Le Conseiller des femmes/9/Le Miroir (Desbordes-Valmore)

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LE MIROIR,
Fragment d’un voyage en Béarn, au XVI. siècle.


— Vous êtes bien distraite, ma fille, dit tout bas la reine de Navarre, à Violette : savez vous ce que vous avez écrit sur leur livre d’archives ? Mon nom, répondit Violette, encore émue et pâle. — Un autre, répliqua la reine : Je veux mourir si je n’ai pas lû le nom d’Isolier. — Hé ! mon Dieu ! madame, lui feront-ils quelque mal par ma faute ? — Chut ! chut, répondit Marguerite ; on ne fait là de mal à personne. J’espère que notre visite a été longue, poursuivit-elle, en s’adressant à tous ; si d’Istel voulait me faire croire aux pressentimens, il nous découvrirait ici de quoi réparer nos forces ; car Dieu a dit : Vous mangerez ce que vous trouverez.

— « Il a dit aussi : Aide-toi, je t’aiderai, cria le page ; et il rapporta presque aussitôt pleins ses bras de biscuits, de viandes froides, de fruits secs et de bouteilles, que le vieux châtelain, lui-même, décoré de sa branche d’épine symbolique, ne trouva pas sans quelque grâce, après trois heures de chartreuse : il pensa aux noces de Cana ; s’inclina, et but !

On s’assit au même lieu où d’Istel avait chanté ; car le chariot y était resté sur la foi d’une vaste et entière solitude ; on n’apercevait, sur la pente de la plus haute montagne, qu’un petit pâtre, aux jambes noires et nues, surveillant quelques chèvres pendantes aux flancs du rocher ; sans doute il croyait aux contes des fées, en regardant, au fond de la vallée aride, ce groupe d’êtres si peu semblables à lui.

D’Istel l’appela d’en bas, ce qui fit fuir et grimper l’enfant sauvage tout en haut du roc, d’où, appuyé sur son bâton de houx, il ne bougea plus, que quand ils furent tous hors de la vue de ses yeux fixes et perçans.

Marguerite le trouva joli, ainsi perché en girouette, sur cette espèce de clocher grisâtre. — Mais il tombera ; voyez ! voyez donc, Violette ? dit-elle, en frappant doucement Violette, inattentive à tout ce qui se passait. — Ah ! oui madame ! répondit Violette en tressaillant : il fait une chaleur mortelle, et cet enfant est bien libre, est bien heureux là-haut ! — Oui, par l’habitude d’y rôtir, sans doute, s’écria d’Istel. — C’est un charme comme vous me répondez, reprit Marguerite avec un sourire inquiet ; il faudra ce soir me raconter bien des choses.

— Passerez-vous, madame, au pied de cette montagne, sans voir l’ermite ? demanda le page. Notre guide assure que c’est une femme, et qu’elle est si vieille, si vieille, que depuis un grand nombre d’années elle ne fait plus que semblant de vivre. — Semblant de l’oublier, peut-être, dit Marguerite. Si l’on peut redescendre vers Pau de l’autre côté de la montagne, nous ajouterons cette grave curiosité aux merveilles de notre voyage, et nous aurons de grandes aventures à raconter un jour à la cour de France.

Crois-tu qu’on s’y rappelle de nous ? poursuivit-elle, en passant familièrement son bras sous celui de Violette, pour s’aider à gravir la montagne ? mon frère ne m’a rien écrit de si tendre que la lettre dont le post-scriptum m’annonce un horrible sacrifice… tu sais ma fille !… Violette pressa doucement le bras de la reine, sans lui répondre. — Il pense à nous, dit-il ; il y pense toujours ! Ce n’est pas vrai… ne plus croire, ô douleur ! ne plus croire ce qu’on aime ! te figures-tu nos deux images épouvantées devant cette fête impie et flamboyante ? Non, non, il ne pensait pas à nous ; il aurait vu mon ombre en deuil, et la tienne pleurante à ses genoux, mon cher ange, comme la charité trahie ; alors mon frère se serait troublé ; alors, il aurait fait éteindre ce feu… qui me brûle les joues, d’une honte amère et d’indignation, et dont les cendres maintenant couvent le remords et les étincelles de la colère divine… Ô Violette ! que je suis triste ! que de larmes dans ce cœur qui bat près du tien ! ne me regarde pas, elles tomberaient… imite moi ; fesons comme si nous ne pensions guère ; dis, ce que je dis : tant qu’une main pure et caressante s’approche de nos blessures, encore qu’elles soient inguérissables, on ne veut pas mourir, et l’on s’en remet à Dieu ; car c’est lui qui les charme et les endort !

Ne me regarde pas, ne me réponds pas : écoute seulement, car tu n’es pas en état de parler encore. Mais tu m’entends, toi ! et personne que toi. Tes compagnes n’ont que ton âge, et pourtant les voilà plus près du Louvre que de la Chartreuse. J’aime leur insouciance pour elles ; j’aime ta rêverie pour moi. Diront-elles un mot d’Isabelle qu’elles ont tant regrettée ? Rien. Leurs larmes sont jolies, mais elles ne mouillent pas. Ton tuteur est moins échauffé de fatigue que de colère contre d’Istel, qui le fait monter de force à cet obscure ermitage ; et d’Istel, toujours frotté de tourmentine, s’en venge sur les papillons, que ces jeunes folles attachent vivans à leurs ronces ; écoute ! leurs éclats de rire limpides, comme le roulement de l’eau, nous raillent, n’est-ce pas ? mais c’est innocemment du moins, et je leur sais gré d’être heureuses, comme je voudrais que tu le fusses toujours ! Violette n’osa répondre ; un sanglot l’eût trahie ; mais au regard qu’elle replongea vers la Chartreuse, la reine n’attendit pas le soir pour deviner un triste secret.

Le châtelain dont la ferveur commençait à s’alanguir, entra le premier, dans le creux qui servait d’asile à l’ermite absente. Un lit de bruyères et d’osier sec, était répandu par terre, dans un coin de cette tanière : une mante délabrée, autrefois de couleur éclatante, dénonçait seule une habitation humaine : l’inventaire en fut rapide. — Quel ermitage ! dit le châtelain ; pas un autel, pas une croix ! pas une image sainte ! C’est quelque brute, sans doute, qui vient ici finir un corps sans âme.

— Oh ! madame ! madame ! cria d’Istel, en mettant sa main sur sa bouche, pour ne pas éclater de rire, et Marguerite fut émerveillée d’apercevoir, incrusté dans les crevasses d’un rocher, à la hauteur du regard, un débris de miroir d’acier poli, qui, à l’examen, parut avoir été richement encerclé d’or.

— Ô mon sexe ! dit la reine, avec un attendrissement intime ; sexe enfant à tous les âges ! le poids d’un siècle sur toi, dans le désert, ne change pas ta pente naturelle ; et si tu pleures, tu veux mirer tes larmes !

D’Istel détacha doucement le miroir, où Marguerite vit passer le reflet de sa beauté, douce et recueillie. Ses filles riantes et moqueuses y regardèrent aussi leurs teints roses et leurs dents blanches. Le seigneur d’Aigues Vives rêvait confusément de Madeleine pénitente, au rocher ; et le page voulait emporter cette relique bizarre, peut-être pour faire sourire Angelle.

— N’en faites rien, d’Istel, je vous prie, dit sérieusement Violette, la seule qui eut repoussé le miroir sans s’y regarder : pourriez-vous dérober quelque chose à qui possède si peu ? Que savez-vous si quelque souvenir cher ou sacré, ne s’attache pas à ce fragment frivole ? Je frémirais d’arracher une fleur à l’infortuné qui aimerait les fleurs : je vous en prie, d’Istel, ne courez pas le risque d’affliger l’ermite ; les solitaires vivent du passé ; n’ôtez rien à ce qui leur en reste !

D’Istel confus de la prière, et bien plus encore du son de voix qui la rendait pénétrante, oublia son galant enfantillage, et l’expia d’un air si charmant, que l’ermite, même, n’aurait pû lui en garder rancune. Mais au moment de restituer son larcin et de le replacer, à l’aide de deux longues épines qui l’enclouaient dans les fentes du rocher, il le rapporta mystérieusement à la reine en lui montrant des caractères presque illisibles sur le revers de l’acier ; la rouille du temps laissait encore deviner, à peu près, ces mots :

Pourquoi s’est-il lié si bien avec mon cœur,
Hélas ! que tout entier je n’ai pu le reprendre ?
Pourquoi m’avoir été si tendre… ou si trompeur ?
Si la mort voulait me l’apprendre ! »

— Où aller, pensa Marguerite, en faisant signe au page de rattacher le miroir ; où aller pour ne pas trouver les traces de ce qu’on veut fuir ? N’est-ce pas là le symbole d’un cœur brisé, rendu, repris à moitié ? ce qui reste réfléchit encore l’image qui l’y présente ; Dieu sait si la solitude et l’amour se lasseront de s’y montrer !

N’est-ce pas elle, ou son ombre, que je vois là-bas ? continua la reine, alors presque au pied de la route qu’il tardait à tous de reprendre, Regardez ! Dieu ! comme elle est faite ! que ses haillons sont bizarres ! comme ses cheveux sortent blancs et incultes, du lambeau rouge qui les retient ; quelle rude expression dans ses regards ; voyez donc : ils me font peur ; jamais un teint semblable n’a circulé dans ce monde comme un signe de la vie… Quoi, c’était là une femme ?… Hélas ! il n’en reste de preuve autour d’elle, que ce fragment de miroir ; où je n’oublierai pas que je me suis regardée moi-même. »

Mme Desbordes-Valmore.


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