Le Conte d’hiver/Traduction Guizot, 1863/Acte deuxième

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Le Conte d’hiver
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 4 (p. 332-347).

ACTE DEUXIÈME


Scène I

Sicile.—Même lieu que l’acte précédent.

Entrent HERMIONE, MAMILIUS, Dames.

HERMIONE.—Prenez-moi cet enfant avec vous ; il me fatigue au point que je n’y peux plus tenir.

PREMIÈRE DAME.—Allons, venez, mon gracieux seigneur. Sera-ce moi qui serai votre camarade de jeu ?

MAMILIUS.—Non, je ne veux point de vous.

PREMIÈRE DAME.—Pourquoi cela, mon cher petit prince ?

MAMILIUS.—Vous m’embrassez trop fort, et puis vous me parlez comme si j’étais un petit enfant. (A la seconde dame.) Je vous aime mieux, vous.

SECONDE DAME.—Et pourquoi cela, mon prince ?

MAMILIUS.—Ce n’est pas parce que vos sourcils sont plus noirs ; cependant des sourcils noirs, à ce qu’on dit, siéent le mieux à certaines femmes, pourvu qu’ils ne soient pas trop épais, mais qu’ils fassent un demi-cercle ou un croissant tracé avec une plume.

SECONDE DAME.—Qui vous a appris cela ?

MAMILIUS.—Je l’ai appris sur le visage des femmes.—Dites-moi, je vous prie, de quelle couleur sont vos sourcils ?

PREMIÈRE DAME.—Bleus, seigneur.

MAMILIUS.—Oh ! c’est une plaisanterie que vous faites : j’ai bien vu le nez d’une femme qui était bleu, mais non pas ses sourcils.

SECONDE DAME.—Écoutez-moi. La reine votre mère va fort s’arrondissant : nous offrirons un de ces jours nos services à un beau prince nouveau-né ; vous seriez bien content alors de jouer avec nous, si nous voulions de vous.

PREMIÈRE DAME.—Il est vrai qu’elle prend depuis peu une assez belle rondeur : puisse-t-elle rencontrer une heure favorable !

HERMIONE.—De quels sages propos est-il question entre vous ? Venez, mon ami ; je veux bien de vous à présent ; je vous prie, venez vous asseoir auprès de nous, et dites-nous un conte.

MAMILIUS.—Faut-il qu’il soit triste ou gai ?

HERMIONE.—Aussi gai que vous voudrez.

MAMILIUS.—Un conte triste va mieux en hiver ; j’en sais un d’esprits et de lutins.

HERMIONE.—Contez-nous celui-là, mon fils : allons, venez vous asseoir.—Allons, commencez et faites de votre mieux pour m’effrayer avec vos esprits ; vous êtes fort là-dessus.

MAMILIUS.—Il y avait une fois un homme…

HERMIONE.—Asseyez-vous donc là… Allons, continuez.

MAMILIUS.—Qui demeurait près du cimetière.—Je veux le conter tout bas : les grillons qui sont ici ne l’entendront pas.

HERMIONE.—Approchez-vous donc, et contez-le-moi à l’oreille.

(Entrent Léontes, Antigone, seigneurs et suite.)

LÉONTES.—Vous l’avez rencontré là ? et sa suite ? et Camillo avec lui ?

UN DES COURTISANS.—Derrière le bosquet de sapins : c’est là que je les ai trouvés ; jamais je n’ai vu hommes courir si vite. Je les ai suivis des yeux jusqu’à leurs vaisseaux.

LÉONTES.—Combien je suis heureux dans mes conjectures et juste dans mes soupçons ! —Hélas ! plût au ciel que j’eusse moins de pénétration ! Que je suis à plaindre de posséder ce don ! —Il peut se trouver une araignée noyée au fond d’une coupe, un homme peut boire la coupe, partir et n’avoir pris aucun venin, car son imagination n’en est point infectée ; mais si l’on offre à ses yeux l’insecte abhorré, et si on lui fait connaître ce qu’il a bu, il s’agite alors, il tourmente et son gosier et ses flancs de secousses et d’efforts.—Moi j’ai bu et j’ai vu l’araignée.—Camillo le secondait dans cette affaire ; c’est lui qui est son entremetteur.—Il y a un complot tramé contre ma vie et ma couronne.—Tout ce que soupçonnait ma défiance est vrai.—Ce perfide scélérat que j’employais était engagé d’avance par l’autre : il lui a découvert mon dessein ; et moi, je reste un simple mannequin dont ils s’amusent à leur gré.—Comment les poternes se sont-elles si facilement ouvertes ?

LE COURTISAN.—Par la force de sa grande autorité, qui s’est fait obéir ainsi plus d’une fois d’après vos ordres.

LÉONTES.—Je ne le sais que trop.—Donnez-moi cet enfant. (A Hermione.) Je suis bien aise que vous ne l’ayez pas nourri ; quoiqu’il ait quelques traits de moi, cependant il y a en lui trop de votre sang.

HERMIONE.—Que voulez-vous dire ? Est-ce un badinage ?

LÉONTES.—Qu’on emmène l’enfant d’ici : je ne veux pas qu’il approche d’elle ; emmenez-le.—Et qu’elle s’amuse avec celui dont elle est enceinte ; car c’est Polixène qui vous a ainsi arrondie.

HERMIONE.—Je dirais seulement que ce n’est pas lui, que je serais bien sûre d’être crue de vous sur ma parole, quand vous affecteriez de prétendre le contraire.

LÉONTES.—Vous, mes seigneurs, considérez-la, observez-la bien ; dites si vous voulez : C’est une belle dame, mais la justice qui est dans vos cœurs vous fera ajouter aussitôt : C’est bien dommage qu’elle ne soit pas honnête ni vertueuse ! Ne louez en elle que la beauté de ses formes extérieures, qui, sur ma parole, méritent de grands éloges ; mais ajoutez de suite un haussement d’épaules, un murmure entre vos dents, une exclamation, et toutes ces petites flétrissures que la calomnie emploie ; oh ! je me trompe, c’est la pitié qui s’exprime ainsi, car la calomnie flétrit la vertu même.—Que ces haussements d’épaules, ces murmures, ces exclamations surviennent et se placent immédiatement après que vous aurez dit : Qu’elle est belle ! et avant que vous puissiez ajouter : Qu’elle est honnête ! Qu’on apprenne seulement ceci de moi, qui ai le plus sujet de gémir que cela soit : c’est une adultère.

HERMIONE.—Si un scélérat parlait ainsi, le scélérat le plus accompli du monde entier, il en serait plus scélérat encore : vous, seigneur, vous ne faites que vous tromper.

LÉONTES.—Vous vous êtes trompée, madame, en prenant Polixène pour Léontes. O toi, créature…, je ne veux pas t’appeler du nom qui te convient, de crainte que la grossièreté barbare, s’autorisant de mon exemple, ne se permette un pareil langage, sans égard pour le rang, et n’oublie la distinction que la politesse doit mettre entre le prince et le mendiant.—J’ai dit qu’elle est adultère, j’ai dit avec qui : elle est plus encore, elle est traître à son roi, et Camillo est son complice, un homme qui sait ce qu’elle devrait rougir de savoir, quand le secret en serait réservé à elle seule et à son vil amant. Camillo sait qu’elle est une profanatrice du lit nuptial, et aussi corrompue que ces femmes à qui le vulgaire prodigue des noms énergiques ; oui, de plus elle est complice de leur récente évasion.

HERMIONE.—Non, sur ma vie, je n’ai aucune part à tout cela. Combien vous aurez de regret, quand vous viendrez à être mieux instruit, de m’avoir ainsi diffamée publiquement ! Mon cher seigneur, vous aurez bien de la peine à me faire une réputation suffisante en disant que vous vous êtes trompé.

LÉONTES.—Non, non, si je me trompe, d’après les preuves sur lesquelles je me fonde, le centre de la terre n’est pas assez fort pour porter la toupie d’un écolier.—Emmenez-la en prison ; celui qui parlera pour elle se rend coupable seulement pour avoir parlé.

HERMIONE.—Il y a quelque planète malfaisante qui domine dans le ciel. Je dois attendre avec patience que le ciel présente un aspect plus favorable.—Chers seigneurs, je ne suis point sujette aux pleurs, comme l’est ordinairement notre sexe ; peut-être que le défaut de ces vaines larmes tarira votre pitié ; mais je porte logé là (elle montre son coeur) cette douleur de l’honneur blessé qui brûle trop fort pour qu’elle puisse être éteinte par les larmes. Je vous conjure tous, seigneurs, de me juger sur les pensées les plus honorables que votre charité pourra vous inspirer : et que la volonté du roi s’accomplisse.

LÉONTES, aux gardes.—Serai-je obéi ?

HERMIONE.—Quel est celui de vous qui vient avec moi ? —Je demande en grâce à Votre Majesté que mes femmes m’accompagnent ; car vous voyez que mon état le réclame. (A ses femmes.) Ne pleurez point, pauvres amies, il n’y a point de sujet : quand vous apprendrez que votre maîtresse a mérité la prison, fondez en larmes quand j’y serai conduite ; mais cette accusation-ci ne peut tourner qu’à mon plus grand honneur.—Adieu, seigneur : jamais je n’avais souhaité de vous voir affligé ; mais aujourd’hui, j’ai confiance que cela m’arrivera.—Venez, mes femmes ; vous en avez la permission.

LÉONTES.—Allez, exécutez nos ordres.—Allez-vous-en.

(Les gardes conduisent la reine accompagnée de ses femmes.)

UN SEIGNEUR.—J’en conjure Votre Majesté, rappelez la reine.

ANTIGONE.—Soyez bien sûr de ce que vous faites, seigneur, de crainte que votre justice ne se trouve être de la violence. Trois grands personnages sont ici compromis, vous-même, votre reine et votre fils.

LE SEIGNEUR.—Pour elle, seigneur, j’ose engager ma vie, et je le ferai si vous voulez l’accepter, que la reine est sans tache aux yeux du ciel et envers vous ; je veux dire innocente de ce dont vous l’accusez.

ANTIGONE.—S’il est prouvé qu’elle ne le soit pas, j’établirai mon domicile à côté de ma femme, j’irai toujours accouplé avec elle ; je ne me fierai à elle que lorsque je la sentirai et la verrai : si la reine est infidèle, il n’y a plus un pouce de la femme,—que dis-je ? une drachme de sa chair qui ne soit perfide.

LÉONTES.—Taisez-vous.

LE SEIGNEUR.—Mon cher souverain…

ANTIGONE.—C’est pour vous que nous parlons, et non pas pour nous. Vous êtes trompé par quelque instigateur qui sera damné pour sa peine : si je connaissais ce lâche, je le damnerais déjà dans ce monde.—Si son honneur est souillé… j’ai trois filles ; l’aînée a onze ans, la seconde neuf, et la cadette environ cinq : si cette accusation se trouve fondée, elles me le payeront, sur mon honneur ; je les mutile toutes trois : elles ne verront pas l’âge de quatorze ans pour enfanter des générations bâtardes : elles sont mes cohéritières, et je me mutilerais plutôt moi-même que de souffrir qu’elles ne produisent pas des enfants légitimes.

LÉONTES.—Cessez ; plus de vaines paroles ; vous ne sentez mon affront qu’avec des sens aussi froids que le nez d’un mort : mais moi, je le vois, je le sens ; sentez ce que je vous fais, et voyez en même temps la main qui vous touche[1].

ANTIGONE.—Si cela est vrai, nous n’avons pas besoin de tombeau pour ensevelir la vertu : il n’y en a pas un seul grain pour adoucir l’aspect de cette terre fangeuse.

LÉONTES.—Quoi ! ne m’en croit-on pas sur parole ?

LE SEIGNEUR.—J’aimerais bien mieux que ce fût vous qu’on refusât de croire sur ce point, seigneur, plutôt que moi, et je serais bien plus satisfait de voir son honneur justifié que votre soupçon, quelque blâmé que vous en pussiez être.

LÉONTES.—Eh ! qu’avons-nous besoin aussi de vous consulter là-dessus ? Que ne suivons-nous plutôt l’instinct qui nous force à le croire ? Notre prérogative n’exige point vos conseils : c’est notre bonté naturelle qui vous fait cette confidence ; et si (soit par stupidité, ou par une adroite affectation) vous ne voulez pas ou ne pouvez pas goûter et sentir la vérité comme nous, apprenez que nous n’avons plus besoin de vos avis. L’affaire, la conduite à suivre, la perte ou le gain, tout nous est personnel.

ANTIGONE.—Et je souhaiterais, mon souverain, que vous eussiez jugé cette affaire dans le silence de votre jugement, sans en rien communiquer à personne. LÉONTES.—Comment cela se pouvait-il ? Ou l’âge a renforcé votre ignorance, ou vous êtes né stupide. Ne sommes-nous pas autorisés dans notre conduite par la fuite de Camillo, jointe à leur familiarité, qui était palpable autant que peut être une chose qui n’a plus besoin que d’être vue pour être prouvée, tant les circonstances étaient évidentes ? Rien ne manquait à l’évidence, que d’avoir vu la chose. Cependant, pour une plus forte confirmation (car, dans une affaire de cette importance, la précipitation serait lamentable), j’ai envoyé en hâte à la ville sacrée de Delphes, au temple d’Apollon, Dion et Cléomène, dont vous connaissez le mérite plus que suffisant. Ainsi c’est l’oracle qui me dictera la marche à suivre, et ce conseil spirituel, une fois obtenu, m’arrêtera ou me poussera en avant. Ai-je bien fait ?

LE SEIGNEUR.—Très-bien, seigneur.

LÉONTES.—Quoique je sois convaincu et que je n’aie pas besoin d’en savoir plus que je n’en sais, cependant l’oracle servira à tranquilliser les esprits des autres, et ceux dont l’ignorante crédulité se refuse à voir la vérité. Ainsi nous avons trouvé convenable qu’elle fût séparée de notre personne et emprisonnée, de peur qu’elle ne soit chargée d’accomplir la trahison tramée par les deux complices qui ont pris la fuite. Allons, suivez-nous ; nous devons parler au peuple ; car cette affaire va nous mettre tous en mouvement.

ANTIGONE, à part.—Pour finir par en rire, à ce que je présume, si la bonne vérité était connue.

(Ils sortent.)


Scène II

L’extérieur d’une prison.

Entre PAULINE et sa suite.

PAULINE.—Le geôlier ! Qu’on l’appelle. (Un serviteur sort.) Faites-lui savoir qui je suis.—Vertueuse reine ! Il n’est point en Europe de cour assez brillante pour toi ; que fais-tu dans cette prison ? (Le serviteur revient avec le geôlier.) (Au geôlier.) Vous me connaissez, n’est-ce pas mon ami ?

LE GEÔLIER.—Pour une vertueuse dame, et que j’honore beaucoup.

PAULINE.—Alors je vous prie, conduisez-moi vers la reine.

LE GEÔLIER.—Je ne le puis, madame ; j’ai reçu expressément des ordres contraires.

PAULINE.—On se donne ici bien de la peine pour emprisonner l’honnêteté et la vertu, et leur défendre l’accès des amis sensibles qui viennent les visiter ! —Est-il permis, je vous prie, de voir ses femmes ? quelqu’une d’elles, Émilie, par exemple ?

LE GEÔLIER.—S’il vous plaît, madame, d’écarter de vous votre suite, je vous amènerai Émilie.

PAULINE.—Eh bien ! je vous prie de la faire venir.—Vous, éloignez-vous.

(Les gens de la suite sortent.)

LE GEÔLIER.—Et il faut encore, madame, que je sois présent à votre entretien.

PAULINE.—Eh bien ! à la bonne heure ; je vous prie… (Le geôlier sort.) On se donne ici tant de peine pour ternir ce qui est sans tache, que cela dépasse toute idée. (Le geôlier reparaît avec Émilie.) (A Émilie.) Chère demoiselle, comment se porte notre gracieuse reine ?

ÉMILIE.—Aussi bien que peuvent le permettre tant de grandeur et d’infortunes réunies. Dans les secousses de ses frayeurs et de ses douleurs, les plus extrêmes qu’ait souffertes une femme délicate, elle est accouchée un peu avant son terme.

PAULINE.—D’un garçon ?

ÉMILIE.—D’une fille. Un bel enfant, vigoureux, et qui semble devoir vivre. La reine en reçoit beaucoup de consolation ; elle lui dit : Ma pauvre petite prisonnière, je suis aussi innocente que toi.

PAULINE.—J’en ferais serment.—Maudites soient ces dangereuses et funestes lunes[2] du roi ! Il faut qu’il en soit instruit, et il le sera ; c’est à une femme que cet office sied le mieux, et je le prends sur moi. Si mes paroles sont emmiellées, que ma langue s’enfle et ne puisse jamais servir d’organe à ma colère enflammée.—Je vous prie, Émilie, présentez l’hommage de mon respect à la reine : si elle a le courage de me confier son petit enfant, j’irai le montrer au roi, et je me charge de lui servir d’avocat avec la dernière chaleur. Nous ne savons pas à quel point la vue de cet enfant peut l’adoucir : souvent le silence de la pure innocence persuade où la parole échouerait.

ÉMILIE.—Très-noble dame, votre honneur et votre bonté sont si manifestes que cette entreprise volontaire de votre part ne peut manquer d’avoir un succès heureux : il n’est point de dame au monde aussi propre à remplir cette importante commission. Daignez entrer dans la chambre voisine : je vais sur-le-champ instruire la reine de votre offre généreuse. Elle-même aujourd’hui méditait cette idée : mais elle n’a pas osé proposer à personne ce ministère d’honneur, dans la crainte de se voir refusée.

PAULINE.—Dites-lui, Émilie, que je me servirai de cette langue que j’ai : et s’il en sort autant d’éloquence qu’il y a de hardiesse dans mon sein, il ne faut pas douter que je ne fasse du bien.

ÉMILIE.—Que le ciel vous bénisse ! Je vais trouver la reine. Je vous prie, avancez un peu plus près.

LE GEÔLIER.—Madame, s’il plaît à la reine d’envoyer l’enfant, je ne sais pas à quel danger je m’exposerai en le permettant, n’ayant aucun ordre qui m’y autorise.

PAULINE.—Vous n’avez rien à craindre, mon ami : l’enfant était prisonnier dans le sein de sa mère ; et il en a été délivré et affranchi par les lois et la marche de la nature. Il n’a point part au courroux du roi : et il n’est pas coupable des fautes de sa mère, si elle en a commis quelqu’une.

LE GEÔLIER.—Je le crois comme vous.

PAULINE.—N’ayez aucune crainte : sur mon honneur, je me placerai entre vous et le danger. (Ils sortent.)


Scène III

Salle dans le palais.

Entrent LÉONTES, ANTIGONE, SEIGNEURS et suite.

LÉONTES.—Ni le jour, ni la nuit, point de repos : c’est une vraie faiblesse de supporter ainsi ce malheur… Oui, ce serait pure faiblesse, si la cause de mon trouble n’était pas encore en vie. Elle fait partie de cette cause, elle, cette adultère.—Car le roi suborneur est tout à fait hors de la portée de mon bras, au delà de l’atteinte de mes projets de vengeance. Mais elle, je la tiens sous ma main. Supposé qu’elle soit morte, livrée aux flammes, je pourrais alors retrouver la moitié de mon repos.—Holà ! quelqu’un !

(Un de ses officiers s’avance.)

L’OFFICIER.—Seigneur ?

LÉONTES.—Comment se porte l’enfant ?

L’OFFICIER.—Il a bien reposé cette nuit : on espère que sa maladie est terminée.

LÉONTES.—Ce que c’est que le noble instinct de cet enfant ! Sentant le déshonneur de sa mère, on l’a vu aussitôt décliner, languir, et en être profondément affecté : il s’en est comme approprié, incorporé la honte ; il en a perdu la gaieté, l’appétit, le sommeil, et il est tombé en langueur. (A l’officier.) Laissez-moi seul ; allez voir comment il se porte. (L’officier sort.)—Fi donc ! fi donc ! —Ne pensons point à Polixène. Quand je regarde de ce côté, mes pensées de vengeance reviennent sur moi-même. Il est trop puissant par lui-même, par ses partisans, ses alliances : qu’il vive, jusqu’à ce qu’il vienne une occasion favorable. Quant à la vengeance présente, accomplissons-la sur elle. Camillo et Polixène rient de moi ; ils se font un passe-temps de mes chagrins ; ils ne riraient pas, si je pouvais les atteindre ; elle ne rira pas non plus, celle que je tiens sous ma puissance.

(Entre Pauline tenant l’enfant.)

UN SEIGNEUR.—Vous ne pouvez pas entrer.

PAULINE.—Ah ! secondez-moi tous plutôt, mes bons seigneurs : quoi ! craignez-vous plus sa colère tyrannique que vous ne tremblez pour la vie de la reine ? une âme pure et vertueuse, plus innocente qu’il n’est jaloux !

ANTIGONE.—C’en est assez.

L’OFFICIER.—Madame, le roi n’a pas dormi cette nuit ; et il a donné ordre de ne laisser approcher personne.

PAULINE.—Point tant de chaleur, monsieur ; je viens lui apporter le sommeil. C’est vous et vos pareils qui rampez près de lui comme des ombres, et gémissez à chaque inutile soupir qu’il pousse ; c’est vous qui nourrissez la cause de son insomnie : moi, je viens avec des paroles aussi salutaires que franches et vertueuses pour le purger de cette humeur qui l’empêche de dormir.

LÉONTES.—Quel est donc ce bruit que j’entends ?

PAULINE.—Ce n’est pas du bruit, seigneur, mais je sollicite une audience nécessaire pour les affaires de Votre Majesté.

LÉONTES.—Comment ? —Qu’on fasse sortir cette dame audacieuse. Antigone, je vous ai chargé de l’empêcher de m’approcher ; je savais qu’elle viendrait.

ANTIGONE.—Je lui avais défendu, seigneur, sous peine d’encourir votre disgrâce et la mienne, de venir vous voir.

LÉONTES.—Quoi ! ne pouvez-vous la gouverner ?

PAULINE.—Oui, seigneur, pour me défendre tout ce qui n’est pas honnête, il le peut : mais dans cette affaire (à moins qu’il n’use du moyen dont vous avez usé, et qu’il ne m’emprisonne, pour mes bonnes actions), soyez sûr qu’il ne me gouvernera pas.

ANTIGONE.—Voyez maintenant, vous l’entendez vous-même, lorsqu’elle veut prendre les rênes, je la laisse conduire : mais elle ne fera pas de faux pas.

PAULINE.—Mon cher souverain, je viens, et je vous conjure de m’écouter ; moi, qui fais profession d’être votre loyale sujette, votre médecin, et votre conseiller très-soumis ; mais qui pourtant ose le paraître moins, et flatter moins vos maux que certaines gens qui paraissent plus dévoués à vos intérêts ; —je viens, vous dis-je, de la part de votre vertueuse reine.

LÉONTES.—Vertueuse reine !

PAULINE.—Vertueuse reine, seigneur ; vertueuse reine ; je dis vertueuse reine ; et je soutiendrais sa vertu dans un combat singulier, si j’étais un homme, fussé-je le dernier de ceux qui vous entourent.

LÉONTES.—Forcez-la de sortir de ma présence.

PAULINE.—Que celui qui n’attache aucun prix à ses yeux mette le premier la main sur moi : je sortirai de ma propre volonté ; mais auparavant je remplirai mon message.—La vertueuse reine, car elle est vertueuse, vous a mis au monde une fille ; la voilà : elle la recommande à votre bénédiction.

LÉONTES.—Loin de moi, méchante sorcière[3] ! Emmenez-la d’ici, hors des portes.—Une infâme entremetteuse !

PAULINE.—Non, seigneur ; je suis aussi ignorante dans ce métier que vous me connaissez mal, seigneur, en me donnant ce nom. Je suis aussi honnête que vous êtes fou ; et c’est l’être assez, je le garantis, pour passer pour honnête femme, comme va le monde.

LÉONTES.—Traîtres ! ne la chasserez-vous pas ? Donnez-lui cette bâtarde. (A Antigone.) Toi, radoteur, qui te laisses conduire par le nez, coq battu par ta poule[4], ramasse cette bâtarde, prends-la, te dis-je, et rends-la à ta commère.

PAULINE.—Que tes mains soient à jamais déshonorées, si tu relèves la princesse sur cette outrageante et fausse dénomination qu’il lui a donnée.

LÉONTES, à Antigone.—Il a peur de sa femme !

PAULINE.—Je voudrais que vous en fissiez autant : alors il n’y aurait pas de doute que vous n’appelassiez vos enfants vos enfants.

LÉONTES.—Un nid de traîtres !

ANTIGONE.—Je ne suis point un traître, par le jour qui nous éclaire.

PAULINE.—Ni moi, ni personne, hors un seul ici, et c’est lui-même ; (montrant le roi) lui qui livre et son propre honneur, et celui de sa reine, et celui de son fils, d’une si heureuse espérance, et celui de son petit enfant, à la calomnie, dont la plaie est plus cuisante que celle du glaive : lui qui ne veut pas (et, dans la circonstance, c’est une malédiction qu’il ne puisse y être contraint) arracher de son cœur la racine de son opinion, qui est pourrie, si jamais un chêne ou une pierre fut solide.

LÉONTES.—Une créature d’une langue effrénée, qui tout à l’heure maltraitait son mari, et qui maintenant aboie contre moi ! Cet enfant n’est point à moi : c’est la postérité de Polixène. Ôtez-le de ma vue, et livrez-le aux flammes avec sa mère.

PAULINE.—Il est à vous, et nous pourrions vous appliquer en reproche le vieux proverbe : Il vous ressemble tant que c’est tant pis.—Regardez, seigneurs, quoique l’image soit petite, si ce n’est pas la copie et le portrait du père : ses yeux, son nez, ses lèvres, le froncement de son sourcil, son front et jusqu’aux jolies fossettes de son menton et de ses joues, et son sourire ; la forme même de sa main, de ses ongles, de ses doigts.—Et toi, nature, bonne déesse, qui l’as formée si ressemblante à celui qui l’a engendrée, si c’est toi qui disposes aussi de l’âme, parmi toutes ses couleurs, qu’il n’y ait pas de jaune[5] ; de peur qu’elle ne soupçonne un jour, comme lui, que ses enfants ne sont pas les enfants de son mari !

LÉONTES.—Méchante sorcière ! —Et toi, imbécile, digne d’être pendu, tu n’arrêteras pas sa langue ?

ANTIGONE.—Si vous faites pendre tous les maris qui ne peuvent accomplir cet exploit, à peine vous laisserez-vous un seul sujet.

LÉONTES.—Encore une fois, emmène-la d’ici.

PAULINE.—Le plus méchant et le plus dénaturé des époux ne peut faire pis.

LÉONTES.—Je te ferai brûler vive.

PAULINE.—Je ne m’en embarrasse point : c’est celui qui allume le bûcher qui est l’hérétique, et non point celle qui y est brûlée. Je ne vous appelle point tyran : mais ce traitement cruel que vous faites subir à votre reine, sans pouvoir donner d’autres preuves de votre accusation que votre imagination déréglée, sent un peu la tyrannie et vous rendra ignoble ; oui, et un objet d’ignominie aux yeux du monde.

LÉONTES.—Sur votre serment de fidélité, je vous somme de la chasser de ma chambre. Si j’étais un tyran, où serait sa vie ? Elle n’aurait pas osé m’appeler ainsi, si elle me connaissait pour en être un. Entraînez-la.

PAULINE.—Je vous prie, ne me poussez pas, je m’en vais. Veillez sur votre enfant, seigneur ; il est à vous. Que Jupiter daigne lui envoyer un meilleur génie tutélaire ! (Aux courtisans.) A quoi bon vos mains ? Vous qui prenez un si tendre intérêt à ses extravagances, vous ne lui ferez jamais aucun bien, non, aucun de vous ; allez, allez ; adieu, je m’en vais.

(Elle sort.)

LÉONTES, à Antigone.—C’est toi, traître, qui as poussé ta femme à ceci ! Mon enfant !… qu’on l’emporte ! —Toi-même, qui montres un cœur si tendre pour lui, emporte-le d’ici et fais-le consumer sur-le-champ par les flammes ; oui, je veux que ce soit toi, et nul autre que toi. Prends-le à l’instant, et avant une heure songe à venir m’annoncer l’exécution de mes ordres, et sur de bonnes preuves, ou je confisque ta vie avec tout ce que tu peux posséder ; si tu refuses de m’obéir et que tu veuilles lutter avec ma colère, dis-le, et de mes propres mains je vais briser la cervelle de ce bâtard. Va, jette-le au feu, car c’est toi qui animes ta femme.

ANTIGONE.—Non, sire ; tous ces seigneurs, mes nobles amis, peuvent, s’ils le veulent, me justifier pleinement.

UN SEIGNEUR.—Oui, nous le pouvons, mon royal maître ; il n’est point coupable de ce que sa femme est venue ici.

LÉONTES.—Vous êtes tous des menteurs.

UN SEIGNEUR.—J’en conjure Votre Majesté, accordez-nous plus de confiance ; nous vous avons fidèlement servi, et nous vous conjurons de nous rendre cette justice ; tombant à vos genoux, nous vous demandons en grâce, comme une récompense de nos services passés et futurs, de changer cette résolution ; elle est trop atroce, trop sanguinaire, pour ne pas conduire à quelque issue sinistre ; nous voilà tous à vos genoux.

LÉONTES.—Je suis comme une plume, pour tous les vents qui soufflent.—Vivrai-je donc pour voir cet enfant odieux à mes genoux m’appeler son père ? Il vaut mieux le brûler à présent que de le maudire alors. Mais soit, qu’il vive… Non, il ne vivra pas.—(A Antigone.) Vous, approchez ici, monsieur, qui vous êtes montré si tendrement officieux, de concert avec votre dame Marguerite, votre sage-femme, pour sauver la vie de cette bâtarde (car c’est une bâtarde, aussi sûr que cette barbe est grise) : quels hasards voulez-vous courir pour sauver la vie de ce marmot ?

ANTIGONE.—Tous ceux, seigneur, que mes forces peuvent supporter et que l’honneur peut m’imposer, j’irai jusque-là, et j’offre le peu de sang qui me reste pour sauver l’innocence ; tout ce que je pourrai faire.

LÉONTES.—Tu pourras le faire. Jure sur cette épée que tu exécuteras mes ordres[6].

ANTIGONE.—Je le jure, seigneur.

LÉONTES.—Écoute et obéis ; songes-y bien, car la moindre omission sera l’arrêt, non-seulement de ta mort, mais de la mort de ta femme à mauvaise langue ; quant à présent, nous voulons bien lui pardonner. Nous t’enjoignons, par ton devoir d’homme lige, de transporter cette fille bâtarde dans quelque désert éloigné, hors de l’enceinte de nos domaines, et là de l’abandonner sans plus de pitié à sa propre protection, aux risques du climat. Comme cet enfant nous est survenu par un hasard étrange, je te charge au nom de la justice, au péril de ton âme et des tortures de ton corps, de l’abandonner comme une étrangère à la merci du sort, à qui tu laisseras le soin de l’élever ou de la détruire ; emporte-la.

ANTIGONE.—Je jure de le faire, quoiqu’une mort présente eût été plus miséricordieuse. Allons, viens, pauvre enfant ; que quelque puissant esprit inspire aux vautours et aux corbeaux de te servir de nourrices ! On dit que les loups et les ours ont quelquefois dépouillé leur férocité pour remplir de semblables offices de pitié. Seigneur, puissiez-vous être plus heureux que cette action ne le mérite ! Et toi, pauvre petite, condamnée à périr, que la bénédiction du ciel, se déclarant contre cette cruauté, combatte pour toi !

(Il sort, emportant l’enfant.)

LÉONTES.—Non, je ne veux point élever la progéniture d’un autre.

(Entre un serviteur.)

LE SERVITEUR.—Sous le bon plaisir de Votre Majesté, les députés que vous avez envoyés consulter l’oracle sont revenus depuis une heure. Cléomène et Dion sont arrivés heureusement de Delphes ; ils sont tous les deux débarqués, et ils se hâtent pour arriver à la cour.

UN SEIGNEUR.—Vous conviendrez, seigneur, qu’ils ont fait une incroyable diligence.

LÉONTES.—Il y a vingt-trois jours qu’ils sont absents ; c’est une grande célérité ; elle nous présage que le grand Apollon aura voulu manifester sur-le-champ la vérité. Préparez-vous, seigneurs ; convoquez un conseil où nous puissions faire paraître notre déloyale épouse ; car, comme elle a été accusée publiquement, son procès se fera publiquement et avec justice. Tant qu’elle respirera, mon cœur sera pour moi un fardeau. Laissez-moi, et songez à exécuter mes ordres.

(Tous sortent.)


FIN DU DEUXIÈME ACTE.

  1. Il y avait ici quelque geste indiqué pour l’acteur, peut-être celui de mettre deux doigts sur la tête d’Antigone en forme de cornes.
  2. Expression empruntée du français.
  3. Mankind witch.
  4. Woman-tried.
  5. Couleur de la jalousie.
  6. Forme de serment jadis usitée.