Le Corsaire rouge/Chapitre X

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 8p. 132-147).

CHAPITRE X.


« Avertissez-le de ne pas employer d’expressions gaillardes. »
ShakspeareContes d’hiver.


En approchant de la taverne qui avait pour enseigne l’Ancre Dérapée, Wilder vit tous les symptômes de quelque forte agitation dans le sein de la ville jusque alors si tranquille. Plus de la moitié des femmes, et environ le quart de tous les hommes qui en demeuraient à une distance raisonnable, étaient rassemblés devant la porte, écoutant un orateur du sexe féminin, qui déclamait d’un ton si aigre et si perçant, que les auditeurs curieux et attentifs qui formaient la partie du cercle la plus éloignée ne pouvaient avoir aucun motif raisonnable pour l’accuser de partialité. Notre aventurier hésita, par suite du sentiment intime qu’éprouvait un homme qui n’était que nouvellement embarqué dans des entreprises du genre de celle pour laquelle il venait si récemment de s’enrôler, lorsqu’il vit ces signes apparens de commotion, et il ne se détermina à avancer que lorsqu’il vit son vieux confédéré faire usage des coudes pour s’ouvrir un chemin à travers cette masse de corps avec une persévérance et une énergie qui promettaient de le placer bientôt en présence de celle qui faisait retentir l’air du bruit de ses plaintes. Encouragé par cet exemple, le jeune homme le suivit, mais il se contenta, pour le moment, de prendre position dans un endroit où il pouvait avoir le libre exercice de ses bras et de ses jambes, et par conséquent la possibilité de battre promptement en retraite, si cette mesure lui paraissait convenable.

— J’en appelle à vous, Earthly Potter[1] ; à vous, Preserved Green[2], et à vous, Faithful Wanton[3], s’écriait Désirée lorsque Wilder arriva à portée de l’entendre ; et elle s’interrompit un instant pour mordre dans un morceau de pain, avant de continuer son appel touchant à tout le voisinage ; j’en appelle à vous aussi, Upright Crook[4] ; à vous, Relent Flint[5], et à vous, Wealthy Poor[6], vous pouvez tous rendre témoignage en ma faveur. Vous tous et un chacun de vous, vous pouvez attester, si besoin était, que j’ai toujours été la tendre et laborieuse épouse de cet homme qui m’a abandonnée, à mon âge, me laissant sur les bras un si grand nombre de ses propres enfans à nourrir et à élever. En outre…

— Mais quelle preuve y a-t-il, s’écria l’hôte de l’Ancre Dérapée, l’interrompant fort mal à propos, que le brave homme vous ait abandonnée ? C’était hier jour de fête, et il est dans la raison de croire que votre mari était, comme quelques autres que je pourrais nommer, chose que je ne suis pas assez peu sage pour faire, que votre mari, dis-je, était un peu ce que j’appellerai dans les vignes, et qu’il a dormi ce matin un peu plus que de coutume. Je réponds qu’avant peu nous verrons l’honnête tailleur sortir de quelque grange, aussi frais et aussi prêt à manier les ciseaux que s’il ne s’était mouillé le gosier qu’avec de l’eau claire depuis les dernières réjouissances.

Un rire assez général, sans être bruyant, suivit ce trait d’esprit de taverne, mais il ne put appeler le plus léger sourire sur le visage troublé de Désirée, dont les traits décolorés semblaient abandonnés par tous les muscles destinés à leur donner une expression riante.

— Pas du tout ! pas du tout ! s’écria l’épouse inconsolable du brave homme. Il n’a pas le cœur de se donner du courage en buvant loyalement dans une occasion comme celle d’hier. Une réjouissance en l’honneur de la gloire de sa majesté ! C’était un homme qui ne songeait qu’au travail, et c’est surtout parce qu’il était dur au travail que j’ai sujet de me plaindre. Après avoir été si long-temps accoutumée à compter sur le produit de son ouvrage, n’est-ce pas une croix bien lourde pour une pauvre femme de se voir réduite tout d’un coup à ne pouvoir plus compter que sur elle-même ! Mais je m’en vengerai, s’il existe des lois dans Rhode-Island ou dans les Plantations de la Providence. Qu’il ose tenir sa triste figure loin de mes yeux pendant le temps prescrit par la loi, et quand il reviendra, il se verra, comme plus d’un vagabond s’est vu avant lui, sans femme pour le recevoir, et sans toit pour couvrir son indigne tête[7]. Apercevant alors le visage du vieux marin, qui s’était fait jour jusqu’à elle et qui se trouvait en ce moment à son côté, elle interrompit le fil de son discours pour s’écrier : — Voilà un étranger, un homme qui ne fait que d’arriver dans cette ville ; dites-moi, l’ami, avez-vous rencontré en chemin un vagabond fugitif ?

— J’avais assez de besogne à gouverner ma vieille carcasse sur terre ferme, répondit le vieillard avec beaucoup de sang-froid, sans m’amuser inscrire sur mon livre de loch le nom et le port de toutes les barques que j’ai rencontrées. Cependant, maintenant que vous m’en parlez, je me souviens de m’être trouvé à portée de pouvoir héler un pauvre diable, à peu près au commencement du quart du matin, à quelque distance d’ici, dans les buissons qu’on trouve entre cette ville et le bac qui conduit hors de l’île.

— Quelle espèce d’homme était-ce ? demandèrent en même temps cinq à six voix empressées, parmi lesquelles celle de Désirée maintenait sa suprématie, s’élevant au-dessus de toutes les autres, à peu près comme les sons produits par un musicien du premier talent s’élèvent d’une croche au-dessus des accens plus modestes du reste de ses confrères.

— Quelle espèce d’homme ! Ma foi ! c’était un drôle ayant les bras charpentés d’un bord à l’autre, et les jambes fendues comme celles de tous les autres chrétiens, à coup sûr. Mais maintenant que vous m’en parlez, je me souviens qu’il avait un bout de jambe de chien[8] à une de ses jambes, et qu’il avait beaucoup de roulis sur l’avant.

— C’était lui, s’écria le même chœur de voix. Et au même instant cinq ou six auditeurs sortirent adroitement de la foule, dans l’intention louable de courir après le délinquant, pour s’assurer le paiement de certaines balances de compte, par le résultat desquelles il se trouvait que le brave homme était leur redevable. Si nous avions le loisir de détailler la manière dont furent conduits ces efforts dignes d’éloges pour sauver un argent bien gagné, le lecteur pourrait trouver quelque amusement dans la diligence secrète que firent, chacun de leur côté, ces dignes trafiquans, pour gagner de vitesse sur leurs autres voisins. Quant à Désirée, comme elle n’avait ni espoir de faveur à obtenir de son mari déserteur, ni demande légale à lui faire, elle se contenta de continuer, sans changer de place, telles enquêtes sur le fugitif qu’il lui plut de faire. Il est possible que les plaisirs de la liberté, sous la forme du divorce, flottassent déjà devant les yeux de son esprit actif, avec la perspective consolante d’un second mariage, appuyée par l’influence d’un autre tableau que pouvait tracer son imagination d’après les souvenirs de son premier amour, et que tous ces motifs eussent une tendance manifeste à pacifier son esprit courroucé et à rendre plus directes et plus énergiques ses questions subséquentes.

— Avait-il l’air d’un filou ? demanda-t-elle sans faire attention à la manière dont elle venait d’être subitement abandonnée par tous ceux qui avaient paru prendre le plus d’intérêt à son sort ; était-ce un homme qui avait l’air d’un vagabond, d’un fugitif ?

— Je ne puis rendre compte précisément de ce qu’il portait sur la tête, répondit le vieux marin ; mais il avait l’air d’un homme qui a passé une bonne partie de son temps dans les dalots. S’il fallait donner mon opinion, je dirais que le pauvre diable a eu trop…

— Trop de temps dont il ne savait que faire, vous voulez dire, s’écria Désirée. Oui, oui, ç’a été son malheur de n’avoir pas assez d’ouvrage depuis quelque temps, et c’est ce qui lui a fait entrer de mauvaises pensées dans la tête, faute d’avoir à songer à quelque chose de mieux. Oui, vous avez raison, il a eu trop…

— Trop de sa femme, s’écria le vieillard avec emphase. Un rire général aux dépens de Désirée, beaucoup moins équivoque que le premier, suivit ce nouveau sarcasme. Mais, sans se laisser déconcerter par l’approbation universelle donnée à l’opinion du marin caustique, la virago répliqua :

— Ah ! vous ne savez guère combien j’ai eu à souffrir et à patienter avec lui pendant tant d’années. Et le vaurien que vous avez rencontré avait-il l’air d’un homme qui a abandonné une malheureuse femme ?

— Je ne puis dire que j’aie remarqué en lui rien qui dît en tant de mots si la femme qu’il avait laissée à son mouillage était plus ou moins malheureuse, répondit le marin avec beaucoup de discernement ; mais j’en ai vu assez pour prouver qu’en quelque lieu qu’il eût arrimé sa femme, si tant est qu’elle fût sa femme, il n’avait pas jugé à propos de lui laisser son équipement au complet ; car il avait autour du cou des affiquets de femme, qui lui plaisaient sans doute plus que si c’eussent été ses bras.

— Quoi ! s’écria Désirée avec un air de consternation, a-t-il osé me voler ? Que m’a-t-il emporté ? Ce n’est pas mon collier à grains d’or, j’espère ?

— Je n’oserais jurer que ce n’étaient pas des grains d’or faux.

— Le misérable ! s’écria la virago en fureur, reprenant haleine comme une personne qui a été sous l’eau plus long-temps qu’il n’est agréable à la nature humaine, et en se frayant un chemin à travers la foule avec une telle vigueur, qu’elle fut bientôt en état de courir avec rapidité pour aller visiter ses trésors cachés et juger de l’étendue de ses pertes. — Le scélérat ! le sacrilège ! voler la femme de son sein ! la mère de ses propres enfans, et…

— Eh bien ! en bien ! dit l’hôte l’interrompant une seconde fois aussi mal à propos ; je n’avais jamais entendu dire qu’on soupçonnât le brave homme d’être capable de voler, quoique tout le voisinage l’appelât poule mouillée.

Le vieux marin regarda l’hôte en face en ricanant d’un air expressif.

— Si le brave tailleur n’a jamais volé que cette criailleuse, dit-il, son compte ne sera jamais chargé de beaucoup de péchés de vol ; car les grains d’or qu’il avait sur lui n’auraient pas payé son passage sur le bac. Tout l’or qu’il avait autour du cou aurait tenu dans mon œil, et je n’en aurais pas vu moins clair pour cela ; mais c’est une honte qu’une pareille folle bouche l’entrée d’une honnête taverne, comme si c’était un port qui fût sous un embargo, et c’est pourquoi j’ai envoyé cette femme en croisière avec ses grains d’or, et tous ces fainéans naviguent dans ses eaux, comme vous le voyez.

Joé Joram regarda l’orateur en homme qui éprouve l’influence de quelque charme mystérieux, et il fut près d’une minute sans lui répondre et sans que ses yeux changeassent de direction. Enfin, partant d’un grand éclat de rire, comme s’il eût été ravi de l’astuce du marin, qui certainement avait produit l’effet d’écarter la foule rassemblée devant la porte et qui courait alors vers la maison du tailleur, il lui tendit la main en signe de bon accueil et s’écria :

— Soyez le bien-venu, Bob Goudron ! soyez le bien-venu ! De quel nuage êtes-vous tombé, mon vieux ? Quel vent vous a amené dans ce port ? Par quel hasard êtes-vous encore une fois à Newport ?

— C’est trop de questions pour y répondre dans une rade découverte, l’ami Joram, et c’est un sujet trop sec pour une conversation en plein vent. Quand je serai établi dans une de vos cabines, ayant un pot de flip[9] et une tranche de bon bœuf de Rhode-Island à portée du grappin, vous pourrez me faire autant de questions que vous le voudrez, et je vous ferai autant de réponses qu’il conviendra à mon appétit, comme vous le savez.

— Et qui paiera les violons, honnête Bob ? Quel est le munitionnaire qui acquittera votre écot ? demanda l’aubergiste tout en faisant entrer le vieux marin avec un empressement qui semblait démentir le doute qu’il venait d’exprimer d’être convenablement récompensé de sa civilité extraordinaire.

— Qui ? répliqua le vieux marin en lui montrant la guinée qu’il venait de recevoir de Wilder, de manière à la laisser entrevoir par le peu d’individus qui restaient encore près de la porte, comme s’il eût voulu leur fournir le moyen de s’expliquer à eux-mêmes l’accueil distingué qu’il recevait. — Qui ! — Voyez-vous ce gentilhomme ? Je puis me vanter d’avoir pour répondant la figure de sa très sacrée majesté le roi lui-même, que Dieu le bénisse !

— Que Dieu le bénisse ! répétèrent plusieurs voix de ses sujets loyaux ; et cela dans une ville où l’on entendit ensuite des cris bien différens, et où les mêmes mots exciteraient aujourd’hui autant de surprise, quoique beaucoup moins d’alarme, qu’un tremblement de terre.

— Que Dieu le bénisse ! répéta aussi Joram en ouvrant la porte d’une chambre particulière, et en montrant le chemin à sa pratique ; — et qu’il bénisse aussi tous ceux qui ont le bonheur d’avoir son image ! Entrez, vieux Bob, et vous jetterez bientôt le grappin sur la moitié d’un bœuf.

Wilder, qui s’était approché de la porte de la taverne lorsque la foule s’en était éloignée, les vit s’avancer tous deux dans l’intérieur de la maison, et entra lui-même sur-le-champ dans la salle destinée au public. Tandis qu’il délibérait sur la manière dont il s’y prendrait pour avoir une conférence avec son nouveau confédéré, sans attirer trop d’attention sur une réunion si bizarre, l’hôte vint lui-même le tirer d’embarras. Après avoir jeté un coup d’œil à la hâte autour de l’appartement, ses regards se fixèrent sur notre aventurier, et il s’approcha de lui d’un air moitié incertain, moitié décidé.

— Quel succès avez-vous eu, monsieur, en cherchant un bâtiment ? lui demanda-t-il, reconnaissant pour la première fois l’étranger avec lequel il avait conversé le matin. Il y a maintenant plus de bras que d’occupation pour les employer.

— Cela n’est pas sûr, répondit Wilder. En me promenant sur la colline, j’ai rencontré un vieux marin qui..

— Hem ! dit l’hôte en l’interrompant et en lui faisant signe de le suivre d’une manière fort intelligible, quoiqu’à la dérobée. — Vous trouverez plus commode, monsieur, de déjeuner dans une autre chambre. — Wilder suivit son conducteur, qui sortit de l’appartement ouvert au public par une porte différente de celle par laquelle il avait conduit le vieux marin dans l’intérieur de sa maison, et il ne fut pas peu surpris de l’air de mystère que l’aubergiste jugeait à propos de prendre en cette occasion. Après avoir traversé un passage tournant, celui-ci fit monter Wilder, avec un profond silence, par un escalier dérobé qui aboutissait à l’étage le plus élevé du bâtiment. Là il frappa doucement à une porte. — Entrez, dit une voix forte et sévère qui fit tressaillir notre aventurier. Cependant, en entrant dans une petite chambre fort basse, il n’y vit personne, si ce n’est le marin que l’aubergiste venait d’accueillir en ancienne connaissance, et à qui il avait donné un nom auquel son costume lui donnait certainement des droits celui de Bob Goudron. Tandis que Wilder regardait autour de lui, un peu surpris de la situation dans laquelle il se trouvait, l’aubergiste se retira, et il resta seul avec son confédéré. Celui-ci était occupé à faire honneur à une pièce de bœuf placée devant lui, et qu’il arrosait d’une liqueur qui paraissait être à son goût, quoiqu’on n’eût certainement pas eu le temps de lui préparer le breuvage qu’il avait jugé à propos d’ordonner. Sans donner à Wilder le temps de faire plus de réflexions, le vieux marin lui fit signe de prendre la seule chaise qui restât vacante dans la chambre, et il continua à attaquer l’aloyau avec autant d’empressement que s’il n’eût pas été interrompu.

— L’honnête Joé Joram se fait toujours un ami de son boucher, dit-il après avoir bu, sans reprendre haleine, une gorgée qui menaçait de vider le pot ; — son bœuf a une telle saveur qu’on pourrait le prendre pour une queue de morue. Vous avez voyagé en pays étranger, camarade ? — car je puis vous nommer ainsi, puisque nous voilà assis près du même corbillon. — Vous avez sûrement vu les pays étrangers ?

— Très souvent, sans cela je serais un pauvre marin.

— En ce cas, dites-moi si vous connaissez un royaume qui puisse fournir des rations en poisson, en viande de boucherie, en volailles, en fruits, comme cette noble terre d’Amérique, dans laquelle nous sommes maintenant amarrés, et où je suppose que nous sommes nés tous deux ?

— Ce serait porter un peu trop loin l’amour de la patrie, répondit Wilder désirant détourner la conversation de son objet réel, jusqu’à ce qu’il eût eu le temps d’arranger ses idées et de s’assurer qu’il n’avait aucun autre auditeur que son compagnon visible. — Il est généralement reconnu que l’Angleterre l’emporte sur nous pour tous ces objets.

— Par qui cela est-il reconnu ? par nos bavards qui ne savent rien. Mais moi, moi qui ai vu les quatre parties de la terre, et une assez bonne partie de l’eau en outre, je dis à ces fanfarons qu’il s’en ont menti. Nous sommes des colonies, camarade, nous sommes des colonies, et il est aussi hardi à une colonie de prétendre avoir l’avantage en ceci ou en cela sur sa mère-patrie, et de le lui dire, qu’il le serait à un mousse de dire à son officier qu’il a tort, quoique ce fût la vérité, et qu’il le sût. Je ne suis qu’un pauvre homme, monsieur… — Quel nom dois-je donner à votre honneur ?

— À moi ? — mon nom ! — Harris.

— Eh bien ! monsieur Harris, je ne suis qu’un pauvre homme ; mais j’ai eu le commandement d’un quart, de mon temps, tout vieux et tout rouillé que je parais, et je n’ai point passé tant de longues nuits sur le pont sans tenir mes pensées en besogne, quoique je ne sois pas chargé d’une aussi forte cargaison de philosophie qu’un prêtre de paroisse ou un homme de loi, qui sont payés pour cela. Ainsi, permettez-moi de vous dire que c’est une chose décourageante que de n’être rien que l’habitant d’une colonie. Cela rabat la fierté et le courage d’un homme, et cela aide à le rendre ce que ses maîtres voudraient qu’il fût. Je ne dirai rien des fruits, de la viande et des autres comestibles qui viennent du pays dont vous et moi nous avons tant entendu parler, et que nous ne connaissons que trop bien, si ce n’est pour vous montrer le soleil que voilà, et je vous demanderai ensuite si vous croyez que le roi George ait le pouvoir de le faire briller sur la bicoque de l’île où il demeure, comme il brille ici dans ses grandes provinces d’Amérique ?

— Certainement non ; et cependant vous savez que chacun convient que les productions de l’Angleterre sont tellement supérieures à…

— Sans doute, sans doute : une colonie fait toujours voile sous le vent de sa mère-patrie. Mais tout cela, l’ami Harris, ce n’est que bavardage. Un homme peut bavarder au point de se donner la fièvre, ou de mettre aux prises l’équipage d’un navire. Il peut, en bavardant, faire une pêche d’une cerise, et une baleine d’une limande. Or, voici toute cette longue côte d’Amérique, avec ses fleuves, ses rivières et ses lacs, qui contiennent autant de trésors qu’on en puisse désirer pour s’engraisser, et pourtant les serviteurs de sa majesté qui viennent parmi nous parlent de leurs turbots, de leurs soles et de leurs carpes, comme si le Seigneur n’avait fait que ces poissons, et que le diable eût laissé glisser les autres à travers ses doigts sans en demander la permission.

Wilder se retourna et resta les yeux fixés avec surprise sur le vieillard, qui cependant continuait à manger, comme s’il n’eût rien dit que de tout simple.

— Vous êtes plus attaché à votre patrie que loyal, l’ami, dit le jeune marin d’un ton un peu sévère.

— Je ne suis pas loyal[10], quant aux poissons, du moins ; mais j’espère qu’on peut parler sans offenser personne, de ce que le Seigneur a fait. Quant au gouvernement, c’est un cordage tordu par la main de l’homme, et…

— Et quoi ? demanda Wilder voyant qu’il hésitait.

— Hem ! ma foi, je crois que l’homme défera son propre ouvrage quand il ne pourra trouver à mieux s’occuper. Je me flatte qu’il n’y a pas plus de mal à dire cela ?

— Au contraire, et c’est pour cela que j’appellerai votre attention sur l’affaire qui nous a réunis ici. Vous n’avez pas sitôt oublié les arrhes que vous avez reçues ?

Le vieux marin repoussa l’aloyau, et, croisant ses bras, il regarda fixement son compagnon.

— Quand mon nom est une fois inscrit sur le rôle d’un équipage, dit-il d’un air calme, je suis un homme sur qui l’on peut compter. J’espère que vous faites voile sous le même pavillon, l’ami Harris ?

— Ce serait une infamie que d’agir autrement. Mais, avant de vous faire part de mes projets et de mes désirs, vous m’excuserez si je prends une petite précaution. Il faut que je visite ce cabinet pour être sûr que nous sommes seuls.

— Vous n’y trouverez guère que les affiquets appartenant au genre féminin de l’honnête Joé. Comme la porte n’en est pas fermée avec un soin bien extraordinaire, vous pouvez y regarder aisément, puisque voir est croire.

Wilder ne semblait pas disposé à attendre cette permission, car il ouvrit la porte pendant que son compagnon parlait encore ; et n’y trouvant effectivement que des objets à usage de femme, il s’en détourna avec une sorte de surprise.

— Étiez-vous seul quand je suis entré ? demanda-t-il après un instant de réflexion.

— L’honnête Joram et vous.

— Personne d’autre ?

— Personne que j’aie vu, répondit le vieux marin d’un air qui annonçait une légère inquiétude. Si vous pensez différemment, visitons bien la chambre. Si mon bras tombe sur quelque écouteur aux portes, il ne le trouvera pas léger.

— Un instant ! — Répondez à cette question : — Qui a prononcé le mot — entrez ?

Bob Goudron, qui s’était levé en montrant beaucoup d’empressement, réfléchit un instant à son tour, et ses réflexions se terminèrent par un éclat de rire peu bruyant.

— Ha ! ha ! ha ! je vois ce que vous voulez dire. On ne peut avoir la même voix, quand on a la bouche pleine, que lorsque la langue est au large comme un navire qui est sorti du port depuis vingt-quatre heures.

— C’est donc vous qui avez parlé ?

— J’en ferai serment, répondit Bob en se rasseyant en homme qui venait d’arranger une affaire à son entière satisfaction ; et à présent, l’ami Harris, si vous voulez déboutonner vos idées, je suis prêt a vous écouter.

Wilder ne semblait pas également satisfait de cette explication ; cependant il se rassit et se prépara à en venir au fait.

— Après ce que vous avez vu et entendu, l’ami, je n’ai pas besoin de vous dire que je ne désire pas très vivement que la jeune dame à qui nous avons parlé tous deux ce matin, et sa compagne, s’embarquent à bord de la Royale Caroline. Je suppose qu’il suffit, pour nos projets, que vous soyez informé du fait ; les motifs qui me font souhaiter qu’elles restent où elles se trouvent ne pourraient vous être d’aucune utilité pour ce que vous avez à faire.

— Vous n’avez pas besoin de dire à un vieux marin comment il doit pêcher dans l’eau qui court, s’écria Bob en riant d’un air goguenard et en faisant un signe d’intelligence à son compagnon, qui ne paraissait nullement charmé de cette familiarité ; je n’ai pas vécu cinquante ans sur la mer pour la confondre avec le firmament. Vous vous imaginez donc que mes motifs ne sont pas un secret pour vous ?

— Il ne faut pas une lunette à longue-vue pour voir que tandis que les vieilles gens disent : — Partez ! les jeunes gens préféreraient rester où ils sont

— Vous vous trompez, et vous êtes fort injuste envers les jeunes gens, car j’ai vu hier, pour la première fois, la personne dont vous voulez parler.

— En ce cas, je vois ce que c’est. Les armateurs de la Caroline n’ont pas été civils comme ils auraient dû l’être, et vous vous acquittez envers eux d’une petite dette de reconnaissance.

— Ce serait peut-être une voie de représailles qui serait de votre goût, dit gravement Wilder ; mais elle n’est pas très d’accord avec le mien. Au surplus, je ne connais aucun de ces armateurs.

— Oh ! oh ! je suppose donc que vous appartenez au navire qui est dans le port extérieur ; et, sans haïr vos ennemis, vous aimez vos amis. Il faut que nous persuadions aux deux dames de prendre leur passage à bord du négrier.

— À Dieu ne plaise !

— À Dieu ne plaise ? Savez-vous bien, l’ami Harris, que je crois que vous tenez les étais de votre conscience un peu trop serrés ? Quoique je ne puisse être d’accord avec vous en tout ce que vous avez dit relativement la Royale Caroline, tout me porte à croire que nous serons de même opinion à l’égard de l’autre navire. Je l’appelle un vaisseau solidement construit, bien proportionné, et sur lequel un roi pourrait faire voile avec toutes ses aises.

— Je ne le nie point, et cependant je ne l’aime pas.

— Eh bien, j’en suis charmé ; et puisque nous en sommes sur ce sujet, maître Harris, j’ai un mot ou deux à vous dire concernant ce bâtiment. Je suis un vieux chien de mer, un homme à qui l’on n’en fait point accroire aisément en matière de commerce. Ne trouvez-vous pas quelque chose qui n’annonce pas un honnête vaisseau marchand dans la manière dont il a jeté l’ancre au-delà du fort : et dans l’air d’indolence qui y règne, tandis que chacun peut voir qu’il n’a pas été construit pour aller pêcher des huîtres ou pour transporter du bétail dans les îles ?

— Je crois que c’est, comme vous le dites, un bâtiment solide et bien construit ; mais en quoi vous donne-t-il des soupçons ? — Vous le regardez peut-être comme un navire contrebandier ?

— Je ne sais pas trop si un semblable vaisseau serait précisément ce qu’il faut pour faire la contrebande, quoique votre contrebande soit un joyeux commerce, après tout. Il a une assez jolie batterie, autant qu’on peut en juger à la distance où il se trouve.

— J’ose dire que ses armateurs n’en sont pas encore las, et qu’ils ne seraient pas fâchés de l’empêcher de tomber entre les mains des Français.

— Fort bien, fort bien, je puis me tromper, mais toutes choses ne sont pas comme elles devraient être à bord de ce négrier, quand même tous ses papiers seraient en bonne forme, et que ses lettres de marque seraient bien en règle. Qu’en pensez-vous, honnête Joé ?

Wilder se retourna avec impatience et vit que l’aubergiste était entré dans la chambre d’un pas si léger, qu’il ne s’en était pas aperçu, son attention étant dirigée vers son compagnon avec une intensité que le lecteur comprendra facilement. L’air de surprise avec lequel Joram regarda le vieux marin n’avait certainement rien d’affecté, car la question lui fut répétée, et en termes encore plus explicites, avant qu’il jugeât à propos d’y répondre.

— Je vous demande, honnête Joé, si vous croyez que le négrier qui est dans le havre extérieur de ce port fait un commerce légal ?

— Vous venez si à l’improviste à la traverse des gens, Bob, avec votre brusquerie ordinaire, pour leur faire des questions si étranges et avancer des opinions si surprenantes, répondit l’aubergiste en jetant des regards obliques autour de lui, comme s’il eût voulu être bien sûr du caractère de tous les auditeurs devant lesquels il parlait, que je suis réellement quelquefois embarrassé pour savoir comment rassembler mes idées pour pouvoir vous répondre sans me compromettre.

— Il est en vérité assez drôle de voir l’hôte de l’Ancre Dérapée devenir muet, répliqua le vieillard avec un calme parfait dans ses yeux et dans tous ses traits. Je vous demande si vous ne soupçonnez pas que tout ne marche pas droit à bord de ce négrier ?

— Ne marche pas droit ! juste ciel ! maître Bob, songez à ce que vous dites. Je ne voudrais pas, pour la pratique du lord grand-amiral de sa majesté, qu’on prononçât dans ma maison aucune parole scandaleuse contre la réputation d’honnêtes et vertueux marchands d’esclaves. Que le Ciel me préserve de noircir l’honneur d’aucun honnête sujet du roi !

— Ne voyez-vous rien qui aille de travers à bord du navire qui est dans le port extérieur, digne et scrupuleux Joram ? répéta maître Bob sans remuer son œil, un membre ou un muscle.

— Eh bien ! puisque vous me pressez tellement de vous donner mon opinion, et que vous êtes une pratique qui paie bien ce qu’elle ordonne, je vous dirai que s’il y a quelque chose de déraisonnable et même d’illégal dans la conduite de…

— Vous serrez tellement le vent, l’ami Joram, que vous faites tout remuer à bord, dit le vieillard avec sang-froid. Tâchez de me faire une réponse positive. Avez-vous vu à bord de ce négrier quelque chose qui ne soit pas comme elle devrait être ?

— Eh bien donc, rien, sur ma conscience, répondit l’aubergiste en soufflant avec la même force qu’une baleine qui paraît sur la surface de la mer pour respirer ; aussi vrai que je suis un indigne pécheur, écoutant les prédications du bon et fidèle docteur Dogma ; rien, rien.

— Rien ! En ce cas vous avez la vue plus mauvaise que je ne le croyais. Mais ne soupçonnez-vous rien ?

— Le Ciel me préserve des soupçons ! Le démon assiége notre esprit de doutes, mais il faut être faible et mal disposé pour y céder. Les officiers et les gens de l’équipage de ce navire boivent comme il faut, sont généreux comme des princes, n’oublient jamais de payer leur écot avant de sortir de la maison, et par conséquent je dis que ce sont des gens honnêtes.

— Et moi je dis que sont des pirates.

— Des pirates ! répéta Joram les yeux attachés avec une méfiance marquée sur la physionomie de Wilder, qui était tout attention. Pirate est un mot bien dur, maître Bob, et l’on ne doit jamais se permettre une telle imputation contre qui que ce soit, sans avoir de bonnes preuves à alléguer pour se justifier en cas de procès en diffamation, et si une telle affaire était portée devant douze hommes consciencieux et assermentés. Mais je suppose que vous savez ce que vous dites, et devant qui vous parlez.

— Je le sais ; et maintenant, puisque votre opinion en cette affaire n’est absolument rien, vous voudrez bien…

— Faire tout ce que vous m’ordonnerez, s’écria Joram évidemment charmé de changer de sujet de conversation.

— Aller voir en bas si vos pratiques n’ont pas le gosier sec, continua le vieux marin en lui faisant signe en même temps de se retirer parle même chemin qu’il était arrivé, avec l’air d’un homme qui se sentait certain d’être obéi. Dès que l’hôte fut parti et que la porte fut fermée, il se tourna vers son compagnon et lui dit : — Vous semblez aussi consterné de ce que vous venez d’entendre, que l’incrédule Joé lui-même.

— Vos soupçons sont graves, vieillard, et vous ferez bien d’avoir de quoi les appuyer avant de vous hasarder à les énoncer une seconde fois. De quel pirate a-t-on entendu parler récemment sur cette côte ?

— Il y a le Corsaire Rouge, qui est assez connu, répondit le vieux marin en baissant la voix, et en jetant un coup d’œil furtif autour de lui, comme s’il eût pensé qu’il fallait des précautions extraordinaires même pour prononcer ce nom redoutable. Mais on dit qu’il se tient principalement dans la mer des Caraïbes.

— Il est homme à être partout, partout. Le roi paierait une bonne somme d’argent à celui qui livrerait ce coquin entre les mains de la justice.

— C’est ce qui est plus facile à projeter qu’à exécuter, dit Wilder d’un air pensif.

— Cela est possible ; je ne suis qu’une vieille carcasse, plus propre à indiquer le chemin qu’à marcher en avant, mais vous êtes un vaisseau sortant du chantier, tous vos agrès sont neufs, et il n’y a pas une seule planche déjetée dans votre bordage. Que ne faites-vous votre fortune en vendant ces coquins au roi ? Ce n’est que donner au diable un peu plus tôt ou un peu plus tard ce qui lui est dû.

Wilder tressaillit et se détourna de son compagnon en homme à qui ce qu’il venait d’entendre ne plaisait nullement. Cependant il sentit la nécessité de lui répondre.

— Et quelles raisons avez-vous, lui demanda-t-il, pour croire que vos soupçons soient fondés ? Et dans le cas où ils le seraient, quels moyens auriez-vous pour mettre un tel projet à exécution, en l’absence des croiseurs du roi ?

— Je ne ferais pas serment qu’ils soient fondés ; mais si nous suivons une fausse route, nous en serons quittes pour virer de bord quand nous reconnaîtrons notre méprise. Quant aux moyens, j’avoue qu’il est plus facile d’en parler que d’en trouver.

— Allez, allez, tout cela n’est que bavardage, une vision de votre vieux cerveau, dit Wilder froidement ; et moins on en dira, mieux vaudra. Pendant tout ce temps nous oublions notre unique affaire ; je suis à demi tenté de croire que vous cherchez ainsi à m’égarer en allumant un faux fanal, pour vous dispenser du service dont vous êtes déjà à demi payé.

Il y avait un air de satisfaction sur la physionomie du vieux marin pendant que Wilder parlait ainsi, et le jeune homme en aurait été frappé, s’il ne s’était levé en parlant pour se promener dans la petite chambre à grands pas et d’un air pensif.

— Eh bien ! en bien ! reprit le vieillard, cherchant à déguiser son contentement manifesté sous un air habituel d’égoïsme et de malice, je suis un vieux songeur, et j’ai souvent rêvé que je nageais dans la mer, tandis que j’étais amarré en sûreté sur la terre sèche. Je crois qu’il doit bientôt y avoir un compte à faire avec le diable, pour que chacun prenne sa part de ma pauvre carcasse, et que je reste capitaine de mon propre vaisseau. Maintenant, voyons les ordres de votre honneur.

Wilder revint s’asseoir, et se disposa à donner à son confédéré les instructions nécessaires pour qu’il pût démentir tout ce qu’il avait dit précédemment en faveur du navire prêt à mettre à la voile.



  1. Potier de terre. — Éd.
  2. Herbes conservées. — Éd.
  3. Fidèle débauché. — Éd.
  4. Croc droit. — Éd.
  5. Caillou compatissant. — Éd.
  6. Le lecteur pourra penser que cette étrange collection de noms est exagérée, cependant ils sont tous tirés de l’histoire de Rhode-Island. — Éd.
  7. Il semblerait, d’après cette déclaration, que certains antiquaires en jurisprudence qui ont prétendu que la société est redevable à Désirée de la manière peu cérémonieuse dont on sait que, même encore aujourd’hui, le nœud nuptial se desserre dans la communauté dont elle était membre, sont entièrement dans l’erreur. Il est évident que ce n’est pas son exemple qui a fait naître cet usage, puisqu’elle y fait clairement allusion comme à une mesure à laquelle avait déjà eu recours l’innocence délaissée de son propre sexe. — Note de l’Auteur.
  8. Terme de marine : nœud qu’on fait à l’itague d’un palan. — Éd.
  9. Bière mêlée avec du sucre et quelque liqueur spiritueuse. — Éd.
  10. Loyal dans le sens de fidèle au roi et au pays. — Éd.