Le Convict

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Ch. Vimont (p. 283-319).



Le Convict.



Déjà le vaisseau était sorti du port ; les marins anglais, poussant ces cris qui ressemblent à des cris d’effroi, hissaient les voiles ; le vent était favorable, quoiqu’il fût beaucoup diminué par une pluie fine et un brouillard qui régnaient depuis deux jours. L’Angleterre ne parut bientôt plus que comme une noire vapeur à ceux qui se trouvaient sur le bâtiment. C’étaient des criminels condamnés à la déportation, qui partaient pour la Nouvelle-Galles du Sud, autrement dit la Nouvelle-Hollande. Ceux qui se trouvaient dans ce moment sur le pont tenaient les yeux fixés sur l’Angleterre ; et, bien que le jour fût d’une tristesse profonde et que cette île dût inspirer de loin si peu d’envie de l’habiter, ils regrettaient ce séjour de leur crime et de leur souffrance. Mais la scélératesse, qui porte avec elle sa gaîté, se consola bientôt, et un d’eux s’écria :

« On fait de l’ale à la Nouvelle-Galles tout aussi bonne que celle de Whitbread ; Dieu nous bénisse, nous y boirons bien.

— Ce n’est pas l’avis de Thomas, reprit un autre : regarde-le ; depuis six ans qu’il avait quitté Newgate, il était devenu un gentilhomme ; il ne nous regarde plus.

— Ne suis-je pas venu vous rejoindre ? demanda Thomas en riant.

— C’est bien malgré toi : tu as perdu la gaîté des prisons.

— Dis qu’il l’a retrouvée, cria un autre ; depuis quelques jours il est redevenu comme autrefois.

— Mais sur le bâtiment il est resté immobile ; John, qui est attaché à sa chaîne, l’a tiré vingt fois sans le faire parler.

— Eh bien, je parlerai maintenant plus que vous tous, dit Thomas ; mais j’écoutais les cris des marins, je regardais les voiles ; je n’ai jamais vu un si grand bâtiment que celui-ci. »

Alors Thomas, retrouvant l’atroce bouffonnerie des prisons, amusa l’auditoire jusqu’au moment où on fit rentrer ces prisonniers pour en faire sortir d’autres. Thomas avait été un nourrisson de Newgate, un de ces malheureux enfans qu’une première faute conduit dans les prisons à l’école du crime. D’une imagination brillante et gaie, il avait exercé son énergie à divertir ses camarades ; adroit, audacieux, actif, il les volait ou les séduisait tour à tour. Retenu à Newgate pour des délits successifs commis dans la prison même, dès qu’il en était sorti, il y avait été envoyé pour des délits nouveaux. Le pays étant trop sévère pour son humeur, il ne trouvait de gaîté que dans les prisons : c’est là seulement qu’il entendait rire et que ses paroles avaient l’effet qu’il voulait. Quand il eut vingt ans, et qu’il put obtenir du travail, il continua de voler ; mais, telle était son intelligence naturelle, qu’après avoir vécu quatre ou cinq ans dans la société, il comprit qu’elle ne pourrait pas se maintenir avec le crime, et qu’il résolut de se lier à elle et de faire fortune en marchant dans ses voies. Il fit cette découverte en pensant, en travaillant et en volant. Son pays ne lui convenait pas : son humeur animée, ses habitudes familières, ne pouvaient s’habituer à la froideur du peuple. S’il eût commencé dès-lors sa carrière honnête, il était sauvé ; mais il raisonna ainsi :

« J’ai eu les inconvéniens du crime, une mauvaise éducation, une jeunesse flétrie ; je veux finir, mais en finissant je veux avoir les profits du crime : un dernier vol considérable me donnera les moyens de travailler ; je romprai avec ma vie passée par un coup utile. »

Il le tenta ; il s’empara d’une somme d’argent, il fut surpris, son adresse atténua les apparences, et il fut condamné à la déportation pour sept ans. Reconduit à Newgate, il y rentra dans l’abattement, car il avait manqué son coup ; mais les plaisanteries et les reproches de ses amis, lui rendirent les éclairs de sa gaîté passée, et quand il fut avec eux sur le bâtiment, il s’enchanta des voiles et des mers, et porta ailleurs son énergie. Il allait voir une terre nouvelle, sept ans seraient bientôt passés ; l’honnêteté entrait désormais dans ses calculs, mais il n’en pouvait encore chasser l’idée d’un vol heureux qui réparât ses malheurs passés. Soit l’éducation, soit la nature, il lui restait un penchant au vol qui lui faisait toujours rêver un adieu criminel à sa vie passée. Son énergie s’était habituée à ces honteux périls ; il n’en connaissait pas d’autres ; il contait avec enchantement les dupes qu’il avait faites, et, s’il s’agissait d’un coup de nuit, il se rappelait avec orgueil le danger. Sur le bâtiment comme à Newgate il domina les esprits, il brilla et sentit sa force. Le ciel des tropiques ne le trouva point insensible. En s’approchant de l’Asie, il fut frappé de l’éclat du jour, de la beauté des mers ; et sans doute son âme bien dirigée eût été meilleure, car elle sentait ce qui était beau. Déjà il se félicitait d’aborder une terre plus riante que l’Angleterre, quoiqu’il ne se consolât pas encore de l’aborder en criminel. Si le crime pour lui était encore le plaisir, ce n’était plus le triomphe ; le triomphe, c’était l’ordre ; c’était une place parmi les hommes pour marcher avec eux, selon les lois. Ayant trouvé ses idées, s’il s’amusait encore de dominer les déportés, il ne pouvait plus souffrir d’être confondu avec eux ; il se trouvait l’égal des chefs, et sa vanité l’appelait ailleurs.

En arrivant à Sidney, capitale de la Nouvelle-Galles, les déportés, qu’on appelle les convicts, furent déposés dans la prison. On s’informa de leur conduite dans la traversée ; et comme Thomas s’était bien conduit, il fut accordé tout de suite à M. Ellis, un riche fermier, qui, selon l’usage de la colonie, avait fait la demande de deux ou trois convicts pour des travaux de défrichement. En voyant arriver les hommes qu’il avait demandés, M. Ellis alla vers eux et leur fit des questions :

« Tous trois déportés pour sept ans, dit-il ; j’en aurais voulu un déporté pour la vie ; » car ce sont ces criminels-là qu’on préfère. N’ayant plus l’idée de revoir la patrie et de retrouver la liberté, ils cherchent à gagner les bonnes grâces du maître par une conduite exemplaire.

« Monsieur, dit Thomas à M. Ellis, vous serez content de moi ; je désire bien faire ; employez-moi, vous verrez mon zèle. »

Il fut envoyé bientôt au loin, dans un pays désert, avec sept ou huit convicts qui défrichaient les terres. Ces hommes s’empressèrent de lui raconter leurs crimes. Thomas n’entendait pas sans plaisir des traits d’audace ou d’adresse ; mais le pays l’occupa plus que les hommes : il s’étonnait du silence ; ces déserts de la Nouvelle-Hollande s’emparaient de son imagination. Le pays n’est pas beau, mais il est vaste ; les horizons sont tantôt plats, tantôt terminés par des montagnes ou plutôt des pics dégarnis ; le ciel est pur, le jour beau, la végétation agréable. L’endroit où travaillaient les ouvriers était fertile ; c’était de vastes prairies d’un assez bon pâturage. Thomas regardait souvent au loin devant lui, avec un vague désir de s’aventurer au loin et de marcher là où l’homme n’avait pas encore pénétré. Un jour qu’il s’était avancé seul dans la plaine à l’heure du repos, il aperçut de côté, derrière les collines, une femme sauvage qui s’avançait timidement. Elle était grande, elle semblait jeune. Thomas lui fit un signe ; elle s’arrêta, recula, prit son pas pour fuir ; Thomas s’élança à sa poursuite, malgré sa chaîne qui le blessa cruellement ; il la saisit par le bras, la regarda. Elle était à peine vêtue, bien faite, jeune, noire comme les naturels du pays et farouche comme eux. Thomas lui fit des questions ; elle répondit par des sons barbares, cherchant à fuir ; mais il la rassura enfin : il lui offrit des fleurs, il la fit asseoir sur le gazon, et il comprit qu’elle avait déjà connu les Européens. Thomas, n’ayant pas rencontré de femme depuis long-temps, oublia tout près de celle-ci. Bien qu’elle fût noire, elle était belle ; il la retint plusieurs heures dans ces plaines ; la solitude, la femme, un instant de liberté, le ravirent ; il lui fit comprendre qu’il l’attendrait le lendemain, et il retourna vers ses camarades comme s’il avait goûté loin d’eux un an de vie. La nuit venait, ses camarades n’y étaient plus. Thomas, ne songeant pas qu’il serait puni, pensa seulement que la femme noire se trouverait peut-être encore dans la plaine ; il voulut la rejoindre, mais sa chaîne le blessa tellement qu’il tomba ; il s’endormit là jusqu’au lendemain matin.

Le lendemain, quand les convicts arrivèrent, leur gardien, voyant Thomas, le tança rudement ; et, le faisant aussitôt conduire à la ferme par un homme armé, Thomas reçut cinquante coups de fouet par les ordres de M. Ellis. Indigné de ce traitement, occupé de la femme noire, il ne songea qu’à la rejoindre : dans cette idée, déjà blessé à la jambe, il feignit d’être très-malade, et resta comme privé de sentiment tout le jour. M. Ellis, informé du malheureux état de cet homme, le fit porter sur du foin dans une grange. On lui ôta ses fers ; mais, comme on suspectait la bonne foi des convicts, on ferma la grange avec des barres de fer durant la nuit. Dès qu’on fut sorti, Thomas se leva sur son séant :

« On me laisse sans mes fers ici, dit-il, quand on m’a frappé et qu’une femme m’attend ! »

Il grimpa aussitôt, malgré la blessure de sa jambe qui lui faisait un mal affreux, le long d’un pilier de la grange ; il ouvrit le toit avec beaucoup de peine, se glissa dans le trou qu’il avait fait ; la nuit était profonde ; il se laissa tomber sur de la paille qui était là, et, franchissant les palissades qui entouraient les cours, il se rendit au lieu ordinaire du travail, où il arriva à la pointe du jour. Alors il s’enfonça derrière les collines ; il cria, il appela, espérant trouver la femme noire : le silence régnait. Thomas marcha tout le jour ; il mourait de faim, de soif et de fatigue. Quand la nuit vint, il dormit dans une vallée ; le lendemain il reprit sa course sans avoir rien mangé ; mais, quand le soleil devint vif, il ne put en supporter l’ardeur : ses forces s’éteignirent ; les objets semblèrent se mouvoir devant lui. Dans ce moment, il crut apercevoir la femme noire qui s’avançait ; mais, avant de savoir si c’était vrai, il tomba sans connaissance. C’était elle. Voyant tomber Thomas, elle courut vers lui, et, remarquant que son visage était pâle, son air mourant, elle jeta des cris et se précipita sur lui ; puis, songeant qu’il vivait peut-être encore, elle le couvrit de caresses, et chercha à le ranimer. Thomas alors ouvrit les yeux ; il fit signe qu’il mourait de faim. À ces signes, la femme s’élança comme une flèche et disparut. Elle revint bientôt, portant de l’eau et quelques mets sauvages. Thomas retrouva la force. La sensibilité naquit chez lui au moment où il retrouvait ainsi la vie. Cette femme lui parut si tendre, que son cœur s’ouvrit à des sentimens pour lesquels il était fait. Ses larmes coulèrent. Misérable, prisonnier, le dos écorché par le fouet, la jambe déchirée par la chaîne, mourant de fatigue et de faim, il bénit la main qui le sauvait, et reprit son rang de créature humaine. La flamme de sa jeunesse avait été flétrie, mais n’était pas éteinte ; il vit les choses de plus haut, seul avec la pitié au milieu d’un désert. La femme, s’apercevant qu’il pleurait, fit un signe négatif, et se mit à danser autour de lui. Quand il fut mieux, elle lui tendit la main et le guida sur la colline, où il trouva une famille de sauvages qui le reçut bien.

Les sauvages qui habitent autour des colonies, à la Nouvelle-Galles, sont accoutumés à voir des blancs ; quelquefois les convicts, rompant leurs chaînes, les rejoignent au désert, préférant vivre avec ces sauvages à vivre prisonniers. La loi anglaise permet alors de tuer les fugitifs ; Thomas ne l’ignorait pas : il se promit de ne plus retourner du côté de la colonie. Ces sauvages forment une faible population, disséminée sur le sol, et divisée en familles de quatre ou sept personnes. Le pays fournit si peu pour vivre dans certaines parties, et manque si complètement d’eau, que l’homme n’a pu se réunir en société. La famille où Thomas venait d’être introduit se composait du père, de la mère, et de quatre enfans dont la femme noire était l’aînée ; elle pouvait avoir vingt-trois ans : une autre fille en avait dix-sept : il y avait un garçon de douze ans, et un autre petit de six. La famille allait partir quand Thomas arriva ; on semblait attendre la fille aînée avec impatience : elle montra Thomas à ses parens comme si elle présentait son mari ; on le reçut dans la famille, et on se mit en marche. Black (c’est ainsi que Thomas se plut à nommer sa femme) vint lui donner la main en riant ; ils cheminèrent ainsi plusieurs heures ; puis on s’arrêta ; on alluma des feux ; on se prépara à faire un nouveau repas avant le coucher.

Black fit une couche à part pour elle et son mari ; elle l’y mena doucement après qu’on eut soupé. La nouveauté de cette vie errante et amoureuse plut à Thomas ; il entraînait au loin la fille dans les endroits qu’elle lui désignait. La solitude de la Nouvelle-Hollande est profonde, puisque les naturels, vivant par bandes isolées, ne présentent d’habitations nulle part. Ils longèrent quelque temps un fleuve considérable, qui finit par se perdre dans des marais sans terme : il fallut s’arrêter là. Le cours des fleuves, dans cette partie du monde, n’est pas tracé ; il semble qu’il manque la dernière main à la création. En revenant par un autre chemin, ils manquèrent d’eau : on en trouvait en petite quantité çà et là dans des trous que les familles errantes avaient creusés pour recevoir la pluie du ciel. Un jour que Thomas s’était aventuré loin avec sa femme, commençant peut-être à se lasser de ces marches sans variété et sans but, il éprouva le comble de l’étonnement en entendant tout-à-coup parler sa langue près de là. Ce lieu était à une grande distance de la colonie ; il allait fuir, quand quinze ou vingt hommes à cheval paraissant, l’un d’eux coucha Thomas enjoué, en lui criant :

« Arrête, malheureux ! sers-nous de guide, ou tu es mort. »

Thomas s’arrêta ; mais il répondit hardiment :

« Faites-moi de bonnes conditions, et je vous guiderai ; autrement il m’importe peu de vivre dans ces déserts ou de mourir d’une balle.

— Quel est ton crime ? pourquoi es-tu ici ? demanda le chef de l’expédition en s’avançant.

— J’ai suivi cette femme, dit Thomas, et je n’ai plus osé retourner chez mon maître.

— Quel était ton maître ?

— Le fermier Ellis.

— Eh bien, moi, je serai ton maître, dit le capitaine Smith qui commandait l’expédition ; nous saurons à Sidney la vérité de ce que tu dis. Si ces conditions te plaisent, conduis-nous, ou tu es mort. »

Thomas regarda Black et réfléchit un moment. En s’élançant de toute sa force, il pouvait fuir, gagner les vallées et se mettre à l’abri ; mais l’ennui commençait à le saisir au désert.

« Si je reste avec vous, dit-il au capitaine, que fera-t-on de cette femme ? Je l’ai épousée ; elle sera chrétienne : pourrai-je la garder ?

— Oui, dit le capitaine ; mais il faudra vous marier de nouveau à Sidney. »

Thomas s’y engagea.

« À présent, dit le capitaine Smith, reconduis-nous aux habitations anglaises ; nous avons suivi le fleuve ; nous nous sommes perdus dans les marais ; nous ne savons plus retrouver la direction. »

Thomas ne savait réellement pas où il fallait aller, mais il en savait plus que l’expédition ; il cacha son ignorance, pensant que son zèle lui vaudrait quelque chose ; et il commença à guider l’expédition, rendant compte de tout et des choses même qu’il ne savait pas. Black marchait à la queue de la troupe avec les domestiques. Se dirigeant sur le soleil, après mille difficultés et bien des détours, Thomas se trouva enfin dans des endroits qu’il connaissait ; il ramena heureusement l’expédition : elle avait été explorer le pays, et revenait après un voyage de deux mois. Elle était exténuée, ayant perdu la moitié des chevaux et un homme. Le capitaine Smith, au lieu de s’informer si l’histoire de Thomas était vraie, le livra aux autorités. Black, durant la route, s’était attachée à un des domestiques de l’expédition. Thomas, quoique lassé d’elle, la perdit avec quelque regret ; mais l’indignation qu’il ressentit contre le capitaine l’emporta sur tout autre sentiment, confirmant sa moralité.

« C’est voler, dit-il ; voilà le vol, il trompe, désorganise la société. »

Thomas, coupable d’avoir fui avec les naturels, fut envoyé à Moreton-Bay, le plus cruel des établissemens de châtiment. Le chef qui surveillait les criminels était un criminel lui-même que sa bonne conduite avait élevé à ce poste ; il y portait une rigueur que montrent ordinairement les coupables réformés, car on n’a pu les laisser exercer la justice à la Nouvelle-Galles, tant leur sévérité était redoutable. Ce chef, entendant les plaintes de Thomas, s’en offensa, et, dans sa cruauté, lui fit donner cinquante coups de fouet en le condamnant à monter sur le mill.

Thomas éprouva un violent ressentiment ; son énergie, endormie au désert, réveillée par la conduite du capitaine, se jeta ici dans la haine que lui inspira le chef. Tous les malheureux envoyés à Moreton-Bay l’exécraient également : il punissait durement pour la moindre offense ; se plaisant au mal, comme une divinité de l’enfer, il faisait frapper jusqu’aux malades, qu’on reportait brisés sur leurs lits. Thomas ne put contenir sa rage ; il n’avait rien vu de pareil dans toute sa vie ; il parla : il fut condamné à cent coups de fouet. Alors, son dessein fut arrêté ; il se promit de tuer le chef ; il n’avait pas d’arme, mais le poids de sa chaîne suffisait ; il contint plusieurs jours ce dessein dans son âme, cherchant un instant favorable. Un matin qu’ils étaient vingt criminels réunis, le chef passa au milieu d’eux ; Thomas s’élança sur lui, dirigeant ses chaînes sur la tête du chef, qui tomba mort. Un cri de joie et d’admiration s’éleva parmi les convicts, et quand on vint au bruit pour savoir ce qui se passait, aucun homme ne désigna le meurtrier. Thomas s’était retiré parmi les autres ; on menaça tous les hommes du fouet, s’ils ne révélaient pas la vérité ; ils se turent ; et, comme le chef était détesté de tous, on laissa cette affaire. Cependant le capitaine Smith, arrivé à Sidney, ayant appris qu’on avait envoyé Thomas à Moreton-Bay, en fut fâché ; il l’avait livré aux autorités sans vouloir qu’on le punît si cruellement. Il s’adressa au gouverneur : l’homme lui fut renvoyé. Mais le capitaine partait pour l’Europe ; il plaça Thomas chez un planteur des environs de Sidney, qui avait un grand nombre d’ouvriers, en lui disant qu’il était un homme intelligent, et en lui contant ce qu’il avait fait.

Le planteur, M. Burge, était un homme capable, qui avait fait des entreprises énormes : favorisé par le gouvernement, qui veut établir à la Nouvelle-Galles la grande propriété comme elle est en Angleterre, il possédait des terres considérables ; il discerna vite la capacité de Thomas. Trouvant une grande difficulté à tenir les convicts dans la discipline, il lui remit leur surveillance, et peu à peu, l’admettant dans sa confiance, il le chargea de commissions importantes. Thomas se trouva alors sur le chemin de la fortune ; mais au lieu de commencer ici sa carrière honnête, il vit que tout le monde volait plus ou moins M. Burge, malgré l’ordre de ses affaires, et il fit comme les autres. S’il doublait ses profits, il avancerait beaucoup ses affaires : ce serait son dernier vol. D’ailleurs, ce vol, habituel à tous les intendans, à tous les hommes d’affaires, ne lui parut pas porter le caractère des autres. Quand le terme de sa captivité serait venu, peut-être il pourrait former un établissement lui-même.

Il allait souvent à Sidney faire les affaires de M. Burge, sa bonne conduite, son air d’autorité, le mettaient bien avec les marchands. Un parti s’organisait alors dans la colonie contre le gouverneur, le général Darling, auquel on reprochait plusieurs actes arbitraires. La jeunesse, oubliant son origine, médisait de l’Angleterre : belle, hardie, cherchant la vie des forêts, elle respirait l’esprit d’un nouveau monde. Thomas fut charmé d’elle, et il commença à se lier avec l’opposition, trop portée à s’unir avec les émancipés, les coupables affranchis et tout ce qui avait à se plaindre justement ou injustement. Dans ses courses à Sidney, Thomas connut la fille d’un marchand d’étoffes. C’était une fille bien élevée, modeste, et qui avait su résister au mauvais air de la colonie. Un jour que Thomas faisait des emplettes pour son maître dans la boutique, il lui parla du goût qu’il aurait eu pour elle et du malheur d’un convict, qu’une femme ne saurait regarder même quand il avait retrouvé sa vertu. Jenny rougit en répondant qu’on savait bien qu’il l’avait retrouvée, et qu’il ne devait pas désespérer de regagner l’estime de tout le monde. De ce jour Thomas vint souvent à la boutique. La famille de Jenny voulut l’empêcher de s’attacher à Thomas ; elle ne s’expliqua point et continua de le voir.

Cependant Thomas arrivait au comble de ses vœux : une femme l’aimait, sa réputation se rétablissait ; il pourrait désormais avoir une vie heureuse et réglée, et enfin les profits secrets qu’il se procurait seraient suffisans pour fonder sa fortune à venir. Ici le juste Ciel, fatigué de cette persévérance dans le crime, le punit sévèrement : il y avait chez M. Burge un petit nègre très-méchant, furetant partout, observant les convicts, favori de son maître. Thomas, revenant de Sidney, trouva un matin ce petit nègre dans sa chambre, occupé à compter l’argent amassé par Thomas, que celui-ci avait caché dans sa paillasse : l’enfant, possédant par hasard un instrument de serrurerie, avait ouvert pour s’amuser la porte de la chambre, et, entraîné par la curiosité, il avait visité le lit, où les voleurs cachent ce qu’ils dérobent. L’argent montait à une grosse somme ; le petit nègre eut peur de sa découverte, et il allait tout refermer quand Thomas parut devant lui. Le moment était terrible : Thomas, plein de ses espérances, les voyait près de se détruire par un enfant dont les récits devaient le déshonorer de nouveau. Et l’enfant se voyait seul avec un homme robuste et déterminé, qui pouvait trancher sa vie d’un coup. L’idée du meurtre ne s’offrit que trop fortement à la pensée de Thomas.

« Méchant, dit-il à l’enfant, tu paieras cher ta curiosité. »

L’enfant cria, espérant être entendu ; Thomas se jeta sur lui, lui ferma la bouche, le tint renversé sur son lit ; mais, malgré la fureur qui le dominait, il s’arrêta un moment. Possédant toutes les facilités pour cacher son crime, il hésita par l’idée de cette amélioration nouvelle où il aspirait.

D’ailleurs, jamais il n’avait commis de meurtre ; il n’avait tué que ce chef scélérat de Moreton-Bay ; il avait volé dès son enfance, mais ses penchans n’étaient pas féroces. L’homme hésita long-temps ; il regardait l’enfant, mordait ses lèvres, roidissait ses bras, puis, se jetant tout-à-coup sur lui comme s’il était en démence, il l’étouffa sous le poids de son corps et d’un matelas. Il le cacha bien sous le lit, puis, sortant de sa chambre qu’il ferma à double tour, il courut à ses devoirs ordinaires. Si on l’eût observé attentivement, sans doute on eût découvert en lui un trouble général ; plusieurs fois il se trompa dans ses réponses, plusieurs fois son corps frissonna involontairement.

« C’est pitié, pensait-il en lui-même, la faiblesse de l’homme ; j’ai tué un nègre, un enfant méchant qui m’allait perdre, et je suis dans un état affreux ! Que ce crime reste en oubli, je n’en ferai jamais un autre. »

Il évita toute la soirée de rentrer dans sa chambre. Au souper des domestiques on demanda le petit nègre ; son maître inquiet le fit chercher. On supposa qu’il se serait perdu dans les bois ; on envoya à sa rencontre ; les gens de la maison n’étaient occupés que de cela. Thomas, oppressé, ne parlait, ne voyait plus ; sa force s’était prise à ce malaise, à cette horreur profonde que le crime laisse après lui. Il s’étonnait de sa disposition et la maudissait. L’homme ne s’égarerait pas tant s’il savait d’avance ce qui succède au triomphe des passions.

Quand la nuit fut complète, que tout le monde fût endormi, il rentra dans sa chambre et découvrit son lit : il détourna les yeux, chargea le corps de l’enfant sur son dos, et le glissa doucement par sa fenêtre dans le jardin. Descendant après lui, il alla le porter à une petite distance, le jetant dans des fossés d’eau où il ne devait pas être découvert de long-temps. La nuit et sa prudence le servirent ; son crime resta caché, et quand, plus tard, le corps de l’enfant fut trouvé, on crut qu’il était mort par accident.

Thomas vit tout lui réussir : il épousa l’honnête Jenny, qui lui fut fidèle ; il acheta des terres ; il cessa de voler ; il devint probe et riche. Il eut des enfans ; sa famille prospéra, mais il porta la peine du passé. Jamais cet enfant étouffé ne cessa de troubler ses nuits, et, dans cette route d’ordre et de bien-être où il était entré, toujours ce meurtre empoisonna sa prospérité. Sa tendresse paternelle fut troublée. Jenny ignora la cause de ce chagrin secret que son amour calmait ou exaspérait tour à tour. Quelquefois Thomas eût donné tout, sa femme, ses enfans, ses terres, pour revenir à ce moment où l’enfant nègre était sur son lit, où il pouvait, en le laissant aller, se perdre mais se sauver.

Il vit en rougissant ses fils se mêler à cette jeunesse de la colonie, apprendre d’elle le courage, l’audace, l’honneur. Il se promenait dans la solitude, cherchant où trouver un pardon. S’il se tournait vers la foi protestante, il regrettait de n’y pas trouver la confession catholique, dont on a pu dire tant de bien et tant de mal. Plus il avait été ferme et fort, plus son crime lui resta grave, pesant.

Il n’avait pu se défaire une fois de ses habitudes vicieuses, et il porta jusqu’à la mort le poids d’une éducation misérable.


FIN.