Le Conte d’hiver/Traduction Guizot, 1863/Acte quatrième

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Le Conte d’hiver
Traduction par François Guizot.
Œuvres complètes de ShakespeareDidiertome 4 (p. 361-394).

ACTE QUATRIÈME

LE TEMPS, faisant le rôle d’un choeur.

LE TEMPS.—Moi qui plais à quelques-uns, et qui éprouve tous les hommes, la joie des bons et la terreur des méchants ; moi qui fais et détruis l’erreur, en vertu de mon nom, je prends sur moi de faire usage de mes ailes. Ne me faites pas un crime à moi, ni à la rapidité de mon vol, si je glisse sur l’espace de seize années, laissant ce vaste intervalle dans l’oubli : puisqu’il est en mon pouvoir de renverser les lois, et de créer et d’anéantir une coutume dans l’espace d’une des heures dont je suis le père, laissez-moi être encore ce que j’étais avant que les usages anciens ou modernes fussent établis. Je sers de témoin aux siècles qui les ont introduits, et j’en servirai de même aux coutumes les plus nouvelles qui règnent de nos jours ; je mettrai hors de mode ce qui brille maintenant, comme mon histoire le paraît à présent. Si votre indulgence me le permet, je retourne mon horloge, et j’avance mes scènes comme si vous eussiez dormi dans l’intervalle. Laissant Léontes, les effets de sa folle jalousie et le chagrin dont il est si accablé, qu’il s’enferme tout seul ; imaginez, obligeants spectateurs, que je vais me rendre à présent dans la belle Bohême, et rappelez-vous que j’ai fait mention d’un fils du roi que je vous nomme maintenant Florizel ; je me hâte aussi de vous parler de Perdita, qui a acquis des grâces merveilleuses. Je ne veux pas vous prédire ce qui lui arrive plus tard, mais que les nouvelles du Temps se développent peu à peu devant vous. La fille d’un berger, ce qui la concerne et ce qui s’ensuit, voilà ce que le Temps va présenter à votre attention. Accordez-moi cela, si vous avez quelquefois plus mal employé votre temps ; sinon, le Temps lui-même vous dit qu’il vous souhaite sincèrement de ne jamais l’employer plus mal.

(Il sort.)


Scène I

Appartement dans le palais.

Entrent POLIXÈNE ET CAMILLO.

POLIXÈNE.—Je te prie, cher Camillo, ne m’importune pas davantage ; c’est pour moi une maladie de te refuser quelque chose ; mais ce serait une mort de t’accorder cette demande.

CAMILLO.—Il y a seize années que je n’ai revu mon pays. Je désire y reposer mes os, quoique j’aie respiré un air étranger pendant la plus grande partie de ma vie. D’ailleurs, le roi repentant, mon maître, m’a envoyé demander : je pourrais apporter quelque soulagement à ses cruels chagrins, ou du moins j’ai la présomption de le croire ; ce qui est un second aiguillon qui me pousse à partir.

POLIXÈNE.—Si tu m’aimes, Camillo, n’efface pas tous tes services passés, en me quittant à présent : le besoin que j’ai de toi, c’est ta propre vertu qui l’a fait naître ; il valait mieux ne te posséder jamais que de te perdre ainsi : tu m’as commencé des entreprises que personne n’est en état de bien conduire sans toi : tu dois ou rester pour les mener toi-même jusqu’à leur entière exécution, ou emporter avec toi tous les services que tu m’as rendus. Si je ne les ai pas assez récompensés, et je ne puis trop les récompenser, mon étude désormais sera de t’en prouver mieux ma reconnaissance, et j’en recueillerai encore l’avantage d’augmenter notre amitié. Je te prie, ne me parle plus de ce fatal pays de Sicile, dont le nom seul me rappelle avec douleur le souvenir de mon frère, avec lequel je suis réconcilié, de ce roi repentant, comme tu le nommes, et pour lequel on doit même à présent déplorer comme de nouveau la perte qu’il a faite de ses enfants et de la plus vertueuse des reines.—Dis-moi, quand as-tu vu le prince Florizel, mon fils ? Les rois ne sont pas moins malheureux d’avoir des enfants indignes d’eux que de les perdre lorsqu’ils ont éprouvé leurs vertus.

CAMILLO.—Seigneur, il y a trois jours que j’ai vu le prince : quelles peuvent être ses heureuses occupations, c’est ce que j’ignore ; mais j’ai remarqué parfois que, depuis quelque temps il est fort retiré de la cour, et qu’on le voit moins assidu que par le passé aux exercices de son rang.

POLIXÈNE.—J’ai fait la même remarque que vous, Camillo, et avec quelque attention : au point que j’ai des yeux à mon service qui veillent sur son éloignement de la cour ; et j’ai été informé qu’il est presque toujours dans la maison d’un berger des plus simples, un homme qui, dit-on, d’un état de néant, est parvenu, par des moyens que ne peuvent concevoir ses voisins, à une fortune incalculable.

CAMILLO.—J’ai entendu parler de cet homme, seigneur ; il a une fille des plus rares : sa réputation s’étend au delà de ce qu’on peut attendre, en la voyant sortir d’une semblable chaumière.

POLIXÈNE.—C’est là aussi une partie de ce qu’on m’a rapporté. Mais je crains l’appât qui attire là notre fils. Il faut que tu m’accompagnes en ce lieu : je veux aller, sans nous faire connaître, causer un peu avec ce berger, et le questionner : il ne doit pas être bien difficile, je pense, de tirer de la simplicité de ce paysan le motif qui attire ainsi mon fils chez lui. Je t’en prie, sois de moitié avec moi dans cette affaire, et bannis toute idée de la Sicile.

CAMILLO.—J’obéis volontiers à vos ordres.

POLIXÈNE.—Mon bon Camillo ! —Il faut aller nous déguiser.

(Ils sortent.)


Scène II

Un chemin près de la chaumière du berger.

AUTOLYCUS entre en chantant.

Quand les narcisses commencent à se montrer,
Oh ! eh ! la jeune fille danse dans les vallons :
Alors commence la plus douce saison de l’année.
Tout se colore dans les domaines de l’hiver[1].
La toile blanchit étendue sur la haie ;
Oh ! eh ! les tendres oiseaux ! comme ils chantent !
Cela aiguise mes dents voraces ;
Un quart de bière est un mets de roi.
L’alouette joyeuse qui chante tira lira,
Eh ! oh ! oh ! eh ! la grive et le geai
Sont des chants d’été pour moi et pour mes tantes[2],
Lorsque nous nous roulons sur le foin.


J’ai servi le prince Florizel, et dans mon temps j’ai porté du velours. Aujourd’hui je suis hors de service.

Mais irai-je me lamenter pour cela, ma chère ?
La pâle lune luit pendant la nuit ;
Et lorsque j’erre çà et là,
C’est alors que je vais le plus droit.
S’il est permis aux chaudronniers de vivre
Et de porter leur malle couverte de peau de cochon
Je puis bien rendre mes comptes
Et les certifier dans les ceps.

Mon trafic, c’est les draps. Là où le milan bâtit son nid, veillez sur votre menu linge. Mon père m’a nommé Autolycus ; et étant, comme je le suis, entré dans ce monde sous la planète de Mercure, j’ai été destiné à escamoter des bagatelles de peu de valeur. C’est aux dés et aux femmes de mauvaise vie que je dois d’être ainsi caparaçonné, et mon revenu est la menue filouterie. Les gibets et les coups sur le grand chemin sont trop forts pour moi : être battu et pendu, c’est ma terreur ; quant à la vie future, j’en perds la pensée en dormant. (Apercevant le fils du berger.) Une prise ! une prise !

(Entre le fils du berger.)

LE BERGER.—Voyons, onze béliers donnent vingt-huit livres de laine : vingt-huit livres rapportent une livre et un schelling en sus : à présent, quinze cents toisons… à combien monte le tout ?

AUTOLYCUS, à part.—Si le lacet tient, l’oison est à moi.

LE BERGER.—Je ne puis en venir à bout sans jetons.—Voyons : que vais-je acheter pour la fête de la tonte des moutons ? —Trois livres de sucre, cinq livres de raisins secs, et du riz.—Qu’est-ce que ma sœur veut faire du riz ? —Mais mon père l’a faite souveraine de la fête, et elle sait à quoi il est bon. Elle m’a fait vingt-quatre bouquets pour les tondeurs, tous chanteurs à trois parties, et de fort bons chanteurs : mais la plupart sont des ténors et des basses-tailles ; il n’y a parmi eux qu’un puritain qui chante des psaumes sur des airs de bourrées. Il faut que j’aie du safran pour colorer des gâteaux, du macis, des dattes, point… je ne connais pas cela ; des noix muscades, sept ; une ou deux racines de gingembre ; mais je pourrais demander cela. Quatre livres de pruneaux et autant de raisins séchés au soleil.

AUTOLYCUS, poussant un gémissement et étendu sur la terre.—Ah ! faut-il que je sois né !

LE BERGER.—Merci de moi…

AUTOLYCUS.—Oh ! à mon secours ! à mon secours ! Ôtez-moi ces haillons, et après, la mort, la mort !

LE BERGER.—Hélas ! pauvre homme, tu aurais besoin d’autres haillons pour te couvrir, au lieu d’ôter ceux que tu as.

AUTOLYCUS.—Ah ! monsieur, leur malpropreté me fait plus souffrir que les coups de fouet que j’ai reçus ; et j’en ai pourtant reçu de bien rudes, et par millions.

LE BERGER.—Hélas ! pauvre malheureux ! un million de coups. C’est beaucoup de choses !

AUTOLYCUS.—Je suis volé, monsieur, et assommé. On m’a pris mon argent et mes habits, et l’on m’a affublé de ces détestables lambeaux.

LE BERGER.—Est-ce un homme à cheval, ou un homme à pied ?

AUTOLYCUS.—Un homme à pied, mon cher monsieur, un homme à pied.

LE BERGER.—En effet, ce doit être un homme à pied, d’après les vêtements qu’il t’a laissés : si c’était là le manteau d’un homme à cheval, il a fait un rude service.—Prête-moi ta main, je t’aiderai à te relever ; allons, prête-moi ta main.

(Il lui aide à se relever.)

AUTOLYCUS.—Ah ! mon bon monsieur, doucement ; ah !

LE BERGER.—Hélas ! pauvre malheureux !

AUTOLYCUS.—Ah ! monsieur ! doucement, mon bon monsieur : j’ai peur, monsieur, d’avoir mon épaule démise.

LE BERGER.—Eh bien ! peux-tu te tenir debout ?

AUTOLYCUS.—Doucement, mon cher monsieur… (Il met la main dans la poche du berger.) Mon cher monsieur, doucement ; vous m’avez rendu un service bien charitable.

LE BERGER.—Aurais-tu besoin de quelque argent ? je peux t’en donner un peu.

AUTOLYCUS.—Non, mon cher monsieur, non, je vous en conjure, monsieur. J’ai un parent à moins de trois quarts de mille d’ici chez qui j’allais ; je trouverai là de l’argent et tout ce dont j’aurai besoin : ne m’offrez point d’argent, monsieur, je vous en prie ; cela me fend le cœur.

LE BERGER.—Quelle espèce d’homme était-ce que celui qui vous a dépouillé ?

AUTOLYCUS.—Un homme, monsieur, que j’ai connu pour donner à jouer au trou-madame : je l’ai vu au service du prince ; je ne saurais vous dire, mon bon monsieur, pour laquelle de ses vertus c’était ; mais il a été fustigé et chassé de la cour.

LE BERGER.—Pour ses vices, voulez-vous dire ? Il n’y a point de vertu chassée de la cour ; on l’y choie assez pour l’engager à s’y établir, et cependant elle ne fera jamais qu’y séjourner en passant.

AUTOLYCUS.—Oui, monsieur, j’ai voulu dire ses vices ; je connais bien cet homme-là ; il a été depuis porteur de singes ; ensuite, solliciteur de procès, huissier : ensuite, il a fabriqué des marionnettes de l’enfant prodigue, et il a épousé la femme d’un chaudronnier, à un mille du lieu où sont ma terre et mon bien ; après avoir parcouru une multitude de professions malhonnêtes, il s’est établi dans le métier de coquin : quelques-uns l’appellent Autolycus.

LE BERGER.—Malédiction sur lui ! c’est un filou, sur ma vie, c’est un filou : il hante les fêtes de village, les foires et les combats de l’ours.

AUTOLYCUS.—Justement, monsieur, c’est lui ; monsieur, c’est lui ; c’est ce coquin-là qui m’a accoutré comme vous me voyez.

LE BERGER.—Il n’y a pas de plus insigne poltron dans toute la Bohême. Si vous aviez seulement fait les gros yeux, ou que vous lui eussiez craché au visage, il se serait enfui.

AUTOLYCUS.—Il faut vous avouer, monsieur, que je ne suis pas un homme à me battre ; de ce côté-là, je ne vaux rien du tout, et il le savait bien, je le garantirais.

LE BERGER.—Comment vous trouvez-vous à présent ?

AUTOLYCUS.—Mon cher monsieur, beaucoup mieux que je n’étais ; je puis me tenir sur mes jambes et marcher ; je vais même prendre congé de vous, et m’acheminer tout doucement vers la demeure de mon parent.

LE BERGER.—Vous conduirai-je un bout de chemin ?

AUTOLYCUS.—Non, mon bon monsieur ; non, mon cher monsieur.

LE BERGER..—Alors portez-vous bien ; il faut que j’aille acheter des épices pour notre fête de la tonte.

(Il sort.)

AUTOLYCUS seul.—Prospérez, mon cher monsieur.—Votre bourse n’est pas assez chaude à présent pour acheter vos épices. Je me trouverai aussi à votre fête de la tonte, je vous le promets. Si je ne fais pas succéder à cette filouterie un autre escamotage, et si des tondeurs je ne fais pas de vrais moutons, je consens à être effacé du registre, et que mon nom soit enregistré sur le livre de la probité.

Trotte, trotte par le sentier,

Un cœur joyeux va tout le jour ;

Un cœur triste est las au bout d’un mille.

(Il s’en va.)


Scène III

La cabane du berger.

Entrent FLORIZEL ET PERDITA.

FLORIZEL.—Cette parure inaccoutumée donne une nouvelle vie à chacun de vos charmes. Vous n’êtes point une bergère : c’est Flore, se laissant voir à l’entrée d’avril : —cette fête de la tonte me paraît une assemblée de demi-dieux, et vous en êtes la reine.

PERDITA.—Mon aimable prince, il ne me sied pas de blâmer vos éloges exagérés ; ah ! pardonnez, si j’en parle ainsi : vous, l’objet illustre des regards de la contrée, vous vous êtes éclipsé sous l’humble habit d’un berger ; et moi, pauvre et simple fille, je suis parée comme une déesse. Si ce n’est que nos fêtes sont toujours marquées par la folie, et que les convives avalent tout par la coutume, je rougirais de vous voir dans cet appareil, et de me voir moi, dans le miroir : votre rang vous met à l’abri de la crainte.

FLORIZEL.—Je bénis le jour où mon bon faucon a pris son vol au travers des métairies de votre père.

PERDITA.—Veuille Jupiter vous en donner sujet : pour moi, la différence entre nous me remplit de terreurs. Votre Grandeur n’a pas été accoutumée à la crainte. Je tremble en ce moment même à la seule idée que votre père, conduit par quelque hasard, vienne à passer par ici, comme vous avez fait. O fatalité ! De quel œil verraitil son noble ouvrage si pauvrement relié ! Que dirait-il ? ou comment soutiendrais-je moi, au milieu de mes splendeurs empruntées, le regard sévère de son auguste présence ?

FLORIZEL.—Ne songez qu’au plaisir. Les dieux eux-mêmes, soumettant leur divinité à l’amour, ont emprunté la forme des animaux : Jupiter s’est métamorphosé en taureau, et a poussé des gémissements ; le verdâtre Neptune est devenu bélier, et a fait entendre ses bêlements ; et le dieu vêtu de feu, Apollon doré, s’est fait humble berger, tel que je parais être maintenant ; jamais leurs métamorphoses n’eurent pour objet une plus rare beauté, ni des intentions aussi chastes. Mes désirs ne dépassent pas mon honneur, et mes sens ne sont pas plus ardents que ma bonne foi.

PERDITA.—Oui, mais, cher prince, votre résolution ne pourra tenir, quand une fois il lui faudra essuyer, comme cela est inévitable, toute l’opposition de la puissance du roi ; et alors ce sera une alternative nécessaire, ou que vous changiez de dessein, ou que je cesse de vivre.

FLORIZEL.—Chère Perdita, je t’en conjure, n’assombris point, par ces réflexions forcées, la joie de la fête. Ou je serai à toi, ma belle, ou je ne serai plus à mon père ; car je ne puis être à moi, ni à personne, si je ne suis pas à toi. C’est à cela que je resterai fidèle, quand les destins diraient non ! Sois tranquille et joyeuse ; étouffe ces pensées importunes par tout ce que tu vas voir tout à l’heure. Voilà vos hôtes qui viennent ; prenez un air gai, comme si c’était aujourd’hui le jour de la célébration de ces noces, que nous nous sommes tous deux juré d’accomplir un jour.

PERDITA.—O fortune, sois-nous favorable !

(Entrent le berger, son fils, Mopsa, Dorcas, valets, Polixène et Camillo déguisés.)

FLORIZEL, à Perdita.—Voyez : vos hôtes s’avancent ; préparez-vous à les recevoir gaiement, et que nos visages soient colorés par l’allégresse.

LE BERGER, à Perdita.—Fi donc ! ma fille. Quand ma vieille femme vivait, elle était, dans un jour comme celui-ci, le panetiers, l’échanson, le cuisinier, la maîtresse et la servante tout ensemble ; elle accueillait tout le monde, chantait sa chanson et dansait à son tour : tantôt ici au haut bout de la table, et tantôt au milieu ; sur l’épaule de celui-ci, sur l’épaule de celui-là ; le visage en feu de fatigue ; et la liqueur qu’elle prenait pour éteindre ses feux, elle en buvait un coup à la santé de chacun. Et vous, vous êtes à l’écart comme si vous étiez un de ceux qu’on fête, et non pas l’hôtesse de l’assemblée. Je vous en prie, souhaitez la bienvenue à ces amis qui nous sont inconnus : c’est le moyen de nous rendre plus amis et d’augmenter notre connaissance. Allons, qu’on m’efface ces rougeurs, et présentez-vous pour ce que vous êtes, pour la maîtresse de la fête ; allons, et faites-leur vos remerciements de venir à votre fête de la tonte, si vous voulez que votre beau troupeau prospère.

PERDITA, à Polixène et Camillo.—Monsieur, soyez le bienvenu : c’est la volonté de mon père que je me charge de faire les honneurs de cette fête. (A Camillo.) Vous êtes le bienvenu, monsieur. (A Dorcas.) Donne-moi les fleurs que tu as là.—Respectable seigneur, voilà du romarin et de la rue pour vous : ces fleurs conservent leur aspect et leur odeur pendant tout l’hiver ; que la grâce et le souvenir[3] soient votre partage ; soyez les bienvenus à notre fête.

POLIXÈNE.—Bergère, et vous êtes une charmante bergère, vous avez bien raison de nous présenter, à nos âges, des fleurs d’hiver.

PERDITA.—Monsieur, l’année commence à être ancienne.—A cette époque, où l’été n’est pas encore expiré, où l’hiver transi n’est pas né non plus, les plus belles fleurs de la saison sont nos œillets et les giroflées rayées, que quelques-uns nomment les bâtardes de la nature ; mais, pour cette dernière espèce, il n’en croît point dans notre jardin rustique, et je ne me soucie pas de m’en procurer des boutures.

POLIXÈNE.—Pourquoi, belle fille, les méprisez-vous ainsi ?

PERDITA.—C’est que j’ai ouï-dire qu’il y a un art qui, pour les bigarrer, en partage l’ouvrage avec la grande créatrice, la nature.

POLIXÈNE.—Eh bien ! quand cela serait, il est toujours vrai qu’il n’est point de moyen de perfectionner la nature sans que ce moyen soit encore l’ouvrage de la nature. Ainsi, au-dessus de cet art que vous dites ajouter à la nature, il est un art qu’elle crée : vous voyez, charmante fille, que tous les jours nous marions une tendre tige avec le tronc le plus sauvage, et que nous savons féconder l’écorce du plus vil arbuste par un bouton d’une race plus noble ; ceci est un art que perfectionne la nature, qui la change plutôt : l’art lui-même est encore la nature.

PERDITA.—Cela est vrai.

POLIXÈNE.—Enrichissez donc votre jardin de giroflées, et ne les traitez plus de bâtardes.

PERDITA.—Je n’enfoncerai jamais le plantoir dans la terre pour y mettre une seule tige de leur espèce, pas plus que je ne voudrais, si j’étais peinte, que ce jeune homme me dît que c’est bien et qu’il ne désirât m’épouser que pour cela.—Voici des fleurs pour vous : la chaude lavande, la menthe, la sauge, la marjolaine et le souci, qui se couche avec le soleil et se lève avec lui en pleurant. Ce sont les fleurs de la mi-été, et je crois qu’on les donne aux hommes d’un certain âge. Vous êtes les très-bienvenus.

CAMILLO.—Si j’étais un de vos moutons, je cesserais de paître et je ne vivrais que du plaisir de vous contempler.

PERDITA.—Allons donc ! Hélas ! vous deviendriez bientôt si maigre que le souffle des vents de janvier vous traverserait de part en part. (A Florizel.) Et vous, mon bon ami, je voudrais bien avoir quelques fleurs de printemps qui pussent convenir à votre jeunesse ; et pour vous aussi, bergères, qui portez encore votre virginité sur vos tiges vierges.—O Proserpine ! que n’ai-je ici les fleurs que, dans ta frayeur, tu laissas tomber du char de Pluton ! Les narcisses, qui viennent avant que l’hirondelle ose se montrer, et qui captivent les vents de mars par leur beauté ; les violettes, sombres, mais plus douces que les yeux bleus de Junon ou que l’haleine de Cythérée ; les pâles primevères, qui meurent vierges avant qu’elles puissent voir le brillant Phébus dans sa force, malheur trop ordinaire aux jeunes filles ; les superbes jonquilles et l’impériale ; les lis de toute espèce, et la fleur de lis en est une ; oh ! je suis dépourvue de toutes ces fleurs pour vous faire des guirlandes et pour vous en couvrir tout entier, vous, mon doux ami.

FLORIZEL.—Quoi ! comme un cadavre ?

PERDITA.—Non pas, mais comme un gazon sur lequel l’amour doit jouer et s’étendre ; non comme un cadavre, ou du moins pour être enseveli vivant dans mes bras.—Allons, prenez vos fleurs ; il me semble que je fais ici le rôle que j’ai vu faire dans les Pastorales de la Pentecôte : sûrement cette robe que je porte change mon humeur.

FLORIZEL.—Ce que vous faites vaut toujours mieux que ce que vous avez fait. Quand vous parlez, ma chère, je voudrais vous entendre parler toujours ; si vous chantez, je voudrais vous entendre ; vous voir vendre et acheter, donner l’aumône, prier, régler votre maison, et tout faire en chantant ; quand vous dansez, je voudrais que vous fussiez une vague de la mer, afin que vous pussiez toujours continuer, vous mouvoir toujours, toujours ainsi, et ne jamais faire autre chose : votre manière de faire, toujours plus piquante dans chaque mouvement, relève tellement tout ce que vous faites, que toutes vos actions réunies sont celles d’une reine.

PERDITA.—O Doriclès ! vos louanges sont trop fortes : si votre jeunesse et la pureté de votre sang, qui se montre franchement sur vos joues, ne vous annonçaient pas clairement pour un berger exempt de fraude, j’aurais raison de craindre, mon Doriclès, que vous ne me fissiez la cour avec des mensonges.

FLORIZEL.—Je crois que vous avez aussi peu de raison de le craindre, que je songe peu moi-même à vous en donner des motifs.—Mais allons, notre danse, je vous prie. Votre main, ma Perdita ; ainsi s’unit un couple de tourterelles, résolues de ne jamais se séparer.

PERDITA.—Je le jure pour elles.

POLIXÈNE.—Voilà la plus jolie petite paysanne qui ait foulé le vert gazon : elle ne fait pas un geste, elle n’a pas un maintien qui ne respire quelque chose de plus relevé que sa condition : elle est trop noble pour ce lieu.

CAMILLO.—Il lui dit quelque chose qui lui fait monter la rougeur sur les joues : en vérité, c’est la reine du lait et de la crème.

LE FILS DU BERGER.—Allons, la musique, jouez.

DORCAS, à part.—Mopsa doit être votre maîtresse : et un peu d’ail, pour préservatif contre ses baisers.

MOPSA.—Allons en mesure.

LE FILS DU BERGER.—Pas un mot, pas un mot : il s’agit aujourd’hui d’avoir de bonnes manières.—Allons, jouez.

(On exécute ici une danse de bergers et de bergères.)

POLIXÈNE.—Bon berger, dites-moi, je vous prie, quel est ce jeune paysan qui danse avec votre fille ?

LE BERGER.—On l’appelle Doriclès, et il se vante de posséder de riches pâturages ; je ne le tiens que de lui, mais je le crois : il a l’air de la vérité. Il dit qu’il aime ma fille : je le crois aussi, car jamais la lune ne s’est mirée dans les eaux aussi longtemps qu’on le voit debout, et lisant, pour ainsi dire, dans les yeux de ma fille ; et à parler franchement, je crois qu’à un demi-baiser près on ne saurait choisir lequel des deux aime le mieux l’autre.

POLIXÈNE.—Elle danse avec grâce.

LE BERGER.—Elle fait de même tout ce qu’elle fait, quoique je le dise, moi, qui devrais le taire. Si le jeune Doriclès se décidait pour elle, elle lui apporterait ce à quoi il ne songe guère.

LE VALET, au fils du berger.—Ah ! maître, si vous aviez entendu le colporteur à la porte, vous ne voudriez plus danser au son du tambourin ni du chalumeau : non, la cornemuse ne vous ferait plus d’impression. Il chante plusieurs airs différents plus vite que vous ne compteriez l’argent ; il les débite comme s’il avait mangé des ballades et que toutes les oreilles fussent ouvertes à ses airs.

LE FILS DU BERGER.—Il ne pouvait pas venir plus à propos. Il faut qu’il entre ; moi, j’aime de passion les ballades, quand c’est une histoire lamentable chantée sur un air joyeux, ou une histoire bien plaisante chantée sur un ton lamentable.

LE VALET.—Il a des chansons pour l’homme ou la femme de toutes grandeurs. Il n’y a pas de marchande de modes qui puisse aussi bien accommoder de gants ses pratiques : il a les plus jolies chansons d’amour pour les jeunes filles, et sans aucune licence, ce qui est étrange ; et avec de si charmants refrains, de flon flon et lon lon la, et Tombe dessus, et puis pousse[4] ; et dans le cas où quelque vaurien à la bouche béante voudrait, comme qui dirait, y entendre malice et casser grossièrement les vitres, il fait répondre à la fille : Finissez, ne me faites pas de mal, cher ami. Elle s’en débarrasse et lui fait lâcher prise avec : Finissez, ne me faites pas de mal, mon brave homme[5].

POLIXÈNE.—Voilà un honnête garçon.

LE FILS DU BERGER.—Sur ma parole, tu parles d’un marchand bien ingénieux. A-t-il quelques marchandises fraîches ?

LE VALET.—Il a des rubans de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, plus de pointes[6] que n’en pourraient employer les avocats de la Bohême quand ils tomberaient sur lui à la grosse[7], rubans de fil, cadis[8], batistes, linons, etc., et il met toute sa boutique en chansons comme si c’était autant de dieux et de déesses ; vous croiriez qu’une chemise est un ange, il chante les poignets et toute la broderie du jabot.

LE FILS DU BERGER.—Je t’en prie, amène-le-nous, et qu’il s’avance en chantant.

PERDITA.—Avertissez-le d’avance de ne pas se servir de mots inconvenants dans ses airs.

LE FILS DU BERGER.—Vous avez de ces colporteurs qui sont tout autre chose que ce que vous pourriez croire, ma soeur.

PERDITA.—Oui, mon cher frère, ou que je n’ai envie de le savoir.

AUTOLYCUS s’avance en chantant.

Du linon aussi blanc que la neige,

Du crêpe noir comme le corbeau,

Des gants parfumés comme les roses de Damas,

Des masques pour la figure et pour le nez,

Des bracelets de verre, des colliers d’ambre,

Des parfums pour la chambre des dames,

Des coiffes dorées et des devants de corsages

Dont les garçons peuvent faire présent à leurs belles,

Des épingles et des agrafes d’acier,

Tout ce qu’il faut aux jeunes filles, des pieds à la tête.

Venez, achetez-moi ; allons, venez acheter, venez acheter,

Achetez, jeunes gens, ou vos jeunes filles se plaindront.

Venez acheter, etc.

LE FILS DU BERGER.—Si je n’étais pas amoureux de Mopsa, tu n’aurais pas un sou de moi ; mais, étant captivé comme je le suis, cela entraînera aussi la captivité de quelques rubans et de quelques paires de gants.

MOPSA.—On me les avait promis pour la fête, mais ils ne viendront pas encore trop tard à présent.

DORCAS.—Il vous a promis plus que cela, ou bien il y a des menteurs.

MOPSA.—Il vous a payé plus qu’il ne vous a promis, peut-être même davantage, et ce que vous rougiriez de lui rendre.

LE FILS DU BERGER.—Est-ce qu’il n’y a plus de retenue parmi nos jeunes filles ? Porteront-elles leurs jupes là où on devrait voir leurs visages ? N’avez-vous pas l’heure d’aller traire, celle de vous coucher ou d’aller au four pour éventer ces secrets, sans qu’il faille que vous veniez en jaser devant tous nos hôtes ? Il est heureux qu’ils se parlent à l’oreille. Faites taire vos langues, et pas un mot de plus.

MOPSA.—J’ai fini. Allons, vous m’avez promis un joli lacet et une paire de gants parfumés.

LE FILS DU BERGER.—Ne vous ai-je pas dit comment on m’avait filouté en chemin et pris tout mon argent ?

AUTOLYCUS.—Oh ! oui, sûrement, monsieur, il y a des filous par les chemins, et il faut bien prendre garde à soi.

LE FILS DU BERGER.—N’aie pas peur, ami, tu ne perdras rien ici.

AUTOLYCUS.—Je l’espère bien, monsieur, car j’ai avec moi bien des paquets importants.

LE FILS DU BERGER.—Qu’as-tu là ? des chansons ?

MOPSA.—Oh ! je t’en prie, achètes-en quelques-unes. J’aime une chanson imprimée à la fureur, car celles-là, nous savons qu’elles sont véritables.

AUTOLYCUS.—Tenez, en voilà une sur un air fort lamentable : comment la femme d’un usurier accoucha tout d’un coup de vingt sacs d’argent, et comment elle avait envie de manger des têtes de serpents et des crapauds grillés.

MOPSA.—Cela est-il vrai ? le croyez-vous ?

AUTOLYCUS.—Très-vrai, il n’y a pas un mois de cela.

DORCAS.—Les dieux me préservent d’épouser un usurier !

AUTOLYCUS.—Voilà le nom de la sage-femme au bas, une madame Porteconte ; et il y avait cinq ou six honnêtes femmes qui étaient présentes. Pourquoi irais-je débiter des mensonges ?

MOPSA, au jeune berger.—Oh ! je t’en prie, achète-la.

LE FILS DU BERGER.—Allons, mets-la de côté, et voyons encore d’autres chansons ; nous ferons les autres emplettes après.

AUTOLYCUS.—Voici une autre ballade d’un poisson qui se montra sur la côte, le mercredi quatre-vingts d’avril, à quarante mille brasses au-dessus de l’eau, et qui chanta cette ballade contre le cœur inflexible des filles. On a cru que c’était une femme qui avait été métamorphosée en poisson, pour ne pas avoir voulu aimer un homme amoureux d’elle : la ballade est vraiment touchante, et tout aussi vraie.

DORCAS.—Cela est vrai aussi ? Le croyez-vous ?

AUTOLYCUS.—Il y a le certificat de cinq juges de paix, et de témoins plus que n’en contiendrait ma balle.

LE JEUNE BERGER.—Mettez-la aussi de côté : une autre.

AUTOLYCUS.—Voici une chanson gaie, mais bien jolie.

MOPSA.—Ah ! voyons quelques chansons gaies.

AUTOLYCUS.—Oh ! c’est une chanson extrêmement gaie, et elle va sur l’air de : Deux filles aimaient un amant ; il n’y a peut-être pas une fille dans la province qui ne la chante : on me la demande souvent, je puis vous dire.

MOPSA.—Nous pouvons la chanter tous deux ; si vous voulez faire votre partie, vous allez entendre : elle est en trois parties.

DORCAS.—Nous avons eu cet air-là, il y a un mois.

AUTOLYCUS.—Je puis faire ma partie, vous savez que c’est mon métier : songez à bien faire la vôtre.

CHANSON.

AUTOLYCUS.—Sortez d’ici, car il faut que je m’en aille.—Où ? c’est ce qu’il n’est pas bon que vous sachiez.

DORCAS.—Où ?

MOPSA.—Où ?

DORCAS.—Où ?

MOPSA.—Vous devez, d’après votre serment, me dire tous vos secrets.

DORCAS.—Et à moi aussi ; laissez-moi y aller.

MOPSA.—Tu vas à la grange, ou bien au moulin.

DORCAS.—Si tu vas à l’un ou à l’autre, tu as tort.

AUTOLYCUS.—Ni l’un ni l’autre.

DORCAS.—Comment ! ni l’un ni l’autre ?

AUTOLYCUS.—Ni l’un ni l’autre.

DORCAS.—Tu as juré d’être mon amant.

MOPSA.—Tu me l’as juré bien davantage. Ainsi, où vas-tu donc ? Dis-moi, où ?

LE FILS DU BERGER.—Nous chanterons tout à l’heure cette chanson à notre aise.—Mon père et nos hôtes sont en conversation sérieuse, et il ne faut pas les troubler ; allons, apporte ta balle et suis-moi. Jeunes filles, j’achèterai pour vous deux.—Colporteur, ayons d’abord le premier choix.—Suivez-moi, mes belles.

AUTOLYCUS, à part.—Et vous payerez bien pour elles.

(Il chante.)

Voulez-vous acheter du ruban,

Ou de la dentelle pour votre pèlerine,

Ma jolie poulette, ma mignonne ?

Ou de la soie, ou du fil,

Quelques jolis colifichets pour votre tête,

Des plus beaux, des plus nouveaux, des plus élégants ?

Venez au colporteur ;

L’argent est un touche à tout

Qui fait sortir les marchandises de tout le monde.

(Le jeune berger, Dorcas et Mopsa sortent ensemble pour choisir et acheter ; Autolycus les suit.)

(Entre un valet.)

LE VALET.—Maître, il y a trois charretiers, trois bergers, trois chevriers, trois gardeurs de pourceaux qui se sont tous faits des hommes à poil : ils se nomment eux-mêmes des saltières[9], et ils ont une danse qui est, disent les filles, comme une galimafrée de gambades, parce qu’elles n’en sont pas ; mais elles ont elles-mêmes dans l’idée qu’elle plaira infiniment, pourvu qu’elle ne soit pas trop rude pour ceux qui ne connaissent que le jeu de boules.

LE BERGER.—Laisse-nous ; nous ne voulons point de leur danse ; on n’a déjà que trop folâtré ici.—Je sais, monsieur, que nous vous fatiguons.

POLIXÈNE.—Vous fatiguez ceux qui nous délassent ; je vous prie, voyons ces quatre trios de gardeurs de troupeaux.

LE VALET.—Il y en a trois d’entre eux, monsieur, qui, suivant ce qu’ils racontent, ont dansé devant le roi ; et le moins souple des trois ne saute pas moins de douze pieds et demi en carré.

LE BERGER.—Cesse ton babil ; puisque cela plaît à ces honnêtes gens, qu’ils viennent ; mais qu’ils se dépêchent.

LE VALET.—Hé ! ils sont à la porte, mon maître.

(Ici les douze satyres paraissent et exécutent leur danse.)

POLIXÈNE, à part.—Oh ! bon père, tu en sauras davantage dans la suite.—Cela n’a-t-il pas été trop loin ? —Il est temps de les séparer.—Le bonhomme est simple, il en dit long.—(A Florizel.) Eh bien ! beau berger, votre cœur est plein de quelque chose qui distrait votre âme du plaisir de la fête.—Vraiment, quand j’étais jeune et que je filais l’amour comme vous faites, j’avais coutume de charger ma belle de présents : j’aurais pillé le trésor de soie du colporteur, et l’aurais prodigué dans les mains de ma belle.—Vous l’avez laissé partir, et vous n’avez fait aucun marché avec lui. Si votre jeune fille allait l’interpréter mal, et prendre cet oubli pour un défaut d’amour ou de générosité, vous seriez fort embarrassé au moins pour la réponse, si vous tenez à conserver son attachement.

FLORIZEL.—Mon vieux monsieur, je sais qu’elle ne fait aucun cas de pareilles bagatelles. Les cadeaux qu’elle attend de moi sont emballés et enfermés dans mon cœur, dont je lui ai déjà fait don, mais que je ne lui ai pas encore livré. (A Perdita.) Ah ! écoute-moi prononcer le vœu de ma vie devant ce vieillard, qui, à ce qu’il semble, aima jadis : je prends ta main, cette main aussi douce que le duvet de la colombe, et aussi blanche qu’elle, ou que la dent d’un Éthiopien et la neige pure repoussée deux fois par le souffle impétueux du nord.

POLIXÈNE.—Que veut dire ceci ? Comme ce jeune berger semble laver avec complaisance cette main qui était déjà si blanche auparavant ! —Je vous ai interrompu.—Mais revenez à votre protestation : que j’entende votre promesse.

FLORIZEL.—Écoutez, et soyez-en témoin.

POLIXÈNE.—Et mon voisin aussi que voilà ?

FLORIZEL.—Et lui aussi, et d’autres que lui, et tous les hommes, la terre, les cieux et l’univers entier ; soyez tous témoins que, fussé-je couronné le plus grand monarque du monde et le plus puissant, fussé-je le plus beau jeune homme qui ai fait languir les yeux, eussé-je plus de force et de science que n’en ait jamais eu un mortel, je n’en ferais aucun cas sans son amour, que je les emploierais tous et les consacrerais tous à son service, ou les condamnerais à périr.

POLIXÈNE.—Belle offrande !

CAMILLO.—Qui montre une affection durable.

LE BERGER.—Mais vous, ma fille, en dites-vous autant pour lui ?

PERDITA.—Je ne puis m’exprimer aussi bien, pas à beaucoup près aussi bien, non, ni penser mieux ; je juge de la pureté de ses sentiments sur celle des miens.

LE BERGER.—Prenez-vous les mains, c’est un marché fait.—Et vous, amis inconnus, vous en rendrez témoignage ; je donne ma fille à ce jeune homme, et je veux que sa dot égale la fortune de son amant.

FLORIZEL.—Oh ! la dot de votre fille doit être ses vertus. Après une certaine mort, j’aurai plus de richesses que vous ne pouvez l’imaginer encore, assez pour exciter votre surprise ; mais, allons, unissons-nous en présence de ces témoins.

LE BERGER, à Florizel.—Allons, voire main.—Et vous, ma fille, la vôtre.

POLIXÈNE.—Arrêtez, berger ; un moment, je vous en conjure.—(A Florizel.) Avez-vous un père ?

FLORIZEL.—J’en ai un.—Mais que prétendez-vous ?

POLIXÈNE.—Sait-il ceci ?

FLORIZEL.—Il ne le sait pas et ne le saura jamais.

POLIXÈNE.—Il me semble pourtant qu’un père est l’hôte qui sied le mieux au festin des noces de son fils. Je vous prie, encore un mot : votre père n’est-il pas incapable de gouverner ses affaires ? n’est-il pas tombé en enfance par les années et les catarrhes de l’âge ? peut-il parler, entendre, distinguer un homme d’un autre, administrer son bien ? n’est-il pas toujours au lit, incapable de rien faire que ce qu’il faisait dans son enfance ?

FLORIZEL.—Non, mon bon monsieur, il est plein de santé, et il a même plus de forces que n’en ont la plupart des vieillards de son âge.

POLIXÈNE.—Par ma barbe blanche, si cela est, vous lui faites une injure qui ne sent pas trop la tendresse filiale : il est raisonnable que mon fils se choisisse lui-même une épouse ; mais il serait de bonne justice aussi que le père, à qui il ne reste plus d’autre joie que celle de voir une belle postérité, fût un peu consulté dans pareille affaire.

FLORIZEL.—Je vous accorde tout cela ; mais, mon vénérable monsieur, pour quelques autres raisons qu’il n’est pas à propos que vous sachiez, je ne donne pas connaissance de cette affaire à mon père.

POLIXÈNE.—Il faut qu’il en soit instruit.

FLORIZEL.—Il ne le sera point.

POLIXÈNE.—Je vous en prie, qu’il le soit.

FLORIZEL.—Non, il ne le faut pas.

LE BERGER.—Qu’il le soit, mon fils ; il n’aura aucun sujet d’être fâché, quand il viendra à connaître ton choix.

FLORIZEL.—Allons, allons, il ne doit pas en être instruit.—Soyez seulement témoins de notre union.

POLIXÈNE, se découvrant.—De votre divorce, mon jeune monsieur, que je n’ose pas appeler mon fils. Tu es trop vil pour être reconnu, toi, l’héritier d’un sceptre, et qui brigues ici une houlette.—(Au père.) Toi, vieux traître, je suis fâché de ne pouvoir, en te faisant pendre, abréger ta vie que d’une semaine.—(A Perdita.) Et toi, jeune et belle séductrice, tu dois à la fin connaître malgré toi le royal fou auquel tu t’es attaquée.

LE BERGER.—O mon cœur !

POLIXÈNE.—Je ferai déchirer ta beauté avec des ronces, et je rendrai ta figure plus grossière que ton état.—Quant à toi, jeune étourdi, si jamais je m’aperçois que tu oses seulement pousser un soupir de regret de ne plus voir cette petite créature (comme c’est bien mon intention que tu ne la revoies jamais), je te déclare incapable de me succéder, et je ne te reconnaîtrai pas plus pour être de notre sang et de notre famille, que ne l’est tout autre descendant de Deucalion. Souviens-toi de mes paroles, et suis-nous à la cour.—Toi, paysan, quoique tu aies mérité notre colère, nous t’affranchissons pour le présent de son coup mortel.—Et vous, enchanteresse, assez bonne pour un pâtre, oui, et pour lui aussi, car il se rendrait indigne de nous s’il ne s’agissait de notre honneur,—si jamais tu lui ouvres à l’avenir l’entrée de cette cabane, ou que tu entoures son corps de tes embrassements, j’inventerai une mort aussi cruelle pour toi que tu es délicate pour elle.

(Il sort.)

PERDITA.—Perdue sans ressources, en un instant ! Je n’ai pas été fort effrayée ; une ou deux fois j’ai été sur le point de lui répondre, et de lui dire nettement que le même soleil qui éclaire son palais ne cache point son visage à notre chaumière, et qu’il les voit du même œil. (A. Florizel.) Voulez-vous bien, monsieur, vous retirer ? Je vous ai bien dit ce qu’il adviendrait de tout cela. Je vous prie, prenez soin de vous ; ce songe que j’ai fait, j’en suis réveillée maintenant, et je ne veux plus jouer la reine en rien.—Mais je trairai mes brebis, et je pleurerai.

CAMILLO, au berger.—Eh bien ! bon père, comment vous trouvez-vous ? Parlez encore une fois avant de mourir.

LE BERGER.—Je ne peux ni parler, ni penser, et je n’ose pas savoir ce que je sais. (A Florizel.) Ah ! monsieur, vous avez perdu un homme de quatre-vingt-trois ans, qui croyait descendre en paix dans sa tombe ; oui, qui espérait mourir sur le lit où mon père est mort, et reposer auprès de ses honnêtes cendres ; mais maintenant quelque bourreau doit me revêtir de mon drap mortuaire, et me mettre dans un lieu où nul prêtre ne jettera de la poussière sur mon corps. (A Perdita.) O maudite misérable ! qui savais que c’était le prince, et qui as osé l’aventurer à unir ta foi à la sienne.—Je suis perdu ! je suis perdu ! Si je pouvais mourir en ce moment, j’aurais vécu pour mourir à l’instant où je le désire.

(Il sort.)

FLORIZEL, à Perdita.—Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Je ne suis qu’affligé, mais non pas effrayé. Je suis retardé, mais non changé. Ce que j’étais, je le suis encore. Plus on me retire en arrière, et plus je veux aller en avant : je ne suis pas mon lien avec répugnance.

CAMILLO.—Mon gracieux seigneur, vous connaissez le caractère de votre père. En ce moment il ne vous permettra aucune représentation ; et je présume que vous ne vous proposez pas de lui en faire ; il aurait aussi bien de la peine, je le crains, à soutenir votre vue ; ainsi, jusqu’à ce que la fureur de Sa Majesté se soit calmée, ne vous présentez pas devant lui.

FLORIZEL.—Je n’en ai pas l’intention. Vous êtes Camillo, je pense ?

CAMILLO.—Oui, seigneur.

PERDITA.—Combien de fois vous ai-je dit que cela arriverait ? Combien de fois vous ai-je dit que mes grandeurs finiraient dès qu’elles seraient connues ?

FLORIZEL.—Elles ne peuvent finir que par la violation de ma foi : et qu’alors la nature écrase les flancs de la terre l’un contre l’autre, qu’elle étouffe toutes les semences qu’elle renferme ! Lève les yeux.—Effacez-moi de votre succession, mon père ; mon héritage est mon amour.

CAMILLO.—Écoutez les conseils.

FLORIZEL.—Je les écoute ; mais ce sont ceux de mon amour ; si ma raison veut lui obéir, j’écoute la raison ; sinon, mes sens, préférant la folie, lui souhaitent la bienvenue.

CAMILLO.—C’est là du désespoir, seigneur.

FLORIZEL.—Appelez-le de ce nom, si vous voulez ; mais il remplit mon vœu ; je suis forcé de le croire vertu. Camillo, ni pour la Bohême, ni pour toutes les pompes qu’on y peut recueillir, ni pour tout ce que le soleil éclaire, tout ce que le sein de la terre contient, ou ce que la mer profonde cache dans ses abîmes ignorés, je ne violerai les serments que j’ai faits à cette beauté que j’aime. Ainsi, je vous prie, comme vous avez toujours été l’ami honoré de mon père, lorsqu’il aura perdu la trace de son fils (car je le jure, j’ai l’intention de ne plus le revoir), tempérez sa colère par vos sages conseils. La fortune et moi nous allons lutter ensemble à l’avenir. Voici ce que vous pouvez savoir et redire, que je me suis lancé à la mer avec celle que je ne puis conserver ici sur le rivage ; et, fort heureusement pour notre besoin, j’ai un vaisseau prêt à partir, qui n’était pas préparé pour ce dessein. Quant à la route que je veux tenir, il n’est d’aucun avantage pour vous de le savoir, ni d’aucun intérêt pour moi que vous puissiez le redire.

CAMILLO.—Ah ! seigneur, je voudrais que votre caractère fût plus docile aux avis, ou plus fort pour répondre à votre nécessité.

FLORIZEL.—Écoutez, Perdita. (A Camillo.) Je vais vous entendre tout à l’heure.

CAMILLO, à part.—Il est inébranlable : il est décidé à fuir. Maintenant je serais heureux si je pouvais faire servir son évasion à mon avantage ; le sauver du danger, lui prouver mon affection et mon respect ; et parvenir ainsi à revoir ma chère Sicile, et cet infortuné roi, mon maître, que j’ai si grande soif de revoir.

FLORIZEL.—Allons, cher Camillo, je suis chargé d’affaires si importantes que j’abjure toute cérémonie.

CAMILLO, se préparant à sortir.—Seigneur, je pense que vous avez entendu parler de mes faibles services, et de l’affection que j’ai toujours portée à votre père ?

FLORIZEL.—Vous avez bien mérité de lui ; c’est une musique pour mon père que de raconter vos services ; et il n’a pas négligé le soin de les récompenser suivant sa reconnaissance.

CAMILLO.—Eh bien ! seigneur, si vous avez la bonté de croire que j’aime le roi, et en lui ce qui lui tient de plus près, c’est-à-dire votre illustre personne, daignez vous laisser diriger par moi, si votre projet plus réfléchi et médité à loisir peut encore souffrir quelque changement. Sur mon honneur, je vous indiquerai un lieu où vous trouverez l’accueil qui convient à Votre Altesse ; où vous pourrez posséder librement votre amante (dont je vois que vous ne pouvez être séparé que par votre ruine, dont vous préserve le ciel !). Vous pourrez l’épouser, et par tous mes efforts, en votre absence je tâcherai d’apaiser le ressentiment de votre père, et de l’amener à approuver votre choix.

FLORIZEL.—Eh ! cher Camillo, comment pourrait s’accomplir cette espèce de miracle ? Apprenez-le-moi, afin que j’admire en vous quelque chose de plus qu’un homme, et qu’ensuite je puisse me fier à vous.

CAMILLO.—Avez-vous pensé à quelque lieu où vous vouliez aller ?

FLORIZEL.—Pas encore. Comme c’est un accident inopiné qui est coupable du parti violent que nous prenons, nous faisons de même profession d’être les esclaves du hasard et de l’impulsion de chaque vent qui souffle.

CAMILLO.—Écoutez-moi donc : voici ce que j’ai à vous dire.—Si vous ne voulez pas absolument changer de résolution, et que vous soyez résolu à cette fuite, faites voile vers la Sicile, et présentez-vous avec votre belle princesse (car je vois qu’elle doit l’être) devant Léontes. Elle sera vêtue comme il convient à la compagne de votre lit. Il me semble voir Léontes vous ouvrant affectueusement ses bras, vous accueillant par ses larmes, vous demandant pardon à vous, qui êtes le fils, comme à la personne même du père, baisant les mains de votre belle princesse, et son cœur partagé entre sa cruauté et sa tendresse, se reprochant l’une avec des malédictions et disant à l’autre de croître plus vite que le temps ou la pensée.

FLORIZEL.—Digne Camillo, quel prétexte donnerai-je à ma visite ?

CAMILLO.—Vous direz que vous êtes envoyé par le roi votre père, pour le saluer et lui donner des consolations. Je veux vous mettre par écrit, seigneur, la manière dont vous devez vous conduire avec lui, et ce que vous devez lui communiquer, comme de la part de votre père, des choses qui ne sont connues que de nous trois ; et ces instructions vous guideront dans ce que vous devrez dire à chaque audience, de sorte qu’il ne s’apercevra de rien, et qu’il croira que vous avez toute la confiance de votre père, et que vous lui révélez son cœur tout entier.

FLORIZEL.—Je vous suis obligé, cette idée a de la sève.

CAMILLO.—C’est une marche qui promet mieux que de vous dévouer inconsidérément à des mers infréquentées, à des rivages inconnus, avec la certitude de rencontrer une foule de misères, sans aucun espoir de secours ; pour sortir d’une infortune, afin d’être assailli par une autre ; n’ayant rien de certain que vos ancres, qui ne peuvent vous rendre de meilleur service que celui de vous fixer dans des lieux où vous serez fâché d’être. D’ailleurs, vous le savez, la prospérité est le plus sûr lien de l’amour ; l’affliction altère à la fois la fraîcheur et le cœur.

PERDITA.—L’un des deux est vrai ; je pense que l’adversité peut flétrir les joues, mais elle ne peut atteindre le cœur.

CAMILLO.—Oui-da ! dites-vous cela ? il ne sera point né dans la maison de votre père, depuis sept années, une autre fille comparable à vous.

FLORIZEL.—Mon cher Camillo, elle est autant en avant de son éducation, qu’elle est en arrière par la naissance.

CAMILLO.—Je ne puis dire qu’il soit dommage qu’elle manque d’instruction ; car elle me paraît être la maîtresse de la plupart de ceux qui instruisent les autres.

PERDITA.—Pardonnez, monsieur, ma rougeur vous exprimera mes remerciements.

FLORIZEL.—Charmante Perdita ! —Mais, sur quelles épines nous sommes placés ! Camillo, vous, le sauveur de mon père, et maintenant le mien, le médecin de notre maison, comment ferons-nous ? Nous ne sommes pas équipés comme doit l’être le fils du roi de Bohême, et nous ne pourrons pas paraître en Sicile…

CAMILLO.—Seigneur, n’ayez point d’inquiétude là-dessus. Vous savez, je crois, que toute ma fortune est située dans cette île ; ce sera mon soin que vous soyez entretenu en prince, comme si le rôle que vous devez jouer était le mien. Et, seigneur, comme preuve que vous ne pourrez manquer de rien… un mot ensemble.

(Ils se parlent à l’écart.)

(Entre Autolycus.)

AUTOLYCUS.—Ah ! quelle dupe que l’honnêteté ! et que la confiance, sa sœur inséparable, est une sotte fille ! J’ai vendu toute ma drogue : il ne me reste pas une pierre fausse, pas un ruban, pas un miroir, pas une boule de parfums, ni bijou, ni tablettes, ni ballade, ni couteau, ni lacet, ni gants, ni ruban de soulier, ni bracelet, ni anneau de corne ; pour empêcher ma balle de jeûner, ils sont accourus, à qui achèterait le premier, comme si mes bagatelles avaient été bénies et pouvaient procurer la bénédiction du ciel à l’acheteur : par ce moyen, j’ai observé ceux dont la bourse avait la meilleure mine, et ce que j’ai vu, je m’en suis souvenu pour mon profit. Mon paysan, à qui il ne manque que bien peu de chose pour être un homme raisonnable, est devenu si amoureux des chansons des filles, qu’il n’a pas voulu bouger un pied qu’il n’ait eu l’air et les paroles ; ce qui m’a si bien attiré le reste du troupeau, que tous leurs autres sens s’étaient fixés dans leurs oreilles : vous auriez pu pincer un jupon, sans qu’il l’eût senti : ce n’était rien que de dépouiller un gousset de sa bourse : j’aurais enfilé toutes les clefs qui pendaient aux chaînes ; on n’entendait, on ne sentait que la chanson de mon monsieur, et on n’admirait que cette niaiserie. En sorte que, pendant cette léthargie, j’ai escamoté et coupé la plupart de leurs bourses de fête ; si le vieux berger n’était pas venu avec ses cris contre sa fille et le fils du roi, s’il n’eût pas chassé nos corneilles loin de la balle de blé, je n’eusse pas laissé une bourse en vie dans toute l’assemblée.

(Camille, Florizel et Perdita s’avancent.)

CAMILLO.—Oui, mais mes lettres qui, par ce moyen, seront rendues en Sicile aussitôt que vous y arriverez, éclairciront ce doute.

FLORIZEL.—Et celles que vous vous procurerez de la part du roi Léontes…

CAMILLO.—Satisferont votre père.

PERDITA.—Soyez à jamais heureux ! Tout ce que vous dites a belle apparence.

CAMILLO, apercevant Autolycus.—Quel est cet homme qui se trouve là ? —Nous en ferons notre instrument ; ne négligeons rien de ce qui peut nous aider.

AUTOLYCUS, à part.—S’ils m’ont entendu tout à l’heure !…—Allons, la potence.

CAMILLO.—Hé ! vous voilà, mon ami ? Pourquoi trembles-tu ainsi ? Ne craignez personne : on ne veut pas vous faire du mal.

AUTOLYCUS.—Je suis un pauvre malheureux, monsieur.

CAMILLO.—Eh bien ! continue de l’être à ton aise ; il n’y a personne ici qui veuille te voler cela ; cependant, nous pouvons te proposer un échange avec l’extérieur de ta pauvreté ; en conséquence, déshabille-toi à l’instant : tu dois penser qu’il y a quelque nécessité pour cela ; change d’habit avec cet honnête homme. Quoique le marché soit à son désavantage, cependant sois sûr qu’il y a encore quelque chose par-dessus le marché.

AUTOLYCUS.—Je suis un pauvre malheureux, monsieur. (À part.) Je vous connais de reste.

CAMILLO.—Allons, je t’en prie, dépêche : ce monsieur est déjà à demi-déshabillé.

AUTOLYCUS.—Parlez-vous sérieusement, monsieur ? —(À part.) Je soupçonne le jeu de tout ceci.

FLORIZEL.—Dépêche-toi donc, je t’en prie.

AUTOLYCUS.—En vérité, j’ai déjà des gages, mais en conscience je ne puis prendre cet habit.

CAMILLO.—Allons, dénoue, dénoue. (A Perdita.) Heureuse amante, que ma prophétie s’accomplisse pour vous ! —Il faut vous retirer sous quelque abri ; prenez le chapeau de votre amant et enfoncez-le sur vos sourcils : cachez votre figure. Déshabillez-vous et déguisez autant que vous le pourrez tout ce qui pourrait vous faire reconnaître, afin que vous puissiez (car je crains pour vous les regards) gagner le vaisseau sans être découverte.

PERDITA.—Je vois que la pièce est arrangée de façon qu’il faut que j’y fasse un rôle.

CAMILLO.—Il n’y a point de remède. (A Florizel.) Eh bien ! avez-vous fini ?

FLORIZEL.—Si je rencontrais mon père à présent, il ne m’appellerait pas son fils.

CAMILLO.—Allons, vous ne garderez point de chapeau.—Venez, madame, venez.—(A Autolycus.) Adieu, mon ami.

AUTOLYCUS.—Adieu, monsieur.

FLORIZEL.—O Perdita ! ce que nous avons oublié tous deux ! —Je vous prie, un mot.

CAMILLO, à part.—Ce que je vais faire d’abord, ce sera d’informer le roi de cette évasion et du lieu où ils se rendent, où j’ai l’espérance que je viendrai à bout de le déterminer à les suivre ; et je l’accompagnerai et reverrai la Sicile, que j’ai un désir de femme de revoir.

FLORIZEL.—Que la fortune nous accompagne ! Ainsi donc, nous allons gagner le rivage, Camillo ?

CAMILLO.—Le plus tôt sera le mieux.

(Florizel, Perdita et Camillo sortent.)

AUTOLYCUS seul.—Je conçois l’affaire, je l’entends ; avoir l’oreille fine, l’œil vif et la main légère sont des qualités nécessaires pour un coupeur de bourses. Il est besoin aussi d’un bon nez, afin de flairer de l’ouvrage pour les autres sens. Je vois que voici le moment où un malhonnête homme peut faire son chemin. Quel échange aurais-je fait s’il n’y avait pas eu de l’or par-dessus le marché ? Mais aussi combien ai-je gagné ici avec cet échange ? Sûrement les dieux sont d’intelligence avec nous cette année, et nous pouvons faire tout ce que nous voulons ex tempore. Le prince lui-même est à l’œuvre pour une mauvaise action en s’évadant de chez son père et traînant son entrave à ses talons. Si je savais que ce ne fût pas un tour honnête que d’en informer le roi, je le ferais : mais je tiens qu’il y a plus de coquinerie à tenir la chose secrète, et je reste fidèle à ma profession. (Entrent le berger et son fils.) Tenons-nous à l’écart, à l’écart. Voici encore matière pour une cervelle chaude. Chaque coin de rue, chaque église, chaque boutique, chaque cour de justice, chaque pendaison procure de l’occupation à un homme vigilant.

LE FILS DU BERGER.—Voyez, voyez, quel homme vous êtes à présent ! Il n’y a pas d’autre parti que d’aller déclarer au roi qu’elle est un enfant changé au berceau, et point du tout de votre chair et de votre sang.

LE BERGER.—Mais, écoute-moi.

LE FILS.—Mais, écoutez-moi.

LE BERGER.—Allons, continue donc.

LE FILS.—Dès qu’elle n’est point de votre chair et de votre sang, votre chair et votre sang n’ont point offensé le roi ; et alors votre chair et votre sang ne doivent pas être punis par lui. Montrez ces effets que vous avez trouvés autour d’elle, ces choses secrètes, tout, excepté ce qu’elle a sur elle ; et cela une fois fait, laissez siffler la loi, je vous le garantis.

LE BERGER.—Je dirai tout au roi ; oui, chaque mot, et les folies de son fils aussi, qui, je puis bien le dire, n’est point un honnête homme, ni envers son père, ni envers moi, d’aller se jouer à me faire le beau-frère du roi.

LE FILS.—En effet, beau-frère était le degré le plus éloigné auquel vous pussiez parvenir, et alors votre sang serait devenu plus cher je ne sais pas de combien l’once.

AUTOLYCUS, toujours à l’écart.—Bien dit… Idiot !

LE BERGER.—Allons, allons trouver le roi : il y a dans le petit paquet de quoi lui faire se gratter la barbe.

AUTOLYCUS.—Je ne vois pas trop quel obstacle cette plainte peut mettre à l’évasion de mon maître.

LE FILS.—Priez le ciel qu’il soit au palais.

AUTOLYCUS.—Quoique je ne sois pas honnête de mon naturel, je le suis cependant quelquefois par hasard.—Mettons dans ma poche cette barbe de colporteur. (Il s’avance auprès des deux bergers.) Eh bien ! villageois, où allez-vous ainsi ?

LE BERGER.—Au palais, si Votre Seigneurie le permet.

AUTOLYCUS.—Vos affaires, là, quelles sont-elles ? Avec qui ? Déclarez-moi ce que c’est que ce paquet, le lieu de votre demeure, vos noms, vos âges, votre avoir, votre éducation, en un mot tout ce qu’il importe qui soit connu ?

LE FILS.—Nous ne sommes que des gens tout unis, monsieur.

AUTOLYCUS.—Mensonge ! Vous êtes rudes et couverts de poil. Ne vous avisez pas de mentir : cela ne convient à personne qu’à des marchands, et ils nous donnent souvent un démenti à nous autres soldats ; mais nous les en payons en monnaie de bonne empreinte et nullement en fer homicide. Ainsi, ils ne nous donnent pas un démenti.

LE FILS.—Votre Seigneurie avait tout l’air de nous en donner si elle ne s’était pas prise sur le fait.

LE BERGER.—Êtes-vous un courtisan, monsieur, s’il vous plaît ?

AUTOLYCUS.—Que cela me plaise ou non, je suis un courtisan ; est-ce que tu ne vois pas un air de cour dans cette tournure de bras ? Est-ce que ma démarche n’a pas en elle la cadence de cour ? Ton nez ne reçoit-il pas de mon individu une odeur de cour ? Est-ce que je ne réfléchis pas sur ta bassesse un mépris de cour ? Crois-tu que, parce que je veux développer, démêler ton affaire, pour cela je ne suis pas un courtisan ? Je suis un courtisan de pied en cap et un homme qui fera avancer ou reculer ton affaire ; en conséquence de quoi je te commande de me déclarer ton affaire.

LE BERGER.—Mon affaire, monsieur, s’adresse au roi.

AUTOLYCUS.—Quel avocat as-tu auprès de lui ?

LE BERGER.—Je n’en connais point, monsieur, sous votre bon plaisir.

LE FILS.—Avocat est un terme de cour pour signifier un faisan. Dites que vous n’en avez pas.

LE BERGER.—Aucun, monsieur. Je n’ai point de faisan, ni coq, ni poule.

AUTOLYCUS, à haute voix.—Que nous sommes heureux, pourtant, de n’être pas de simples gens ! Et pourtant la nature aurait pu me faire ce qu’ils sont ; ainsi je ne veux pas les dédaigner.

LE FILS.—Ce ne peut être qu’un grand courtisan.

LE BERGER.—Ses habits sont riches, mais il ne les porte pas avec grâce.

LE FILS.—Il me paraît à moi d’autant plus noble qu’il est plus bizarre : c’est un homme important, je le garantis, je le reconnais à ce qu’il se cure les dents[10].

AUTOLYCUS.—Et ce paquet, qu’y a-t-il dans ce paquet ? Pourquoi ce coffre ?

LE BERGER.—Monsieur, il y a dans ce paquet et cette boîte des secrets qui ne doivent être connus que du roi, et qu’il va apprendre avant une heure, si je peux parvenir à lui parler.

AUTOLYCUS.—Vieillard, tu as perdu tes peines.

LE BERGER.—Pourquoi, monsieur ?

AUTOLYCUS.—Le roi n’est point au palais ; il est allé à bord d’un vaisseau neuf pour purger sa mélancolie et prendre l’air : car, si tu peux comprendre les choses sérieuses, il faut que tu saches que le roi est dans le chagrin.

LE BERGER.—On le dit, monsieur, à l’occasion de son fils, qui voulait se marier à la fille d’un berger.

AUTOLYCUS.—Si ce berger n’est pas dans les fers, qu’il fuie promptement ; les malédictions qu’il aura, les tortures qu’on lui fera souffrir, briseront le dos d’un homme et le cœur d’un monstre.

LE FILS.—Le croyez-vous, monsieur ?

AUTOLYCUS.—Et ce ne sera pas seulement lui qui souffrira tout ce que l’imagination peut inventer de fâcheux et la vengeance d’amer, mais aussi ses parents, quand ils seraient éloignés jusqu’au cinquantième degré, tous tomberont sous la main du bourreau. Et quoique ce soit une grande pitié, cependant c’est nécessaire. Un vieux maraud de gardien de brebis, un entremetteur de béliers, consentir que sa fille s’élève jusqu’à la majesté royale ! Quelques-uns disent qu’il sera lapidé, mais moi je dis que c’est une mort trop douce pour lui : porter notre trône dans un parc à moutons ! Il n’y a pas assez de morts, la plus cruelle est trop aisée.

LE FILS.—Ce vieux berger a-t-il un fils, monsieur ? l’avez-vous entendu dire, s’il vous plaît, monsieur ?

AUTOLYCUS.—Il a un fils qui sera écorché vif ; ensuite, enduit partout de miel et placé à l’entrée d’un nid de guêpes, pour rester là jusqu’à ce qu’il soit aux trois quarts et demi mort ; ensuite on le fera revenir avec de l’eau-de-vie ou quelque autre liqueur forte ; alors tout au vif qu’il sera, et dans le jour prédit par l’almanach, il sera placé contre un mur de briques aux regards brûlants du soleil du midi, qui le regardera jusqu’à ce qu’il périsse sous la piqûre des mouches. Mais pourquoi nous amuser à parler de misérables traîtres ? Il ne faut que rire de leurs maux, leurs crimes étant si grands. Dites-moi, car vous me paraissez de bonnes gens bien simples, ce que vous voulez au roi. Si vous me marquez comme il faut votre considération pour moi, je vous conduirai au vaisseau où il est, je vous présenterai à Sa Majesté, je lui parlerai à l’oreille en votre faveur ; et s’il est quelqu’un auprès du roi qui puisse vous faire accorder votre demande, vous voyez un homme qui le fera.

LE FILS.—Il paraît un homme d’un grand crédit ; accordez-vous avec lui, donnez-lui de l’or ; et quoique l’autorité soit un ours féroce, cependant, avec de l’or, on la mène souvent par le nez. Montrez le dedans de votre bourse au dehors de votre main, et sans plus tarder. Souvenez-vous, lapidé et écorché vif.

LE BERGER.—S’il vous plaisait, monsieur, de vous charger de l’affaire pour nous, voici de l’or que j’ai sur moi ; je vous promets encore autant, et je vous laisserai ce jeune homme en gage jusqu’à ce que je vous le rapporte.

AUTOLYCUS.—Après que j’aurai fait ce que j’ai promis ?

LE BERGER.—Oui, monsieur.

AUTOLYCUS.—Allons, donnez-m’en la moitié.—Êtes-vous personnellement intéressé dans cette affaire ?

LE FILS.—En quelque façon, monsieur ; mais, quoique ma situation soit assez triste, j’espère que je ne serai pas écorché vif pour cela.

AUTOLYCUS.—Oh ! c’est le cas du fils du berger. Au diable si on n’en fait pas un exemple.

LE FILS, à son père.—Du courage, prenez courage ; il faut que nous allions trouver le roi, et lui montrer les choses étranges que nous avons à faire voir ; il faut qu’il sache qu’elle n’est point du tout votre fille, ni ma sœur, autrement nous sommes perdus. (A Autolycus.) Monsieur, je vous donnerai autant que ce vieillard quand l’affaire sera terminée ; et je resterai, comme il vous le dit, votre otage, jusqu’à ce que l’or vous ait été apporté.

AUTOLYCUS.—Je m’en rapporte à vous ; marchez devant vers le rivage ; prenez sur la droite. Je ne ferai que regarder par-dessus la haie, et je vous suis.

LE FILS.—Nous sommes bien heureux d’avoir trouvé cet homme, je puis le dire, bien heureux.

LE BERGER.—Marchons devant, comme il nous l’ordonne ; la Providence nous l’a envoyé pour nous faire du bien.

(Le berger et son fils s’en vont.)

AUTOLYCUS, seul.—Quand j’aurais envie d’être honnête homme, la fortune ne le souffrirait pas ; elle me fait tomber le butin dans la bouche ; elle me gratifie en ce moment d’une double occasion : de l’or, et le moyen de rendre service au prince mon maître ; et qui sait combien cela peut servir à mon avancement ? Je vais lui conduire à bord ces deux taupes, ces deux aveugles : s’il juge à propos de les remettre sur le rivage, et que la plainte qu’ils veulent présenter au roi ne l’intéresse en rien, qu’il me traite s’il le veut de coquin, pour être si officieux ; je suis à toute épreuve contre ce titre, et contre la honte qui peut y être attachée. Je vais les lui présenter ; cela peut être important.

(Il sort.)


FIN DU QUATRIÈME ACTE.

  1. Il y a sans doute ici une antithèse entre les mots red et pale, rouge et pâle : mais pale, par l’arrangement des mots, n’est pas adjectif comme l’a cru Letourneur, et veut dire le giron ; winter’s pale, le giron de l’hiver, les domaines de l’hiver.
  2. Aunt, dans le jargon des mauvais lieux, voulait dire la maîtresse de la maison.
  3. La rue était appelée l’herbe de grâce, et le romarin l’herbe du souvenir. On portait du romarin aux funérailles. On croyait jadis que cette plante fortifiait la mémoire.
  4. Noms de chansons de rondes anciennes.
  5. Autres titres de chansons.
  6. Points, pointes et points.
  7. By the grosse ; si la traduction du mot est un peu hasardée, la pensée est juste.
  8. Espèce de drap dont les Arlésiennes font encore des cotillons un peu lourds pour le climat.
  9. Saltières pour satyres.
  10. Manière de petit-maître, du temps de Shakspeare.