Le Conseiller des femmes/07

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Le Conseiller des femmes
Le Conseiller des femmes7 (p. 97-112).
N° 7. — samedi, 14 décembre 1833. — 1re année.


LE CONSEILLER
DES FEMMES.

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DES FEMMES EN GÉNÉRAL
et de leur véritable émancipation.
2e article.

Une modestie d’autant plus grande que le mérite est plus réel, persuade à beaucoup de mères qu’elles ne sont pas capables d’élever leurs filles : Nul doute si, par le mot élever, on entend instruire avec toute l’extension donnée aujourd’hui aux sciences et aux arts ; nul doute, s’il s’agit de former des professeurs.

Mais, pour l’immense majorité, il s’agit seulement d’orner l’esprit, de développer la raison et de mettre les jeunes filles, qui deviendront à leur tour femmes et mères, en état de prendre plaisir aux entretiens sérieux ; de plaire plus constamment à leur époux et de se voir au moins au niveau de leur fils, pendant les premières années de sa jeunesse. L’instruction ainsi conçue ne peut en rien être nuisible ; elle convient également à toutes les femmes, riches et pauvres, car elle entre complètement dans ce cercle éternel du devoir, d’où la femme ne sort jamais sans trouver partout la souffrance.

Malheureusement la vanité plutôt que le sentiment de l’utilité de l’instruction, peuple trop souvent les pensions et livre les jeunes filles aux leçons toujours dangereuses d’un professeur. Oui, elles sont dangereuses les leçons données par l’homme[1].

Du moment que des livres ont été mis entre les mains d’une jeune fille, les pourquoi se pressent sur les lèvres et se succèdent dans l’imagination. Alors souvent les détours maladroits du professeur ou bien ses explications prétendues philosophiques, éclairent d’une fausse lumière la jeune fille, et l’amènent insensiblement à vouloir comparer entre eux les préjugés et les vérités. Si elle a entendu quelques-unes de ces discussions que les pères ne sont pas toujours assez sages pour se garder de soutenir devant leurs enfans, le doute se glisse dans son ame, et le professeur, honnête homme du reste, sème à loisir l’ivraie dans le champ préparé pour donner plus tard de riches moissons.

Mais, que sera-ce d’une élève confiée à l’un de ces hommes pour qui le savoir rend douteuses les lois universelles de la morale dont ils nient l’existence, faute d’en trouver en eux-mêmes non l’intelligence, mais le sentiment ? Sous prétexte de fortifier l’esprit et la raison, ces hommes-là saperont toutes les croyances. Sans doute ils ne pensent pas mal faire, et cependant ils font un mal irréparable. Si la tolérance du monde épargne l’homme dans ses erreurs, le monde n’a pas de tolérance pour la femme ; c’est une chose qu’il faut lui rappeler sans cesse, et cette chose importante est justement celle que, sans le vouloir, sans y songer, l’homme le plus honnête lui apprend à dédaigner. L’homme se met et doit se mettre peut-être au dessus de l’opinion publique ; il a pour lui les lois, les mœurs, l’usage, la prévention générale ; prédominé par le sentiment de la liberté, il est nécessairement un mauvais instituteur pour la jeune fille et pour la femme ; il se trouve tout naturellement en opposition avec une mère pénétrée de la pensée de ses devoirs ; au lieu que l’institutrice, quelle qu’elle puisse être, sait deviner le point où ses leçons doivent s’arrêter ; femme, elle ménage cette pudeur délicate de l’ame, cette timidité de pensée dans lesquelles toutes les femmes puisent un sentiment si profond et si vrai de leur dignité ; elle sait glisser sur ce qu’il serait dangereux de laisser remarquer, ou bien elle se sert habilement, pour fortifier ou développer le sens moral, de ce que le professeur, le plus homme de bien, ferait servir, à son insu, à l’altérer : car l’éducation, pour la femme surtout, doit toujours marcher de front avec l’instruction ; ce qui, malheureusement, n’a pas encore lieu dans les pensions, où sont élevées les jeunes filles, pas plus que dans les colléges : L’instruction ne peut donc compenser ce qu’elle enlève à l’éducation ; il y a donc irréflexion et danger à confier l’esprit et l’ame d’une jeune fille au professeur le plus probe ; les femmes seules peuvent donc élever des femmes ?

Aux femmes, comme aux peuples, les hommes parlent beaucoup aujourd’hui de leurs droits : nul ne songe à leur parler de leurs devoirs, si ce n’est lorsque les propagateurs de la liberté s’épouvantent eux-mêmes des résultats possibles de leurs travaux ; alors reparaissent les railleries ou l’injustice ; alors on trouve très-convenable qu’il y ait des prolétaires et des couvens, de la misère et de l’ignorance, des patriciens et des esclaves ; alors encore et comme toujours, la loi du plus fort redevient

La meilleure ;
Je vais le prouver tout à l’heure.

Eh ! bien, nous, femmes ; nous que les hommes ne songent qu'à corrompre quand nous sommes jeunes ; nous dont des professeurs plus ou moins candides veulent faire des femmes fortes, en dépit de notre organisation incomplète ; nous que les préjugés, les lois concourent à écraser depuis le berceau jusqu’à la tombe. Nous sommes peut-être les seuls êtres de la création qui ayons à la fois, pour nous et pour le peuple, le sentiment clair et distinct des droits et des devoirs, tous inséparables.

Oui, le droit et le devoir sont inséparables pour les individus plus ou moins nombreux de l’espèce humaine réunis en société. Il en est parfois auxquels cependant on ne laisse que le devoir ; tel est le lot accordé aux femmes sur toute la surface du globe.

Ainsi, la femme tributaire de l’état par les impôts et par ses enfans, ne peut espérer de prendre aucune part aux affaires politiques ou administratives[2] ; repoussée comme témoin de tous les actes de l’état civil, elle n’est point apte à attester la naissance d’un nouveau citoyen ; mais, en dédommagement, sans doute, elle peut témoigner devant les tribunaux et jeter dans la balance de la justice le grain de sable qui va livrer à la prison perpétuelle ou bien au bourreau, un coupable, peut-être un innocent.

La mère alarmée pour le bonheur d’une fille chérie, refuse en vain son consentement à une union dont elle redoute les suites ; le père dit oui, dans sa sublime sagesse, et la jeune fille devient légalement la proie d’un joueur.

Ce joueur maître de tout, peut ruiner à son bon plaisir femme et enfans, il peut accabler la première des plus indignes traitemens et mettre en danger sa vie : la loi sur la séparation est telle, que l’épouse, que la mère souffre et se tait en silence ; car si elle demande du secours, on l’obligera d’abord de rester dans le domicile conjugal, d’où son époux la chasse chaque jour si elle persévère dans ses plaintes, on commencera par lui arracher ses enfans pour lesquels elle a tant souffert, et on les placera dans des mains étrangères lorsqu’il aura été enfin bien prouvé qu’auprès de leur père, ils ne sont pas en sûreté de la vie. Pendant la durée du procès, elle sera soumise seule à un espionnage de toutes les minutes, et à mourir de faim avec la pension alimentaire, rarement payée, qui lui a été allouée. La séparation est prononcée : la malheureuse respire enfin ; elle espère que ses enfans lui seront rendus… L’oubli de quelqu’une des formalités sans nombre voulues par les lois, la remet entre les mains d’un mari plus exaspéré que jamais par l’audace qu’elle a eue de vouloir lui échapper…

Qu’on ouvre le Code civil ; qu’on lise tout ce qui concerne la femme, et l’on se demandera sans doute d’où sont sorties ces lois barbares par lesquelles non-seulement la femme est condamnée à une tutelle éternelle, mais aussi à voir sa dignité comme épouse rabaissée, au point que, le deuil qu’elle doit porter quand elle devient veuve, est censé lui être donné par les héritiers de son mari, s’il meurt sans laisser d’enfant ; et que, dans aucun cas, elle ne peut devenir héritière, que si le mari n’a point légué à l’abandon et à l’opprobre quelqu’enfant naturel !

Où sont inscrits nos droits ? nulle part, et partout une main de fer a inscrit notre abaissement et nos devoirs ! Et aujourd’hui, en raillant, l’homme parle de l’émancipation des femmes ! Et il affecte de croire que l’instruction seule leur manque ; et quelques-uns s’imaginent trouver des sujets d’alarme pour l’avenir, dans ce grand mouvement intellectuel qui s’opère partout, et auquel nous prenons part, autant que nous le permettent les mille entraves opposées toutes à la fois ou l’une après l’autre, aux élans de l’ame, aux efforts de l’intelligence, au développement de la raison, enfin, à ce qui distingue l’espèce humaine de la brute !

Le mal n’est pas dans notre ignorance, puisque notre ignorance nous cache du moins tant de révoltans abus de la force ; le mal n’est point dans le manque d’instruction, puisque sans instruction la femme trouve en elle-même non-seulement la connaissance ou si l’on veut, l’instinct de ses devoirs, mais encore le courage de porter à la fois le fardeau des peines de la vie, des souffrances morales et physiques, de l’injustice, du despotisme, et des consolations à donner à celui qui l’opprime, quand sa force musculaire à lui et sa force intellectuelle si supérieures lui manquent à l’aspect du malheur ; le mal est dans l’oubli des principes d’une liberté sage qui repose sur les droits et les devoirs.

Aujourd’hui, l’homme tout préoccupé de ses droits, oublie parfois ses devoirs ; la femme long-temps préoccupée de ses devoirs, a long-temps oublié ses droits. Peu à peu nous sommes sorties, comme le peuple, d’une bien longue enfance : maintenant nous songeons à préparer pour les femmes à venir une ère nouvelle et meilleure ; car pour nous subsiste encore en partie ce qui a toujours subsisté, et comme, ici, il ne s’agit point de vaincre la force par la force, mais de fonder avant que de détruire, il est probable qu’aucune de nous ne verra le complément des changemens déjà amenés par le temps : de ces changemens qui ont eu lieu sans la participation volontaire de l’homme.

L’émancipation que nous réclamons n’est point une folie, une chimère ; nous n’avons point la prétention de vouloir nous délivrer de ces chaînes qu’impose à la femme la nature surtout ; le savoir ne pourrait nous dédommager de toutes les jouissances qu’il fait perdre à l’homme ; la liberté entière dont il s’énorgueillit, ne saurait nous satisfaire, car pour être libre de cette manière il faut rompre les liens de famille, vivre de sa propre vie, et de l’égoïsme de la femme est toujours à deux[3] ; mais nous osons dire qu’au nombre des préjugés qu’il reste encore à abolir, ceux qui sont relatifs à la femme se trouvent presque tous debout ; qu’il est temps d’attester dans les lois, que la mère aussi bien que le père, et même si ce n’est mieux, peut être la dépositaire de la fortune et de l’avenir de ses enfans, et que si la raison acquise est le partage de l’homme, la raison native est le nôtre.

C’est à nous, femmes, de prouver nos droits ; c’est à nous de répandre parmi les femmes l’instruction, qui nous devient à toutes chaque jour nécessaire ; car, seules, nous pouvons faire marcher avec elle l’éducation, et seules nous saurons ne point sacrifier l’une à l’autre.

Ainsi s’établira par la force des choses une émancipation réelle : il ne s’agira plus de vains débats sur une égalité plus ou moins incontestable, et l’homme en s’accoutumant à trouver dans l’épouse, dans la sœur, dans la femme une amie, une compagne, effacera peu à peu, du Code, les lois qui montrent combien la raison acquise de l’homme civilisé, reste souvent au dessous de la raison native des Ilotes du monde entier.

Mlle S. H. Dudrezène.


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PREMIER AGE.
2e Article.
Allaitement.

Dans notre avant dernier numéro, nous avons fait quelques réflexions sur les causes de maladie et de mort des enfans du premier âge, nous reviendrons aujourd’hui sur ce sujet, qui nous semble de la plus haute importance.

En général, les mères ne sont pas assez attentives aux soins à donner à l’allaitement des enfans ; et beaucoup, sur de vains et futiles prétextes, confient à des mains étrangères, le dépôt que la nature commet à leur garde. Nous savons qu’il vaut mieux pour l’enfant né d’une femme délicate et chétive qu’un lait étranger lui soit donné, mais ce cas est rare et lorsqu’il se présente il faut, comme le dit Spurzheim, « Que la nourrice choisie soit bien portante et autant que possible ressemble à la mère par l’âge et par l’époque de la délivrance. Si cette dernière circonstance ne se rencontrait pas avec d’autres bonnes qualités chez une nourrice on pourrait employer quelques moyens artificiels, faire prendre à l’enfant un peu de sirop de rhubarbe et de chicorée pour le faire évacuer. On donnerait aussi à la nourrice, pendant quelque temps, une nourriture légère et moins substantielle, afin de rendre son lait plus clair et moins nutritif.

« Le lait d’une nourrice varie d’après son âge, sa constitution, les alimens qu’elle prend, et d’après sa manière de vivre. Elle doit éviter toutes les substances qui troublent sa digestion, surtout les crudités et les liqueurs fortes. Les affections désagréables de l’ame lui sont également nuisibles, ainsi qu’à l’enfant. Celui-ci se ressent toujours des désagrémens qu’elle éprouve : il est exposé à vomir, à avoir le hoquet ; il l’est aussi aux coliques, à la diarrhée, aux convulsions et à bien d’autres désordres. » Toutes ces causes de perturbation et de trouble dont parle Spurzheim, sont grandes et de nature à faire réfléchir les mères. Comment en effet compteraient-elles sur la régularité de régime de la nourrice, quand elles-mêmes ne savent pas toujours s’y soumettre dans l’intérêt de leur propre enfant ? En général, il est à remarquer que, sauf quelques exceptions, les mères qui allaitent elles-mêmes leurs enfans se soustraissent à une infinité de maladies auxquelles sont exposées celles qui renoncent à la lâche la plus importante de leur vie. En effet, si nous en exceptons le moment des couches, on voit beaucoup moins de femmes mourir du temps de l’allaitement que dans tout autre période de la vie. Leur esprit semble être plus gai, plus uniforme, leur humeur plus agréable et leurs sentimens plus développés. Tandis que celle qui renonce à nourrir son enfant, non-seulement faillit au vœu de la nature, mais s’expose en outre à mille accidens fâcheux. Ainsi la fièvre de lait, les crevasses, les tumeurs glanduleuses, les douleurs aiguës, sont presque toujours la conséquence de l’oubli de ses devoirs.

Un fait à remarquer, parce qu’il repose mathématiquement sur une démonstration de chiffres, c’est que dans les rangs les plus élevés de la société, l’instinct de la jeune mère se dénature bien plus souvent. Entraînée par l’attrait du plaisir elle craint l’esclavage de l’allaitement et confie à des mains payées un soin que Dieu lui avait réservé. Cependant à celle-là toutes choses sont rendues faciles par les avantages de la fortune, et elle est d’autant plus coupable, que placée à un rang élevé de l’échelle sociale, elle sert de terme de comparaison aux classes inférieures. Or, pourquoi craindrions-nous de le dire, pourquoi craindrions-nous d’exprimer toute la douleur qu’un pareil ordre de chose jette dans nos cœurs ? Notre but est de remédier autant que possible aux imperfections de notre sexe, nous devons donc avoir le courage de l’attaquer de front, lorsqu’il nous semble si gravement compromettre ses intérêts.

La mère que des raisons insurmontables n’empêchent pas de nourrir son enfant, se prive, en le confiant à des mains mercenaires, des sensations les plus douces pour un cœur de femme. On dirait que dépourvue de toute tendresse, sa nature est étrangère aux sentimens généreux d’amour et de dévouement dont Dieu semble avoir doté la femme pour le bonheur du genre humain ! En effet, comment la mère qui, libre de tous maux, renonce volontairement à soigner son enfant pour le confier à une nourrice, peut-elle espérer que celle-ci dont le propre enfant réclame toute l’attention, aura pour le fils d’une étrangère les soins qu’elle même semble refuser de lui donner ? Dans plusieurs parties du monde, les nourrices gagées sont tout-à-fait inconnues. En Chine, par exemple, une femme se croirait déshonorée, et le serait en effet dans l’opinion publique, si elle n’allaitait pas son enfant. Dans les temps les plus purs de la Grèce et de Rome, le sentiment maternel prévalait partout ; et, de nos jours, chez les nations barbares, on n’a pas d’exemple d’un enfant commis à des soins étrangers. Chez les peuplades du Nord, dans le Groënland, parmi les Esquimaux, on attachait une si grande importance à ce que le nouveau né fût nourri du lait de sa mère, que lorsque celle-ci venait à mourir avant d’avoir sevré, son nourrisson était enterré avec elle ou jeté à la mer. Étrange humanité, mais qui témoigne de l’importance des devoirs de la mère ! Est-ce donc que nous, femmes des peuples civilisés, nous aurions au cœur moins d’amour pour nos enfans que n’en ont les sauvages ? Un pareil fait ne peut se supposer. Notre prudence a souvent dicté des actes improuvés par le cœur, et certes toutes les mères qui se privent de nourrir, n’ont pas mis en question la raison de plaisir de bal ou de parure. Une défiance de soi-même, des devoirs sociaux, des conseils de médecin, auxquels s’allie la crainte de se charger à ses risques et périls d’une existence bien chère. La peur qu’on a de ses émotions, de ses nerfs, de son impressionnabilité fixent souvent la détermination des mères. Elles souffrent à se séparer de leurs enfans, mais elles comptent sur l’air pur de la campagne, sur l’impassibilité de la nourrice, sur sa vie uniforme et réglée pour sauver à un être chéri le retentissement des douleurs de sa mère. En effet c’est une grave question que celle de savoir si la femme, qu’une grande impressionnabilité domine doit nourrir son enfant ? Nous pensons qu’il en est qui doivent s’abstenir, mais c’est là une trop infinie minorité pour que nous y arrêtions notre pensée. Dans l’ordre naturel l’enfant doit être nourri par sa mère ; les animaux les plus féroces élèvent d’abord leurs petits, pourquoi la femme, être intelligent et bon, négligerait-elle les siens ?

Louise Amon.

(La suite à un autre numéro.)


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GRAMMAIRE.
2e Dialogue.
EMMA, JULIE.
EMMA.

Avant de passer à la différente classification des mots, je crois, ma chère Julie, que nous devons nous appesantir davantage sur les terminaisons des noms en général.

JULIE.

En effet, il me semble que vous avez passé bien légèrement sur un point aussi capital en grammaire, et je verrai avec plaisir que vous y reveniez. Par exemple, en ce qui touche à l’orthographe de dérivation, vous avez dit qu’un mot qui peut être alongé doit conserver, sous le nom de lettre de famille, une lettre d’alongement ? Pourquoi, je vous prie, l’appelez-vous de ce nom ?

EMMA.

Parce qu’elle sert réellement à former une classe de mots qui lui sont dus. Vous ne trouvez pas étrange que dans l’ordre physique comme dans l’ordre moral, les enfans aient quelques traits de leur père, et vous lui donnez tout naturellement le nom de père de famille, parce qu’il est en effet le premier anneau d’une chaîne souvent fort grande. À son tour la lettre de famille donne naissance à une succession de mots qui ont entr’eux des ressemblances et dissemblances. Pour moi, je trouve tout simple de classer les mots dans un ordre que mon intelligence saisit au plus simple aperçu. Par exemple, j’écris gras avec un s sans hésiter, parce que je sens que de gras je peux faire grasse, grassement, et je sais bien qu’il me faut s et non pas c, parce que cette dernière lettre me donnerait grac, ce qui ne satisferait ni mon œil ni mon oreille.

JULIE.

Pourquoi doublez-vous l’s dans grasse ?

EMMA.

Parce que l’s, entre deux voyelles, a toujours le son de z, et qu’alors je n’aurai pas grasse, mais grase sonnant comme s’il y avait graze.

JULIE.

Votre manière de procéder est ingénieuse, et je conçois comment, en connaissant l’orthographe d’un mot très-court, vous pouvez, avec un peu d’attention, écrire tous ceux de la même famille. Maintenant faites-moi comprendre comment vous formez le pluriel des noms ?

EMMA.

Il est posé en règle générale que les noms forment leur pluriel en s quel que soit leur genre, ainsi on écrit : un homme, des hommes ; une femme, des femmes. Toutefois, il y a des exceptions, et les mots terminés au singulier par s , x ou z , n’ajoutent rien au pluriel ; et l’on écrit : le fils, les fils ; le puits, les puits ; le dez, les dez, etc. Il n’y a que les mots terminés au singulier par eau, au, eu et ou, qui prennent x au pluriel, comme : un tonneau, des tonneaux ; un jeu, des jeux ; un caillou, des cailloux.

JULIE.

Ne faites vous pas prendre un s aux mots licou, trou, matou, clou, filou et loup-garou ?

EMMA.

Oui ; mais ce sont les seuls de cette terminaison, qui rentrent dans la règle générale.

La plupart des noms terminés au singulier par al ou ail, forment leur pluriel en aux ; comme : le mal, les maux ; le bétail, les bestiaux ; le cheval, les chevaux ; etc.

Exception : bercail, gouvernail, portail, sérail, et autres semblables, prennent l’s au pluriel : ainsi l’on écrit : un sérail, des sérails ; un bercail, des bercails ; etc.

Le plus ordinairement les mots en eux n’ont pas de singulier, non plus que ceux en oux ; ainsi l’on écrit : un malheureux, des malheureux ; un guerrier valeureux, des guerriers valeureux ; un époux, deux époux ; un jaloux, deux jaloux.

Les mots dont le féminin est en aine s’écrivent au masculin par ain, en vertu de cette règle de dérivation qui veut que le même son se conserve dans les différens genres. Vain, fait vaine ; nain, fait naine ; sain, fait saine.

Les mots dont le féminin est en ine ont, toujours en vertu de la même règle de dérivation, leur masculin en in. Exemple : un lutin, une lutine ; un diablotin, une diablotine ; etc.

JULIE.

Je crois, ma chère Emma, vous avoir assez bien comprise pour que vous puissiez vous dispenser d’ajouter de plus grands développemens aux règles de dérivation ; ainsi je comprends que de gentil je peux faire gentille en doublant ll, parce qu’elle se prononce mouillée et que si je ne le doublais pas j’aurais gentile.

De badin, je fais badine ; de mondain, je fais mondaine, etc. De tous ces mots l’orthographe n’est facilement indiquée, je vois, même en écrivant très-vîte , que si je mets mondain par in, badin par ain, j’aurai au féminin mondine et badaine.

Maintenant passons, croyez-moi, à la classification des mots.

EMMA.

Je le voudrais, mais au temps que nous avons employé, à celui qui nous reste, je vois que nous ne le pourrions aujourd’hui ; si vous voulez ce sera le sujet de notre premier entretien ; mais d’abord attendez-vous à entrer dès ce jour dans une voie nouvelle ; car par un raisonnement tout rationnel, je prétends réduire à six les parties du discours, et dans ce nombre vous n’aurez nullement à vous inquiéter des pronoms que vous retrouverez tantôt sous la forme du nom, tantôt sous celle de l’adjectif. Le pronom, disent les grammairiens, est un mot qui tient la place du nom ; mais, messieurs, si le pronom tient la place du nom, pourquoi ne pas l’appeler nom ? Par exemple, quand je dis : je marche. Je ou moi, ou Emma, n’est-ce pas la même chose ? Logiquement parlant, oui ; et dès-lors vos distinctions de possessif, relatif, absolu, etc. ne sont que des inutilités dont au 19e siècle notre langage doit être affranchi.

(La suite à un prochain numéro.)
La Directrice,
Eugénie Niboyet.


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Nous croyons devoir informer nos lectrices que les quatre premières livraisons de Lyon, vu de Fourvières, sont en vente chez tous les marchands de nouveautés. Cet ouvrage qui se rattache au souvenir de nos localités offre le plus grand intérêt et devrait être lu de toutes nos dames. Dans un prochain numéro nous en rendrons un compte exact et consciencieux, donnant à chacun selon ses œuvres.

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AVIS.

Ceux de nos abonnés qui n’ont pas soldé le montant de leur abonnement sont priées le faire tenir à la directrice, Mad. Eugénie Niboyet, au bureau du journal, rue royale , n° 14.


AVIS.

M. Berbrugger, qui a donné hier sa première séance dans la salle de la Loterie, continuera d’exposer les théories de M. Charles Fourrier lundi 16 et mercredi 18. L’intérêt de ces séances, le but philanthropique que se propose de remplir, dans l’intérêt de tous, M. Fourier et ses disciples doivent vivement fixer l’attention des hommes les plus avancés de notre populeuse cité. Il ne s’agit pas ici de religion nouvelle et de nouvelle morale, c’est un systême large et bien conçu qui repose sur un principe de justice : l’amélioration sans désordre de la condition de l’ouvrier.

Après les séances de M. Berbrugger, le Conseiller des Femmes en rendra compte.


Léon Boitel, gérant.

Lyon. Imprimerie de L. Boitel, quai St-Antoine, n°36.

  1. C’est une Parisienne qui parle, et à Paris presque toutes les leçons sont données par des hommes dans les pensionnats de jeunes filles.
  2. Ce fait est tellement vrai qu'il nous a été impossible à nous, propriétaire et directrice du Conseiller des Femmes, d’éluder la loi qui veut : que tout journal périodique ait un gérant male. Note de la directrice.
  3. Mad. de Staël