Le Contre-fa

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Le Contre-fa
La Jeune BelgiqueTome 1 (p. 70-73).


CONTES FANTASTIQUES

LE CONTRE-FA


Toute certitude est dans les rêves.
E.-A. Poë.


Soudain la Catalini cesse de chanter, ferme d’un coup sec le piano, et se tournant vers Lovarias : « Vous n’entendez donc pas cette voix ? »

Et la tête inclinée, elle écoute longtemps, dans le brusque silence.

Elle est bien belle ce soir, l’étoile, la diva, la reine ; non pas impérialement belle comme dans Sémiramis, ni espièglement jolie comme dans le Mariage secret ; mais belle d’une étrange beauté douloureuse. Regards aigus, narines dilatées, lèvres tordues, elle émerge tragique des plis cassés de sa robe à traîne, et ses seins, dressés, palpitent.

« Vous avez vos nerfs, mon enfant, » tremble de son timbre usé le vieux Lovarias, Avec une galanterie exquise, une politesse impertinente de grand seigneur, il continue : « Si j’avais l’illusion d’être aimé pour moi-même, madame, je croirais à un détour pour me congédier. »

Et comme satisfait de sa phrase, il rajuste sa perruque, promène sa main potelée sur un menton rasé de frais, chasse d’une chiquenaude un grain de poudre qui tache la blancheur de son jabot, — et sourit à la cantatrice.

Elle ne semble pas ouïr.

Lovarias esquisse un salut de cour, tourne les talons, et s’en va, — pimpé, sautillant et tendre comme un menuet ancien.

La Catalini reste absorbée.

Il la croit folle, lui aussi. Elle a toute sa raison pourtant, elle en est sûre. Depuis longtemps, lorsqu’elle chante, — à sa voix répond une voix. Chez elle, chez Lovarias, à la Scala, le soir, la nuit, le jour, partout, toujours réplique une occulte musicienne. La première fois, c’était dans ce boudoir. Après une représentation, Lovarias et quelques fanatiques l’avaient reconduite en triomphe. Ils l’avaient priée, avant le départ, de redire un air de Cimarosa. Et par les fenêtres décloses, dans la paix lumineuse des nuits italiennes, la phrase amoureuse s’était envolée. Après la cadence finale, dans les profondeurs du parc, la strette avait recommencé. La Catalini seule avait entendu. Aucune demeure aux alentours : la voix était sortie du jardin. Toute la nuit, les valets avaient battu les massifs, — mais la cantatrice-écho avait disparu. Depuis ce soir-là, la Catalini est hantée.

Maintenant la chanteuse cachée ne répète plus, — elle corrige. Sa voix est plus étendue, plus pleine, plus véloce. Elle a des tenues auprès desquelles les tenues de la prima donna sont des piqués, et des piqués auprès desquels les piqués de l’actrice sont des tenues. La diva donne la première note d’une vocalise, que l’autre déjà l’égrène tout entière, — une octave plus haut. Un jour, la Catalini a faussé d’un comma dans une gamme chromatique, et, vingt-quatre heures durant, l’autre a seriné le passage douteux. Superstitieuse, Rosine s’est couverte de scapulaires et d’amulettes ; et, pour éloigner la diabolique rivale, Desdémone, devant l’impresario et les artistes ahuris, a lavé les planches de la Scala d’une grande aspergée d’eau bénite. Illuminée soudain par la grâce, elle a voulu quitter le théâtre. L’Italie a glosé de cette conversion inattendue, — et devant une foule intriguée, la Catalini a chanté au jubé de la cathédrale. D’une voix vibrante elle a lancé l’invocation de Stradella : aussitôt, dominant le ronflement des orgues, le heurt des chaises, le murmure des conversations, le piétinement des curieux qui gagnaient la porte pour entrevoir la chanteuse à la sortie, — la voix maudite, faible d’abord, puis toujours grandissante et plus sonore, se brisa contre la voûte, envahit l’immense vaisseau, — et l’église elle-même sembla chanter. Dieu ne voulait donc pas de l’actrice. Aujourd’hui, elle rentre à la Scala. Dans une heure, elle sera là-bas, devant le public idolâtre des anciens jours.

Une agitation fébrile saisit la jeune femme. De long en large, de large en long, droit, de travers, lentement, vite, — se parlant à elle-même, rejetant du pied sa traîne lourde, elle va, vient, s’arrête, revient, s’arrête encore, ouvre une fenêtre en heurtant un vase du Japon qui se morcelle sur le parquet, — et la diva se penche au balcon, échevelée.

Le grand paysage dort. Lugubrement s’abaisse le ciel noir, aux nuages ourlés d’argent par une lune incertaine. L’air chaud pèse. Les horizons pâmés semblent attendre.

Tout à coup s’illumine la nuit, et, dans une fulgurance, les éclairs se croisent comme des épées. L’orage éclate et la pluie hachure.

Huit heures sonnent.

La Catalini appelle ses gens et fait atteler.

À la Scala.

La salle regorge. Sur le fond rouge des fauteuils et des tentures moutonnent en bas les habits noirs ; en haut rutilent les satins et les soies. De ci, de là, les diamants aiguisent leurs feux. Et dans ce fouillis d’étoffes les candélabres des loges s’accrochent et se rejoignent en grappes de lumière. Sur le velours d’une avant-scène Lovarias étale sa main blanche de vieillard.

La Catalini paraît. Une acclamation s’élève et des jonchées de bouquets fleurissent la scène. Elle est résolue, l’étoile. Elle luttera jusqu’au bout. Son courage s’exalte, et ses yeux ont des lueurs de triomphe.

Une première phrase vibre, s’envole, se pose, — emplissant la salle. L’autre se tait.

Alors la diva rayonne. Elle s’est reconquise elle-même, et, transfigurée, exulte de jeunesse et d’orgueil. À elle le monde, à elle les émotions du drame, couronnes et bijoux, superbes et larges aventures. Voluptés à elle, gloire à elle, fortune à elle ! Et chaque note tombée de ses lèvres tinte comme une pièce d’or.

Dans un crescendo haletant, dans une vertigineuse cadence, elle entraîne l’orchestre. Sa voix monte, descend, roule, saute, et bat son dernier trille sur le contre-ré.

L’auditoire entier est debout.

Elle recommence.

Elle enfile une nouvelle gamme.

L’autre répète.

La Catalini devient livide. Une sueur froide l’inonde. Sa gorge s’oppresse et siffle. Et le théâtre semble tourner confusément autour d’elle, avec ses étages de figures ironiques et grimaçantes.

Qu’importe ! Elle se roidit, ébauche un sourire qui navre, — et poursuit son air. Chaque note, chaque vocalise a son écho. L’autre réplique, plus haut, plus haut, toujours plus haut. Et quand la prima donna assoluta, la poitrine en feu, la bouche tirée, les yeux révulsés, atteint le contre-ré final, elle veut s’unir à l’autre trillant sur le contre-fa, — se hausse sur la pointe des pieds, pousse un cri rauque, bat l’air de ses mains raidies, et tombe morte sur le plancher.

Albert Giraud