Les Heures de mystère/05

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LE CORRESPONDANT


Chacun sa vocation. Celle d’Alcide Chapeau consistait simplement à quitter la province pour demeurer à Paris. Dès son enfance, il se sentit entraîné irrésistiblement vers la capitale. Non qu’il y pensât briller par quelque mérite ou quelque originalité. Mais tout homme marche vers un but, toute vie tourne autour d’un pôle. Lui, Paris l’attirait.

Il en parlait toujours comme s’il y eût été, ce qui lui donnait un singulier relief parmi ses voisins. Ses descriptions imaginaires étaient précises. Sur le mur de son bureau pendaient des cartes et des plans de la grande ville. Un point au crayon rouge marquait l’endroit où il habiterait, une fois sa fortune faite. D’ailleurs, il connaissait toutes les rues principales, les boulevards, leur longueur, leur largeur.

Le provincial est inférieur au Parisien la chose est certaine. Mais le provincial qui veut se faire parisien et qui le sera est supérieur à ses congénères. D’après cet axiome, Alcide Chapeau méprisa son entourage de boutiquiers et de rentiers, dédaigna d’épouser une fille du pays et, quand le succès de ses entreprises lui permit de réaliser son rêve, rompit avec toutes ses relations.

Donc, à cinquante ans, Alcide débarquait dans la capitale et louait un logement rue Montmartre, en plein centre, en pleine activité, au cœur de Paris. Il choisit la maison la plus populeuse. Les locataires grouillaient.

Les premiers mois furent délicieux. Il prenait possession de son royaume. Son pied dur sur le pavé, sa canne martelait le trottoir. Il se faisait un point d’honneur de ne jamais demander son chemin à personne, disant : « À quoi bon ? J’irais les yeux fermés. » Aussi se perdit-il souvent.

Une bizarrerie l’étonnait : il n’entrait en rapports avec personne. Sa solitude lui pesa ; il voulut la rompre. Mais une invincible timidité lui liait la langue et lui comprimait le cerveau. Depuis tant d’années il proclamait la suprématie de tous ces gens qu’auprès d’eux il se sentit infime, tout petit garçon, ridicule, emprunté, provincial en un mot. Le fait est que ses tentatives de liaison restèrent infructueuses. On semblait lui rire au nez.

Il se tint à l’écart, vexé. Pour secouer son ennui, il inventa des distractions. Son pas était de soixante-dix centimètres. Il se mit à arpenter des rues, convertissant en mètres le nombre de ses pas et vérifiant son erreur dans le Bottin. Il devint d’une habileté surprenante.

On se lasse de tout. Alcide Chapeau commençait alors à trouver la vie très monotone et Paris dénué d’intérêt. Jusque chez lui, il n’éprouvait qu’échecs et outrages. Ainsi le concierge, cet être évidemment inférieur, le concierge affectait de le connaître à peine. Blessure cuisante, car ce concierge causait avec tous les locataires, potinait avec les bonnes, et la loge retentissait de rires.

Quel précieux allié eût été un pareil personnage ! et quel agent de fusion avec les autres habitants de l’immeuble ! Alcide pensa : « Il faut le conquérir. » Et, chaque jour, il entr’ouvrait la porte et demandait :

— Il n’y pas de lettres pour moi ?

L’individu ripostait, d’un ton bourru :

— Non, rien.

Cela dura deux semaines ; puis, un matin, le concierge, impatienté, s’écria :

— Eh ! que diable, vous savez bien que vous ne recevez jamais de lettres, vous !

C’est vrai, il ne recevait jamais de lettres, lui. Tous ses voisins en recevaient. Lui, non. Quoi d’étonnant à ce qu’il fût dédaigné par le concierge et privé de la considération à laquelle il avait droit ? Ne pas recevoir de lettres, c’est ne connaître personne, ne posséder aucune protection, être dénué de toute influence, de tout crédit, de toute autorité.

Il s’aperçut soudain de son isolement dans le monde. Il vivait à part, comme un lépreux, Nul ne s’intéressait à lui. Il ne pouvait faire ni bien ni mal. Qu’il crevât, pas une larme ne coulerait. De là sans doute provenait l’espèce de froideur avec laquelle on l’accueillait.

Cette intuition le rendit songeur. Il cessa ses visites au concierge. Son visage marquait l’effort des laborieux enfantements qui transforment une vague idée en une résolution fixe et irrévocable.

Or, un matin, il arriva ceci : Alcide passait devant la loge d’un air dégagé, en sifflotant, quand le concierge l’appela :

— Monsieur Chapeau, monsieur Chapeau, il y a des lettres pour vous.

— Ah ! bien, prononça M. Chapeau tout simplement.

Il y en avait trois : l’une munie d’une enveloppe distinguée, une autre portant l’en-tête des magasins du Louvre, la troisième, carte postale, où Alcide put lire aussitôt une demande de secours.

Le lendemain, il en reçut quatre. L’une d’elles exhibait une couronne de comte, cerclée d’une devise. Le surlendemain, deux courriers apportèrent cinq lettres. Et cela s’accrut. Bientôt, d’une façon définitive, à chaque courrier, il y eut quelque chose pour M. Alcide Chapeau.

Sa situation subit un changement immédiat. Le concierge devint obséquieux et bavard. Les autres locataires le saluaient très bas dans les escaliers. Lui-même prit de l’aplomb. Au café, on le considérait.

Comme il se félicita de son stratagème ! Les délicieuses nuits qu’il employait à tracer sa propre adresse sur toutes ces enveloppes ! Il fallait une rude attention pour que l’écriture ne fût jamais semblable. Et quelle imagination pour varier l’état social apparent de l’expéditeur ! Nul détail n’était négligé : ni le parfum, ni la couleur de l’encre, ni la position du timbre, ni le cachet. Les enveloppes surtout le préoccupaient. Il passait ses après-midi à en acheter de formats différents et de qualités spéciales.

Il ne s’en tint pas là. Il eut la minutie de composer scrupuleusement le texte des missives renfermées. Sa correspondance fut dès lors d’une complexité prodigieuse. Il s’écrivait des suppliques, des mots de remerciement, des faire-part, des condoléances, des billets d’amour ou des billets de vieux camarade, ou de riche cousin, ou de fonctionnaire important.

Et il ne manquait pas d’ouvrir et de lire toutes ces lettres. Son importance grandissait avec leur augmentation progressive. Aussi ne pensait-il même plus au concierge ni à ses voisins. Il se suffisait. Sa vie se trouvait si remplie, une vie d’araignée au milieu de sa toile, à l’affût parmi les centaines de fils qui rayonnent autour d’elle.

Il ne marchait plus : il courait. Il courait à travers Paris, roulait sur tous les omnibus et fréquentait les bureaux de poste des quartiers les plus opposés. À l’approche de ces bureaux, sa contenance devenait tout autre, en rapport exact avec la qualité de la personne qui, soi-disant, lui écrivait. Et, de même, à sa table de travail, son âme se métamorphosait à l’infini. Tantôt il possédait une âme de ministre, tantôt de commerçant, ou d’épicier, ou d’acteur, ou de militaire, ou de femme du monde, ou de courtisane. Il en prenait les poses, la voix, les manières. Il était vraiment le personnage évoqué. Et son plaisir se doublait d’une joie de créateur à voir défiler devant lui tous ces types imaginaires, engendrés par sa fantaisie.

Jamais il n’ouvrait une enveloppe sans l’examiner et la palper, comme pour en chercher la provenance. Puis il allait droit à la signature et s’écriait :

— Tiens, c’est de Machin !

Ou bien :

— Que diable me veut cet animal ?

Enfin, il lisait, et, d’un bout à l’autre, il accompagnait sa lecture de remarques et d’exclamations : « Est-il bête !… » « Ah ! non, je refuse… » « Pour qui me prenez-vous, monsieur ?… » « Voilà un particulier qui ne manque pas d’intelligence… »

Cette expression revenait souvent, si bien que son orgueil grossit, alimenté par tant de louanges indirectes. La tournure des phrases l’émerveillait, et l’affluence des idées et la pompe des formules de politesse. Se haussant d’un degré, il entretint avec lui-même un commerce spirituel des plus transcendants. Il se consultait sur les questions palpitantes qui divisent l’humanité. Il se demandait son avis sur la peine de mort, sur le libre arbitre, sur le désarmement, sur le doute, sur les dogmes. Il s’exposait des cas de conscience : « Monsieur, ma femme me trompe… Dois-je la tromper, ou la tuer, ou la répudier ? » « Monsieur, j’ai trouvé un portefeuille. Qu’en faire ? » « Monsieur, la vie m’est à charge : admettez-vous le suicide ?… »

Il se regardait comme universel. Recettes de cuisine, placements de fortune, remèdes sanitaires, plans de voyage, combinaisons pour amoureux, rien ne l’embarrassait. Il était d’autant moins gêné que son manège consistait en interrogations et jamais en réponses.

Un jour, il s’écrivit une lettre anonyme. Et, en la recevant, il pesta, indigné : « Comment y a-t-il des gens assez lâches pour employer de telles manœuvres et pour ternir la réputation d’autrui, tout en gardant le masque ? »

Un autre jour, il se donna rendez-vous au pied de l’obélisque, à quatre heures. Et, durant deux heures, il s’attendit, en tirant sa montre avec impatience et en maugréant après le malotru qui le laissait se morfondre.

Enfin, il fut heureux. Mais l’âge vint. Il craignit que sa santé ne résistât pas à un labeur si formidable. Prudemment, il planta là tous ses correspondants et disparut.

Aujourd’hui, il vieillit dans son pays natal. Ses paperasses sont étiquetées et cataloguées. Le soir, il réunit les amis d’autrefois et il lit quelques-unes de ses lettres, principalement celles qu’il s’est adressées de la part de personnages importants.

MAURICE LEBLANC