Le Corsaire/Chant III

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traduit par A. Regnault.
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I


Plus beau près de la fin de sa course azurée,
Le soleil descendait sur le roc de Morée,
Non comme au ciel du nord, sous le nuage obscur,
Mais dans le plein éclat du rayon le plus pur.
Il répand ses flots d’or sur la vague en silence
En colorant les jets de l’eau qui tremble et danse ;
Jette au rocher d’Égine un sourire d’adieux,
Et sur l’île d’Idra laisse ses derniers feux,
Qu’avec bonheur encor le dieu brillant arrête,
Bien que sur ses autels nul mortel ne le fête.
De la cime des monts les ombres s’allongeant,
Salamine invaincue, à toi, vont en plongeant
Et les arches de pourpre, en leurs couches profondes,
Reçoivent son reflet plus foncé sous les ondes.
Sa teinte la plus tendre aux sommets sourcilleux
A trempé sa nuance en la couleur des cieux ;
De la terre et des mers enfin il se retire,
Derrière son rocher de Delphes il expire.

Au déclin d’un tel jour, sa clarté qui languit,
Sur ton sage autrefois pâle s’évanouit,
Athène ! Ah ! de tes fils, comme l’élite épie
L’heure qui va sceller sa suprême agonie.
Pas encor, pas encor ! Les précieux rayons
Du dieu du jour mourant reposent sur les monts.
Mais sa lumière est triste aux yeux qui vont se clore,
Il assombrit le pic qu’avait doré l’aurore
Et semble encore étendre un crêpe noir de deuil
Sur ces lieux dont jamais il n’attrista le seuil.
Du Cithéron avant qu’il eût laissé la cime,
La coupe est vide, et l’âme, en son essor sublime,
Abandonne celui qui, sans trembler ou fuir,
Vit et meurt comme aucun ne sut vivre ou mourir.
Mais la reine des nuits de l’Hymette à la plaine,
Occupe son empire et son muet domaine.
Messagère d’orage ici nulle vapeur
Ne masque ou ceint son front éclatant de blancheur.
Au rayon qui se joue, où la corniche brille,
La colonne d’albâtre étincelle et scintille.
Son emblème argenté luit sur le minaret
Où le croissant reçoit sa forme et son reflet.
Les bosquets d’oliviers où le Céphise avare
Sur de sombres massifs verse son onde rare,
De la mosquée au loin le cyprès, noir pourtour,
Du kiosque joyeux la miroitante tour,
Au temple de Thésée, auprès du sanctuaire,

Debout silencieux le palmier solitaire :
Tout fixe les regards, par ses mille couleurs,
Tout frappe et tout émeut les plus froids spectateurs.
La mer Égée au loin dont la voix tombe éteinte
Vient apaiser ici le courroux de ses flots
Et son sein, reflétant une plus suave teinte
Et de saphir et d’or étale ses tableaux
Mêlés au sombre aspect des ombres de mainte île,
Fronçant sur l’océan au sourire tranquille.

II


Revenons à mes chants, dont tu m’avais distrait.
En contemplant tes bords, qui n’a senti l’attrait,
Athène, et de ton nom l’éloquente magie ?
Oui, quel que soit le thème où court la fantaisie,
Ton charme irrésistible embellit tous ces lieux.
Qui jamais, s’il a vu le coucher glorieux
Du soleil descendant sous tes murs, belle Athène,
Peut oublier d’un soir la ravissante scène ?
Non, ce n’est pas celui qui des lieux et du temps,
Libre, revient sans cesse au groupe des Cyclades.
Cet hommage n’est pas étranger à mes chants,
L’île de mon Corsaire, entre tes cent naïades,
Fut jadis ton domaine. Ah ! que ta royauté
Y refleurisse un jour avec la liberté !


III


Le soleil s’est couché ; mais plus que la nuit sombre
Le cœur de Médora s’affaisse aussi dans l’ombre,
Trois jours déjà passés, que devient son ami ?
Il ne vient, ni n’envoie, ah ! serait-ce un oubli ?
L’infidèle ! le vent est calme sur la plage
Et prête ses faveurs ; la mer est sans orage.
Hier soir, dans sa barque, Anselme est revenu
Avec ce seul message : « On ne l’avait point vu. »
Différente eût été cette histoire cruelle,
S’il avait attendu cette voile fidèle.
Mais la brise fraîchit, Médora, tout un jour,
Assise tristement, des deux yeux de l’amour
N’a cessé d’épier la voile d’un navire,
Partout où l’espérance offre son doux sourire !
L’impatience enfin précipite ses pas,
À minuit, au rivage où Conrad ne vint pas,
Elle erre désolée, et la vague écumante
Ruisselle vainement sur cette folle amante
Pour l’éloigner du bord. Sans la voir, la sentir,
Elle demeure fixe et sans oser partir.
Insensible au frisson, son cœur seul est de glace,
La certitude enfin du doute y prend la place,
Sûre de son malheur, la folie ou la mort,

Si Conrad paraissait, la frapperait d’abord.
Un bateau démâté touche enfin Je rivage,
Tristes débris tronqués de tout un équipage.
Ses hôtes ont trouvé l’objet qu’ils ont cherché,
Ils ont sur Médora leur regard attaché.
Quelques uns sont blessés, tous brisés de souffrance,
Ils vivent, mais comment ? Personne n’en sait rien.
L’un l’autre s’évitant semble attendre en silence
Que chacun de Conrad explique le destin.
Ils auraient à parler. Une dure contrainte
Étouffe leurs accents enchaînés par la crainte
Que Médora n’entende à ses sens retentir
Des mots qu’elle a compris sans trembler ou pâlir,
Dans la vive douleur qui déchire son âme,
Sous des traits délicats, Médora, forte femme,
Cache des sentiments d’énergique vigueur,
Et dont l’explosion éclate enfin du cœur.
Tant que dure l’espoir, elle pleure attendrie,
Tout perdu, sa tendresse alors dort assoupie.
Mais de ce sommeil sort une force à son tour,
Qui dit à haute voix : pour ton cœur plus d’amour,
Mais plus de crainte aussi, surnaturel empire !
Force unique qui vient de son fiévreux délire !
« Vous demeurez muets… Ne parlez pas. Pourtant
Je brûle de savoir… Je ne veux rien entendre.
Pas un mot, je sais tout et je puis tout comprendre ;
Ma lèvre hésite et tremble… Ah ! dites à l’instant

Qu’est devenu Conrad ? Dites, parlez. » « Madame,
Nous l’ignorons. À peine échappés de la flamme
Nous sortîmes vivants. Mais un de nous encor
Pourra vous affirmer que Conrad n’est pas mort ;
Qu’il le vit enchaîné, sanglant, mais il respire. »
C’est en entendre assez. Dans son affreux délire
Elle résiste en vain, et ses pensers fiévreux
Font bondir chaque veine et son sang tout en feux,
Jusqu’à ce qu’il s’arrête et tout d’un coup reflue.
À ces suprêmes mots, altérée, éperdue,
Ces pensers que longtemps elle tint écartés,
En foule à son cerveau se sont précipités.
De sentiment privée, elle chancelle et tombe ;
Lorsque les matelots, de leurs grossières mains,
De la tendre pitié lui prodiguent les soins,
Jettent des gouttes d’eau sur sa forme sans vie,
Lèvent, en l’éventant, sa tête appesantie
Qu’ils soutiennent. Enfin, elle a repris ses sens.
Appelant l’odalisque en leurs rudes accents,
Ils confient ce beau corps, qu’en pleurant ils admirent,
Au harem empressé ; puis, sans bruit, se retirent
Dans la grotte d’Anselme, où tout le monde accourt,
Pour faire le récit d’un triomphe trop court.


IV


Dans ce contact abrupte on s’anime, on agite
Des projets de salut, de vengeance ou rançon,
Tout chez eux excepté le repos et la fuite ;
Même dans leur détresse au sein de l’abandon,
Respire de Conrad le courage sublime,
Et bannit de leur cœur le lâche désespoir.
Quel que soit son destin, ou vainqueur ou victime,
Les cœurs qu’il a formés, c’est pour eux un devoir
De le sauver vivant, ou d’apaiser son ombre.
Malheur à l’ennemi ! De rares défenseurs
Survivent, mais hardis, forts dans leur petit nombre,
Tous sûrs et dévoués, et tous hommes de cœurs.

V


Le farouche Seyd, dans, la chambre secrète
Du harem, pèse encor de son captif le sort.
De la haine à l’amour son âme erre inquiète,
De Gulnare à Conrad passe et repasse encor.
La belle et tendre esclave à ses pieds est couchée,
Épiant son sourcil pour calmer son esprit ;
Quand de son grand œil noir la flèche décochée,
Maint coup d’œil anxieux, sympathique, jaillit,

Recherchant à son tour la vague sympathie.
Sur le long chapelet l’œil du Pacha penché,
Ne voit que de Conrad la prochaine agonie,
À sa seule victime avec ragé attaché.

« Tu l’emportes, Pacha ! sur ton cimier respire
Le triomphe siégeant. Le fier Conrad est pris
Et sa troupe détruite, et ton captif expire,
Tel tu fixas son sort. Qu’il n’ait que ton mépris :
Ta haine, un être vil ne l’a point méritée !
Plus sage il me paraît d’élargir sa prison.
Sa liberté me semble ici bien ; achetée
Par ses trésors entiers, une vaste rançon.
La renommée ici vante l’or du Corsaire ;
Puissent ces biens échoir au Pacha mou seigneur.
Abattu par ce coup, couché dans la poussière,
Épié, poursuivi, brisé même en son cœur.
Ce serait à présent une facile proie ;
Mais s’il meurt tout d’un coup, sa troupe et ses débris,
Dans un asile sûr près d’être recueillis,
Embarquent leurs trésors, leur ressource et leur joie.
« Gulnare, si jamais chaque goutte de sang
De Conrad me valait le royal diadème
Du sultan de Stamboul, un ciel éblouissant,
Si pour chaque cheveu, toute une mine même
D’or solide et massif s’étalait à mes yeux ;
Si des mille une nuits l’incroyable magie

Évoquait devant moi leurs trésors merveilleux,
Ils ne sauraient encor racheter cette vie.
A peine une heure même, ils eussent racheté
Mon captif, mais je sais qu’il est en ma puissance,
Bien gardé dans les fers, et certain de son sort.
Avec calme, je pèse, en ma soif de vengeance,
Une torture lente et suspendant la mort.
« Je suis bien loin, Seyd, de réprimer ta rage
Trop juste, inaccessible au généreux pardon,
Mes pensers seulement, traduits en mon langage,
Étaient de t’assurer une riche rançon ;
Sa liberté d’ailleurs n’est pas sa délivrance.
Désarmé, dépouillé de sa force et des siens,
Tu n’as qu’à le vouloir, il rentre en ta puissance,
Et tu t’es emparé d’avance de ses biens.
« Il rentre en ma puissance !… Ai-je un jour à lui rendre,
Un jour !… Le misérable est déjà dans mes mains.
Relâcher mon captif ! quelle pitié si tendre !
Pourquoi ? Par quels conseils ! Oui vraiment, par les tiens,
Ah ! belle suppliante, à ta reconnaissance,
Qui paie ainsi les dons du cruel mécréant,
Pour toi seule et les tiens réservant sa clémence,
Sans vous apprécier, je dois remercîment
Et louange à la fois à sa grande prouesse.
Que ton oreille tendre écoute une leçon :
De toi je me défie, ô femme, et ta faiblesse
De plus en plus revient confirmer mon soupçon.

Du sérail en ses bras, dans la flamme enlevée,
Dis-moi, demeurais-tu là pour fuir avec lui ?
Répondre est superflu, car ta faute est prouvée,
Sur ton front rougissant son témoignage a lui.
Charmante dame aussi, prends garde à toi, la belle,
Ses jours seuls ne sont pas l’objet d’un pareil soin,
Un mot de plus… Mais non ; il suffit, infidèle !
Maudit soit le moment quand aux flammes de loin
Le traître t’arracha… C’eût été mieux peut-être…
Mais non… Je te pleurais à tort comme un amant,
Maintenant je te parle et t’avertis en maître.
Perfide, sais-tu bien qu’à mon commandement
Ton aile peut tomber, ton aile, oiseau volage ?
Je sais mal, il est vrai, de vains mots disputer,
Mais il est d’autres coups que je sais mieux porter.
Prends garde à toi, te dis-je, encore une fois, songe
Au mal qu’attireraient trahison et mensonge ! »
Il se lève et s’éloigne ayant la rage aux yeux,
La menace à la bouche en faisant ses adieux.
Elle en a peu souci, cette énergique femme,
Dont menace ou courroux ne sauraient dompter l’âme,
Et lui, qu’il sait mal lire, ô Gulnare, en ton cœur,
Ce que sent ton amour, ce qu’ose ta fureur !
Ses doutes sont blessants ; à son tour elle ignore
De quel germe profond la pitié peut éclore.
D’une esclave un captif a droit de l’implorer ;
Ils souffrent tous les deux. Le nom peut différer.

Aussi sans démêler son trouble, à la colère
De son maître elle s’offre, essai bien téméraire,
Et le réprime encor. Mais la lutte en son cœur
S’élève : de la femme ici vient le malheur.

VI


Cependant, inquiet, las d’une longue attente,
Paisible toutefois dans sa torture lente,
Ballotté nuit et jour, il dompte la terreur,
En ce temps d’intervalle où flotte en proie un cœur,
Lorsque chaque heure vient, plus que le trépas même,
Empirer les apprêts de son destin suprême,
Lorsqu’au seuil il entend sonner l’écho fatal
De chaque pas qui mène à l’échafaud, au pal ;
Et lorsque chaque son qui grince à son oreille
Va frapper le dernier à son chevet qui veille.
Il dompte la terreur de son cœur indompté,
Qui fier contre la mort toujours s’est révolté,
Abattu maintenant, il endure en silence
La plus poignante épreuve en toute sa souffrance.
La chaleur du combat et le fracas des vents
Laissent l’esprit à peine inerte en ces instants.
Mais dans un noir cachot se voir chargé de chaînes,
En proie à ses pensers dans ces nuits souterraines,
Sur des crimes passés, sur un futur destin,

Sans pouvoir corriger ce passé trop certain
Ni reculer d’un jour l’arrêt qui le défie,
Compter l’heure qui reste à l’horrible agonie,
Sans un cœur, d’un ami sans l’encouragement
Pour dire que la mort est un soulagement ;
Voir autour l’ennemi forgeant la calomnie
Destinée à noircir cette fin fe la vie,
Devant soi des tourments que l’âme peut porter
Sans savoir si la chair y saura résister.
En sentant qu’un seul cri, le cri de la nature,
Fait honte à la vertu qui cède à la torture ;
Laisser la vie en bas que nous refuse en haut.
Monopoliste ardent, du ciel le saint dévot.
Et son beau ciel à soi, de terrestre espérance,
Plus sûr qu’un paradis, sa seule jouissance,
La bien-aimée, enfin, ravie à son amour :
Ces pensers déchiraient le captif tour à tour,
Des pensers plus poignants que l’humaine torture ;
Qu’importe ? bien ou mal, c’est tout, s’il les endure.

VII


Le premier jour a fui : Gulnare est invisible ;
Le second, le troisième, elle n’a pas paru.
Mais ce qu’elle a promis, un charme irrésistible
L’obtient, sinon Conrad n’eût pas trois jours vécu.

Le quatrième court, quand la nuit et l’orage,
Au sein d’un noir chaos mêlent leur sombre horreur.
Il écoute anxieux des mers le choc sauvage
Qui n’agita jamais son sommeil ni son cœur !
Sa fougueuse pensée éclate en fol délire
Dans les rugissements de son propre élément !
Il a souvent vogué sur son mobile empire,
Adorant sa vitesse et son emportement.
Maintenant le fracas répète à son oreille
Une voix si connue, hélas ! qui crie en vain.
Le vent siffle en grondant sur le captif qui veille,
La foudre de la nue a déchiré le sein
Et de son double éclat a frappé sa tourelle ;
À travers les barreaux l’éclair scintille et fuit,
Plus riant à ses yeux que l’étoile fidèle.
Il a traîné sa chaîne à la grille. Elle luit.
Espérant son salut de son péril, sûr gage,
Il a levé la main et ses fers vers le ciel,
Afin que sa pitié détruisît son image,
De la foudre implorant le choc certain, mortel.
L’acier et le blasphème attirent le tonnerre…
Mais la foudre, roulant, dédaigne de frapper :
Elle s’éloigne et meurt. Il reste solitaire.
C’est un perfide ami qui vient de le tromper !


VIII


La douzième heure passe. À la porte massive
Un léger pas frémit après s’être arrêté.
Aux verroux il entend tourner la clef rétive.
Son cœur a deviné la charmante beauté.
Quels que soient ses péchés, c’est sa patronne sainte,
Belle comme un ermite en esprit croit la voir.
Elle a changé depuis qu’elle entra dans l’enceinte.
Plus tremblante en ses traits la pâleur vient s’asseoir,
Son œil, avant sa voix, sur lui fixé, murmure
Ces mots : « Il faut mourir, Conrad, il faut mourir.
Il reste une ressource à qui la veut souffrir,
La dernière et la pire, excepté la torture. » —
« Madame, il n’en est plus, et mon sort est fixé :
Ma voix prononce ici ce qu’elle a prononcé.
Conrad est comme avant ; qui de moi se soucie ?
Quoi ! chercher à sauver d’un vil proscrit la vie,
A changer un arrêt que j’ai bien mérité ?
De Seyd, mais non seul, j’ai longtemps excité,
Par maint acte illégal, la rage et la vengeance. » —
« Chercher à te sauver, trop juste récompense !
N’as-tu pas racheté mes jours d’un autre mal
Pire que l’esclavage ? Aveuglement fatal !
Chercher à te sauver ? L’excès de ta misère
T’a-t-il fait oublier ce que femme peut faire

En suivant de son cœur l’instinct ingénieux ?
Ah ! faut-il l’avouer ? ce cœur silencieux
Devrait taire un secret dans sa lutte rebelle ;
Mais, malgré tes forfaits et ton âme infidèle..
Ce cœur sentit par toi la crainte et, tour à tour,
Gratitude et pitié, le délire et l’amour…
Tais-toi ! ne redis point de nouveau ton histoire :
Une autre a ton amour ; et, pour moi, j’aime en vain ;
Elle est tendre, plus belle, ainsi je le veux croire ;
Mais tout son dévouement est-il comme le mien,
Pour braver ces périls où je me précipite ?
Si Médora t’aimait, moi, si j’étais à toi,
Tu ne serais pas seul ! Te laisser dans ta fuite,
La femme d’un proscrit, poursuivi par la loi.
Que fait à la maison la délicate dame !
Mais assez… Sur ta tête est ici suspendu,
Ainsi que sur la mienne, où d’un fil pend la lame
Du damas effilé le cimeterre aigu.
S’il te reste du cœur, libre si tu veux vivre,
Prends ce poignard ; debout, Corsaire, il faut me suivre. »
« Oui, vraiment, dans les fers légers courront mes pas,
Avec ces ornements, sur chaque sentinelle
Qu’accable le sommeil ! Ne t’en souviens-tu pas ?
Cette robe pour fuir me favorise-t-elle ?
Ou, pour que je combatte, ai-je un bon instrument ? » —
« Incrédule Corsaire, écoute bien : la garde
Est gagnée, elle est prête à mon commandement,

Avide d’or et sûre, au complot se hasarde.
Un mot, un mot dp moi seul va briser tes fers.
Sans aide auprès toi comment m’être exposée ?
Ah ! depuis nos adieu, ami, toi que je sers,
Pour toi le temps qui presse au crime m’a poussée.
Au crime ? Moi, Corsaire ! En est-ce un de punir
Ceux de l’affreux Seyd ? Ce tyran doit périr !
Conrad ! Ah ! tu frémis ; mais mon âme est changée
D’amertume abreuvée, insultée, outragée,
Elle a crié vengeance. On m’accuse d’un tort
Dont je fus jusqu’ici par dédain innocente,
Fidèle au point d’unir et de lier mon sort
À ce dur esclavage. Eh bien ! qu’il s’en repente !
Oui, souris, toi, mais lui rira d’un rire amer…
Je n’étais pas perfide, et toi non encor cher.
Mais son arrêt, il l’a prononcé de sa bouche :
Le jaloux irascible et le tyran farouche,
Qui tourmente et qui tente à la rébellion,
Mérite bien son sort, juste prédiction.
Moi, je n’aimai jamais ; il m’avait achetée
Un haut prix, car mon cœur ne pouvait s’acquérir.
Esclave obéissante, admise ou rejetée,
Tu m’aurais enlevée, a-t-il dit, pour t’enfuir.
Il mentait, tu le sais. Malheur à ces augures
D’un semblable prophète. Un soupçon odieux
Croit pouvoir les prouver par toutes les injures ;
Il n’a pas accordé ce répit à mes vœux.

Ton supplice ajourné, ta grâce passagère,
Servent à préparer mille tourments nouveaux
Et de mon désespoir enveniment les maux.
Il menace mes jours ; mais sa folle tendresse,
Impérieuse encor, destine à son plaisir
Son esclave ; et le maître, un jour sortant d’ivresse,
Blasé, rassasié d’attraits qu’il sut flétrir…
Je vois le sac béant, et là bâille l’abîme !
Suis-je donc le jouet d’un vieillard amoureux ?
L’instrument usé, vil, nul, ignoble victime ?
Je te vis, je t’aimai, mon sauveur, et je veux
Te sauver à mon tour. Fût-ce au moins pour apprendre
Si le cœur d’une esclave est sûr, sensible et tendre.
S’il n’eût pas menacé ma vie et mon honneur
(Car il tient les serments prononcés dans la rage),
De te sauver encor j’aurais eu le bonheur,
En épargnant Seyd avide de carnage.
Maintenant toute à toi, prête aux événements.
Toi, tu ne m’aimes point, tu me connais à peine,
Si tu ne me hais pas… Mes premiers sentiments,
C’est toi qui les fis naître, amour ainsi que haine.
Ose donc éprouver un cœur oriental
Et ne crains plus le feu qui brûle un cœur de femme.
Ah ! du salut pour toi vois luire le signal,
D’une barque mainote apparaître la flamme.
Mais là, dans une chambre où nous portons nos pas,
Dort le tyran Seyd… Qu’il ne s’éveille pas ! »

— « Gulnare, non jamais ma fortune avilie
N’abaissa plus mon nom et ma gloire flétrie.
Seyd mon ennemi, d’une implacable main,
Mais loyale, a des miens balayé tout l’essaim.
Aussi suis-je venu dans ma barque de guerre
Frapper mon adversaire avec mon cimeterre.
C’est mon arme, non pas le fer de l’assassin.
Celui qui d’une femme a respecté le sein
Ne saurait égorger dans le sommeil sa proie.
Femme, je t’ai sauvée avec bonheur et joie,
Mais non pas à ce prix. Empêche qu’un bienfait
Se perde injustement par un lâche forfait.
Mais à présent, adieu. La paix soit en ton âme ;
De mon dernier repos la nuit court. Adieu, femme.
« Du repos !… à l’aurore, ah ! tes nerfs frémiront,
Autour du pal aigu tes membres craqueront.
J’entendis le signal, je vis l’affreux indice :
Non, je ne verrai point de mes yeux ton supplice ;
Si tu péris, je meurs. Ma vie et mon amour,
Ma haine, et ce qu’ici j’éprouve tour à tour,
Sont un jeu du destin, un coup suffit, Corsaire.
Inutile de fuir. Et comment me soustraire
À sa poursuite sûre ? À mes torts impunis,
À mon âge en sa fleur, à mes beaux jours flétris,
Un seul coup mettra fin, ainsi qu’à toutes craintes.
Mais puisque le poignard sied moins à tes étreintes
Que le fer, j’essaierai d’une femme la main.

Les gardes sont gagnés ; un moment, et demain
Tout est fini, Corsaire, et dans un sûr asile,
Si nous nous recontrons, c’est dans un port tranquille.
Si cette main faiblit, qu’un brouillard matinal,
Comme un sombre linceul, enveloppe le pal. »

IX


Sans qu’il ait répondu, Gulnare s’est enfuie ;
Mais son œil la poursuit dans le sombre horizon ;
Sa main rassemble alors sa chaîne qu’il replie,
Des anneaux tortueux en étouffant le son.
Ni barreaux, ni verroux n’arrêtent son passage ;
Sur les pas de Gulnare il cherche à se mouvoir,
De ses membres captifs autant qu’il a l’usage,
La nuit épaisse règne en ce dédale noir ;
Il ne sait où marcher sous la voûte inconnue ;
Ni gardes ni flambeaux n’en éclairent l’issue.
Il aperçoit soudain une faible lueur.
Doit-il chercher ou fuir sa clarté qui scintille ?
Il se fie au hasard. Il sent une fraîcheur
Comme l’air sur son front que le matin distille ;
Il atteint dans sa course un long portique ouvert.
De la nuit à ses yeux fuit l’étoile dernière,
Qu’il voit à peine au ciel, car il a découvert
Une clarté qui sort d’un réduit solitaire.

Il s’avance vers elle, en reçoit un rayon
Par la porte entrouverte, et rien, rien davantage.
Une forme au dehors, d’un pas agile et prompt,
Passe, s’arrête, tourne, et se tient, fixe image.
C’est elle enfin, mais non le poignard à là main,
Sans un signe offensif, grâce à ce cœur sensible
Elle n’a pu tuer ! Il la regarde en plein :
Son œil au jour jaillit plus hagard, plus terrible.
Elle s’est arrêtée, et de ses longs cheveux
A rejeté les flots inondant son visage,
Et de son sein charmant lés contours si moelleux ;
Comme si cette tête, en sa beauté sauvage,
Se dressait de dessus un objet de terreur :
Ils se sont rencontrés ; son front porte une trace,
Un signe que sa main y laissa par erreur,
Trop pressée, une tache… Un point que rien n’efface,
Et qu’à peine distingue un regard vif, perçant,
Signe léger, mais sûr d’un crime : C’est du sang !

X


Il avait vu la guerre, et dans la solitude
Pressenti les tourments au crime destinés.
Dans les fers à présent de leur stigmate rude,
Ses bras peuvent rester pour toujours sillonnés ;
Mais jamais les combats, le remords ni sâ chaîne,

Mille assauts, mille chocs, dans toute leur fureur,
Ne l’ont fait tressaillir, n’ont fait battre sa veine
Autant que cet objet le révolte d’horreur.
D’une goutte de sang la pourpre en faible raie,
Ternit une beauté. Son charme est effacé !
Il avait vu le sang, qui jamais ne l’effraie,
Mais au fort de la lutte et par l’homme versé.

XI


« C’en est fait ! il s’était presque éveillé. Corsaire
Tu m’as coûté bien cher. C’est fait, sachons nous taire.
Tout discours est oiseux, agissons maintenant,
Partons, partons ; au bord, la barque nous attend.
Il fait jour ; quelques-uns gagnés doivent me suivre
Pour joindre ceux des tiens que le sort fit survivre.
Et ma voix appuiera du fer les coups hardis,
Quand ma voile pourra fuir de ces bords maudits. »

XII


Elle a frappé des mains, et dans la galerie
Pour la fuite équipés, Maures, Grecs, tous suivante
Muets, prompts, ont brisé la chaîne qui le lie,
Ses membres ont repris la liberté des vents.

Mais la douleur s’assied sur son âme oppressée,
Lourde comme le poids accablant de ses fers.
Par un mot, devant elle, une porte enfoncée
Ouvre un sentier secret sur la grève des mers,
La ville est derrière eux. Ils se hâtent d’atteindre
Le flot qui les invite au devant en dansant.
Le Corsaire qui suit s’empresse de les joindre,
Sauvé, trahi, n’importe, il est obéissant,
Aussi vaine pour lui serait la résistance
Que si Seyd vivant infligeait sa sentence.

XIII


Ils s’embarquent ; la voile à la brise légère
S’ouvre et s’enfle ; l’on voit la nef glisser et fuir.
Plongé dans ses pensers, vogue alors le Corsaire
Recueillant sa mémoire en un long souvenir,
Jusqu’à ce que le cap de son énorme tête
Où l’ancre se fixa, géant, montre le faîte !
Depuis la nuit fatale, ah ! le temps de sa faux,
Dans son rapide vol, moissonne tout un âge
De terreur et de crime, un long siècle de maux !
Quand cette ombre sinistre a surgi du rivage
Loin par-dessus le mât, il gémit en passant
Et dans sa rêverie, il se voile la tête,
À Gonsalvo fidèle, à sa troupe en pensant,

Au triomphe d’une heure, à sa prompte défaite,
Puis à sa fiancée, au loin, à Médora ;
Il se retourne alors : l’homicide était là !

XIV


Elle observe ses traits, son visage de glace,
Tant qu’elle soutiendra son œil réprobateur,
Cet air farouche en elle a, dans ses yeux, fait place
A des pleurs abondants, trop tardive douleur.
Elle presse sa main, à ses pieds prosternée.
« C’est à toi de m’absoudre, Allah m’a condamnée !
Mais sans ce noir forfait, ah, que serais-tu, toi ?
Accuse… pas encore ! Oh non, épargne-moi !
Non, non, je ne suis pas ce que je puis paraître.
Cette fatale nuit égara tout mon être,
Mais toi n’achève pas de troubler ma raison ;
Si j’avais moins aimé, moindre eût été mon crime,
Tu n’aurais pas vécu pour haïr la victime,
Qui si cher de ta vie a payé la rançon. »

XV


Ces-mots sont comme un dard dans le cœur du Corsaire ;
Il l’accuse bien moins qu’il ne s’est accusé.

De son malheur il est la cause involontaire ;
Mais ces griefs poignants dont il se sent blessé
Saignent, muets, profonds, en palpitant mystère,
Sans accent, dans ce sein, ténébreux sanctuaire.
La brise cependant soupire avec faveur
Sur le flot calme et bleu qui folâtre se joue,
De ses glapissements en caressant la proue.
Bientôt à l’horizon au loin et sans couleur
Surgit un point, un mât, d’un navire la voile,
Son quart a reconnu le frêle bâtiment,
Le vent souffle, d’en haut gonfle la vaste toile
Qui s’avance, apparaît majestueusement
Rapide sur sa proue, en ses flancs menaçante.
Au-dessus de la barque un éclair a jailli,
Une balle a sifflé sur l’abîme glissante.
De son rêve sortant, Conrad a tressailli,
De son œil exilée éclate enfin la joie.
« C’est là mon pavillon, oui, c’est bien ma couleur,
Mon drapeau rouge sang de nouveau se déploie.
Je ne suis donc pas seul sur mer, dans mon malheur.
L’on croise les signaux et le salut fidèle ;
La voile lâche, on met en panne la nacelle.
C’est Conrad ! c’est Conrad ! tous ont crié du bord.
Voix du chef ni devoir n’arrêtent ce transport.
Joyeux, ivre d’orgueil, chacun des siens l’admire ;
Quand on le voit monter aux flancs du bâtiment.
Sur ces visages durs reparaît le sourire ;

Ils résistent à peine au rude embrassement.
Lui, défaite et danger, à l’instant il l’oublie,
Rend le salut d’un chef à ceux qu’il sait guider.
D’Anselme avec vigueur presse la main amie,
Et sent qu’il peut encore et vaincre et commander.

XVI


Ces doux transports passés, la troupe alors regrette
De ramener Conrad sans qu’il ait combattu.
Elle a mis à la voile, et sa vengeance est prête ;
S’ils savaient de ses jours que le bienfait est dû
À la main d’une femme, elle serait leur reine.
Ils sont moins délicats que leur chef orgueilleux
Pour obtenir leurs fins. Neuve est pour eux la scène.
Chacun se parle bas et d’un œil curieux
Regarde en souriant cette belle inconnue.
Ce coup d’œil scrutateur, pour elle embarrassant,
Vient troubler, sous le poids d’une étrange revue,
Celle qui fit couler sans s’émouvoir le sang.
Se tournant vers Conrad, son regard le supplie ;
Elle baisse son voile en silence, et sa main
Se croise auprès de lui sur son cœur qui confie.
Après Conrad sauvé, tout le reste au destin.
Extrême dans le bien et dans le mal extrême.
Elle pouvait passer de l’un à l’autre excès,

Et soit qu’elle haïsse, ou soit que son cœur aime,
Elle est femme au sortir du plus noir des forfaits.

XVII


Conrad le voit, le sent. Il plaint une coupable.
Haine de l’action, pitié pour son malheur !
Nuls pleurs ne laveraient un forfait exécrable ;
Le ciel en punira dans son courroux l’auteur.
Mais le coup est porté, quel que soit un tel crime,
Le fer frappa pour lui, pour lui le sang coula ;
Il est libre par elle, et pour lui sa victime
Donna tout sur la terre, au ciel, même au delà.
Il regarde l’esclave aux yeux noirs, qui s’affaisse
Sous l’écrasant coup d’œil de son sourcil puissant ;
Humble et douce à présent jusques à la faiblesse.
Sur sa joue a couru chaque teinte en passant
D’une vive rougeur à la pâleur sans vie.
L’incarnat qui lui reste est de ce sang versé,
C’est la tache de sang d’un mort qui l’a rougie.
Conrad spontanément, d’une étreinte a pressé
Cette main qui tremblait, mais trop tard, dans la sienne
Cette main caressante et faite pour l’amour,
Si nerveuse à présent, si terrible en sa haine.
Il saisit cette main qui tremblait ; à son tour
Il sent faiblir la sienne et sa voix moins sonore :

— « Gulnare. » Elle se tait. « Chère Gulnare ! » Ici
Elle a levé les yeux, seule réponse encore
Qu’on puisse y lire, et puis tombe en ses bras. Ah ! si
Conrad avait ravi Gulnare à cet asile,
Son cœur eût été plus ou moins qu’un cœur humain
Coupable ou non, ce cœur reconnaissant, facile,
Ne peut se repousser. Peut-être dans ce sein,
De sa vertu mourait la dernière étincelle.
Mais Médora pouvait pardonner ce baiser,
Qui n’implore pas plus d’une forme si belle,
Que ce que la pitié ne saurait refuser.
Le premier, le dernier bonheur que la faiblesse
Déroba par mégarde à la fidélité ;
Sur la bouche où l’amour, dans sa plus douce ivresse,
Exhala son haleine avec sa suavité,
En laissant échapper du fond d’un cœur fidèle,
Successif, répété, maint odorant soupir,
Que le dieu se plaisait lui-même à rafraîchir,
Comme s’il l’éventait du contact de son aile.

XVIII


À cette heure douteuse entre le jour, la nuit,
Les forbans ont gagné leur île solitaire.
À la troupe nomade enfin son roc sourit ;
Le port fait bourdonner sa voix hospitalière ;

Les stations partout s’éclairent de signaux ;
Le golfe voit danser la barque sur les flots.
Le folâtre dauphin se joue en l’onde émue ;
L’oiseau criard des mers d’un son rauque salue
Un retour désiré. Dans chaque lampe a lui
À travers les barreaux la clarté qu’un ami
Attise en accueillant le marin, il le pense,
Le marin bienvenu qui n’est plus exilé.
Du foyer sainte joie, élan de l’espérance,
Le contemplant au sein de l’océan troublé,

XIX


Au fanal, au bosquet, hautes les lampes brillent,
De Médora Conrad cherche entre elles la tour,
C’est en vain. Chose étrange ! alors qu’elles scintillent,
La sienne est sombre. Prête à fêter son retour,
Peut-être elle n’est pas entièrement éteinte,
Mais seulement voilée ; et pour sortir de crainte
Par le premier canot il descend sur le bord,
Regarde impatient l’aviron qui le guide,
De l’aile du faucon il veut plus que l’essor
Pour le porter là haut, comme le trait rapide !
Les rameurs un moment prennent quelque repos.
Sans attendre, sans voir, lui se jette à la nage,
S’efforce, atteint la grève, ayant fendu les flots,

Et gravit le sentier qui domine la plage,
Il gagne la tourelle, il s’arrête ; aucun bruit
Ne résonne au dedans ; à l’entour, c’est la nuit.
Il frappe, il frappe fort ; rien ne se fait entendre,
Rien ne l’annonce au moins, ni réponse, ni pas.
Il frappe une autre fois ; il frappe, mais plus bas,
Sa main tremblante à peine aide à ce cœur si tendre,
Le portail s’ouvre, c’est un visage connu,
Non ce visage cher que son désir dévore.
Deux fois il veut parler et deux fois il s’est tu.
Deux fois sa question est prête et meurt encore.
Il saisit le flambeau de son avide main,
Sa clarté bienfaisante à tout doit satisfaire,
La main glissante laisse échapper la lumière.
La rallumer serait attendre le matin,
Un siècle entier d’attente, une longue agonie.
Dans le noir corridor vacille une lueur,
Vers la chambre il s’élance et sa vue est saisie
De ce que pressentait, sans y croire, son cœur.

XX


Droit et debout, l’œil fixe, immobile, en silence
Il contemple l’objet naguère palpitant.
Il contemple, ah ! regard bien long dans la souffrance
Vain (on n’ose avouer ce qu’on sait bien pourtant).

Dans la vie elle était si tranquille et si belle
Qu’avec ses traits plus doux la mort dessus glissa.
Ces roses, froides fleurs, qui s’effeuillent sur elle,
Sa main, froide à présent, tendrement les pressa,
Comme sans le savoir et dans la rêverie,
En dormant, ah ! pleurer semble une moquerie !
Ces beaux cils longs et noirs, d’où la neige ressort,
Voilaient ces yeux privés de ce feu qui rayonne,
Où la pensée éteinte est enfouie et dort,
La mort s’appesantit sur cet œil, noble trône.
Des divines clartés, qu’elle en vient effacer
Dans leur dernière éclipse, on a vu s’affaisser
Leur orbite d’azur. Un charme encor respire,
Sur sa bouche voltige, erre un dernier sourire,
Qui veut s’en éloigner seulement pour un temps.
Mais là le blanc linceul et la tresse flottante
Jusqu’aux bords du tombeau, longue encor, palpitante
Naguère aux jours d’été, léger jouet des vents
Échappant au bandeau qui l’enchaînait captive,
Tout et la pâle joue ont déjà réclamé
Le cercueil pour ce rien, pour une ombre plaintive.
Pourquoi reste-t-il près d’un être inanimé ?

XXI


Il ne demande rien. Il doit se satisfaire
De ce premier aspect d’un front, marbre glacé.

C’est assez, elle est morte. Et de quelle manière ?
N’importe. Du jeune âge avec elle est passé
L’amour ; d’un temps meilleur l’espérance future ;
De la crainte et la joie à l’amant délaissé,
L’objet, hélas ! ravi dans sa source si pure.
Du seul être vivant, qu’il ne pouvait haïr,
Séparé brusquement, son sort il le mérite,
Mais ne le sent pas moins en se voyant punir.
Le juste aspire au port, objet de sa poursuite,
À la paix, où du crime est impuissant l’essor.
L’orgueilleux, le méchant, bornant ici sa joie,
Trouve la terre assez pour la douleur encor,
Et perd en un seul coup son bien, unique proie.
Peut-être une ombre, un rien. Qui se voit arracher
D’un esprit résigné son bonheur, son délice ?
Plus d’un stoïque front d’un masque sait cacher
Des cœurs qui du malheur ont vidé le calice.
Que d’arides pensers d’un sourire trompeur,
Voilés, mais non perdus, simulent le bonheur !

XXII


Celui qui sent le plus a le moins d’éloquence
Pour exprimer du cœur la confuse souffrance,
Quand de mille desseins auxquels l’âme a recours
Nul ne lui garantit remède ni secours.

Nul langage ne peut peindre l’âme secrète,
La vérité suffit à la douleur muette.
Sur l’âme de Conrad comme un plomb le malheur
Tombant, l’appesantit d’une lourde stupeur.
La douceur de sa mère a glissé dans cette heure
En cet œil sec et dur, qui comme un enfant pleure.
Dans ce faible cerveau naguère tout d’airain
S’est ainsi décélé l’incurable chagrin.
Mais nul ne voit ces pleurs. La source en est tarie
Devant les étrangers. Honteux, il les essuie,
Il va partir le cœur brisé de désespoir.
Le soleil s’est levé ; pour Conrad, c’est le soir.
La nuit vient sans retour en ses voiles funèbres.
De l’esprit le nuage a bien plus de ténèbres
Dans l’œil de la douleur, qui ne peut, n’ose voir ;
Des aveugles le pire, il s’enfonce et s’affaisse
Sans endurer un guide, en l’ombre dense, épaisse
De la nuit infernale au gouffre le plus noir.

XXIII


Formé pour la douceur, mais séduit par le vice,
Il fut trahi trop tôt par un long artifice,
Chaque bon sentiment, en son cœur, dur métal,
S’était pétrifié. Dans la grotte, en cristal
La goutte d’eau durcit, ou la goutte moins claire

En se purifiant se filtre dans la terre.
La tempête a miné, la foudre fend le roc ;
Ainsi brisé ce cœur avait senti le choc.
Là croissait une fleur, sous la crête sauvage,
Que l’ombre jusqu’ici préserva de l’orage,
Mais un coup de tonnerre a détruit tous les deux,
Le solide granit et le lis gracieux.
La tendre fleur n’a plus de feuille qui lui reste
Pour dire au pèlerin son histoire funeste.
Elle s’est consumée en un poudreux débri.
De son froid protecteur, qui lui servait d’abri,
Les fragments à l’entour, sur ce maudit asile,
Noircis et dispersés, couvrent un roc stérile.

XXIV


C’est l’aurore. Bien peu vers cette heure du jour
Osent troubler leur maître. Anselme dans la tour
L’y cherche : il n’est pas là, non plus que sur la plage
De l’île avant la nuit l’on parcourt le rivage,
Un, deux, trois jours passés, sans arrêt, sans repos
L’on appelle et l’on crie à lasser les échos.
Au mont, grotte, antre, val, toute recherche est vaine,
D’un bateau sur la rive on retrouve la chaîne,
Une chaîne brisée, et, l’espoir renaissant,
L’on cherche, l’on explore, on fouille l’océan.

Tout est silencieux, les jours sur les jours roulent ;
Les lunes succédant sur les lunes s’écoulent.
Et Conrad ne vient pas, absent depuis ce jour ;
Ni trace, ni signal n’a marqué son séjour,
Et sa troupe a pleuré ce chef que nul ne pleure.
Nulle nouvelle ou bruit n’ont éclairci son sort,
Si son malheur survit, s’il finit par la mort.
On donne à son amante une riche demeure,
Une dernière, hélas ! Pour lui nul monument !
Nulle pierre ne dit où gît le triste amant.
Si douteuse est sa fin, certaine est son histoire,
Il laissa dans ces lieux une vaste mémoire.
Le Corsaire a légué son nom à d’autres temps,
Et, pour une vertu, cent crimes éclatants.