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Le Conte de l’Archer/Chapitre I

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I

Comment l’archer Bignolet fut élevé par ses parents dans le goût du noble métier des armes.



C’est un beau pays que celui de Touraine, où, autrefois comme aujourd’hui, les braves gens aimaient à humer à même au pot, pendant les chaudes journées d’août, sous l’ombre des grands arbres, égayés par la claire musique des grillons, non pas seuls au moins, mais par couples amoureux, et chacun tenant sa chacune enlacée. Ainsi passaient-ils joyeusement la canicule, sous le règne du bon roi Louis le Onzième, dont Dieu ait l’âme, à moins que le diable ne l’ait réclamée comme sienne. Ah ! le vieil hypocrite roi que la dévotion n’empêchait de faire mille villenies et cruautés ! Mais il n’en eût pas fallu parler ainsi devant maître Guillaume Bignolet, tanneur de son état, lequel exerçait sa puante industrie dans la bonne ville de Chinon, non plus que devant sa femme Mathurine, une robuste commère aux cheveux flambants comme un feu de la Saint-Jean. Car tous deux aimaient fort ce prince cauteleux, pour ce qu’il abattait l’orgueil de la noblesse et encageait les cardinaux comme de simples dindons. Il les fallait entendre discourir sur les mérites de ce monarque, les soirs d’hiver, en mangeant des châtaignes qu’ils arrosaient de vin blanc de la contrée, lequel est bien le plus traître gaillard que je connaisse, et vous heurte la tête comme le maillet de fer dont on abat les bœufs.

En quoi ils étaient constamment contredits par le voisin Mathieu Clignebourde, lequel aimait fort médire du gouvernement, étant de ceux qui croient que les gouvernements ont été institués pour le bonheur des peuples et non des gouvernants.

Mais ce Mathieu Clignebourde avait l’humeur aigrie, non pas au moins de ce qu’il avait la douleur d’être veuf, mais, bien au contraire, de ce qu’il ne l’avait pas été assez tôt, ayant été cornifié comme pas un par dame Clignebourde ; et quand je dis : comme pas un ! vous devinez ce que pouvait être son cas. Ajoutez qu’avant d’exhaler son âme trompeuse dame Clignebourde l’avait pourvu d’une fille qui lui était à grand embarras. Car ce n’est pas une chose aisée pour un homme d’élever une jeune vierge dans le culte des pudiques vertus. Ce sont fleurs délicates qui veulent être maternellement arrosées. Et pourtant Isabeau — c’était le nom de la petite — était bien la plus gracieuse enfant du monde, blonde comme un rayon de miel, blanche comme une fleur de froment, avec deux yeux comme des bluets des champs et une bouche toute pareille à une fraise mûrissante ; douce avec cela comme un petit mouton, et nonobstant malicieuse à ses heures, ayant, en un mot, tout ce qu’il faut pour devenir une vraie femme et faire damner beaucoup d’amoureux. Car vous avez bien remarqué comme moi que, chez la femme, ce sont les qualités surtout qui servent à nous faire enrager.

Et Bignolet, me direz-vous, n’avait-il donc pas aussi une lignée ?

Si fait, mes petits compères, et à tel point que son fils Tristan sera précisément le héros de cette histoire. Ce Tristan, qui avait juste quatre ans de plus qu’Isabeau, était d’ailleurs infiniment moins joli. D’aucuns même le trouvaient laid, comme si les hommes pouvaient l’être ! J’entends par là qu’à mon avis ils le sont tous également. Il faut même avouer que le jour où Dieu les fit à son image il n’était certainement pas en beauté.

Mais comme on ne saurait discuter des goûts, ainsi que le dit fort sagement un proverbe, je vais vous faire son portrait fidèle, vous laissant le droit de vous faire ensuite du modèle une idée aussi séduisante qu’il vous plaira. Donc il était fluet et rougeaud, avec un grand nez pointu par le milieu du visage, deux petits yeux qu’on eût dit faits à la vrille et une grande bouche dont la pointe de ses oreilles était constamment menacée. Sa chevelure plate, et de la couleur des blés salis par une pluie d’orage, lui pendait des deux côtés de la tête, sans friser aucunement. Il avait les mains épaisses pour son âge, et ses pieds étroits dessinaient des promontoires dans la poussière. Si tel est votre type apollonien, ne vous gênez pas pour moi. Car je suis de l’avis de ce sage qui disait souvent :

« Les femmes, je les regarde sans les écouter, et les hommes, je les écoute sans les regarder. »

Ce qui est, de vous à moi, une excellente maxime.

Pour ce qui est du moral, c’est autre chose et j’y regarde de fort près, avec mes meilleures lunettes. Je puis donc vous assurer que celui de notre Tristan valait mieux que son fâcheux physique. Non point qu’il fût d’une remarquable intelligence : il était, au contraire, plutôt borné et disposé à se demander pourquoi deux et deux font quatre. Non pas qu’il fût hardi et courageux : c’était, au contraire, un franc poltron et qui avait peur même de son ombre. Non pas qu’il eût de la repartie : il n’avait pas son pareil pour demeurer bêtement la bouche ouverte quand il s’agissait de faire rire le monde, comme c’est le devoir de tout bon Tourangeau.

Eh bien alors ?

Eh bien, il avait une qualité maîtresse et qui, pour moi, tient lieu de toutes les autres. Il avait une âme vraiment sensible et compatissante et ouverte à toutes les choses de la tendresse. Il aimait les animaux comme des frères, ce qui n’est pas toujours, au demeurant, bien flatteur pour ceux-ci, mais part d’un bon naturel. Jamais on ne le devait voir poursuivre les chiens errants avec des pierres, fouetter les chevaux au repos pour les faire bondir, ni, comme les garçonnets plus âgés que lui, tendre des pipeaux sous les branchages pour y arrêter les ailes douloureuses des oiseaux. Bien au contraire, il avait des pitiés exquises pour tous les êtres, voire même pour les choses de la nature, devinant que les fleurs souffrent aussi quand on les meurtrit et que les chênes pleurent de vraies larmes sous la cognée.

C’était, vous le voyez, une façon de poète, aimant à rêver aux étoiles par les belles nuits d’été, et bien fait pour inspirer plus tard aux femmes l’envie de le faire souffrir.

Aussi les parents n’ayant jamais eu leurs pareils pour assortir les destinées de leurs enfants à leur naturelle vocation, Guillaume Bignolet et sa légitime épouse Mathurine avaient-ils résolu que Tristan serait homme d’armes toujours prêt à verser le sang pour le service du Roi. Le tanneur était impitoyable sur ce point. Il ne pouvait rencontrer un homme de guerre, dans quelque hameau, le long de quelque rivière bleue, sans lui toper dans la main en lui disant :

— J’ai un fils qui sera un gaillard comme vous !

Et si l’homme d’armes avait le malheur de répondre :

— Le métier est rude, compère, et beaucoup y laissent leur peau.

— C’est ce qui m’en plaît, morbleu ! répliquait Guillaume, c’est ce qui m’en plaît. Il ne serait pas à faire que ma femme Mathurine eût mis au monde une poule mouillée !

Non pas que cet homme fût mauvais père, mais il aimait tant son Roi, depuis que celui-ci avait mis La Balue en épinette et arrosé du sang de leur père les fils du traître Nemours, qu’il entendait que son fils le servît, une bonne dague au flanc et une arbalète au poing.

Aussi, tout petit, avait-il habillé déjà Tristan en archer, l’affublant d’une façon de bonnet à la Pâris, affinant les maigres jambes de son fils dans des maillots qui en trahissaient les callosités peu harmonieuses et les faisaient pareilles à des sarments de vigne, lui pendant un petit arc sur le dos, ce qui était sans inconvénient, d’ailleurs, personne n’ayant envie de le prendre pour l’Amour. Ainsi costumé, le pauvre petit diable était absolument grotesque, et la délicieuse Isabeau, qui n’était pas pourtant plus haute en ce temps-là qu’un lis en sa floraison, ne se faisait-elle pas faute de lui rire aux talons, de son rire clair de fillette.

Ne croyez pas, au moins, que Tristan en voulût de cela à la mignonne. Tout au contraire adorait-il la gente fille de Mathieu Clignebourde pour cela surtout qu’elle était railleuse à son endroit. Car il devait être, un jour, de ceux qui n’ont plus grande félicité que de recevoir mille tortures de la femme, estimant que tout ce qui vient de celle qu’on adore est doux au cœur. Beaucoup sont ainsi que je me garde bien de blâmer, car si c’est une naturelle loi que les filles d’Ève aiment à faire souffrir, il faut bien que les fils d’Adam trouvent, par contre, quelque joie à endurer leurs mauvais traitements. Socrate lui-même, le philosophe, qui est réputé pour un grand sage, ne demeurait-il pas auprès de Xantippe dont l’unique souci était de le faire enrager ? Non seulement il demeurait auprès d’elle, mais il lui était au fond plein de reconnaissance.

Imaginez, en effet, que Xantippe eût disparu de sa vie. Que devenait la légendaire renommée de patience qui attirait autour de lui tous les jeunes hommes soucieux de se perfectionner dans la pratique des vertus ? Elle s’en allait en même temps, et le pauvre Socrate, dépouillé de son plus grand mérite, au lieu de tenir chez lui une véritable académie où Alcibiade venait l’entendre avec un chien sans queue, en eût été réduit à courir les cachets, par la ville d’Athènes, comme un misérable pédant.

Mais je m’en veux d’avoir rapproché le nom de cette mégère de celui d’Isabeau, comme si l’image d’un hibou pouvait être projetée sur la muraille par l’ombre du vol d’une tourterelle. Il demeure acquis que le sourire est un des charmes de la femme et que celui-ci n’est jamais plus charmant que lorsqu’il recèle quelque malice, comme l’épanouissement de la rose qui n’est jamais si complet que lorsqu’une abeille dorée au dard aigu est cachée dans son cœur.

À cela près qu’elle le trouvait risible pour la longueur de son nez et l’étrange aspect de son déguisement, Isabeau aimait d’ailleurs aussi beaucoup son petit camarade. Ils allaient ensemble par les bois, aux belles journées de printemps, têtes nues et leurs petites mains tendues vers les premiers lilas. Quand Isabeau en souhaitait une branche, Tristan, malgré qu’il eût une horrible peur de se laisser choir, grimpait dans le feuillage et la lui rapportait. Et ce n’était pas seulement la terreur de la chute qu’il affrontait en se conduisant avec cette galanterie, mais aussi le courroux de dame Mathurine, sa mère, qui ne manquait pas de le fesser en conscience quand il lui rapportait, comme tout exprès pour l’y inviter, son haut-de-chausse ouvert par quelque large déchirure. Après quoi, elle réparait l’étoffe du bout de ses doigts agiles. Car c’était une personne entendue en ménage que la femme du tanneur Guillaume Bignolet. Il advint même, un jour, qu’en opérant cette restauration de la culotte de son fils, elle y enferma dans la doublure un hanneton vivant qui s’y était glissé pendant l’escalade des lilas. Le pauvre Tristan fut torturé, deux jours pleins, par cette imprudente bête qui le chatouillait terriblement avec ses pattes aux extrémités velues. Et comme par bonté d’âme il se refusait à l’écraser, il renonça à s’asseoir durant tout ce temps-là, attendant que l’animal fût trépassé de sa belle mort, comme disent les nigauds. Car, de vous à moi, il n’est pas de mort qui soit belle.

C’était, au moins, l’avis de frère Étienne Le Barbu, un docte moine qui fréquentait chez le tanneur et son ami Clignebourde, ne souffrant pas qu’on mangeât chez l’un ou chez l’autre quelque volaille dodue ou quelque savoureuse carpe sans qu’il en vînt prendre sa part, non sans la mouiller de quelque vin généreux tiré à quelque tonneau de choix. Car c’était, je vous jure, un bon vivant que ce frère Étienne, au moins pour ce qui est de la chère lie. Car pour ce qui est des autres joies de la vie, et non des moindres, il ne semblait en avoir plus souci qu’un âne bridé d’un bouquet de roses. Aussi le tanneur Bignolet avait-il coutume de dire :

— Ce que j’aime particulièrement dans cet homme de Dieu, c’est qu’on le peut recevoir dans les honnêtes familles, sans y craindre pour la sécurité des poules et poulettes. Il aime trop bien manger pour penser à mal.

— L’un n’empêche l’autre, ne manquait de répondre le sceptique Clignebourde uniquement par esprit de contradiction. Car lui aussi croyait, au fond, à la haute vertu du frocard.

Et tous deux ne manquaient de le consulter sur toutes les choses de la vie, outre que le tanneur l’avait chargé d’instruire son fils Tristan dans ce qu’il faut de belles-lettres pour ne point paraître un sot dans la société des hommes d’armes, ce qui, j’imagine, ne doit pas être beaucoup.

Il fallait entendre converser nos trois compères, après boire, sur l’avenir des enfants, tandis que dame Mathurine faisait tourner son rouet, du bout de son pied, sous la flamme vacillante des chandelles.

— Ce garçon n’a de vocation que pour le mariage, répétait souvent Mathieu Clignebourde, qui songeait à l’établissement lointain d’Isabeau et savait que le tanneur avait amassé de beaux écus à racler les peaux de bêtes dans les cuves nauséabondes.

— Un soldat du Roi ne se marie point, ripostait péremptoirement celui-ci. Le commerce des femmes amollit les âmes, et je ne sais de pire malheur pour qui souhaite d’être un héros que d’être affublé de quelqu’une de ces coquines-là.

— Je vous remercie, mon ami, soupirait doucement Mathurine en renouvelant le chanvre de son fuseau.

— J’en suis pour ce que j’ai dit, ma mie, reprenait Guillaume. Assurément vous me rendez fort heureux et il n’est reproche au monde que j’aie à vous faire. Vous êtes une femme parfaite, Mathurine ; n’empêche que si feu mon père, au lieu de vous demander au vôtre qui ne consentit qu’à la condition que je prendrais aussi son commerce, m’eût laissé libre d’agir à ma guise, je serais peut-être aujourd’hui capitaine d’archers, après mille actions d’éclat dont je me sentais fort capable.

— À moins que vous n’eussiez eu le ventre percé de quelque flèche aiguë, interrompait enfin frère Étienne, ce qui est la chose la plus malsaine que je sache au monde.

— Une telle mort vaut mieux qu’une longue vie ! répliquait l’héroïque Bignolet, en se frappant le ventre comme pour y entrer soi-même un javelot.

— Vous blasphémez, mon ami, s’écriait dame Mathurine en demeurant un pied en l’air sur la pédale de son rouet.

— Il est fou ! grommelait Clignebourde.

— Permettez, concluait le frère Étienne. Il est convenu que ce terrestre monde est une vallée de larmes où nous ne saurions trop pleurer nos péchés pour faire notre salut. Mais le Seigneur, qui est tout miséricorde, comme vous le savez, a permis que cette vallée fût fertile en froment, en vigne, en fruits savoureux et en mille autres choses avenantes dont le but évident est de nous en faire supporter l’exil avec patience. Tant qu’il se fera de bon vin sur nos coteaux, que dans nos basses-cours des oies attendront les marrons d’automne, et, sur nos toits, les pigeons les petits pois d’avril, je n’estimerai pas qu’il soit pressé de s’en aller dans quelque autre lieu où l’on mange et l’on boit peut-être infiniment moins bien qu’ici, à moins que l’on n’y mange et boive nullement. Car


vous n’ignorez pas que les purs esprits dédaignent ces misères, en quoi je les désapprouve formellement. J’ai toujours prié le grand saint mon patron, qui fut si méchamment lapidé pour son attachement à sa foi, de me faire mourir seulement la veille de la résurrection des corps, afin que je ne demeure pas plus de vingt-quatre heures sans me rafraîchir le gosier et faire un point de bonne chère, ne fût-ce que pour m’entretenir en belle humeur. Car je ne puis imaginer que Dieu se complaise en la société de gens mélancoliques et miteux, comme le sont d’ordinaire les pauvres diables à jeun. Je croirais plutôt qu’il occupe son éternité à faire composer, par ses anges, de bons repas pour ses invités, afin que ceux-ci demeurent joyeux et le fassent rire. Car le temps lui durerait trop de ne voir devant son auguste face que visages de bienheureux renfrognés et bâillant. Vous savez, en effet, que la faim, aussi bien que le sommeil, fait ouvrir démesurément la bouche. Libre donc à vous, compère Guillaume, de préférer un trépas glorieux à une existence bien repue. Moi, non ! J’ai dit. Dixi !

Et frère Étienne, qui avait longuement parlé, ne manquait pas de se verser ensuite, à plein verre, une belle rasade qu’il humait en conscience, faisant claquer de temps en temps sa large langue, avec une expression de béatitude telle qu’on eût dit que saint Pierre lui ouvrait, par avance, la porte du Paradis.

— C’est bien parlé en homme de Dieu, reprenait Clignebourde après lui avoir fait raison du bord de son gobelet. J’ajouterai néanmoins que pour ceux qui n’ont pas comme vous, frère Étienne, fait vœu de demeurer dans le saint état qui est le vôtre, les plaisirs de la table ne sont pas les seuls qui soient au monde, et ne marchent même qu’au second rang dans le défilé des joies terrestres….

— Affaire de goût, ça ! interrompait Bignolet en haussant les épaules. Moi, je pense tout le contraire.

— Je vous remercie encore, mon ami, disait Mathurine, en levant vers le ciel un regard doucement indigné.

— Une misère ! continuait le moine en tournant son petit œil malicieux vers la pauvre dame.

— Une misère ! exclamait Clignebourde avec feu. Vous faites bien de le penser ainsi, frère Étienne, puisque vous n’en pouvez davantage. Mais vous me rappelez une fable que content les vieilles femmes de mon pays, où l’on voit un renard dédaigner des raisins qu’il ne peut atteindre. Il les regarde bien, se haussant sur ses pattes de derrière le long du mur qui les porte, mais son museau pointu demeure à plus d’un pied de la grappe appétissante. Alors il se laisse retomber à terre, et se détourne disant : Décidément, elle était trop verte, et j’estime qu’elle m’eût donné quelque male colique qui m’eût rendu ridicule devant les renardes, mes bonnes amies. Ainsi vous faites, messieurs les moines, regardant nos femmes du travers seulement de votre vue, et disant ensuite, songeant aux vœux qui vous lient et au salut de votre âme éternelle : Peuh ! elles n’ont pas déjà le nez si bien fait et la gorge si tentante. C’est affaire à de petits bourgeois, et il ne conviendrait pas que des gens touchés de la divine grâce s’occupassent de si peu.

— Vous aussi, monsieur Clignebourde ? hasardait la pauvre Mathurine avec un accent de résignation.

— L’imbécile ! pensait tout bas le frère Étienne, en riant, malgré lui, dans sa longue barbe frisée et moutonnante.

— Une misère ! poursuivait Clignebourde. Mais apprenez, monsieur le tondu, que pour moins d’une heure de cette misère-là je donnerais un an de vos bons soupers, une montagne de vos victuailles et une mer de vos vins rouges et blancs, plus dix autres années de ma vie par-dessus le marché !

— C’est ce que nous appelons, mon frère, être possédé par le démon de la luxure, reprenait frère Étienne. Savez-vous à qui vous ressemblez ainsi ? Au pauvre saint Antoine sur sa colline, luttant contre les enchanteresses visions de femmes toutes nues, à cette différence près que, vous, vous ne luttez pas.

— Mieux vaut ressembler à saint Antoine lui-même qu’à son camarade, grommelait Mathieu Clignebourde entre ses dents.

— C’est pour vous mettre d’accord tous deux, concluait le tanneur, que j’entends vouer Tristan au noble métier des armes. Un bon archer échappe au double écueil de la gourmandise monacale et de l’incontinence bourgeoise. Toujours en guerre, s’il vit sous un bon roi comme le nôtre, il n’a le loisir de se donner ni à la bonne chère, ni à la volupté. Il mange ce qu’il peut en campagne, après l’avoir honnêtement ravi aux paysans, et s’il s’éprend de quelque femme, ce n’est jamais que de celle d’autrui, ce qui dure moins longtemps et est d’ailleurs infiniment plus agréable.

— Une fois de plus, merci ! murmurait dame Mathurine à moitié endormie sur ses fuseaux.

— Il n’y a vraiment de quoi, ma mie, poursuivait Guillaume ; si vous n’étiez plus ignorante que les carpes de l’étang de Plessis, lesquelles n’ont jamais été en Sorbonne, vous sauriez que tous les grands hommes de l’antiquité se sont formés à cette grande école du jeûne et de la chasteté, depuis Aristide le juste, qui consommait moins en ses deux repas qu’Alcibiade en son dessert, jusqu’à Caton, qui ne pouvait voir une femme de loin sans en éprouver quelque nausée. Encore ceux-là n’étaient-ils que de simples citoyens de grandes villes anciennes. Si nous nous référons aux capitaines illustres, nous les trouverons encore bien autrement sobres en l’une et l’autre manière, qu’il s’agisse de Gédéon, qui ne souffrait même pas que ses soldats bussent de l’eau claire entre leurs repas, ou de Scipion, qui traitait les captives avec autant de cérémonies que de grandes dames, uniquement pour ne pas être forcé de leur faire la cour. Frère Étienne, j’entends que vous fassiez lire Plutarque à mon fils, pour lui donner le goût de ces hautes vertus du soldat. C’est dans son livre que j’ai puisé moi-même le mépris, sinon pour moi, du moins pour les autres, de tout ce qui n’est pas la gloire et son pénible chemin.

Ce disant, maître Guillaume se faisait verser une belle rasade, qu’il humait d’un seul trait ; après quoi il glissait sous la table à dame Mathurine un coup de pied sournois qui voulait dire : Ma mie, si nous allions nous mettre au lit, pour nous y reposer ensemble, ou mieux faire à votre gré.

Ainsi devisaient entre eux ces braves gens, pendant les longues veillées d’hiver près de l’âtre, sous les tonnelles verdoyantes pendant les claires soirées d’été.

Or Noël étant venu, où la mode était déjà d’offrir aux enfants de jolis cadeaux pour symboliser à leur jeune mémoire les bienfaits apportés au monde par le Christ descendant dans son rustique berceau, Tristan et Isabeau attendaient, avec une anxiété bien grande, ne sachant quel don leur écherrait à l’un et à l’autre et faisant mille efforts pour le deviner. Le moment enfin arrivé, la petite fille poussa un cri de joie en découvrant, couché en travers de ses souliers mignons, un pantin dont la grimace était la plus riante du monde.

Tout au contraire, le pauvre Tristan eut grand’peine à retenir ses larmes en apercevant la vilaine invention que son père avait eue pour le réjouir, ayant fait construire par un armurier de Tours, célèbre par son habileté, une petite couleuvrine avec son attirail complet, à savoir un caisson, un écouvillon et tout ce qui était nécessaire pour lui faire faire feu ainsi qu’à une véritable.

Le pauvre petit demeurait en contemplation véhémente devant cet objet, n’osant seulement en approcher, pendant que Guillaume riait à se laisser choir le ventre pour le trop secouer.

— Ah ! ah ! disait le tanneur de sa grosse voix, ce n’est pas alouettes qu’on chasse avec cela, mon petit compère. C’est plus gros gibier et plus nuisible aux terres de notre bon Roi. Regardez donc, frère Étienne, on y pourrait glisser un boulet capable de tuer un sanglier ou un renard. Parbleu ! nous allons vite l’essayer sur l’heure et le traîner dehors pour lui faire sonner un beau coup ! Ce sera toi, mon Tristan, qui allumeras la mèche, car un bon archer ne doit pas seulement être habile à projeter au loin ses flèches empennées : mais aussi bien doit-il savoir encore remplacer les canonniers tués à leur pièce et s’y faire tuer aussi. Venez, frère Étienne, et vous, dame Mathurine, ne demeurez ici. Car je crois que nous allons entendre un rude bruit et qui n’est pas fait pour les oreilles des femmelettes. Vous, Clignebourde, mettez le canon sous votre bras.

Et maître Guillaume, plein d’une guerrière ardeur, ouvrit la porte qui donnait sur le jardin tout plein de neige.

— J’aimerais mieux humer un bon pot sous la treille, pensait frère Étienne en le suivant.

Et moi, caresser quelque joli tendron dans une chambre bien chaude, pensait Clignebourde en soulevant avec peine la couleuvrine qui était de bronze massif, comme destinée à un véritable service.

Quant au pauvre Tristan, il était si fort confondu de peur, qu’il suivait par derrière, comme dans un rêve, ne sentant seulement pas ses petits pieds posés sur la terre gelée.

Le tanneur, semblant inspecter les lieux comme un général qui dresse un plan de bataille, marchait à travers les plates-bandes, grimpait sur les monticules, regardait l’horizon en abaissant sa large main au-dessus de ses yeux.

Et, de fait, le paysage eût mérité qu’on le regardât, car il était le plus beau du monde par cette froide matinée. Un grand tapis blanc était couché sur le sol comme pour une nuptiale cérémonie ; et çà et là, le terrain découvert par quelque accident y faisait une moucheture noire comme sont les belles taches de l’hermine sur le dos des magistrats. Aux arbrisseaux pendaient de fines dentelles de givre qui se diamantaient aux rayons de l’aurore et semblaient un voile où la fiancée vient de pleurer ses pudiques larmes, et tout le long des branches des gros chênes courait un ruban blanc dont se doublait leur écorce noire et dépouillée. Enfin sur les lourds feuillages des sapins se balançaient des panaches comme ceux qui flottent au front des mules du saint-père un jour de grande bénédiction.

Le bruit des cloches lointaines sonnant la venue du Sauveur mourait délicieusement dans l’air traversé de brumes opalines ; les oiseaux piaillaient mélancoliquement, en dessinant des feuilles de trèfle sur la neige avec leurs petites pattes engourdies. À l’orient, le ciel d’émeraude pâle était rayé de cuivre, comme il arrive souvent aux jours les plus froids de l’année.

— Halte-là ! fit maître Guillaume, en s’arrêtant avec autorité.

Car lui n’était pas, je vous jure, le moins du monde pris par cette immortelle poésie des choses et ne songeait qu’à bombarder, le vilain homme.

Mathieu Clignebourde posa, en geignant, son fardeau sur une façon de taupinière que le tanneur lui désignait du bout de sa canne.

— Ce froid n’aurait qu’à me faire mal aux dents, observa frère Étienne.

Et, ce disant, le saint homme tira de dessous son froc une belle gourde qu’il y tenait cachée et qui ne le quittait jamais. L’élevant doucement de sa main droite, il la colla à ses lèvres lippues et en but deux larges gorgées, sans qu’une seule goutte en tombât sur sa barbe foisonnante.

Tristan, complètement hébété, suivait dans l’air un vol de corbeaux dont la file noire serpentait comme la corde d’un cerf-volant abandonné.

Maître Guillaume, sans perdre un instant son sang-froid, chargea la pièce avec méthode, y fit couler tour à tour une charge de poudre et un paquet d’étoupe qu’il y enfonça péniblement avec un manche à balai. Puis il affina un morceau de mèche par un bout et le glissa, brin à brin, dans la lumière, en l’écrasant de façon à lui donner, par-dessus, une large surface inflammable.

Enfin, au bout d’une baguette il enroula, comme le serpent d’un caducée, un autre morceau de mèche dont il frisa l’extrémité.

— Tiens ! mon archer, fit-il à Tristan, en lui mettant dans les mains le nouvel engin.

Celui-ci le prit machinalement entre ses doigts en recommandant son âme à Dieu.

Le tanneur avait emporté de la cheminée un morceau de tison qu’il ranima en soufflant dessus.

— Prends un peu de ce feu du bout de la baguette, fit-il à son fils.

Le malheureux enfant obéit, tout en se sentant mourir.

À ce moment, ses yeux hagards se dirigèrent vers un coin de l’horizon comme dans une suprême invocation à quelque dieu inconnu.

Ce coin de l’horizon, faut-il vous le dire ? était tout simplement le pignon de la maison de maître Mathieu Clignebourde, lequel pignon on apercevait du jardin de maître Bignolet et était tout encapuchonné de neige ce jour-là, comme le reste des toits qu’un voyageur aérien, traversant les espaces à de hautes distances, comme Icare autrefois, eût pu prendre pour un troupeau d’oies dressant leurs cous aux plumes blanches.

De ce benoît pignon sortait une fenêtre de bois sculpté, comme on en voit encore beaucoup dans le pays de Touraine, et à cette fenêtre qu’avait cherchée le suprême regard du pauvre Tristan, devinez ce qu’il avait aperçu : le frais visage d’Isabeau, tout fouetté de rose par le froid matinal. La mignonne, tout en berçant son pantin, contemplait de loin la scène. Car elle n’était pas timide comme Tristan, elle, bien au contraire, et n’aimait-elle rien tant que le bruit et le fracas. Donc, ne perdant rien des anxiétés de son ami, avait-elle une grande envie de rire de son air contrit et, n’y tenant plus enfin, finit-elle par éclater, montrant ses petites dents blanches entre deux éclairs roses, et poussant un petit cri joyeux, comme une fauvette qui a aperçu une mouche.

Cette pantomime railleuse rendit à Tristan tout son courage.

— La méchante ! pensa-t-il, comme je la hais !

Et, fiévreux, il approcha la mèche enflammée de la lumière de la couleuvrine où l’étoupe flamba.

Il se fit un petit silence.

Un bruit sec le rompit, mais non pas celui qu’on attendait, car ce ne fut pas précisément de la gueule de la couleuvrine qu’il sortit.

— Vous m’excuserez, dit frère Étienne, mais c’était hier vigile et jeûne et n’ai-je vécu que de haricots.

Maître Mathieu Clignebourde éclata de rire.

Mais maître Guillaume rougit de colère.

— La poudre était mouillée, sang et tonnerre ! s’écria-t-il en frappant du pied.

— Vous vous trompez, mon frère ! répondit frère Étienne.

Quant à Tristan, il avait pris l’expression béate d’un homme qu’une puissance surnaturelle vient d’arracher à un grand danger, et sur sa figure radieuse on eût pu lire ceci écrit en invisibles caractères : Comment ! ça n’était que ça ?

Isabeau avait refermé sa fenêtre.

— Le diable soit de vous tous ! reprit le tanneur furieux. Et, soulevant le canon avec dégoût, il le remit sous le bras de Mathieu qui, craignant sa fureur, se laissa faire avec la résignation d’une bête domestique.

Après quoi, reprenant le chemin de la maison, il se mit à marcher de l’air contrit d’un général qui vient de perdre une grande bataille, mais sait bien que l’honneur lui demeure, ayant courageusement lutté et infligé à l’ennemi de rudes pertes.

Clignebourde chargé cheminait derrière, et derrière encore frère Étienne, sifflant un psaume d’église avec un air fort satisfait de lui-même, et donnant la main à Tristan qui tenait encore sa baguette emméchée à la main.

Au moment où ils touchaient le seuil et où dame Mathurine leur allait souhaiter la bienvenue, une épouvantable détonation retentit, et, en même temps, maître Clignebourde poussa un hurlement non moins terrible que suivit un grand bruit de ferraille s’écroulant à terre, et se mêlant au tumulte des cloches de l’église voisine. Maître Guillaume, derrière qui se passait tout cela, en tomba de frayeur la face contre le mur, et frère Étienne leva les bras si haut dans une suprême oraison qu’il en cassa le cordon de sa gourde, laquelle roula sur le sol en jaunissant la neige du flot d’or qui s’en échappait.

Quant à Tristan, il avait été littéralement cloué au sol par la peur et ne bougeait pas plus qu’un homme qui sent que la terre va disparaître tout autour de lui.

— Vous avez deviné, n’est-ce pas, la cause de ce vacarme ? car vous êtes gens d’esprit futé, sinon je ne consentirais un instant de plus à écrire cette histoire pour vous. Donc vous savez comme moi que la maudite couleuvrine en était cause. En effet, maître Guillaume, bombardier peu expert de son état, avait si fort pressé dans la lumière le bout d’étoupe qui devait enflammer la poudre, que le feu communiqué par la mèche s’y était d’abord étouffé, n’y demeurant qu’à l’état latent, pour ainsi parler, en méchantes étincelles invisibles au regard ; mais toutefois ne s’était-il complètement éteint, si bien que longtemps après, et alors que le pauvre Mathieu Clignebourde emportait paisiblement l’instrument, il avait enfin atteint la poudre qui avait fait son office.

Cependant Guillaume, revenu à lui, était déjà installé dans un large fauteuil, et l’excellente Mathurine lui bassinait les tempes avec de l’eau vinaigrée, ce qui est un remède suprême en pareil cas. Mathieu Clignebourde, après s’être tâté de tous les côtés pour s’assurer qu’il n’était pas mort du coup, contemplait avec désolation son habit fortement brûlé sous les manches. Frère Étienne, ayant ramassé rapidement sa gourde, achevait de la vider dans son gosier.

Et Tristan, toujours à la même place, était immobile sous le regard railleur d’Isabeau que le bruit de la couleuvrine avait ramenée à sa fenêtre.

Enfin Guillaume aperçut son fils. D’un geste il imposa silence à tous et leur montra l’enfant en extase.

— Seul, dit-il, il n’a pas reculé d’un pas ! Mon Tristan sera un héros ! Et, se levant, le tanneur alla au-devant de son fils et le serra convulsivement dans ses bras.

Tristan, enfin réveillé, se laissa couvrir de caresses.

Le lendemain, grâce au tanneur, il n’était bruit dans la ville que du goût précoce de son fils pour le métier des armes. Tout le monde savait que le petit Tristan avait demandé à genoux à son père une couleuvrine et que, dans sa première ardeur, il avait failli bombarder la ville de Chinon tout entière. Il avait fallu que tous les voisins feignissent de se rendre à merci et lui rendissent, sur des plats, les clefs de leur maison, pour qu’il consentît à leur accorder un armistice.

Ainsi se font les légendes, et l’enfance des grands hommes est pleine de traits comme ceux-là. J’imagine même que beaucoup d’entre eux n’ont dû leur renommée qu’à quelque aventure pareille dont leurs proches firent le point de départ de la carrière qu’ils suivirent après. Il n’est guère de peintre dont on ne nous raconte que, tout enfant, il faisait de petits croquis que remarqua un peintre plus vieux, lequel conseilla aux parents de le faire instruire dans le culte du dessin. Nous en pouvons conclure que beaucoup d’entre nous seraient devenus aussi de grands artistes si nos barbouillages avaient été soumis à un connaisseur, et qu’il nous a manqué tout simplement un homme du métier pour les remarquer. Aussi je me console de n’être pas Apelle, songeant au peu qui m’a fait défaut pour cela. Mais si je ne peins pas les raisins de façon à tromper les guêpes, je les mange de manière à y trouver grand plaisir, ce qui est certainement une consolation.

Pour en revenir au fils du tanneur Bignolet, une telle renommée lui vint de ce premier exploit qu’elle parvint jusqu’aux oreilles de dame Marie d’Anjou, mère du roi très chrétien Louis le Onzième, laquelle habitait, en ce temps-là, comme vous ne pouvez l’ignorer, la bonne ville de Chinon.

Car vous ne pouvez manquer de savoir que ce prince très dévot avait une façon à lui d’aimer sa famille. Ce n’était pas un de ces fils empressés qui éprouvent le besoin de couvrir leurs ascendants de caresses. Au temps que son père le roi Charles VII vivait, il s’était retiré soigneusement en Dauphiné, et là passait son temps à lever des troupes pour l’inquiéter et se joindre au besoin à ses ennemis, et ainsi avait pieusement opéré, en héritier qui ne s’endort pas sur ses droits, jusqu’à ce que le digne homme en fût mort de chagrin, à moins toutefois que le poison n’ait hâté ses jours, comme quelques historiens ne manquent pas de le raconter.

Quant à sa mère, à peine avait-il été assis sur le trône lui-même, qu’il avait cherché, en France, une résidence bien lointaine où elle pût vieillir sans l’incommoder, et avait trouvé Chinon comme convenant parfaitement pour cela. Aussi lui avait-il octroyé, dans ce coin de Touraine, un beau palais, gai comme une prison, où l’antique dame achevait sa vie au milieu de serviteurs cacochymes et chattemiteux autant qu’elle, si bien qu’on n’en pouvait approcher sans entendre un bruit de tousserie qui alternait avec la chanson des chouettes dans les tourelles.

Et notez que dame Marie d’Anjou n’entendait pas avoir abdiqué, pour cela, les prérogatives de Reine mère. Elle jouait à la cour avec son petit monde décrépit et tenait pour certain que le reste de l’Europe avait les yeux braqués sur elle. Plaisante cour que la sienne et qui eût bien fait rire quelque bon railleur du temps comme Villon, le gai pendu ! Imaginez que, toujours par filiale piété, le roi Louis avait offert à sa mère le château que son père avait autrefois fait orner pour sa maîtresse, cette belle Agnès Sorel, qui releva un instant le courage abattu de la France et mérita de demeurer aimée d’un grand peuple, après avoir été favorite d’un petit roi. Si l’extérieur aspect de ce manoir était terrible et comme d’un château fort parce qu’en ce temps heureux on ne se pouvait tranquillement amuser que dans des bastilles, entouré qu’était celui-ci de murailles épaisses d’où les mâchicoulis tendaient leurs cous de pierre comme des autruches affamées et autour desquelles les grenouilles coassaient dans de larges fossés toujours pleins d’eau, le dedans était, au contraire, aménagé pour les plaisirs d’une société aimant les muses et ne dédaignant pas l’amour. Tout y gardait l’empreinte des assises joyeuses qu’y avait tenues une femme élégante entourée de galants et de poètes. Tout y redisait le nom de cette charmeresse, les violes encore pendues aux murailles et qui murmuraient des notes d’or au moindre frôlement des tapisseries, les grands coussins brodés qui gémissaient quand de gros lévriers, alourdis par l’âge, venaient s’y étendre comme autrefois, les fenêtres aux vitraux multicolores, moins bien closes et entre lesquelles susurrait le vent du soir, les oiseaux moins nombreux des volières, quand un rayon de soleil leur venait découpé par les angles aux figures grimaçantes des corniches. Tout pleurait l’absente qui avait été la beauté, qui avait été le charme, qui avait été la grâce, qui, mieux que cela, avait été l’honneur !

Ah ! c’était, à vrai dire, par une ironie de la destinée que cette vieille reine était venue s’installer là, dans ces lares profanées, et y parodier tout ce qui s’était fait au beau temps ! Oh ! la triste comédie que celle des fêtes qu’elle y donnait, adulée par quelques courtisans centenaires, célébrée par quelques chanteurs enroués qui prenaient devant elle des poses de favoris et de bouffons !

— Qu’ils étaient loin les jours de la Dame de Beauté, devant laquelle le brave Xaintrailles lui-même avait fléchi le genou, qui faisait mentir les astrologues pour rendre à son royal amant l’espérance perdue, aimant son pays comme Jehanne la bonne Lorraine, cœur de Française dans un corps de déesse grecque ! C’était là, dans ce lieu désormais plein d’ombre, qu’avait rayonné l’or clair et vivant de sa chevelure, que les choses elles-mêmes avaient pris à son bleu regard je ne sais quoi de vibrant et de doux. C’est là qu’elle avait trôné à l’heure où tout était ruines, non pas mêlant son deuil inutile au deuil de la patrie vaincue, mais ranimant les cœurs, réveillant la foi, gardant comme la vestale romaine, et pareil au feu sacré, l’héritage d’esprit, d’art, de poésie, d’idéal sans lequel il ne sera jamais de France !

Telle, au cœur même de notre doux pays, elle entretenait le foyer de tout ce qui nous fait vivre, gardant pure une goutte de ce sang vermeil comme celui de nos vignes !

Telle, elle brillait dans cette nuit, l’emplissant

de la seule clarté de son front, tandis qu’au

dehors le démon des batailles secouait ses tempêtes, déchirant d’éclairs les nuages de fumée qui couraient au front des citadelles, voilant le soleil d’un brouillard meurtrier de flèches, couchant les morts sur les terres rougies, clamant le nom de la France toujours vivante, toujours vaincue, mais toujours révoltée sous le genou du vainqueur.

Donc ils étaient loin ces temps de douloureux héroïsme, et le cœur même de la France ne battait plus, à Chinon, dans la blanche poitrine d’une noble fille. Mais leur spectre, pour ainsi parler, y demeurait sous la forme de ce château où une vieille reine trônait encore à sa façon, et quand le soleil se levait sur cette masse de pierre, lui qui de son char glorieux nous éclaire sans s’intéresser le moins du monde à notre histoire, devait-il penser que rien n’était changé.

En effet, comme autrefois, un archer veillait au seuil, son arbalète appuyée contre le roc, et les yeux perdus dans la campagne vide. Le cor sonnait ses appels mélancoliques aux sentinelles, et les ponts-levis ne s’abattaient devant les pas des rares visiteurs qu’avec un grand bruit de ferrailles rouillées.

Ainsi le voulait dame Marie d’Anjou, souveraine maîtresse en ces lieux et mère du très dévot roi Louis le Onzième. Mais au dedans de ce lourd édifice c’était bien autre chose en vérité.

Cette honnête dame qui, même au printemps de ses années, avait toujours été célèbre par sa laideur, s’y faisait rendre mille hommages ordinairement réservés à la plus éclatante beauté. Il y avait de quoi faire rire les mouches et même de plus grosses bêtes, à la voir se promener dans les hautes salles armoriées, au milieu de ses gentilshommes qui, pour la plupart, étaient décrépits autant qu’elle et faisaient néanmoins les galants à l’envi.

Quand ils se courbaient jusqu’à terre pour la laisser passer, on entendait un bruit de vieilles échines qui se disloquent, et leurs crânes nus se rapprochaient en oscillant comme des billes que la main d’un écolier réunit dans une bloquette ; et des salamalecs enroués sortaient de ces débris d’humanité, grinçant comme les gémissements aériens des girouettes.

Cependant la princesse agitait, d’un air bienveillant, au-dessus de ces têtes dévotieusement courbées, son nez démesurément long et son menton en branle où trois poils follets dansaient sans répit, tandis qu’un sourire qui ressemblait, par la grâce, à l’entre-bâillement de l’huis d’une prison, entr’ouvrait sa bouche où une seule dent tremblait au moindre courant d’air. Et elle tendait sa main ridée, pareille à un de ces petits paquets de sarments dont les pauvres gens allument leur feu dans la campagne, aux lèvres balbutiantes de tous ces adorateurs transis.

Le plus humble et le plus empressé était un certain comte d’Italie nommé Cucufa, qui tenait une grande place dans ses bonnes grâces pour ses talents musicaux. Ce Cucufa n’avait pas son semblable dans l’humanité tout entière pour chanter, en s’accompagnant sur trois cordes au plus, les rondels et virelais qu’il composait lui-même et dans lesquels Madame Marie d’Anjou était comparée aux plus aimables choses de la nature, depuis le lis dont l’orgueil triomphe dans nos jardins, jusqu’à la rose qui en est le charme parfumé, depuis l’étoile qui illumine la nuit de ses mille flèches d’argent, jusqu’à la source qui ouvre son œil d’enfant dans les verdures profondes. Et le vieux mâtin lui débitait sans rire toutes ces balivernes que la vieille prenait pour argent comptant, le remerciant de sa peine par des cadeaux magnifiques et mille friandises que le drôle avalait en se contournant, de délices, comme un héron qui a fait bonne pêche.

Ayant la prétention d’encourager les lettres et les arts, aussi bien le militaire que le poétique, le musical et les autres, dame Marie n’eut pas plutôt entendu parler des exploits du jeune Tristan Bignolet qu’elle dépêcha Cucufa par la ville, afin de lui amener ce petit héros.

Il fallait voir la joie de maître Guillaume Bignolet quand la commission lui fut faite. Il en devint si rouge de contentement qu’on eût dit qu’il portait une tomate au-dessus du cou.

Quant à dame Mathurine, elle se mit à pleurer, tant fut grand son émoi de penser que son fils allait récolter si grand honneur, à un âge où les hommes n’ont pas encore coutume d’en faire moisson.

Maître Mathieu Clignebourde, au contraire, éprouva de ce fait une terrible jalousie, et sa bouche se crispait méchamment, tout en essayant de sourire au bonheur de son voisin.

— Je vous accompagnerai, dit frère Étienne à Guillaume. La Reine aime fort les gens d’église et je serais bien surpris qu’elle ne me baillât pas quelque bonne fiole de vin généreux pour boire à la santé de son benoît fils.

— Aussi, mon frère, vous tiendrai-je raison, riposta Cucufa, car Sa Majesté a le meilleur lacrymachristi du monde.

Et maître Guillaume, ayant revêtu ses plus beaux habits avec lesquels il ressemblait parfaitement à un ours contrefaisant le gentilhomme, s’en fut chercher le petit Tristan dans le jardin où il jouait avec Isabeau.

— Or çà, mon fils, lui dit-il, le moment est mal choisi de perdre le temps avec cette péronnelle, quand Madame la Reine vous attend.

— Je ne suis pas une péronnelle, monsieur Guillaume, observa Isabeau indignée.

Mais le tanneur ne l’écouta même pas. Il saisit la main de Tristan désolé de quitter sa petite amie, et l’entraîna jusqu’au carrosse où les attendait maître Cucufa en grignotant des sucreries que dame Mathurine lui avait offertes.

Ainsi arrivèrent-ils au palais où la Reine, après avoir embrassé Tristan, qui, décidément, ce jour-là n’avait pas de chance, lui remit en souvenir un grand bonhomme de bois peint représentant un archer et destiné à exercer son adresse, plus une arbalète magnifique et deux petites bourses, l’une rouge et pleine d’argent, l’autre bleue et contenant des pointes d’acier pour en armer le bout de ses flèches.