Le Convoi des grands blessés à travers la France

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Le Convoi des grands blessés à travers la France
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 390-408).
LE CONVOI DES « GRANDS BLESSÉS »
À TRAVERS LA FRANCE

Par ce matin d’automne, comme au mois de juillet dernier, l’ambulance d’Ambérieu, maternelle envers les blessés venant du front, envers les permissionnaires et les convalescens, s’est parée de drapeaux et de verdures pour accueillir les mutilés qui arrivent d’Allemagne.

Le train est annoncé. Les autorités, les officiers, les soldats, la foule, tous ceux qui attendent, se taisent. Minute de poignant silence. Une fumée tourbillonne sur les pans bleus de la montagne. Il apparaît. Il approche. Une longue clameur le précède. Avant de discerner les blessés, nous recevons leur salut : tous les képis rouges agités aux portières et les mains qui brandissent des fleurs.

Les premiers wagons ramènent les hommes étendus. Les couchettes, jonchées de bouquets, défilent très lentement. Sur les oreillers, de pâles figures sourient. Encore un... Encore un... Cinq wagons. Et voici venir la foule des soldats plus valides ; voici, pressés aux portières enguirlandées, tendus vers nous, impatiens, radieux, leurs visages...

Visages enfantins des plus jeunes, visages des territoriaux barbus, leur joie pareille les fait se ressembler, une joie plus belle d’être peinte sur des traits encore souffrans.

La longue perspective de ce train, paré de drapeaux et de roses, cette suite de wagons offrant les mêmes groupes de mutilés rayonnans, ces uniformes fripés tout chamarrés de fleurs, quelle image plus saisissante exprimerait le don allègrement consenti, le don complet offert à la Patrie ?


C’était le matin où l’on connut l’avance décisive en Champagne. Déjà les Suisses avaient annoncé la victoire à leurs hôtes d’une nuit.

Au signal donné par les clairons, les soldats les plus ingambes descendirent. Et la foule qui avait envahi les quais s’empressait à les aider.

Bientôt ils entourèrent la longue table servie étincelante dans le soleil matinal qui exaltait l’écarlate des drapeaux et des uniformes. Et le sourire de tous ces yeux, la joie puérile de ces propos entre-croisés, cette impression de liberté retrouvée, nous laissaient oublier une minute toutes les manches vides, les pantalons flottans, les jambes raccourcies, les têtes bandées, les faces défigurées, gonflées, tordues, trouées... Tous ces bruits de béquilles résonnant sur le trottoir...

— Ah ! comme on est content d’être en France !

Eux aussi, ils oubliaient. Leurs souffrances passées s’effaçaient, telles des images lointaines. Déjà, ils étaient prêts à reconstruire leur bonheur. Un rien les amusait, les émouvait, comme des enfans.

— Et moi, madame ! donnez-moi aussi un peu de Champagne ! Il y a si longtemps qu’on n’en a pas goûté !

— Et nous en rapportons, des cadeaux !

— Si l’on est heureux, aujourd’hui !...

Ils riaient. Ils plaisantaient. Et cependant nous devinions à travers leurs sourires une sorte de recueillement. Beaucoup riaient qui s’efforçaient de ne pas pleurer.

Accent du Nord, accent du Midi, accent des Ardennes, accent breton, accent de Paris, j’écoutais tous ces accens se répondre et se rejoindre comme les notes différentes d’un accord.

Soudain un bruit de moteur fit tressaillir les soldats : trois aéroplanes décrivaient des cercles au-dessus de la gare et jetaient des fleurs.

Ah ! ce salut qui descendait sur eux de ce beau ciel ! Pour eux tout cela... Pour eux, les grands oiseaux planaient dans la lumière. Pour eux, tous ces gens exaltés qui riaient et pleuraient à la fois...

— C’est trop..., dit un petit fantassin qui se détournait pour qu’on ne vît pas ses larmes.

Dans le wagon des blessés tuberculeux, nous entendions retentir les voix joyeuses des camarades, et quelques-uns des alités, faisant signe contre les vitres, essayaient bien de prendre part à cette fête dont le brouhaha parvenait jusqu’à eux.

D’autres semblent déjà trop loin de nous pour que les rumeurs de la vie les atteignent encore.

Cet homme brun, si pâle, à l’air déjà vieux, dit à l’infirmier qui essaie de lui faire boire un peu de Champagne :

— Au commencement... j’aurais pu guérir... mais à présent !...

C’est un Méridional. Nous lui parlons du bon soleil de la Provence. Sans répondre, il tourne vers nous son visage, et je rencontre le regard de ses yeux sans espérance. Il ne se plaint pas cependant. Il a même, pour remercier, une ombre de sourire. Mais je devine qu’à cette minute où il rentre au pays, le mot demain déroule devant lui la perspective inexorable et toute proche. On a beau accepter le sacrifice, il est des heures où il apparaît avec une précision terrible. Et il faut, chaque fois, le consommer de nouveau.

Cet homme dit simplement :

— J’ai là-bas, en Provence, ma femme et mes quatre enfans...

Ah ! ils ne se font pas d’illusions... Un autre rapatrié a dit :

— Je rentre en France pour mourir.

Ces malades ont entre eux comme un air de famille : cette face exténuée, la peau qui se tend sur les pommettes luisantes, cette maigreur... Ces visages encore jeunes et qui apparaissent arides et dévastés. Une infirmière soutient celui-ci dans ses bras, le recouche avec précaution. Alors il me dit, d’une voix qui n’est qu’un souffle, avec quelle expression de douleur :

— Le pauvre camarade !

Et il désigne du regard une couchette vide et rabattue contre la paroi.

J’ai compris. Je n’ose pas répondre. Et je demande tout bas à la sœur :

— Quand ?

Elle dit :

— Ce matin, entre Lausanne et Genève. On l’a descendu à Bellegarde.

Le train si rapide n’avait pu accomplir le voyage assez vite ; le moribond n’a pas touché vivant la terre de France. Et dans ce wagon tout fleuri, parmi les rêves troublés des camarades, il agonisa et rendit son dernier souffle. Une main avait épinglé à son drap un petit drapeau tricolore... Déjà il ne voyait plus, sans doute, les trois couleurs sur le drap blanc. Mais ce petit drapeau français, au chevet du mourant, ce fut pour les autres comme une consolation, la consécration suprême du devoir accompli ; la Patrie était là, présente et reconnaissante. L’humble soldat qui mourut au seuil de la récompense si longtemps attendue n’avait rien de plus à donner.

— Alors, dit la sœur, nous l’avons recouvert de fleurs.

Et je pense que cette mort-là fut, malgré tout, une mort magnifique, au milieu des camarades mutilés, dans ce train qui symbolise toute la douleur et toute la gloire, ce train en marche pour la France.

Je me penche sur le soldat qui avait assisté, minute par minute, au départ de son voisin de lit.

— Il était votre ami ?

Et il répond, les yeux remplis de larmes :

— On s’était connu en voyage.

Il me raconte ce voyage : la traversée d’une partie de l’Allemagne, deux jours et une nuit dans un wagon de quatrième classe, « comme ils en ont là-bas, » deux longues banquettes. On ne pouvait se coucher. Alors, comme ils étaient trop las, ils se sont étendus par terre, entre les banquettes, et on leur a donné un peu de paille.

Parmi ces hommes qui se taisent et se détournent ; une fois de plus, j’ai la notion concrète et précise de ce lien, aussi fort que les liens de la chair et du sang, qui attache l’un à l’autre les compagnons de douleur.

Nous essayons de leur faire boire du Champagne. Ils gardent leurs yeux tristes.

Cependant, l’accent vibrant d’un discours pénètre jusqu’à nous. On distingue le mot de victoire clamé à plusieurs reprises. Oui, l’avance en Champagne, les prisonniers, l’héroïsme des troupes, cet élan que rien ne pouvait retenir, c’est donc bien vrai ! La nouvelle se confirme ! Et les voici qui tressaillent sur leurs lits. Leurs yeux s’animent. Et la pensée de l’œuvre à laquelle ils ont appartenu et qui se poursuit dans l’espérance et dans le sang, les arrache à eux-mêmes.

Un tout jeune soldat aux yeux bleus, aux joues délicates et blanches, la couverture ramenée jusqu’au menton, me dit qu’il a les deux jambes amputées.

— Quel âge avez-vous, mon petit ?

— Vingt ans...

Il n’a plus sa mère. Il ira chez sa sœur qui est mariée. Il ajoute avec un sourire :

— Elle me soignera bien.

Un autre, aussi jeune, aussi pâle, demande :

— Madame... J’ai les deux jambes amputées... Est-ce que vous croyez que je pourrai entrer dans l’aviation ?

Son voisin s’écrie :

-— Ah ! comme je voudrais retourner sur le front…

Et avec un accent d’indicible nostalgie, il ajoute :

— Rejoindre les camarades...

Un Parisien, l’air vif, gai, intelligent, raconte son histoire. Il a un bras amputé. On l’a opéré deux fois.

— A l’hôpital, dit-il, j’étais bien soigné... Dans le camp, naturellement, le régime était différent. La discipline était très sévère. Il y avait des punitions. Mais leurs soldats avaient les mêmes. Oui... la nourriture était mauvaise..., mauvaise.

J’écoutais ces propos. Et je me rappelai un autre soldat français, prisonnier, qui me dit :

Ils avaient encore moins que nous... Et quelquefois ils venaient nous demander notre soupe...

— Et vous la leur donniez ?

— Aux civils... aux femmes et aux enfans... Oui. Nous avions nos colis, n’est-ce pas ?

Cette image d’un poilu prisonnier, partageant sa soupe avec de petits Allemands affamés, m’apparut tout à coup éclairée d’une merveilleuse lumière.

Et je me souviens d’un soldat de vingt ans qui, racontant son histoire, avait ajouté cette parenthèse :

— J’avais fait un prisonnier... Il neigeait... Il toussait, il était enrhumé... n’est-ce pas ? Ben... je lui ai donné mon cache-nez...

Ce fut dit si simplement !...

Cependant le Parisien acheva son récit.

Blessé, il était resté couché sur le champ de bataille, tandis que les balles pleuvaient... et les obus.

— On sait bien que ça va être votre tour... Le prochain est pour moi... Ça va être fini. Alors, on tâche de se cacher, de se tasser par terre, de s’abriter comme on peut. Et puis on se traîne...

Lui s’était traîné jusqu’à une ferme abandonnée où il resta trois jours et deux nuits, seul avec trois officiers qui moururent les uns après les autres, et un caporal fou, blessé au ventre, qui, tout en riant, plongeait sa main dans sa blessure, et secouait sur eux des gouttes de sang.

Des soldats allemands qui venaient de se battre les avaient un peu soignés. Puis ils partirent. Plus tard, des infirmiers français survinrent. On le mit dans le lit encore chaud du dernier officier qui venait de mourir. Mais les infirmiers s’en allèrent et ne revinrent pas. Il fut de nouveau seul avec les trois cadavres et l’aliéné. Il tremblait que le caporal fou ne le piétinât dans son lit. Les heures étaient longues. A la fin, le caporal mourut.

Il se tait. Et tout à coup, il a de nouveau son rire si jeune, si joyeux :

— Ah ! c’est bon de rentrer au pays ! Et un jour de victoire encore !

Et j’admire ce garçon qui a gardé son rire d’autrefois, qui peut rire comme avant...

La sonnerie des clairons. Je m’arrache au train qui va partir. Insensiblement, il se met en marche. Les visages sourians nous saluent une dernière fois. Voici le wagon des tuberculeux... Ah ! toutes ces fleurs... Et la face souffrante du garçon de vingt ans aux deux jambes coupées... Et celui qui rêve d’être aviateur... Et le Parisien aux souvenirs effroyables. On ne voit déjà plus que des drapeaux flottant aux portières... C’est fini. Un rectangle noir, qui décroit dans la fumée, disparaît.

C’est toujours le même déchirement profond lorsqu’on voit s’éloigner ce convoi de mutilés... Heure par heure, n’avons-nous pas tout su de leur calvaire ? Et les figures des blessés que nous avons soignés défilent devant nos yeux brouillés de larmes, à côté de ces visages inconnus et pourtant familiers. N’avons-nous point participé d’avance à leur vie diminuée ? Et l’affreux tourment de leur mère et de leur femme, le tourment monotone à venir, ne l’avons-nous pas ressenti au fond de nous-mêmes d’une façon aiguë et continue ? Ah ! tous ces gens qui pleurent et ne songent même plus à cacher leurs larmes, comme ils le ressentent aussi !


Si l’on n’avait pas le travail... Un convoi de blessés venant du front est annoncé pour huit heures et demie. Le train de ce matin a laissé à Ambérieu une montagne de fruits, des corbeilles de cigarettes, de cigares et de chocolat, le surplus des cadeaux que les mutilés ne pouvaient emporter. A la hâte, il faut trier les fruits les plus délicats, préparer des paniers. Et quand les blessés arrivent, quelle joie de passer dans les wagons avec des plateaux couverts de pêches, de poires, de raisins, de fleurs, de « gâteries ! »

— Tenez, prenez ! voilà pour vous. Vos camarades de retour d’Allemagne ont donné ceci pour vous.

Oh ! l’accueil des soldats !

— S’il y en a assez pour tous les autres, donnez-moi encore une poire, madame ! j’ai si soif !

L’un d’eux, que je vois encore, debout, appuyé à la paroi et la tête bandée, demandait une poire très mûre, parce qu’il n’avait plus de palais ; il ne pouvait plus mâcher.

Et, pendant deux jours, aux blessés qui passaient, aux permissionnaires retournant au front, aux trains de troupe, nous avions de quoi donner ce superflu si nécessaire. Et puis un autre train sanitaire arrivait de Suisse et renouvelait la provision.

Je pense à tous ces vergers, des bords du Bodan aux bords du lac de Genève, à tous ces clos soignés, où des gens se sont promenés lentement, le long des treilles et des murs d’espaliers, choisissant leurs plus beaux fruits, les cueillant d’une main respectueuse, heureux d’avoir quelque chose à donner, et les yeux pleins de larmes en songeant à ces hôtes d’une nuit...) Ah ! que personne ne vienne ici parler de profusion inutile, puisque cette profusion va toujours à des soldats qui souffrent ou vont souffrir, puisque le convoi tragique dispense un peu de joie le long de sa route !

Je revois un train de convalescens évacués d’un hôpital du front à qui nous distribuions des fruits et qui en redemandaient sans se lasser.

Une infirmière questionna l’un d’eux :

— Vous n’êtes pas des blessés... Vous êtes des malades... Qu’avez-vous donc ? Quelle maladie ?

Et le soldat répondit :

— Le typhus ! Nous avions tous le typhus, madame ! Nous avons jeté un cri.

— Le typhus ! Et nous qui vous avons donné tous ces fruits !

— Oh ! ça ne fait rien, madame ! ça ne fait rien du tout ! N’ayez crainte ! Ça ne nous fera pas de mal, allez !

Mais nous n’étions pas du tout rassurées. Et la directrice leur fit promettre de donner de leurs nouvelles.

A plusieurs reprises, elle me dit :

— Je suis bien inquiète de ces garçons...

Enfin les cartes arrivèrent. Ils allaient très bien et ils envoyaient d’enthousiastes remerciemens.

Et je me rappelle ce wagon de blessés qu’on détacha d’un convoi sanitaire et qui attendit, sur une voie de garage, tandis que l’on amenait à l’ambulance un voyageur trop souffrant, qui ne supportait plus son pansement. On eut le temps de servir dans ce wagon un repas complet, avec une distribution de fruits, de cigarettes et de chocolat. Les hommes ressemblaient à des enfans à qui l’on donne des friandises. Ils disaient :

— Ah ! nous nous rappellerons cet arrêt à Ambérieu !

Et lorsqu’ils nous voyaient courir le long de la voie pour leur chercher encore des fruits, ces garçons qui venaient des tranchées, qui allaient au-devant de l’opération, de l’amputation, peut-être, nous disaient :

— Que de peine vous prenez pour nous !

Cette parole, qui décèle un cœur si modeste et si tendre, que de fois nous l’avons entendue, dans la petite buvette de l’ambulance, alors que nous servions à souper aux permissionnaires, aux soldats en congé de convalescence, le soir, entre deux trains, ou avant de les conduire au dortoir !

— Que de peine vous prenez pour nous !

On voudrait leur dire :

— Nous serions heureuses que vous nous coûtiez de la peine... Nous serions heureuses si nous pouvions souffrir pour vous, à notre tour... Mais vous servir est notre plus douce joie.

Être là, avec eux, tandis qu’ils prennent l’assiette de bouillon ou la tasse de café, les écouter, les regarder, savoir qu’ils sont bien, qu’ils sont contens assis là, près de nous, à cette table, aimer leurs propos naïfs, qui font tout à coup surgir devant nous leur épopée, deviner la souffrance qu’ils ne veulent pas dire... sentir qu’ils retrouvent en nous, dans nos voix, dans nos gestes, quelque chose des femmes qui leur sont chères... Vous qui nous remerciez avec une si jolie courtoisie, vous ne savez pas combien vous nous donnez...

Je revois ce soldat déçu, lorsqu’il découvrit qu’il n’avait plus de train pour Annemasse, qu’il devait passer la nuit à Ambérieu et perdre ainsi douze heures « de la maison. » Lorsqu’il se trouva installé dans la petite salle chaude et bien éclairée, il se consola un peu. Il revenait des Dardanelles. Tombé malade là-bas, il fut évacué sur un navire-hôpital. Après sa permission, il retournera à son dépôt.

Ce paysan de Savoie essayait d’évoquer ses impressions d’Orient. Il disait :

— J’ai fait un beau voyage que jamais je n’aurais pu me payer ! Je ne regrette pas !

Et il essayait de décrire les pays qu’il avait vus. Il disait :

— Les levers de soleil et les couchers de soleil sur la mer, c’était magnifique ! Le soleil semblait plus gros qu’ailleurs. Et la mer, à mesure qu’on avançait, était d’un bleu différent : bleu foncé, et puis bleu bleu, et puis plus pâle, toute claire.

Les mots lui manquaient. Il cherchait. Il tâchait de dire ce qu’il avait vu.

— Là-bas, la terre était comme grasse. Il y avait des oliviers comme dans le Midi...

Une nuit, ils avaient couché dans un champ de thym. Ils étaient tout parfumés. Il parlait aussi des cimetières turcs qui l’avaient beaucoup étonné, parce qu’il n’y avait pas de croix. Et il décrivait les fontaines où l’eau était si bonne... ces fontaines qui jouent un si grand rôle dans un pays où l’habitant ne boit pas de vin ! Le brave Savoyard n’en revenait pas de la sobriété des Turcs... Et pourtant ils sont forts. Ils se battent bravement. Ils vont à l’assaut en plein jour et les mitrailleuses les fauchent.

Il pensait que les Turcs sont de braves gens : ils suivent bien leur religion. Le soir, on les entendait qui disaient leurs prières tous ensemble. Beaucoup de prisonniers parlaient français, et leur déclaraient qu’ils aiment bien les Français, mais qu’ils sont forcés de se battre contre eux.

— Quelquefois, disait-il, déroulant ses souvenirs, on faisait des tranchées avec des cadavres. On mettait un peu de terre dessus...

Nous écoutions ces impressions si nuancées, ces jugemens si modérés. Et je m’émerveillais de cet esprit de finesse de ce simple paysan sans culture.

Un soir, un petit soldat très jeune, qui avait été blessé deux fois, qui avait vu tomber les trois quarts de sa compagnie, me dit :

— On n’aurait jamais cru que le cœur puisse autant souffrir...

Je le suivis des yeux dans l’obscurité. Il allait partir. Il se perdit dans la foule des voyageurs et des permissionnaires qui attendaient sur le quai. Et ce mot si poignant me rappelait un autre mot, d’un soldat rapatrié à qui l’on demandait si les camarades, refusés par la commission de réforme et réexpédiés en Allemagne, avaient pleuré en les voyant partir :

— Ah ! c’est le cœur qui pleure..., répondit-il.

Tous, les invalides échangés, les soldats qui retournent au front après leur congé de convalescence, les permissionnaires, ils nous font éprouver ce même sentiment : ils sont vrais.

L’épreuve terrible les a débarrassés de toutes les choses enseignées ou lues, des formules de parti, des conseils de l’égoïsme, de tout ce qui dénature, rend partial, méfiant, intéressé. La main de fer de la souffrance les a rendus à leur être véritable. Et leur être véritable a grandi. C’est pourquoi ils ont des mots si justes, et si profonds, et parfois si douloureux. Leurs paroles sont l’expression toute fraîche de cette âme nouvelle à qui la spontanéité de l’enfance est revenue, et que la mort si proche, la discipline du devoir et du sacrifice ont épurée. Toutes les scories humaines dont il nous faut, pour nous défaire, une si longue patience, des luttes, une vie d’efforts, ils en sont, à cette heure, brusquement délivrés. Heure de grâce ! Heure encore tout éclairée par la lumière rédemptrice de la mort ! Quelques-uns ont atteint le sommet d’eux-mêmes, et leurs moindres propos rendent un son qui nous fait tressaillir.

Nous repensons à eux, pendant les nuits de garde à l’ambulance. Nous évoquons leurs visages, visages des mutilés qu’on rapatrie et qui nous ont souri si doucement, visages résolus, brûlés des permissionnaires qui retournent se battre, visages dolens et pourtant gais des blessés qui rejoignent les hôpitaux de l’arrière, incessant va-et-vient, double courant, sans cesse renouvelé.

Dans cette salle étroite où deux lits sont dressés derrière un paravent, nous écoutons le souffle des locomotives, les sifflets déchirant la nuit, le long roulement décroissant des trains qui s’en vont, et ces rumeurs nous semblent comme un lointain écho de la guerre. L’évocation des tranchées, des courses furieuses à l’assaut, des champs de mort, toutes les images que ces soldats crottés, bronzés, ramènent avec eux, promènent avec eux à toutes les minutes du jour et de la nuit, remplissent la chambre qui tressaille au bruit des trains rythmant les heures.

Lorsque le ravitaillement est terminé, que les derniers trains ont passé, que les derniers soupers ont été servis, que les soldats ont tous été conduits au dortoir de l’ambulance, nous nous allongeons tour à tour sur l’une des couchettes où parfois l’on étendit un blessé avant de le porter à l’infirmerie. Et je resonge au petit soldat qui est mort sur un de ces lits, en souriant, si calme et si blanc, qui s’est endormi au bruit des trains ébranlant les murs, qui s’est endormi avec une impression de bien-être, conscient peut-être de l’achèvement du voyage, du repos bien gagné, des perspectives radieuses de l’arrivée…


Ce fut décembre. Le train des grands blessés se remit en route. Les ténèbres pluvieuses du matin d’hiver emplissant le hall, les préparatifs achevés aux lumières, les guirlandes de gui à la place des roses… La réception qui avait cessé d’être officielle prenait un caractère plus intime. On convoquait les jeunes officiers aviateurs. Un automobile s’en allait par les routes toutes noires chercher à l’hôpital d’Ambérieu les trois amputés convalescens et les ramenait à la gare, afin de leur donner cette joie de saluer les camarades qui rentraient au pays.

Je garderai toujours dans ma mémoire la nuit qui précéda le passage d’un de ces trains de grands blessés.

Tous les infirmiers étaient malades, et nous les avions envoyés se coucher en prévision du coup de feu de cinq heures du matin.

Il y eut d’abord, entre neuf et dix heures, à ravitailler un convoi d’évacués civils. Il ne s’arrêtait que quelques minutes. Les visages ternes des femmes, penchées aux portières, réclamant du lait pour leurs enfans, un pêle-mêle de faces ahuries qui ne souriaient pas, des misères entassées, quelle tristesse morne pesant sur tout ce train !

— Où allez-vous ?

— Nous ne savons pas...

— Combien d’enfans ? Vite, passez-nous vos bouteilles vides. Dépêchez-vous !

Et des femmes qui appellent, des bustes qui se tendent, des mains faisant signe, des voix réclamant. Le coup de sifflet. Les wagons s’ébranlent. Nous tendons au vol les dernières bouteilles de lait. Et le convoi d’épaves disparaît dans la nuit.

On avait annoncé un train de troupes, un millier d’hommes qui allaient s’embarquer pour la Serbie. Nous étions trois femmes occupées à servir un repas aux permissionnaires arrivés par l’omnibus de Lyon. Nous avons choisi quelques-uns d’entre eux pour nous aider à porter sur le quai des brocs de café bouillant. Tous aussitôt s’offrirent. A onze heures le train est entré en gare, lentement, précédé d’une immense clameur : toutes les têtes étaient aux portières. Les soldats chantaient.

Nous avons commencé la distribution. Pour maintenir l’ordre, la règle est de servir dans les wagons et de prier les voyageurs de ne pas descendre. Mais ce soir nous fûmes débordées. Les troupiers nous entouraient, tendant leur quart, tous à la fois, sans se bousculer cependant, toujours polis, remerciant, demandant gentiment :

— Et moi, ma sœur ? Par ici, madame !

En un instant les arrosoirs se vidaient. Nos infirmiers improvisés avaient fort à faire de courir à la buvette pour les remplir.

Comme je faisais reculer tout le groupe incessamment reformé, les quarts tendus, un soldat me dit doucement :

— Voyez, madame, nous vous suivons, comme si vous étiez notre mère…

Quel plus beau don pouvait-il me faire, ce petit soldat inconnu qui m’offrait cette parole, que je garderai, avec les plus chères paroles, celles que l’on serre sur son cœur comme un trésor impérissable et secret ?


Un train de marchandises est venu s’arrêter sur l’autre voie, interrompant la communication avec la buvette.

Impossible de passer ! Un de nos infirmiers volontaires réussit à escalader les chaînes entre deux wagons, et à rapporter encore un arrosoir. Mais il fallut bien lui interdire de recommencer. Il fallut rationner, donner des demi-quarts. Les braves garçons, voyant notre chagrin, se résignaient tout de suite, partageaient, rentraient leur quart vide. Pas un ne récrimina.

Ils avaient un entrain, ces soldats... ils partaient aussi joyeux qu’aux premiers jours de la guerre. Ils s’avisèrent tout à coup que la gare était pavoisée. Aussitôt quelques-uns se mirent à grimper aux montans qui supportaient les drapeaux. En un clin d’œil, tous les drapeaux furent enlevés. Et les soldats les agitaient aux portières avec une joie telle qu’il était vraiment impossible de les gronder.

A la fin, le train de marchandises finit par s’ébranler. Nous avons eu le temps de courir chercher des cigarettes et des branches de gui. Chacun voulait un rameau « pour nous porter bonheur, » disaient-ils. Sur l’ordre du clairon, tous rentrèrent dans leur compartiment. Un jeune soldat, se penchant, nous suggéra :

— Demandez donc à celui-ci de vous chanter quelque chose ! Il a une belle voix : il chantait au théâtre !

Ce ne fut pas long. Aussitôt un soldat qui avait une trompette, et un autre qui avait un tambour descendirent sur le trottoir. Deux ou trois chanteurs se groupèrent. Et ils nous donnèrent une sérénade. Tous reprenaient le refrain de la chanson sentimentale chère au cœur des soldats. Puis la marche de Sambre-et-Meuse s’éleva, et la nuit d’hiver fut remplie de visions de batailles et de gloire, exaltées par les notes ardentes, rendues plus proches et plus intenses par la présence de ces braves qui chantaient.

Jamais concert aussi magnifique ne nous fut dispensé.

Le signal du départ. Tous, dans les wagons, chantaient encore.

Je regardais une dernière fois leurs visages, ces visages qui allaient contempler la mort, et qui se penchaient vers nous si sourians, les visages de ces héros qui avaient trouvé une si charmante façon de nous dire adieu.

Six heures plus tard, l’autre convoi, celui des grands blessés, devait passer. D’autres soldats souriraient aussi en agitant leurs képis... Le même entrain. La même vivacité joyeuse. Seulement, les uns vont au-devant du sacrifice. Les autres l’ont, en partie, derrière eux. Les uns n’ont pas souffert encore. Tandis que ceux-là... Cependant leurs sourires se ressemblent et se rejoignent : sourire de ceux qui, étant prêts à tout, ayant tout accepté, savent accueillir les joies minimes tout le long du chemin.


Un matin d’hiver, il me fut permis d’achever le voyage avec les grands blessés.

Il y avait, dans les wagons des mutilés les plus valides, un joyeux remue-ménage :

Encore une heure... Et l’on arrive !

Les soldats faisaient toilette, défripaient leur capote, coiffaient leur képi, épinglaient à leur uniforme de nouveaux bouquets, rassemblaient les fleurs, les musettes, les sacs gonflés de menus présens.

Les infirmières habillent les blessés couchés. Celui-ci n’a plus de mains... Celui-là est si faible qu’il faut le soutenir, tandis qu’on ajuste son dolman. Cet autre est à demi paralysé. Et rien n’est pathétique comme cette toilette de tous ces hommes dont la vigueur est perdue, devenus plus faibles et plus dépendans que des tout petits.

J’aide à se vêtir un tuberculeux amputé de la jambe et du bras, désarticulé à l’épaule, au visage énergique et amaigri, que sa barbe longue, et surtout la maladie vieillissent prématurément. Tout à l’heure, il a parlé de sa femme et de ses trois enfans qu’il va retrouver. Il sourit. Il a le courage de sourire, tout en donnant des indications à demi-voix : le pantalon rouge dont une jambe est repliée, épinglée, le tricot, le gilet, et puis la bottine unique que je lace, agenouillée, et les doigts tremblant un peu. Et ce geste me rend plus sensible le calvaire qui l’attend tout le reste de sa vie. Ah ! la souffrance qu’il y aura dans son constant appel à l’aide et dans la réponse de sa femme : « Laisse-moi faire. Je vais t’aider. » Ce malheur qui va durer et qu’aucune puissance humaine ne pourra défaire…

Il remercie en souriant toujours. Et il me montre fièrement un beau képi tout neuf qu’on vient de lui donner.

— Et celui-ci ?

Je lui tends le vieux képi retrouvé sous sa couchette, tout déformé, le drap décousu et percé, le cuir qui semble avoir été mâché, petit képi, fatigué, abîmé, glorieux.

— Oh ! dit-il, je vais le laisser ici.

— Alors, si vous ne le gardez pas, donnez-le-moi, voulez-vous ?

Il me l’a donné.

Et je l’emporte, ce képi rouge, auquel tant de souvenirs et d’émotions sont attachés, ce képi qui partit, orné de fleurs, en août 1914, qui traversa la bataille et vit la mort tout autour de lui, et reposa sur le sol, sous les balles, le jour de la blessure, et puis séjourna si longtemps dans un hôpital d’Allemagne. Je le garderai…

Des acclamations font tressaillir les blessés.

Une glace abaissée laisse entrer l’accent joyeux des clairons qui sonnent aux champs. Nous passons devant la Valbonne. Des groupes d’uniformes bleu clair s’immobilisent. Des compagnies alignées présentent les armes. Les « petits bleus » de la classe 16 saluent les camarades qui reviennent.

Treize soldats de ce wagon sont vêtus, tout prêts sur leur lit. Ils promènent leurs yeux le long du compartiment fleuri, qu’ils vont quitter tout à l’heure, étroite chambre provisoire qui leur a donné l’avant-goût de la maison. Le quatorzième, les yeux fermés, livide, et déjà dans le coma, a la mort sur le visage. On l’enveloppera chaudement d’une couverture, et on l’emportera ainsi. Pourvu qu’il ne meure pas avant l’arrivée ! De temps a autre, l’infirmière tâte sa main déjà froide. On baisse la voix en passant auprès de lui et l’on regarde anxieusement ce visage d’ivoire, où toute chair est fondue, où saillent les os, où, d’avance, le squelette se devine. Celui-ci est hors de notre portée. Aucune consolation ne peut plus l’atteindre.

Le Rhône déploie son large cours gris, qui bleuit sous un pâle soleil.

Une dernière fois, je les considère, les uns après les autres, ces hommes que je ne reverrai plus : le territorial paralysé, indifférent à la fièvre joyeuse des camarades ; ce blond garçon, si gai, amputé du bras droit et de la main gauche, et celui qui m’a donné son képi, et tous les autres, amputés devenus tuberculeux... Je rassemble dans ma pensée ceux à qui je me suis attachée pendant ces rencontres éphémères, et qui sont maintenant dispersés dans leur patrie : le jeune asthmatique qui redit toute une nuit : « Je suis content... » Et le pâle gamin de dix-huit ans qui rêvait à sa maman, et le petit aveugle qui disait : « J’ai eu de la chance ! »

Et tant d’autres...

Nous arrivons.

Le train, ralenti, pénètre dans la gare des Brotteaux, où se presse une multitude : infirmières toutes blanches, officiers, soldats, masse confuse des civils. Les clairons sonnent. La Marseillaise éclate.

Minute magnifique et déchirante. Toutes les douleurs que nous amenons avec nous, ces misères qui remplissent l’interminable convoi nous oppressent brusquement. Et il semble qu’elles nous devancent, s’échappant de toutes ces portières, exprimées par les sourires mêmes des mutilés, devenues soudain visibles et saignantes, et qu’elles accablent cette foule immobile qui se tait, parce que les sanglots refoulés étouffent toutes les gorges.

Les wagons défilent très lentement. Penchée sur une plate-forme, je reçois ces regards levés vers les blessés, ces yeux remplis de larmes et d’amour qui interrogent et parfois se détournent, ces yeux qui, tous, sont des yeux fraternels. Et j’entends cette parole, affirmée par les lèvres muettes : « Nous avons tout accepté.... O Patrie, tout ceci, c’est pour toi... »

Soudain, la foule recouvre la voix. Des acclamations retentissent et se croisent. Un général salue les mutilés. Le train est arrêté enfin.

Ils descendent. Quel émerveillement de les retrouver si joyeux ! Ils sourient. Leur fatigue est oubliée. Avec leurs uniformes tout fleuris, leurs mains encombrées de bouquets, ils ont l’air de vainqueurs. Ils ont gardé leurs promptes reparties. Ils adressent, aux infirmières qui les aident et s’emparent des sacs de cadeaux et des musettes gonflées, des mots gentils et gais.

Le lent cortège s’allonge et se déroule jusqu’aux grands escaliers, tandis qu’à l’autre extrémité de la gare, avec précaution, les brancardiers transportent les civières.

Un adolescent lyonnais demande si l’on ne pourrait pas lui donner un petit drapeau suisse en souvenir de ce jour. Ce vœu me touche, et je cherche dans les wagons un drapeau oublié. Mais aucun mutilé n’a laissé le sien. L’un d’eux a dit en détachant l’insigne qui décorait un présent, et le serrant avec une piété délicate :

— C’est cela qui est le plus précieux...

Et, à cette minute, j’ai vu ces intérieurs modestes d’ouvriers et de paysans de France, où, désormais, parmi les plus chers souvenirs, figurera ce drapeau, la croix blanche sur le fond écarlate.

Un infirmier m’a tendu le sien, et le jeune homme l’épingla soigneusement à sa veste. Il est des minutes où aucun geste n’est indifférent.

Cependant, les infirmières ont conduit les invalides dans la grande salle, où les autorités les reçoivent.

Les discours de bienvenue, les fanfares, ces officiers, ces délégations, tous ces pleurs et tous ces vivats continuent d’exalter la souffrance, l’héroïsme et le renoncement de ceux qui reviennent mutilés.

Dans cette atmosphère électrisée, au milieu de cette foule d’invalides, les mots de patrie et de sacrifice évoquent des images si proches et si impérieuses que toute autre image disparaît de nos yeux. Même la vision des douleurs futures s’est écartée. Seule s’impose la tragique grandeur du dépouillement : la splendeur de cet appareil militaire, la sonnerie des clairons triomphaux, et, depuis des heures, le cri des foules accourues, célèbrent son pouvoir et sa vertu. Les plus aimés, les plus glorieux, ceux dont le sort, à cette minute, apparaît enviable, sont ceux qui ont donné davantage.

Eux non plus ne songent point à l’avenir pendant ce moment d’apothéose qui leur est offert. Ils sont là, sourians, essuyant une larme, un peu confus, et très fiers, et beaucoup d’entre eux ressentent cette impression que celui-ci exprime d’une voix volontairement brusque :

— Bien sûr, on ne s’attendait pas à tout ça...

Pendant de si longs mois, ils durent se désaccoutumer de la tendresse. Et depuis dix-huit heures, leur cœur est comme saturé d’affectueuses émotions. Ils ont besoin de répondre et ils sont trop troublés pour parler. Alors, ces hommes, qui ont tout enduré et tout traversé, éprouvent qu’il est doux, quelquefois, de pleurer.


Durant toute la cérémonie, de groupe en groupe, des femmes se sont glissées, s’approchant d’un rapatrié, l’interrogeant anxieusement, à voix basse.

— Savez-vous s’il y a parmi vous un soldat qui revient de tel camp ?

Ou bien :

— Vous êtes de tel bataillon... pouvez-vous me dire si un soldat de telle compagnie se trouve parmi vous ? Il saurait peut-être quelque chose de un tel...

Un tel... le fils, le mari, dont on n’a pas de nouvelles depuis tant de mois... Oh ! le pauvre espoir qui tremble dans chaque syllabe !...

Ou bien :

— Vous êtes de la même compagnie que mon fils... Savez-vous quelque chose de sa mort ?

Le soldat qui riait a brusquement cessé de rire. Il réfléchit. Il remue ses souvenirs. Ah ! comme il voudrait donner une indication à cette mère en deuil, savoir quelque chose, faire revivre un instant devant elle son mort glorieux... Il ne sait rien, ils étaient tant ! Mais ne voulant pas qu’elle désespère, il l’adresse à un camarade :

— Celui-ci saura peut-être...

Et cet après-midi, demain, à l’hôpital où les rapatriés prennent un peu de. repos avant de repartir, des femmes viendront se pencher sur leurs lits, les questionnant l’un après l’autre.

Quelquefois, des certitudes sont données. Par le récit d’un camarade, une mère apprend que son fils, porté disparu, a été revu mort, après le combat.

On ne peut plus oublier ces questions angoissées, ces regards qui implorent et qui tremblent de savoir, et les yeux du petit soldat soudain remplis de filiale pitié.

Ils savent désormais, ceux-ci. Ils ont appris la compassion. Ils connaissent les paroles qu’il faut dire. La langue de la douleur est, pour eux, accessible et familière, cette langue éternellement ignorée de ceux qui ne souffrent point.

Mais qui peut l’ignorer aujourd’hui ? La douleur, jamais, ne fut plus universelle. Nous protestons de tout notre cœur en détresse, avant de l’accueillir, elle qui dispense l’atmosphère cruelle, où les âmes éclosent, où les âmes se libèrent. Jamais autant d’hommes n’ont à la fois franchi tous les degrés de l’expérience implacable, et jamais non plus, sans doute, n’a-t-on senti dans le monde autant d’âmes vivantes. On les devine, on les discerne partout autour de soi, et elles se rejoignent et communient en silence, agitées d’un même souci, bouleversées par les douleurs d’inconnus, reportant sur les autres tout leur pauvre amour déchiré. Et je ne sais quelle vision est la plus belle, de ces soldats qui courent au-devant de la mort, de ces mutilés qui reviennent en chantant, ou de ces femmes en deuil, qui se détournent pour cacher leurs larmes, et puis offrent un visage souriant au petit soldat dont elles adoptent l’infortune.

O vous, toutes les victimes, toutes les mères crucifiées, vous dont les yeux sont fermés, à qui, désormais, une autre lumière est venue, vous tous les mutilés, si faibles et dépendans que vous soyez aujourd’hui, une grandeur invisible est en vous...

Ah ! que nous sachions maintenir autour de vous notre tendresse, et vous faire sentir que vous n’avez pas fini de nous donner !


NOËLLE ROGER.