Le Corrège, sa vie et son œuvre

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Le Corrège, sa vie et son œuvre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 328-357).
LA
VIE ET L'OEUVRE DU CORREGE
D'APRES UN LIVRE RECENT

Le Corrège, son œuvre et sa vie, avec une introduction sur le développement de la culture italienne et sur le génie de la renaissance, par Mme Marguerite Albana Mignaty ; Paris, 1881, Fischbacher.

Le Corrège est aussi célèbre que mal connu. Quelle différence entre sa destinée et celle des trois grands chefs d’école de la renaissance italienne, Michel-Ange, Léonard de Vinci et Raphaël !

Buonarotti, malgré sa sauvagerie et son amour de la solitude, a vécu au grand jour. Né à Florence, il est protégé jeune encore par Laurent de Médicis. Appelé à Rome par Jules II, il reste pendant sa longue vie l’architecte le sculpteur, et le peintre attitré de sept papes. Après soixante ans de labeur, après avoir dépeuplé les carrières de Carrare pour en tirer je ne sais combien de géans de marbre, ce Titan-sculpteur, qui fait entrer le génie biblique dans le torse d’Hercule à grands coups de marteau, cet artiste-prophète, qui foudroie ses contemporains, les évêques et les papes eux-mêmes avec son Moïse, son Jéhovah et son Christ justicier, meurt à quatre-vingts ans, chargé de gloire et rassasié de jours, à l’ombre de Saint-Pierre. — Il a deux biographes excellens qui l’ont connu de près : l’un, Condivi, raconte sa vie par ordre du pape ; l’autre, Vasari, élève fidèle et enthousiaste, propage les idées du maître et continue son école. Son génie sublime, anguleux et tourmenté, a pour amis les lutteurs, les hommes d’action et les révoltés de tous les temps, Avec ses muscles violens, ses sombres sibylles et ses prophètes vengeurs, il plaît à la fois aux énergumènes, aux amateurs de torses et de biceps et aux symbolistes, aux chercheurs de métaphysique qui, sous la forme, creusent l’idée abstraite. — Voilà une gloire bien gardée.

Léonard, mondain raffiné, savant profond, gentilhomme accompli et intelligence universelle, est un des hommes les plus répandus de son temps. Il mène de front la vie du grand seigneur et celle de l’alchimiste. Rompu à tous les arts, versé dans toutes les sciences, il est appelé à la cour de Ludovic le More et fonde l’académie de Milan, d’où ses idées et ses disciples se répandent dans toute l’Europe. La peinture n’est qu’une branche de son immense activité. Mais n’eût-il fait que la tête coupée de Méduse, la Joconde et la Cène, nous y trouverions la griffe et l’envergure de son génie, puisque dans ces trois œuvres il a peint comme personne trois chaînons fort importans de la création, à savoir : le Serpent, la Femme et le Christ. Il va mourir en France, entre les bras de François Ier, dit la légende ; toute sa vie il a semé des germes féconds sur sa route, et ils ont presque tous fructifié.

Quant au doux Raphaël, ce fut par excellence un favori des dieux et du monde. « Il parut dans son siècle portant au front l’auréole du beau. Ce que ses prédécesseurs avaient cherché péniblement : la grâce de la ligne, le charme ineffable du contour, il le trouva dans son berceau. Il naquit au cœur de l’Italie, dans le beau jardin de l’Ombrie. Il grandit sous ce ciel profond, parmi ces types d’une beauté, d’une suavité virginale, et pour ainsi dire sous le rayon de leurs regards sérieux et purs. Il avait le cœur tendre, les manières gracieuses, le génie spontané. L’amour effleure ses lèvres et touche son cœur d’un souffle aérien sans le blesser. Enivré de parfums, son génie délicat étend ses ailes légères et caressantes sur chaque objet. Son tranquille idéal brille sous un voile diaphane avec un charme toujours nouveau[1]. » Raphaël est choyé à Florence, idolâtré à Rome. Ami intime des cardinaux et de Léon X, il devient le peintre officiel de la papauté et couvre le Vatican de ses fresques. Sur deux murs qui se font vis-à-vis, il peint la Dispute du saint sacrement et l’École d’Athènes. Ainsi, de son beau sourire et de son pinceau léger, l’élégant Sanzio réconcilie le christianisme et l’antiquité, la religion et la philosophie sous l’œil d’un pape épicurien. Mort à trente-sept ans, il est pleuré par tout le peuple de Rome, qui porte sa Transfiguration en triomphe devant son cercueil. On l’enterre au Panthéon. Depuis ce temps, sa mémoire ressemble à une chapelle ardente, où l’élite des nations vient brûler des cierges à sa gloire. Si l’on compare l’humble destinée du Corrège à ces carrières brillantes et agitées par l’ambition, elle nous fait penser plutôt à la vie d’un sage ou d’un rêveur qu’à celle d’un artiste. Ce que nous savons de lui n’est presque rien. Il naît dans une obscure bourgade de Lombardie. Son génie se développe on ne sait comment, sous des maîtres obscurs ou inconnus. A peine sort-il de sa retraite pour aller à Parme et à Mantoue. Il n’a jamais vu ni l’Athènes toscane ni la ville éternelle. Des grands seigneurs le protègent, le monde lui ouvre ses portes à deux battans ; mais il n’y jette qu’un regard et passe avec un sourire à la fois modeste et fier. Il s’enveloppe d’ombre et de silence ; un voile jaloux recouvre ses amours et son mariage. Ne s’inquiétant pas plus de sa renommée que du monde, tout entier à son travail, il peint, il peint, il invente sans relâche, puisant ses créations sans modèles à la source magique du rêve. Dans cette splendide maturité, il s’éteint tout à coup et-mystérieusement comme il a vécu, ne laissant d’autre trace de sa vie qu’une foule de toiles dispersées dans tous les pays et trois grandes fresques à Parme : la Chasse de Diane, cette merveille de grâce hellénique ; puis la Vision de saint Jean, et l’Assomption de la Vierge, deux coupoles colossales d’une puissance vertigineuse et d’une beauté transcendante qui surpassent tout ce qu’on peut imaginer en fait de peinture murale.

Allez à Parme, vieille capitale abandonnée ; parcourez ces grandes places, ces rues désertes, bordées de palais massifs et sombres comme des prisons ; puis montez sur les remparts, d’où se déroule à perte de vue l’immense plaine de Lombardie ; vous recevrez de tout cela une grande impression de solitude et de mélancolie. — Mais entrez au musée et donnez un coup d’œil aux admirables aquarelles de Toschi qui reproduisent les fresques du maître. Quel éblouissement ! Vous verrez sous une chaude lumière des corps nus et superbes, campés sur des nuages ; des athlètes inspirés qui vous regardent de leurs prunelles puissantes, profondes comme la passion et vastes comme la pensée. Ces êtres extraordinaires ont je ne sais quoi de fier et d’animé qui sort de toute convention. Leurs attitudes sont libres, leurs formes accusent une vitalité intense et leurs yeux ont une telle force de radiation qu’ils vous suivent quand on les a vus. Ils vous donnent une sensation étrange et toute nouvelle. Ce n’est pas la majesté calme de l’art antique, ce n’est pas l’extase des visionnaires chrétiens, mais c’est comme un mélange des deux : la vision ardente d’un néo-platonicien rêvant aux premiers siècles la grande palingénésie de l’humanité. Nous flottons entre Délos et Patmos sous un ciel embrasé, plein d’apparitions merveilleuses. L’étonnement augmente lorsqu’on va voir les coupoles elles-mêmes. En présence de ces lutteurs qui joignent la force michelangesque à la grâce corrégienne, en face de cette femme rayonnante emportée au ciel par un tourbillon de corps ravissons comme par une symphonie de lumière, on reconnaît en Corrège l’égal des plus grands maîtres. Si Florence et Rome sont l’Athènes et le Delphes de la renaissance, Parme pourrait bien être une sorte d’Eleusis qui nous en révèle la doctrine secrète et la pensée intime.

Voilà ce que plus d’un voyageur a pu se dire après une courte visite à Parme. Et s’il a senti quelque chose d’approchant, il se sera sans doute écrié : « Comment se fait-il que cette œuvre soit si peu connue, tandis que les commentaires et les livres abondent sur les toiles de Michel-Ange ou de Raphaël ? » On a écrit des poèmes en prose et en vers sur la chapelle Sixtine ; pourquoi les coupoles de Parme, ces poèmes vivans, sont-elles à peine nommées ? Comment se fait-il aussi que nous sachions si peu que rien de ce maître incomparable, que nous n’ayons de lui ni une lettre, ni un détail, ni un trait authentique ?

Jusqu’ici, toutes ces questions sont restées sans réponse. Car Vasari, qui n’a jamais mis le pied à Parme, n’a rapporté sur Allegri que des contes de nourrice. Quant à Pungileoni, il a bien rassemblé des faits et des dates dans sa précieuse et diffuse compilation[2], mais il n’a pas su tirer de toute cette poussière la figure vivante du maître. Il faut avouer que, jusqu’à ce jour, la vie du Corrège est demeurée une énigme, et l’ensemble de son œuvre un livre inexpliqué, quoique ouvert à tous. Cependant Antonio Allegri vient enfin de trouver un interprète qui a su pénétrer dans les arcanes de sa vie et de son œuvre. Cet interprète est une Grecque qui s’est éprise pour le maître d’un enthousiasme ardent et profond. Voici ce que nous dit Mme Albana Mignaty dans sa préface sur l’origine de son livre : « Un court séjour que je fis à Parme il y a quelques années, me révéla le génie du Corrège. Je connaissais les grands peintres de Florence, d’Ombrie, de Rome et de Venise, mais aucun de leurs chefs-d’œuvre ne m’avait touchée comme les fresques d’Allegri. La grâce merveilleuse de son pinceau, le charme profond de ses têtes me rappelèrent ce qu’on raconte des plus belles peintures de la Grèce antique et ce qu’on voit, comme en rêve, au front de la célèbre Muse de Cortone. Outre cette grâce et cette beauté ineffable, je vis rayonner dans les yeux de ses voyans et de ses prophètes les splendeurs infinies du monde idéal. Pour tout dire, les émotions que me donnèrent ces peintures ne pouvaient se comparer qu’aux enchantemens de la musique et de la poésie. » Le livre débute par une étude originale sur le développement de la culture italienne pendant la renaissance. Dans ce tableau coloré, l’auteur esquisse à grands traits le puissant mouvement de rénovation qui commence dès le XIIe siècle et atteint toute sa force au XVe et au XVIe. Il essaie de surprendre les éclosions successives, les nombreux avatars du génie de la renaissance dans les profondeurs mêmes de l’âme italienne, c’est-à-dire dans Frédéric II, « ce premier amant de l’Italie, » puis dans le poète de la Divine Comédie, « qui, par Béatrice, dressa une échelle entre la terre et le ciel ; » dans Giotto, dans Savonarole, enfin dans ces géans de la peinture qui se nomment Michel-Ange, Léonard et Raphaël. « On peut, dit Mme Mignaty, définir en deux mots le grand phénomène de la renaissance, dont procède toute notre culture intellectuelle. Avant elle il y avait dans l’humanité deux courans de pensée qui, loin de s’unir, n’avaient cessé de se combattre et dont l’un était presque parvenu à refouler l’autre : le courant chrétien et le courant païen. La renaissance fut la réconciliation et une sorte de mariage entre la pensée chrétienne et le génie antique ressuscité. L’esprit moderne naît de cette union. » Selon l’auteur, c’est dans le Corrège que la fusion des deux mondes, de l’hellénisme et du christianisme, se serait opérée de la manière la plus harmonieuse et la plus parfaite. Le nouveau biographe d’Allegri voit donc en lui le plus merveilleux des peintres et l’interprète intime de la renaissance. Assurément il y a dans cette vue quelque chose de personnel et d’osé. Mais pour ceux-là même qui ne partagent pas le point de vue de l’auteur, ce livre a le singulier mérite de dégager la figure d’un grand artiste du voile impénétrable qui l’enveloppait jusqu’ici et de nous donner de toute son œuvre une sensation nouvelle, puissante, parfois impétueuse, comme si tous ces personnages sortaient de leurs toiles et de leurs murs silencieux pour nous raconter leur vie. Le curieux mélange d’érudition et de divination poétique, le souffle de passion élevée qui traverse ces pages excite la contradiction, éveille les idées, ouvre des perspectives inattendues. « Grecque de naissance, dit l’auteur, et me souvenant toujours de ma patrie, je serais heureuse de faire aimer davantage en France celui de tous les artistes qui a le mieux uni le génie de la Grèce au génie de l’humanité. » Il est certain que les œuvres d’Allegri ont toujours obtenu en France une sympathie toute spontanée. Son charme et son ingénuité exercent sur nous une séduction irrésistible, et c’est parmi nous qu’il a trouvé des disciples posthumes comme Prudhon et Baudry.

J’essaierai à mon tour de donner une idée sommaire de la vie et de l’œuvre du Corrège en rappelant mes souvenirs d’une visite à Parme et en m’aidant de ce livre remarquable, qui est à la fois une résurrection de l’artiste et un monument élevé à sa gloire.


I

Si nous replaçons le Corrège dans son milieu, il nous apparaît comme une figure lumineuse sur un fond violent et sombre. Ce génie pensif au beau sourire se détache sur une bataille mêlée d’une orgie, que domine un ciel noir chargé d’orages.

De tous les pays d’Italie, la Lombardie fut au moyen âge le théâtre des luttes les plus sanglantes. Les Lombards, envahisseurs féroces, s’adoucirent un peu en se croisant avec le sang italique, mais ils restèrent une race belliqueuse, turbulente, forte contre l’étranger. La ligue lombarde en fit preuve. Le pays se divisa en une foule de villes et de principautés qui ne cessaient de guerroyer entre elles. Il faut lire les chroniqueurs du temps pour se faire une idée des mœurs lombardes du XIIIe et du XIVe siècle. Le fond de sauvagerie et de brutalité qu’on y trouve contraste avec les raffinemens excessifs des villes de l’Italie centrale. C’est un mélange d’âpre barbarie, de luxe monstrueux et de vice effréné. Voici comment le biographe du Corrège résume des faits épars dans les chroniques de Parme, de Plaisance et de Guastalla. « L’ambition des chefs et la rage des partis déchiraient incessamment les villes. Ni loi respectée, ni patriotisme, ni tradition ; mais la lutte acharnée pour le pouvoir et toutes les passions lâchées à la curée du plaisir. L’extrême misère côtoyait l’extrême richesse, et les fêtes les plus folles reprenaient après les horreurs et les ruines des guerres civiles. » Plus affreuse que la guerre était la peste qui s’abattait fréquemment sur ces contrées. « Dès que la sinistre nouvelle de l’approche du fléau arrivait dans une ville, il s’en élevait un cri d’horreur, et la population se dispersait devant le messager de mauvais augure. Mais on fermait les portes de la cité pour empêcher le mal de se répandre. Les cloches ne sonnaient plus, l’herbe poussait dans les rues désertes parcourues seulement par les charrettes où l’on jetait les morts. Parfois on voyait un cavalier parcourir les rues de Parme, il portait une langue perche au bout de laquelle se trouvait un panier et s’arrêtait çà et là devant les maisons. Des pestiférés se traînaient jusqu’aux fenêtres et lui jetaient des paperasses dans sa corbeille. C’était un notaire qui recueillait ainsi les testamens des mourans. » Une démoralisation terrible succédait à ces invasions fréquentes de la peste. « Dès que le fléau avait épuisé sa rage et que les survivans avaient repris leur vie habituelle, ils se livraient aux plus étranges débordemens. Ce n’étaient plus que danses, banquets et ripailles, où toutes les classes de la population se mêlaient dans une confusion incroyable. Magistrats et militaires, paysans et seigneurs, clercs et laïques se réunissaient pour des fêtes d’un genre nouveau. On s’attablait à d’immenses banquets pour oublier les terreurs de la peste et le rire triomphant de la vie succédait aux claquemens de dents de la mort. On voyait les religieuses déserter leurs monastères pour les promenades et les amusemens mondains. Des abbés vêtus avec luxe, des religieuses en robes traînantes et chatoyantes se promenaient par les rues. Le plus étrange est que des fêtes se donnaient dans les églises. Une chronique parle d’un nombre illimité d’outres de vin qui furent consommées dans l’église des Carmes, à Parme, en une seule nuit. Après ces banquets, on dansait sur les cimetières. Une musique étourdissante à réveiller les morts résonnait sur les dalles funèbres, et la ronde des vivans se déchaînait sur les tombes et surpassait en furie la danse macabre. Puis la guerre reprenait pour telle famille ou tel chef de bande. On se défendait avec fureur dans les rues, dans les maisons hérissées de tours comme des châteaux forts. Un chef succédait à l’autre en rapides alternatives qui n’admettaient ni paix ni trêve. Mais quand le vainqueur d’un parti avait terrassé son adversaire, la populace criait : Viva ! et des fêtes effrénées succédaient à ces combats turbulens, jusqu’à ce que le parti opposé fût redevenu assez fort pour recommencer la lutte. »

Le bourg de Corrège, qui a donné naissance au peintre de ce nom, est situé sur la Lenza, près de Parme, entre Reggio et Modène. Un château fort et une église entourée de quelques masures dans la grande plaine lombarde formèrent le centre de la bourgade en des temps fort reculés. Les comtes de Corrège jouèrent un rôle important dans les guerres du pays. Gilbert de Corrège parvint à la suprématie de Parme vers le milieu du XIIIe siècle comme chef du parti guelfe. Au XIVe, Azzo, l’ami de Pétrarque, fit alliance avec Mastino della Scala, célèbre chef du parti gibelin, et vendit son droit sur Parme au marquis d’Este. Au temps d’Allegri, où nous arrivons, les guerres étaient devenues moins fréquentes et les mœurs moins rudes. Deux frères se partageaient la seigneurie du bourg : Niccolo était allé chercher fortune à la cour de Ferrare en condottiere courtisan, et Manfredi, homme paisible, ami des arts, gouvernait au château.

Antonio Allegri naquit en 1492, à Corrège, de Pellegrino Allegri et de Bernardina Piazzoli Aramani, famille modeste qui vivait dans une honnête aisance. Son père, un marchand de drap, destina son fils à la carrière des lettres. Le plus distingué de ses instituteurs fut le docteur Lombardi, homme d’une culture universelle, qui avait professé les belles-lettres et l’éloquence à l’université de Bologne et de Ferrare. Le jeune Allegri reçut aussi des notions solides sur tous les sujets scientifiques et littéraires qui rentraient dans l’éducation du temps, et l’on peut croire que l’élève fit trésor des leçons d’un homme supérieur. Mais il refusa formellement d’entrer dans la carrière des lettres. Il était de ceux qui ne conçoivent le vrai qu’à travers le prisme du beau. Épris de la nature sous toutes ses formes, il se sentit attiré vers la peinture par le charme irrésistible et dominant d’une véritable passion. « Ce grand et doux songeur était né avec une âme exquise, vaste et profonde, forte et contenue. Sa puissance se voilait d’un sourire suave, le charme d’un rêve ineffable plana sur sa vie et enveloppa ses pensées comme ses actions d’une merveilleuse harmonie. Droiture de cœur, richesse, de l’âme, clarté et hauteur d’un esprit transcendant, voilà son génie en trois mots. De là cette allégresse intérieure et particulière d’un esprit en tout harmonieux et grand. » C’est pour cela que, non content de son nom d’Allegri, qui rendait bien cependant ce genre de sérénité, il prit l’habitude de signer ses tableaux du nom de Lieto, le joyeux.

Comment ce large et haut génie put-il naître et se développer dans une obscure bourgade ? Corrège était devenu un bourg très florissant, mais ne possédait ni école de peinture, ni musée, ni chef-d’œuvre d’aucun genre. Allegri n’eut pour maître que des artistes médiocres. Le sens du beau s’éveilla sans doute de bonne heure en lui, sous le charme de la campagne italienne. Il dut être étrangement ému sous les tiges sveltes de ce feuillage mince, argenté, délicat, qui se berce doucement au moindre souffle ; il dut se perdre souvent sous ces ombrages majestueux qui dessinent leurs ramures sur le ciel embrasé de lumière ; il dut palpiter devant l’immensité de ces horizons bornés par les pointes violettes des collines comme par les ondulations mourantes d’un océan lointain. Peut-être aussi qu’il sentit le désir de peindre devant une jeune fille endormie dans l’herbe, devant une mère jouant avec son enfant sous les grands ormes, et qu’alors il entrevit confusément ces types de nymphes et de madones que son pinceau caressa plus tard. Ses premiers essais qu’on a conservés représentent, le premier un muletier, l’autre une madone. Ils accusent un naturalisme naïf, s’il est permis de se servir à propos de ce noble peintre d’un mot dont les Calibans d’aujourd’hui abusent si lourdement. On peut suivre le développement de Raphaël en nommant les maîtres ou les modèles qu’il rappelle en les transformant : Pérugin, Masaccio, Michel-Ange ; jusqu’à ce qu’enfin il arrive à la pleine liberté et à la maîtrise. Il n’en est point ainsi d’Allegri ; impossible de distinguer dans ses œuvres un autre maître que la nature et son sentiment personnel. Ses premiers tableaux ont déjà cette poésie d’expression, cette étincelle qui jaillit d’un cœur ému au contact de la vie et que l’art seul peut transmettre. Un de ses tableaux de jeunesse, qui représentait le Mariage mystique de sainte Catherine et dont il fit cadeau à sa sœur, produisit un tel effet dans le pays que trois jeunes filles prirent le voile après l’avoir vu. Il faut donc supposer à son talent l’originalité et la plénitude, la spontanéité et l’ingénuité native qui durent constituer aussi les traits essentiels de son caractère.

Michel-Ange, Léonard, Raphaël eurent pour se nourrir les ressources de Rome et de Florence. Allegri ne sortit jamais de sa province lombarde et n’alla même pas à Milan. Il fallut cependant une révélation pour lui faire comprendre le grand art. Une secousse violente lui donna le sentiment de ce dont il était capable. Elle lui vint à Mantoue. Le comte Manfredi, qui déjà avait distingué et protégeait le jeune peintre, l’emmena dans cette ville pendant un séjour qu’il y fit pour fuir la peste. Les marquis de Gonzague avaient doté Mantoue de beaux monumens et de vastes musées. Isabelle d’Este y avait ajouté une riche collection de statues, d’excellens tableaux, de camées et de médailles antiques. Enfin Mantegna, peintre hors ligne, si remarquable par ses raccourcis, avait orné le palais ducal de belles fresques. Allegri, lorsqu’il vint à Mantoue, avait dix-sept ans. On peut se figurer son saisissement devant ces merveilles, devant ces statues antiques qui le regardaient pour la première fois. Il vit frémir le marbre et palpiter la toile. C’est là qu’une foule de formes ravissantes dut se presser dans son cerveau, qu’un essaim de corps aux chairs diaphanes dut ondoyer sur la toile frissonnante de son imagination dans un fleuve de chaude lumière, et mille regards vivans, qui cherchaient le sien, river sur place son être immobile et charme. C’est là qu’il dut s’écrier : Voilà le mariage de la vie et de l’idéal. Et moi aussi je porte en moi tout un monde, et moi aussi je suis peintre ! Anch’ io son pittore[3] !

II

Dans les années suivantes ses progrès furent rapides. Une grande éclaircie s’était faite dans son esprit, l’horizon s’était ouvert, et le souffle de la Grèce avait passé dans l’air. À ce souffle, il s’était senti lui-même, mais il se garda d’imiter les Grecs. Il ne leur emprunta ni un contour ni une attitude. Seulement il avait saisi l’esprit même du beau dans la contemplation de la sculpture antique et dans le sentiment immédiat des mythes païens. Il les laissa repousser en lui-même, en dehors de toute convention, comme des fleurs naturelles de sa pensée. Car la joie intime qui émanait de son cœur l’environnait d’un printemps éternel où l’Olympe se réveilla le sourire aux lèvres. Sa renommée gagnait de proche en proche, et lorsqu’il eut atteint l’âge de vingt-trois ans, il ne demandait qu’à s’essayer dans quelque sujet important du genre mythologique. Chose curieuse, ce fut une abbesse qui lui en procura l’occasion.

C’était une religieuse d’un genre particulier que Jeanne de Plaisance, abbesse du monastère de Saint-Paul, à Parme. Depuis l’an mille, les abbesses de ce couvent étaient suzeraines absolues sur leur domaine, en percevaient tous les impôts et y rendaient même la justice. Peu s’en fallait que ces fières dames ne s’en allassent en guerre, crosse en main, sous la coiffe monacale. Au moins prenaient-elles parti dans les guerres civiles de Parme, tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre. En un mot, les abbesses de Saint-Paul jouissaient sous le voile de tous les privilèges de la royauté et ne reconnaissaient d’autre autorité que celle de Rome. Aussi leur insolence était-elle sans limite. Les habitans de Parme avaient beau porter plainte, le saint-siège avait beau lancer ses décrets, les abbesses narguaient la ville, les évêques et le pape. Jeanne de Plaisance fut la dernière de ces abbesses qui jouirent d’un pouvoir absolu. Car lorsque le pape s’empara de Parme, il mit fin à leur puissance en faisant cloîtrer rigoureusement ce couvent mondain. L’impérieuse Jeanne en mourut de chagrin, mais elle avait eu le temps de jouir de sa jeunesse et de sa liberté. Son premier acte en saisissant la crosse fut de remplacer l’ancien administrateur des biens du couvent, Garimberti, par son parent et ami le marquis Montino della Rosa. De là fureur des Garimberti et querelle des deux familles. Le frère de l’abbesse, César de Plaisance, prit le parti de sa sœur et de della Rosa. Les deux adversaires se jurèrent une haine mortelle. Bref, pour tout dire, le frère et l’ami de l’abbesse firent assassiner Garimberti sous le toit du comte Cajazzo. Les mœurs étaient violentes à Parme et le XVIe siècle avait la conscience large sur ce chapitre. Néanmoins ce meurtre fit scandale et l’on demanda à grands cris la mise en accusation des coupables ; mais ils avaient disparu. On crut qu’ils s’étaient cachés dans le couvent, et la justice de Parme demanda à l’abbesse de lui ouvrir ses grilles pour y faire une perquisition. Pour toute réponse, Jeanne fit barricader les portes et les fenêtres du monastère. A la consternation des religieuses, on y pénétra la nuit par effraction ; mais on ne trouva pas les coupables, qui restèrent impunis.

C’est ce même Montino della Rosa qui recommanda le jeune Allegri à l’abbesse de Saint-Paul. Elle s’était remise de son alerte et menait ouvertement la vie d’une grande dame sans l’embarras d’un mari. Cette femme qui tenait la crosse comme un sceptre savait aussi jouer de l’éventail et soutenir un rôle brillant dans la société. La vivacité de son esprit et sa générosité naturelle lui faisaient pardonner son humeur un peu cavalière et son esprit de domination. Du reste, ce tempérament emporté dut être accompagné d’une imagination riante, d’un goût raffiné. Elle avait un parloir donnant sur la rue et attenant à sa chambre à coucher. Ce parloir, vrai bijou d’architecture, lui servait de salon ; elle y recevait les savans, les poètes et les seigneurs de Parme. Le caprice lui vint d’orner cette chambre d’une peinture mythologique. Della Rosa lui proposa de s’adresser au Corrège, qui vint, quelques mois plus tard, se présenter à l’abbesse. En le voyant, Jeanne dut comprendre le prix du conseil et n’eut pas de peine à s’entendre avec lui. « Allegri, nous dit son pénétrant biographe, était de ces natures qui n’ont pas besoin d’aller au monde pour que le monde vienne à eux. Un mélange de hauteur et de douceur, de fierté naturelle et de grâce ingénue, leur donne un air de supériorité qui attire sans qu’elles y pensent. La sérénité souriante des grandes âmes est chose si rare et si extraordinaire pour les gens du monde, qu’elle leur impose sans les blesser et les charme en les étonnant. C’est ainsi que nous nous représentons Allegri dans ses rapports avec les seigneurs et les grandes dames : affable, souriant, mais quelque peu réservé et se demandant toujours si l’œuvre était bien selon son cœur. Cette fois-ci elle devait l’être. Un rien suffit à l’artiste pour créer tout un monde. Le peintre vit trois lunes dans l’écusson de l’abbesse. Sur ce simple motif qui lui rappelait la déesse grecque, il imagina la Chasse de Diane, et ce signe de la lune croissante évoqua dans son esprit une scène ravissante de mythologie naïve. »

Le parloir de l’abbesse est une chambre voûtée, d’une simplicité et d’une élégance princières. Elle est carrée et éclairée par une seule et large fenêtre. A droite de l’entrée se trouve une ample cheminée surmontée d’un manteau de forme pyramidale. C’est sur ce pan de mur qu’Allegri a peint sa Diane. « La belle chasseresse, le croissant au front, est légèrement assise sur le bord d’un char antique et se présente à peu près de face. Sa longue robe voile, sans les cacher, les formes superbes de son corps juvénile, et laisse à découvert sa gorge blanche. Son attitude exprime la rapidité de la course et l’élan à un mouvement fougueux. La joie de la course, la fraîcheur du grand air donnent à cette Diane une allégresse qui brille dans ses yeux et s’épanouit sur sa bouche. Elle est heureuse de fendre l’air, son sein bondit de plaisir, son voile et ses cheveux flottent autour d’elle. On dirait que l’air vif et matinal caresse volontiers ses bras nus et enveloppe voluptueusement sa taille de déesse et de fée. Une sève de vie virginale colore ses joues délicates, ses lèvres humides, et donne à ses grands yeux dilatés un regard plein de charme et de bonheur. Ce n’est pas la Diane sévère, aux formes presque viriles, au profil cruel de la statuaire grecque, c’est une Diane plus intime qui n’est que joie, douceur, abandon. »

La voûte de la chambre de Saint-Paul est peinte en treillage et divisée en seize compartimens par des listeaux de stuc. Cette treille recouverte d’un feuillage touffu, enrichie de fleurs et de fruits, est percée de seize ovales en forme de médaillons, où se détachent deux à deux des groupes d’enfans nus en train de jouer. C’est le cortège de Diane, ou plutôt c’est la suite naturelle d’une vierge heureuse et libre qui entraîne ces enfans dans les bois par sa beauté, son charme et son sourire. Il est évident que le peintre, en se conformant à l’architecture du lieu, s’est demandé ce qu’il pouvait faire pour le rendre aussi gai que possible. Il y a pleinement réussi. On s’y croit sous un berceau de vigne sauvage. Tous ces enfans qui se détachent sur le ciel bleu, dans les ouvertures, ont l’air de faire irruption dans la chambre avec leurs petits cris, leurs ravissemens et leur joie. La plupart portent les emblèmes de la chasse. Les uns se poursuivent à la course ou se disputent des fruits, d’autres jouent avec des lances, des arcs et des lévriers, d’autres se divertissent avec des couronnes, des mascarons et des têtes de cerf. Ils miment innocemment et sans le savoir la grande comédie de la vie. La variété, le naturel des poses, l’enjouement des physionomies est extraordinaire. On trouvera dans le livre de Mme Mignaty la description détaillée de ces groupes et l’explication des curieuses grisailles mythologiques d’un symbolisme mystérieux qui sont peintes en dessous.

Contentons-nous de rappeler l’impression que produisirent ces enfans sur un peintre de talent, cent ans après. Les Carrache voyageant à travers toute l’Italie, à la recherche du beau, se fixèrent pendant quelque temps à Parme, afin d’étudier et de copier le Corrège. Voici ce qu’écrivait Annibal Carrache à son cousin Louis : « Tout ce que je vois me confond. Quelle vérité ! quel coloris ! quelle carnation ! Les beaux enfans ! Ils vivent, ils respirent, ils rient avec tant de grâce et de vérité qu’il faut absolument rire et se réjouir avec eux. J’écris à mon frère pour l’engager à venir me trouver ; qu’il vienne et qu’il ne me rompe plus la tête de ses beaux discours et de ses dissertations éternelles. Au lieu de perdre notre temps à disputer, ne songeons qu’à saisir la belle manière du Corrège ; c’est le seul moyen d’humilier nos rivaux. Cet homme a tout puisé dans sa tête ; ses pensées, ses conceptions sont à lui ; il n’a eu d’autre maître que la nature : tous les autres recourent tantôt aux statues, tantôt aux dessins ; ils nous présentent les choses comme elles peuvent être. Le Corrège les offre telles qu’elles sont. Je ne sais pas m’expliquer, mais je m’entends ; Augustin, mon frère, vous dira cela infiniment mieux que je ne pourrais le faire. »

Le fait est que le Corrège a peint les enfans comme personne. Ses bambini plaisent, séduisent, parce qu’avant tout ils sont naturels, vivans. On se rappelle ces jolis enfans qui jouent avec les armes du Saint-George de Dresde et dont l’un essaie de poser le gros casque du chevalier sur sa tête mignonne avec une grâce comique. C’est à propos de ce groupe que Guido Reni disait à un de ses amis qui venait de voir le tableau : « Les enfans du Corrège sont-ils toujours là et ont-ils grandi ? » Allegri a merveilleusement compris la nature enfantine, qui renferme à la fois Cupidon et l’ange, comme l’innocence contient en germe le désir et l’amour. Il a séparé ou mélangé, nuancé et gradué ces deux natures avec une virtuosité qui n’est égalée par aucun maître. Ses enfans sont tour à tour, ou à la fois, candides et insinuans, naïfs et subtils, pleins de malices charmantes et de songeries profondes. Ses anges adolescens rayonnent avec leurs yeux lumineux dilatés et leurs boucles d’or ; quelquefois ils sont tristes et pensifs comme l’Amour.

Les fresques de la chambre de Saint-Paul donnèrent un éclat subit à la réputation d’Allegri. Les commandes lui venaient de toutes parts. Cependant il ne se fixa point à Parme. Son goût pour la retraite, son absence de toute vanité et son attachement pour les seigneurs de Corrège le ramenèrent toujours à son lieu de naissance. Manfredi était mort, Gilbert X lui avait succédé, et sa femme, Veronica Gambara, personne lettrée et célèbre, une des précieuses de l’Arcadie du temps, mais une précieuse aimable et intelligente, avait fait de son château, environné de jardins délicieux, le centre d’une petite académie mondaine. Elle protégeait Allegri, lui procurait des commandes et le traitait en ami de la famille, sur un pied d’égalité. Dans une de ses lettres, elle appelle Allegri « beau, aimable et charmant. » Il n’eût donc tenu qu’au Corrège de se faire présenter par elle à Charles-Quint, à l’Arioste, à l’Arétin, au marquis d’Avalos, qu’elle comptait parmi ses hôtes fréquens. Il ne s’en soucia point. Cet homme étrange évitait les puissans de la terre et les dispensateurs de gloire dont tout le monde se disputait la faveur et qui d’ailleurs lui ressemblaient si peu. Il voulut par pure reconnaissance pour sa dame protectrice orner sa villa de fresques. Mais lorsqu’il traversait ces beaux jardins pour se rendre à son travail, lorsqu’il apercevait sous un massif de chênes verts au feuillage sombre, lustré par la poussière des jets d’eau, ce groupe de gens illustres, il passait sans s’arrêter. Il préférait sans doute les oiseaux, les belles fontaines de marbre, les statues solitaires, les échappées riantes sur la campagne et surtout les images qui flottaient dans son esprit.

Si nous voulons nous le figurer dans ces momens, il faut regarder le portrait à fresque qu’il a peint de lui-même et qui se trouve dans l’intérieur du dôme de Parme au-dessus de la porte d’entrée. Voici la description psychologique qu’en donne son biographe : « Le buste se détache en profil dans la pénombre. On dirait un homme appuyé au mur et plongé dans une méditation profonde. Il est vêtu d’une ample robe à larges manches de couleur claire et dont la négligence rappelle l’artiste au travail. Le visage ovale, légèrement incliné, d’une expression rêveuse et d’une haute distinction, est celui d’un esprit supérieur qui vit en communion intime avec le beau et le bien. Son vaste front, ses traits fins et fondus ont la suavité et la simplicité grandiose des marbres grecs. Le nez aquilin, aux narines mobiles, est d’une finesse et d’une noblesse rares ; les lignes de la bouche, à demi cachée dans l’ombre de sa barbe, le regard tourné au dedans et comme voilé d’un songe : tout dans sa physionomie exprime un sentiment de douceur ineffable et de merveilleuse harmonie. Cette tête pensive et sereine est uniquement occupée de sa vision intérieure, le monde du dehors n’y a laissé aucune empreinte. La grandeur de la pensée s’y mêle à une candeur d’enfant, à la timidité touchante du songeur. Cet être a un je ne sais quoi qui n’est pas de ce monde. »

C’est ici que se place le roman de sa vie, roman bien simple, puisqu’il s’agit d’un mariage et d’un mariage heureux. Il est vrai que les circonstances intimes qui l’accompagnèrent l’entourent d’une vive auréole. Pungileoni rapporte les faits, il faut deviner le reste. Jéromine Merlini était fille unique d’un écuyer du duc de Mantoue. Devenue orpheline à quinze ans, elle tomba dans une mélancolie noire qui la fît décliner à vue d’œil. C’était une de ces natures exquises et frêles qu’un souffle replie sur elles-mêmes et qui soupirent après une autre existence, ne trouvant dans celle-ci ni paix ni satisfaction, mais plutôt ennui et dégoût. Le mirage d’une autre vie les fascine ; elles se laissent aller au sombre charme de la mort comme à l’attraction d’un étang profond et immobile dont la surface « ’irise de mille couleurs. Jéromine se croyait si sûre de sa fin qu’elle avait fait un testament par lequel elle léguait toute sa fortune à ses oncles. Un hasard heureux lui fit alors rencontrer le Corrège, et il paraît qu’elle aperçut dans les yeux d’Allegri un rayon de vie qu’elle n’avait pas trouvé ailleurs, car dès ce jour elle se ranima ; la fleur à demi fermée se redressa sur sa tige et se rouvrit au soleil de l’amour. Était-ce l’amour seulement qui avait eu le pouvoir de la ranimer ? N’était-ce pas aussi ce foyer de lumière et de joie divine qui rayonnait dans l’âme du jeune maître et qui répandait sur son visage une clarté douce comme la flamme d’une lampe d’albâtre ? il ne doutait pas, lui ! « Le doute, dit son biographe, est le fait des âmes faibles qui n’aiment qu’à demi et vivent dans la crainte éternelle d’une déception. Les grandes âmes croient en elles-mêmes ; leur foi se communique aux autres par sa seule radiation. »

Heureux Allegri ! en songeant à ce ravissant intérieur, égayé de quatre beaux enfans, on comprend mieux encore que le peintre ait pu signer gaîment et fièrement ses toiles du nom de Lieto ! Seul parmi les grands artistes de l’Italie, il connut l’amour dans le mariage et le bonheur dans l’amour. — Léonard vécut en sphinx indéchiffrable, et s’il aima quelqu’un, ce fut cet autre sphinx, l’Eve mondaine, maîtresse du cœur par la science et par le péché, la femme cruelle et savoureuse qu’il a peinte sous les traits de Mona Lisa, celle qu’on ne possède jamais parce que son âme ne se livre pas et qui attire toujours parce qu’elle demeure un éternel mystère comme l’onde changeante. — Raphaël éprouva pour la Fornarina une passion charnelle, pendant que son cœur se consumait dans la soif de l’idéal, et si, comme deux sonnets de lui le font croire, une belle inconnue lui fit sentir la flèche du grand Erôs, il ne but que furtivement à la coupe enchantée où l’âme et les sens mêlent leurs ivresses. — Quant à Michel-Ange, sa jeunesse dut connaître l’âpre désir que respirent son Bacchus et ses Léda ; dans son âge mûr, il aima d’une flamme platonique la noble Vittoria Colonna ; dans sa vieillesse austère, il finit par condamner tout amour qui avait pour objet une chose corporelle. — André del Sarto aima éperdument sa femme, mais on sait ce qu’il dut souffrir par cette belle infidèle aux cheveux d’or et aux yeux bleus perfides qu’on admire aux Uffizi de Florence. — Le Titien fut un bon vivant libertin. — Le Tintoret peignit deux fois sa maîtresse ; dans les premiers temps de leurs amours, il la mit au Paradis ; mais lorsqu’elle l’eut trahi pour un autre, il la mit dans son Enfer. Pauvre Tintoret ! la force de son amour se mesure à ce second portrait ; car c’est là surtout qu’elle est belle ! — Le Corrège seul connut le charme d’une affection profonde et partagée, où chacun inspire ce qu’il ressent, et passa ses jours dans la chaude atmosphère d’une âme charmante qui vivait de son souffle.

Mme Mignaty croit trouver le portrait de Jéromine dans le type des madones que le Corrège peignit après son mariage, et particulièrement dans celle de Naples : la Bella Zingarina. Quoi qu’il en soit, c’est en regardant les Saintes Familles d’Allegri, ses madones et en général tous ses tableaux qui ont trait à la légende chrétienne, qu’on peut se figurer le charme de son intérieur. Quelle chaude lumière, quel éclat de coloris, quelle intimité délicieuse dans le Repos en Égypte, qui se trouve au musée de Parme ! Quelle poésie cachée dans la Bella Zingarina, assise au bord d’un ruisseau, et qui, la tête penchée, contemple son enfant endormi sur ses genoux ! C’est l’heure de la sieste. Elle-même dort à moitié ; ses yeux sont mi-clos, mais elle jouit encore de son extase maternelle. Tout est vivant dans le coin perdu de l’oasis : la nappe d’eau, le pied de la Vierge chaussé d’une sandale, les feuilles du palmier qui bruissent et l’ange qui s’y accroche. Tout semble s’intéresser au touchant mystère de la mère et de l’enfant, tout jusqu’au lapin blanc blotti dans l’herbe et qui dresse l’oreille.

Plus remarquable encore est la fresque du musée de Parme, la Madona della Scala, avec ses grandes paupières baissées, dont les beaux cils tamisent l’amoureuse tendresse. « La mère presse l’enfant sur son sein, celui-ci détourne doucement la tête vers le spectateur. Son bras entoure le cou de la Vierge, sa main s’accroche à son voile et repose sur les longues tresses soyeuses de ses cheveux. Mais sa pensée vague au loin. Le songe de l’idéal est dans ces yeux, qui semblent déjà refléter le mystère des mondes et sont remplis de clartés éblouissantes. L’enfant y est tout absorbé, l’homme en sera la victime. La mère, par contre, est absorbée en lui ; ils s’enlacent et s’enveloppent si harmonieusement qu’ils semblent ne former qu’un seul être. » Si l’on compare en général les madones du Corrège à celles de Raphaël, on trouvera que celles-ci sont d’une beauté plus régulière et d’une élégance vraiment princière. Elles se tiennent comme des filles de roi ou comme des fées. Mais elles sont plus préoccupées de la perfection de leur pose que de leur enfant ; à la longue, on y sent de la froideur et de l’indifférence. Celles d’Allegri, moins belles, moins parfaites, émeuvent davantage par la profondeur de leur sentiment, par leur poésie exquise et suave. Ce sont, avant tout, des mères passionnées et qui ont « tout le miel de la maternité. »

III

Il est temps d’arriver aux deux œuvres capitales où le génie du Corrège se déploie avec une ampleur inattendue et qui le placent au rang des premiers maîtres.

En 1520, les bénédictins de Parme proposèrent à Allegri de peindre la coupole de l’église Saint-Jean. Le peintre, alors âgé de vingt-six ans, demanda quelques mois de réflexion. Son hésitation ne provenait pas seulement de sa modestie naturelle, mais encore de la grandeur du sujet qui s’imposait à lui. Une vision splendide avait traversé son esprit sous une lumière fulgurante ; mais il se demanda si elle était réalisable. Il réfléchit longtemps ; et ce ne fut qu’après avoir mesuré les difficultés de l’entreprise et pesé ses forces qu’il accepta de peindre la coupole et s’y engagea par un contrat formel.

Si on considère dans son ensemble la grande composition de l’église Saint-Jean, on est frappé de l’élévation et de la liberté avec laquelle le maître a conçu son sujet. Laissant de côté toute la partie fantastique et terrible du sombre poème qui clôt le Nouveau-Testament, les archanges sonnant les trompettes du jugement dernier, les coupes de sang, les fléaux et la Mort montée sur son cheval pâle, Allegri fit jaillir son œuvre d’un point lumineux du commencement de l’Apocalypse. Il s’inspira sans doute de ces trois versets : « Regarde, il vient sur les nuées et chacun devra le percevoir,.. et sa figure était comme un soleil qui reluit dans toute sa splendeur… et quand je l’aperçus, je tombai comme mort. » Ce qui frappa le Corrège dans ce passage, ce fut l’idée de la palingénésie universelle à la fin des temps qui se retrouve dans toutes les mythologies, idée par laquelle le prophétisme et le messianisme hébreu se rapprochent de la grande tradition aryenne du progrès par la lumière et de l’éternelle renaissance, le Christ étant devenu le lien vivant entre le monde sémitique et le monde aryen, et par suite un symbole de ralliement pour toute l’humanité. La représentation du Christ transfiguré à la fin des siècles fut pour Allegri une occasion de donner une traduction plastique de la grandeur morale du christianisme par l’apothéose de son fondateur. La lumière de vérité qui apparaît dans le juste conscient et triomphant illumine les apôtres et par eux se communiqué aux docteurs de l’Église, aux sages et aux saints situés plus bas. Telle est l’idée générale de la composition dans toute sa simplicité. La Dispute du saint sacrement de Raphaël au Vatican est une glorification de l’Église triomphante exécutée sous l’inspiration de la papauté. Le plafond de la Sixtine de Michel-Ange est une sorte d’histoire universelle qui renferme des pages sublimes, mais où domine le rude esprit de l’Ancien-Testament. Ici nous nous trouvons en présence d’une libre interprétation du christianisme dans un sens plus profond et plus large. C’est le rayonnement de l’âme du maître par sa seule beauté, c’est la transmission de sa pensée à travers l’élite jusqu’aux profondeurs de l’humanité que le peintre a voulu représenter. L’idée est grande, claire, philosophique ; mais, pour l’incorporer en groupes vivans, quelle flamme intérieure, quelle puissance plastique il fallut à l’artiste !

Avant de regarder la coupole, donnons un coup d’œil au jeune saint Jean qu’Allegri a peint dans la lunette au-dessus de la sacristie, dans cette même église. C’est une préface à la grande vision. « L’apôtre, sous la figure d’un beau jeune homme, est assis par terre, à demi couché, appuyé contre le mur. Il semble avoir sa première inspiration ; on dirait qu’il entend des voix. Un rouleau de papyrus est étalé sur ses genoux, et il paraît sur le point d’y inscrire quelque chose d’un style qu’il tient de sa main droite. L’immobilité, le calme profond, le ravissement de l’extase se peignent dans l’attitude et dans les traits du voyant. Une harmonie éthérée pénètre son corps, et les ondes d’une musique séraphique font frémir les boucles blondes et légères de sa chevelure, qui flotte sur ses épaules. Toute l’attention est attirée par la tête merveilleuse du jeune homme, tournée vers le spectateur, et qui regarde en haut par ses yeux grands ouverts, puissans et radieux, qui semblent absorber toute la lumière d’une vision éblouissante. Le ciel, l’infini est dans ce regard ardent. Pour lui, plus de mystère, il a tout pénétré. » Ce qui étonne dans cette peinture, c’est la puissance avec laquelle le Corrège sait peindre les yeux. Ce ne sont pas là les yeux d’un halluciné, mais ceux d’un voyant sublime pour lequel les idées éternelles revêtent l’enveloppe et la forme de la beauté et brillent comme des archanges de feu. Ces yeux font penser aux plus beaux passages de Platon, aussi bien qu’à certains versets du quatrième évangile. Comme pour rendre sa pensée plus sensible, le peintre a écrit sur le pourtour en demi-cercle de la lunette : Altius Dei patefecit arcana.

Arrivons à la composition principale. La coupole parfaitement ronde qui s’élève au-dessus du transept reçoit le jour d’en bas par quatre œils-de-bœuf disposés au-dessous et perpendiculairement aux pendentifs. « Au sommet de la voûte, la figure radieuse du Christ s’enlève sur un fond de lumière ambrée d’une couleur éclatante et chaude. Le peintre l’a représenté dans un raccourci étonnant, qui donne l’illusion d’une ascension vertigineuse. Ses cheveux et ses vêtemens flottent au vent ; son bras droit montre le ciel, son bras gauche abaissé et sa jambe repliée semblent lui donner une impulsion nouvelle. Ce Christ fend l’air avec l’impétuosité de l’oiseau et la majesté de l’homme. Vu d’en bas, il a l’air de percer la voûte, d’y faire une trouée de soleil. La joie d’une sympathie illimitée donne à son regard la splendeur d’un feu vraiment divin. Son front, où brillent la vérité et la justice, n’a point d’autre auréole. Un sourire ineffable entr’ouvre ses lèvres ; il boit la Lumière qui l’enveloppe et la rend aux bons et aux justes en torrens d’amour. Dans la frange de nuages qui environnent le Christ on distingue une foule d’anges qui sont comme lissés dans la lumière. Ces têtes aériennes de chérubins, avec leur chevelure lumineuse et leurs beaux yeux foncés, pressés et comme condensés en un cercle immense pour voir le Christ, sourient dans toutes les nuances du pur bonheur enfantin. Au milieu de ces masses légères et fluctuantes, inondées d’un jour irradiant, le maître ressort avec la blancheur de l’éclair et précipite sa course dans les profondeurs du ciel. »

Cette image du juste triomphant, complètement isolée, forme le centre de la composition. Sous le Christ, en bas, sur le pourtour de la coupole, on voit l’apôtre Jean littéralement atterré au sommet d’une montagne et comme foudroyé par la lumière qui le frappe. Ce n’est plus le jeune inspiré de tout à l’heure ; c’est le vieillard de Patmos qui assiste à l’accomplissement de son rêve. Il est à demi couché sur un grand livre qu’un aigle noir soutient de ses ailes et regarde le Christ en plein. Au-dessus de lui les trois autres évangélistes sont grandiosement campés sur des nuages amoncelés par le souffle de la tempête. Les huit autres apôtres sont assis deux à deux sur d’autres nuées tout autour de la voûte. Leurs attitudes pleines d’aisance et de majesté, de variété et de force, peignent les impressions diverses que chacun d’eux ressent sous le coup de la vision. Philippe a l’air morose et Taddée semble demander au maître déjà si loin de lui pourquoi il ne redescend pas sur la terre. Le vieux Pierre tient sa clé et montre le ciel avec une tranquille assurance, tandis que Paul, dans une attitude penchée, est absorbé en lui-même. Les deux figures les plus remarquables sont celles de Thomas et de Jacques l’aîné. Thomas, splendide jeune homme, beau comme un athlète, s’est penché en arrière ; il regarde le Christ avec la surprise et le ravissement d’un homme qui a longtemps douté et voit enfin de ses yeux ce qu’il n’avait pas cru possible. Quant à Jacques, son expression est bien différente. Tête puissante sur un corps herculéen, il est assis dans un coin de nuage, il s’y appuie de l’épaule et regarde droit devant lui. « Ses grands yeux fixes et noirs reluisent comme des charbons ardens dans leurs orbites profondes. Ses cheveux et sa barbe encadrent sa figure au galbe sémitique d’une forêt de boucles. C’est le type du prophète hébreu dans sa rudesse et sa grandeur. Il en a le feu caché et les violens emportemens, qui se devinent à la flamme sombre de son œil. » Il ne voit pas l’idéal, lui ; il voit le réel : les luttes sanglantes de l’histoire, les passions déchaînées, les cruautés commises au nom du noble maître. Et ces yeux qui seuls voient la réalité au milieu des autres perdus dans un monde supra-terrestre sont d’un effet tragique. Car la pensée de ce fier lutteur demeure incertaine entre le triomphe de la justice et celui de l’iniquité, comme si le peintre avait voulu nous dire que cette certitude ne peut se trouver qu’en nous-mêmes.

Dans les quatre pendentifs qui se trouvent plus bas, entre les arcades, le Corrège a figuré un autre genre d’inspiration. Nous y voyons les pères de l’église rédigeant la doctrine chrétienne sous la dictée des évangélistes. L’artiste a marqué une grande différence entre ceux qui contemplent directement le maître et ceux qui ne connaissent sa doctrine que par transmission. Les premiers rayonnent pour ainsi dire du reflet de sa lumière, en sont imbus de force et de beauté ; assis dans le pur ether au-dessus des tempêtes, ils l’admirent dans sa splendeur éternelle et n’ont pas besoin de raisonnement pour le comprendre ; ils le voient. Les autres écoutent ce qu’on leur dit, ils écrivent mot à mot avec une profonde contention d’esprit. Chaque pendentif renferme un évangéliste et un père de l’église. Ils travaillent, ils étudient avec ardeur. Un ange soutient le livre de saint Marc, qui dicte à saint Jérôme. De beaux adolescens couchés des deux côtés sur les corniches suivent de loin leurs études. Dans chaque groupe se trahit une fine psychologie. Saint Jean, beau comme un jeune Platon, explique la trinité au vieux saint Augustin, qui a beaucoup de peine à le suivre, Mais ce ravissant jeune homme est tellement versé dans les choses transcendantes qu’il démontre sa métaphysique avec une grâce ailée. Le vieillard compte sur ses doigts et les serre un à un comme pour mieux saisir l’argument subtil.

Le style de cette fresque est très différent du style des peintures à l’huile du même maître. Le dessin est magistral, les poses sont grandioses, mais toujours naturelles. Comparez l’ensemble et le détail de l’œuvre avec la Dispute du saint sacrement de Raphaël, et vous verrez que le Corrège surpasse ici son rival par la profondeur de l’idée, par l’intensité du sentiment comme aussi par la franchise de l’exécution.

Passons de la coupole de saint Jean à celle du Dôme. C’est l’œuvre de la maturité. Elle fut exécutée entre 1524 et 1528. Allegri y mit un soin extrême, travaillant du soir au matin, multipliant les cartons, les esquisses au lavis et à la sanguine ; modelant lui-même des groupes en plâtre qu’il plaçait à distance pour observer tous les jeux du clair-obscur et tous les raccourcis imaginables. — L’église de Saint-Jean a un aspect nu, austère ; il y règne une lumière d’un gris bleuâtre qui sied bien à la vision apocalyptique. Tout sourit par contre dans le dôme. De grandes arcades coupent la nef de lignes harmonieuses, partout des couleurs chaudes mais discrètes viennent caresser l’œil. Plafond, piliers, parois, toute l’église est peinte de haut en bas, et, quand le soleil y plonge, une pénombre rose et pourprée vous enveloppe. Montez l’escalier qui conduit au chœur et levez les yeux vers la voûte à base octogone qui figure le ciel éthéré. Au zénith s’élance comme un oiseau la figure de l’archange Gabriel, dont le raccourci donne l’impression immédiate d’un vol tourbillonnant. Il précède la Vierge pour annoncer son arrivée dans le ciel. Des légions d’anges, d’archanges, de séraphins et de chérubins forment tout autour de la voûte un cortège triomphant. Tous regardent, suivent ou accompagnent une merveille qui monte devant eux.

Cette apparition éblouissante, c’est la Vierge. « Vêtue d’une robe rose et d’un long manteau bleu, les bras étendus, elle flotte dans l’attitude passionnée de l’extase ; la tête renversée, la bouche entr’ouverte, le sourire aux lèvres. Des anges au vol la soutiennent, l’enlèvent dans leurs bras. Ils paraissent emportés tous ensemble d’un souffle égal et puissant comme des nuages d’été dont le vent entraîne les masses changeantes dans les hauteurs de l’éther. La joie qui la transporte répand autour d’elle une atmosphère de bonheur, pénètre dans la céleste phalange comme un parfum subtil et capiteux. Les anges, les archanges surtout en sont pris d’ivresse. Ils s’élancent, se précipitent, se joignent de tous côtés en groupes sourians, animés, gracieux, et se communiquent l’heureuse nouvelle pour s’en réjouir tous ensemble. Quelques-uns arrivent à grande vitesse comme des abeilles qui essaiment. On entend comme une musique de voix, un bruissement d’ailes et d’écharpes légères, un concert mélodieux d’instrumens, qui semble résonner de loin et venir en écho descendant jusqu’à nous. Des anges des deux sexes se rencontrent et se pressent dans une confusion joyeuse. Les uns s’attirent et s’embrassent amoureusement, d’autres échangent un baiser rapide, d’autres partent d’un nouvel essor. C’est un vertige de mouvement aérien, de joie surhumaine. Mais ce qui frappe, étonne et surprend parmi tant de grâce et d’enchantement, c’est la beauté transcendante de Marie, l’heureuse vierge, la bien-aimée de la terre, qui devient ici la reine glorieuse des cieux. L’amour brille dans ses yeux, il colore ses joues, fait rayonner son sourire ravi, allume d’un feu céleste l’éclat passionné de son regard. Jamais de pareils yeux ne furent peints ni rêvés. Le feu dévorant de l’âme en sort en jets de lumière. Bordés de longs cils noirs, relevés par l’arc foncé des sourcils, ces yeux lumineux et sourians, remplis d’extase et de bonheur, révèlent tout le mystère de l’amour, toute la magie du sentiment. »

De l’autre côté de la voûte se presse en vaste demi-cercle, une foule immense de héros, de femmes et de saintes, chœur de l’humanité élue qui salue au passage sa reine transfigurée. Dans cette foule ressort la belle Eve, exubérante de vie ; son bras gauche est engagé dans sa chevelure d’or. Elle est si humble, la charmante et grande coupable, qu’on serait tenté de la croire innocente. Elle aussi cherche dans sa sœur divine l’espérance et la rédemption de son âme. D’un geste empressé de sa main droite, elle étend vers Marie la pomme fatale comme pour s’excuser de l’avoir cueillie. — Plus bas, à la hauteur des ouvertures ménagées dans la coupole se tiennent des groupes d’adolescens et de jeunes filles qui desservent les autels érigés en l’honneur de la Vierge. Ils préparent des torchères, brûlent de l’encens et des parfums dans des cassolettes. Une même vague de joie passe, dirait-on, sur ces beaux corps souples et demi-nus. Le charme et l’abandon de leurs attitudes les fait ressembler plutôt aux initiés d’un mystère antique qu’aux desservans d’un culte chrétien. Ils s’appuient les uns sur les autres ou s’enlacent par les épaules, perdus dans leur contemplation ou dans l’ivresse d’un enthousiasme sans frein. — Plus bas, entre les fenêtres, sous les autels où se trouvent les jeunes gens, on aperçoit les énergiques et brunes figures des apôtres. Ces hommes musculeux, aux gestes puissans, expriment tous le regret, la tristesse, le désespoir au départ de la Vierge, car ils ne peuvent la suivre.

Ainsi, par un rapide decrescendo, du sommet au pourtour de la voûte on descend du ciel sur la terre. En haut, les figures ont la légèreté d’êtres aériens qui planent dans l’espace ; en bas, avec les jeunes gens et les apôtres, les corps reprennent la solidité terrestre. On pourrait, à l’inverse, remonter de la base au sommet ; et alors on remarquerait comme un crescendo de grâce et de beauté dans ces masses humaines que le peintre a su soulever dans les airs et qui tournent vers le haut comme des nuages légers. On serait frappé du mouvement cadencé, presque musical, de ces zones palpitantes qui de cercle en cercle aboutissent à la figure centrale. Cette peinture a un accent à part. La hardiesse vertigineuse de l’exécution y égale l’enthousiasme de la pensée. Elle nous donne une sensation analogue à celle des chœurs qui terminent la neuvième symphonie de Beethoven. Ce sont les ondes d’une joie colossale où toutes les joies se mêlent en une sorte de dithyrambe. Aussi peut-on dire de cette œuvre : C’est ici que finit la peinture et que commencent la musique et la poésie.

La figure principale, la Vierge, n’a rien du type traditionnel, rien de la passivité qu’on retrouve même dans les madones de Titien, de Michel-Ange et de Léonard. Ce caractère de conscience et de vertu active qui marque le Christ du Corrège brille aussi au front de sa Vierge. C’est la femme dans la plénitude de ses pouvoirs, mais aussi de sa noblesse. Dans son regard, dans son expression, éclatent à la fois les sentimens de la fille, de l’amante et de la mère, mais tous ces amours se sont comme épurés et fondus en un seul : l’amour du beau, du vrai et du divin. L’auteur de la Vie du Corrège a trouvé de belles paroles pour exprimer l’admiration que lui inspire ce type et pour le définir : « Nous n’y rencontrons pas seulement la bonté et la beauté, la douceur et la modestie, mais cet éclair de l’âme qui sait, qui sent et qui veut le bien, qui en jouit d’un libre essor, en fait son bonheur par élection. Force active, conscience profonde, âme rayonnante, voilà ce qui distingue la Vierge du Corrège comme son Christ, et la met au-dessus des autres. La madone Sixtine de Raphaël, avec ses grands beaux yeux étonnés et indifférens, n’est qu’une froide idole à côté des effluves de celle-ci, qui a la conscience de la vie et qui donne le bonheur qu’elle ressent. Une telle âme seule a la force de transfigurer son entourage, de créer autour d’elle un monde nouveau. » Et de fait dans les groupes qui l’entourent et qu’elle entraîne, on croit voir une Grèce spiritualisée ou un christianisme réconcilié avec le monde des sens. Il y a une folie dionysiaque dans ces anges, et pourtant ils ont toute la fleur de la pureté. Dans toute la coupole circule et retentit une joie triomphante, une ivresse divine.

Revenons à l’artiste. Sa vie s’était écoulée jusqu’à ce moment comme un beau jour sans nuage. Entouré de visions paisibles, heureux dans son intérieur, indifférent aux hommes, il n’avait guère connu la contradiction aiguë entre la réalité et l’idéal, entre la politique et l’art, qui déchira l’âme de Michel-Ange et qui imprime une marque tragique à la destinée des grands créateurs. Mais pendant qu’il achevait son chef-d’œuvre, le malheur devait l’atteindre. Il avait déjà vu les rigueurs d’un siège en peignant les fresques de Saint-Jean. Le pape avait investi la ville, et des projectiles étaient tombés jusque dans l’église où travaillait Allegri ; il s’était réfugié dans son bourg. Plus tard, pendant qu’il travaillait à la cathédrale, vinrent la famine, la maladie, la peste. « Les campagnes se dépeuplaient, les champs restaient incultes. Un air lourd et malsain planait sur la ville et enveloppait ses habitans comme d’un linceul funèbre. Des chiens sans maîtres erraient dans les rues désertes, des oiseaux de proie enhardis par la solitude tournaient sur les places publiques. Au milieu de la ville frappée d’horreur, un homme tranquille traversait tous les matins les rues muettes pour gagner le dôme. C’était le Corrège qui allait à son travail. » À cette époque, il perdit subitement sa femme Jéromine, la madone rayonnante de son foyer. Comment supporta-t-il ce coup ? On n’en sait rien. La grandeur de sa douleur peut se mesurer à la fidélité de son amour. Mais il était sans doute de ces natures qui se manifestent d’autant moins qu’elles sentent plus vivement, pour lesquelles la perte d’un être chéri devient une union plus profonde avec lui et qui trouvent dans la souffrance un surcroît d’enthousiasme. « Ce qui est certain, c’est qu’il continua de travailler avec la même ardeur à son chef-d’œuvre et qu’il peignit peu après le groupe de la Vierge emportée par les anges. Peut-être faut-il voir dans ce visage noyé d’un bonheur surhumain et dans ce regard ! , qui est comme embrasé par la splendeur des vérités éternelles, le dernier adieu d’Allegri à la seule femme qu’il aima. Que cette peinture soit ou non le dernier mot de son amour, elle est le dernier mot de son génie ; plus que toute autre elle rayonne de cette émotion sublime qui est la consécration suprême des œuvres d’art. »

Le peintre eut-il du moins la consolation de voir sa coupole appréciée comme elle le méritait ? Lorsqu’elle fut terminée, il fit entrer les bénédictins dans l’église. La toile fut enlevée et le chef-d’œuvre parut au grand jour. C’est alors qu’un fabricien, qui se croyait bon connaisseur et ne voyait dans la coupole qu’un enchevêtrement de figures et de jambes, s’écria : « Cela ressemble à un plat de grenouilles. » Si Michel-Ange eût été à la place du Corrège, il eût répondu à cette platitude par une verte insolence ou par un propos caustique. Allegri se contenta d’un sourire dédaigneux, mais que dut-il éprouver ? Dix ans après, le Titien, passant par Parme, alla visiter le dôme. Les moines, toujours persuadés que le Corrège les avait volés, demandèrent au grand peintre de Venise si leur coupole valait les 1,200 ducats en or qu’elle leur avait coûtés. « Renversez-la, remplissez d’or, et elle ne sera pas encore payée ! » répondit le Titien. Belle réparation en vérité ! Mais elle venait trop tard pour Allegri ; car à ce moment il était mort.


IV

Allegri passa les dernières années de sa vie (de 1528 à 1535) dans son bourg, où le retenaient ses affections de famille et l’amitié des seigneurs de Corrège. Il peignit alors ses plus beaux tableaux à l’huile : sa Léda, sa Danaé, son Io, sa Madeleine. Ces dernières œuvres ont une saveur exquise, une merveilleuse intensité de coloris. On a souvent prétendu que le Corrège avait imité Léonard dans la science du clair-obscur. Nous citerons encore un passage remarquable du livre de Mme Mignaty, qui signale une différence entre les procédés techniques des deux grands coloristes : « Léonard, sous sa science admirable, a le trait dur et souvent incertain de celui qui cherche le vrai par tâtonnement. Ses modelés sont faits d’ombres fuyantes, d’un beau relief, mais sombres et sévères de couleur. Son coloris manque de cette variété qui anime le visage humain vu en pleine lumière, dans toutes les nuances de sa fraîcheur. Chez le Corrège, au contraire, le clair-obscur des formes ressort sur ses fonds lumineux avec toutes les gradations qu’indique la nature vue au grand jour, c’est-à-dire colorée dans le fuyant des ombres et possédant par cela même le charme impérissable du parfait naturel. Il excelle encore par la fraîcheur et la sûreté du trait. Ce trait inimitable prête sa magie à ses tableaux, donne le duvet aux joues fleuries de la jeunesse, le poli aux membres ; il donne aux lèvres l’épanouissement de la rose entr’ouverte et l’éclat de la vie à l’œil souriant. À ces charmes de beauté, de grâce et de fraîcheur ajoutons l’inimitable perfection qu’il sut donner à la chevelure humaine. Cette chevelure qui entoure ses têtes d’anges et de femmes, qui flotte en ondes dorées sur le cou et les épaules de ses déesses est d’un tissu blond, soyeux, aérien, et semble caresser de ses boucles légères le sein de ses nymphes et le cou de ses beaux enfans. »

Si les tableaux du Corrège sur des sujets chrétiens nous attirent par la poésie de l’âme, ceux qui s’inspirent de la mythologie grecque nous fascinent par une séduction intense. Quelquefois sans doute il tombe dans la manière par une certaine grâce efféminée, mais vers la fin de sa carrière son style gagne en largeur, se plie à toutes les nuances du sentiment. Partout il est maître psychologue. Il sait peindre également la candeur virginale dans Sainte Catherine et l’âpre convoitise dans Jupiter et Antiope, la tendresse sensuelle d’une Léda et les ardeurs brûlantes de l’amour dans l’Io de Vienne. Celle-ci, couchée sur un tertre fleuri est vue de dos ; la tête renversée en arrière se présente de profil ; son beau corps pâmé est comme noyé dans un nuage sombre qui descend sur elle. Des roses y pleuvent, un fluide électrique y circule, et l’on aperçoit vaguement la tête de Jupiter dont la bouche est collée sur celle de la nymphe. On n’a jamais osé davantage sans sortir de la grâce. Toute la toile brûle et frissonne ; mais le charme sauve l’audace ; le feu de la passion a consumé la volupté elle-même. C’est une ode de Sapho en peinture. — Le dernier tableau du maître est la Madeleine de Dresde. Le Corrège devait unir par une note apaisée. Cette jeune femme couchée dans sa caverne, une draperie bleu sombre roulée autour de son corps, et qui lit avec tant d’attention dans son livre, cette belle pécheresse convertie n’a aucune ostentation dans son attitude. Rien de dramatique, de violent dans sa conversion ; ni ascétisme ni macération ; ni clepsydre ni tête de mort ; c’est une transformée plutôt qu’une repentie. Elle lit, elle médite et paraît heureuse dans sa méditation. Son sein moelleux effleure la page, sa main plonge dans la masse de ses cheveux blonds et ses pieds mignons croisés l’un sur l’autre ressortent dans la pénombre. Mais on oublie ces attraits en regardant l’expression de son fin visage, où se peint le bonheur de la paix, le charme de la pureté reconquise par le renoncement. Cette Madeleine donne l’impression d’une nature régénérée sans secousse par l’harmonie du cœur et de la pensée. Le parfum d’une seconde innocence s’exhale de son être, et il semble qu’on voit éclore sur son front l’aurore de la vérité.

Allegri mourut subitement, au mois de mars 1534, à l’âge de quarante ans. Point de détails sur ses derniers momens ; un silence profond règne sur sa fin comme sur sa vie. Aucun mausolée ne marque la place où il repose. Celui que le Carrache appelle « une nature d’ange » devait passer en ce monde en n’y laissant d’autre trace que ses œuvres, qui brilleront toujours comme un rayon de lumière pour les amans du beau et de l’idéal.


V

Quelle place revient au Corrège dans le Panthéon de la renaissance ? Tâchons pour conclure de répondre à cette question qui se pose d’elle-même. Si nous voulions le faire en toute justice, il faudrait d’abord que le génie de cette renaissance voulût bien nous dire son secret et qu’ensuite ses trois coryphées, Léonard, Michel-Ange et Raphaël consentissent à comparaître devant nous et à nous dire le fond de leur pensée. La chose est vraiment difficile et hasardeuse à tenter. Essayons pourtant.

La société italienne du XVe et du XVIe siècle est un des milieux les plus agités dont parle l’histoire. Et cela ne tient pas seulement aux guerres nombreuses, aux révolutions, à l’invasion des Français et des Espagnols, à l’irritant mélange de violence et de raffinement dans les mœurs. Cela vient encore et surtout de la contradiction profonde qui travaille la pensée du siècle, de la guerre intestine qui déchire et féconde l’âme italienne, la rend créatrice en la torturant. Le siècle où Laurent de Médicis préside au carnaval dans les rues de Florence pendant que Savonarole prêche la vie ascétique au peuple et fait brûler tous les objets d’art sur un bûcher ; le siècle où Luther médite sa réforme contre le catholicisme au fond de son couvent de Wittemberg, pendant que le pape épicurien Léon X assiste masqué à un souper de cardinaux, où l’on sacrifie très sérieusement des colombes à la déesse Vénus sur un autel de marbre rose ; le siècle où Benvenuto Cellini assassinait ses ennemis au coin d’une rue pendant qu’Angelico de Fiesole peignait à genoux ses têtes de Christ dans son cloître ; le siècle de l’étrangleur et empoisonneur César Borgia et du justicier Michel-Ange ; le siècle du panthéiste Giordano Bruno et du déiste Galilée : ce siècle avait en réalité deux âmes et deux pensées. Il n’avait pas entièrement oublié l’évangile, l’enfer et le ciel de Dante, la grande révélation de la vie spirituelle qui lui venait du christianisme à travers la tradition de l’église ; mais il se rappelait aussi la fascinante image de cette antiquité que le christianisme et la barbarie avaient presque détruite et dont l’Italie n’avait jamais complètement perdu le souvenir. Et maintenant cette antiquité, cette Grèce toujours jeune comme la joie, revenait, conduite par Homère et par Platon, par Phidias et par Praxitèle, et elle disait à ces hommes éblouis sous leurs armures de sa fière nudité : Voyez ! on ne me tuera pas, car je suis immortelle !

Or voici ce qui advint. Beaucoup d’hommes et parmi les plus doués voyaient un de ces deux mondes et ne voyaient pas l’autre. On était ou païen ou chrétien. Les génies supérieurs, les voyans et les créateurs du siècle furent seuls condamnés à les voir tous deux à la fois, que dis-je ? à les porter en eux-mêmes comme la femme de la Bible qui sent deux enfans ennemis lutter dans son propre sein. Léonard, Michel-Ange, Raphaël et le Corrège furent tous les quatre de ces grands visionnaires qu’un génie implacable force à contempler les choses éternelles sous la surface changeante du monde. Aucun des quatre n’a résolu le rude problème, la grande contradiction qui constitue le fond même de la vie de l’humanité. Mais la manière dont chacun d’eux l’a tenté nous donne la clé de son œuvre.

Léonard était un esprit trop complet pour ne pas comprendre l’infinie grandeur morale du christianisme et de la personne de Jésus ; il l’a prouvé dans la Cène de Milan. Mais le rôle de ce vrai père de l’art moderne fut de tourner le dos à la tradition hiératique et de rétablir l’art sur la base de la science. Regardez aux Uflizi son portrait peint par lui-même, cette tête de grand seigneur et d’alchimiste qui ressort lumineuse sur un fond noir avec sa chevelure élégante, sa fine barbe d’or et son œil de magicien. Que regarde-t-il, cet œil pénétrant et fascinateur ? Un sphinx puissant, étrange, multiforme et multicolore : la nature. Il essaie de le déchiffrer, il l’étudie dans la plante, dans l’animal, dans le corps humain. Aussi ses peintures sont-elles les plus étrangement vivantes qui existent. Mais il comprend que la nature, elle aussi, est un artiste ; que pour ses exemplaires sans nombre elle a des types, et ce sont ces types qu’il cherche. Ses trois chefs-d’œuvre sont la Méduse, la Joconde et la Cène de Milan. Quelle beauté terrible que celle de la tête de la Gorgone qui agonise dans son sang ! Les yeux éteints, l’haleine verdâtre, cette atmosphère de venin nous glacent d’horreur. Les cheveux qui viennent de devenir des serpens s’enroulent, se tordent, se multiplient et dardent de tous côtés leurs langues de vipères. C’est le cauchemar de l’horrible dans la nature, c’est l’animal ressortant de l’homme, c’est la vie terrible renaissant de la mort. — Tout le monde connaît la Mona Lisa du Louvre ; voilà la femme elle-même avec sa beauté, son charme, sa haute fascination, ce tout délicat et puissant qui réside dans la finesse de son organisme et semble donner ici à la toile la pulsation de la vie. C’est la sirène qui sait et se moque, mais séduit quand même. Enfin c’est Eve et non Béatrice, Eve reine du monde, le chef-d’œuvre de la création, dont les monstres de l’abîme sont la première ébauche. — Et voici, dans le dernier repas du Christ, l’humanité avec son sommet. On n’a jamais poussé plus loin l’individualisation des types, la psychologie des caractères et leur opposition dramatique que dans ces douze apôtres. Quant à Jésus, il exprime la supériorité du juste, la sympathie divine et la sainte pitié de la victime pour son propre bourreau, en un mot la perfection morale. Léonard cependant, nous dit Vasari, n’osa jamais achever cette tête ; il restait assis devant la fresque pendant des heures entières sans oser y toucher. Il ne lui manqua pour la finir que ce je ne sais quoi qui ne dépend pas de la science et de l’étude : le rayon divin, l’inspiration du sentiment. Et ce point marque la limite où s’arrête volontairement ce grand homme.

Michel-Ange est l’artiste le plus individuel, le plus énergiquement accentué des temps modernes. Ce qu’il a fait et conçu ne vient que de lui-même, et l’on a pu dire des enfans de son génie : prolem sine matre creatam. Son domaine est tout autre que celui de Léonard. Celui-ci a surtout étudié le grand sphinx : la nature ; Michel-Ange a cherché la justice dans l’humanité. Ce Titan sculpteur, cet Hercule chrétien, ce prophète violent de la loi, qui a souffert des maux de l’Italie et des iniquités de son siècle, le flétrit avec des législateurs de marbre et des sibylles peintes. Lutteur acharné lui-même, il conçoit surtout des lutteurs. Son Jéhovah de la Sixtine, qui flotte sur le gouffre orageux de l’espace, est la plus grande image de la puissance divine sous figure humaine, et son Moïse de San Pietro in Vincoli la plus fière incarnation d’un dompteur d’hommes. Comment Michel-Ange résolut-il dans sa pensée et dans son œuvre le grand problème de la lutte entre l’hellénisme et le christianisme ? Il ne l’essaya même point ; il alla de l’un à l’autre. Il ressort de ses premières sculptures et de ses sonnets tardifs que, dans sa jeunesse, il subit l’âpre attrait de la volupté antique. Son Bacchus, sa Léda, le prouvent. Mais il se rapprocha de plus en plus de l’esprit du christianisme à travers l’esprit mosaïque. Sa carrière commence par un masque de Faune qu’il sculpte dans le jardin de Laurent de Médicis et finit dans les tonnerres du Jugement dernier. Comme artiste, il s’arrêta au seuil de l’évangile sans y pénétrer. Dans sa vieillesse, il s’assombrit, se tourna vers l’ascétisme et finit par avouer que son art ne le contentait plus. « Je commence à voir, dit-il dans un de ses sonnets, combien était aveugle la fantaisie qui se fit de l’art son idole et son monarque. Il ne suffit plus de peindre et de sculpter pour apaiser cette âme éprise de l’amour divin. » Voilà la dernière confession du grand Michel-Ange sur les arts plastiques.

Raphaël est en un sens le représentant le plus accompli de la renaissance italienne, son interprète officiel le plus autorisé. Et cela parce qu’il se maintient dans les régions tempérées ; il n’embrasse pas les extrêmes. Il est à cent lieues de la force de Michel-Ange, et s’il surpasse le Corrège par l’élégance classique, il n’a pas son intensité de vie, sa poésie intime, sa puissance d’enthousiasme. C’est le peintre de la catholicité païenne et du mysticisme mondain. Son Parnasse, sa Dispute du saint sacrement, son École d’Athènes ne représentent ni la Grèce, ni le monde chrétien, mais l’académie platonicienne de Marsile Ficin, où l’on cultive les belles attitudes non moins que les beaux discours. Le charmant Sanzio a couvert le paganisme et le christianisme du même voile d’élégance, du même charme de modestie et de discrétion. Par cette grâce, par cette élégance, il est unique, il est adorable, autant qu’il est merveilleux par sa fécondité. Mais il a juxtaposé les deux mondes sans les fondre et sans les pénétrer entièrement. Platon eût dit de lui qu’il a mieux vu les formes que les essences.

Raphaël rend donc à merveille la belle superficie de la renaissance, sa doctrine officielle. Mais si nous voulons connaître la pensée intime, la doctrine ésotérique du siècle, nous ne la trouvons que dans le Corrège. Allegri prouve que l’hellénisme et le christianisme, ces ennemis acharnés dans l’histoire, ont pu s’unir une fois dans une nature merveilleusement organisée. Car il fut à la fois un sensualiste exquis et un spiritualiste profond. Chez cet artiste vraiment heureux, la joie dans cette vie s’unit au besoin d’une renaissance intérieure de l’âme et à la foi dans un immense au-delà. Il n’y a pas de fort génie qui ne possède ces deux instincts. Seulement la phase sensualiste est généralement une révolte et la phase spiritualiste un repentir. Dans Allegri rien de pareil : le mélange est complet, la fusion parfaite, par une sorte d’harmonie préétablie. Ses apôtres inspirés sont aussi de beaux athlètes ; ses nymphes et ses déesses ont parfois dans les yeux les lueurs d’un monde nouveau. L’âme circule dans ses corps, l’esprit transfigure ses têtes. Aucun peintre n’a eu au même point le don de l’expression dans la physionomie humaine ; il est par-dessus tout le peintre des yeux. Personne n’a rendu comme lui la puissance du regard dans toutes les nuances de la méditation, de l’amour et de l’extase. Sa Vierge de l’Assomption rayonne, s’épanouit en joie et en beauté comme une fleur au soleil. Si l’auteur de la Cène de Milan est le seul qui ait su faire verser une larme au Christ, le Corrège seul a su le faire sourire. Ne lui demandez pas de fouiller, comme le fait Léonard, dans les viscères de la nature vivante que n’a point transformée le charme de l’âme et de l’esprit. Ne lui demandez pas non plus de vous jeter, comme le fait Michel-Ange, dans les luttes violentes de l’humanité. Son génie habite au-dessus des orages, il fuit l’aspect du mal et du terrible ; c’est le peintre du bonheur.

Pour définir en un mot le domaine et le rôle des quatre grands initiés de la renaissance italienne, nous serions tentés de nous servir de la classification dantesque du monde, laquelle embrasse l’univers moral et intellectuel. Léonard a pris pour lui la nature, Michel-Ange l’enfer, qui ressemble fort au monde réel et à l’histoire, Raphaël le purgatoire, non point celui de l’imagerie populaire, mais la montagne de purification de Dante, pleine d’apparitions charmantes et d’émotions délicieuses. Au Corrège sont réservées les joies et les ivresses du paradis. Tout est lumineux, tout sourit dans son œuvre, et l’idée qui la domine est la grande idée aryenne de la lumière conçue comme symbole de la vérité morale, première révélation et suprême privilège de notre race, qui renferme la foi au divin et l’espérance de l’immortalité.

Le symbole du Corrège est le flambeau d’Eleusis qui luit dans l’obscurité, mais dont la lueur se projette au loin. A ceux qui lui eussent demandé pourquoi il avait tant travaillé, accumulé tant d’œuvres sans presque sortir de sa bourgade, et usé sa vie sous le dôme de Parme sans autre récompense que l’impertinente et sotte critique d’un marguillier imbécile, il eût sans doute répondu d’un fier sourire en désignant du doigt sa lumineuse coupole ; et peut-être eût-il ajouté ce mot que son interprète éloquent et fidèle lui a donné pour devise : « Ce n’est pas pour moi que j’ai travaillé, mais mon œuvre rayonne ! — Non mihi, sed luceo ! »


EDOUARD SCHURE.

  1. Le Corrège, sa vie et son-œuvre. Introduction, p. 76.
  2. Pungileoni, Memorie istoriche de Antonio Allegri ; Parma, 1817. — Mentionnons également le livre de M. Julius Meyer : Correggio, Leipzig, 1871. — M. Meyer a signalé les erreurs grossières de Vasari au sujet du Corrège et remarqué la supériorité d’Allegri dans les qualités techniques qui le distinguent : clair-obscur, modelé, art unique du raccourci. — Mais le peintre de Parme ne revit pas plus dans son livre que dans celui de Pungileoni. Ce qui restait à faire, c’était, d’une part, de donner un contour et une physionomie à un personnage qui n’a vécu jusqu’ici qu’à l’état d’ombre dans la mémoire des hommes. Mme Mignaty nous semble y avoir réussi par un travail très compliqué de combinaison et de divination. En se pénétrant de l’esprit des œuvres, en rapprochant les faits et les dates, elle s’est formé une idée parlante de l’homme et de l’artiste. A l’aide des chroniques de Parme, du père Affo, de l’abbé Lanzi, elle a fait revivre l’entourage du maître, c’est-à-dire la comtesse de Corrège, Véronica Gambara, l’abbesse Jeanne du couvent de Saint-Paul, ainsi que la femme du peintre, la charmante Jéromine Merlini. Enfin, rassemblant ces rayons épars sur un seul point, elle a fait jaillir la figure du maître des ténèbres où il se cachait. — Ajoutons que, dans l’ouvrage qui a servi de base à cette rapide étude, le côté poétique et philosophique de l’œuvre du Corrège a été pour la première fois saisi et apprécié. Si, comme il arrive toujours en pareil cas, l’écrivain prête parfois au peintre ses propres idées, on peut affirmer qu’il ne se trompe jamais sur le sentiment inspirateur de l’artiste.
  3. Ce mot est rapporté par Vasari. On ne peut guère se fier à ce qu’il dit d’Allegri. Mais cette exclamation a un caractère si corrégien, elle s’accorde si bien avec sa signature de Lieto, que nous la croyons authentique.