Le Contrebandier

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LE CONTREBANDIER


HISTOIRE LYRIQUE




La chanson du Contrebandier est populaire en Espagne ; cependant, bien qu’elle ait la forme tranchée, la simplicité laconique et le parfum national de toutes les tiranas espagnoles, elle n’est pas, comme les autres, d’origine ancienne et inconnue. Cette chanson, que l’auteur de Bug-Jargal a poétiquement jetée à travers son roman, fut composée par Garcia dans sa jeunesse. La Malibran fit connaître à tous les salons de l’Europe la grâce énergique et tendre des boleros et des tiranillas. Parmi les plus goûtées, le Contrabandista fut celle que chantait avec le plus d’amour la grande artiste ; elle y puisait, avec tant de force, les souvenirs de l’enfance et les émotions de la patrie, que son attendrissement l’empêcha plus d’une fois d’aller jusqu’au bout ; un jour même elle s’évanouit après l’avoir achevée. Les paroles de cette chansonnette sont admirablement portées par le chant, mais elles sont insignifiantes séparées de la musique, et il serait impossible de les traduire mot à mot.

L’air se termine par cette sorte de cadence qui se trouve à la fin de toutes les tiranas, et qui, ordinairement mélancolique et lente, s’exhale comme un soupir ou comme un gémissement. La cadence finale du Contrebandier est un véritable sonsonete ; il se perd, sous son mouvement rapide, dans les tons élevés, comme une fuite railleuse, comme le vol à tire-d’aile de l’oiseau qui s’échappe, comme le galop du cheval qui fuit à travers la plaine ; mais, malgré cette expression de gaieté insouciante, quand, d’une cime des Pyrénées, dans les muettes solitudes ou sous la basse continue des cataractes, vous entendez ce trille lointain voltiger sur les sentiers inaccessibles dont le ravin vous sépare, vous trouvez dans l’adieu moqueur du bandit quelque chose d’étrangement triste, car un douanier va peut-être sortir des buissons et braquer son fusil sur votre épaule ; et peut-être en même temps le hardi chanteur va-t-il rouler et achever sa coplita dans l’abîme.

Garcia conserva toujours une prédilection paternelle pour sa chanson du Contrebandier. Il prétendait, dans ses jours de verve poétique, que le mouvement, le caractère et le sens de cette perle musicale étaient le résumé de la vie d’artiste, de laquelle, à son dire, la vie de contrebandier est l’idéal. Le aye, jaleo, ce aye intraduisible qui embrase les narines des chevaux et fait hurler les chiens à la chasse, semblait à Garcia plus énergique, plus profond et plus propre à enterrer le chagrin, que toutes les maximes de la philosophie.

Il disait sans cesse qu’il voulait pour toute épitaphe sur sa tombe : Yo que soy el Contrabandista, tant Othello et don Juan s’étaient identifiés avec le personnage imaginaire du Contrebandier. Liszt a composé pour le piano, sur ce thème répandu et immortalisé chez nous par les dernières années de la Malibran, un rondo fantastique qui est une de ses plus brillantes et plus suaves productions. Après une introduction pleine d’éclat et de largeur, l’air national, d’abord rendu avec toute la simplicité du texte, passe, et par une suite de caractères admirablement gradués, de la grâce enfantine à la rudesse guerrière, de la mélancolie pastorale à la fureur sombre, de la douleur déchirante au délire poétique. Soudain, au milieu de toute cette agitation fébrile, une noble prière admirablement encadrée dans de savantes modulations, vous élève vers une sphère sublime ; mais, même dans cette atmosphère éthérée, les bruits lointains de la vie, les chants, les pleurs, les menaces, les cris de détresse ou de triomphe, cris de la terre ! vous poursuivent. Arraché à l’extase contemplative, vous redescendez dans la fête, dans le combat, dans les voix d’amour et de guerre ; puis la poésie vous en retire encore ; la voix mystérieuse et toute-puissante vous rappelle sur la montagne, où vous êtes rafraîchi par la rosée des larmes saintes ; enfin la montagne disparaît et les flambeaux du banquet effacent les cieux étoilés. Mille voix, âpres de joie, d’orgueil ou de colère, reprennent le thème, et les chœurs foudroyants terminent ce vaste poëme, création bizarre et magnifique qui fait passer toute une vie, tout un monde de sensations et de visions sur les touches brûlantes du clavier.

Un soir d’automne, à Genève, un ami de Liszt fumait son cigare dans l’obscurité, tandis que l’artiste répétait ce morceau récemment achevé : l’auditeur, ému par la musique, un peu enivré par la fumée du Canaster, par le murmure du Léman expirant sur ses grèves, se laissa emporter au gré de sa propre fantaisie jusqu’à revêtir les sons de formes humaines, jusqu’à dramatiser dans son cerveau toute une scène de roman. Il en parla le soir à souper et tâcha de raconter la vision qu’il avait eue ; on le mit au défi de formuler la musique en parole et en action. Il se récusa d’abord, parce que la musique instrumentale ne peut jamais avoir un sens arbitraire ; mais le compositeur lui ayant permis de s’abandonner à son imagination, il prit la plume en riant et traduisit son rêve dans une forme qu’il appela lyrico-fantastique, faute d’un autre nom, et qui après tout n’est pas plus neuve que tout ce qu’on invente aujourd’hui.





YO QUE SOY CONTRABANDISTA


Paraphrase fantastique sur un rondo fantastique

de Franz Liszt


INTRODUCTION


un banquet en plein air dans un jardin


LES AMIS, (Chœur).

Heurtons les coupes de la joie. Que leurs flancs vermeils se pressent jusqu’à se briser. Souffle, vent du couchant, et sème sur nos têtes les fleurs de l’oranger ! Célébrons ce jour qui nous rassemble à la même table dans la maison de nos pères. Heurtons les coupes de la joie !

LE CHÂTELAIN, (Air).

Viens, serviteur qui m’as bercé, verse-moi le vin généreux de mes collines. Tout à l’heure, les mains qui guidèrent les pas débiles de mon enfance soutiendront mes jambes avinées, et quand l’ivresse me fera bégayer, tu oublieras que je suis ton seigneur, et tu me diras encore une fois, comme jadis : « Il faut aller dormir, mon enfant. »

LES AMIS, (Chœur).

Que la coupe de la joie s’emplisse pour le serviteur fidèle. Que son front austère se déride et qu’il soit vaincu par l’esprit joyeux qui rit dans les amphores. L’esprit de l’ivresse, c’est Bacchus enfant, non moins beau, plus aimable et plus éternel que le maussade Cupidon. Bois, vieillard, afin que tu te sentes jeune comme le petit page que tu gourmandes, afin que ton maître, privé de guide, ne puisse retrouver sa couche et reste à table avec nous jusqu’au jour,

UN CONVIVE, (Air).

Ô toi, ma belle fiancée, pourquoi refuses-tu de remplir ta coupe ? pourquoi la poses-tu en souriant sur la table après avoir mouillé tes lèvres ? Si tu ne bois pas autant que moi, je croirai que déjà s’en va ton amour, et que tu crains de me l’avouer dans l’ivresse.

LES AMIS, (Chœur).

Buvez, nos femmes, nos sœurs, buvez et chantez ! le vin ne trahit que les traîtres. Il est comme la trompette du Jugement dernier qui forcera les menteurs à se dévoiler et qui proclamera la gloire des véridiques. Vous qui n’avez ni mauvaise pensée ni secret coupable, laissez tomber des paroles confiantes de vos bouches discrètes, comme, dans les jours d’avril, l’onde s’échappe abondante et limpide des flancs glacés de la montagne.

LES FEMMES, (Chœur).

Nous boirons et nous chanterons avec vous, car nous n’avons rien dans l’âme qui ne puisse arriver jusqu’à nos lèvres. Et, d’ailleurs, si nous disions quelque chose de trop ce soir, nous savons que vous ne vous en souviendriez plus demain.

TOUS.

Heurtons les coupes de la joie. Que leurs flancs vermeils se pressent jusqu’à se briser. Souffle, vent du couchant, et sème sur nos têtes les fleurs de l’oranger. Ce jour nous rassemble à la même table dans la maison de nos pères. Heurtons les coupes de la joie !

UN CONVIVE, (Récitatif).

Craignons que le bruit de nos voix réunies ne nous enivre plus vite que le vin. Laissons l’esprit joyeux de l’ivresse s’emparer de nous lentement et verser peu à peu dans nos veines sa chaleur bienfaisante. Que le plus jeune d’entre nous chante seul un air populaire de ces contrées, et nous dirons seulement le refrain avec lui.

L’ENFANT, (Récitatif).

Voici un air des montagnes que vous devez tous connaître et qui fait verser des larmes à ceux qui l’entendent sous des cieux étrangers.

CHŒUR.

Chante, jeune garçon, chante, et qu’en te répondant chacun de nous se félicite d’avoir revu le toit de ses pères. Heurtons les coupes de la joie.

L’ENFANT, (Air).
La chanson espagnole : Yo que soy Contrabandista.

Moi qui suis un contrebandier, je mène une noble vie. J’erre nuit et jour dans la montagne, je descends dans les villages et je courtise les jolies filles, et quand la ronde vient à passer, je pique des deux mon petit cheval noir, et je me sauve dans la montagne, aye, aye, mon bon petit cheval, voici la ronde, aye, aye. Adieu, les jolies filles.

LE CHŒUR.

Aye, aye, mon brave petit cheval noir, voici le guet. Adieu, les jolies filles. Aye, aye. Heurtons les coupes de la joie, que leurs flancs vermeils……

LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Quel est ce pèlerin qui sort de la forêt suivi d’un maigre chien noir comme la nuit ? Il s’avance vers nous d’un pas mal assuré. Il semble harassé de fatigue ; qu’on remplisse une large coupe, et qu’il boive à sa patrie lointaine, à ses amis absents !

LE CHŒUR.

Pèlerin fatigué, heurte et vide avec nous la coupe de la joie. Bois à ta patrie lointaine, à tes amis absents !

LE VOYAGEUR, (Air).

Patrie insensible, amis ingrats, je ne boirai point à vous. Soyez maudits, vous qui accueillez un frère comme un mendiant ; soyez oubliés, vous qui ne reconnaissez point un ancien ami. Je veux briser cette coupe offerte au premier passant comme une aumône banale ; je veux me laver les pieds dans le vin qui ne doit pas s’échauffer par le cœur. Mauvais vin, mauvais amis, mauvaise fortune, mauvais accueil.

LE CHŒUR.

Qui es-tu, toi, qui seul oses nous braver tous sous le toit de nos pères, toi qui te vantes d*être un des nôtres, qui renverses dans la poussière la coupe de la joie et le vin de l’hospitalité ?

LE VOYAGEUR, (Récitatif).

Ce que je suis, je vais vous le dire. Je suis un malheureux, et à cause de cela personne ne me reconnaît. Si j’étais arrivé à vous dans l’éclat de ma splendeur passée, vous fussiez tous accourus à ma rencontre, et la plus belle de vos femmes m’eût versé le vin de l’étrier dans une coupe d’or. Mais je marche seul, sans cortège, sans chevaux, sans valets et sans chiens ; l’or de mon vêtement est terni par la pluie et le soleil ; mes joues sont creusées par la fatigue, et mon front s’affaisse sous le poids des longs ennuis comme celui du vieil Atlas sous le fardeau du monde. Qu’avez-vous à me regarder d’un air stupéfait ? N’avez-vous pas de honte d’être surpris dans l’orgie par celui qui se croyait pleuré par vous à cette heure ?

Allons, qu’on se lève, et que le plus fier d’entre vous me présente son siège, auprès de la plus belle d’entre vos femmes.

LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Passant, tu prends avec nous des libertés que nous ne souffririons pas si ce n’était aujourd’hui grande fête en ces lieux. Mais, comme aux fêtes de Saturne il était permis aux valets de braver leurs maîtres, de même en ce jour consacré à l’hospitalité nous consentons à entendre gaiement les facéties d’un pèlerin en haillons qui se dit notre cousin et notre égal.

LE VOYAGEUR, (Chant).

Le pèlerin qui vous parle n’est plus votre égal, ô mes gracieux hôtes. Il fut votre égal autrefois, ô vous qui heurtez les coupes de la joie.

LE CHŒUR.

Et quel est-il maintenant ? Parle, ô bizarre étranger, et porte à tes lèvres avides la coupe de la joie.

LE VOYAGEUR, (Récitatif).

Toute coupe est remplie de fiel pour celui qui n’a plus ni amis ni patrie, et puisque vous voulez savoir qui je suis, maintenant, ô enfants de la joie, apprenez que je suis plus grand que vous, moi qui ai bu en entier le calice de la vie, car la douleur m’a fait plus grand et plus fort que le plus fort et le plus grand d’entre vous.

LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Étranger, ta présomption m’amuse ; si je ne me trompe, tu es un poëte de carrefour, un improvisateur aux riantes forfanteries, un bouffon du genre emphatique ; continue, et puisque ta fantaisie est de ne point boire, amuse-nous à jeun, de tes déclamations, tandis que nous allons vider les coupes dé la joie.

UNE FEMME, (Récitatif).

Ô mon cher fiancé ! ô mes amis ! ô mon seigneur le châtelain ! cet homme dit qu’il est le plus grand d’entre nous, et son impudence mérite votre pardon, car il a dit, en même temps, qu’il était le plus malheureux des hommes. Je vous supplie de ne point l’affliger par vos railleries, mais de l’engager à nous raconter son histoire.

LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Allons, pèlerin, puisque la Hermosa te prend sous son aile de colombe, raconte-nous tes malheurs, et notre joie les écoutera avec pitié pour l’amour d’elle.

LE PÈLERIN, (Récitatif).

Châtelain, j’ai autre chose à penser qu’à te divertir. Je ne suis ni un improvisateur, ni un trouvère, ni un bouffon. Je ris souvent, mais je ris en moi-même d’un rire lugubre et désespéré en voyant les turpitudes et les misères de l’homme. Jeune femme, je n’ai rien à raconter. Toute l’histoire de mes malheurs est contenue dans ces mots : Je suis homme !

LA HERMOSA, (Récitatif).

Infortuné, je sens pour toi une compassion inexprimable. Regardez-le donc, ô mes amis ! ne vous semble-t-il pas reconnaître ses traits altérés par le chagrin ? mon cher Diego, regarde-le ; ou bien j’ai vu cet homme en rêve, ou bien c’est le spectre de quelqu’un que nous avons aimé.

DIÉGO, (Récitatif).

Hermosa, votre pitié est obligeante ; je veux être le cousin du diable si j’ai jamais rencontré cette face chagrine sur mon chemin. Si elle vous apparut en rêve, ce fut à coup sûr un rêve sinistre à la suite d’un méchant souper. N’importe, s’il veut raconter son histoire, je le tiens quitte de ma colère, car le regard qu’il attache sur vos belles mains commence à me faire trouver le bragance amer.

TOUS, (Chœur).

S’il veut raconter ses aventures, qu’il emplisse et vide avec nous les coupés de la joie ; mais, s’il ne veut ni parler ni boire, qu’il aille chez son cousin le diable, et qu’il vide avec lui le fiel de la haine dans une coupe de fer rouge. Heurtons les coupes de la joie.

L’ENFANT, (Récitatif).

D’une voix timide, la tête nue et un genou en terre, devant monseigneur j’ose ouvrir un avis. Cet homme a été attiré vers nous par le refrain de ma chanson. Quand j’ai commencé à chanter, il suivait la lisière du bois et se dirigeait précipitamment vers la plaine. Mais tout d’un coup son oreille a semblé frappée de sons agréables, il est revenu sur ses pas ; deux ou trois fois il s’est arrêté pour écouter, et quand j’ai eu fini de chanter il était près de nous. Il dit qu’il est des nôtres, que vous l’avez connu, qu’il est ici dans sa patrie, eh bien ! qu’il chante ma chanson, et s’il la dit tout entière sans se tromper, nous ne pouvons pas douter qu’il soit né dans nos montagnes.

LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Soit. Tu as bien parlé, jeune page, et je t’approuve parce que la Hermosa sourit.

LE CHŒUR.

Tu as bien parlé, jeune page, parce que la Hermosa sourit et que le châtelain t’approuve. Que l’étranger chante ta chanson, et qu’il heurte avec nous la coupe de la joie !

LE VOYAGEUR, (Récitatif).

Eh bien, j’y consens. Écoutez-moi, et que nul ne m’interrompe, ou je brise la coupe de la joie. (Il chante.) Moi… moi… moi !…

LE CHŒUR.

Bravo, il sait parfaitement la première syllabe.

LE VOYAGEUR.

Silence ! (Il chante.) — Moi qui suis un jeune chevrier.

LE CHŒUR.

Fi donc ! fi donc ! ce n’est pas cela.

LA HERMHOSA.

Laissez-le continuer, il a la voix belle.

LE VOYAGEUR, (Air).

Moi qui suis un jeune chevrier, un enfant de la montagne, je mène une douce vie. Je vis loin des villes et je n’ai jamais vu que de loin le clocher d’or de la cathédrale. J’aime toutes les belles filles de la vallée, mais ma sœur Dolorie entre toutes. Ma sœur, plus belle que toutes les belles, plus sainte que toutes les saintes. Ma sœur qui repose là-haut sous les vieux cèdres, sous le jeune gazon, ma pauvre sœur ! Ah ! ma vie s’est écoulée dans les larmes.

DIEGO, (Récitatif).

Que dit-il ? et quelle étrange confusion dans ce chant inconnu ? Sa sœur qu’il aime vivante et qu’il pleure morte tout ensemble ? Sa douce vie sur la montagne et sa vie pleine de larmes tout aussitôt ? Hermosa, sa voix est pure, mais sa cervelle est bien troublée.

LA HERMOSA, (Récitatif).

Ô mon Dieu ! j’ai ouï parler d’une certaine Dolorie dont le frère…

DIÉGO.

Hermosa, ta pitié est trop obligeante. Que cet aventurier chante la chanson du pays, ou qu’il aille en enfer vider la coupe des larmes avec Satan, son cousin.

LE CŒUR.

Qu’il aille vider en enfer la coupe des larmes, s’il ne veut dire la chanson du pays et vider avec nous la coupe de la joie.

LE VOYAGEUR.

Laissez-moi, laissez-moi. La mémoire m’est revenue, J’avais mêlé deux couplets de la chanson. Voici le premier (Il chante).

Moi qui suis un jeune chevrier, je vis à l’aise sur la montagne, je n’ai jamais vu les clochers d’or que dans la brume lointaine. J’aime les gracieuses filles de la vallée, et je cueille la gentiane bleue pour leur faire des bouquets moins beaux que leurs yeux d’azur. £t quand le soir approche, quand l’Angélus sonne, quand la nuit descend, j’appelle mon grand bouc noir, je rassemble mon troupeau et je remonte sur mes montagnes ! À moi, à moi mon grand bouc noir, voici la nuit, aye, aye. Adieu, les jolies filles.

LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Bien chanté, pèlerin ; mais ceci n’est pas la chanson, ce n’est pas même une variation. Tu as changé le thème. Allons, essaie encore, car ta voix est belle, et ton imagination est plus féconde que ta mémoire n’est fidèle.

LE CHŒUR.

Qu’il chante et qu’il mouille ses lèvres pour reprendre haleine, mais qu’il dise la chanson du pays s’il veut vider en entier la coupe de la joie.

LE VOYAGEUR.

Moi… moi… attendez ! oui, m’y voilà, (Il chante.) Moi, qui suis un joyeux écolier, je mène une folle vie. Je bats nuit et jour le docte pavé de Salamanque. Je passe souvent par-dessus les remparts pour courir après les lutins femelles qui passent comme des ombres dans la nuit orageuse, dans la nuit perfide, mère des erreurs et des déceptions ; dans la nuit infernale, mère des crimes et des remords ! Ah bah ! je me trompe ce n’est pas cela…

DIÉGO, (Récitatif).

Eh ! de par Dieu, il est temps de s’en apercevoir. D’un bout à l’autre, il invente, il ne se souvient pas.

LE CHŒUR.

Silence, silence, écoutez ; il a la voix belle.

LE VOYAGEUR.

(Il chante.) Et quand un docteur de l’université vient à se croiser avec moi dans une ruelle, sous la jalousie de mon amante, je casse avec joie le manche de ma guitare sur le dos de mon pauvre pédant noir, et je me sauve vers mes montagnes, Aye, aye, mon pédant noir, voici la récompense de ton aubade ; aye, aye, dis adieu aux jolies filles.

LE CHŒUR.

Bravo ! la chanson m’amuse, chantons et répétons avec lui son refrain capricieux : Aye, aye, mon pauvre pédant noir, aye, aye, dis adieu aux jolies filles.

LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Continue, mon brave improvisateur, tu n’as pas dit la chanson du pays, et j’en suis fort aise, car la tienne me plait ; mais tu sais notre marché. Il faut en venir à ton honneur si tu veux vider avec nous la coupe de la joie.

LE CHŒUR.

Courage, pèlerin. Mouille tes lèvres encore une fois, mais dis la chanson du pays si tu veux vider avec nous la coupe de la joie.

LE VOYAGEUR.

Laissez-moi ! laissez-moi, mes souvenirs m’oppressent et m’accablent ; voici ma mémoire qui s’éveille, écoutez. Moi… moi… J’y suis…

(Il chante.) Moi qui suis un amant infortuné, je pleure et je chante nuit et jour dans les montagnes ; je rentre quelquefois la nuit dans la ville maudite, pour aller m’asseoir sous la jalousie de mon infidèle, mais quand mon rival vient à passer, je plonge mon stylet dans son sang noir, car c’est de l’encre qui coule dans les veines d’un pédant. Ô monstre ! meurs, toi d’abord, rebut de la nature, et toi aussi, fourbe maîtresse, tu ne tromperas plus personne… Mais je m’égare, j’ai perdu la mesure… toujours le second couplet se mêle au premier et dans mon impatience… Attendez, attendez, voici !… (Il chante). Mais la sainte Hermandad vient de ce côté ; rentre dans ta gaine, poignard teint d’un sang noir, voici les alguazils, aye, aye, mon poignard noir, aye, aye adieu ! adieu… la trompeuse fille.

LE CHŒUR.

Aye aye, mon poignard noir ; aye, aye, adieu, la trompeuse fille.

LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Encore, encore, pèlerin, tu t’égares avec tant d’adresse qu’il est impossible que tu ne te retrouves pas de même. Cherche encore.

LE CHŒUR.

Cherche encore, mouille tes lèvres et dis la chanson du pays si tu veux vider la coupe de la joie.

LE VOYAGEUR, (Récitatif).

Si je voulais vous dire la chanson telle qu’elle est gravée dans ma mémoire, le vin de vos coupes se changerait en larmes, et puis en fiel, et puis en un sang noir…

LE CHÂTELAIN.

Poursuis, poursuis, chanteur bizarre. Nous aimons tes chants et nous saurons, par nos libations, conjurer les esprits de ténèbres.

LE CHŒUR.

Poursuis, poursuis, chanteur inspiré ! Bravons les esprits infernaux ; remplissons les coupes de la joie !

LE VOYAGEUR.

(Il chante.) Moi qui suis un vil meurtrier, je mène une affreuse vie ; je me cache la nuit dans les cavernes inaccessibles, et le jour je me hasarde à la lisière des forêts pour cueillir quelques fruits amers et saisir quelques sons lointains de la voix humaine ; mes pieds sont déchirés ; mon front est sillonné comme celui de Caïn ; ma voix est rauque et terrible comme celle des torrents qui sont mes hôtes ; mon âme est déchirée comme les flancs des monts qui sont mes frères, et quand l’heure fatale est marquée à l’horloge céleste pour le lever de l’étoile sanglante… oh ! alors… le spectre noir me fait signe de le suivre, et là jusqu’au coucher de l’étoile, je marche, je cours à travers les rochers, à travers les épines, à travers les précipices à la suite du fantôme… Marche, marche, spectre noir ! me voici ; marche à travers la tempête…

(Récitatif.) Eh bien ! vous autres, vous ne répétez pas le refrain ? Vous éloignez vos coupes de la mienne ? Poltrons et visionnaires » à qui en avez-vous ?

LE CHÂTELAIN.

Pèlerin, si c’est là le dernier couplet de ta chanson, et si c’est le dernier chapitre de ton histoire, si tes paroles, ton aspect et ton humeur ne mentent pas, si tu es un meurtrier…

LE VOYAGEUR.

Eh bien ! tu as peur ?

LA HERMOSA, bas, regardant le pèlerin.

Il est beau ainsi !…

LE VOYAGEUR, éclatant de rire.

Ah ! ah ! en vérité » vous me feriez mourir de rire ; ah ! ah ! ah ! tous ces braves champions, tous ces buveurs intrépides, les voilà plus pâles que leurs coupes d’agate ; gare, gare, place au spectre ! Eh bien ! le voyez-vous, ah ! ah ! mais non, c’est une autre ombre, elle m’apparaît à moi, je la vois… Je l’attends, écoutez ce qu’il chante..

(Il chante.) Moi qui suis un vaillant guerrier, je mène une superbe vie, je tiens l’ennemi bloqué dans la montagne, je le serre, je l’épuise, je le presse, je l’égare, je l’enferme dans les gorges inexorables, j’anéantis ses phalanges effarées, je déchire ses bannières sanglantes, je foule aux pieds de mon cheval et la force, et l’audace, et la gloire, et quand le clairon sonne, en avant, mon panache noir ! victoire, victoire ! Voici mon noir cimier qui flotte au vent à demi brisé par les balles.

LE CHŒUR.

En avant, mon noir cimier, victoire à mon panache brisé par les balles !

LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Il a bien chanté, ses yeux étincellent, sa main brûlante fait bouillonner son vin dans sa coupe. Vide-la donc, mon brave chanteur, tu l’as gagnée ; mais si tu veux t’asseoir parmi nous et boire jusqu’à la nuit et de la nuit jusqu’au matin, il faut dire la chanson du pays.

LE CHŒUR.

Il faut dire la chanson du pays, si tu veux vider jusqu’à l’aube nouvelle les coupes de la joie.

LE VOYAGEUR.

Soit, je la dirai quand il me plaira et comme il me plaira. Écoutez ce couplet.

(Il chante.) Moi qui suis un aventurier, je mène une vie périlleuse, j’erre de la ville à la montagne et j’enlève les jolies filles pour les emmener dans mon beau palais, dans mes bois de myrtes et de grenadiers ; et quand l’ennui, sous la forme d’un hibou noir, vient à passer sur ma tête…, je remplis ma coupe jusqu’au bord et j’y noie l’oiseau de malheur… Bois, bois, vilain oiseau noir ; meurs, meurs, oiseau des funérailles… ; retourne à ton nid sur l’if du cimetière, sur la tombe de la victime, sur l’épaule du spectre…

(Récitatif.) Eh bien ! vous n’aimez pas celui-ci ? Je me suis encore trompé peut-être : en voulez-vous un autre ?

(Il chante.) Moi qui suis un pauvre ermite, je veille et je prie nuit et jour sur la montagne ; je donne l’hospitalité aux pèlerins, je les console, et j’expie leurs péchés et les miens par la pénitence… Et quand la lune se lève, quand le chamois brame, quand les astres pâlissent, je tombe à genoux sur la bruyère déserte et j’élève ma voix suppliante…

(Prière.) Je crie vers toi dans la solitude, je pleure prosterné dans le silence du désert. Splendeurs de la nuit étoilée, soyez témoins de ma douleur et de mon amour. Anges gardiens, messagers de prière et de pardon, vous qui nagez dans l’or des sphères célestes, vous qui descendez dans les rayons de la lune, vous qui passez sur nous avec le rideau bleu de la nuit, avec les cercles étincelants des constellations, pleurez, pleurez sur moi ; répétez mes prières ; recueillez mes larmes dans les vases sacrés de la miséricorde ; portez aux cieux mon calice, et fléchissez le Dieu puissant, le Dieu fort, le Dieu bon !…

Eh bien, eh bien ! j’ai changé ; le mode vous plait-il ainsi ? Allons, le refrain et ensemble ! À moi qui suis un pénitent noir, merci, merci, voici l’ange du pardon, merci dans le ciel et paix sur la terre.

LE CHŒUR.

À toi, à toi, pénitent noir, merci dans le ciel et paix sur la terre.

LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Si Dieu t’absout, pèlerin, la justice des hommes ne doit pas être plus sévère que celle du Ciel ; assieds-toi, et sois lavé de tes crimes par les larmes du repentir, sois consolé de tes maux par la libation de la joie.

LE VOYAGEUR.

Mes crimes ! mon repentir ! votre pitié ! Non pas, non pas, mes bons amis ; la chanson ne finit pas ainsi : écoutez encore ce couplet.

(Il chante.) Moi qui suis un poète couronné, je me raille de Dieu et des hommes ; j’ai des chants pour la douleur et des chants pour la folie, j’ai des strophes pour le ciel et des strophes pour l’enfer, un rhythme pour le meurtre, un autre pour le combat, et puis un pour l’amour, et puis un autre pour la pénitence. Et que m’importe l’univers, pourvu que je tienne la rime ? Et quand l’idée vient à manquer, je fais vibrer les grosses cordes de la lyre, les cordes noires qui font de l’effet sur les sots. Résonne, résonne, bonne corde noire, voici le sens qui manque aux paroles ; résonne, résonne : au diable la raison ! vive la rime !

LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Te moques-tu de l’hospitalité, barde audacieux ? N’as-tu pas un chant facile, une mélodie complète ? Depuis une heure nous t’écoutons naïvement, soumis à toutes les émotions que tu nous commandes, et à peine as-tu élevé vers les cieux un pieux cantique, tu reprends la voix de l’enfer pour te moquer de Dieu, des hommes et de toi-même ! Chante donc au moins la chanson du pays, ou nous arracherons de tes mains la coupe de la joie.

LE CHŒUR.

Dis enfin l’air du pays, ou nous t’arrachons la coupe de la joie.

LE VOYAGEUR, chantant sur le mode de la prière de l’Ermite.

Dieu des pasteurs, et toi, Marie, amie des âmes simples ; Dieu des jeunes cœurs, et toi, Marie, foyer d’amour ! Dieu des armées, et toi, Marie, appui des braves ! Dieu des anachorètes, et toi, Marie, source de larmes saintes ! Dieu des poètes, et toi, Marie, mélodie du ciel ! écoutez-moi, exaucez-moi. Soutenez le pèlerin, conduisez le voyageur, préservez le soldat, visitez l’ermite, souriez au poète, et, comme un parfum mêlé de toutes les fleurs que vous faites éclore pour lui sur la terre, recevez l’encens de son cœur, recevez l’hymne de son amour…

Eh bien, le refrain vous embarrasse ? Vous ne savez comment rentrer dans le ton et dans la mesure ? Du courage, écoutez comment je module et comment je résume.

(Il chante.) Moi qui suis un chevrier, je donnerais toutes les chèvres de la sierra pour un regard de ma belle. Moi qui suis un écolier, je brûlerais tous mes livres de la Faculté pour un baiser à travers la jalousie. Moi qui suis un amant heureux je donnerais tous les baisers de ma belle pour un soufflet appliqué à un pédant. Moi qui suis un amant trompé, je vendrais mon âme pour un coup d’épée dans la poitrine de mon rival. Moi qui suis un meurtrier et un proscrit, je donnerais tous les amours et toutes les vengeances de la terre pour un instant de gloire. Moi qui suis un guerrier vainqueur, je donnerais toutes les palmes du triomphe pour un instant de repos avec ma conscience. Moi qui suis un pénitent absous, je donnerais toutes les indulgences du pape pour une heure de fièvre poétique. Et moi enfin qui suis un poète, je donnerais toute la guirlande d’or des prix Floraux pour l’éclair de l’inspiration divine… Mais quand mon chant ouvre ses ailes, quand mon pied repousse la terre, quand je crois entendre les concerts divins passer au loin, un voile de deuil s’étend sur ma tête maudite, sur mon âme flétrie ; l’ange de la mort m’enveloppe d’un nuage sinistre ; éperdu, haletant, fatigué, je flotte entre la lumière et les ténèbres, entre la foi et le doute, entre la prière et le blasphème, et je retombe dans la fange en criant : Hélas ! hélas ! le voile noir ! Hélas ! Hélas ! où sont mes ailes ?

LE CHŒUR.

Hélas ! hélas ! le voile noir ? hélas ! hélas ! où sont mes ailes ?

LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Assieds-toi, assieds-toi, noble chanteur, tu nous as vaincus !

DIÉGO.

Il n’a pas dit la chanson du pays… Il n’en a pas dit un seul vers.

LA HERMOSA.

Il a mieux chanté qu’aucun de nous. Pèlerin, accepte cette branche de sauge écarlate, trempe la dans ta coupe et chante pour moi.

LE VOYAGEUR.

Je ne chante pour personne, je chante pour me satisfaire quand la fantaisie me vient. Adieu, jeune femme, j’emporte ta fleur couleur de sang ; le spectre m’attend à la lisière du bois ; adieu, châtelain crédule, adieu, vous tous, grossiers buveurs, qui demandez au barde de vous verser le vin du cru, quand il vous apporte l’ambroisie du ciel ; chantez-la, votre chanson du pays ; moi, le pays me fait mal au cœur, et le vin du pays encore plus. (Il chante.)

Allons, debout ! mon compagnon, mon pauvre chien noir ; partons, partons ; adieu les jolies filles.

(Il s’éloigne.)
LE CHÂTELAIN, (Récitatif).

Voilà un homme étrange !

DIÉGO.

C’est un bandit, courons après lui, jetons-le en prison.

LA HERMOSA.

Il chantera, et les murs des cachots crouleront, et les anges descendront du ciel pour détacher ses fers.

L’ENFANT.

Écoutez, Monseigneur ! vous lui avez fait une promesse, c’est de le croire ami et compatriote s’il chante l’air du pays ; écoutez sa voix qui tonne du haut de la colline.

LE VOYAGEUR, sur la colline.

(Il chante.) Moi qui suis un Contrebandier, je mène une noble vie, j’erre nuit et jour dans la montagne ; je descends dans les villages et je courtise les jolies filles, et quand la ronde vient à passer, je pique des deux mon petit cheval, et je me sauve dans la montagne. Aye, aye, mon bon petit cheval noir, voici la ronde, adieu les jolies filles.

(Le chœur répète le refrain : Aye, aye, mon cheval noir, etc.)

DIÉGO, (Récitatif).

Par le diable ! je le reconnais, maintenant qu’il s’enveloppe dans son manteau rouge, maintenant qu’il saute sur son cheval, maintenant qu’il ôte sa fausse barbe et qu’il ne déguise plus sa voix ; c’est José, c’est le fameux contrebandier, c’est le damné bandit ; et moi, capitaine des rondes, qui étais chargé de l’arrêter !… Courons, mes amis, courons…

LE CHÂTELAIN.

Non pas, vraiment, c’est un noble enfant des montagnes, qui fut bachelier, amoureux et poète, et qui, dit-on, s’est fait chef de bande par esprit de parti.

DIÉGO.

Ou par suite d’une histoire de meurtre.

LA HERMOSA.

Ou par suite d’une histoire d’amour.

LE CHÂTELAIN.

N’importe, il s’est bravement moqué de toi, Diégo ; mais en nous raillant tous, il a su nous émouvoir et nous charmer. Que Dieu le conduise et que rien ne trouble ce jour de fête, ce jour consacré à remplir et à vider les coupes de la joie !

LE CHŒUR.

Que rien ne trouble ce jour de fête et vidons les coupes de la joie ! (Ils chantent en chœur la chanson du Contrebandier.)

CHŒUR FINAL.

Heurtons les coupes de la joie, que leurs flancs vermeils se pressent jusqu’à se briser ! Souffle, vent du soir, et sème sur nos têtes les fleurs de l’oranger ! Célébrons ce jour de fête, heurtons les coupes de la joie !

LE VOYAGEUR, dans le lointain.

Amen.

TOUS ENSEMBLE.

Vive la joie ! Amen.