Ainsi son livre a le mérite d’une véritable sagesse. C’est un bon livre et un livre aimable ; c’est un livre où l’on sent que l’auteur a conscience de ses responsabilités. Nulle décision n’y parait prise à la légère ; chaque page contient le résultat d’une méditation qui a tenu compte des faits et ne s’est point lancée aux idées avec désinvolture, mais y monta très attentivement. C’est un livre charmant, digne d’être le conseiller, le compagnon de Françoise, la jeune femme qui a dans ses mains la destinée de ce pays.


Ce livre a encore une autre séduction : sa mélancolie. J’ose à peine le dire ; à peine l’ai-je dit, je le regrette. La mélancolie n’est point ici ou là, dans une lettre ou dans une autre. Non ; et même, il y a, dans tout le livre, une confiance, une vaillance, une allégresse de santé, de tâche bien faite, enfin d’espoir. La mélancolie, je ne sais pas exactement où elle est ; on l’éprouve aux derniers feuillets tournés ou, mieux, l’on s’aperçoit qu’elle est venue avec lenteur et qu’elle vous pénètre.

D’où est-elle venue ? De la gravité du sujet, peut-être, et du sentiment si juste avec lequel l’auteur l’a pris. Et puis de tout le souvenir lointain qu’évoque la peinture d’une nouvelle enfance. Et puis de la différence que nous apercevons entre les enfans d’aujourd’hui et les enfans que nous étions. Il nous semble que les années s’accumulent comme des nuages qui empêchent le ciel de briller. Même si un tel retour sur soi est un peu ridicule et inutile, comment l’éviter. ...

L’éducation, je me la figure avec mes souvenirs, sous l’emblème d’une grande et vieille maison de province, où il y a beaucoup d’espace et des recoins privilégiés, où il y a des alcôves, des greniers, des armoires, où il y a de larges embrasures de fenêtres : et l’on s’y tient, à broder et à causer doucement, tout l’après-midi, jusqu’à l’heure où tombe le soir ; alors, on lève les rideaux, pour attraper le reste de jour, et ensuite arrive la lampe, qu’une servante lumineuse apporte. C’est une vieille et grande maison pareille à beaucoup d’autres et où sont pareilles entre elles toutes les journées, pareilles, monotones et tranquilles.

Le long des glaces, sur les cheminées, il y a des rangées hautes de portraits : photographies qu’a rendues le temps plus ou moins jaunes, plus ou moins pâles, et daguerréotypes qui miroitent. Les visages y apparaissent par instans ; on les perd et on les retrouve. Ils sont analogues ; et leur série entr’aperçue laisse dans la mémoire le visage de la famille. La ressemblance continue sur le visage des personnes vivantes qui, dans cette maison, vont et viennent avec peu de bruit.

Ce sont des personnes âgées et jeunes ; et, les plus jeunes, on devine, en regardant les autres, comment elles vieilliront, au long des journées pareilles.

L’éducation, je me la figure encore sous les espèces d’une image d’Epinal, dont les divers tableaux, — mais coloriés avec le moins d’éclat possible, — noteraient les divers épisodes de l’existence quotidienne, dans cette maison de province, très surannée, et autour de cette maison, principalement à l’église. Les épisodes de prière seraient nombreux ; la messe matinale, fréquente.

Il y a un bonhomme de professeur, à la physionomie indulgente : sur une planche noire, il inscrit des chiffres, des modèles d’écriture et des déclinaisons latines ; car il n’enseigne que cela, puis des nomenclatures de géographie.

Il y a ensuite un collège, qui est un ancien couvent de Génovéfains ; il y a des heures d’étude, qui sont un loisir de rêve extrêmement vague. Par des fenêtres munies de barreaux, il entre des rayons de soleil, dans lesquels dansent vos fantômes ensorcelans, Nausicaa, jeune fille décente, et vous, Didon, plus avertie, et vous, Cymodocée, que menait à la religion l’amour d’un jeune homme. Il y a des rangs d’écoliers qui se forment au roulement du tambour ; il y a une discipline assez militaire, et du désordre ; il y a l’enseignement du paganisme donné à des petits chrétiens fervens et qui ne voient pas dans Virgile un prophète.

Il y a des rentrées à la maison, des vacances, des dimanches mornes. Et il y a les deuils de la maison. Et il y a des récits de la guerre, qui est une récente aventure, à propos de laquelle se crispent les petits poings, s’exaltent les imaginations chétives.

Il y a enfin des hasards, en nombre indéterminé, des hasards qui ont été, à leur guise, des pédagogues.

Mon image d’Epinal, je crois que les enfans de Françoise la regarderaient avec surprise, sans la comprendre et sans l’aimer. Elle n’aurait, pour eux, nulle signification, nul usage. Devenus grands, ils en riraient ; et je songe à elle avec un émoi contre lequel il faut que je résiste.

C’est pour cela, Françoise, probablement, que le livre de vos enfans me laisse tant de mélancolie : ils seront tout autres que nous. Ils seront mieux armés que nous de la force, de l’adresse et de l’activité que leur temps réclamera, que réclame déjà le nôtre, n’est-ce pas ? Notre temps a tourné si terriblement vite ; et il a transformé, autour de nous, si rudement les conditions de la vie, tandis que nous restions les mêmes !

Veuillent, Françoise, vos enfans ne pas nous mépriser : nous avions une grâce, aujourd’hui démodée, une grâce qui n’a servi à rien et qui était une élégance d’autrefois, spirituellement rajeunie. Nous continuions des siècles d’habitude. Vos enfans auront des méthodes.

Bonne chance à vos enfans, petite Françoise d’aujourd’hui ! Apprenez-leur à nous méconnaître ; et qu’ils vaillent mieux que nous. Somme toute, nous avons été des enfans de vaincus, et ce sentiment continue de peser sur nous. Puissent-ils être plus heureux !


ANDRE BEAUNIER.