Le Contrôle dans les arsenaux de la guerre et de la marine

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Le contrôle des arsenaux de la guerre et de la marine
L. Bouchard


LE CONTRÔLE
DES ARSENAUX
DE LA GUERRE ET DE LA MARINE


I

Au milieu des graves questions politiques et sociales qui absorbent les esprits, on a sans doute laissé passer, sans y prêter l’attention qu’elle mérite, la mesure récemment prise par le ministre de la guerre au sujet du contrôle des arsenaux. Cette mesure d’économie administrative, cette rédaction d’un nouveau règlement sur la comptabilité des matières a, sous des apparences modestes, une importance considérable, car elle intéresse nos approvisionnemens militaires, et se lie d’une façon étroite au régime des arsenaux. Il ne suffit pas de faire entrer dans les rangs les forces vives de la population, il ne suffit pas de former une armée imposante par le nombre et la qualité des hommes ; il faut encore qu’au moment du péril elle puisse trouver immédiatement, sans erreur ni mécompte les armes, les effets d’équipement de tout genre, les vivres, les munitions, en un mot ce matériel indispensable sans lequel les troupes les plus vaillantes sont frappées d’impuissance. On doit donc établir des magasins destinés à contenir et à préparer ces ressources militaires ; il est indispensable de les réunir longtemps à l’avance, avec le soin le plus grand, avec l’application la plus intelligente. On sait ce que valent et ce que coulent les approvisionnemens faits à la hâte. Le pays a le devoir de s’imposer chaque année les sacrifices suffisans pour former, compléter et entretenir tout ce qui peut servir aux besoins d’une grande armée ; mais il faut assez d’ordre et de vigilance pour assurer la conservation de ce matériel, assez de méthode dans le classement pour éviter toute confusion, et pour qu’à la première demande il soit possible de fournir les armes et les matières dont l’existence est parfois une question de salut public. On voudrait ici examiner les moyens employés pour assurer ces résultats, et indiquer ensuite les principaux points de la réforme réalisée par le ministre de la guerre.

Parmi les précautions minutieuses et les dispositions de tout genre qui ont été successivement adoptées dans le régime des arsenaux, la plus importante a été l’établissement de la comptabilité des matières. On a commencé par dresser des inventaires, puis on a tenu note, sur des registres, des objets qui entraient dans les magasins ou qui en sortaient ; on a fait des recensemens, on s’est étudié enfin à créer un instrument à l’aide duquel on pût suivre et contrôler l’existence ou l’emploi du matériel. Cette comptabilité fut longtemps réservée aux seuls besoins de l’administration et assujettie à son seul contrôle. La loi du 6 juin 1843 vint la placer dans des conditions nouvelles en ordonnant que les comptes-matières seraient soumis au contrôle de la cour des comptes. Parallèlement à la vérification des deniers, qui comprenait toutes les opérations des comptables des finances, on constituait une comptabilité du matériel qui devait reproduire toutes les opérations des gardes des magasins. On étendait les mêmes règles et le même contrôle à toutes les valeurs de l’état, quelle qu’en fût la forme ; les magasins étaient considérés comme de vastes caisses dont les préposés étaient déclarés responsables. On décida qu’aucun mouvement ne pourrait y avoir lieu sans être reporté sur des livres. Ces mouvemens furent divisés en entrées ou recettes et en sorties ou dépenses. Parmi les premières, on rangea tout ce qui était admis à un titre quelconque à la suite d’achats, de fabrications, de remises faites par les corps ou par les divers services publics, parmi les secondes tout ce qui était extrait pour les distributions, les transformations, les envois aux corps, places et arsenaux. La comparaison des entrées et des sorties établissait la situation du magasin. Ces résultats étaient consignés dans des comptes dont on s’appliqua chaque année à perfectionner le modèle, et qui étaient envoyés avec les pièces à l’appui à l’administration centrale du ministère. Là un bureau spécial fut chargé de centraliser les opérations, de les contrôler, de les récapituler par services dans des résumés, de former enfin le compte général destiné à être soumis aux chambres législatives, La cour des comptes devait de son côté recevoir du ministre tous ces documens, constater la régularité des opérations, rapprocher, à l’aide des résumés généraux, les comptes ainsi vérifiés du compte général imprimé, et prononcer la conformité de tous ces résultats. On espérait par ce moyen donner à la gestion des matières les mêmes garanties et la même certitude qu’à la gestion des deniers.

La loi de 1843 n’avait eu pour objet que de poser le principe ; l’ordonnance royale du 6 août 1844 renferma des dispositions plus précises. Elle déclara notamment que les matières devant figurer dans la nouvelle comptabilité étaient seulement les matières de consommation et de transformation. Pour les autres, il n’était rien changé à l’ancien état des choses ; les valeurs mobilières permanentes garnissant les hôtels, casernes et autres édifices, ainsi que les machines, ustensiles et outils, continuèrent à demeurer sous la simple surveillance administrative. Cette division du matériel en deux catégories ne devait pas être dans la pratique aussi simple qu’elle le paraissait dans le texte de l’ordonnance : elle devait donner naissance à une certaine confusion et à d’assez nombreux embarras ; de plus elle enlevait à la cour des comptes le contrôle de valeurs considérables.

L’exécution de la loi de 1843 et de l’ordonnance de 1844 fut d’ailleurs hérissée de difficultés. La nature même de la comptabilité-matières opposait à l’œuvre d’organisation les plus sérieux obstacles ; un des principaux était certainement la multiplicité des unités sur lesquelles on devait opérer. Dans la comptabilité en deniers, toutes les opérations de recette et de dépense s’effectuent sur une seule unité, et se traduisent par une seule expression, le franc. Ce qu’on a reçu, ce qu’on a dépensé, ce qui reste peut dès lors se résumer en une seule ligne. Il est loin d’en être ainsi dans la comptabilité du matériel ; chaque genre, chaque forme, chaque qualité de la matière représente une unité particulière, et exige un compte ou tout au moins une ligne de compte distincte. Il est facile de juger des développemens que peut prendre une pareille comptabilité. Pour ne citer qu’un exemple, le clou, le nombre des différentes espèces employées dans la marine est de 382 ; une autre matière non moins commune, la vis, compte 280 variétés. Cependant la vis et le clou, qui renferment tant d’unités, ne sont eux-mêmes qu’une unité presque perdue au milieu de toutes celles qui composent le matériel de l’état.

Tant que la comptabilité-matières fut renfermée dans l’enceinte de l’atelier et du magasin spécial, elle parvint à surmonter les inconvéniens de ces unités multiples. Circonscrite dans un nombre défini de matières, elle put indiquer sans trop d’embarras, par espèces détaillées, les entrées et les sorties ; mais après la loi de 1843 la comptabilité élémentaire du magasin et du chantier, destinée au contrôle purement local, n’était plus suffisante. Il fallait dresser des comptes généraux par établissement, puis un compte général pour le ministère ; il fallait disposer ces documens pour le contrôle de la cour des comptes, leur donner une forme et des proportions qui rendissent ce contrôle possible. Pour les contenir dans des limites raisonnables, on s’occupa d’abord d’empêcher une division trop étendue de la matière, de déterminer les espèces, de les classer et de restreindre le nombre des unités. Après ce premier travail, le nombre des unités était encore immense : il dépassait ce chiffre de 28,000 dans le département de la marine. Pour réduire cette multiplicité, on imagina de les grouper par grandes collections en rédigeant les nomenclatures du matériel des divers services. Tous les objets et toutes les matières y furent énumérés et rangés sous une double classification, celle de l’unité simple et celle de l’unité collective. L’unité simple, désignant les matières de même nature, de même forme et de même qualité, resta en usage dans les écritures élémentaires ; l’unité collective, comprenant plusieurs unités simples, servit à la rédaction des comptes généraux.

La composition des unités collectives se fit, autant que possible, d’après un plan rationnel. Plus d’une fois cependant on ne put obtenir de collection qu’en faisant violence à la nature des objets. Dans la marine surtout, où les matières sont plus nombreuses, on peut remarquer des assemblages bizarres. Si l’on se reporte à la nomenclature du service des approvisionnemens généraux de la flotte, à l’unité collective n° 33, intitulée ferremens, on voit confondus dans la même catégorie des toiles métalliques, des verrous, des arrêts de persiennes, des charnières, des mouvemens de sonnettes, des boucles de ceinturons, des ressorts de portes, des plaques de propreté. Dans l’unité collective n° 124, meubles et objets d’ameublement, le balai de crin est réuni à l’allonge de table, et le verre à boire est tout étonné d’appartenir à la même famille que la cheminée à la prussienne. En parcourant ces collections, on croit avoir sous les yeux ces cabinets d’antiquaires qui font le bonheur des peintres, et dans lesquels gisent pêle-mêle, à côté des cornues, les cuirasses de Milan, les mandolines espagnoles et les riches étoffes de l’Orient. Le défaut d’analogie et de ressemblance n’est pas du reste le seul vice de ces réunions d’objets. Les différences de valeur, quelquefois considérables entre les matières enfermées sous le même numéro, achèvent de justifier les critiques adressées à l’unité collective. Il suffit d’ouvrir les nomenclatures : chaque page offre un choix varié d’anomalies[1] ; aussi, avec ce système, les énonciations qui peuvent exprimer tant de choses diverses ne réussissent-elles à rien présenter d’une façon sérieuse. Supposons que dans un compte sous le n° 43, métaux, alliages et soudures, on constate à la colonne des sorties le chiffre 1. Ce chiffre peut signifier indifféremment un livret d’argent battu en feuilles de 25 centimes, 1 kilogramme d’acide borique de 5 francs ou de sulfate ferreux impur de 2 centimes, un litre d’eau-de-vie de 85 centimes ou un kilogramme d’or de 3,600 francs. Quelle est l’utilité d’un compte rédigé avec une absence aussi complète de précision, et quelle peut être l’action d’un contrôle réduit à procéder sur un document de cette forme ?

L’insuffisance, pour ne pas dire l’absurdité de ces résultats, et la difficulté de constituer, sans unité collective, des comptes d’une dimension acceptable, ont fait douter plus d’une fois des avantages de la mesure ordonnée par la loi de 1843. On s’est demandé s’il n’y avait pas lieu d’abandonner la comptabilité-matières, de supprimer le contrôle de la cour des comptes et de ramener le système de garantie des opérations à la comptabilité du magasin et au contrôle local. En 1848 surtout, cette question fut sérieusement agitée pour le ministère de la marine. Une commission d’enquête fut désignée par l’assemblée nationale pour en étudier les faces diverses ; elle interrogea tous les fonctionnaires et agens du service, prit l’avis de tous les hommes compétens, et après de longues discussions conclut au maintien de la comptabilité-matières et du contrôle de la cour des comptes. Elle pensa que l’idée du législateur de 1843 était une idée utile, féconde, capable d’assurer au matériel de l’état une protection dont on ne devait pas priver le pays. Il était indispensable que l’administration fût contrôlée autrement que par elle-même, que l’assemblée pût connaître ce qui se passait dans les arsenaux, qu’elle eût sous les yeux des résultats sincères, et que la cour des comptes lui certifiât l’exactitude de ces résultats pour les matières, comme elle la certifie pour les deniers. On ne devait pas se laisser décourager par l’insuccès d’une première tentative ; il fallait redoubler d’efforts, multiplier les essais et rechercher les perfectionnemens possibles.

Ce fut la marine qui ouvrit la marche dans la voie du progrès. Elle imagina de combattre les inconvéniens de l’unité collective par l’introduction d’un système nouveau, connu depuis sous le nom de système en valeurs. Ce système consiste à remplacer dans les comptes renonciation de la quantité parcelle de la valeur en francs. A chaque matière, on assigna un prix conventionnel, invariable dans tout le cours de l’année, et l’on en fit le signe destiné à l’exprimer. On dressa des tarifs généraux pour fixer cette valeur officielle, et il devint dès lors possible de composer l’unité collective d’élémens homogènes, sinon par leur nature, du moins par le symbole qui les représentait. En réduisant, pour ainsi dire, toutes les unités simples à un même dénominateur, le franc, on pouvait les ajouter, et l’on obtenait un total qui avait en tout cas le mérite de ne pas être absurde. On parvenait également à conserver à ces unités leur individualité en les admettant à contribuer chacune pour leur part relative dans la formation des résultats de l’unité colliictive. Un exemple fera mieux comprendre le mécanisme de ce système. Nous avons à décrire, sous l’unité collective n° 53, matières et marchandises diverses, l’entrée des matières ci-après : 1 pinceau à laver, 1 cent de plumes de corbeau et 1 fiole de sandaraque. D’après l’ancienne méthode, on aurait inscrit en recette au compte le nombre 3, expression qui ne donne qu’une idée très imparfaite de l’opération. Dans le système-valeurs, on prend l’estimation correspondant à chacune de ces unités, et, comme le pinceau à laver est représenté par 50 centimes, le cent de plumes de Corbeau par 2 fr. 50 cent., la fiole de sandaraque par 15 centimes, on ajoute ces trois chiffres et l’on porte au compte un total de 3 fr. 15 c. qui constitue une énonciation incontestablement plus précise. Les conséquences de ce progrès s’aperçoivent immédiatement ; la responsabilité du comptable est mieux déterminée ; les contrôles supérieurs peuvent s’exercer d’une manière plus efficace, et le pays peut se rendre un compte plus exact de la richesse de ses arsenaux.

L’adoption du système-valeurs, en faisant disparaître dans les comptes l’indication de la quantité pour les unités collectives, la laissa subsister dans les écritures élémentaires, dans la comptabilité de l’atelier, dans les pièces justificatives des entrées et des sorties, dans les inventaires de fin d’année. Le contrôle local ne fut donc privé d’aucune des garanties dont il jouissait antérieurement. On ne se servit de l’expression francs que pour former les écritures générales et les comptes, afin de fournir un champ mieux préparé aux vérifications du contrôle central du ministère et de la cour des comptes. Cette organisation était évidemment très supérieure à celle qui l’avait précédée. Cependant le mérite n’en fut pas unanimement reconnu ; les critiques furent nombreuses, les unes injustes, les autres fondées. Nous nous bornerons à retenir ici deux des reproches qui nous semblent les plus sérieux. Le premier a pour objet la complication qu’entraîne la mise en mouvement du mécanisme, le second les facilités que le système offre à la fraude au moyen de la substitution d’une matière à une autre. L’obligation de convertir les quantités en valeurs donne lieu à des calculs longs et nombreux. Il faut chercher dans le tarif le prix attribué à la matière qu’on veut décrire, et multiplier par ce prix le poids, le nombre, le volume, la mesure. C’est une opération délicate et dont l’importance est extrême, car l’exactitude de toute la comptabilité en dépend. Après la tâche que ces calculs imposent aux fonctionnaires qui dressent les comptes, ils sont l’occasion d’un travail énorme pour le bureau central du ministère et pour la cour des comptes, chargés de les contrôler en examinant une à une les applications du tarif. On peut se faire une idée du temps et des soins que demande la vérification de ces calculs pour toutes les entrées et les sorties opérées dans le cours de l’année sur chacune des 28,000 unités simples de la marine. On essaierait bien de simplifier ce rouage, si l’on ne risquait de détruire du même coup tout le système dont il est la pièce principale.

Le second défaut que l’on reproche à la méthode-valeurs, c’est de permettre les détournemens. Du moment où l’unité prise en compte est non l’objet lui-même, mais sa valeur en argent, il semble évident que, dans le cercle de la même unité collective, le comptable peut remplacer les unes par les autres les matières qui la composent, pourvu qu’en définitive la valeur totale de l’unité collective ne soit pas changée. Comme il n’est tenu de justifier dans son compte que de l’entrée, de la sortie ou du reliquat d’une certaine somme, il peut n’envisager que le résultat final, et se réserver toute liberté sur la façon de l’obtenir. Or il y a là un danger réel. La valeur officielle des matières dans les écritures n’est pas la valeur exacte, le prix du commerce ; il y a toujours entre ces deux valeurs une marge plus ou moins grande : pour certains objets, le prix du commerce est supérieur, pour d’autres il est moindre. Le comptable a donc toujours sous la main l’occasion d’un excellent trafic. Il peut vendre à son profit les matières qui sont plus chères sur le marché et les remplacer dans son magasin par celles dont le prix est inférieur à l’estimation officielle ; les quantités et les matières confiées à sa garde seront changées, mais il représentera en somme une valeur conventionnelle égale. Il aura réalisé un bénéfice au préjudice de l’état, et cependant on pourra toujours le croire le plus fidèle des comptables, puisque l’actif apparent de l’arsenal n’aura subi aucune diminution. Supposons, par exemple, que dans un magasin se trouvent renfermés 10,000 kilogrammes de cuivre rouge estimés 25,000 francs au taux officiel de 2 fr. 50 cent, le kilogramme, et une égale quantité de cuivre bronze évalué également à 2 fr. 50 cent, le kilogramme. Le garde de ce magasin est donc responsable, au titre de l’unité collective cuivres, d’une valeur de 50,000 fr. Or dans le cours de l’année le prix du cuivre rouge sur le marché des métaux s’élève à 2 fr. 60 cent., tandis que celui du cuivre bronze descend à 2 fr. 40. Le comptable conçoit alors l’idée de vendre 5,000 kilogrammes de cuivre rouge et d’y substituer 5,000 kilogrammes de cuivre bronze. L’état perd ainsi 1,000 fr. ; mais l’agent infidèle peut néanmoins justifier d’une valeur de 50,000 francs en magasin, et s’approprier impunément le produit de sa fraude. Le détournement ne pourra être découvert par les contrôles supérieurs qu’à la condition presque irréalisable d’établir la situation de chaque unité simple à l’aide des pièces justificatives des entrées et des sorties ; s’ils reculent devant un pareil travail, si de son côté le contrôle local ferme les yeux ou néglige seulement les vérifications nécessaires, le comptable ne rencontre plus rien devant lui qui arrête ou qui puisse trahir ses manœuvres frauduleuses. Le ministère de la marine a du reste si bien compris le péril, qu’il a soin de remanier chaque année ses tarifs officiels, et de les tenir aussi près que possible de la vérité. Il a pensé que le meilleur moyen de prévenir la fraude était de faire disparaître la marge qui offrait une tentation dangereuse et ouvrait le champ à la spéculation.


II

Lorsque le ministère de la guerre prit la résolution de réformer sa comptabilité-matières, il eut la pensée d’adopter le système-valeurs, et de constituer la nouvelle organisation sur le modèle de celle dont on avait constaté les bons résultats à la marine. Un projet complet fut même préparé dans ce sens. Après mûre discussion, on y renonça pour plusieurs motifs et surtout à cause des considérations que nous venons d’exposer. Tout en reconnaissant que le mode de comptabilité par valeurs était un moyen habile d’approcher de la vérité en conservant l’unité collective, un procédé ingénieux pour revenir indirectement à l’unité simple, à laquelle il restituait son importance, on fut d’avis qu’il était encore préférable d’aller directement à la vérité absolue, de supprimer l’unité collective, et d’asseoir résolument la nouvelle comptabilité sur l’unité simple. On décida en conséquence que l’on compterait par unité simple et par quantité.

Il ne suffisait pas de décréter le principe ; il fallait le mettre à exécution. N’allait-on pas se heurter aux obstacles qui avaient fait adopter l’unité collective en 1845 ? N’allait-on pas se noyer au milieu des milliers d’espèces qui composent les unités simples, et se perdre dans une comptabilité inextricable et gigantesque ? l’administration ne s’est pas laissé effrayer par ces diflicultés ; elle a hardiment abordé le problème, et croit l’avoir résolu.

Dans toute maison de commerce comme dans toute caisse publique, les dépenses et les recettes sont consignées sur divers registres, dont les principaux sont le livre-journal et le grand-livre. On inscrit sur le journal les opérations jour par jour, à mesure qu’elles se présentent ; on les reporte ensuite au grand-livre, en les classant par ordre de matières. Ces registres, on les tient également dans les arsenaux, pour y consigner les entrées et les sorties du matériel. C’est un de ces livres qui a fixé l’attention de l’administration et qui est devenu le pivot de la réforme. On a trouvé que le grand-livre ferait un compte excellent, qu’il pourrait se prêter à tous les développemens de l’unité simple, et qu’on ne saurait avoir de meilleur document à soumettre au contrôle central et à la cour des comptes. Il fut donc arrêté que le grand-livre serait le compte. On n’imposait ainsi aux comptables des magasins aucune obligation nouvelle, puisqu’ils étaient déjà obligés, sous le régime antérieur, à la tenue de ce registre. On simplifiait au contraire leur tâche en les déchargeant de la rédaction des anciens comptes et de plusieurs autres documens, on facilitait en même temps l’œuvre du contrôle. En effet, si le compte lui-même offrait dès lors un volume plus considérable, il avait l’avantage de condenser les descriptions et les renseignemens, fractionnés antérieurement sur des pièces diverses ; il fournissait un ensemble complet, sur lequel pouvaient se concentrer des vérifications disséminées jusqu’alors sur des relevés et des états distincts et mal coordonnés. Non-seulement le grand-livre est devenu le compte ; par un agencement habile, il est devenu aussi l’inventaire. C’est une simplification et une économie de peine, qui ne causent d’ailleurs aucun préjudice au contrôle du magasin. Il ne faut pas confondre l’inventaire dont il est ici question, et qui n’est qu’un relevé des matières d’après les écritures, avec le recensement effectif qui constate les matières existant réellement.

La forme du compte trouvée, il s’agissait d’assurer la réalité et l’exactitude des faits appelés à y figurer. C’est dans le perfectionnement des pièces justificatives et dans l’amélioration du service des recensemens qu’on a cherché ces garanties. Pour toutes les entrées de mjitières correspondant à une dépense en deniers, un mécanisme ingénieux, que nous expliquerons tout à l’heure, permet d’en reconnaître l’exactitude dans la dépense même du compte en deniers. Pour les réintégrations d’objets faites par les corps de troupes, qui avaient donné lieu aux abus les plus nombreux, notamment dans le service de l’habillement, on prévient les dissimulations, trop souvent pratiquées dans les entrées, au moyen d’un système de récépissés à talon dont la souche, cotée et parafée, reste entre les mains du comptable et constate toutes les réceptions. Enfin, pour les opérations qui ont lieu entre les divers magasins de la guerre, on a la preuve de l’exactitude dans la balance qui doit exister entre le total général des entrées et des sorties de tous les établissemens.

Les pièces qui servent à la justification des opérations doivent être établies avec l’attention la plus sérieuse ; il est indispensable de n’y consigner aucun fait qu’après un examen consciencieux. On ne saurait apporter à cet égard trop de scrupules, car l’extrême divisibilité de certaines matières, la difficulté d’obtenir dans les entrées et dans les sorties des mesures mathématiquement égales, fournissent déjà trop d’occasions d’incertitudes et de fraudes. Le comptable des finances, lorsqu’il paie 100 francs, est certain de faire sortir 100 francs de sa caisse. Le garde-magasin qui délivre 100 rations de 1 kilogramme n’est pas sûr de faire sortir exactement 100 kilogrammes de son magasin. Dans le mesurage de chaque ration, il peut s’introduire une certaine différence en plus ou en moins qui altère d’une façon plus ou moins grave le résultat final. On nous racontait à ce sujet une anecdote qui prouve combien il est parfois difficile, même avec la meilleure foi du monde, d’échapper à l’erreur dans les manipulations de matières. C’était en Algérie, en campagne, à la fin d’une marche. On procédait à la distribution du vin qui devait réconforter les troupes fatiguées. Chaque soldat présentait son bidon à la cannelle, et l’homme de service le remplissait devant le comptable des vivres, qui présidait lui-même à l’opération. Un officier qui assistait à la distribution s’adresse tout à coup au comptable. « Cher camarade, dit-il, vous ne donnez pas le compte à nos hommes. — Comment ! réplique le comptable fort de sa conscience, regardez les bidons, on les emplit jusqu’au bord. — Il n’en est pas moins vrai que votre distribution est mal faite, et vous allez vous en convaincre. » Prenant alors un bidon qui venait d’être rempli, l’officier le laissa reposer quelques instans, puis montra au comptable l’abaissement progressif qui se manifesta dans le niveau du liquide. L’air, refoulé au fond du récipient par l’introduction violente du vin, remontait peu à peu à la surface en laissant un vide égal à la place qu’il occupait. Il en résultait pour chaque homme un déchet de quelques centilitres. Le comptable se rendit à l’observation, et régularisa la distribution. On aperçoit le parti que peut tirer la mauvaise foi de circonstances de cette nature[2], on comprend combien il est nécessaire d’exercer une surveillance assidue sur les lieux mêmes, de vérifier chaque fait avant de le certifier, et de rédiger avec précaution les pièces qui sont destinées aux contrôles supérieurs.

Le mécanisme à l’aide duquel l’administration assure la sincérité des entrées qui correspondent à une dépense en deniers constitue une des innovations les plus importantes de la comptabilité de la guerre ; on l’appelle la corrélation entre le compte des matières et le compte financier. Voici en quoi il consiste : on sait comment s’exécutent et se paient les approvisionnemens de l’état. Sur l’ordre des chefs de service, les fournisseurs livrent dans les magasins les matières achetées, dont les garde-magasins prennent charge ; ils se présentent ensuite devant le trésorier-payeur-général avec un mandat de l’ordonnateur et les pièces qui constatent la livraison, et touchent le prix de leur fourniture. Il y a donc un rapport étroit entre l’entrée de la matière dans l’arsenal et la sortie de l’argent de la caisse du trésorier-payeur. C’est, à vrai dire, la même opération ; c’est toujours l’actif de l’état, qui ne se consomme pas, mais qui change de forme. Il n’y a ni dépense ni recette, il y a balance : ce qui manque dans la caisse doit se retrouver dans le magasin. Il fallait parvenir à rendre sensible à tous les yeux cet équilibre. On s’est occupé d’abord d’en préparer la démonstration dans les pièces élémentaires. On a imaginé des factures à talon dont les deux parties reproduisent les mêmes énonciations : la facture est apportée au payeur et sert au paiement de la fourniture, qu’elle justifie dans le compte-deniers ; le talon est adressé au garde-magasin et devient la justification de l’entrée dans le compte-matières. Il est évident que la double opération constatée au moyen de cette pièce commune doit présenter un accord parfait. Après avoir assuré la concordance dans les détails, on la garantit dans l’ensemble. On n’ignore pas que tous les ans chaque ministre dresse un compte général de toutes les dépenses qu’il a faites et qui ont été payées avec les deniers publics, et qu’il établit un compte semblable pour toutes les matières entrées ou sorties dans les établissemens qui dépendent de son ministère. Les divisions de ces deux comptes sont analogues et peuvent se prêter à un rapprochement. Sous le même chapitre, on trouve dans le compte en deniers le montant des sommes dépensées, dans le compte-matières la valeur réelle du matériel entré. Il suffit donc de mettre en regard les énonciations correspondantes pour avoir la certitude d’une part que toutes les matières achetées ont été apportées dans les arsenaux, d’autre part que l’état n’a payé que les livraisons réellement faites.

Ce mode de contrôle n’est pas seulement précieux pour l’administration de la guerre, à laquelle il fournit le moyen d’exercer une surveillance plus étroite sur la fidélité de ses agens. C’est au pays surtout, c’est aux pouvoirs politiques qu’il apporte une lumière nouvelle et des garanties inconnues. L’assemblée nationale pourra suivre avec certitude la consommation des crédits du matériel. Il ne sera plus permis de rien prélever sur l’allocation des approvisionnemens au profit d’expériences et de dépenses non autorisées. Le budget de la guerre arrivera presque à ressembler à la célèbre maison de verre, et chacun pourra voir se dérouler toute la gestion du ministre et la série de ses actes financiers. On enlèvera ainsi tout prétexte à ces défiances qu’inspire au public l’emploi des centaines de millions affectées chaque année à notre établissement militaire ; on donnera enfin au pays le moyen d’avoir dans la main tout ce qui concerne la guerre. Tout en effet, au point de vue financier, se rattache à deux grandes causes : le personnel, le matériel. Que l’assemblée fasse précéder chaque année la loi du budget d’une loi spéciale qui fixera l’effectif ; l’établissement du budget se fera d’une façon plus facile, plus exacte et plus conforme à la volonté du pouvoir législatif. L’effectif une fois déterminé, rien n’est plus aisé que de calculer la dépense qui en résulte, au moyen des tarifs qui indiquent ce que coûte chaque officier, chaque soldat, chaque fantassin, chaque cavalier. Après avoir arrêté les crédits de l’effectif, on sera mieux en mesure d’apprécier ce qu’on veut allouer aux approvisionnemens. De cette façon, l’administration et l’assemblée marcheront d’un pas plus ferme et plus sûr non-seulement pour la demande et le vote des crédits, mais pour le contrôle de la dépense. Si la loi d’effectif forme pour le budget la plus solide des basés, elle fournit encore les meilleurs éléments pour apprécier l’exactitude des comptes que rend le ministre. Un simple rapprochement du nombre d’hommes votés avec le nombre d’hommes entretenus d’après les états de présence suffit pour constater le régulier emploi des crédits du personnel ; quant aux approvisionnemens, on n’aura qu’à se reporter au compte-matières pour s’assurer que les sommes dépensées se retrouvent dans le matériel des arsenaux.

On le voit, la corrélation introduite dans la comptabilité-matières de la guerre à une portée supérieure à la simple modification d’un détail de comptabilité. Comme l’ensemble de la réforme, elle est le résultat d’un effort honnête auquel on ne saurait trop applaudir. Le ministère tient à témoigner qu’il ne recherche pas les ténèbres ; il appelle le contrôle, il veut la vérité. Il n’accepte plus cette fiction commode qui a servi si longtemps à couvrir les opérations en matières, et il s’efforce de détruire, à force de conscience et de loyauté, les préventions dont ces opérations ont été jusqu’ici l’objet. Aussi ne laisse-t-il plus subsister l’ancienne distinction du matériel en deux catégories ; il pense qu’il n’y a plus lieu de maintenir un privilège qui enlève au contrôle de la cour des comptes une partie importante du matériel de l’état. Toutes les matières sans distinction seront soumises aux mêmes règles et à la même surveillance. Il en est de même pour l’Algérie, dont les magasins étaient restés jusqu’à présent sous le contrôle exclusif de l’administration. La conséquence de cette mesure en ce qui concerne le matériel de deuxième catégorie ou matériel permanent est d’assurer la protection des vérifications judiciaires à des valeurs qui s’élèvent à 18 millions pour le génie, à 4 millions pour les vivres, à 3 millions pour l’artillerie, à 5 millions pour le dépôt de la guerre, et à 21 millions pour l’habillement et le campement.

Par une disposition inverse, on a éliminé de la comptabilité des matières tout ce qui l’embarrassait inutilement, par exemple les matières et denrées alimentaires ne formant pas approvisionnemens, et destinées à une consommation immédiate, telles que la viande fraîche et le poisson. Les entrées et les sorties de ces matières compliquaient sans profit les écritures, et on pouvait ici remplacer sans inconvénient l’ancien mécanisme par quelques garanties données sur les pièces mêmes de la comptabilité en deniers.

La réforme de la comptabilité-matières de la guerre a été couronnée par des dispositions nouvelles sur les recensemens. Il est inutile d’insister sur l’importance de cette opération : elle est au magasin ce que la vérification du numéraire et des valeurs est à la caisse. Les chiffres portés dans des registres et dans des états, quoique bien alignés et coordonnés, ne sont qu’une chimère, s’ils ne correspondent pas exactement à des faits. A quoi sert de faire ressortir sur le papier les situations les plus satisfaisantes, si en réalité les arsenaux ne contiennent rien, si, en dehors des opérations réglementaires inscrites dans la comptabilité, les préposés ont pu vider leurs magasins par des sorties frauduleuses ? Pour reconnaître si le compte est d’accord avec la réalité, si les arsenaux contiennent ce qu’ils doivent contenir, si les approvisionnemens n’ont subi aucune diminution, il n’y a qu’un moyen : recenser tout le matériel, et constater la concordance de ce recensement avec les résultats des écritures.

L’ancien règlement prescrivait de procéder le 31 décembre de chaque année au recensement effectif de tout le matériel. Cette règle était aussi excellente en théorie que détestable dans la pratique. Autant il est facile de faire une vérification de la caisse au 31 décembre, et d’arrêter le chiffre des valeurs qu’elle contient, autant il est impossible d’exécuter une vérification semblable dans les arsenaux. Il est au-dessus des forces d’un fonctionnaire d’inventorier réellement dans une journée tout ce qui existe dans son service, de compter les canons, les fusils, les armes de toute espèce, les outils, les ustensiles, les machines, de peser les fers, les fontes, les cuivres, de mesurer les draps, les toiles, de cuber les fourrages et les bois, de constater la nature, la qualité, la quantité des vivres, des médicamens, des objets de pansement, en un mot de tout ce qui constitue le matériel de la guerre. Aussi les recensemens se faisaient mal, ou dans certains services ne se faisaient pas du tout ; la situation des magasins restait plongée dans des ténèbres regrettables. À ces prescriptions illusoires, le nouveau règlement a substitué une règle moins absolue, mais plus pratique. Les recensemens n’auront plus d’époque fixe ; ils s’exécuteront au moment où ils pourront se faire avec le plus de facilité et de profit ; ils auront lieu inopinément. Les fonctionnaires chargés de l’opération devront se présenter à l’improviste, comme le font les inspecteurs des finances pour les comptables du trésor. Ils procéderont, suivant ce qu’ils jugeront convenable, à un recensement général ou partiel ; s’ils opèrent partiellement, ils devront renouveler leurs vérifications, de manière à obtenir un recensement complet dans le cours de l’année. Le résultat de leur travail sera consigné en tête du compte annuel de gestion.

Tout en approuvant la sagesse de ces dispositions, tout en reconnaissant la bonne volonté de l’administration et le désir qu’elle a de les faire appliquer, il serait à craindre qu’il ne fût difficile d’en assurer l’exécution rigoureuse, si l’on ne s’efforçait de réaliser les deux conditions suivantes : d’abord un aménagement convenable des magasins, ensuite l’indépendance des fonctionnaires auxquels on confie le travail du recensement. Il est indispensable d’introduire dans le rangement des matières les méthodes les plus propres à en faciliter la reconnaissance, et de disposer en conséquence les divisions, les rayons, les casiers qui se prêteront le mieux à l’application de ces méthodes. L’indépendance des officiers chargés du recensement n’est pas moins essentielle. Sans vouloir soustraire la surveillance des magasins au contrôle local, tel qu’il est organisé, il serait bon d’établir des vérifications analogues à celles qui sont opérées pour les deniers par les inspecteurs des finances. On donnerait à certains fonctionnaires la mission de faire des tournées dans les arsenaux. On les choisirait dégagés de tous liens avec les préposés des services qu’ils devraient contrôler, de manière qu’il n’y eût à craindre ni les complaisances ni la solidarité de l’esprit de corps. Par ce moyen, les vérifications auraient lieu sans partialité comme sans faiblesse, et la mention du recensement, certifiée sur le compte, sortirait de la sphère des formules banales et sans portée qu’on signe à la légère, sans croire engager sa responsabilité.

On s’est borné ici à faire ressortir les points principaux de la réforme réalisée par le ministère de la guerre ; il eût été fastidieux de descendre plus avant dans les détails. Ce que nous avons dit suffira pour qu’on puisse apprécier le caractère général de l’œuvre. Le règlement nouveau est-il irréprochable, a-t-il tout prévu, est-il uniformément applicable ? N’éprouvera-t-il aucun mécompte dans la pratique ? C’est ce que l’expérience seule pourra démontrer. Toutefois il est permis de dire dès aujourd’hui que ce règlement, s’il n’est pas le dernier terme de la perfection, est au moins un pas considérable fait en avant dans la voie du progrès. Il donne à la comptabilité-matières une consistance nouvelle, il l’assoit sur une base solide, il cherche à en faire le reflet exact de tout ce qui se passe dans les arsenaux.

Nous espérons qu’il pourra produire des résultats réellement utiles. Il ne faut pas toutefois se bercer d’illusions et croire que la publication de ce document va changer immédiatement la face des choses. Les meilleures institutions n’ont de valeur qu’autant qu’elles sont mises en pratique par des hommes résolus à les appliquer loyalement. Ce n’est pas dans des prescriptions réglementaires, nous ne l’ignorons point, que se trouvent les garanties les plus sûres, c’est dans l’honneur, l’intelligence, et la conscience des citoyens auxquels est remis à tous les degrés le soin des intérêts publics. C’est surtout par le développement du patriotisme, par la généralisation du sentiment du devoir qu’on obtiendra les réformes les plus fécondes. Plus que tout autre, notre établissement militaire a besoin de cette condition. L’organisation de l’armée comme celle du matériel, les troupes comme les arsenaux, exigent que chacun, dans son cercle d’action et dans la mesure de ses forces, apporte un concours absolu et dévoué. Que le soldat s’exerce aux manœuvres et se plie à la discipline, que l’officier s’instruise, que l’administrateur perfectionne ses services, que le contrôleur surveille, que chacun enfin s’applique à augmenter la force de l’état, à en ménager les ressources, à faire régner l’ordre. Si ces sentimens pénètrent dans les cœurs, l’heure de la reconstitution ne se fera pas longtemps attendre. Tout entrera dans une voie d’amélioration réelle et dans la sphère spéciale où il est circonscrit, le règlement de 1871, sincèrement exécuté, contribuera pour sa part à cette renaissance ; il ajoutera une pierre à l’édifice en portant la lumière dans toutes les opérations du matériel.

Mais cette lumière même, ne faut-il pas s’en effrayer ? Ne faut-il pas craindre avec certains esprits qu’elle brille non pas seulement pour nous, mais surtout pour l’étranger, qui nous observe et qui pourra compter à loisir nos canons, nos fusils, toutes les pièces de notre armement ? Les yeux fixés sur nos arsenaux, n’y trouvera-t-il pas l’indice de nos résolutions, le secret de nos projets, et ne lui sera-t-il pas facile de paralyser nos desseins et de déjouer nos meilleurs plans ? il ne faut pas attacher une trop grande importance à cette considération. N’oublions pas d’abord que les résultats de la comptabilité ne peuvent être publiés que longtemps après l’accomplissement des faits. Si l’on veut agir avec mystère, on aura donc une marge assez considérable pour tenir les opérations secrètes ; mais, quand même ces résultats seraient connus immédiatement, en résulterait-il un danger pour le pays ? Nous sommes de ceux qui croient que la divulgation de la vérité est toujours un avantage, et qu’il n’y a pas lieu de faire d’exception pour nos approvisionnemens de guerre. Si les arsenaux sont vides, le peuple, qui le sait, n’éprouve aucune velléité de lancer ni de suivre son gouvernement dans des aventures désastreuses ; s’ils sont abondamment pourvus, le pays tout entier puise dans sa richesse un sentiment de confiance, et l’étranger une impression de respect. Il ne peut y avoir de cause d’affaiblissement à montrer dans les rangs notre jeunesse entière, disciplinée par de fortes institutions militaires, à faire connaître à tous qu’il y a pour l’armer des canons et des fusils du meilleur système, des habillemens pour la vêtir, des approvisionnemens de toute espèce pour la nourrir et l’équiper, et qu’au premier signal elle peut accourir au drapeau dans un nombre et dans un appareil formidables. Le jour où l’on divulguera de pareils secrets, et nous espérons qu’il ne se fera pas trop attendre, la France pourra de nouveau élever la voix avec autorité et reprendre son ancienne place dans la politique de l’Europe.


L. BOUCHARD.


  1. Sous l’unité 68, par exemple, on range à la fois la chaloupe de 13 mètres, qui vaut 3,500 francs, et le youyou de 3 mètres, qui vaut 410 francs. L’unité suivante n° 69 comprend le mât de 50 mètres, qui vaut 15,900 francs, et le mât de 10 mètres, du prix de 100 francs, etc.
  2. Il y a environ dix ans, on découvrit dans les caves du service des subsistances de Constantine une quantité d’hectolitres de vin assez considérable pour faire pendant trois jours double distribution à 15,000 hommes de troupes. Ces vins, qui ne figuraient plus dans la comptabilité des magasins, en étaient sortis par suite du phénomène physique que nous venons de décrire, phénomène que les habiles connaissaient et dont les comptables honnêtes et les parties prenantes ignoraient l’existence.